Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 10 - Témoignages du 10 juin 2008
OTTAWA, le mardi 10 juin 2008
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 17 h 55 pour étudier l'émergence de la Chine, de l'Inde et de la Russie dans l'économie mondiale et les répercussions sur les politiques canadiennes.
Le sénateur Consiglio Di Nino (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Chers collègues, je vois qu'il y a quorum. La séance est ouverte.
Bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Aux fins du compte rendu, disons que le comité examine actuellement l'influence économique nouvelle de la Chine, de l'Inde et de la Russie, et les politiques que se donne le Canada en réaction à cela.
Aujourd'hui, nous avons le bonheur d'accueillir au comité M. Christopher Westdal, qui a établi des liens profonds avec la Russie, particulièrement à titre d'ambassadeur du Canada dans le pays en question. N'hésitez pas à me corriger si je dis quelque chose de faux, monsieur l'ambassadeur, car je procède de mémoire.
Nous allons d'abord entendre une déclaration liminaire de la part de M. Westdal, puis les membres de notre comité pourront lui poser des questions.
Christopher Westdal, à titre personnel : C'est un privilège pour moi de pouvoir m'adresser à vous, sénateurs. Je vous remercie sincèrement de l'honneur que vous me faites ainsi. Comme nous en avons discuté, durant les dix ou 15 prochaines minutes, je me propose de mettre en relief et de résumer les composantes principales et recommandations qui se trouvent dans mon mémoire, que vous pourrez consulter à loisir plus tard. Le mémoire approfondit les questions davantage que je peux le faire pendant ma déclaration. Certes, je serai heureux de pouvoir discuter de n'importe laquelle des questions que j'aborde.
Je vais employer le temps qui m'est offert pour parler un peu du monde que représente les BRIC émergents, le monde où nous vivons — celui du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine —, ensuite de la place qu'occupe la Russie dans ce monde-là, puis de certaines des conséquences qui y sont rattachées — et elles sont nombreuses, mais il n'y a qu'une partie de tout cet ensemble qui s'applique au Canada.
Je vais commencer par décrire le monde des BRIC émergents. Nous assistons à une diffusion étonnamment rapide et profonde de la puissance mondiale sous toutes ses déclinaisons : coercitive, douce, politique, économique, commerciale et culturelle. Ce mouvement est dopé par les taux de croissance enregistrés dans les quatre pays en question et leur progression; par l'échec de la traque des États-Unis contre Ousama ben Laden, par la défaillance persistante de la campagne en Irak, quoi qu'il en soit de l'aboutissement du conflit, et par le défaut pour les États-Unis de maintenir leur place sur l'échiquier mondial; de même que par l'essor des communications, des finances et du commerce de par le monde — tout cela au-delà de ce qui avait pu être imaginé.
Parmi les pays dits du BRIC, l'Inde et la Chine à elles seules comptent pour la moitié de la population mondiale; leur montée est tectonique. Ce sont elles qui définissent pour une grande part l'époque où nous vivons. Cette diffusion de la puissance est fatidique; elle est fatale; elle s'impose depuis trop longtemps; elle s'impose tout simplement, elle est inexorable; elle est troublante et elle est exigeante. Nul n'est certain d'en sortir gagnant.
Comme le disent les Russes, la situation est brillante, mais elle est loin d'être désespérée. Loin d'être désespérée, justement; le ciel ne nous tombe pas sur la tête. Nos médias entretiennent une vision apocalyptique de la situation : c'est la fin du monde, pour d'innombrables raisons dont on nous fait état tous les jours comme le veut l'impératif des manchettes et des nouvelles-chocs. Le tour de piste des humains sur la terre n'est pas tout à fait terminé encore, par contre. Nous n'avons pas épuisé l'énergie ou le pétrole ou l'air, et nous n'avons pas épuisé la créativité ou le courage ou la vision ou le leadership non plus, même si ce sont toutes là des choses précieuses par les temps qui courent.
Ce n'est pas un jeu à somme nulle qui marque la politique ou le commerce sur terre, tout de même. Il arrive des changements, parfois des changements massifs, comme celui qui a lieu en ce moment, mais notre richesse et notre esprit aidant, nous allons pouvoir supporter ces changements. Il vaut mieux que nous le fassions. Il y a dans le monde des intérêts surdimensionnés que nous avons à servir, et qui sont nettement plus vastes que notre part : nous comptons pour la moitié d'un centième de la population mondiale; notre pays couvre un douzième de la superficie de la planète : nos intérêts sont surdimensionnés, et nous devons être en mesure de les servir et, pour cela, il nous faut des talents, de l'énergie et un dévouement surdimensionnés.
Dans le monde nouveau où nous vivons maintenant, il va nous falloir nous habituer à bon nombre de joueurs nouveaux qui ne sont pas les plus petits. Ça se bouscule à la table d'honneur. C'est le jeu de la chaise musicale. Vous allez peut-être vouloir envisager les perspectives liées à la décision que doit prendre le gouvernement au sujet de la lutte qui se prépare pour un siège u Conseil de sécurité. Nous pourrions en parler.
La situation se corse et, comme d'habitude, la liste de démons qui hantent les lieux est longue, mais, comme je l'ai dit, le ciel ne va pas nous tomber sur la tête. L'angoisse et l'adaptation qui en résulteront seront propres à arracher le cœur, certes, mais parmi les grandes puissances, je vous prie de le noter, il n'y a pas de raison pour qu'il y ait de grands conflits. Nous ne pouvons plus nous permettre d'avoir de grands conflits. Nous n'avons peut-être pas combattu, mais, certes, nous avons survécu à la dernière grande guerre sans concession qui a été livrée sur terre. L'usage des bombes à hydrogène? Nous ne pouvons plus faire de concessions là-dessus.
Pour essayer de voir le côté positif des choses, disons que, certainement, nous avons toutes sortes de bonnes raisons de nous entendre. Il est vrai que l'humanité n'est pas près d'accoucher d'un gouvernement mondial intégré qui inspirerait la confiance. Tout de même, il est vrai aussi que nous enregistrons quelques progrès ahurissants sur la planète : d'un point de vue scientifique, technique, économique, culturel, institutionnel et social. Des centaines de millions de personnes échappent à la misère. Grâce aux marchés de masse, de grandes industries comme celle de l'automobile suscitent un changement radical, que cela nous plaise ou non. Cela se passe devant nos yeux, comme en témoignent les manchettes quotidiennes. C'est l'inexorable destruction créatrice de Joseph Schumpeter qui s'étend à l'échelle du globe, à un rythme effarant.
Il y a du bien qui se produit aussi, un vent qui tourne dans notre esprit et dans notre cœur, dans les attitudes, les politiques et les programmes que nous nous donnons ici aussi bien qu'à l'étranger. Il y a du bien qui advient dans la morosité. Je ne vais pas réciter tout ce qu'il y a de bien. Je vais plutôt attirer votre attention sur deux citations, dont une, à propos de Lincoln, qui vient du discours inaugural de Ronald Reagan. Ces jours-ci, il y a aux États-Unis un Noir qui s'est lancé sur le chemin qui le mènera peut-être de l'Illinois d'Abraham Lincoln à la Maison-Blanche de George Bush. J'ai une citation de Ronald Reagan à propos de Lincoln, et une citation de Lincoln, à propos de ce que représente l'Amérique. J'y viendrai peut-être plus tard.
Quoi que nous fassions des perspectives qui se présentent, si effrayantes qu'elles puissent être, quelque nombreuses que puissent être les apocalypses qui peuvent se figurer dans notre esprit ou nous être présentées autrement, tous les jours, à toute heure, mieux vaut sonner l'alarme que verser des larmes.
La fin d'un cauchemar annonce toujours un jour meilleur. Je sais bien que vous oeuvrez en politique. Ce n'est pas mon cas, mais, dans notre pays, dans tous les pays, je crois, et dans le monde, la soif de réalisations et de compétence se fait puissante et palpable. Les gens ont soif d'un monde qui ne manque pas de vision universelle, d'une vision convaincante, d'une vision concrète, d'une vision active, de compétence, d'une action étatique utile — on se meurt de cette soif d'espoir et de compétence. Ici comme à l'étranger, les politiciens seront mis au défi d'étancher cette soif de vision et de compétence concrète, y compris la compétence étatique.
La génération de l'après-guerre en a marre du cynisme, et la nouvelle génération n'a pas encore assez vécu pour devenir cynique, encore moins avoir marre de l'être. Je suis bel et bien d'avis que le candidat qui l'emportera au mois de novembre saura soulager cette soif, cette faim. C'est une faim palpable qui afflige notre collectivité.
En passant à un autre sujet, je dirai que l'expression « monde multipolaire » devrait être assimilée à un concept positif, libre des connotations d'opposition et d'antagonisme inhérentes à l'idée des pôles qui nous vient de la guerre froide — comme dans le monde bipolaire et les pôles opposés d'une pile — et libre aussi de l'interprétation actuelle, qui en fait un terme codé qui veut dire l'opposé du pôle principal, soit Washington.
Assimilez plutôt la multipolarité à l'ensemble d'arènes réunies sous un grand chapiteau ou encore aux flèches d'une grande cathédrale, qui est assez haute et assez grande pour rassembler toutes les congrégations que nous formons, tout le cirque aux multiples arènes que représente l'humanité, une multipolarité complémentaire dans un monde aux multiples flèches. Personne en particulier n'est aux commandes. Cela est bien. Qui le choisirait de toute façon? C'est une collectivité; c'est vivant.
Là où je veux en venir, et je peux approfondir cela si vous voulez, c'est qu'il n'est pas impossible qu'advienne un jour une telle communauté mondiale, d'une infinie complexité, au-delà de toute intelligence humaine — que certains assimilent à la grâce de Dieu, je vous prie de le noter — qui échappe à toute volonté de contrôle exogène en dernière analyse, mais qui, en même temps, se veut organique, sensible, capable de penser et de s'adapter collectivement, et qui est peut-être même habité par un esprit collectif — il suffit de s'émerveiller devant les véritables prodiges de l'existence, si proches du miracle que la distinction n'importe plus — et qui, en dernier lieu, est habité par cette vieille et profonde pulsion qui nous caractérise, l'instinct de survie.
La Russie figure parmi les joueurs importants de ce nouveau monde aux multiples flèches, ce grand chapiteau qui est le nôtre. Bonne nouvelle, la Russie est elle-même très nouvelle : fondamentalement différente, incontestablement meilleure — sensiblement améliorée —, sous l'impulsion des normes élevées imposées par la direction de Poutine et le coût du pétrole; légitime comme jamais auparavant, et voilà qui est important. Cela n'a pas été assimilé. L'Union soviétique n'avait pas de légitimité. Il fallait la contenir; elle était intrinsèquement messianique. La Russie de l'époque n'était pas prospère; elle ne comptait pas une classe moyenne émergente et exigeante, qui n'avait jamais tant possédé et qui est branché sur un pays fiable et fructueux.
La Russie a le vent dans les voiles. À l'inverse de celles des États-Unis, ses perspectives sont nettement plus réjouissantes à la maison et à l'étranger, en termes relatifs et en termes absolus, qu'à une époque récente — ce qui ne veut pas dire grand-chose —, sinon plus réjouissantes qu'elles ne l'ont jamais été dans l'histoire longue et tourmentée du pays.
Dans notre nouveau monde, ce fait est extrêmement important. L'armature de la sécurité eurasienne est russe. Les plus grands arsenaux nucléaires demeurent ceux des Russes et des Américains. Seule la Russie se lie à l'Occident grâce au partenariat pour la paix de l'OTAN et à l'Orient grâce à l'Organisation de coopération de Shanghai. La Russie est unique, c'est le plus grand pays du monde; une fédération d'une importance vitale qui compte bon nombre de voisins troublés. C'est un État doté de l'arme nucléaire, un joueur très bien équipé et très expérimenté sur la scène internationale, qui compte un siège permanent et un droit de veto au Conseil de la sécurité de l'ONU et qui revendique toutes sortes d'autres titres de compétence, depuis l'appartenance au G8 aux liens avec l'OTAN et l'OCS, en passant par l'APEC, l'OSCE et le Conseil de l'Arctique. La liste est longue — et, notez-le, il y a beaucoup d'éléments en commun avec la nôtre, même s'il n'y a pas concordance parfaite et que ce n'est pas le cas au Conseil de sécurité de l'ONU. Il y a un fait que nous devons noter immédiatement dans ce contexte : nous occupons une place moindre sur l'échiquier mondial et, dans de nombreux contextes, nous formulons nos exigences. Nous n'avons pas de droit de veto au Conseil de sécurité. Personne n'exige d'entendre la façon dont il faudrait, selon nous, en user.
Les enjeux sont extrêmement importants. L'intégrité territoriale et morale de la Russie, sa cohérence, la coopération constructive qu'elle pratique en faveur de la sécurité régionale et mondiale revêtent une importance capitale. Il y a un monde de différence entre les effets de l'antagonisme russe et les effets de l'amitié russe — un monde de différence qui est marqué par l'arme nucléaire. Nous ne voulons pas faire erreur sur ce point. Il y a bien des problèmes à régler sur la planète sans que nous nous trompions là-dessus. Il ne faudrait pas se tromper là-dessus.
Dans le contexte, le rétablissement de la Russie, ses progrès marqués et ses perspectives améliorées sont autant de bonnes nouvelles pour tous ceux qui sont touchés. Je vais les décrire tous, si vous le souhaitez. Il y aurait plus à craindre de l'échec de la Russie que de son succès, que des progrès stables qui sont connus aujourd'hui. Il y aurait des risques nettement plus grands. Ce sera un coup porté aux perspectives et aux espoirs des Russes, advenant que s'affaiblisse ou se fissure l'appareil solide, fiable et efficace que le pays s'est donné.
Les progrès de la Russie sous Poutine, et qui se poursuivent maintenant sous Medvedev, sont remarquables. Les faits sont éloquents, tout comme le sont les gens, quand on prend la peine de les consulter périodiquement, en Russie même. En huit ans, Poutine a sorti la Russie d'un état de désordre, de désespoir et de dérision alarmant pour la mettre sur le chemin de la stabilité, de l'espoir et du respect, si difficilement acquis que ce dernier puisse être. Le règne de Poutine est marqué par un leadership constructif bénéficiant de l'apport du public, d'appuis soutenus et véritables qui n'ont pas leur égal parmi les pays membres du G8 et bien au-delà.
Les données économiques étonnent au plus haut point. Allez les voir. Elles sont disponibles; je pourrais en citer. Je crois que vous les connaissez.
Pour ce qui est des prétentions et du bilan démocratiques de Poutine, j'y reviendrai, pour dire les choses simplement et brièvement, disons qu'il n'y avait pas de démocratie au cours des années 1990, période où Poutine est censé avoir permis que la Russie sombre. Souvenez-vous qu'il est couramment accusé d'avoir fait régresser le pays. De fait, à mon avis, Poutine en a beaucoup fait pour établir les conditions essentielles de la démocratie russe, d'abord et avant tout en suscitant l'avènement d'une classe moyenne nombreuse, qui grandit à coup de dizaines de millions de personnes, propriétaires, et qui exige maintenant le respect des lois.
À mes yeux, il ne s'agit pas de savoir si la démocratie russe est contrôlée ou non. Je sais que l'expression est contradictoire, d'une certaine façon, mais il s'agit de savoir si la démocratie russe a été contrôlée correctement. Je crois que le travail fait a été très bon, de fait, en comptant la passation des pouvoirs qui vient d'avoir lieu et qui n'est peut- être pas encore tout à fait finie. Nous pouvons en parler.
Je vous offre à titre gracieux des conseils concernant deux sujets, d'abord la montée des BRIC et les conséquences générales pour le Canada de la montée de ces quatre pays-là. Ensuite, il y a les conséquences pour le Canada de la montée de la Russie en particulier. Je vais traiter de cela rapidement. Nous pouvons revenir à l'un quelconque des sujets si vous souhaitez l'approfondir.
Premièrement, songez aux bienfaits que cela apporte. Dans le monde nouveau caractérisé par les BRIC émergents, les Canadiens sont bien équipés pour prospérer. Nous comptons pour le 200e de la population mondiale, alors que notre superficie représente le douzième de la superficie de la planète. Prenez le temps de bien assimiler ce fait.
Oui, reconnaissez que la responsabilité que nous assumons, en termes comparatifs, pousse à agir. Songez aussi à la responsabilité de la Russie et du Canada mis en ensemble. La Russie compte 11 fuseaux horaires; nous en comptons sept. Cela donne 18, alors qu'il n'y en a que 24 au total. Ensemble, nous régnons sur les trois quarts du territoire nordique de la terre. Cela suppose de lourdes responsabilités et, également, de bonnes raisons de coopérer avec la Russie à ce sujet. Oui, reconnaissez que cela pousse à agir.
Allez donc explorer le terrain et faites le calcul. C'et une piste conçue pour les athlètes d'élite. Les chiffres évoluent, et les joueurs sont aussi gros que nous ou plus gros que ce à quoi nous sommes habitués. C'est une grosse équipe qui évolue sur la patinoire. Dans l'impitoyable compétition que supposent les affaires mondiales — ça joue dur dans les cercles diplomatiques et les zones d'influence —, la capacité de montrer le chemin est chèrement payée.
À coup sûr, nous n'allons pas être négligés, étant donné le territoire, la richesse, les réalisations et la situation enviable que nous avons au Canada, mais nous n'avons pas la taille ni la force nécessaires pour tenir pour acquis, dans les grandes capitales et les conseils de ce monde, le type d'influence qu'il nous faut pour bien défendre les intérêts surdimensionnés et les responsabilités conséquemment surdimensionnées qui sont les nôtres. Il nous faut mériter d'avoir cette influence, d'un point de vue bilatéral aussi bien que multilatéral. La qualité compte à tous les échelons, depuis celui du premier ministre jusqu'à celui des ministres — et pas seulement le ministre des Affaires étrangères; le portefeuille de nombreux ministres comporte des éléments internationaux — jusqu'à celui des hauts responsables qui s'occupent de tâches internationales, en passant par celui de nos diplomates du ministère des Affaires étrangères, dont le niveau et la qualité doivent être sûrs. Le monde est plus exigeant qu'il l'a été auparavant, étant donné les BRIC.
Alors, refaites, rééquipez, redéployez et renforcez notre équipe de diplomates pour qu'elle puisse composer avec la charge de travail. C'est un secret de polichinelle : le MAECI est soumis à un régime minceur draconien depuis plusieurs décennies déjà. Votre équipe de diplomates a besoin d'appuis, d'inspirations, de direction, de confiance, de budgets adéquats pour le perfectionnement du personnel et l'exercice des activités — et il ne peut compter là-dessus dans le contexte des opérations à mener à l'étranger. La plupart de nos diplomates se trouvent au Canada. Cela est vrai dans une grande mesure, plus que pour d'autres pays membres du G8. Nous devrions accorder des fonds disproportionnés à la tâche, étant donné notre taille. Or, nous ne le faisons pas. Nous faisons des économies de bout de chandelle, de fausses économies. Nous ne prévoyons pas un budget adéquat pour la diplomatie ouverte ni un budget adéquat pour une représentation officielle qui serait digne du Canada et des valeurs canadiennes, soit d'être généreux et accueillant face aux étrangers et aux visiteurs qui se trouvent dans les résidences officielles. Nous devons nous prendre plus au sérieux à cet égard; nous devons alimenter en carburant la machine diplomatique.
Le président : Monsieur Westdal, si vous pouviez conclure, ce serait apprécié.
M. Westdal : Je vais le faire. Ne prenez pas trop au sérieux la place du Canada dans le monde — je peux vous en parler —, mais ne la négligez pas non plus. Oui, nous devons nous calmer les nerfs à propos de nos perspectives et du terrorisme, vieux fléau criminel qui s'alimente à même la faiblesse nerveuse.
N'allez pas croire l'essentiel de ce que disent les médias occidentaux à propos de la Russie. Certes, n'allez pas croire — je vais être précis — la couverture qu'en fait le magazine Maclean's. La Russie ne s'en va pas à vau l'eau. La manchette qui le laisse entendre représente une insulte profonde envers tous les Russes. Pensez-y : vous venez de connaître les huit meilleures années que vous avez connues depuis la période de misère des années 1990, et voilà qu'un magazine étranger affirme que votre pays s'en va à vau l'eau. À quoi pensaient les gens de Maclean's? À quel moment ont-ils perdu le fil? C'est insultant, tout comme l'est le sobriquet Vlad le Terrible — une insulte reprise il y a quelques semaines à propos du danger que représente le fait d'« apaiser » Poutine — c'est le terme qui a été employé —, ce tyran en devenir venu du KGB qui souhaite refaire un État policier. Cette manchette-là a trahi un manque effarant de perspective historique et insulté l'intelligence des lecteurs, du président de la Russie, des Russes eux-mêmes — dont la plupart appuient le président — et des innombrables victimes du totalitarisme nazi et soviétique. Ne prenez pas ces manchettes-là au sérieux. Comprenez en quoi elles pèchent gravement.
Oui, reconnaissez, comprenez et accueillez favorablement les importants progrès réalisés sous la présidence de Poutine pour créer une Russie nouvelle, différente, légitime et fructueuse. De fait, nous devrions célébrer ce fait de temps à autre, si ce n'est que pour laisser savoir aux Russes que nous leur souhaitons du bien, un sentiment que nous n'avons pas pris la peine d'exprimer depuis un moment — depuis qu'ils se sont redressés. Nous devrions abandonner le discours moralisateur. Nous devrions laisser dormir en paix les spectres de l'Union soviétique, du totalitarisme, de la terreur. Nous devrions noter que la Russie adopte une position fondamentalement défensive pour de bonnes raisons stratégiques. Nous devrions noter que les accusations selon lesquelles la Russie est un État belliqueux et provocateur doivent être prises avec un grain de sel.
Nous ne devrions pas attiser de fausses craintes là où la confiance serait plus utile. Nous ne devrions pas provoquer la Russie là où il n'y a pas à la provoquer. Nous devrions reconnaître les intérêts légitimes de la Russie dans ses nombreuses régions instables. Nous ne devrions pas encourager l'OTAN à s'étendre en Ukraine et en Crimée, et jusque dans le Caucase — c'est une zone de conflit sous pression dont la Russie ne peut pas faire abstraction. Nous ne devrions pas feindre l'étonnement si Moscou s'en soucie. L'OTAN n'est pas un club de bridge qui se trouverait à posséder l'arme nucléaire, mais pour rien; la Russie sait ce qu'il en est. Nous ne devrions pas imposer le risque d'agitation civile aux Ukrainiens. Nous ne devrions pas provoquer l'ours; ce n'est pas une bonne idée.
Nous devrions préconiser l'amitié entre nos voisins, la Russie et les États-Unis, comme si c'était notre vocation naturelle et nationale à nous. Ce serait une chose très utile à faire au profit de la sécurité du Canada, et il va sans dire que les Canadiens y verraient une chose utile à la sécurité dans le monde. Il me semble que tout un chacun devrait préconiser l'amitié dans le voisinage.
Encore une fois il y a un monde de différence entre la Russie de l'amitié et la Russie de l'antagonisme. Les Canadiens ont presque autant intérêt que les Ukrainiens à ce que ces deux voisins-là cultivent des relations constructives. Cela donnera le ton aux affaires dans le reste du monde.
Pardonnez-moi; je vais me précipiter vers une conclusion. Édifiez donc avec la Russie, notre voisin nordique, une institution bilatérale et multilatérale qui se veut distincte et constructive. C'est prédestiné. Oui, soutenez notre coopération institutionnelle. Pour une grande part, elle se révèle très fructueuse. Prêtez attention à l'expérience russe dans le Nord. Les Russes y sont depuis plus longtemps que nous et y comptent une plus longue expérience. Accueillez favorablement toute forme de coopération avec la Russie. Maintenez-y notre présence; et, enfin — je dis « enfin » parce que j'ai mis de côté des idées comme celle selon laquelle il faut prendre le marché russe au sérieux, ce dont je suis prêt à discuter —, notez que même s'il n'y a pas eu de révolution en Russie il y a 17 ans — les gens n'étaient pas accrochés aux lampadaires —, la musique a changé, mais l'orchestre est demeuré essentiellement le même.
Le droit de posséder des biens est révolutionnaire. Nous devons le croire. Je le crois, et je crois à cette liberté-là. Les autres droits et libertés nouvellement acquis par les Russes ne font que rendre celui-là plus révolutionnaire. Gardez la foi en cette liberté-là. Donnez à la liberté l'occasion d'accomplir le bien qu'elle accomplit inexorablement, donnez forme à une génération de Russes qui est tout à fait différente de la précédente. Donnez-lui l'occasion d'améliorer la vie civile et de favoriser la fiabilité des institutions. Donnez-lui l'occasion d'aider les Russes à se donner enfin une meilleure vie — et donnez à la liberté le temps de faire ce travail.
Le président : Merci, monsieur Westdal. Vous nous avez certainement aiguisé l'appétit. Je vais passer directement à la période de questions, étant donné que notre temps est limité. Je demanderais à mes collègues de poser des questions succinctes et je vous demanderai à vous, monsieur Westdal, de faire preuve de concision dans vos réponses. Si nous parvenons à économiser du temps, nous aurons l'occasion de poser d'autres questions encore et de bénéficier davantage de votre sagesse.
Le sénateur Stollery : Je vais céder ma place à d'autres. J'ai trouvé votre témoignage merveilleux. Je crois que le témoin est merveilleux. Je suis d'accord avec presque tout ce que vous avez dit. Les idées que vous avez fait valoir, particulièrement à la fin de votre exposé, j'y adhère entièrement et j'en sais un peu moi-même sur la Russie. J'aimerais céder le temps qui m'est alloué à d'autres qui ont peut-être des questions à poser.
Le sénateur Smith : Je suis plutôt d'accord avec le tableau que vous avez brossé de la situation. Je sais que les cultures démocratiques n'apparaissent pas du jour au lendemain. Il faut pour cela du temps, mais c'est tout à fait incroyable. Je suis allé dans ce pays à quelques reprises; la première fois, il y a 40 ans, et les progrès réalisés sont tout simplement incroyables.
J'ai été amusé de vous entendre faire allusion aux démons, comme ceux de la tradition biblique qu'il faut chasser. À un moment donné, il nous faudra peut-être les identifier.
J'ai posé une question semblable à un autre témoin : si on songe à un horizon de dix ou de 15 ans — ce n'est pas si long quand on pense à ce qui s'est passé il y a dix ou 15 ans —, croyez-vous que la Russie souhaitera se joindre à la CE, qu'elle voudra s'y essayer? L'OTAN serait un peu plus difficile à imaginer, enfin, pour toutes sortes de raisons que je n'ai pas besoin d'exposer. Sinon, croyez-vous qu'elle va essayer d'être le pôle d'attraction d'un groupe de pays donnés? Il est difficile d'imaginer les ex-républiques soviétiques souscrire à l'idée, bien qu'il y en ait quelques-unes. Le Bélarus, est un peu une farce, à mon avis, en ce moment. Il est difficile de se figurer que les États baltes ou la Pologne, disons, souhaitent faire partie d'un groupe dont le pôle d'attraction est la Russie. Il est intéressant de surveiller la dynamique de la situation en Ukraine, car il y a là de très fortes factions. Je peux imaginer le resserrement des liens avec l'Inde, par exemple, pour toutes sortes de raisons.
Imaginez une Russie qui se veut un pôle très indépendant ou, au contraire, une Russie qui s'intègre davantage à l'Europe, où elle aurait autant de muscles que n'importe quel autre pays, alors que c'est différent pour l'OTAN du fait de la présence des Américains? Que pouvez-vous imaginer sur ces fronts-là?
M. Westdal : Si je songe à un horizon de dix ou de 15 ans, je dirais que je suis optimiste, mais en gardant une certaine humilité. Jack Matlock, qui a été ambassadeur à Moscou sous l'administration de Ronald Reagan, disait retenir deux phrases malheureuses. La première : l'alcool n'a aucun effet sur moi. La deuxième : je comprends les Russes.
Cette mise en garde ayant été faite, voyons, comme vous le demandez, ce qui pourrait se passer dans dix ou 15 ans? Nous avons déjà vu des changements étonnants.
Le sénateur Smith : Comme une énigme enveloppée dans un mystère.
M. Westdal : Oui. La mise en garde ayant été faite — soit qu'on ne saurait prédire ce que sera l'avenir en Russie, encore moins là qu'ailleurs, je dirais tout de même, sans ambages, que la Russie n'aspire à se joindre à aucun groupe. La Russie étant elle-même un pôle sui generis qui souhaite être un pôle à quasi égalité avec l'Union européenne; sur le plan de la sécurité et de la politique peut-être, un joueur plus important, sinon, tout au moins, un joueur plus cohérent que l'Union européenne. D'un point de vue économique, disons que son économie est encore loin d'atteindre la taille de celle de l'Union européenne, mais la Russie n'envisage pas se joindre à l'Union européenne. Ce n'est pas toute la Russie qui est européenne, et il y a un débat jamais réglé sur l'endroit où l'« Europe » se termine en Eurasie. Non, pas à la CEE, ni comme aspiration ni à titre identitaire.
L'OTAN, oui, maintenant, voilà qui exige un effort d'imagination. Il y a plusieurs années de cela, le président Poutine a évoqué une possible adhésion de la Russie à l'OTAN, mais son idée a été poliment écartée. Elle n'a pas été prise au sérieux. Les conférenciers au sommet de l'OTAN et à la rencontre des ministres des Affaires étrangères des pays membres de l'OTAN, qui ont suivi son discours, l'ont dédaigneusement écartée. Pour être franc, ça ne m'apparaissait pas parfaitement et profondément sérieux de sa part, étant donné qu'il y avait des conditions touchant le partage des décisions que je ne verrai jamais les autres membres de l'OTAN accorder.
C'est donc plutôt non. Cela dit, les liens que la Russie préserve avec l'OTAN dans le cadre du Partenariat pour la paix revêtent une importance capitale. Il y a bien un Conseil OTAN-Russie. À part le fait d'encourager l'amitié entre nos voisins comme je l'ai dit, c'est vers cela que les Canadiens devraient se tourner entre autres, vers le Conseil OTAN- Russie. Il y a également notre partenariat mondial, et ce n'est pas tout. Cependant, on ne saurait imaginer que la Russie se joigne à l'OTAN.
Pour répondre à l'autre partie de la question, je dirai que oui, de fait, je vois la Russie comme étant un pôle en elle- même. J'espère que ce sera un pôle constructif. C'est un pôle qui pourrait l'être. Nous souhaitons que ce soit efficace, particulièrement dans les quartiers très difficiles qui s'y trouvent. Quant à savoir combien de pays feront partie du groupe que mènera la Russie, à l'échelle internationale, la Russie exercera une bonne influence au fil des ans, étant donné qu'elle en a les moyens; elle sera en mesure d'accomplir des choses dans le monde et elle fera preuve d'imagination. Cependant, ils sont nombreux dans son propre voisinage à craindre Moscou pour des raisons nouvelles. Ils ne sont pas susceptibles de se joindre à quelque groupe dirigé par la Russie.
L'Ouzbékistan représente un cas particulier. Il y a eu le point culminant lié à l'existence des bases occidentales américaines en Asie centrale. Pendant un moment, jusqu'à Andijan, les Américains ont eu une base en Ouzbékistan. Pour avoir critiqué sévèrement Andijan, ils ont dû plier bagage. C'était là le point culminant, si vous voulez, de la présence des bases militaires américaines en Asie centrale.
L'Ouzbékistan est maintenant revenu dans le camp de la Russie, laquelle tait le fait qu'il y a des choses qui lui déplaisent qui se passent dans les sous-sols de Tachkent. Cependant, si vous choisissez de ne pas vous taire — et chacun sait que, à tout instant, on ne peut ménager la chèvre et le chou —, vous savez que votre candeur vous coûtera. Tout cela pour dire que l'Ouzbékistan est certainement ouvert à l'idée de coopérer avec la Russie, tout comme le Bélarus, comme vous l'avez dit, et l'Est de l'Ukraine.
Prenez note d'un fait : ce n'est pas l'Ukraine de notre diaspora, grosso modo. Quatre-vingt pour cent de notre diaspora a ses racines dans l'ancien empire austro-hongrois. Quatre-vingt pour cent des Ukrainiens, quant à eux, n'ont pas de racines dans l'empire austro-hongrois. Ils parlent russe en tant que patriotes ukrainiens, ce qui jette dans la perplexité certains patriotes ukrainiens.
L'Arménie a avec la Russie une relation très proche et très nécessaire en matière de sécurité, car c'est la Russie qui la défend contre les Turcs et ainsi de suite. C'est quelque chose d'ancien.
Il y certaines possibilités, mais la Russie sera un pôle d'attraction comptant un groupe de commettants naturels et très nombreux, à mon avis, pendant un bon moment encore. J'espère et je prévois que, sur cette erre d'aller et, évidemment, sous l'effet d'un leadership intéressé, la Russie continuera de progresser dans la même direction et, à mon avis, cela ne peut être que bon. Je maintiens la foi que j'ai dans la possibilité que la liberté pousse les gens à exiger un gouvernement meilleur. Cela se produit en ce moment.
Le sénateur Dawson : Premièrement, je veux m'excuser d'être en retard. J'ai commencé à écouter votre discours de l'autre côté de la rue dans l'édifice Victoria.
Je peux vous assurer que c'est là un des objectifs. Vous dites que nous devons aider notre ministère des Affaires étrangères, l'appuyer. Nous avons souvent entendu cela au cours des quelques dernières semaines, témoin après témoin. L'ambassadeur de Russie est venu nous proposer le même type de message, monsieur Westdal, pour ce qui est d'accroître notre soutien. Je crois que vous prêchez à des convertis. Essentiellement, il nous faut maintenant construire l'argumentaire nécessaire pour soutenir l'idée d'accorder davantage de ressources au dossier.
Vous avez signalé que certains des efforts voulus ont déjà été faits. Un des problèmes dont nous avons souvent entendu parler ici, c'est le fait que les entreprises canadiennes qui sont allées en Russie ont éprouvé des problèmes juridiques. Les investisseurs ne sont pas respectés, et les ententes n'ont pas semblé jouir du respect juridique ou financier qui s'impose. Avoir les Russes comme voisins nordiques et souhaiter avoir des partenariats à l'avenir, c'est très bien, mais si nous examinons le passé récent, nous voyons que certains des accords que nous avons conclus avec eux — et vous étiez peut-être là-bas à l'époque — semblent n'avoir pas été respectés. Comment croire que, pour l'avenir, nous devrions nous tourner vers eux comme partenaires si, dans le passé, il y a eu des problèmes avec des ententes qui semblent ne pas avoir été respectées?
M. Westdal : Lorsque vous parlez d'ententes qui n'ont pas été respectées, voulez-vous dire des ententes commerciales et non pas des traités avec la Russie?
Le sénateur Dawson : J'ai mal parlé. Ce n'était pas d'État à État. C'était plutôt des gens d'affaires canadiens qui avaient investi en Russie, qui étaient revenus ici et qui nous avaient dit — je m'excuse d'être vulgaire — qu'ils se sont faits... vous savez quoi.
M. Westdal : Certaines entreprises canadiennes se sont fait échauder; pas autant qu'on pourrait le croire, mais, tout de même, elles se sont fait échauder pendant les années noires, et certaines d'entre elles n'ont jamais obtenu justice. Tout de même, elles sont nombreuses à ne pas s'être fait échauder, nombreuses à avoir réussi. C'était les années noires. C'était un problème constant pour moi à l'ambassade.
Je vais m'attarder à un cas particulier dont vous avez peut-être eu connaissance, celui de l'hôtel Aerostar. Le sénateur Stollery connaîtra bien le dossier. Je ne veux pas exposer la situation dans ses moindres détails. Je souhaite uniquement faire valoir quelques points. Premièrement, l'ambassade a défendu le dossier sans relâche, à un point tel que je crois que les Canadiens s'y seraient opposés, par le truchement de la correspondance avec les organisations judiciaires. Par exemple, j'admets avoir envoyé de telles lettres pour m'assurer que le cas d'Aerostar reçoive l'attention qu'il méritait.
Pour ne pas m'éterniser, je dirai que, en dernière analyse, justice a été faite dans l'affaire Aerostar; de façon très inefficace, par contre. L'hôtel est demeuré fermé pendant longtemps. C'était une perte énorme. Cependant, les associés ont eu leur part de difficultés. Au bout du compte, il y a eu un règlement financier qui a été conclu; notez donc simplement que l'histoire qui a obtenu une couverture négative tous les mois pendant plusieurs années a fini par être réglée à la satisfaction des parties en cause. Bon, les choses ne sont pas censées se terminer comme cela en Russie, mais cette histoire-là a connu ce dénouement-là.
Là où je veux en venir, c'est que la situation s'améliore tous les mois, tous les jours. Notons tout de même que la corruption en Russie représente un fait reconnu, un problème grave et compliqué. Dans ses premiers discours, Medvedev a parlé de la corruption et juré qu'il allait faire tout en son pouvoir pour l'enrayer. Ce n'est pas un problème qui est facile à régler.
Il y a deux semaines, j'ai accueilli dix conférenciers des doumas régionales de Russie, les assemblées législatives du pays, et nous nous sommes attachés aux mesures que nous prenons au Canada pour dissocier la richesse et le pouvoir. Une des institutions clés qui nous servent dans tout cela, pour relever ce défi ancien en sciences politiques, c'est une fonction publique indépendante. Ils n'en ont pas en Russie, et ils ne peuvent la faire apparaître du jour au lendemain non plus.
Cela fait partie intégrante du régime juridique en Russie, qui s'améliore, et, pour résumer, je dirais que pour chaque exemple que vous me donnez d'une entreprise qui s'est fait arnaquer, je promets de vous trouver l'exemple de cinq entreprises, sinon dix, à la même époque, qui ne se sont pas fait arnaquer — et je vous promets que je peux vous donner un exemple de centaines d'entreprises qui, aujourd'hui, ne se font pas avoir. Je peux vous promettre en même temps que certains vont se faire arnaquer. Ce sont les affaires; c'est plus brutal là-bas; c'est plus difficile, et il faut avoir l'appui des diplomates, et c'est important, mais les récompenses d'un tel marché peuvent être spectaculaires.
Le marché russe manque de maturité, mais il est en croissance dans des secteurs où nous excellons. Il y a tant de notre technologie et de notre matériel qui leur seraient utiles, et ça fonctionne à 40 degrés sous zéro. Nous sommes habitués aux grandes distances et nous savons jusqu'à quel point le matériel doit être résistant, et jusqu'à quel point les gens doivent être résistants.
C'est vraiment une bonne raison d'être emballés de l'idée que le Canada peut cultiver une relation distincte avec la Russie. Nous devons au monde et nous nous devons à nous-mêmes d'avoir une relation distincte avec la Russie, étant donné nos responsabilités environnementales et la nécessité de nous assurer que nos voisins s'entendent; s'ils ne s'entendent pas, nous allons nous trouver dans un monde qui est radicalement différent. Ces armes nucléaires ne sont pas disparues.
L'administration en place aux États-Unis a cessé de parler de désarmement nucléaire même avant le 11 septembre. Elle a retiré le mot « désarmement » du nom de la direction qui s'occupe du dossier au Département d'État. Ce n'était pas en réaction aux attaques du 11 septembre. Tout le dossier du désarmement nucléaire, qui figurait parmi nos priorités jadis, est resté lettre morte pendant huit ans, après avoir atteint son point culminant en l'an 2000. C'est un domaine où nous devrions encourager les Américains et les Russes à travailler ensemble. Que pourrions-nous faire de mieux pour nous-mêmes et pour le monde?
Le sénateur Dawson : Une des réussites à donner en exemple serait celle de McDonald's du Canada, qui s'est révélée être probablement le meilleur partenaire qu'on puisse trouver pour intégrer le marché russe.
J'ai une inquiétude, sur la scène locale — n'oubliez pas que la politique est toujours locale —, dans l'Est du Canada, GazProm est entrée en négociation avec Gaz Métro du Québec, Enbridge et Gaz de France en rapport avec le projet Rabaska, afin de nous approvisionner en gaz naturel pour l'avenir. Les gens nourrissent cette image du mauvais joueur russe et, comme vous le savez, l'entente a été scellée il y a quelques semaines, et tout un chacun semble croire que nous avons signé un pacte avec le diable. Je vous inviterais à commenter cette situation.
M. Westdal : Non, nous n'avons pas signé de pacte avec le diable. La Russie n'est pas le diable, et GazProm n'est pas un suppôt du diable. Je n'ai pas voulu insister sur le terme que vous avez employé, car je sais que vous n'insisteriez pas non plus sur ce terme, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit de la mobilisation de la richesse, des talents et des entreprises de la Russie conjugués à la richesse, aux talents et aux entreprises qui sont les nôtres, projet qui permet de réaliser ce qui doit être réalisé dans le monde. La question de savoir si nous allons distribuer en Amérique du Nord le gaz naturel pris dans l'Arctique fait l'objet d'un long débat, depuis plusieurs années déjà. À un moment donné, le projet paraissait certain de se réaliser, et à un moment précis, GazProm et PetroCan parlaient des dispositions qui seraient prises pour faire venir le gaz naturel à Gros-Cacouna et ainsi de suite. Je sais que GazProm a mis le projet en suspens et je crois que la raison en est que la demande de gaz naturel en Europe, en ce moment, est à ce point grande qu'il ne sera pas vraiment nécessaire de construire de grands navires dotés d'immenses sphères pour transporter le gaz naturel en Amérique du Nord, mais je ne suis pas spécialiste du marché du gaz naturel.
L'intégration, les affaires multinationales conclues avec la Russie représentent une bonne chose. J'ai personnellement des intérêts dans certaines entreprises multinationales qui traitent avec la Russie, tout comme les sénateurs ont personnellement des intérêts dans des entreprises multinationales qui traitent avec la Russie. Cela concorde parfaitement avec l'engagement que j'ai pris de cultiver l'amitié avec la Russie. Les bonnes affaires aident les relations avec la Russie. Or, l'amitié avec la Russie est bonne pour la paix, ce qui est bon pour nous tous.
Le sénateur Mahovlich : Nous n'avons pas abordé la question de l'environnement en Russie. Les Russes ont-ils la situation en main? Contrôlent-ils leurs émissions? En font-ils autant que les Américains et les Canadiens, sinon comment pouvons-nous les aider?
J'aimerais aborder avec vous le sujet de la propriété aussi. Vous parlez maintenant de propriété privée. Quand je suis allé là-bas durant les années 1970, tout ce que j'ai vu, ce sont ces immenses immeubles à appartements, et tout le monde habitait en appartement. Je n'ai pas vu une seule maison tout le temps que j'ai été à Moscou. Où pourraient-ils posséder une maison de toute façon?
M. Westdal : Ce sont là deux sujets intéressants. À propos de l'environnement, vous me demandez s'ils ont la situation en main. J'ose dire que non, ils ne s'en tirent pas très bien, non. Je suis sûr que leur réglementation est excellente. Je prévois qu'ils auront passé en revue l'ensemble des règles pour relever les meilleures, et il y aura là-dedans des règles très strictes.
Le sénateur Mahovlich : Ils consomment beaucoup de charbon.
M. Westdal : Oui, ils consomment beaucoup de charbon, qu'ils ne lavent pas, et c'est un problème qui a sévi pendant toute l'époque de l'Union soviétique. Il y a encore certaines sources d'énergie qui sont très sales. Il y a encore certaines centrales nucléaires qui exigent un entretien intensif. Il y a encore de très graves problèmes environnementaux en Russie et ailleurs sur le territoire de l'ex-Union soviétique, mais il y a aussi de très graves problèmes aux États-Unis à l'extrémité nord du fleuve Columbia. Le nettoyage du gâchis que représentent les armes de la guerre froide demeure un problème énorme et, en partie, le dossier du désarmement prévoit le nettoyage du gâchis écologique survenu avec la construction des armes nucléaires. C'est un gâchis terrible et ça fait partie de leur situation environnementale là-bas.
Les Russes ont fini par adopter le Protocole de Kyoto pour la forme, mais je ne crois pas qu'ils l'aient vraiment pris au sérieux dans le sens où ils ne croyaient pas que quiconque le mettrait vraiment en œuvre, mais ils ont reconnu qu'ils assument la plus grande part de l'environnement mondial. Si vous êtes présent à une rencontre sur l'environnement et que le représentant russe arrive, voilà, peut-être, l'acteur le plus important dans le domaine; les Russes ne pourront donc jamais échapper à cette responsabilité; et nous venons au deuxième rang, de sorte que nous ne pouvons y échapper non plus.
Pouvons-nous les aider? Oui, justement. Il y a des domaines que nous avons explorés et qu'ils n'ont peut-être pas explorés de leur côté; nous pouvons donc faire part de notre expérience, mais tous nos efforts paraissent anémiques à côté du solide choc que procure le pétrole à 4 $ le gallon. Nous devons nous souvenir de ce fait-là aussi. Le marché devient certes utile lorsqu'il le faut, mais : oui.
La réponse est oui, nous pourrions le faire et nous faisons déjà certaines choses sur ce terrain-là, et nous devrions être ouverts à l'idée d'en faire plus, particulièrement en nous engageant non seulement à susciter le genre de transformation économique qu'il nous faut, mais aussi en faisant en sorte de ne pas aboutir à une sorte de Silverado : il faut construire la voiture dont les gens ont besoin et dont le marché veut et ainsi de suite. Tout cela se passe du côté technique de la chose, et il y a aussi l'environnement qu'il faut protéger.
Je vais maintenant traiter de l'observation que vous avez faite à propos des immenses immeubles à appartements que vous avez vus durant les années 1970. Cela a changé. Pratiquement personne n'habitait un immeuble à un niveau durant les années 1970, sauf peut-être dans les villages. Dans les villes, il restait peut-être quelques vieux bâtiments de l'époque où il s'agissait d'un village, mais, d'un bout à l'autre, c'était des bâtiments qui pouvaient avoir jusqu'à 15 étages. Il y avait une grande concentration d'appartements modulaires. Quelle que soit l'opinion que vous vous en faites, ils donnaient des logements merveilleux du point de vue de gens qui, auparavant, habitaient à l'arrière d'une maison de ferme. Ils étaient comme les logements que nous avons construits pour accueillir les combattants à la fin de la Seconde Guerre mondiale ici, au Canada. C'était l'équivalent russe, une véritable bénédiction, même si ce n'était pas le grand luxe.
Je veux dire que ces immeubles à appartements ont donné aux villes une densité qui est très bonne pour la santé d'une ville. Les villes en question ont une vie urbaine en raison de la densité des appartements.
Le sénateur Mahovlich : Les Russes ont de bons métros.
M. Westdal : Oui, ils ont d'excellents métros. Le métro de Moscou est l'un des meilleurs qui soient dans le monde. Est-ce que cela a changé? Oui, ça a changé, mais cela s'inscrit dans le problème que pose la circulation. En raison de ces appartements, les gens ont une telle soif d'espace en plein air et de pièces plus grandes, maintenant qu'ils ont enfin les moyens de se les procurer, que la demande de terres autour des villes a connu une augmentation vertigineuse, tout comme les prix. Il y a ces blocs immenses qui se situent à l'intérieur des anneaux de Moscou, mais, maintenant, il y a aussi sur une très grande superficie des dachas à un niveau, si grandes qu'elles devraient se trouver sur des terrains de 250 acres, mais il n'y a entre elles que deux ou trois mètres. La ville s'étend de cette façon, et cela donne une circulation perpétuellement bloquée. On ne peut traverser la voiture en ville le jour. C'est impossible. Il faut compter deux ou trois heures pour se rendre à l'aéroport. Cela témoigne du succès connu là-bas, mais aussi de la propagation de la richesse. Ce n'est pas une poignée de gens très riches qui bloquent la circulation.
Le sénateur Corbin : Quand votre livre paraîtra-t-il?
M. Westdal : Je n'en ai pas.
Le sénateur Corbin : Êtes-vous en train d'écrire un livre?
M. Westdal : Non.
Le sénateur Corbin : Je vous encouragerais à le faire.
Le président : Financeriez-vous le livre de l'ambassadeur, sénateur?
Le sénateur Corbin : Je ne suis pas dans ce domaine-là. J'apprécie beaucoup ce que vous nous avez dit. C'est avec un certain embarras que je vous dis que la Russie que j'ai appris à connaître au fil des ans, c'est la Russie d'Anton Tchekhov. Je lis et je relis ces histoires sans jamais m'en lasser, mais cela, c'est la vieille Russie.
Vous avez touché brièvement la question de la société russe. Vous nous avez dit que la nouvelle classe moyenne exige le respect de la loi et le maintien de l'ordre. Comme nous entendons aller en Russie au cours des prochains mois, pourriez-vous nous dire quelque chose des tendances et des tensions qui marquent actuellement la société? Parlez-nous de la situation rurale par rapport à la situation urbaine, du secteur industriel et des forces armées. Parlez-nous des aspirations des jeunes, de la classe moyenne actuelle et des retraités. À quoi ressemble ce gâteau? Parlez-nous des vrais gens.
M. Westdal : Je vais essayer de le faire. Merci de m'encourager d'écrire un livre. Je ne suis pas en train de le faire, mais, certes, lorsqu'on m'incite à réfléchir à mes souvenirs de la Russie et d'ailleurs, je vois que je pourrais noircir plusieurs feuilles.
Vous m'avez interrogé au sujet de la nouvelle classe moyenne qui exige le respect des lois. C'est la force déterminante. Il y a vraiment une progression. Les Russes le comprennent bien, et l'histoire récente l'a démontré, si vous voulez que les lois soient respectées, il faut que l'ordre soit maintenu. Cela passe avant tout le reste, et c'est ce que Poutine a donné aux gens. Il leur a offert un peu d'ordre et implanté les fondements de quelques lois qui fonctionnent aussi, étant donné que, maintenant, ça leur prend cela. Soit dit en passant, c'est aussi un mécanisme par lequel les biens mal acquis deviennent des fortunes acceptables. Cela s'est fait dans notre pays à nous, et ça se fera en Russie aussi.
La classe moyenne émergente en Russie compterait autour de 40 millions de personnes. Le but annoncé est de porter cela à 60 millions, sur une population d'environ 145 millions. La cohorte dominante de la population est maintenant déclarée comme étant la classe moyenne et mesurée comme telle.
Oui, il y a des gens qui ont été laissés en plan; des gens dans les régions rurales. Il y a des histoires à vous fendre le cœur de villages placardés en Russie. Il n'y reste qu'une poignée d'âmes, toutes esseulées, mais il y a partout de ces tragédies où le transport fait qu'un lieu n'a plus de raison d'être. Si le gens ont le cœur brisé à l'idée que ces villages-là se meurent dans la campagne russe, ils sont libres d'aller s'y installer. Ils ne le font pas, et pour une très bonne raison. La vie est nettement meilleure ailleurs.
Ne vous laissez pas induire en erreur : l'existence d'une grande pauvreté dans le pays ne veut pas dire que la richesse ne se propage pas. Ça n'atteindra jamais tous les villages; ça ne le fait pas dans quelque système que ce soit. Oui, il y a des gens dans les régions rurales qui sont laissés en plan. Il y a des gens qui n'avaient tout simplement pas le bon âge au moment où le monde a fait volte-face. Ils étaient trop vieux pour commencer une nouvelle vie, mais trop jeunes pour mourir. C'était eux les perdants dans l'histoire, d'une certaine façon. Leur pension a disparu. Ils n'allaient pas courir apprendre un nouveau métier, décrocher un nouvel emploi extraordinaire et représenter IBM à des conférences à Paris. Ça n'allait pas leur arriver à eux.
Cela n'a pas été facile, mais les taux de chômage ont baissé sensiblement. Les pensions ont maintenant un sens. Les salaires sont versés. Les hôpitaux commencent à améliorer les services de nouveau. Notamment, l'éducation est demeurée en bon état, à tout prendre, et cela révèle quelque chose de la culture russe qui remonte à plus loin que l'époque soviétique. Cela est important. Il faut se rappeler qu'il y avait une grande richesse dans la culture russe avant l'époque soviétique. Les États-Unis en étaient un des grands bénéficiaires, soit dit en passant.
Il y a des histoires fascinantes qui circulent à propos des origines de Hollywood ainsi que de la musique faite dans les salles de Minsk et d'Odessa, entre autres, que des gens ont apportée en Amérique du Nord. Ils se sont trouvés sur la côte ouest à jouer des chansons qu'ils avaient entendues lorsqu'ils vivaient dans ce qui a été pendant des siècles, une communauté juive-slave-russe, avant les tragédies qui ont marqué le dernier siècle qui est un des pires que les Russes aient connus. C'était une catastrophe. Aujourd'hui, ils vivent leur meilleure décennie.
Il y a un fait important qu'il faut connaître à propos de la démographie russe : c'est que, enfin, l'espérance de vie recommence à monter. Enfin, les jeunes couples ont des enfants. De fait, il y a une montée remarquable de la reproduction chez les Russes, ce qui est toujours bon signe pour des raisons évidentes. Il y a des gens qui sont allés chercher fortune ailleurs qui sont revenus, après avoir constaté davantage d'occasions en Russie qu'ailleurs dans le monde pour eux.
Tout est en expansion, et la richesse se propage bien. Les Russes semblent très bien se débrouiller avec le capitalisme, merci beaucoup. Ils peuvent certainement en supporter les difficultés. À côté des difficultés qu'ils ont vécues pendant leur histoire et pendant les années 1990, les difficultés de notre capitalisme ressemblent à une partie de plaisir la plupart du temps.
Le secteur industriel se rétablit, si bien qu'il n'y a pas autant d'histoires à vous fendre le cœur d'usines qui n'offrent plus d'emplois, mais qui, avant, employaient la ville entière. L'armée a besoin de plus d'argent pour pouvoir verser un salaire décent aux soldats. Se faire enrôler dans l'armée russe est encore déplaisant. Ce n'est pas du tout une partie de plaisir, mais c'est nettement mieux qu'auparavant. Les budgets sont à la hausse, et on pourra maintenant faire un travail adéquat pour garder les armes en sécurité. Ne soyez jamais heureux à l'idée qu'il puisse y avoir un budget de la défense faiblard en Russie. Si la Russie n'a pas suffisamment de fonds pour assurer la sécurité de son arsenal nucléaire, par exemple, ou pour payer des soldats aptes à faire un travail constructif lorsque la sécurité est menacée dans les couloirs sud très instables de la Russie, où ce serait une grave erreur, à mon avis, que d'imaginer une appartenance à l'OTAN...
Pour ce qui est de l'appartenance de la Georgie à l'OTAN, l'OTAN a-t-elle sa place dans le Caucase? Il y a une énorme diaspora géorgienne en Russie. Ne me laissez pas digresser là-dessus; je parlais de démographie. C'est le besoin d'avoir en Russie des forces armées compétentes qui m'a mené à parler de cela. La situation s'améliore.
Les aspirations des jeunes : que puis-je dire à propos des jeunes de la Russie, sauf qu'il y a maintenant des gens qui — disons qu'ils avaient cinq ans à l'époque — ont 20 ans et qu'ils n'ont pas connu l'Union soviétique. Ils ont accès à Internet. Ils écoutent la télévision. Ils lisent les journaux. Leur télévision nationale est contrôlée, mais on ne peut pas du tout dire qu'ils ne sont pas branchés sur le monde. Ils voyagent comme les Russes n'ont jamais voyagé auparavant. Ils veulent que la Russie réussisse. Ils ne veulent pas que la Russie impose ses dictats au monde entier, mais ils veulent que la Russie soit respectée. Ils veulent que la Russie soit un lieu correct pour eux, pour leurs enfants et pour leur famille. C'est ce qu'ils veulent, et ils n'ont pas eu cela pendant longtemps. Ils vivent actuellement leur meilleure décennie.
Le président : Je vais poser moi-même quelques questions rapides avant de donner la parole de nouveau au sénateur Stollery.
On peut faire valoir que M. Poutine, qui a une personnalité très appréciée en Russie, ne remporte pas le même succès à l'échelle internationale, en partie pour certaines de raisons que vous avez mentionnées. Jusqu'à un certain point, ses relations internationales ont été considérées comme un échec dans de nombreux domaines. M. Medvedev a hérité de la situation. Pouvez-vous nous parler de cette situation? Quelle est l'ampleur du défi qu'il doit relever? Croyez-vous que cela va changer sous sa direction à lui?
M. Westdal : Vous avez raison; Poutine a eu de forts appuis pendant presque toute sa présidence. Il est intéressant de noter que la seule fois où sa cote a baissé, c'était au moment de l'incident du Koursk. Si vous vous rappelez, il est demeuré en vacances à Sotchi, plutôt que de gagner immédiatement le nord de la Russie, pour être plus près des victimes. Ce n'est pas qu'il aurait pu faire quoi que ce soit, mais c'est une grave erreur politique qu'il a commise, et c'est la seule fois où sa cote a baissé de façon marquée dans les sondages.
Pour donner suite à cela, je dirai qu'il en a tiré des leçons. Il a tiré des leçons aussi de Beslan. Rappelez-vous de l'épisode où les sous-mariniers russes étaient pris dans une bathysphère — il y en avait deux ou trois — et qu'ils ont été sauvés lorsque la Russie a demandé l'assistance de l'OTAN, la coopération des États-Unis et du Royaume-Uni. C'était merveilleux. Ce que je veux signaler, c'est que Poutine a affirmé à l'époque de l'incident du Koursk que, l'aide internationale n'était ni nécessaire ni la bienvenue, et le prix qu'il a payé pour cela est énorme. Deux ans plus tard, ça se reproduit, et il se précipite sur la scène et, croyez-moi, encourage immédiatement l'idée de demander de l'aide, aide qu'il reçoit. J'ai vu là une différence assez importante à propos de l'homme, qui a appris à quel point il importe de réagir à l'opinion publique russe, qui est un autre aspect de la démocratie. Les appuis dont il jouit sont assez étonnants : c'est plus de 70 p. 100 pendant huit ans, et c'est authentique.
Il n'a pas si bien réussi sur la scène internationale. C'est certainement vrai, mais j'aurais quand même quelques observations à formuler à ce sujet. J'ai vu Poutine traiter avec nos premiers ministres, avec notre gouverneure générale et avec les autres leaders du G8 à Saint-Pétersbourg. Les politiciens du monde et politiciens nationaux l'ont traité avec grand respect du fait que ce sont justement des politiciens. Ils savent que l'homme joue les cartes que lui a laissées l'histoire et qu'il a composé avec certaines circonstances aussi. A-t-il bien joué sa main? Il ne l'a pas mal jouée. Au terme d'un mandat de huit ans, c'était un vétéran des affaires du G8 et un vétéran dans d'autres milieux aussi. Je suis d'avis qu'il avait certainement le respect des autres leaders.
J'ajouterais aussi que ceux qui l'ont vu tirer son épingle du jeu dans les longues discussions, par exemple les conférences de presse de trois ou quatre heures ou encore les longues discussions de fond, respecteraient l'homme aussi et comprendraient pourquoi il a tant d'appuis. Je ne dirais pas qu'il n'a pas réussi dans ce domaine, sur la scène internationale.
Je crois que sa position face à la Révolution orange représente probablement sa pire erreur d'un point de vue international. La Russie n'a pas compris la Révolution orange qui est survenue en Ukraine, le trucage de cette élection, figure parmi les meilleures choses qui soient jamais arrivées à la Russie. Cela a vraiment mis fin à l'empire, à l'illusion de l'empire, à l'idée selon laquelle l'empire n'est pas encore tout à fait mort.
Rappelez-vous que Poutine se trouvait en Espagne à ce moment-là, si je ne m'abuse. Selon lui, Ianoukovytch allait vraisemblablement remporter le scrutin, c'était notre homme, même au moment où les sondages réalisés à la sortie du scrutin faisaient voir une cuisante défaite de la part d'Ianoukovytch. Poutine est sorti de l'avion à Moscou aux côtés d'Ianoukovytch, si je ne m'abuse, ayant choisi le mauvais camp.
Si on demande pourquoi il n'a pas eu autant la cote à l'étranger, il y a toute la méfiance restante face à la Russie qui peut venir à l'esprit. Je n'en suis pas si sûr. Je crois que son erreur en Ukraine et la perception selon laquelle la Russie joue les brutes dans la région, ce qui n'est pas le cas, à mon avis, est une erreur qui lui a coûté très cher. Je ne crois pas que son amitié avec Berlusconi l'ait particulièrement aidé dans de nombreux milieux, en Europe et probablement en Amérique du Nord.
À mon avis, les gens ont respecté le fait qu'il avait une relation très proche avec George Bush. Je crois qu'il y a beaucoup à redire de la politique étrangère de George Bush. Elle a procuré des bienfaits à très peu de personnes. Pour lui donner crédit, disons qu'il a suivi son instinct et qu'il a cultivé l'amitié avec Poutine. Je crois qu'il a choisi le bon camp à cet égard.
En parlant des relations qui ont été cultivées avec Poutine et celles qui ne l'ont pas été, saviez-vous que l'avenue de l'Indépendance en Georgie s'appelle rue George Bush? Cela n'apparaîtra pas comme étant une décision heureuse de la part de Sakashvilli. Le point de vue de Sakashvilli, soit que Poutine n'a peut-être pas la cote dans les milieux qu'il fréquente ou même dans certains des milieux liés à la Révolution orange, fera long feu à mon avis.
Medvedev n'hérite nullement des échecs internationaux de Poutine. Medvedev hérite d'une Russie qui connaît une des meilleures décennies de son histoire. Il essaiera de soutenir ce mouvement. Il veut que la Russie soit un lieu correct. Il voudra que la Russie soit un lieu fiable. Il voudra que la Russie joue dans le monde un rôle dont les Russes peuvent être fiers, et ce sont tous là des instincts que nous devrions vraiment encourager.
Je crois que Poutine va continuer à jouer un rôle actif en politique. Il est évident qu'il le fait. Par exemple, il sera intéressant de savoir qui ira au Japon à l'occasion du sommet du G8. Est-ce que ce sera Poutine ou non? Selon les conjectures, il se peut qu'il y aille. Les gens y verraient quelque chose de très significatif. Je ne sais pas jusqu'à quel point ce serait significatif.
Medvedev ira peut-être, mais ce ne serait pas du jamais vu si le Premier ministre y allait, si le chef du gouvernement allait à un sommet, même si c'est juste une rumeur selon moi. Je serais étonné si ça arrivait.
Je crois que Medvedev aura son indépendance d'esprit. Je crois que Poutine envisage un transfert systématique du pouvoir et un transfert de l'autorité, chose qui s'est faite de manière pacifique et sans heurts du point de vue des politiques et de la politique, ce qui, en soi, est tout un exploit vu l'histoire de la Russie.
Le président : Merci, monsieur Westdal. J'étais en Ukraine au moment de la Révolution orange. De fait, je revenais tout juste de la Georgie, pendant la période d'élections qu'il y a eue là-bas, et j'ai eu pour responsabilité de diriger la mission d'observation à court terme, la mission de surveillance des élections au Kazakhstan pour le compte de l'OSCE. J'ai un peu d'expérience dans ce domaine-là, comme bon nombre de nos collègues; nous ne sommes pas dépourvus de connaissances à ce sujet.
Avant de céder la parole au sénateur Stollery, j'aurais une brève observation à formuler. Depuis plus ou moins dix ans, l'économie russe repose surtout sur l'énergie et le prix de l'énergie. Les Russes essaient-ils vraiment de diversifier leur économie? Prennent-ils une part de la richesse ainsi acquise pour le jour où, dans 20, 30 ou 50 ans, cette ressource particulière n'aura pas tout à fait la même valeur qu'aujourd'hui ou qu'elle ne sera pas aussi accessible qu'aujourd'hui?
M. Westdal : Cela m'intéresse de savoir que vous avez travaillé pour l'OSCE au Kazakhstan, puis en Ukraine et en Georgie à la fois. Il serait merveilleux de pouvoir parler plus longuement de ces affaires.
Quant à la question de la diversification, je répondrais : oui. Premièrement, ce n'est pas que l'énergie, bien entendu; il y a les matières premières, tous les minéraux des Russes, et puis les pâtes et papiers où il n'y a pas tant de richesse par les temps qui courent. Les Russes ont pratiquement tout, y compris du pétrole et du gaz naturel. Ils dépendent de la montée générale des matières premières, et je sais qu'ils espèrent que le mouvement sera soutenu. Je crois personnellement que ce sera le cas, mais cela ne veut pas dire grand-chose.
Les Russes diversifient-ils leur économie? Oui, ils essaient de s'activer au premier stade de la valeur ajoutée. Par exemple, n'envoyez pas des lingots d'aluminium ailleurs; faites plutôt ici un objet en aluminium. Commencez à fabriquer des armatures en aluminium pour les meubles, optez pour ce genre de valeur ajoutée au premier stade. Tout au moins, élevez des cochons pour aller avec toutes les céréales que vous cultivez plutôt que d'exporter toutes les céréales. Tout au moins, ayez des produits laitiers. L'agriculture commence à revivre.
Si on étudie les tentatives conscientes de diversification qui ont été faites, on voit que certaines d'entre elles ont été une question de survie. C'est le cas de l'industrie aéronautique de la Russie. La Russie et l'Union soviétique ont abrité pendant longtemps une bonne part du génie qui se manifestait en aéronautique, mais les Russes étaient en train de perdre leur industrie aéronautique. Or, ils ne voulaient pas la perdre pour des raisons de sécurité notamment; ils ont commencé à travailler de concert avec des compagnies aériennes internationales pour raviver cette industrie-là. C'est là un élément de la diversification.
L'industrie russe de l'automobile a survécu, et connaît maintenant une période de prospérité. Frank Stronach en sait quelque chose. L'industrie connaîtra une forte expansion. Les Russes ont beaucoup d'énergie, mais pensez-y : ils ont besoin de beaucoup d'énergie. Si vous croyez que nous avons de longues distances à couvrir en avion et en voiture au Canada, mon Dieu, il leur faut couvrir deux et trois fois cela en Russie. Ils ont nombre de villes isolées, c'est la malédiction soviétique, qui tient au fait qu'on n'a pas bien choisi l'emplacement des infrastructures pendant la période soviétique. C'est vrai. Il y a des villes peuplées de millions de personnes dans le Grand Nord qu'il faut retirer du Grand Nord, par exemple.
Voyager par avion en Russie coûte les yeux de la tête. À mesure qu'augmentent les coûts du transport et de l'énergie, comme en ce moment, le Canada sera touché aussi, étant donné que les voyages eux-mêmes coûteront plus cher. Dans des pays comme la Russie, on trouvera d'autres zones encore plus isolées. Prenez note : les Russes ont besoin de beaucoup d'énergie et, je crois qu'ils ne vont jamais être les premiers mondiaux en efficacité énergétique, parce qu'ils ont une si grande réserve et qu'ils doivent en utiliser tant. Ils diversifient leur économie, malheureusement, dirais-je. Un des domaines où ils diversifient — je dirais que c'est malheureux, mais c'est là le monde dans lequel nous vivons, et les Russes vont rivaliser comme les autres —, c'est celui des armes; les avions de chasse, les bâtiments militaires, les véhicules blindés et de transport terrestre, les chars d'assaut, les fusils Kalachnikov. Ils se sont rétablis dans le commerce des armes. C'est une forme de diversification.
J'ai dit que l'agriculture revivait. La richesse se répand. Jusqu'à quel point les Russes sont-ils vulnérables à un effondrement des prix dans le domaine de l'énergie? Si le coût d'autres matières premières reste élevé, je crois qu'il pourrait y avoir une bulle côté pétrole. Ils s'en tireraient tant bien que mal. Ils ont tant d'argent qui arrive dans les coffres maintenant — ce sont des milliards tous les jours — il faudrait que les prix connaissent une chute assez marquée pour qu'ils commencent à manquer d'argent.
Ils doivent trouver ce qu'ils vont faire de cet argent, en l'investissant au pays — de façons qui ne vont pas stimuler la corruption, d'abord, et faire monter l'inflation en flèche, ensuite —, ou encore l'investir à l'étranger. Si ce sont les fonds souverains qui sont employés, il faut dire que cela froisse parfois les gens. Nous devons nous habituer aux fonds souverains. La Russie vient d'annoncer que 40 p. 100 de ses recettes pétrolières seront investis dans du capital-actions à l'étranger. Cela veut dire qu'il y a des Russes qui font des affaires partout dans le monde, ce qui est bon. La prochaine fois qu'un étranger en Russie se fait accuser de sortir la richesse locale du pays, il sera possible de nommer un Russe qui sort la richesse d'un autre pays. C'est là une forme de réciprocité. Et c'est bien. Oui, les Russes diversifient leur économie.
Le président : Merci. Nous vous savons gré de nous en avoir informés.
Le sénateur Stollery : J'ai quelques questions à poser. Je suis d'accord avec une très grande part de ce que notre témoin a dit. Je rappelle aux honorables sénateurs que nous avons accueilli M. Poutine ici il y a quelques années de ça. Il m'a assez impressionné à l'époque. Je crois que beaucoup de gens l'ont sous-estimé. Je n'étais pas parmi eux. Je crois qu'il a fait un travail merveilleux en transformant en affaire sérieuse un cas désespéré.
À propos des investissements canadiens, je me suis trouvé à Klim un jour, à plus ou moins 250 kilomètres à l'ouest de Moscou. C'était le matin et, à ce moment-là, il n'y avait pas d'hôtels. Il m'a fallu encore coucher dans une de ces gastinitsas de l'époque soviétique. Je suis sorti pour aller prendre un café, j'ai jeté un coup d'œil et, voilà, il y avait une affiche de McDonald. Ce qui est incroyable, c'est que le McDonald est encore meilleur en Russie qu'il l'est au Canada, même s'il appartient à un Canadien. La sélection et tout le reste, c'était mieux.
Cette histoire des pays limitrophes de la Russie... je crois qu'il s'écrira de nombreux livres pour dire pourquoi, selon ces pays-là, la Russie demeure un ennemi. Je ne comprends pas cela. C'est dangereux. Lorsque vous allez à des conférences, vous allez tomber sur une personne qui vous paraît autrement raisonnable, mais qui fait alors les observations les plus sottes à propos de la Russie. C'est incroyable. Quand j'ai lu que M. Jack Matlock était ambassadeur des États-Unis à l'époque de Gorbatchev, j'ai envoyé aux membres du comité le livre des presses de l'ISEES où Matlock affirme que le transfert en Russie a été l'affaire des Russes. Ce sont eux qui l'ont fait, et qui l'ont fait de manière pacifique. Dans l'histoire, combien de cas pouvez-vous trouver d'une modification si fondamentale qui se produit, alors que deux personnes seulement trouvent la mort à la suite d'opérations faisant appel à des chars d'assaut?
Notre témoin le sait mieux que moi. Je voudrais ajouter une chose. Le comité a également étudié l'Ukraine et est tout à fait conscient du fait que le mot Ukraine lui-même évoque la frontière. C'est-à-dire le pays qui sert de frontière entre la Pologne et l'espace vide qui est russe, ainsi que le clivage linguistique qui en résulte. C'est un clivage qui cause beaucoup de difficultés pour d'autres raisons d'ordre religieux; pour toutes sortes de raisons.
Ma question porte sur le MAECI. Nous avons déjà entendu cela : on affame le MAECI, on ne lui donne pas suffisamment d'argent, son personnel n'est pas suffisamment nombreux. Vous nous avez dit qu'il y a beaucoup trop de gens qui se trouvent ici au Canada, mais qui devraient être à l'étranger.
Soit dit en passant, nous avons entendu la même critique formulée dans le cas de l'ACDI. La majeure partie de son personnel est assis ici dans le bâtiment de l'ACDI, et nous allons recevoir le président demain soir, si je ne m'abuse. C'est peut-être une question que nous pourrions lui poser.
Pourriez-vous nous comparer à nos rivaux des services étrangers et du commerce extérieur? Par exemple les Allemands, les Japonais, les Australiens et les Américains. Pourriez-vous nous donner une comparaison et parler de l'appauvrissement d'un important organe de notre fonction publique, qui nous représente à l'étranger dans un monde de plus en plus « internationalisé »? Pouvez-vous nous donner des précisions sur cette question?
M. Westdal : Oui, je peux le faire. J'ai pris quelques notes pendant que vous parliez. Premièrement, je voudrais rendre hommage à George Cohon pour le travail qu'il a fait et pour les années et le dévouement qu'il y a mis. Le sénateur Mahovlich a dit tout à l'heure que c'était difficile. Oui, ce l'était; ce n'était pas facile. Cependant, il a persévéré, et McDonald est aujourd'hui une réussite très notable en Russie, quoi que vous pensiez du Big Mac. Bien entendu, c'était l'œuvre du Canada. Les gens sont nombreux en Russie à croire que McDonald est une entreprise canadienne, étant donné la percée qui a été faite par McDonald Canada.
Pourquoi la Russie est-elle vue comme un ennemi, déraisonnable ou irrationnel? Pour répondre à cela, je crois qu'il faut souligner un aspect important. Dans le voisinage, parmi les pays baltes, chez les Polonais, parmi bien des gens en Ukraine qui se rappellent l'époque de Staline, la blessure est encore assez fraîche.
Voici où le bât blesse : les Russes — donnez-leur le temps —, en ce moment, ne souhaitent pas entendre parler des crimes des Soviétiques. C'est presque un mécanisme de défense psychologique qui consiste à faire cette distinction entre la Russie et l'Union soviétique.
À mon avis, il y a une distinction énorme à faire entre les deux. Cependant, comme je l'ai dit, le fait est que la musique a changé, mais que l'orchestre demeure le même. Vous ne pouvez attendre des gens qu'ils disent : « Oui, il y a peu de temps, à l'époque de l'Union soviétique, je me suis rendu coupable de crimes », mais il y a tant de proches voisins qui voudraient que leur souffrance soit reconnue.
Les Ukrainiens veulent entendre : oui, tout à fait, il est entendu qu'il y a eu une famine forcée. En partie, les Russes répondent que la famine n'a pas été imposée qu'aux Ukrainiens. Staline, qui était géorgien, l'a imposée aux koulaks de Russie et à d'autres. C'est une histoire complexe. Je crois qu'il faudra qu'il y ait là-bas une sorte de processus de vérité et de réconciliation à un moment donné, mais le temps n'est pas encore venu, et nous de devrions pas nous impatienter pour cela.
À propos du MAECI : oui, on l'a affamé. J'ai passé une bonne partie de ma vie d'adulte à œuvrer au sein de ce ministère; je pourrais le confirmer, mais n'allez pas me croire sur parole. Allez chercher des faits vous-même.
Le fait est que nous avons des intérêts surdimensionnés à défendre et des responsabilités surdimensionnées à assumer; par conséquent, il faut investir de façon disproportionnée dans les moyens à utiliser pour traiter avec le monde, ce que nous ne faisons pas. Nous investissons maigrement par rapport aux autres, par rapport aux pays membres du G8. Le fait est que nous ne donnons pas aux Affaires étrangères assez d'argent pour déployer son personnel à l'étranger.
Il faut 300 000 $ pour déployer quelqu'un à l'étranger, alors que ça ne coûte que 100 000 $ s'il demeure à Ottawa. Chaque fois que vous dépêchez un agent de plus à l'étranger dans ce service, vous devez dépenser 200 000 $ pour lui cette année-là. Faites-vous à l'idée. Si vous voulez en envoyer cinq de plus, ça donne un million de dollars cette année- là.
Cependant, si vous voulez vraiment susciter un changement et dépêcher une part importante des membres de notre service extérieur à l'étranger, travail qu'ils devraient faire et pour lequel ils se sont joints à l'organisation et pour lequel nous avons besoin d'eux, nous allons devoir investir les fonds voulus.
Nous n'avons aucune excuse à donner. Nous sommes riches. Nous sommes riches au-delà de ce que les gens ont pu rêver dans le passé. On peut faire valoir que nous sommes les plus chanceux de l'histoire de l'humanité. N'allez pas me dire que nous n'avons pas les moyens d'organiser de bons soupers dans nos ambassades parce que nous ne leur donnons pas le budget de fonctionnement voulu.
Dieu du ciel, il faut que nous nous prenions plus au sérieux. Nous sommes adultes. Nous ne sommes même plus jeunes. Nous figurons parmi les pays bien établis, avec toutes sortes de réalisations à notre compte; nous devrions donc avoir un service extérieur auquel nous accordons une part de financement plus grande que les autres pays. Pourquoi? Parce que nous nous accrochons à notre place à la table d'honneur. Il y a maintenant 20 autres pays qui peuvent y prétendre tout autant que nous.
Voici un fait intéressant que vous pourriez faire quantifier. Savez-vous que les quatre pays dont il est question — le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine — sont bien connus pour la qualité de leurs diplomates — leurs capacités linguistiques, leur compréhension de l'histoire, leur expérience, les récompenses auxquelles ils ont droit, le prestige que leur accorde leur pays, le respect qui leur est accordé, les salaires, les budgets de représentation qui leur sont donnés pour qu'ils puissent faire leur travail et organiser des dîners bien arrosés. C'est leur travail, soit de cultiver des liens qui sont bons pour le Canada. Ce n'est pas une tâche facile. C'est un dur travail. Vous, les politiciens, vous le savez. Il faut pour cela d'énormes efforts. Lorsque votre travail consiste à bien accueillir les gens au profit du Canada et que la question, essentiellement, revient à la qualité de la conversation qui a lieu à l'activité que vous organisez, quel est le fond de l'affaire, pourquoi est-il raisonnable d'accorder les deniers publics à cela? Si, à ce moment-là, vous savez que quelqu'un attend de vous que vous comptiez les oignons et que vous ayez un reçu pour chaque oignon que vous avez utilisé hier soir, c'est à rendre fou. C'est si loin de la marque, c'est si insensé, c'est un tel gaspillage de talents et de ressources.
Ne pas payer pour mettre de l'essence dans sa Lamborghini, c'est de la folie. Ne pas mettre d'essence dans sa petite Chevrolet, c'est de la folie aussi. Ne pas mettre d'essence dans sa mobylette, ça n'a pas de sens non plus. Nous devons donner à nos diplomates les moyens qui leur faut pour faire leur travail. Non, nous ne leur donnons pas les moyens d'agir.
Le président : Monsieur Westdal, je crois que vous ne l'exprimez pas avec suffisamment de passion, de fait...
M. Westdal : J'ai une seule occasion de m'adresser au comité du Sénat. Ça vient du cœur.
Le président : Ça se voit certainement. Merci. Je veux poser une autre question rapide en complément à la question de mon collègue, le sénateur Stollery.
Vous avez fait figurer en tête des mesures que nous devrions prendre, en tant que pays, pour évoluer dans le monde des BRIC, le fait d'investir avec beaucoup plus de sérieux dans le personnel que nous avons à l'étranger et même d'en accroître le nombre. Je crois que vous avez bien fait valoir ce point.
En une minute, quelles sont les deux prochaines recommandations que vous feriez au comité?
M. Westdal : La première doit tourner autour de l'idée de promouvoir l'amitié entre nos voisins. C'est pour nous une vocation; c'est d'une évidence criante. Nous devrions nous appliquer à cela.
Rapidement, en deuxième lieu, ce ne sont peut-être pas toutes les bonnes recommandations que je fais, mais nous devons conclure un engagement mutuel avec la Russie. Une chose importante : nous devons continuer à financer la coopération technique qui est déjà en cours avec la Russie.
Lisez ce que M. Bastarache, le juge à la retraite de la Cour suprême, a déclaré hier dans le journal : que les liens noués avec les juristes en Russie sont très importants et que les responsables canadiens sont en communication avec les plus éminents juristes russes, qui s'efforcent là-bas de créer un appareil judiciaire plus indépendant. C'est un projet de l'ACDI.
Il y a un face-à-face qui doit avoir lieu sur ce point-là. De grandes pressions s'exercent sur l'ACDI pour qu'elle vienne seulement en aide aux plus pauvres, qu'elle se concentre sur quelques pays seulement. Ça se défend, s'il y a un autre organe gouvernemental chez nous qui est apte à appliquer toutes les autres mesures que l'ACDI applique, y compris le travail très utile qui se fait ainsi en Russie.
Certains diraient : pourquoi diable dépensons-nous l'argent de l'ACDI en Russie au moment où le baril de pétrole se vend 120 $ l'unité? Les Russes ont les moyens de se payer cela. À mon avis, c'est de passer à côté de la question. Nous dépensons l'argent de l'ACDI parce qu'il n'y a pas d'argent provenant d'un autre organe que nous pourrions dépenser là. Le gouvernement du Canada doit se donner des moyens autres que ceux de l'ACDI pour préserver de telles mesures. Tant que nous n'aurons pas d'autres moyens, nous devrions continuer à recourir à l'ACDI.
Mon deuxième point, c'est qu'il faut maintenir ce financement. Il est tout à fait possible qu'il ne soit pas maintenu. Les liens capitaux ainsi établis entre les sénateurs, les juges, les administrateurs de la fonction publique qui essaient de créer une fonction publique indépendante sont essentiels.
Troisième point : rééquiper nos diplomates, rétablir le respect à leur égard et les appuyer activement.
La dernière notion dont je veux vous faire part touche directement les BRIC : il nous faut une grande distribution avec des acteurs de tout premier plan. Ce n'est pas une piste où il est facile d'évoluer. Nous avons besoin de notre premier ministre, bien entendu, à tout instant. Soit dit en passant, il a autre chose à faire le jour comme tous les autres sur lesquels nous comptons pour montrer le chemin et sauver la planète. Nous avons besoin de nos ministres. Il y en a plusieurs dont le portefeuille comporte des affaires internationales — les affaires étrangères, le commerce, la santé à l'époque du SRAS, l'agriculture au moment d'une crise alimentaire. Ce sont là des mandats internationaux auxquels le Canada doit réagir. Nous devons prévoir tout cela. Songez à quel point ces pays-là sont complexes. La Russie est une fédération qui compte 89 sujets. Certains des sujets en question présentent un PIB égal à celui de nos grandes provinces. Il y a les hauts fonctionnaires. Il nous faut pouvoir les mettre dans le coup. Nous comptons également toute une série de responsables provinciaux qui assument de graves responsabilités et qui pourraient engager un dialogue avec leurs homologues du Brésil, de la Russie et de la Chine, mais particulièrement, de façon pertinente, de la Russie. Voilà ma troisième recommandation. Oui, essayez de reconstruire notre service diplomatique. Il en a besoin. Il a besoin de budgets et il a besoin qu'on lui fasse confiance.
Le président : Monsieur Westdal, au nom du comité, je tiens à exprimer ma gratitude. Je crois que mes collègues seraient d'accord avec moi. Nous avons pris un retard d'environ une demi-heure. Votre présence nous a été extrêmement utile. Vous nous avez fait profiter de votre sagesse et avez donné des avis éclairés, que nous allons mettre à contribution au moment de préparer nos rapports. Nous allons peut-être vous convoquer de nouveau simplement pour mettre en commun nos expériences. Encore une fois, je vous remercie d'être venu comparaître. L'exercice a été très utile de notre point de vue.
M. Westdal : À votre service. C'est vraiment un honneur pour moi.
La séance est levée.