Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 3 - Témoignages du 5 février 2008
OTTAWA, le mardi 5 février 2008
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 17 h 36 pour étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères en général.
Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, je vois qu'il y a quorum. La séance est ouverte. D'abord, je veux vous remercier tous d'être venus. Bienvenue à une réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
Le comité se penche actuellement sur l'influence économique nouvelle de la Chine, de l'Inde et de la Russie, ainsi que sur les orientations que se donne le Canada à cet égard. Le comité accueille aujourd'hui, de la Fondation Asie Pacifique du Canada, M. Paul Evans, codirecteur général et président du conseil de direction. Monsieur Evans, j'imagine que cela veut dire que vous êtes important. Nous accueillons aussi M. Bernard M. Wolf, de l'Université York, qui témoigne à titre personnel. Il est rattaché au département d'économie de cette université et en est le directeur des programmes de MBA internationaux.
Chacun des témoins prendra la parole pour environ 10 minutes, puis les sénateurs membres du comité pourront leur poser des questions.
Paul Evans, codirecteur général et président du conseil de direction, Fondation Asie Pacifique du Canada : Je vous remercie de l'occasion que vous m'offrez de témoigner devant le comité aujourd'hui.
La Fondation Asie Pacifique du Canada a été instituée par une loi du Parlement en 1984. Il s'agit d'une organisation de recherche non partisane et indépendante qui bénéfice de l'appui du gouvernement et tient lieu de ressource nationale aux Canadiens qui souhaitent approfondir et valoriser leurs liens par-delà le Pacifique.
Le comité a déjà entendu plusieurs témoins l'entretenir du dynamisme économique des pays que nous étudions aujourd'hui et des chaînes de production à valeur mondiale qui lient l'Amérique du Nord aux plates-formes transpacifiques. Vous avez pu prendre connaissance de plusieurs idées intéressantes quant à savoir ce que devraient faire notre gouvernement et les citoyens à ce sujet.
Ce ne sont pas les chiffres qui manquent pour souligner l'importance du sujet que vous êtes en train d'étudier. Quand la Fondation a été créée en 1984, environ 1 p. 100 du commerce du Canada se faisait avec la Chine; ce chiffre a dépassé les 6 p. 100 aujourd'hui. En 1984, la Chine ne figurait pas parmi les dix plus importants partenaires commerciaux du Canada ou des États-Unis; elle arrive maintenant au deuxième rang des partenaires commerciaux de ces deux pays et au premier rang dans le cas du Japon, de la Corée et de Taïwan. En 1984, la Chine a attiré pour six milliards de dollars d'investissements étrangers directs. En 2007, c'était plus de 74 milliards de dollars.
Ce qui est en train de se produire est gros. La plupart des Canadiens en sont conscients, et j'en donnerai pour preuve les sondages d'opinions que nous réalisons. J'aimerais m'attacher à trois questions que le Canada devra prendre en considération en rapport avec une Asie qui est active mondialement, soit notre politique à l'égard de la Chine, notre politique à l'égard de l'Inde et la façon dont nous abordons les institutions internationales.
Je ne sais pas comment vous entendez vous y prendre pour tenir compte de l'évolution du rapport de forces qui touche le développement de la capacité de productions nouvelles de l'Asie. Les économies de la Chine et de l'Inde ne font pas qu'entrer dans l'économie mondiale, elles la transforment. À certains égards, la Chine est maintenant l'atelier du monde, alors que l'Inde est en voie de devenir son laboratoire. Quoi qu'il en soit des aspects précis que devraient comporter notre politique commerciale et les mesures que nous employons pour jauger notre rendement dans une Asie dynamique, c'est le tableau dans son ensemble qu'il importe de saisir. Il ne s'agit pas simplement de jouer sur l'évolution de la balance commerciale avec les pays par-delà le Pacifique : l'Asie ne peut plus être ainsi tenue à distance. Elle est là.
D'après les sondages que nous effectuons auprès des Canadiens, nous voyons que les gens saisissent la situation en général. Ils surestiment énormément l'ampleur de nos échanges commerciaux avec l'Asie. Il y a deux ans, en visite dans la vallée d'Annapolis, dans les Maritimes, j'ai rencontré un pomiculteur qui vendait ses pommes à bord de son camion. Il ne me connaissait pas, et moi, je ne le connaissais pas non plus. Je lui ai demandé comment allaient les affaires, et il a répondu que ça n'allait pas bien. Je lui ai demandé pourquoi; il a dit : « C'est à cause de la Chine. Savez-vous que la Chine est le premier producteur de pommes dans le monde? » Je ne savais pas cela et, de fait, je n'étais pas sûr que c'était vrai, mais j'ai dit : « Peut-être. » Il a ajouté : « Savez-vous que les Chinois occupent plus de la moitié du marché du concentré de pommes aux États-Unis? » Encore une fois, je ne savais pas cela, et je ne savais pas si c'était vrai. Il m'a demandé : « Saviez-vous que les tartes aux pommes que vend McCain sont en partie produites en Chine — certaines des pommes et des autres ingrédients qui s'y trouvent — et sont présentées au Canada comme des tartes canadiennes? » Encore une fois, je ne savais pas cela, et je ne savais pas si c'était vrai, mais il croyait que c'était le cas. Il savait que son avenir économique de producteur de pommes dans la campagne de la Nouvelle-Écosse dépendait de sa façon de réagir à un défi concurrentiel provenant de la Chine.
J'ai pour vous des données de sondage que je vais révéler sous peu. Les Canadiens savent qu'il y a quelque chose de gros qui se produit et qu'il s'agit non pas seulement de commerce transpacifique, mais également du fait pour eux, chaque fois qu'ils se rendent dans un centre commercial, d'acheter des produits qui sont probablement fabriqués dans une autre région du pays; chaque fois qu'ils négocient une hypothèque qui tient en partie à l'investissement chinois dans les valeurs mobilières américaines et à ses conséquences pour les taux d'intérêt et hypothécaires américains; et chaque fois qu'ils font le plein à la station-service, en sachant que le prix de nos ressources naturelles augmente en raison de la demande qui existe. Ce ne sont là que quelques exemples.
Ceux parmi nous qui oeuvrent dans les instituts de recherche et les organismes gouvernementaux essaient généralement de rattraper le terrain perdu pour comprendre ce qui se passe en Asie et quelles en sont les conséquences de notre point de vue. De même, nous essayons de rattraper le terrain perdu dans le sens où certains de nos gens prennent conscience du fait qu'il y a quelque chose de très gros qui vient exercer son influence sur leur économie, leur mode de vie, la façon dont nous produisons et nous vendons des marchandises, et le genre de main-d'œuvre que nous utilisons. Cela a un effet profond sur le secteur manufacturier, l'agriculture et l'économie des services au Canada.
En réaction à la situation, nous parlons de l'Asie sous l'angle mondial. Plus particulièrement, nous nous intéressons à la Chine sous l'angle mondial. L'idée de la Chine sous l'angle mondial est celle d'une Chine qui monte et gagne en puissance, mais suivant un processus mondial. La Chine a su tirer parti de la mondialisation de plusieurs façons remarquables. Ce ne sont pas les statistiques commerciales de la Chine qu'il faut retenir, même si le cas de l'investissement étranger direct, l'IED, est certes digne d'intérêt. Ce qu'il faut plutôt retenir, c'est que le système de production chinois a permis de mettre en lien une technologie de pointe et une main-d'œuvre bon marché. Voilà une partie de l'économie mondiale qui est en train de transformer l'économie dans l'ensemble du monde.
Par analogie historique, certains commentateurs ont proposé qu'on songe à la montée du Japon dans les années 1980. À mon avis, nous avons affaire ici à quelque chose de beaucoup plus gros. L'analogie historique qu'il nous faut doit faire appel à une autre grande puissance — les États-Unis — il y a de cela 100 ans environ. À l'époque, les États- Unis sont devenus l'atelier du monde avec leur technologie de pointe, par exemple le système de production de Ford, et ils ont trouvé une façon de bâtir autour de ce fait leur puissance politique et économique et leur influence dans le monde.
Je fais valoir au comité que nous nous trouvons au milieu d'une mutation dynamique des rapports de force qui est de cette nature. Nous sommes d'avis que l'« Asie mondiale » renvoie à un phénomène qui comporte des conséquences partout dans le monde, non seulement sur le plan des relations simples entre les pays, mais aussi, de façon profonde, pour l'économie et la politique.
Je vais axer mes remarques d'abord et avant tout sur trois choses : la politique à l'égard de la Chine, l'approche du Canada face à l'Inde et la question des institutions. Je suis désolé de ne pouvoir traiter de la Russie aujourd'hui, mais mon collègue pourra le faire, sinon nous pourrons en discuter.
Plusieurs gouvernements successifs ont maintenu notre politique à l'égard de la Chine, née d'un consensus entériné en 1970, mais, maintenant, le moment est venu de se demander, honnêtement, si ce consensus demeure fondé. En partie, il y a le fait qu'un nouveau gouvernement adopte une approche un peu différente que certains résument en parlant de relations politiques distantes jumelées à des relations économiques chaleureuses. Nos études et nos sondages d'opinions nationaux nous permettent de le constater, les Canadiens sont conscients eux aussi de ce que représentent les relations économiques avec la Chine dans l'ensemble, mais ils ont une série de réserves à formuler. Plusieurs ont trait à la question des droits de la personne, certaines, à la sécurité des produits. Le consensus établi quant à la façon de traiter avec la Chine est désormais remis en question. Je formule des observations à ce sujet dans mon mémoire, que vous allez recevoir sous peu, je me demande si les relations politiques distantes/relations économiques chaleureuses constituent une politique viable à long terme ou même souhaitable.
Essentiellement, j'avance que ce sera une façon de procéder difficile pour nous face à une Chine mondialisée. Essentiellement, je veux faire valoir aujourd'hui que la clé ne réside pas dans nos flux commerciaux. Nous observons que, en 2007, nos exportations vers la Chine ont connu une augmentation d'à peu près 27 p. 100. Pour une bonne part, cela est attribuable à une augmentation du cours des produits de base et de la valeur du dollar canadien, mais, quel que soit l'indice choisi, nos exportations vers la Chine ont augmenté. Les importations ont également connu une montée en flèche, soit de 15 p. 100. À l'heure actuelle, nos affaires avec la Chine représentent quelque quatre milliards de dollars par mois. À mon avis, ce n'est pas la mesure qu'il faut employer pour savoir si nous nous en tirons bien face à une Chine mondialisée. C'est un peu comme juger un match de hockey en comptant le nombre de tirs au but, plutôt qu'en essayant de saisir l'ensemble, de savoir qui est le propriétaire de l'aréna, qui est le propriétaire de l'équipe et qui est le directeur de la ligue. Nous pouvons bien obtenir quelques tirs de plus au but de plus, là n'est pas la question. Il s'agit plutôt de savoir dans quelle mesure nous mettons en place des systèmes de production avec la Chine et échangeons en ce qui concerne les mégaprojets.
Au cours des deux ou trois dernières années, notre bilan pour ce qui est des mégaprojets avec la Chine n'est pas très bon. Nos groupes de travail stratégiques qui se penchent sur la question chinoise ne fonctionnent pas. Cela dépasse la question de l'économie, mais, de ce point de vue-là, nous ne fonctionnons pas à plein régime en ce moment. J'ai l'impression que, pour rattraper les pays qui se battent avec nous pour une place en Asie, dont l'Australie, les États- Unis et le Royaume-Uni, il nous faut remettre sur les rails les relations politiques de haut niveau avec un pays difficile. Le président français Sarkozy s'est rendu en Chine quatre fois depuis 12 mois.
Il a attaqué les Chinois à propos de questions environnementales tout en traitant des affaires de l'ordre de 30 milliards de dollars. Les grandes affaires sont difficiles à installer pour l'instant compte tenu d'un climat politique difficile. La plupart des activités touchant la Chine sont d'ordre commercial, mais certains types de problèmes exigent qu'on exerce de la pression sans relâche, sinon il n'y aura pas de progrès. Nous aurons l'occasion dans un instant de parler de la politique canadienne à l'égard de la Chine et de certaines des mesures que nous devrions adopter pour l'améliorer.
Il y a deux semaines, l'Université de l'Alberta a organisé une conférence intéressante sur les relations entre le Canada et la Chine. C'était un rassemblement apolitique d'universitaires et de responsables gouvernementaux. Mme Helena Guergis a prononcé un discours merveilleux à la fin de la réunion. Nous avons eu l'occasion de débattre véritablement des mérites du couple « froideur politique et chaleur économique » et de ce qu'il faut faire pour atteindre le prochain niveau des relations avec une Chine mondialisée.
En Inde, nous avons affaire à un problème très différent. Ce n'est pas une relation politique qui se trouve en butte à des difficultés, même s'il y a encore la question du nucléaire à régler en Inde au sein du Nuclear Suppliers Group, le NSG. Le défi consiste plutôt à faire en sorte que nos mesures y aient quelque incidence.
L'idéologie et les valeurs communes se révèlent insuffisantes pour faire progresser la situation dans plusieurs dossiers. Nous devons nouer des relations nouvelles avec l'Inde. Nos gens d'affaires savent très peu de choses sur l'Inde; c'est tout un monde, dont M. Wolf vous parlera.
Votre comité pourrait se pencher en particulier sur la question des partenariats dans le domaine des études supérieures. L'Inde et le Canada à la fois sont aux prises avec de graves pénuries de main-d'œuvre. Nous devons trouver des façons de relier plus étroitement nos universités, particulièrement nos établissements de recherche et organismes scientifiques et techniques.
En ce moment-même, il y a environ 2 400 étudiants indiens au Canada. En Australie, il y en a 37 000. Si nous voulons savoir comment progresse notre relation et connaître le domaine où des liens durables peuvent être noués, voilà un domaine qu'il nous faut prendre pour indicateur.
Je vais conclure rapidement mon exposé par une remarque sur les institutions internationales. Qu'il s'agisse du G8, du Conseil de sécurité et des Nations Unies ou de l'Organisation de coopération et de développement économiques, toutes les institutions que nous avons créées après la Seconde Guerre mondiale se trouvent en face d'une question très importante : quel rôle joueront la Chine et l'Inde face à elles à l'avenir.
Il y a un débat dont je dirais qu'il oppose essentiellement deux perspectives. La première, c'est l'idée qu'il faut rallier la Chine et l'Inde, les intégrer aux institutions. Aménagez-leur une nouvelle place : songez à donner à l'Inde un siège au Conseil de sécurité de l'ONU. Comme le dit Robert Zoellick, un Américain que bon nombre des membres de votre comité connaissent bien, faites de la Chine et de l'Inde des intervenants responsables dans le système international.
Même si cela est important, il me semble que ce n'est pas la bonne façon de formuler la question. Non seulement la Chine et l'Inde deviendront-elles peut-être des intervenants responsables, mais encore elles siégeront au conseil de direction des institutions internationales et commenceront à y tenir la présidence.
Je vous laisserai en soulevant une question. D'ici dix ans, croyez-vous que la Chine et l'Inde seront devenues des membres constructifs des institutions que nous connaissons tous bien, sinon auront-elles créé leurs propres institutions? Si le G8 devait être recréé aujourd'hui, le Canada en ferait-il partie? Je n'en suis pas sûr. Le Royaume-Uni en ferait-il partie? Je n'en suis pas sûr. Nous pourrions continuer dans cette veine.
Il y a ce défi qu'il faut relever : en traitant avec l'Inde et la Chine, nous traitons avec des pays à la puissance globale. Nous allons devoir mettre du soin à travailler avec eux à la conception de l'architecture voulue, si tant est que nous pouvons exercer une influence à cet égard. C'est le fait de travailler avec les Chinois et les Indiens qui nous fera obtenir une place dans ces institutions à l'avenir, tout autant que le fait de travailler avec nos vieux copains aux États-Unis et en Europe. Voilà quelques idées provocatrices dont nous pourrions peut-être discuter au cours de la prochaine heure.
Le président : Merci, et je suis d'accord. Il y a là une certaine provocation, ce qui est bien.
Bernard M. Wolf, professeur, département d'économie et directeur des programmes de MBA internationaux, Université York, à titre personnel : Je tiens à remercier le comité de me donner l'occasion de prendre la parole aujourd'hui. Je ne présenterai pas quantité de statistiques. Je suis d'accord avec presque tous les propos de mon collègue, M. Evans. Cependant, j'aimerais présenter les choses suivant une perspective qui est un peu différente. M. Evans est politologue; je suis moi-même économiste, mais les deux métiers se recoupent beaucoup. Je conviens comme lui que la froideur en politique et la chaleur en économie ne forment pas une union très heureuse et que, à long terme, ce n'est pas tenable.
On a publié récemment un livre intitulé Dancing with Giants : China, India, and the Global Economy. C'est un groupe auquel la Russie finira probablement par se joindre un jour. Le livre a pour thème l'idée de danser avec des géants sans se faire écraser les orteils. Aujourd'hui, j'aimerais parler d'abord et avant tout des orteils du Canada.
De même, je ne dirai presque rien de la Russie; je n'ai pas à ce sujet beaucoup d'expertise. Je veux parler surtout de la Chine et un peu de l'Inde. L'expertise la plus grande que j'ai touche probablement la Chine.
La Chine est clairement le pays le plus avancé. Sa courbe de croissance est nettement plus prononcée, et son point de départ remonte beaucoup plus loin dans le temps. La Chine laisse déjà une grande empreinte sur l'économie; cette empreinte, du point de vue mondial, s'agrandit. Du point de vue de la politique dans le monde, il en va de même.
Sans aucun doute, les Canadiens et les entreprises du Canada doivent commencer à prêter davantage d'attention à cette situation. Je ne suis même pas encore parvenu à convaincre mes propres secrétaires de mes vues sur la Chine. Néanmoins, tout le monde semble avoir sa propre perspective. Le problème, c'est que ceux qui sont aptes à agir — les petites et moyennes entreprises au Canada — ne semblent pas se tourner comme il faudrait vers l'Asie.
Ce qu'il faut savoir de la Chine, c'est que son histoire ne se résume pas à une croissance vertigineuse, qui, de fait, est tout à fait phénoménale — sans précédent, en réalité. La Chine n'exerce pas encore une force prédominante au sein de l'économie mondiale, mais elle y crée une énorme onde de choc. Cette onde de choc provient en partie de son intégration à l'économie mondiale, particulièrement à l'intégration intra-asiatique.
L'ascension de la Chine repose sur les produits manufacturés, alors que la croissance de l'Inde prend appui sur les services — services aux entreprises, services informatiques — avec à sa tête des entreprises comme Tata Consultancy Services, Infosystems, Wipro Technologies, et ainsi de suite. Tout de même, de plus en plus, l'Inde se fait une place dans le secteur manufacturier et y laisse elle aussi une grande empreinte.
L'avantage comparatif de la Chine, jadis ancré dans les secteurs à fort coefficient de main-d'œuvre du textile et des composants électroniques simples, s'ancre dans les secteurs technologiques rudimentaires et moyennement avancés, dont l'automobile, les produits blancs, la machinerie et des composants électroniques relativement plus avancés.
L'Ontario est le cœur de l'industrie automobile au Canada. Évidemment, l'arrivée de la Chine dans l'industrie de l'automobile est susceptible de produire des effets énormes. Visiblement, l'industrie chinoise de l'automobile s'occupera d'abord et avant tout de son propre marché, qui affiche une croissance rapide, mais, en vérité, les voitures sont tout à fait comme les lecteurs DVD. Elles sont un peu plus complexes sur le plan technique, peut-être beaucoup plus complexes, mais les Chinois se chargeront bien de cette question. Il leur faut juste du temps pour cela.
Nous verrons beaucoup de véhicules automobiles chinois, exactement comme ça a été le cas des véhicules japonais. Nous voyons déjà un grand nombre de pièces d'auto chinoises. Pendant longtemps, dans l'industrie de l'automobile, les opérations s'articulaient autour de la livraison juste-à-temps. Les pièces devaient être produites très près de l'usine d'assemblage, pour qu'on puisse les expédier sur une distance courte et ne pas avoir à tenir de stock. Cependant, lorsque les différences de coût deviennent trop grandes, on renonce aux avantages du juste-à-temps et on assume le coût du transport sur une longue distance, dans la mesure où le produit obtenu est nettement moins cher. À mon avis, c'est à cela que nous allons assister.
L'industrie indienne de l'automobile accuse un retard sur l'industrie chinoise, mais elle progresse elle aussi. Il y a les entreprises comme Tata Motors, qui vient d'annoncer la production d'une voiture à 2 500 $ américains, fruit d'une coentreprise avec Suzuki du Japon, et aussi les producteurs de pièces Mahindra et Mahindra. Il est même question que Tata achète le Land Rover de Ford, qui est en difficulté. L'industrie automobile va vraiment être envahie.
Je me suis rendu plusieurs fois en Chine, la première, en 1990. À l'époque, j'avais une vision de carte postale de Shanghai. En 2000, la carte postale avait changé. En 2007, elle était encore plus différente. De fait, si vous comparez la carte de 2000 à celle de 2007, vous allez croire qu'il y a très peu de ressemblances. Pudong, le district qui se trouve du côté est de la rivière, n'existait même pas en 1990. En 2000, il ressemblait à un mini-Manhattan.
J'ai enseigné à Tianjin en 1990; à ce moment-là, il n'y avait qu'un seul grand magasin à deux étages. Sur le palier de l'escalier, il y avait un énorme crachoir. Cela dérangeait vraiment ma fille, qui n'avait pas vu de photos des banques au Canada autour des années 1890.
De retour à Tianjin en 2007, je n'arrivais plus du tout à m'y retrouver. Partout il y avait des grands magasins — dont Wal-Mart et le Carrefour. L'ensemble de l'infrastructure matérielle avait subi une évolution radicale. La ville s'étalait sur un vaste espace et se peuplait de bâtiments neufs.
Comparons cela à la situation au Canada. Au Canada, l'infrastructure matérielle se construit très lentement, à la vitesse d'un escargot, si tant est qu'elle atteint un tel rythme. C'est depuis bien au-delà de dix ans que nous parlons de faire passer le métro par l'Université York, mais il n'y a pas eu encore la moindre pelletée de terre.
Le sénateur Grafstein : Cela fait 20 ans.
M. Wolf : Là où je veux en venir, c'est que tout arrive si lentement ici, mais ça se fait beaucoup plus rapidement là- bas. Il y a toutes sortes de raisons à cela, mais je crois qu'il faut nous concentrer sur le fait que les choses évoluent trop lentement. La prise de décisions est trop lente, les évaluations environnementales prennent trop de temps — même si elles sont nécessaires — et le travail lui-même se fait trop lentement. Cela doit changer. Il nous faut désespérément améliorer l'infrastructure. Quiconque se rend en Chine constate le genre d'infrastructure qu'on a là-bas maintenant.
Dans un instant, je vais vous citer un exemple tiré du monde de l'enseignement. On n'a pas à écouter longtemps les nouvelles à Toronto pour entendre parler du souillard et de la conduite d'eau qui s'est brisée, et il n'y a pas de moyen de transport en commun rapide pour qui souhaite se rendre à l'aéroport international. Tout cela, vous le savez.
L'idée, c'est que le contraste entre la Chine et le Canada à cet égard nous montre qu'il faut faire quelque chose. Ce n'est pas seulement l'infrastructure matérielle qui est en cause, c'est aussi l'infrastructure de l'éducation ou du savoir. Pendant longtemps, les universités du Canada ont été affamées. La situation s'est améliorée un peu, mais les universités affamées ne produisent pas la main-d'œuvre souple et bien instruite qu'il faut. Vous pouvez accorder toutes les subventions de recherche et de développement que vous voulez, mais s'il n'y a pas les gens voulus pour prendre en charge la R-D, les entreprises ne voudront pas faire des affaires ici. Elles vont peut-être s'essayer pour la forme, mais elles n'arriveront pas à grand-chose.
Du point de vue de l'éducation, permettez-moi de vous donner un autre exemple qui touche la Chine — et c'est une chose qui m'a vraiment renversé. L'an dernier, j'ai visité une île qui se trouve en dehors de Guangzhou, mais tout de même à l'intérieur de la même province. Qu'est-ce que les Chinois y ont fait? Ils ont construit dix campus universitaires pour y accueillir 100 000 étudiants — et ils ont construit les labos, les dortoirs, les salles de classe, tout. Il s'agissait de campus satellites d'universités existantes. Combien de temps a-t-il fallu aux Chinois pour faire cela? Deux ans. C'est absolument incroyable. C'est à cela que nous devons réfléchir. Je sais que la qualité de l'instruction n'y est toujours pas à la hauteur, mais c'est un retard qu'on finira par rattraper.
De même, du point de vue de l'éducation, le nombre de jeunes Chinois qui parlaient anglais était remarquable. Ici, encore une fois, nous ne semblons pas faire les efforts voulus du point de vue linguistique.
À la Schulich School of Business, dans mon programme — c'est le programme des MBA internationaux, si vous me permettez d'en faire la promotion — nous enseignons le commerce international. Les étudiants doivent parler une deuxième langue et faire un stage. C'est presque rien. Il nous faut en faire plus, et il faut avoir des gens qui s'intéressent à de tels débouchés.
Il nous faut être réceptifs à ce qui se passe ailleurs dans le monde, afin de pouvoir saisir les occasions qui s'y présentent et voir en quoi nous pouvons modifier nos propres institutions, les adapter pour que les choses soient meilleures ici, de fait. Vu la mondialisation, il est insensé de dire : si ça ne vient pas de nous, nous n'en voulons pas.
J'ai une autre bête noire : la question de l'intégration des immigrants. Nous mettons trop de temps à reconnaître les titres de compétence des immigrants, par exemple. Tout cela a une incidence sur le degré de compétitivité de notre économie.
Si vous voulez que je donne dans la provocation, je le ferai. Je ne crois pas que votre étude vous mène très loin. Je crois que bon nombre des problèmes au Canada résident dans le partage des responsabilités. C'est une chose à laquelle il faut travailler. Parfois, l'argent se trouve à un endroit, alors que les besoins sont ailleurs. C'est toute la question des compétences fédérales, provinciales et municipales. Nous devons faire en sorte de mieux nous y retrouver. Nous devons faire cause commune et non pas nous opposer les uns aux autres.
Pour adopter des politiques éclairées, il faut disposer de bonnes données. Sur ce point aussi, nous ne sommes pas bien nantis. M. Evans a abordé plusieurs fois la question des chaînes de valeur mondiales et des chaînes d'approvisionnement mondiales. Le monde commence à ressembler à ça. De plus en plus, les économistes parlent d'un avantage comparatif lié non pas à un produit particulier, mais plutôt à une activité particulière. Il nous faut en savoir plus sur ces chaînes de valeur mondiales, mais nos statistiques ne sont pas d'un grand secours. Il nous faut aider Statistique Canada à réunir de meilleures données sur le phénomène, pour que nous puissions prendre des décisions plus éclairées. Les décisions, elles, doivent reposer sur des données probantes; sinon, elles ne servent pas vraiment à la fin prévue.
À titre d'économiste, étant donné le genre de concurrence que représente la Chine, à mes yeux, il serait très mal avisé de passer à un mode quelconque de protectionnisme, puisque ça ne fonctionnerait tout simplement pas. Ça ne fonctionne tout simplement pas de manière durable.
Maintenant, je voudrais aborder la question de l'investissement étranger direct, IED, celui qui vient de l'étranger et celui qui va vers l'étranger. Là où il est question de chaînes de valeur mondiales, il n'est pas uniquement question de commerce. L'investissement entre aussi en jeu. Là où il est question d'investissement, il est question également de politiques. L'investissement direct de l'étranger au Canada même comporte des avantages indéniables; il comporte aussi quelques aspects négatifs. Dans l'ensemble, par contre, je crois que le bilan est bon. Il y a des secteurs qu'on voudrait peut-être protéger, mais même là, on a affaire à certaines règles qui sont assez vieilles. Nous devrions chercher à savoir si les règles en question permettent toujours d'accomplir ce qu'elles sont censées accomplir, ou encore si elles protègent les mauvais éléments et donc sont nuisibles. Nous devons les étudier rigoureusement. Si nous commençons à dire que nous ne sommes pas sûrs des investissements chinois parce qu'il y a tant d'entreprises d'État et de fonds souverains, nous allons peut-être nous soustraire à toutes sortes d'investissements potentiels.
Ce n'est pas dire que nous ne devrions avoir aucune politique de protection du pays; les dispositions législatives en matière de concurrence, par exemple, sont absolument essentielles. Tout de même, nous devons procéder avec soin dans cette histoire et prendre garde de ne pas envoyer de mauvais signal. Sinon, nous allons nous soustraire à toutes sortes d'investissements potentiels. Les Chinois sont très sensibles à la question. Ils deviennent malheureux lorsque le comité d'accueil n'est pas si accueillant. À propos de ce comité d'accueil, je vais m'engager sur le terrain de M. Evans, c'est-à-dire la politique.
Si nous commençons à nous opposer aux investissements chinois et que, en même temps, nous critiquons certaines des politiques qu'ils ont par ailleurs, notamment en matière de droits de la personne, politiques qui sont certainement discutables, nous devons savoir qu'il y a des façons de procéder et des façons à éviter. Nous avons clairement choisi la mauvaise façon de procéder, d'après ce que je constate moi-même et d'après ce que me disent mes collègues chinois.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote. À Tianjin, en 1990, je me déplaçais comme tous les Chinois, c'est-à- dire à vélo. Comme j'étais incapable de lire les caractères chinois, je suivais le bus no 8 de l'Université de Nankai jusqu'en ville en m'assurant de ne pas dévier du parcours du bus; sinon, je me perdais. Comme je ne parlais pas le mandarin, ça pouvait m'occasionner certains problèmes. Je ne voulais pas que les gens aient à venir me porter secours.
Un jour que je roulais, ma pédale est tombée. Ce n'était pas un problème en 1990 : il y avait un atelier de réparation de bicyclettes à tous les coins de rue. Autrement dit, il y avait aux quatre coins du carrefour des types avec des boîtes de pièces et des boîtes à outils. Je pouvais choisir lequel des quatre auquel je confierais la réparation de mon vélo. Je descends de mon vélo, je prends la pédale, je me rends à l'atelier le plus proche, je montre au type la pédale et le vélo, et il sait quoi faire. Il a commencé à y travailler tout de suite.
Je ne parlais pas mandarin, lui ne parlait pas anglais. Néanmoins, il a réussi à me faire comprendre qu'il voulait savoir d'où je venais. Évidemment, il savait que je n'étais pas chinois. Je lui ai dit : « le Canada ». Immédiatement, il a dit : « Norman Bethune, Norman Bethune ». Il a répété ça plusieurs fois, de façon très exaltée. Je ne m'étais pas rendu compte de l'impression que je venais de faire, mais le Dr Norman Bethune est allé en Chine où il a opéré des gens dans de piètres conditions. Il y a laissé sa peau.
Là où je veux en venir, c'est qu'il y avait, en raison de Norman Bethune, un lien entre ce réparateur de vélo et un Canadien. Quand est venu le moment de payer — et ce type avait beaucoup moins d'argent que moi —, j'ai vu qu'il ne voulait accepter aucun argent. Il ne faisait que répéter : « Canada; Norman Bethune ». La seule autre chose que je pouvais trouver, à part lui donner carrément les vêtements que je portais, c'est de lui faire cadeau d'un stylo fabriqué au Canada. Ces jours-ci, le stylo en question serait probablement fabriqué en Chine, mais c'est une autre question.
Il avait appris l'histoire de Norman Bethune, comme tous les autres Chinois de sa génération, grâce à l'essai écrit par Mao.
En racontant cette histoire, je voulais faire valoir que nous avons éliminé dans une certaine mesure la bonne volonté qu'il y avait avant, du fait de notre présente maladresse ou, comme M. Evans a pu le dire, du fait de cette froideur en politique. Il faut réchauffer les relations pour faire des affaires.
Je voudrais dire en dernier lieu que nous devons également faire pression sur les Chinois, par la diplomatie et de manière subtile, pour qu'ils ramènent leur taux de change à quelque chose de plus proche de ce que ça devrait être. En ce moment, il cause des problèmes dans le monde et il exacerbe le problème du déséquilibre des épargnes, qui, à son tour, se reflète dans le déséquilibre actuel des comptes. Je n'en dirai pas plus sur le sujet. Je crois que j'ai suffisamment parlé et, peut-être, suffisamment provoqué.
Le président : Merci de cet exposé.
Le sénateur Johnson : Monsieur Evans, je suis tout à fait d'accord avec vous quand vous dites que la Chine et l'Inde doivent prendre part à nos institutions internationales, mais qu'en est-il des institutions multilatérales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale? Selon vous, comment la situation va-t-elle évoluer et quelles en seront les conséquences pour le degré d'influence des États membres d'Occident.
M. Evans : Pour ce qui est du FMI et de la Banque mondiale, la Chine en particulier y joue déjà un rôle de premier plan. Certains d'entre vous avez peut-être déjà entendu dire aujourd'hui que le nouvel économiste en chef à la Banque mondiale est un type qui est à la tête d'un groupe de réflexion de Beijing; c'est un ressortissant de la République populaire de Chine. Les institutions en question sont ouvertes à la Chine et sensibles à ses besoins; elles y recrutent de l'expertise.
Le grand défi ne se résume pas à l'idée de faire participer les Chinois et, dans une certaine mesure, les Indiens à ces institutions; il faut aussi y départager les droits de vote. Ce n'est pas une question d'effectifs; il faut plutôt savoir quel sera le programme d'action des institutions en question.
Nous observons déjà en Asie des exemples d'Asiatiques qui non seulement se donnent des économies intégrées, mais créent aussi des institutions qui n'incluent pas les États-Unis. Il y a maintenant un Sommet de l'Asie de l'Est qui réunit la Chine, l'Inde et 14 autres pays de la région, dont l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il s'agit d'organisations qui sont créées pour permettre des discussions, mais elles commencent à s'attaquer à de véritables problèmes. Elles s'attaquent à des questions financières, notamment aux conditions rattachées à l'aide donnée en cas de crise économique — soit l'art de s'y prendre quand vient le temps de venir en aide à son voisin.
J'ai l'impression que nous assistons à la naissance d'univers parallèles. Nous connaissons bien les institutions existantes dont font partie la Chine et l'Inde, mais ces pays-là commencent aussi à créer des institutions qui ne sont pas tout à fait aménagées de la même façon. Certains de nos amis en Asie commencent à parler d'un consensus de Beijing qui viendrait remplacer le consensus de Washington au FMI et à la Banque mondiale. N'oubliez pas qu'il y a eu une grande crise économique en Asie il y a de cela seulement 10 ans. Bon nombre d'Asiatiques ont l'impression que le FMI, la Banque mondiale et les gouvernements américain et canadien n'en ont pas fait assez pour aider l'Asie au moment de la crise, et nous assistons à la création d'institutions proprement asiatiques.
Les grandes questions qui se poseront au cours des 20 prochaines années sont les suivantes : quelles sont les leçons que nous pouvons tirer de ces nouvelles institutions asiatiques et comment pouvons-nous agir pour harmoniser le programme d'action de nos institutions à nous et de ces institutions nouvellement créées? Au stade où nous en sommes, il est dans l'intérêt du Canada et il est dans l'intérêt de la majeure partie de l'Asie de ne pas exclure les États-Unis de la nouvelle architecture du monde.
Il peut paraître extraordinaire d'affirmer que l'hyperpuissance mondiale est exclue, mais nous assistons de nos jours à la création d'institutions qui réunissent de grands pays et où ce ne sont pas les États-Unis qui fixent les règles. Je crois que le défi à relever pour les États-Unis et le Canada consiste à concevoir un multilatéralisme associé à des engagements nouveaux, pour que les options nouvelles ainsi créées servent de complément au système existant plutôt que de solutions de rechange. C'est énorme. Nos amis aux États-Unis, que ce soit chez les Républicains ou les Démocrates, prennent très au sérieux ces nouvelles questions institutionnelles, davantage que le font nos parlementaires et nos universitaires ici.
Nous ne proposons pas de partager le monde en blocs. Nous affirmons qu'ils sont suffisamment dynamiques pour que nous surveillions la situation attentivement et que nous soyons proactifs dans les relations que nous avons avec eux. Sénateur, je ne suis pas sûr d'avoir répondu à votre question.
Le sénateur Johnson : Vous l'avez fait.
Le président : Monsieur Wolf, voulez-vous ajouter quelque chose?
M. Wolf : Je suis certainement d'accord avec M. Evans. Les pays en question deviennent à ce point importants que, essentiellement, les institutions doivent évoluer pour les accommoder. Si les institutions n'évoluent pas pour les accommoder, il y aura de nouvelles institutions qui verront le jour, et cela n'est pas très souhaitable.
Le sénateur Johnson : Monsieur Evans, que pensez-vous de l'idée de mobiliser la diaspora de pays comme la Chine et l'Inde comme stratégie pour promouvoir nos relations commerciales? Croyez-vous que la libéralisation de la politique d'immigration du Canada par rapport à ces pays représente un complément naturel et légitime d'une telle stratégie?
M. Evans : La modification de nos politiques d'immigration s'assortit de bon nombre de questions intéressantes. Les dimensions à prendre en considération sont nombreuses, mais permettez-moi de proposer deux défis : d'abord, le cas des immigrants nouvellement arrivés au Canada; et, ensuite, le cas des citoyens canadiens qui vivent à l'étranger, à propos duquel nous parlons de migration transnationale plutôt que d'immigration à la Fondation. Des gens qui passent d'un pays à l'autre puis s'installent pour de bon ou reviennent dans leur pays d'origine... ce n'est pas vraiment ce qui caractérise les migrations humaines en ce moment. Nous entrevoyons un grand nombre de citoyens qui, à divers stades de leur vie, se voient comme habitant à divers endroits.
Pour la question de la migration transnationale, le plus grand défi que nous devons relever est de trouver le juste équilibre. C'est un problème particulièrement difficile dans le cas de l'Inde. Comment s'y prendre pour faire venir des immigrants qui possèdent les compétences nécessaires pour participer à une économie du savoir? C'est un défi de taille sur le plan politique. Un des éléments moteurs des relations américano-indiennes et aussi une des raisons pour lesquelles la relation entre les deux pays est si dynamique, c'est que les Américains d'origine indienne font des pressions en ce sens et se trouvent à l'avant-plan de plusieurs secteurs technologiques de pointe. Les immigrants indiens sont nombreux dans la Silicon Valley. Il y a toute une série d'enjeux qu'il faut regarder de ce côté-là.
Votre comité a l'occasion de réfléchir à l'autre aspect de la migration transnationale. Notre Fondation a réalisé des études; nous estimons qu'il y a environ 2,7 millions de Canadiens qui vivent à l'étranger. En tant que pourcentage de la population, c'est nettement supérieur à ce que l'on observe du côté des Américains, et c'est supérieur à ce que l'on observe dans le cas de l'Inde ou de la Chine. Il s'agit ici de citoyens canadiens qui ont une résidence en bonne et due forme à l'étranger. La moitié environ se trouve aux États-Unis, mais plus du quart vit en Asie. Les liens qu'ils entretiennent avec l'économie canadienne posent une question intéressante. Nous ne les voyons pas comme des Canadiens qui seraient perdus en quelque sorte; nous les voyons comme des Canadiens dont une partie de l'expérience a été acquise ici et qui pourraient se retrouver ici à divers stades de leur vie.
Permettez-moi de vous donner un exemple où il est question de la Silicon Valley de la Chine, située non loin de Beijing. Nous croyons qu'il y a environ 15 000 citoyens canadiens qui y habitent, dont bon nombre sont de descendance chinoise. Quel lien établissent-ils avec les entreprises canadiennes et que font-ils pour aplanir certaines des difficultés touchant l'information et la façon de voir les affaires dont M. Wolf a parlé? Nous ne le savons pas. Nous croyons que l'immigration n'est pas le seul élément de l'équation; il y a aussi l'émigration : à Hong Kong, il y a 300 000 citoyens canadiens qui vivent à un endroit, c'est cette histoire de migration transnationale, les liens créés, et ce que nous pourrions qualifier de bilan économique avec un actif et un passif. Combien de personnes, une fois qu'elles auront atteint l'âge de 65 ans, reviendront au Canada pour les services de santé en particulier?
Ce sont de grandes questions, ce sont des questions sociales, mais nous croyons que ce sont aussi des questions économiques qui entrent dans le champ délimité de vos discussions — comment les Canadiens vivant à l'étranger seront-ils branchés sur l'Asie mondialisée, car il n'y a pas que de l'Asie qu'il faut tenir compte? C'est de cette façon, avec la mobilité que cela suppose, que le monde s'organise en ce moment.
Le président : Monsieur Wolf, avez-vous des observations à formuler à ce sujet?
M. Wolf : Oui. Je suis d'accord avec ce que dit M. Evans à propos des Canadiens vivant à l'étranger. J'ai toujours été étonné de savoir que nous ne faisons pas un usage adéquat de la diaspora indienne et chinoise au Canada, que nous pourrions la mobiliser pour que ces gens participent nettement plus à la chaîne de valeur mondiale, quel que ce soit le sens que l'on donne à ce terme, et aux services manufacturiers. Cet état de fait tient en partie à la façon dont nous traitons avec les immigrants, mais le problème est plus profond que cela.
Dans un des journaux de Toronto, l'autre jour, il y avait un article traitant de « poches » de divers groupes, par exemple des Indiens ou des gens d'origine chinoise. Pourquoi ces gens n'ont-ils pas eu davantage d'impact sur les affaires que nous menons en dehors du Canada?
Le sénateur Dawson : Vous avez déjà entendu l'expression « Go west, young man »? Eh bien, au Comité des transports, nous avons fait route vers l'ouest, ce week-end. Nous sommes allés à Prince Rupert. Si le regard occidental sur l'Asie a quelque chose d'évident, c'est Prince Rupert qui le révèle. Il y a eu là une croissance phénoménale, et les besoins en investissements sont grands. J'ai été bien impressionné : par ce que les gens ont accompli là, par ce qu'ils devront accomplir et par le fait que nous ne les aiderons pas à l'accomplir, par exemple en accordant des subventions pour la construction de ports.
Pour ce qui est des investissements étrangers directs, comme l'expansion nécessaire du port exige des investissements plus grands que ce que le gouvernement est prêt à accorder, pourrions-nous nous tourner vers les gens, c'est-à-dire envisager une sorte de privatisation? Cela dit, c'est très beau, et il y aura des millions de conteneurs qui y passeront au cours des quelques prochaines années.
En tant que Canadiens, nous ne souhaitons pas que ces conteneurs venus d'Asie au port de Prince Rupert se retrouvent plutôt à Chicago. Comment faire pour que les ports fluviaux puissent prendre en charge la transformation lorsque les conteneurs arrivent et que faire des conteneurs vides qui repartent pour l'Asie; il nous faudrait essayer de trouver les façons de les charger de produits spéciaux, de grains de spécialité et de produits assemblés spéciaux? Même s'il faut renvoyer des ordures, je ne sais quoi enfin, comment nous assurer de saisir l'occasion que présentent ces conteneurs?
Je vais soulever toutes les questions. Il y a la question de l'investissement provenant d'étrangers. Si nous ne souhaitons pas investir nous-mêmes parce que le gouvernement semble peu intéressé — tous les gouvernements sont pareils —, devrions-nous permettre des investissements étrangers?
Pour ce qui est de l'importation et de l'exportation, dans quelle mesure nous faut-il nous assurer de ne pas servir uniquement de porte d'entrée pour les marchandises destinées à Chicago et à Memphis? Pouvons-nous saisir l'occasion d'affaires qui se présente et prendre en charge le transport des conteneurs en question?
Il y a des questions fédérales et provinciales qui entrent en ligne de compte. Nous avons tenu des audiences; dans 70 p. 100 des cas probablement, les questions soulevées par les gens qui se plaignaient de difficultés éprouvées à bâtir et à soutenir les ports à conteneurs étaient des questions provinciales, par exemple en ce qui concerne les routes et la coopération municipale dans le cas de la reconstruction de l'aéroport. En tant que gouvernement fédéral, nous devrions être très présents à cet égard et essayer de coopérer, mais la mentalité fédérale-provinciale ne simplifie pas les choses.
Abordons maintenant la question de notre rôle face aux organisations et aux questions internationales. Nous avons un gouvernement minoritaire depuis trois ou quatre ans; peut-être notre regard est-il tourné vers l'intérieur. Nous ne parlons pas du même rôle actif, sinon nous ne jouons pas le même rôle actif que dans le passé face aux associations internationales. Vous vous êtes demandé si nous ferions partie du G-8. Jouons-nous un rôle là? Sommes-nous aussi actifs et énergiques que nous pourrions l'être? Probablement pas. Si nous ne profitons pas de la situation que nous avons aujourd'hui, comment croire qu'on va nous demander de coopérer dans des situations à l'avenir?
Enfin, vous avez parlé de l'idée de danser avec des géants. Nous avons eu cette relation particulière dont nous parlons en prenant l'image de l'éléphant et de la souris. Si nous avons réussi, c'est que nous avons toujours fait attention à notre relation avec les États-Unis. Les occasions sont encore là. Si nous savons nous focaliser sur les questions dont vous avez parlé, en recourant aux Canadiens vivant à l'étranger et aux étrangers qui viennent s'installer ici... cependant, nous ne saisissons pas du tout les occasions qui se présentent ainsi. Nous ne disposons pas d'un mécanisme qui permettrait de saisir l'occasion que seul le Canada peut saisir en ce moment.
M. Wolf : Je ne répondrai pas à toutes ces questions, mais pour ce qui est de l'investissement étranger, oui, nous devrions encourager l'investissement étranger dans des trucs comme les ports. Nous l'avons fait pour la route 407, par exemple, et je n'y vois aucun problème. Si nous avons besoin de capital, nous devrions aller le chercher.
Quant au fait que le port facilite le trafic à destination de Chicago, je n'y vois rien de mal. Tout de même, je suis d'accord avec vous quand vous dites qu'il faut en faire plus pour être compétitif et remplir les conteneurs qui repartent dans l'autre direction, et non pas se contenter seulement de ce que les Chinois nous envoient. Ce faisant, ils travaillent à améliorer toujours l'avantage comparatif dynamique qui est le leur.
Quant aux États-Unis — je crois que nous devrions nous concentrer là-dessus aussi — les États-Unis demeureront notre principal partenaire commercial dans un avenir prévisible. Encore une fois, il y a de vrais problèmes à régler. Si la frontière entre le Canada et les États-Unis n'est pas facile à franchir, cela crée d'énormes difficultés. Si vous êtes à la tête d'une entreprise et que la frontière pose problème, où allez-vous investir — au Canada ou aux États-Unis? Vous allez investir aux États-Unis, car le marché y est plus vaste. Par conséquent, nous devons soigner nos relations avec les États-Unis et adopter des mesures pour nous assurer que la frontière ne crée pas d'obstacles à la circulation des marchandises dans les deux sens.
M. Evans : Merci d'avoir évoqué la porte d'entrée de l'Asie-Pacifique comme exemple de ce que fait le Canada pour changer ses liens avec l'Asie — chose qui se mesure non pas seulement en statistiques commerciales, mais aussi en liens économiques véritables. À la Fondation, nous travaillons beaucoup à la question de la porte d'entrée, car nous y voyons une politique gouvernementale couronnée de succès, à la fois sous le gouvernement libéral et sous le gouvernement conservateur.
Quoi que nous disions par ailleurs aujourd'hui des institutions internationales et des flux commerciaux, la porte d'entrée est essentielle pour ouvrir l'économie canadienne d'une façon beaucoup plus profonde aux chaînes de valeur mondiales que M. Wolf a évoquées. Dans le contexte, il a fallu beaucoup de dextérité politique pour surmonter l'angoisse nourrie à propos du resserrement des liens avec l'Asie — et en particulier, la Chine. C'est un des secteurs où il y a un consensus multipartite ou, si vous le voulez, apolitique. C'est une histoire de réussite, mais ce ne n'est que le début.
Quant à la question de l'investissement, j'ai l'impression que l'investissement dans notre porte d'entrée ne pose pas de problème. Je crois que le gouvernement est sur le point de mettre en place un cadre réglementaire où ce serait le secteur privé qui devrait s'en charger. Affirmer qu'il nous faut plus de fonds gouvernementaux investis dans la porte d'entrée est trompeur. Ce qu'il faut, à notre époque, c'est d'ouvrir les choses, de façon beaucoup plus vaste.
Nous pouvons appeler la Voie maritime du Saint-Laurent la porte d'entrée de notre génération à nous, et quelque 50 milliards de dollars en dépenses ont été consacrés à ce projet. Nous dépensons en ce moment quelque chose comme trois ou quatre milliards de dollars. À la Fondation Asie Pacifique, nous croyons qu'il faudra investir 50 milliards de dollars sur dix ans pour les portes d'entrée de Prince Rupert, Vancouver et Halifax. Tout de même, l'investissement en question ne doit pas forcément provenir du gouvernement.
En posant cette question, si je ne m'abuse, vous voulez savoir si nous devrions envisager des investissements chinois dans notre porte d'entrée. Si un examen attentif de la question me paraît nécessaire, je suis quand même d'avis qu'il faudrait nous ouvrir à la possibilité. Il est déjà question d'investissements majeurs des Chinois dans des projets qui auront leur faveur, particulièrement le corridor nord que vous avez mentionné en parlant de Prince Rupert. Nous devons régler certains problèmes réglementaires et montrer politiquement que cela sera utile.
Envisagez la Chine comme la source des capitaux et non pas la destination. Tous les ans, nous sondons de 200 à 300 entreprises chinoises au sujet des investissements; nous demandons aux gens ce qu'ils pensent du Canada. Nous travaillons à ce sondage en ce moment même. Les Chinois veulent investir dans notre secteur automobile, non seulement pour exporter des voitures, mais aussi pour investir dans les technologies de production.
Si je regarde la porte d'entrée et l'investissement chinois, il me semble qu'il y a là un gain considérable à saisir. Il n'y a pas que la question des sables bitumineux; il n'y a pas que la question de l'énergie. De fait, l'intérêt premier des Chinois au Canada n'est pas là. C'est autre chose, dont notre réseau de transport fait partie.
Il y a aussi la question intéressante que vous avez soulevée à propos du voyage de retour — beaucoup de conteneurs vides retraversent le Pacifique. Si vous souhaitez que la porte d'entrée soit non pas une fin, mais plutôt un moyen adopté pour transformer l'économie canadienne, charger les conteneurs sur le chemin du retour devient important.
Fréquenter les gens de Prince Rupert est exaltant : ils sont sur le point de passer d'une économie fondée sur l'extraction des richesses naturelles, qui se caractérise par l'exportation de marchandises par-delà le Pacifique, à une économie intégrée à une chaîne d'approvisionnement mondiale. Nous ne voyons plus les copeaux de bois du même oeil. Des copeaux de bois pourront maintenant être envoyés en Chine pour y subir une autre sorte de transformation et revenir peut-être au Canada de nouveau. C'est une situation plus complexe.
À mon avis, si le chargement de retour importe, ce n'est encore que la moitié de l'histoire. À la Fondation, nous croyons que l'essentiel est non pas le transport des marchandises ou le chargement des conteneurs vides pour le chemin du retour, mais plutôt les systèmes de logistique prévus à cet égard. Le gros morceau a trait à la recherche et à l'ingénierie et à la conception. C'est là qu'il y a de l'argent à faire.
À l'occasion d'une visite récente aux ports qu'il y a à Hong Kong — ce sont des ports de grande envergure au fonctionnement très complexe — j'ai demandé aux représentants de certains armateurs et organismes portuaires où ils faisaient leur argent. C'est une question fascinante. Ils affirment que le chargement des conteneurs ne rapporte pas; c'est un milieu où la concurrence est absolument féroce, et les marges, très faibles. Ils affirment que la technologie d'emballage leur rapporte davantage; pour cela, ils recourent à des entreprises tout juste de l'autre côté de la frontière. Il y a plus d'argent à faire sur les étiquettes des caisses que sur le contenu. Il y a plus d'argent à faire dans la conception du logiciel qui fera partie des systèmes de sécurité.
À nos yeux, qui dit porte d'entrée ne dit pas seulement transport de marchandises; il faut changer aussi notre façon de voir les transports et la valeur qu'ils représentent pour les Canadiens. Être en quelque sorte les bûcherons et porteurs d'eau du XXIe siècle — ne s'occuper que du transport des conteneurs — est une erreur. C'est un défi à relever au sein d'une économie du savoir; c'est un défi non seulement pour Vancouver et Toronto. C'est un défi pour Prince Rupert et Prince George, et jusqu'à Edmonton et entre les deux. L'infrastructure des transports n'est qu'un moyen qui sert une fin. Les portes d'entrée sont importantes non pas pour ceux qui y transitent, mais pour ce qui s'y passe.
Pour nous, la porte d'entrée n'est que le début de la chose. Travailler en partenariat avec les Chinois à ce projet — et avec les Japonais et d'autres encore à l'autre extrémité de la chaîne d'approvisionnement — voilà le destin économique du Canada. C'est pourquoi j'ai utilisé l'analogie de la Voie maritime du Saint-Laurent. Il ne s'agit pas simplement de permettre à des navires d'aller dans différentes directions : il s'agit de réorienter notre industrie et notre mentalité, de manière à se brancher d'une façon nouvelle sur les échanges internationaux. Merci d'avoir posé cette question; cela me paraît vraiment fondamental.
M. Wolf : Nous devons garder à l'esprit le fait que les Chinois ont beaucoup, beaucoup d'argent. Pour parler des réserves, la leur représente environ 1,4 billion de dollars ou 1,5 billion de dollars américains ou l'équivalent. Ils ne veulent plus accumuler de réserves. Le rendement des réserves est faible.
Maintenant, ils préconisent vraiment l'acquisition d'actifs. Si nous ne nous rendons pas attrayants, nous allons nous soustraire aux possibilités à cet égard. S'ils n'investissement pas, ils décideront peut-être aussi que Prince Rupert n'est pas le port indiqué; il y a d'autres ports vers le sud, ou ailleurs.
Le sénateur Smith : Les observations de nos témoins me convainquent tout à fait. J'ai une question un peu folle à poser, mais je ne peux résister d'en poser une de 60 secondes à propos de votre commentaire au sujet de Norman Bethune.
Je suis allé en Chine une première fois il y a de cela 33 ans. Mao était encore en vie, et c'était le crépuscule de la révolution culturelle. Le premier soir, il y a eu un banquet. Appelé à prendre la parole, j'ai mentionné en passant que, à ma naissance, mon père avait engagé une infirmière qui devait s'occuper de moi. Elle est restée auprès de nous pendant plusieurs années, et elle s'appelait Grace Bethune. C'était la cousine germaine de Norman. Il était impossible de montrer le traitement royal auquel j'ai eu droit pendant la semaine suivante, même qu'on m'a amené à Beijing en avion. C'était incroyable. À l'âge de sept ans, tout enfant chinois connaissait déjà toute l'histoire de Norman Bethune.
Il est inévitable que la Chine en arrive à une place plus importante du point de vue du leadership mondial, c'est même souhaitable. Cependant, là où l'Inde a hérité d'un système parlementaire des Britanniques, tout comme nous — ce n'est pas parfait, mais ça donne une démocratie qui fonctionne assez bien — et il n'y a rien de tout cela en Chine, rien de cette tradition.
La Corée du Nord représente probablement l'État le plus bizarre, le plus fou qui soit dans le monde. C'est une monarchie communiste depuis 60 ans, une dictature. On y consacre une part vraiment abusive des dépenses à l'armée. Quelques millions de personnes sont mortes de faim, littéralement, alors que le cher Leader a six palais, se nourrit au foie gras et boit du champagne. C'est incroyable.
Pendant les années 1980, il m'arrivait souvent d'aller par affaires en Corée. Je suis allé quelques fois à Panmunjom. Il y avait là une plate-forme qui donnait une vue sur un parfait petit village. Des paysans s'y promenaient, répandant des fleurs et chantant des chansons au Cher Leader. C'était des acteurs qu'on amenait là par bus tous les jours. Enfin, quand Kim Il Sung est mort, on a cessé cela.
La Chine a toute l'influence imaginable. Elle pourrait faire bouger la Corée du Nord. Parfois, je me demande si ce n'est pas un peu comme un pit-bull qu'on tient en laisse, mais qui jappe et effraie à mort les Japonais et les Américains, une fois de temps en temps, avec les missiles.
À mesure que la Chine devient un leader sur le plan mondial, croyez-vous qu'elle fera quelque chose un jour pour qu'il y ait en Corée du Nord une société civilisée qui fonctionne, où les gens auraient des droits? La Chine exerce-t-elle une influence positive quelconque sur la Corée du Nord ou la tient-elle en laisse? Qu'en pensez-vous?
M. Evans : J'ai eu la chance d'aller en Corée du Nord cinq fois et j'ai organisé 29 réunions avec des Nord-Coréens, les Chinois étant présents à la moitié d'entre elles. Certains d'entre vous le savent peut-être : avant les pourparlers à six portant sur la question du nucléaire, c'était le Canada — avec Joe Clark comme ministre des Affaires étrangères — qui a lancé dans le Pacifique Nord les discussions multilatérales faisant appel aux Nord-Coréens, Sud-Coréens, Chinois, Américains, Russes, Canadiens et Mongols.
Vous avez posé une question inusitée. C'est que bon nombre de Canadiens demandent comment faire pour encourager en Chine les droits de la personne, la démocratie et une bonne gouvernance. Vous relevez l'exigence et demandez à quel moment nous attendrons des Chinois qu'ils poussent les Nord-Coréens dans certaines directions. C'est une très grande attente à nourrir face à la Chine.
Mon impression, sénateur, c'est que la Chine accomplit un travail très utile face à la Corée du Nord, de deux points de vue. Premièrement, il y a le problème nucléaire. La Chine a joué un rôle indispensable quand est venu le temps d'essayer de trouver une solution pacifique au problème nucléaire nord-coréen. Le dossier n'avance pas aussi rapidement que certains d'entre nous l'espéraient, mais l'appui de la Chine en faveur d'une institution multilatérale — dans le cas qui nous occupe, cela suppose de travailler avec les États-Unis — a été exemplaire.
Si le président Bush ou Mme Rice était parmi nous aujourd'hui, je crois qu'il ou elle dirait la même chose. Cela fait partie des bons coups qu'il faut mettre au crédit des Chinois. Devrions-nous nous attendre à davantage de leur part au sujet de la Corée du Nord? Cela m'apparaît être une relation très délicate. Ce sont des voisins, le petit frère et le grand frère. Les Nord-Coréens sont remarquablement fiers. Ils ressentent parfois face à la Chine ce que ressentent tout au moins certains Canadiens à l'idée que les États-Unis puissent nous pousser dans certaines directions.
Je ne m'attends pas que la Chine pousse la Corée du Nord vers la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit dans un proche avenir. Ce que nous devons obtenir de la Chine, c'est qu'elle rende inoffensif le programme de missiles de la Corée du Nord, et particulièrement son programme d'armes nucléaires. Ensuite, nous pouvons pratiquer l'ouverture. Curieusement, lorsque j'ai demandé à mes amis chinois quelle était la solution à long terme à ce régime de fou qui se trouve dans le pays voisin du leur, ils ont répondu : « l'économie ». Matez le problème nucléaire suffisamment pour pouvoir instaurer une interaction économique avec la Corée du Nord. C'est ce qui nous change. Ce n'est peut-être pas aussi rapide ou si profond que le voudraient certains Canadiens, mais, de cette façon, la rivière destinée à percer cette grande muraille qui s'interpose entre la Corée du Nord et le reste du monde ne sera pas réduite à néant. Mieux vaut laisser l'économie en gruger les fondations et ouvrir la Corée du Nord au monde. Lorsque ce sont les Chinois qui affirment que c'est là la solution, il faut noter que certaines choses avancent dans la bonne direction.
M. Wolf : Sans aucun doute, c'est aussi l'économie qui va gruger certaines des choses que nous n'apprécions pas à propos de la Chine en ce qui concerne les droits de la personne.
Le sénateur Grafstein : Merci, messieurs. J'ai trouvé votre exposé fascinant. Je crois que nous avons tous passé du temps en Chine. Le sénateur Smith y était pour quelque chose.
J'ai parcouru la Chine moi-même sur 450 000 kilomètres et j'ai découvert que, où que j'aille, si je parlais anglais, quelqu'un pouvait me conduire d'un endroit à l'autre. Vous avez raison : Bethune — à Urumqi et dans le Grand Nord ou au sud à Guangzhou — c'est un grand héros. On n'a qu'à dire : « Canadien » et voilà, il y avait cette merveilleuse relation, qui perdure. Comme le sénateur Smith l'a dit, cette histoire-là est enseignée dans les écoles. Du plus simple paysan au Chinois haut placé, le Canada est considéré comme un vieil ami de la Chine. Partout en Chine, cela est enseigné à l'école.
Notre histoire en Chine remonte bien avant l'époque de Bethune. C'est avant le tournant du siècle. J'ai déjà fait une analyse de la politique étrangère du Canada; or, notre politique étrangère était fondée sur les préceptes de l'évangélisation sociale véhiculée par nos missionnaires. Notre premier ministère des Affaires étrangères se composait de fils et de petits-fils de missionnaires; M. Pearson, M. Skelton. Tout cela est arrivé à un jet de pierres de l'édifice de l'Est, et tout cela se fondait sur l'expérience chinoise.
Toronto était au cœur de l'expérience chinoise. C'étaient les prêtres de Scarborough, et aussi le mouvement anglican et l'Église unie. Cela évoque une riche histoire qui est bien connue en Chine. La première université à l'occidentale est la création de Canadiens. M. Henry Luce a fait ses classes à une école de missionnaires canadienne. C'est un missionnaire canadien qui a enseigné le chinois au chef du Parti communiste du Sichuan. Les liens qui existent là sont très forts. À mon avis — et vous en avez fait la remarque — nous ne les avons pas cultivés ni actualisés. Ces liens sont là, et on en enseigne l'histoire dans les écoles. Quand j'ai invité les membres d'une délégation de Chongqing à Toronto, je leur ai remis une carte postale de la maison de Bethune. C'est la plus grande merveille qu'ils ont jamais eue entre les mains. Ils l'ont encadrée et accrochée dans leur bureau.
Nous n'avons pas bien examiné notre propre histoire en Chine — et qui est très positive — ni pris la relation ainsi établie pour point de départ. À un moment donné, nous l'avons fait. C'était en 1957 avec M. Diefenbaker.
Permettez-moi d'aborder le processus maintenant. Je voulais faire valoir cette idée. C'est là pour ceux qui veulent creuser.
Je veux parler des processus et des partenariats stratégiques. Je suis d'accord avec vous quand vous dites que la clé pour mobiliser la Chine réside dans les partenariats fondés sur le jumelage. Plusieurs villes canadiennes sont jumelées avec des villes chinoises. Toronto s'est jumelé à Chongqing, et nous avons perdu de l'argent et ainsi de suite. Tout de même, nous avons eu une relation extraordinaire pendant environ 15 ans; nous nous sommes rendus périodiquement en Chine pour nous concerter avec cette toute petite ville — le vieux Chungking — de 35 millions d'habitants. Nous avons laissé mourir cette relation, mais nous essayons de jumeler nos universités; l'Université York et l'Université de Toronto ont pris part à cela. Il y a eu tout un exercice de jumelage qui a été laissé en plan ici. Le moment est venu de relancer le travail : il faut jumeler des universités, des villes et des consuls, et nouer des relations d'affaires avec les communautés chinoises qui participent à tous ces jumelages.
Je veux poser une question stratégique sur la question des portes d'entrée. Nous avons perdu un gros morceau lorsque c'est Seattle, plutôt que Vancouver, qui a pris en charge tous les gros conteneurs. L'occasion était excellente de détourner la circulation au profit de Vancouver et de Prince Rupert, mais c'est Seattle qui a remporté la mise. Nous avons raté le coche. Maintenant, nous essayons de nous rattraper.
Il y a une autre occasion économique stratégique qui se présente : c'est la canalisation du détroit de Béring. S'il nous fallait discuter de la façon de convaincre les Chinois, les Russes, les Américains et les Canadiens de participer à un projet incroyablement facile, plutôt que de se soucier du transport par conteneurs, on se soucierait des voies ferrées. Ainsi, on envisagerait de monter à bord d'un train à Londres, de traverser la Chine et la Russie, pour aboutir à Vladivostok, de parcourir le détroit de Béring — qui est plus étroit et moins profond que la Manche — et de se trouver au bout du compte en Alaska et revenir par les territoire jusqu'en Colombie-Britannique.
Monsieur Evans, votre groupe a-t-il discuté de cela? J'ai parlé aux représentants du gouvernement de l'Alaska, qui est prêt à agir. Si nous collaborions avec les Chinois à ce projet, ils financeraient l'affaire et fourniraient la main- d'œuvre, et nous en profiterions énormément.
M. Evans : C'est la plus grande question qu'on m'ait jamais posée à propos d'une porte d'entrée.
Le sénateur Grafstein : Il faut voir grand.
M. Evans : Plusieurs Canadiens en ont rêvé il y a 100 ans, et le projet s'est buté sur quelques guerres mondiales et certains problèmes géostratégiques. Je ne saurais quoi répondre pour qualifier le degré de viabilité d'un tel projet. Certes, en ce moment, nous entendons parler de projets touchant Churchill et d'une nouvelle sorte de porte d'entrée qui pourrait être aménagée avec la fonte des glaces.
Le sénateur Grafstein : De Churchill à Chicago.
M. Evans : Je crois que votre imagination est bien orientée. Le moment est venu de voir grand. Je ne sais pas si c'est viable. Nous ne pouvons commenter la question du pont terrestre et du tunnel sous l'autre Manche qui serait là. Ce n'est pas inimaginable. Ce sera là un jour.
À court terme, je me soucie moins que vous peut-être de Prince Rupert et de sa capacité d'attirer des navires à conteneurs. COSCO, l'armateur chinois, a détourné une cargaison qui allait jadis à Seattle vers Prince Rupert une fois par semaine. C'est pourquoi Prince Rupert a été choisi.
Le sénateur Grafstein : À quel moment cela s'est-il fait?
M. Evans : Il y a six semaines environ. Pour être précis, le 31 octobre est le premier jour où c'est arrivé. J'ai l'impression que le resserrement de la capacité portuaire est tel que, même si Seattle est en concurrence avec Vancouver, et Vancouver, avec Prince Rupert, tout le long de la côte Ouest, si nous devions doubler notre capacité au cours des cinq prochaines années à tous les ports mentionnés, nous n'arriverions pas à répondre à la demande prévue.
La concurrence est une question à court terme. Ce qui importe, c'est qu'il faut trouver les investissements, trouver le cadre réglementaire voulu et trouver la volonté politique nécessaire pour que les Canadiens et les Américains voient que l'évolution de leur économie passe par des échanges nettement accrus avec l'Asie, en fait d'importations et d'exportations.
Certains analystes nous disent maintenant que la capacité des ports représente le plus grand obstacle à la croissance du commerce entre les États-Unis et la Chine de même que du commerce entre le Canada et la Chine. Cela revient presque à créer un obstacle non tarifaire qui réduit la vitesse de circulation des marchandises de même que la quantité. C'est une forme de protectionnisme qui passe sous un autre nom.
Le sénateur Grafstein : D'où les chemins de fer.
M. Evans : Peut-être que M. Wolf peut s'adonner à une analyse des chemins de fer canadiens. Il est merveilleux de voir les gens penser grand et rêver aux côtés des Chinois. Voyons ce qui va se produire.
Le sénateur Grafstein : J'en ai discuté avec les Chinois. Ils sont tout à fait emballés.
M. Wolf : Je suis tout à fait d'accord pour dire qu'il nous faut établir des partenariats avec les Chinois et les Indiens à tous les niveaux. À la Schulich Business School de l'Université York, par exemple, nous avons une entente avec l'Université de Pékin, qui représente probablement la meilleure école d'études commerciales que l'on puisse trouver en Chine. Les étudiants font la première année de leurs études de MBA à Beijing, puis ils viennent faire la deuxième à l'école Schulich. Encore une fois, ce n'est qu'un petit pas fait dans la bonne direction. Nous devons en faire beaucoup plus et nous devons être prêts à explorer.
Il y a autre chose qui crée de grands problèmes du point de vue des universités et des écoles d'études commerciales comme la nôtre. Le gouvernement provincial ne nous verse rien pour les étrangers qui viennent faire des études supérieures chez nous. Bien entendu, cela nous empêche d'attirer des étudiants d'ailleurs. Les étudiants étrangers nouent des liens très précieux une fois leurs études terminées, et c'est sur ce plan que nous perdons. C'est une approche à très courte vue, en fait, de la part des gouvernements provinciaux, qui ne nous financent aucunement en rapport avec les étudiants étrangers.
Le sénateur Downe : Monsieur Wolf, je ne partage pas l'enthousiasme que vous affichez pour ce qui est du rythme rapide du développement et des évaluations environnementales en Chine. Je crois que cela occasionne beaucoup d'erreurs et qu'on en voit les effets dans leur environnement, qui, dans bien des régions du pays, est en piteux état. Ce sont les citoyens qui paient le prix.
Faites-vous la distinction entre l'investissement chinois et l'investissement provenant d'autres pays qui auraient un marché libre où ce sont des sociétés qui essaient de générer un profit pour les actionnaires, plutôt que des entreprises d'État qui peuvent, de fait, appartenir à l'armée et avoir un autre objectif lorsqu'elles investissent au Canada?
M. Wolf : D'abord, je suis d'accord avec vous quand vous dites que la mise en place de l'infrastructure occasionne un grand nombre d'erreurs. Il est également vrai d'affirmer que les Chinois s'améliorent de ce point de vue. De fait, ils commencent à tenir compte de leur environnement beaucoup plus qu'ils l'ont fait dans le passé. Il faut songer au point de départ qu'ils ont eu à cet égard.
De même, évidemment, ils ont un système politique différent qui leur permet d'aller beaucoup plus vite. Là où je veux en venir, c'est que là où ils sont peut-être trop rapides au sens où ils ne réfléchissent pas à toutes les conséquences, nous, nous sommes beaucoup trop lents. Il y a un juste milieu.
Pour répondre à votre question principale, oui, il y a clairement des distinctions à faire entre les motifs que les entreprises peuvent nourrir. Cependant, même si la part du lion revient au gouvernement chinois — soit dit en passant, là où il est question du gouvernement chinois, il ne faut pas penser forcément au gouvernement de Beijing — il y a de plus en plus d'entreprises chinoises... ce pourrait être le gouvernement provincial ou l'administration municipale, ou encore l'armée; cela varie. Il est possible d'aborder la question au cas par cas.
Je ne crois pas qu'on veuille jeter le bébé avec l'eau du bain et affirmer que nous ne voulons pas entrer dans ce jeu. Ce serait renoncer à d'importantes possibilités. Le même raisonnement vaut pour les fonds souverains du Moyen- Orient. Clairement, les banques américaines éprouvent de grandes difficultés; elles ont besoin d'être recapitalisées; c'était une bonne source de fonds. Nous devons procéder délicatement. C'est le couteau à légumes qu'il nous faut et non pas le couteau de boucher.
M. Evans : Nous avons remis récemment au comité de M. Wilson une analyse avec recommandations sur l'investissement étranger chinois au Canada, particulièrement les fonds souverains. Mes collègues économistes se sont livrés à une réflexion approfondie.
J'ai l'impression qu'il y a là une question d'une véritable importance du point de vue des politiques publiques au Canada. Nous allons envoyer des signaux. À cet égard, il importe de ne pas pratiquer de discrimination envers un pays particulier. J'ai l'impression qu'il y aura peut-être un ou deux secteurs particuliers, le domaine nucléaire et un ou deux autres, où des préoccupations entourant la sécurité nationale moduleront les règles appliquées à l'investissement provenant de nombreux pays et non pas seulement la Chine.
L'élément clé, pour nous au Canada, consistera à déterminer quelles pratiques de gouvernance nous paraissent nécessaires chez un investisseur étranger, quel qu'il soit. Qu'il s'agisse d'une entreprise d'État ou non, il faut déterminer comment les gens vont fonctionner sur le marché canadien, quelles sont les règles de divulgation qu'ils devront respecter, quel est l'ensemble des paramètres techniques qu'il nous faudra appliquer. Les lignes directrices recommandées par M. Wilson et son groupe vont revêtir à cet égard une importance capitale.
Au moment où nous travaillons à ces lignes directrices, il est indispensable, étant donné les relations politiques délicates dont il est question, de mener avec soin le dossier des communications. J'ai rencontré David Emerson et d'autres personnes pour traiter de ce que nous allons dire aux Chinois à ce sujet.
Plus encore qu'il y a deux, trois ou quatre ans, aujourd'hui même, il y a dans certains cercles en Chine l'idée que l'investissement chinois ne nous intéresse pas. Cette perception n'est pas réaliste. De façon générale, les Canadiens sont très ouverts à la question. Cependant, c'est une affaire que nous devons mener avec soin, dans nos discussions avec les médias et d'autres intervenants : ce n'est pas une question qui intéresse exclusivement la Chine; cela s'applique à toute une série de pays qui envisagent d'investir chez nous. Dans les délibérations que nous avons à ce sujet, la sensibilité politique dont il faut faire preuve est supérieure à la normale.
Le sénateur Downe : Je présume que les Chinois disposent d'une liste de restrictions sur les investissements étrangers en Chine. S'attendraient-ils à un traitement différent au Canada? Autrement dit, seraient-ils en mesure d'investir dans des choses où l'investissement provenant de Canadiens en Chine même serait interdit?
M. Evans : Je suis désolé de ne pouvoir vous donner une réponse détaillée, mais je crois que la question de la réciprocité est capitale, non seulement pour l'investissement, mais aussi pour plusieurs autres questions. Nous sommes les bienvenus, mais nous n'avons pas conclu avec la Chine un accord de libre-échange ni une entente exhaustive sur la protection des investissements étrangers. Nous devons apporter plusieurs améliorations à l'architecture de nos relations avec la Chine, pour réduire au minimum certaines des possibilités que vous évoquez et aussi pour convaincre la Chine de se rallier à notre point de vue sur certains points. C'est une question hypothétique dans la mesure où l'investissement canadien en Chine pour l'instant demeure très faible. Il est minuscule par comparaison à celui des Américains et de nombreux autres pays, mais il est dans notre intérêt d'ouvrir la Chine et de montrer aux Chinois la manière dont les choses peuvent se faire en collaboration avec eux.
Je ne cherche pas à éluder votre question, mais je ne suis pas au fait des aspects techniques qu'elle comporte. Vous avez raison. Il faut situer cela dans le contexte de discussions subtiles avec les Chinois. À cet égard, nous allons devoir envoyer les bons signaux et mener l'affaire avec beaucoup de soin.
Le sénateur Stollery : Je sais qu'il se fait tard et je ne veux pas retarder les choses. Tout de même, chaque fois qu'il est question de Norman Bethune, cela me rappelle la Seconde Guerre mondiale, à l'époque où j'étais étudiant dans une école publique de Toronto. Nous apprenions que Norman Bethune était à l'origine d'une des grandes contributions du Canada à l'effort de guerre, mais qui n'avait rien à voir avec la Chine, car il avait inventé la banque de sang itinérante. Quiconque a fait sa troisième ou sa quatrième années à Toronto en 1943 ou 1944 a tout appris sur Norman Bethune, mais pas le fait qu'il est mort en Chine.
Ma question porte sur un point intéressant qu'ont soulevé nos témoins à propos de la transmigration — le fait que les gens circulent beaucoup maintenant, depuis l'invention de l'avion à réaction et ainsi de suite. J'ai été député de Spadina, le Chinatown de Toronto, pendant une bonne part de la période où nous avons établi nos relations avec la Chine, et je compte de nombreux amis qui vivent à Hong Kong.
Une idée circule selon laquelle les gens sont venus au Canada pour obtenir un passeport canadien, puis sont partis, mais, d'après mon expérience, ce n'est pas le cas. Lorsque j'ai visité Hong Kong en compagnie du sénateur Di Nino il y a quelques années à une conférence du cycle de Doha, c'est-à-dire la conférence ministérielle de l'OMC à Hong Kong, j'ai rencontré des amis à moi qui avaient vécu au Canada pendant des années et qui y avaient mené une carrière fructueuse. Ils habitaient à Hong Kong. L'impression que j'avais, c'est qu'ils étaient avides d'action. Ils ne vivaient pas à Hong Kong parce qu'ils avaient besoin d'argent, particulièrement. Je ne sais pas combien de centaines de milliers de Canadiens vous avez dit qu'il y avait à Hong Kong, mais il y en a bon nombre. C'est un nombre incroyable qui va et vient entre le Canada et Hong Kong. Leurs enfants fréquentent l'école à Toronto; ils vivent à Hong Kong ou en Chine, comme vous l'avez dit, dans l'équivalent de la Silicon Valley.
À mon avis, ce sont là des éléments extraordinairement importants dont il faut tenir compte pour une politique éventuelle, même s'il est un peu audacieux d'utiliser ce terme. Je crois que nous n'avons pas cherché sérieusement à tirer parti de la chose : il y a un nombre énorme de Canadiens qui sont de descendance chinoise. Non seulement est-ce le cas, mais, souvent, ce sont les enfants de Chinois qui sont venus au Canada avides d'action. C'est toujours l'impression que j'ai eue en parlant avec eux. Tout simplement, ils aiment que ça bouge.
Ma question comporte un autre aspect. Nous n'étudions pas que la Chine, mais la conversation a tourné autour d'elle, et je crois que ça a été utile. J'ai des amis chinois. Les Chinois ont des divergences d'opinions tout comme nous, comme tout le monde. Cependant, j'ai remarqué que, dans les provinces chinoises, la famille a une grande importance. J'ai connaissance de familles — avec tout ce que cela suppose, la famille élargie — ayant une importance politique énorme dans les provinces de Chine. Je ne dirai pas lesquelles, mais j'ai un bon ami qui est très important. À un moment donné, en Europe, il y avait une délégation venue de Chine; j'ai été étonné de voir que mon ami devait prendre congé de moi pour aller les voir, parce qu'ils se connaissent tous et qu'il y a un certain aspect familial à tout cela. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez? Il y a peut-être là deux questions. J'espère qu'elles sont courtes.
M. Evans : Je vais parler un peu de Norman Bethune. J'ai écrit un livre sur les relations sino-canadiennes et l'utilisation de Norman Bethune comme symbole à divers stades de notre relation, la signification de sa présence au moment même où il se trouvait en Chine, sa signification aux premiers instants où nous essayons de nouer des liens politiques avec la Chine autour de la période de reconnaissance et sa signification au fil du temps — la façon dont nous avons vu chez lui un homme et un symbole pouvant changer à différents moments.
Pour la gouverne du comité, s'il fallait mentionner un Canadien auquel nous devons accorder de l'attention, ce serait un Canadien qui est toujours en vie et qui a pour nom Dashan, le jeune Mark Roswell, un linguiste merveilleux qui peut discourir en chinois et en anglais. Vous souvenez-vous du sketch d'Abbott et Costello : « Who's on First? » Dashan fait ce sketch en chinois pour un auditoire chinois; il divertit et éduque les gens d'une manière extraordinaire. C'est le nouveau communicateur transculturel de notre époque et, de loin, le Canadien le mieux connu en Chine à ce moment, exception faite de Norman Bethune.
Pour répondre à la question plus substantielle que vous avez posée — le fait de savoir comment les familles fonctionnent — j'ai l'impression que les pressions qui s'exercent sur la structure sociale en Chine sont si énormes que bien des choses sont en train de changer. Songez au fait que la révolution industrielle a mis 150 ans pour balayer l'Angleterre, et 75 ans, pour balayer les États-Unis. En Chine, c'est en train de se faire en 25 ans. Les tensions et pressions pour la société qui en résultent sont à l'origine d'une véritable encyclopédie de maux et difficultés. Les nouvelles nous le font voir tous les jours : les mauvais produits, les 300 millions de migrants chinois qui se promènent à l'intérieur de leur propre pays — une population plus grande que celle des États-Unis, qui dérive. Quel que soit le problème social auquel vous voulez vous intéresser, il existe là.
Les tensions et pressions pour les familles sont énormes. Leur capacité de rester soudées pendant la période de Fêtes comme en ce moment est extraordinaire. De même leur capacité d'être branchés sur différentes parties du monde. Cette famille chinoise transplantée, la famille chinoise transnationale, compte des dizaines de millions de membres qui vivent de cette manière. Ils parviennent à préserver les vertus et les valeurs de la famille tout en composant avec le capitalisme sauvage et les pressions extraordinaires exercées par la mondialisation — c'est tout un drame. Le Zola du siècle nouveau parlera peut-être de l'aventure extraordinaire et abominable qu'il y a en Chine en soulignant les pressions qui s'exercent sur la façon dont les gens vivent. Nous devons en tirer une leçon à mon avis.
M. Wolf : Cela donne à penser que nous devons être sensibles à ce qui se passe et être en mesure de tenir compte des valeurs culturelles. Souvent, nous négligeons cela dans les affaires que nous traitons et, souvent, c'est la raison de notre échec.
Le président : Je sais que nous avons dépassé un peu la limite de temps permise, mais je veux poser une question pour le compte rendu. Je vais être bref et, je l'espère, vous allez pouvoir nous faire profiter de votre sagesse.
Les questions touchant les droits de la personne, les lois du travail, la dégradation de l'environnement, la responsabilité sociale, les soins de santé et ainsi de suite dont nous devons tenir compte en étudiant les relations que nous cultivons avec d'autres pays sont des questions que, souvent, nous passons sous silence là où il est question de la relation entre la Chine et le Canada — et aussi, dans une certaine mesure, d'autres pays comme l'Inde. L'un ou l'autre d'entre vous a-t-il des idées dont il peut nous faire part là-dessus?
M. Evans : Vous avez soulevé une question fondamentale. Pour revenir à une relation avec la Chine où il est question de voir grand, d'insister sur l'extraordinaire et le remarquable — tout cela s'applique à bien des aspects de la dynamique qu'il y a en Chine — à mon avis, d'un point de vue politique, ou pour ce qui est des valeurs de notre société à nous, nous ne pouvons dissocier le programme d'action économique de la Chine d'un programme d'action fondé sur des valeurs où se retrouvent l'ensemble des droits de la personne — certains appellent cela la démocratie ou la bonne gouvernance ou la primauté du droit. Je crois que c'est une erreur que d'avoir deux hémisphères, un qui s'intéresse aux défis économiques énormes et fascinants qu'il faut relever et un autre qui constate que la Chine n'a pas un si joli bilan à divers égards.
Je suis un enfant des années 1960. Je me souviens d'un film intitulé Le bon, la brute et le truand. Je crois que la Chine correspond à tout cela en ce moment. J'ajouterais « la belle ».
Le sénateur Grafstein : C'était un western spaghetti.
M. Evans : C'est au Canada une grande question avec laquelle se débattent nos parlementaires et les gens de nos groupes de réflexion — comment envisager la Chine sans exclure l'un ou l'autre des hémisphères. Il nous faudrait pouvoir porter un regard réaliste et constructif sur ces choses.
Je peux relater ici une histoire qu'il serait peut-être utile de connaître. Si j'ai raison d'affirmer que ce qui se produit en Chine aujourd'hui est l'équivalent de ce qui s'est produit en Grande-Bretagne durant les années 1800, puis aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ce sont des forces productives et sociales énormes qui sont en mouvement. La Chine est aux prises avec tous les types de maux sociaux que nous pouvons imaginer, depuis le trafic d'organes jusqu'aux problèmes éprouvés à édifier des organisations représentatives, qu'on parle de démocratie ou d'organismes délibérants. La Chine connaît toute une panoplie de problèmes, mais ceux-ci ne sont pas uniques. Aux prises avec les mêmes problèmes, d'autres pays sont parvenus à instituer des changements importants.
À notre Fondation et dans d'autres établissements de recherche, nous débattons de la question de savoir si la Chine est sur le point d'entrer dans une ère progressiste. Étant donné les problèmes énormes que le pays éprouve, comment les gens réagissent-ils devant un environnement qui est presque insupportable, des conditions de travail qui, à bien des endroits, évoquent un autre siècle?
Parfois, suivant l'expérience que nous avons eue en Europe, aux États-Unis et au Canada, nous constatons que de l'obscurité d'une industrialisation rapide naissent des mouvements sociaux en faveur d'une amélioration de la vie des gens. J'ai l'impression — et c'est pourquoi il s'agit d'un débat politique — que bon nombre de nos savants suivent peut- être mon argument jusqu'à un certain point, mais, ensuite, ils font valoir qu'il faut promouvoir en Chine la démocratie et les droits de la personne à l'occidentale.
Je vous soumettrais pour ma part que, essentiellement, nous observons toutes sortes de changements sociaux en Chine en ce moment. Nous assistons à la naissance de groupes et de médias qui critiquent davantage leur gouvernement. Nous commençons à voir ce que nous aurions pu appeler auparavant des « empêcheurs de tourner en rond » — des journalistes qui exposent les problèmes du gouvernement. Ils ne peuvent les exposer ouvertement, dans tous les domaines, mais il y a une société civile relativement plus dynamique qui commence tout juste à prendre racine.
Au cours des cinq à dix prochaines années, si je devais décider de la politique canadienne en la matière, j'envisagerais des façons pour nous de travailler plus en profondeur avec les citoyens chinois et le gouvernement du pays en vue de créer une justice sociale là-bas, plutôt qu'une démocratie et des droits de la personne d'une variante particulière. Il y a au sein de la société, au sein du parti, des forces profondes qui souhaitent un changement. Il ne s'agit pas de dire qu'il faut permettre à la Chine d'être différente — en dernière analyse, la Chine devra embrasser les institutions qui permettront à son peuple de composer avec le monde industriel dans lequel nous vivons. Nous devons être des éléments positifs de cette démarche.
Toutes les personnes réunies ici pourraient dresser une liste de dix choses à propos de la Chine qui nous paraissent difficiles, répréhensibles ou horribles, en prenant pour référence notre code de valeurs. La question consiste à savoir comment nous allons faire pour aider les Chinois à instaurer les changements voulus au sein de leur propre société. À mon avis, il faut d'abord et avant tout s'attaquer à la question de la justice sociale et à celle de l'environnement, plutôt que de faire de la démocratie le premier objectif de la politique canadienne.
M. Wolf : J'ai l'impression que les leaders chinois sont conscients du fait qu'il faut changer les choses sur de nombreux fronts. Toutefois, ils craignent énormément toute forme d'agitation sociale — un chômage massif ou quoi que ce soit qui puisse nuire aux fondements de la croissance économique actuelle.
Il faut être compréhensifs. En même temps, il faut exercer des pressions subtiles et instaurer un dialogue qui aidera les Chinois à évoluer dans le sens où ils me paraissent bien vouloir évoluer. Je crois de même qu'ils sont conscients du fait que le degré de dépendance de leur économie face aux exportations n'est pas vraiment dans leur intérêt. De fait, il est dans leur intérêt de délaisser quelque peu les exportations pour privilégier la consommation intérieure. Cela donnera un meilleur équilibre dans le monde et un sort nettement meilleur pour les Chinois. Je ne veux pas forcément dire qu'ils auront de plus gros téléviseurs et tout cela. Je parle de santé et d'éducation — particulièrement dans les régions rurales, où relativement peu de choses se sont produites par rapport aux grandes villes. Ce genre de mouvement a lieu. Je crois que le gouvernement sait que c'est nécessaire, mais qu'il souhaite ne pas aller trop vite.
Pour ce qui touche le débat sur les droits de la personne, je m'y connais moins. Ce que je sais, c'est que le débat économique est beaucoup plus nourri. Autrement dit, les gens sont relativement plus libres de parler de l'orientation qu'ils aimeraient voir l'économie prendre et de l'évolution du renminbi et du taux de change. Déjà, nous voyons plus d'ouverture. De même, il faut féliciter les Chinois d'avoir tiré de la pauvreté un si grand nombre de personnes. Ils ont beaucoup de chemin à faire, mais ils en fait beaucoup aussi.
Le sénateur Johnson : Du point de vue de la justice sociale, qui a tant d'importance, quels groupes chinois pouvez- vous nommer, avec lesquels nous pourrions travailler dès maintenant?
M. Evans : S'il fallait faire une liste, il faudrait inclure les nouvelles associations d'avocats et de juristes, dont certains ont déjà été formés ou travaillent déjà avec des Canadiens grâce à des programmes comme ceux de notre agence d'aide, l'ACDI; et les médias qui couvrent des questions en particulier, par exemple l'environnement, les droits des travailleurs et les droits de propriété. C'est un secteur où on voit qu'il y a un certain dynamisme.
Ce sont des agents non seulement de la société civile, mais aussi du gouvernement qui nourrissent un pensée très progressiste — et j'utilise ce terme avec soin — des gens qui croient que la Chine doit affronter une nouvelle série de questions de manière nouvelle. Ce serait un grand plaisir pour moi de vous faire part des résultats des réunions que nous tenons à ce sujet et de ce que certains des Chinois avec lesquels nous en discutons y apportent. Je crois que la question de notre président est fondamentale. Face à la Chine, les Canadiens ne se contenteront plus d'une politique où il est permis de penser que l'économie est privilégiée et que tout le reste est mis de côté.
Je proposerais que votre comité en particulier, qui se penche sur les questions économiques, un élément du plan d'action face à la Chine en ce moment... si nous devions examiner les vraies questions où il faut des partenariats ou d'autres choses, au-delà des questions que M. Wolf a mises de l'avant — il faudrait parler de la gouvernance des entreprises en tant qu'elle se rapporte aux droits des travailleurs et au traitement des travailleurs. Nous devons affronter toute une série de questions touchant la responsabilité sociale des entreprises.
Les entreprises chinoises doivent traiter non seulement avec les citoyens chinois, mais aussi avec des gens originaires de nombreuses autres régions du monde. Qui dit Chine mondialisée ou Inde mondialisée dit que les affaires et les investissements chinois se mondialisent. Lorsque M. Emerson, ou lorsque notre ministre du Commerce traite avec les Chinois, à mon avis, il est absolument naturel et essentiel qu'il aborde aussi pendant les réunions prévues les questions relatives aux droits de la personne — non pas dans l'idée de faire la leçon aux Chinois, qui font face à des problèmes tout comme nous — car c'est sur ce plan que la responsabilité sociale des entreprises est liée au changement social. En traitant avec la Chine, il faut recourir en même temps aux deux hémisphères cérébraux et lier les questions économiques et les questions relatives aux droits de la personne, et ne pas craindre de soulever des questions auprès de la Chine dans le contexte d'une relation politique positive.
C'est une vieille idée : vous gardez vos amis près de vous et vous gardez ceux qui vous inquiètent encore plus près. Je crois que l'idée de cultiver une relation, même en sachant que le partenaire n'est ni parfait ni beau, représente ce qu'il y a à faire.
Cela me réjouirait que nous puissions aider le comité à approfondir certaines des questions techniques auxquelles nous travaillons et aussi certaines des questions relatives à la justice sociale, là où l'économie rencontre la société. C'est une série de questions positives dont les Canadiens peuvent débattre maintenant. Nous ne serons peut-être pas toujours d'accord avec les Chinois, mais nous pouvons travailler avec eux, peut-être, en vue d'un objectif commun.
Le président : J'ajouterais à ce que vous avez dit au sujet des influences. Le cyberespace est un élément très important de l'équation. Je crois qu'il a joué un rôle énorme.
Le sénateur Grafstein : Pour ce qui est de la question de la démocratie en Chine, l'un d'entre vous a-t-il travaillé à la transformation des communes agricoles en un modèle quasi démocratique? En visite là-bas, j'ai été étonné d'apprendre que les chefs de ces communes sont élus. Ils ne sont pas nommés par le gouvernement central ou provincial. Si la personne ne rallie pas des appuis et n'est pas élue par ses commettants localement, elle ne peut diriger la commune. Il semble que les gens choisissent la personne la plus compétente, la meilleure. J'y ai vu une forme naissante de démocratie, qui se déploie depuis la base — greffée sur un modèle socialiste, évidemment.
L'un d'entre vous a-t-il repéré cela ou l'a-t-il étudié? Il y a quelqu'un à l'Université York qui est un expert de la Chine et de la Russie qui a réalisé des études en ce sens.
M. Evans : Oui, Bernie Frolic. Les universitaires étudient beaucoup cette question. Il y a toutes sortes d'expériences et de mouvements qui se déploient localement en Chine en ce qui concerne les procédés de sélection des personnes occupant des postes de faible rang. C'est là que la démocratie se complique : ce n'est pas la démocratie telle que nous la connaissons, car il n'y a pas de concurrence entre différents partis; c'est plutôt autour des personnes que ça se joue. Il y a certaines expériences où les partis nouveaux sont permis, mais ce sont des expériences réalisées à la base même, qu'il ne faut pas confondre avec la démocratisation que nous avons observée dans d'autres régions de l'Asie, en Thaïlande, aux Philippines, à Taïwan, ou encore ailleurs dans le monde. Ce n'est pas la même démarche. Il y a lieu de croire que ce sont des expériences de ce que mes collègues politologues qualifient de « démocratie délibérative ». C'est une façon de qualifier une démarche qui ne correspond peut-être pas aux élections telles que nous les entendons — une sorte de concurrence démocratique avec une presse libre qui en traite — mais une participation plus profonde.
La Chine d'aujourd'hui est une vaste encyclopédie d'expériences. Je ne veux pas dire par là qu'il faut en surestimer la portée. La démocratie n'est pas aux portes de la Chine. Cependant, il y a bel et bien ces expériences, qui font voir une certaine recherche de justice sociale et la volonté d'avoir des leaders qui ne sont pas corrompus et des leaders qui travaillent dans l'intérêt des gens localement. Cela fait partie d'une certaine expérience qui a cours en ce moment au sein du système politique chinois.
M. Wolf : Cela illustre aussi les différences qui existent à l'intérieur même de la Chine. On ne peut faire de la Chine un bloc homogène. Il existe de grandes différences d'un endroit à l'autre pour ce qui est des activités qui s'y déroulent. C'est un type de société qui est très complexe. Nous devons saisir cela un peu plus.
Le président : Merci à nos deux témoins experts. Nous avons dépassé la limite d'une demi-heure. Évidemment, cela fait voir l'intérêt que vos observations suscitent chez nos collègues. Nous essayons encore de bien nous focaliser sur ce sujet. Monsieur Evans, vous nous avez mis au défi de repenser ce que nous savons, et nous allons essayer de faire une bonne synthèse de tout cela. Vous nous avez aidés énormément, vous et M. Wolf, à canaliser notre réflexion. Les observations que vous avez formulées nous seront très utiles pendant les délibérations à venir et au moment de préparer notre rapport.
La séance est levée.