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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 16 - Témoignages du 1er mai 2008


OTTAWA, le jeudi 1er mai 2008

Le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S-224, Loi modifiant la loi sur le Parlement du Canada (sièges vacants), se réunit aujourd'hui, à 10 h 50, pour examiner le projet de loi.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons notre étude du projet de loi S-224, loi modifiant la Loi sur le Parlement du Canada (sièges vacants). Nous avons le très grand plaisir d'accueillir comme premier témoin aujourd'hui, M. Gérald R. Tremblay, partenaire chez McCarthy Tétrault à Montréal. Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation, Me Tremblay. Vous connaissez notre procédure; on vous demande de faire votre présentation et ensuite, nous passerons à la période des questions.

Gérald R. Tremblay, partenaire, McCarthy Tétrault LLP, à titre personnel : Madame la présidente, je vous remercie de votre invitation. C'est toujours un plaisir et un privilège de comparaître devant vous. En ce qui me concerne, sur la question de la réforme du Sénat, c'est la deuxième fois. J'ai comparu le 21 septembre dernier. On discutait à l'époque du terme de dix ans; sept, huit, neuf ans, par rapport à 75 ans et de l'élection au Sénat.

J'avais eu la chance de comparaître avec le sénateur Beaudoin, qui était assis à côté de moi. C'est un ami de vous tous et un ami à moi parce que j'ai appris mon droit de lui lorsque j'étais étudiant à l'Université d'Ottawa. Je suis seul aujourd'hui et donc je n'ai pas le soutien moral ou physique du sénateur Beaudoin, mais j'ose espérer qu'il ne sera pas déçu des déclarations de son élève. Lui, c'est Gérald-A. Beaudoin et moi Gérald R. Beaudoin. Souvent, on disait que Gérald A. avait mis au monde Gérald R.

La question posée par le projet de loi est intéressante. Même s'il s'agit d'un projet de loi d'initiative privée, il donne l'occasion de brasser des notions extrêmement importantes dans l'évolution constitutionnelle canadienne.

[Traduction]

Essentiellement, il y a quatre questions. Tout d'abord, nous présumons que la Gouverneure générale a toute discrétion en matière de nomination. C'est ce que prévoit l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, encore à ce jour, bien que des critères de représentation par province doivent être respectés, entre autres.

Deuxièmement, en donnant sa sanction royale à ce projet de loi qui aurait l'effet dont nous venons de parler, la Gouverneure générale se trouve-t-elle à accepter de limiter son propre pouvoir discrétionnaire? Est-ce illégal, pour quelqu'un qui a tout pouvoir discrétionnaire, d'accepter des limites législatives à ce pouvoir? Si elle l'accepte en accordant la sanction royale à ce projet de loi, est-ce que directement ou indirectement la Gouverneure générale modifie l'équilibre constitutionnel? Est-ce qu'elle modifie la Constitution? Le cas échéant, étant donné le libellé de l'article 41, cela ne touche-t-il que l'aspect fédéral de la Constitution, que le Parlement fédéral a le droit de modifier?

Troisièmement, est-ce que les limites ainsi imposées au pouvoir discrétionnaire de nomination nuisent à l'équilibre des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces établie par l'AANB de 1867 et maintenant intégré à la Loi constitutionnelle de 1982?

Enfin, il y a le problème des sanctions. J'ai lu la transcription du débat auquel a participé le sénateur Joyal. On posait la question suivante : que faire si quelqu'un qui a un pouvoir constitutionnel ou législatif de faire quelque chose, à un certain niveau, ne le fait pas? Peut-on destituer le Gouverneur général? Que peut-on faire? Est-ce que la sanction n'est que politique? S'agit-il simplement d'un scandale public? Est-ce qu'un tribunal, par exemple, pourrait demander le renvoi du Gouverneur général et dire que la Cour suprême doit en nommer un autre, parce que le titulaire du poste n'a pas respecté l'échéance de six mois prévue par la loi, soit la limite à sa discrétion qu'a acceptée le Gouverneur général?

Ce serait mes quatre questions. Bien humblement, je vous dirais qu'il n'est ni anormal ni inusité qu'un représentant du gouvernement qui a toute discrétion en vertu de la Constitution accepte que ces pouvoirs soient limités.

[Français]

L'exemple qui me vient le plus souvent à l'esprit et qui je pense a été mentionné devant vous est celui de la nomination des juges. La Constitution est aussi précise et aussi vague pour la nomination des juges qu'elle ne l'est pour la nomination des sénateurs. Le Gouverneur général, ce sont les articles 96 à 100, nomme les juges des cours supérieures à travers tout le Canada. C'est une discrétion absolue. Pourtant, la législation fédérale et presque toutes les législations provinciales ont des Judges Act, ont des Canadian Judicial Counsels d'ailleurs il y a un débat à savoir si c'est correct pour ce comité d'avoir un policier comme membre pour opiner sur l'opportunité de nommer un juge, celui-là plutôt que celui-là. Personne aujourd'hui ne conteste que ce type de législation est juridiquement correct.

Le problème qui se soulève est celui de la sanction. Qu'arriverait-il si le Gouverneur général, nonobstant tous ces mécanismes de consultation nécessaires avant de nommer quelqu'un, décidait d'oublier ces recommandations et de dire : le comité de nomination des juges me propose les candidats un, deux, trois, quatre et cinq. J'ignore cela et je nomme six.

Ce n'est pas correct. Vous avez un système législatif. La question fondamentale est la suivante : la Constitution dit que le Gouverneur général nomme les juges. Est-ce que cette nomination serait illégale? C'est le parallèle qui me revient le plus souvent à l'esprit. Si on peut baliser le système de nomination des juges, on peut sans doute baliser le système de nomination des sénateurs.

La proposition est qu'il y aurait une obligation de nommer ou de remplacer un sénateur dans un délai de six mois. La question posée, très intéressante et très théorique est la suivante — mais c'est toujours lorsqu'on pousse des raisonnements à l'absurde qu'on voit où réside le véritable principe — si le premier ministre n'avisait jamais le Gouverneur général et que l'on se retrouvait sans sénateur au bout de dix ans, on abolirait le Sénat de facto. Quelle serait la sanction?

La Cour suprême pourrait-elle dire : étant donné que personne ne bouge, j'émets une injonction pour que le Gouverneur général nomme des sénateurs? Et si le Gouverneur général ne nomme pas de sénateur, je le trouve coupable d'outrage au tribunal. À la limite, cela voudrait dire que la Chambre des lords en Angleterre pourrait trouver Sa Majesté la reine coupable d'outrage au Parlement si elle ne nommait pas de représentants à la Chambre des lords.

C'est un peu comme on dit en diplomatie, la sanction ultime, c'est la guerre. Dans ce cas, la sanction ultime est, à mon humble avis, politique. Et il n'y a pas de mécanismes qui peuvent assurer l'application d'une mesure comme celle-là. Mais il se crée avec les années ce que tout le monde appelle maintenant une convention constitutionnelle. Une fois le processus vécu pendant des années, personne ne s'en démarque.

La Constitution ne parle même pas du Cabinet, du conseil des ministres. Il n'y a pas un gouvernement depuis la Confédération qui fonctionne sans conseil des ministres et la même chose en Angleterre. Il y a des conventions constitutionnelles aussi solides que la loi en autant que le contrat social soit respecté par ceux qui le vivent.

Je pense qu'une législation qui balise l'exercice des pouvoirs discrétionnaires, fussent-ils ceux du Gouverneur général, ne serait pas attaquable sur le plan juridique. Ce serait une législation permise.

L'autre problème est celui de la sanction. Dans notre cas, est-ce que le fait de baliser le pouvoir ou la discrétion du Gouverneur général a pour effet d'amender ou de modifier la Constitution? Et dans notre cas, c'est encore plus précis parce que le projet de loi voudrait qu'il y ait une période de six mois maximum pour procéder au remplacement. Est-ce amender la Constitution par une simple loi d'avoir une disposition comme celle-là, alors que la Constitution dit de temps en temps? Est-ce la même chose que dans les six mois? On peut en discuter.

Je pense qu'on peut dire que cela amende jusqu'à un certain point la Constitution sur ce point. Cependant, est-ce que le Parlement du Canada a le droit de le faire et est-ce qu'il ne s'agit que de la Constitution interne? À mon humble avis, je pense que oui.

[Traduction]

La célèbre décision si souvent citée, le Renvoi concernant le Sénat, affirme que toute modification doit être analysée à la lumière d'une question : Cela affecterait-il de manière substantielle les relations fédérales-provinciales?

Il serait difficile de prétendre que d'obliger la Gouverneure générale à combler les vacances dans les six mois aurait un effet substantiel sur les relations fédérales-provinciales. Par conséquent, à mon humble avis, cette modification, si elle était faite, ne serait pas illégale.

Le président : Pourriez-vous de nouveau nous présenter vos arguments sur la légalité de la chose? Nous ne les comprenons pas très bien, monsieur.

M. Tremblay : Peut-être me suis-je mal exprimé, ou alors c'est un problème d'interprétation. Les interprètes font de leur mieux.

Le président : Les interprètes sont d'excellents membres de l'administration du Sénat.

M. Tremblay : Je dis que si cette disposition était adoptée, et qu'elle était considérée comme une modification à la Constitution, je ne crois pas que ce serait illégal, puisque cela n'a pas d'incidence substantielle sur les relations fédérales-provinciales. C'était mon argument.

Le sénateur Oliver : Je comprends, maintenant.

M. Tremblay : Veuillez m'excuser pour la piètre qualité de mon anglais.

Le président : Vous péchez par fausse modestie!

M. Tremblay : Je suis parfois modeste. Quelqu'un a déjà dit qu'à force de faire preuve d'humilité, on prouve qu'on a toutes les raisons d'être modeste.

Ce qui nous reste en tête, toutefois, c'est que ce court projet de loi d'initiative parlementaire qui ne compte qu'un ou deux articles s'intègre au contexte de l'autre projet de loi. Nous ne pouvons faire abstraction des débats de septembre 2006 sur la réforme du Sénat. Pris isolément, le projet de loi a un effet, mais dans son contexte, bien d'autres questions sont soulevées. Bien qu'on m'ait demandé de parler strictement de ce projet de loi, je vais parler du reste aussi.

Quand on passe d'une limite d'âge de 75 ans à un mandat de huit ou neuf ans, c'est une question de degrés. La Cour suprême a dit qu'il était légitime, ou légal, pour le Parlement fédéral de modifier unilatéralement la Constitution pour faire passer le mandat à vie à un mandat limité jusqu'à l'âge de 75 ans. Mais elle a aussi dit qu'on ne pouvait émasculer, si vous me passez l'expression, le système de nomination en prévoyant des mandats de deux ou trois ans, ce qui soumettrait le Sénat aux caprices du gouvernement du jour. C'est donc une question de degrés.

Personnellement, je ne suis pas tout à fait convaincu du bien-fondé de la chose, car aux États-Unis, la démarche est tout à fait différente. Il s'agit d'un mandat à vie. Il faudrait que les trois quarts des États s'entendent pour qu'il y ait un changement. Les juges sont nommés. Il faut pousser leurs fauteuils roulants pour les amener dans leurs salles d'audience et s'ils ne veulent pas démissionner, on n'y peut rien. Il faut simplement parler plus fort.

Ici, pourtant, on a décidé que c'était légal. Si le mandat peut être accordé jusqu'à l'âge de 75 ans, pourquoi pas jusqu'à 60 ans ou 55 ans? Comment fixer la limite? C'est une question de degré.

Voilà pourquoi la modification proposée dont vous êtes saisis aujourd'hui doit être considérée dans le contexte qui l'entoure. C'était ce que je tenais à dire. Pour le reste, il ne serait pas illégal pour la Gouverneure générale de dire : « Avant de nommer un sénateur, je voudrais avoir l'opinion des citoyens de la province dont ce sénateur est censé provenir. » Ce ne sera pas une contrainte plus grande que celle dont j'ai parlé pour les juges, il y a quelques instants.

Même d'après le Renvoi relatif à la sécession du Québec, un référendum qui consiste à consulter toute la population n'a pas d'effet législatif; c'est un signe qu'il faut négocier, qu'il faut faire quelque chose. Il n'est toutefois pas illégal. Il n'est pas illégal de consulter les premiers ministres des provinces, non plus que la population, ce serait même souhaitable pour des nominations à la Cour suprême du Canada, par exemple. Il ne serait pas non plus illégal de dire : « Avant de nommer un sénateur, j'aimerais savoir ce qu'en pensent les citoyens de la province dont il censé représenter les intérêts. »

Voilà pourquoi il y a deux éléments importants. On peut les considérer isolément, ou tenir compte du contexte actuellement envisagé.

En passant, le 31 mai, je deviendrai bâtonnier du Barreau du Québec. Il est clair que personne ne savait que je deviendrais bâtonnier quand on m'a invité ici en 2006. C'est toujours à ce titre que je me présente devant vous aujourd'hui. Un jour, un comité du Barreau présentera un autre point de vue, mais c'est en mon nom personnel que je vous parle aujourd'hui.

Le président : Félicitations. C'est donc un double honneur de vous recevoir aujourd'hui.

M. Tremblay : Je ne suis pas plus intelligent pour autant.

Le sénateur Andreychuk : Merci pour vos propos. Hier, nous avons entendu une opinion un peu différente, du moins d'après mon interprétation. Si la nomination est faite, comme vous le dites, et que le mandat qui était à vie est réduit jusqu'à la limite de 75 ans, c'est justifié d'après les raisons que vous avez données. Vous avez aussi dit que la cour ne s'était pas prononcée sur un changement qui aurait fait passer l'âge limite à 50 ans ou à 45 ans. Par conséquent, l'âge de 75 ans semble tout à fait raisonnable pour le fonctionnement du Sénat, dans ce cadre-là.

L'argument du sénateur Moore, je crois, c'est que le nombre de vacances peut représenter un problème pour le fonctionnement du Sénat. D'emblée, le problème paraît semblable. Ce projet de loi peut donc être adopté compte tenu du fonctionnement du Sénat.

On nous a aussi dit que la raison fondamentale de la présence des sénateurs au Parlement, c'est la représentation des provinces et des minorités et que si on modifie le processus de nomination, qui touche fondamentalement à la représentation provinciale, cela deviendrait une question fédérale-provinciale et aurait un effet marqué sur la relation fédérale-provinciale. La négociation avec les provinces, et leur participation, seraient nécessaires et par conséquent, il faudrait probablement une modification constitutionnelle.

M. Tremblay : Avant de venir ici, j'ai lu ce qu'avait dit M. Pelletier en 2006. En passant, il a écrit cet ouvrage. Je ne dirais pas que c'est la Bible, mais c'est un ouvrage de référence essentiel. Sa théorie concorde précisément avec ce que vous avez dit.

Personnellement, et j'essaie d'être simplement logique, je demanderais de quelle façon un processus de non-consultation protège mieux les provinces que la simple discrétion du premier ministre? On nous dit que si on commence à jouer avec ce concept, tous doivent y participer parce que cela fait partie du tissu canadien. Je pense que le point de vue des minorités comme celles des Canadiens français au Québec serait mieux connu s'il y avait des élections qu'avec le pouvoir discrétionnaire du premier ministre seul, ou sur les conseils de quelques collaborateurs. Il n'y a pas de réponse manifeste.

Le sénateur Andreychuk : Je parlais du témoignage entendu hier. Nous parlions de gouvernement responsable. Les provinces, du moins celles qui ont soumis la Constitution de 1867, savaient exactement ce qu'elles faisaient en accordant ce pouvoir discrétionnaire au premier ministre.

J'irais encore plus loin : si les provinces ont accepté cela, ce doit être pour de bonnes raisons. Ce pouvoir discrétionnaire était nécessaire, aux yeux des provinces autant qu'aux yeux du gouvernement fédéral. Si on intervient en disant au premier ministre que désormais, il n'a que six mois pour procéder à une nomination, on risque de limiter ce qu'il peut faire dans le cadre du processus de nomination. En effet, il aurait pu vouloir consulter la communauté ou des groupes de la population, ou il aurait pu vouloir réfléchir davantage. Ces délais sont peut-être justifiés, peut-être même par de nombreuses raisons. Par conséquent, le Sénat ne devrait pas retirer unilatéralement le pouvoir discrétionnaire que les provinces ont accordé au premier ministre.

M. Tremblay : Mon point de vue était plus large. Je pensais à l'élection des sénateurs. Mais vous parliez plutôt de ce projet de loi.

Tout d'abord, même dans cette décision, les juges ont dit que le temps aurait passé. Pourriez-vous imaginer que l'Ontario dise : « La seule raison d'entrer dans la Confédération, c'est pour avoir un nombre égal de sénateurs »? C'est par loi fédérale ou décrets en conseil qu'ont été ajoutées d'autres provinces, réduisant ainsi le pourcentage de sénateurs de l'Ontario.

Le sénateur Oliver : Il s'agissait des Maritimes, du Québec et de l'Ontario.

M. Tremblay : L'Ontario avait le tiers des sénateurs, à l'époque. Elle en a maintenant 24 sur 105. L'Ontario a-t-elle eu son mot à dire? Non. Dans le cas de cette entente initiale, suivant la même logique, il aurait fallu dire : « Vous, de l'Ontario, vous avez accepté l'union à la condition d'avoir le tiers des sénateurs. Acceptez-vous de n'en avoir que le sixième? Dans la négative, l'entente sera rompue. Par conséquent, nous ne le ferons pas. » Vous savez comment les choses se sont passées, et nous vivons avec les conséquences.

Je suis d'accord avec vous. Il y a deux démarches possibles. Vous optez pour la manière latine, qui ressemble à un jardin français : tout doit être clair et net. Mais il y a aussi la manière anglaise, plus souple.

Le sénateur Murray : On s'en tire malgré la conclusion.

M. Tremblay : Oui, bien dit. Les deux manières sont admirables.

Le sénateur Andreychuk : Je préfère les jardins français. Revenons à l'un des arguments que vous avez présentés : Vous avez parlé de la logique fondée sur un point de vue, mais vous avez aussi demandé quelle serait la sanction, affirmant qu'il s'agirait ultimement d'une sanction politique. Pour revenir aux arguments auxquels je réfléchissais hier soir, le premier ministre a une discrétion totale. Au bout du compte, c'est lui qui fait les choix. Il subira la sanction par voix électorale ou autrement, à la Chambre des communes ou ailleurs.

M. Tremblay : Ou le Gouverneur général fait aussi dissoudre la Chambre.

Le sénateur Andreychuk : En effet, il y aurait donc des conséquences politiques. Je crois par conséquent qu'on en a tenu compte quand on a donné ce pouvoir discrétionnaire au premier ministre.

M. Tremblay : Le problème de la sanction me préoccupe beaucoup. La différence entre une véritable modification constitutionnelle et une simple loi du gouvernement fédéral adoptée unilatéralement crée une certaine anxiété quant à la sanction, puisqu'elle ne serait pas prévue par la Constitution, mais par une loi fédérale. Il n'y a pas de réponse claire à cette question.

[Français]

Le sénateur Joyal : Ma première question est reliée à la décision de la Cour suprême dans la référence du Sénat. Pourriez-vous citer le passage de la décision où la Cour suprême dit que, en ce qui concerne la durée du mandat, la cour n'ayant pas devant elle un chiffre précis, elle invite les parties à revenir devant la cour avec un chiffre précis.

M. Tremblay : Elle n'invite pas, mais dit que si ce n'est pas, elle ne veut pas le faire si elle n'a pas.

[Traduction]

Ce qui sous-tend ce que vous voulez. Choisirez-vous huit ans?

[Français]

Le sénateur Joyal : Pouvez-vous le citer?

M. Tremblay : Je vais essayer de vous le trouver.

Le sénateur Joyal : C'est une des questions.

[Traduction]

M. Tremblay : L'imposition de la retraite obligatoire à 75 ans n'a pas changé le caractère essentiel du Sénat. Mais pour répondre à cette question, il faut savoir quel changement est proposé à la durée du mandat.

[Français]

Le sénateur Joyal : D'accord, c'est exactement cela que je voulais. La cour n'ayant pas de chiffres précis, c'est-à-dire de réduction du mandat, dit qu'elle ne peut pas se prononcer. Avant de pouvoir conclure de façon absolue que la réforme ou la réduction du terme serait légale, il faut se poser la question fondamentale si cela a pour effet d'affecter une des caractéristiques essentielles de l'institution?

M. Tremblay : Vous avez absolument raison; il y a un chiffre magique, je ne sais pas lequel, peut-être plus qu'un, mais il y a une limite sous laquelle la Cour dirait : oh! cela change le caractère essentiel de l'institution.

Le sénateur Joyal : D'accord, très bien. Mon deuxième point est au sujet de la sanction. Comme vous dites bien, à mon avis, poussons le cas à l'absurde, c'est-à-dire à l'extrême : le premier ministre ne nomme personne au Sénat pendant dix ans. L'institution n'est plus en mesure de fonctionner comme normalement elle était conçue, selon les caractéristiques qu'on lui attribue dans la Constitution. Est-ce qu'il n'arriverait pas à un point où le processus législatif lui-même serait illégal, inconstitutionnel, sur la base de l'article 91. Je lis cet article :

Il sera loisible à la Reine, de l'avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes.

À partir du moment où le Sénat ne peut plus donner son consentement ou un avis, la loi adoptée serait entachée d'illégalité parce qu'elle ne serait pas l'expression concurrente de deux consentements. Donc, une loi qui serait adoptée avec un Sénat vide serait, à mon avis, une loi illégale et la Cour suprême pourrait la déclarer illégale.

M. Tremblay : Je suis d'accord. La Cour suprême a dit que c'était essentiel d'avoir l'avis et le consentement des deux Chambres. C'est essentiel. Donc, là où la réponse est claire : est-ce que le Parlement du Canada peut seul abolir le Sénat? La réponse est non. Mais si on en arrive au même résultat à savoir qu'il n'y a plus de deuxième Chambre ou de première, il manque une Chambre, disons, la législation ne serait pas légale.

Le sénateur Joyal : Exactement. Donc si on pousse le raisonnement à l'extrême, la sanction est plus que politique, mais aussi constitutionnelle, c'est-à-dire que c'est l'exercice même du pouvoir législatif qui serait entaché.

M. Tremblay : Entaché.

Le sénateur Joyal : Entaché d'irrégularités fondamentales.

M. Tremblay : Vous auriez un Parlement, une Chambre des communes qui siégerait, un gouvernement en place dont toutes les lois proposées seraient toujours illégales, d'ailleurs le Gouverneur général refuserait de les sanctionner. Ce serait un cas.

Le sénateur Joyal : On se retrouve.

M. Tremblay : Il faut qu'il vienne au Sénat.

Le sénateur Joyal : Pas toujours, il peut les sanctionner dans son bureau.

M. Tremblay : Je trahis mon âge.

Le sénateur Joyal : Une loi a encadré la sanction royale, qui a été adoptée par le Parlement du Canada validement et qui est maintenant en vigueur.

M. Tremblay : C'est intéressant ce que vous dites; cela veut dire encadrer la sanction royale, cela veut dire que si on peut encadrer la sanction royale, on peut encadrer bien des choses.

Le sénateur Joyal : C'est ce que je crois. Il y a bien des choses moins importantes que la sanction royale qu'on peut encadrer.

La troisième question que je voudrais vous poser est relative à l'article 42(1)b) de Loi constitutionnelle de 1982. Si vous avez eu l'occasion de lire le témoignage du professeur qui a comparu hier, c'est à la page 71. Je lis cet article avec vous :

Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait conformément au paragraphe 38(1).

C'est la règle de 7/50.

b) les pouvoirs du Sénat et le mode de sélection des sénateurs;

La question est de savoir comme le professeur l'a souligné dans sa présentation : de quoi est constitué le mode de sélection des sénateurs? Comment définir le mode de sélection des sénateurs? Qu'est-ce qui changerait le mode de sélection des sénateurs? Si on change un élément du mode de sélection des sénateurs, on se trouve sous l'emprise de la formule générale de l'article 38(1), c'est-à-dire le 7/50. Vous y avez fait allusion tantôt dans votre présentation que le premier ministre peut consulter qui il veut.

Mais la Cour suprême a été très claire dans la référence que vous avez mentionnée à savoir que l'élection des sénateurs constituerait une autre Chambre que celle que les pères originaux de la Confédération avaient conçue. Ce serait donc un changement substantiel de la nature de l'institution et sur cette base, on serait nécessairement sous l'emprise de l'article 38(1). En quoi ou comment peut-on définir le mode de sélection des sénateurs d'après vous?

M. Tremblay : Je commence par la rédaction de l'article 42. Regardez les majuscules. Toute modification de la Constitution du Canada. Cela veut dire qu'on ne peut pas toucher à ce texte sans passer par l'article 38(1).

Cela veut dire que je ne peux pas et qu'il n'y aurait pas de devoir constitutionnel d'agir d'une façon plutôt que de l'autre. Je n'ai pas touché à cela. Mais on est un étage plus bas; il n'y aurait pas d'obligation constitutionnelle pour le Gouverneur général de consulter qui que ce soit, même par référendum ou par élection, quelle que soit la façon. Est-ce qu'il y a un empêchement constitutionnel à ce qu'il s'astreigne lui-même à consulter de cette façon? Ce qui requiert le processus dont vous parlez, c'est quelqu'un qui veut toucher à ce texte de la même façon qu'on l'a touché lorsqu'on est parti des nominations à vie pour les réduire à 75 ans. Mais si le Gouverneur général dit avant de prendre la décision A ou la décision B, j'accepte une consultation populaire qui ne le lierait pas sur le plan constitutionnel, mais qui serait consultative seulement sur le plan constitutionnel, je pense que ce serait aussi légal que les comités de nomination des juges.

Le sénateur Joyal : Et les comités de nomination des juges, comme vous le savez, ne limitent pas la prérogative de choisir un candidat à l'intérieur de la liste ou à l'extérieur de la liste. Il y a eu un ministre de la Justice, M. Rock, qui s'est engagé à ne pas recommander des noms à l'extérieur de la liste, mais cela ne valait pas que pour ce ministre de la Justice puisqu'un autre ministre de la Justice a recommandé des candidats qui ne faisaient pas partie de la liste.

M. Tremblay : Je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Joyal : Donc, la limite n'était pas une limite impérative.

M. Tremblay : C'est le mot que vous utilisez. C'est pour cela que je parlais de sanction tantôt.

Le sénateur Joyal : Je ne veux pas entrer dans le débat du projet de loi C-20 ou du projet de loi C-43, mais à partir du moment où vous encadrez de façon limitative la discrétion, à cette étape, vous êtes dans un autre contexte sur le mode de sélection. Il y a une nuance.

M. Tremblay : Je suis d'accord.

Le sénateur Joyal : Entre l'un et l'autre. Et c'est là où, à mon avis, on tombe sous l'emprise du choix de la méthode de sélection. Dans la mesure où le premier ministre s'engagerait à consulter les provinces ou un conseil de citoyens imminents, et cetera, par lettre ou autrement, à mon avis, il n'y aurait pas de limitation constitutionnelle. Mais à partir du moment où on dit : voici les candidats et ce ne seront que ceux-là et ils seront déterminés par un vote populaire, on a changé la nature de l'identification des candidats.

M. Tremblay : Supposons que le premier ministre arrivait à un Parlement subséquent et disait : écoutez, pour que cela ait lieu, d'abord on doit interpréter une disposition législative pour lui donner un sens constitutionnel plutôt que l'inverse et pour que ce soit constitutionnel, cela ne peut être que consultatif à la limite que consultatif. Comme votre ministre de la Justice tantôt, je vous dis tout de suite que je vais nommer qui je veux, je vais regarder ce que les gens vont dire, mais je vais nommer qui je veux. Quelle serait la sanction?

Le sénateur Joyal : Je vous pose la question inverse; à supposer qu'il y ait trois candidats choisis par un vote consultatif et que le premier ministre ne nomme aucun de ces candidats et décide de nommer à l'extérieur de ces candidats. Est-ce qu'une personne qui serait l'un des candidats déterminés par la loi, parce que ce serait une loi du Parlement, ne pourrait pas à ce moment-là aller devant un tribunal et dire qu'il était l'une des trois candidats déterminés et cette loi détermine, prévoyait que le premier ministre devait choisir à l'intérieur de ces trois candidats; le premier ministre est en violation de la loi.

M. Tremblay : Cela revient exactement à ce que je disais tantôt. Vous apportez un raisonnement à un autre niveau.

[Traduction]

Au bout du compte, dans quelle mesure les pouvoirs du Gouverneur général sont-ils limités par cette loi?

[Français]

Là, c'est normalement un organisme qui aurait discrétion et qui adopte des règles. Le citoyen dit : vous avez adopté des règles et je m'adresse à vous parce que vous avez adopté des règles et si vous avez accepté d'adopter ces règles, vous êtes lié par vos propres règles, que ce soit la commission de l'énergie ou autre.

Je suis convaincu que quelqu'un pourrait proposer un argument passablement convaincant où il dirait au Gouverneur général : vous avez accepté d'être limité en donnant la sanction royale à cette loi, vous allez donc suivre ces règles ou ce n'est pas juste. La Cour suprême pourrait alors dire : quel que soit le choix des mots, à la fin, la nomination d'un autre ne serait pas invalide parce que la discrétion donnée par la Constitution n'a pas été enlevée.

La présidente : Je suis désolée, mais nous sommes limités dans le temps.

M. Tremblay : On pourrait passer deux jours sur ce débat.

La présidente : Justement.

[Traduction]

Le sénateur Di Nino : Revenons à ce qu'a dit tantôt le sénateur Joyal. Il est toujours intéressant d'écouter ces discussions en profane. Elles sont intéressantes et édifiantes. Pour ceux d'entre nous qui ne sommes pas juristes et qui n'avons pas ces compétences-là, il faut voir la chose d'un œil pratique. Le sénateur Joyal parlait d'une situation hypothétique où le Sénat n'aurait plus de sénateur. C'est une hypothèse. Ce n'est pas le problème que nous avons actuellement. Je ne vois pas ce que cela a à voir avec ce projet de loi, bien franchement, parce qu'au fil du temps, il est arrivé qu'il y ait plus de 14 vacances au Sénat sans que cela empêche le Sénat de fonctionner. Je tenais à le dire pour les besoins du compte rendu.

Ce qu'il faut savoir, c'est à quel moment ces vacances posent problème. Est-ce lorsqu'on ne peut plus avoir de quorum? Est-ce lorsqu'il n'y a plus de sénateur au Sénat?

M. Tremblay : Peut-être que personne ne veut le poste.

Le sénateur Di Nino : Peut-être bien. C'est fort possible, monsieur Tremblay.

M. Tremblay : Il est vrai que si on pousse l'argument jusqu'à bout, il n'y a pas de réponse. Si personne ne remplit cette obligation constitutionnelle, si le directeur général des élections ne déclenche pas d'élections même si le Parlement est dissous, et si la Cour suprême décide de ne plus rendre de jugements, c'est le chaos total. Il y a en effet des lois parfaites qui existent mais aucun système ne permettant de les mettre en œuvre. Il faut présumer que tous sont de bonne foi et que le premier ministre assumera ses responsabilités constitutionnelles. À un moment donné, le Gouverneur général devra dissoudre le Parlement si rien ne se passe. Toutefois, si le Gouverneur général n'assume pas ses responsabilités, qui destitue le Gouverneur général? Il se pourrait en effet que plus rien ne fonctionne au pays. Je suis d'accord avec vous.

La discussion sur la question de savoir s'il serait illégal pour le gouvernement ou le Parlement d'adopter une loi qui limiterait le pouvoir discrétionnaire du Gouverneur général était théorique. Pendant des années, 14 postes de sénateur sont restés vacants jusqu'à ce que, pour faire adopter un projet de loi particulier — sur le libre-échange, je crois — on a nommé huit nouveaux sénateurs.

Le sénateur Di Nino : Vous conviendrez que cet argument n'a pas véritablement d'incidence sur ce projet de loi. Cela pourrait se produire un jour, dans un avenir éloigné, mais selon moi, ça ne se produira jamais.

Nous voulons améliorer l'institution du Sénat. Or, je vois mal comment le projet de loi S-224 améliore le Sénat comme tel. Il arrive que des postes soient vacants, c'est une réalité. Parfois, trois postes sont vacants. Dans les années 1980, il y a eu 24 ou 26 vacances et ça n'a pas empêché le Sénat de fonctionner.

M. Tremblay : Le devoir de combler ces postes vacants existe. La question est de savoir à qui cette tâche incombe et à quel moment.

Le sénateur Di Nino : En effet.

M. Tremblay : Ainsi, il est arrivé qu'il y ait des vacances au Sénat qui avaient des conséquences telles que le juge en chef a cru bon d'intervenir. Le premier ministre et le juge en chef ne sont pas censés avoir des communications régulières, mais leur relation est maintenant dysfonctionnelle parce qu'il faut quelqu'un.

Toutefois, quelle est la sanction? Si la sanction est politique et si le premier ministre n'assume pas ses obligations constitutionnelles, que pouvons-nous faire? Une cause pouvait rester aux mains des tribunaux au Québec pendant des mois et des mois jusqu'à ce qu'on comprenne qu'il fallait doter tous les postes de juges pour que les justiciables puissent se faire entendre par les tribunaux, et les délais sont maintenant plus courts.

Toutefois, que pouvez-vous faire si le gouvernement ne comble pas les postes de juge et que, en conséquence, les gens attendent des années pour faire entendre leurs causes? Vous protestez et vous faites tomber le gouvernement. Ce projet de loi prévoit une période de six mois à un an.

Le sénateur Milne : Monsieur Tremblay, revenons au projet de loi dont nous sommes saisis. En réponse à la question sur les recours qui existent si le premier ministre se soustrait à sa responsabilité constitutionnelle de combler les postes de sénateur, vous avez dit que les recours sont politiques. Selon moi, et le sénateur Moore pourra vous le confirmera, ce projet de loi vise à faire en sorte que les 13 postes actuellement vacants soient comblés. D'ici la fin de l'an prochain, il y aura 30 vacances au Sénat, et cela aura certainement une incidence sur la capacité du Sénat d'assumer ses devoirs constitutionnels.

Comment pouvons-nous forcer le premier ministre à agir? La loi l'oblige à rester en poste au moins jusqu'aux prochaines élections, lesquelles se tiendront à une date qu'il a déjà fixée dans une loi.

M. Tremblay : Cette loi est inconstitutionnelle?

Le sénateur Milne : Excellente question. C'est vous l'expert. Parlons donc de ce point.

Si cette mesure législative devient loi et qu'elle fait l'objet d'une violation, les peines devraient-elles être de même nature que celles dont on est passible si on viole la loi adoptée récemment sur les élections à date fixe?

M. Tremblay : Selon moi, le tribunal devant trancher déclarerait que cette mesure exprime une obligation ou une directive, mais que le premier ministre ne serait pas destitué s'il ne se conformait pas à la loi. Cela nous ramène à la question de la sanction. Quelle est la sanction?

Le sénateur Milne : Vous avez aussi évoqué l'équilibre des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces. Actuellement, un territoire et des provinces n'ont aucun représentant au Sénat. La moitié des postes de sénateur qui reviennent à une province en particulier sont vacants. Comment pouvons-nous inciter le premier ministre à nommer des sénateurs avant que certains d'entre nous meurent?

M. Tremblay : Je regarde autour de moi et je suis convaincu que vous serez tous encore au Sénat aux prochaines élections.

En droit, il n'y a pas de recours. Le problème, c'est que dès qu'on tente d'intervenir, on soulève d'autres questions. Nous pourrions résoudre le problème que vous signalez si notre régime était semblable à celui des Américains où tous sont élus pour un mandat fixe. Dans un tel système, cela serait possible. Il n'y a jamais de vacance parce qu'il y a des élections à date fixe.

En revanche, l'approche fragmentaire ne me plait pas. Adopter une mesure législative pour régler ce problème, puis une autre pour régler cet autre problème ne fonctionne pas au Canada parce qu'il faut près d'un siècle pour changer quoi que ce soit, surtout en matière constitutionnelle.

Le sénateur Milne : C'est peut-être encore plus vrai pour le premier ministre actuel.

M. Tremblay : Je préfère ne pas répondre. Je veux devenir sénateur.

Le sénateur Joyal : Vous n'êtes pas candidat aux élections.

M. Tremblay : Plus maintenant. J'ai été élu.

Le sénateur Moore : Merci d'être venu, monsieur Tremblay. J'ai plusieurs questions à vous poser.

Le sénateur Andreychuk a fait allusion à une raison qui m'aurait amené, selon elle, à présenter ce projet de loi. Il s'agit de la question de savoir si le Sénat peut fonctionner convenablement quand il y a tant de vacances. Le sénateur Milne a fait remarquer que, d'ici l'an prochain, il y aura 30 postes vacants.

Hier, lors de son témoignage, le professeur David Smith nous a affirmé qu'il existe un devoir de nommer les sénateurs. La Constitution dit bien « mandera (...) au Sénat (...) des personnes », et non pas « pourra mander »; n'est-ce pas?

M. Tremblay : En effet, mais le problème est de savoir à quel moment.

Le sénateur Moore : Oui, quand un poste devient vacant.

Le sénateur Murray : L'article 32 dit : « Quand un siège deviendra vacant ».

La présidente : Que faites-vous des contradictions entre les articles 24 et 32? L'article 24 dit « de temps à autre » alors que l'article 32 dit « quand un siège deviendra vacant ».

M. Tremblay : Il y a en effet contradiction. Si c'est « de temps à autre », qu'est-ce que cela veut dire? Cela ne s'appliquait-il qu'au début, parce que, ce n'est que par la suite qu'il y a eu des vacances?

Le premier ministre aurait pu attendre dix ans après la naissance de la Confédération pour choisir les sénateurs puisque la Constitution dit « de temps à autre », mais dès que le poste est comblé, s'il devient vacant, il y a une obligation.

Le sénateur Murray : Oui, mais quand?

M. Tremblay : Dès le lendemain?

Le sénateur Murray : C'est ce que nous tentons de déterminer.

M. Tremblay : L'article 33 est aussi très intéressant; il est encore plus contradictoire. Si le pouvoir de nommer un sénateur est un pouvoir discrétionnaire afféré au premier ministre ou au Gouverneur général, comment se fait-il que le Sénat décide qu'un sénateur n'est pas qualifié?

Le sénateur Moore : Je ne sais pas, mais pourrions-nous revenir au projet de loi? Vous avez laissé entendre que, si cette mesure législative devient loi, et que le Gouverneur général ne la respecte pas, il n'y aurait d'autres sanctions que la sanction publique ou des élections générales. Hors, une telle disposition existe déjà pour la Chambre des communes : le Gouverneur général est tenu par la loi d'exercer cette prérogative dans les 180 jours. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour le Sénat?

M. Tremblay : Ce pourrait l'être si la loi disait que cela doit être fait dans les six mois. Moi, je voulais souligner le fait que, que l'on invoque la disposition que vous venez de citer ou celle que vous proposez, si le Gouverneur général ne s'y conforme pas, il n'y a pas de sanction. Ce n'est pas une situation particulière à ce cas; mais plutôt une situation qui découle du système politique en général.

Le sénateur Moore : Je juge inacceptable que les partis au pouvoir, quels qu'ils soient, n'aient pas comblé ces vacances. Je reviendrai dans un moment à la partie de mon projet de loi qui touche à la Chambre des communes. Je doute que les formations politiques qui ont constitué le gouvernement ont négligé et même enfreint les droits des Canadiens à une représentation constitutionnelle convenable, assurée sans retard dans les deux Chambres. C'est inacceptable d'attendre des années et des années. Je ne crois pas que ce soit ce que les Pères de la Confédération ont souhaité. Dans une démocratie moderne, il apparaît très raisonnable qu'on s'attende à cela.

Selon votre approche, diriez-vous que le Parlement a modifié la Constitution quand il a adopté la disposition de la Loi sur le Parlement du Canada obligeant le Gouverneur général à tenir des élections dans les 180 jours qui suivent?

M. Tremblay : Non.

Le sénateur Moore : Cette disposition a-t-elle déjà été contestée?

M. Tremblay : Non.

Le sénateur Moore : J'ai examiné cette question quand mes collègues et moi travaillions à ce projet de loi. Cela m'est apparu comme une approche raisonnable et c'est pourquoi je l'ai incluse dans mon projet de loi. Je voulais m'assurer que cette mesure législative aurait les mêmes solides fondements constitutionnels. Qu'en pensez-vous? Estimez-vous que les fondements constitutionnels de ce projet de loi sont bons?

M. Tremblay : Oui. C'est comme votre sanction royale qui est maintenant régie par une loi. Normalement, c'est la reine qui décide de donner sa sanction et du moment où elle le fait. Ce n'est toutefois pas ainsi au Canada. C'est pourquoi j'ai attiré votre attention sur l'article 42 de la Constitution, ce document-ci. Si cela ne touche pas la Constitution, qu'est-ce? Le sénateur Joyal ferait probablement valoir que vous tentez de faire indirectement ce que vous ne pouvez faire directement. Cela équivaut à une modification de la Constitution parce que vous vous assujetissez à une obligation qui n'est pas prévue par la loi.

Le sénateur Moore : J'ai aussi présenté ce texte législatif parce que j'estime que les Canadiens ont le droit d'être bien représentés aux deux chambres. Le sénateur Milne a fait mention du poste de sénateur représentant le Yukon qui est vacant depuis décembre 2006. La Colombie-Britannique n'a que la moitié des sénateurs que lui confère la Constitution. Trois des dix postes de sénateur de la Nouvelle-Écosse, ma province, sont sans titulaires. Je pense aussi à ce qui se passe à la Chambre des communes où le premier ministre abuse de son pouvoir discrétionnaire et déclenche des élections partielles quand bon lui semble. Dans Roberval, il n'a fallu que 13 jours pour que des élections soient déclenchées, alors que, dans la région de Toronto, des sièges sont restés inoccupés pendant neuf mois. Encore une fois, les citoyens de ces circonscriptions ont été privés de représentant.

M. Tremblay : Cette question est davantage politique que juridique, mais j'estime aussi qu'il est anormal dans notre système que des gens restent sans représentant pendant une période prolongée. Cette période devrait être la plus brève possible. Mais comment forcer le premier ministre à agir?

Le sénateur Moore : Je voudrais mettre en place une disposition qui respecterait le droit de la population et non pas le droit d'une seule personne — peu importe celui ou celle qui occupe les fonctions de premier ministre. Je tiens à ce que les Canadiens soient représentés à la Chambre haute et à la Chambre basse; c'est leur droit mais on ne le respecte pas.

M. Tremblay : Moi, je m'intéresse plutôt à la légalité de la chose. Vous, vous abordez plutôt le côté politique. Comme simple citoyen, j'estime que ce que vous dites est très logique.

Ainsi, seul le premier ministre jouit de la prérogative de déclencher une élection. Il examine les résultats des sondages et quand il juge le moment opportun, il déclenche une élection pour faire réélire son parti, que cela convienne aux autres ou non. Il y a des siècles que c'est la tradition en Grande-Bretagne, où on procède encore ainsi, alors qu'aux États-Unis, les élections se tiennent à date fixe.

Le sénateur Moore : On nous a dit hier que ce n'est plus tout à fait vrai. Je pense aux élections partielles, qui sont aussi prévues dans mon projet de loi.

M. Tremblay : Au moins, quand il déclenche des élections, ce sont des élections générales.

Le sénateur Moore : Oui.

Le sénateur Murray : Je veux revenir à quatre questions qui ont été posées au témoin afin de m'assurer d'avoir bien compris ses réponses.

Premièrement, ce projet de loi entame-t-il le pouvoir discrétionnaire total que, selon vous, la Constitution confère au Gouverneur général? Vous avez répondu oui.

Deuxièmement, le Gouverneur général peut-il accepter qu'on limite son pouvoir discrétionnaire? Vous avez répondu oui.

Troisièmement, dans ce cas, le projet de loi aurait-il une incidence sur l'équilibre constitutionnel? Autrement dit, cela relève-t-il de notre compétence de Parlement du Canada? Vous avez répondu oui.

La quatrième question portait sur les sanctions qui sont, selon vous, entièrement politiques.

Aux fins du compte rendu, puisque le gouvernement est tenu de délivrer un bref électoral au plus tard 180 jours après qu'un siège de député ne devienne vacant, que se passe-t-il si le gouvernement omet de le faire? Le Gouverneur général peut-il, de sa propre initiative, délivrer le bref? Doit-on demander au tribunal de rendre une décision exigeant du gouvernement qu'il délivre le bref?

M. Tremblay : C'est une question intéressante. Je sais que dans un cas, en Australie, le tribunal a rendu une ordonnance d'injonction. Il y a aussi la cause Air Canada où la cour a ordonné aux membres du cabinet de conseiller à la reine d'aller dans ce sens. S'ils ne l'avaient pas fait, auraient-ils été condamnés à une amende ou à une peine de prison?

Le sénateur Murray : Je présume que la même sanction serait prévue pour les infractions au projet de loi du sénateur Moore concernant les vacances au Sénat.

M. Tremblay : Mais si vous conseillez au Gouverneur général d'agir et que celui-ci refuse, c'est l'organe suprême du pays qui ne respecte pas la loi.

Le sénateur Murray : Dans ce cas, le premier ministre remet sa décision et peut-être que le Gouverneur général ne peut trouver personne pour le remplacer.

M. Tremblay : Il y aurait donc une crise qui en provoquerait une autre.

Le sénateur Moore : J'aimerais aborder un point auquel le sénateur Andreychuk a fait allusion. Je crois qu'elle estime que ce projet de loi aurait une incidence sur le processus de nomination et, du coup, sur l'équilibre des pouvoirs entre Ottawa et les provinces. Ce serait inacceptable. Il faudrait alors apporter une modification à la Constitution. À mon sens, en donnant son accord, en s'abstenant d'agir, en ne dotant pas le Sénat de tous les sénateurs que prévoit la Constitution, dans le cas de la province de la Nouvelle-Écosse, par exemple, et dans le cas d'autres régions dont d'autres pourront parler, l'équilibre des pouvoirs est déjà compromis. La Nouvelle-Écosse n'a pas ses dix sénateurs. C'est en s'abstenant d'agir qu'on perturbe l'équilibre qui a été prévu et que je tente d'atteindre avec mon projet de loi.

M. Tremblay : Je suis d'accord. Je comprends vos préoccupations et je suis certain que bien des Canadiens les partagent. Cependant, certains estiment que si vous voulez modifier la moindre petite chose, vous devrez le faire en présence de tous les intéressés. Est-ce un problème interne? Peut-on apporter ce changement sans consulter les provinces ou les provinces devraient-elles être invitées à la discussion sur la solution au problème? C'est tout. En principe, je préfère que la population soit toujours bien représentée.

Le sénateur Moore : C'est ce que dit la Constitution. L'emploi du présent ou du futur de l'indicatif ne signifie pas qu'on peut attendre un an, deux ou trois. Ce n'est pas ainsi qu'on respecte l'esprit et la lettre de la Constitution.

La présidente : Chers collègues, notre témoin est maintenant le professeur Errol P. Mendes, de la faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Comme vous le savez, nous disposons de peu de temps. Cet autre savant témoin a déjà fait profité le Sénat de ses connaissances et de son expérience à plus d'une reprise. Soyez le bienvenu, monsieur Mendes. Vous savez comment nous procédons. Vous faites votre déclaration puis il y aura une période de questions.

Errol P. Mendes, professeur, Section de common law, faculté de droit, Université d'Ottawa, à titre personnel : Merci. M. Tremblay vient de me demander si j'abonde dans le même sens que lui. En fait, c'est le contraire, je ne suis d'accord avec pratiquement aucune de ses affirmations.

Merci, madame la présidente, de m'avoir invité. C'est un honneur que de discuter avec vous des enjeux les plus cruciaux qui occupent actuellement le Sénat du Canada.

Je n'aborderai que la section du projet de loi S-224 qui vise à modifier la Loi sur le Parlement du Canada afin d'exiger du premier ministre qu'il comble toute vacance dans les 180 jours qui suivent. Je n'ai pas le temps dans cet exposé de traiter des autres aspects du projet de loi, mais je pourrai le faire pendant la période de questions.

Permettez-moi de commencer en affirmant que toute tentative directe ou indirecte de nuire aux travaux du Sénat dans ses plus importantes fonctions délibératives doivent se fonder sur les décisions de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne la portée de ce qui est qualifié de privilèges parlementaires. Ce sujet n'a pas été abordé encore, mais j'estime qu'il devrait être au cœur de vos discussions sur le projet de loi S-224.

Plus précisément, il est à espérer que le premier ministre du Canada et son cabinet tiennent compte d'une décision de la Cour suprême du Canada qui a reçu peu d'attention, l'arrêt New-Brunswick Broadcasting Co. c. la Nouvelle-Écosse. Dans son jugement, la Cour suprême a conclu que les privilèges parlementaires constituaient un ensemble de pouvoirs et de privilèges nécessaires pour que les assemblées législatives puissent fonctionner et qu'ils font partie de la loi suprême du Canada, soit la Constitution du Canada. La cour est même allée plus loin et a soutenu que, dans le cadre de la Constitution du Canada, ces privilèges, les pouvoirs du Sénat, sont si importants qu'ils sont sur le même pied d'égalité que la Charte canadienne des droits et libertés. Cela démontre qu'il est essentiel pour vous de vous pencher d'abord et avant tout sur la portée de vos privilèges parlementaires comme sénateurs.

Comme je l'ai affirmé devant ce comité et hier devant la Commission de la Chambre des communes à propos du projet de loi C-20, toute tentative en vue de réformer le Sénat doit veiller à ce que les privilèges parlementaires du Sénat ne soient pas violés. J'ai signalé tout particulièrement les articles 38 et 42 selon lesquels les pouvoirs du Sénat et la méthode de sélection des sénateurs doivent faire l'objet de consultations auprès des provinces et du recours à la formule de modification prévue à l'article 38, soit sept provinces représentant 50 p. 100 de la population. En quoi est-ce différent si un premier ministre essaie de porter atteinte aux privilèges du Sénat en ne comblant pas les postes vacants et que, en conséquence, le travail du Sénat, le travail de délibération en comité et ailleurs, deviennent extrêmement difficiles si bien qu'ils puissent même ne plus se faire? Un premier ministre réélu sur une très longue période pourrait-il même abolir le Sénat de façon détournée en ne nommant aucun sénateur? Il est à noter que les prérogatives et les pouvoirs constitutionnels dont est investi le premier ministre peuvent être abolis ou modifiés par la loi. C'est ce qu'on tente de faire avec le projet de loi S-224.

Certains avanceront que le premier ministre actuel entreprend ce périple très dangereux pour miner le Sénat en ne comblant pas les sièges vacants. Il y a actuellement 14 vacances au Sénat, trois pour la Nouvelle-Écosse et la Colombie-Britannique, soit 50 p. 100 de sa représentation. Qu'auraient dit les régions fondatrices du Canada au moment de la création de la Confédération si le futur premier ministre Sir John A. Macdonald leur avait annoncé qu'un jour, elles ne jouiraient que de la moitié de leur représentation? Aurions-nous même un pays?

Dans mon texte figure un tableau montrant les vacances qui remontent à assez longtemps, je le souligne, à l'époque du gouvernement libéral. Les postes qui sont restés vacants le plus longtemps sont, premièrement, celui qu'occupait Eileen Rossiter, pendant 1 317 jours, et deuxièmement celui de Viola Léger, qui a quitté son siège il y a 1 121 jours. Il pourrait y avoir trois vacances de plus cette année et douze encore l'an prochain. Le sénateur Moore a calculé que d'ici 2009, au moins 30 sièges seraient vacants si d'autres ne présentent pas leur démission.

Si ces vacances ne sont pas comblées, de fait, on étouffera graduellement le Sénat non seulement par une négligence irresponsable des devoirs constitutionnels fondamentaux, mais par un comportement qui pourrait bien devenir contraire à la Constitution. Quelqu'un pourrait-il faire valoir qu'il serait inconstitutionnel pour un premier ministre en poste depuis de longues années d'abolir le Sénat en ne comblant pas les sièges vacants jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de sénateurs? Cela paralyserait aussi la Chambre des communes étant donné que toutes les lois doivent être approuvées par le Sénat avant de recevoir la sanction royale.

Le premier ministre actuel a nommé deux sénateurs : le sénateur Fortier, pour assurer une représentation politique au cabinet, et le sénateur Brown parce qu'il correspondait à la façon dont, selon le premier ministre, les sénateurs devaient être nommés. Ce qui nous amène à nous interroger si ce n'est pas là la raison pour laquelle les postes vacants ne sont pas comblés. « Tant que vous n'êtes pas d'accord avec moi sur la façon dont les sénateurs doivent être nommés, je vous étoufferai lentement. » Dans ce cas, voilà une autre indication d'un comportement contraire à la Constitution.

Pour gagner du temps, je vais sauter une partie de mon exposé pour aller directement à la page 4. J'appuie vivement le projet de loi S-224 parce qu'il vise à faire en sorte que le premier ministre assume l'une de ses fonctions constitutionnelles fondamentales, à savoir protéger le Parlement du Canada en tant qu'assemblée délibérante fonctionnant bien. Ne pas demander au Gouverneur général de combler les vacances à mesure qu'elles arrivent conformément à l'article 32 de la Loi constitutionnelle, comme vous l'avez mentionné, est en violation, à mon sens, de la Constitution du Canada.

Par conséquent, le projet de loi S-224 doit être vu comme une tentative raisonnable d'inscrire dans une loi les privilèges parlementaires du Sénat afin qu'il puisse exercer sa fonction cruciale d'organisme délibérant au Parlement du Canada. Étant donné que les sièges vacants le sont depuis longtemps, le premier ministre peut sûrement trouver des personnes compétentes et ayant les qualifications voulues pour devenir sénateur dans les 180 jours suivant toute vacance au Sénat, ainsi que l'a recommandé le sénateur Moore.

Comme l'a signalé le sénateur Moore, si la Loi sur le Parlement du Canada exige que le premier ministre déclenche des élections partielles dans les six mois à compter du jour où un siège de député se libère, rien ne justifie que l'autre Chambre du Parlement n'ait pas un délai semblable au cours duquel le premier ministre serait tenu d'exercer ses prérogatives et de recommander au Gouverneur général des candidats au poste de sénateur.

Il faut insister sur le fait qu'il s'agit de pouvoirs de prérogative. Une loi peut y déroger. Cette loi peut être appliquée par les tribunaux, et je peux vous citer la jurisprudence afférente. Je suis étonné que M. Tremblay n'ait pas compris qu'une loi puisse être appliquée par les tribunaux, à la demande des parties intéressées.

Le projet de loi S-224 est une tentative légitime de limiter législativement l'abus de prérogatives ou des pouvoirs conventionnels du premier ministre utilisés dans le but de miner le fonctionnement du Sénat, un organisme délibérant, en ne demandant pas au Gouverneur général de nommer des candidats adéquats. En permettant au premier ministre d'étouffer doucement l'une des Chambres du Parlement, on porte gravement atteinte aux principes fondamentaux de la démocratie canadienne.

Le sénateur Andreychuk : Merci, monsieur Mendes. Vous êtes certainement un provocateur. Vous semblez fonder votre analyse sur un certain négativisme du premier ministre, n'est-ce pas?

M. Mendes : Si c'est du négativisme d'essayer de changer la Constitution de manière sournoise, alors oui, c'est le cas.

Le sénateur Andreychuk : Vous en venez à la conclusion que c'est une manière sournoise, et non progressive. Au Canada, nous avons eu de grands débats au sujet de la difficulté qu'il y a ici de modifier la Constitution, une difficulté supérieure à celle des pays étrangers. Nous avons eu des débats de réflexion sur la façon de procéder, de manière progressive ou soudaine.

M. Mendes : Vous avez eu des consultations réfléchies?

Le sénateur Andreychuk : J'ai posé la question et je voudrais une réponse.

M. Mendes : Je vais vous répondre. Prenez l'exemple du projet de loi C-20. Avez-vous consulté l'une ou l'autre des provinces au sujet du projet de loi C-20? Vous savez que des provinces importantes comme le Québec et certaines des provinces de l'Atlantique ont clairement manifesté leur opposition au projet de loi C-20. Même chose pour l'Ontario.

À mon avis, cela représente plus de 50 p. 100 des provinces prévues à l'article 38, soit les sept provinces. Par conséquent, peut-on dire qu'il y a eu une consultation réfléchie et rigoureuse des partenaires au sein de la Confédération? Je vous dirai qu'il est clair que ce n'est pas le cas.

Le sénateur Andreychuk : Vous parlez du projet de loi C-20, pour lequel vous venez de témoigner dans un comité de l'autre endroit, et vous vous fondez là-dessus. Je vous parle du projet de loi S-224.

De nombreux premiers ministres, pour des raisons, des motifs ou des objectifs plus ou moins louables se sont traîné les pieds pour combler les vacances au Sénat, auparavant. Pourtant, vous en venez à la conclusion que maintenant, ce projet de loi est nécessaire. Vous fondez cette conclusion sur des mesures futures. Vous vous demandez même si un premier ministre qui a un long mandat pourrait même en venir à abolir le Sénat de manière sournoise, en ne nommant pas de nouveaux sénateurs.

Nous avons maintenant des élections tous les quatre ans. Des témoins nous ont dit que la sanction pour le premier ministre serait d'ordre politique. Pour vos déclarations, vous fondez-vous sur des prémisses juridiques ou politiques? Je comprends que vous puissiez dire, pour des raisons politiques, que vous n'aimez pas particulièrement ce qui se passe maintenant et que vous voulez y remédier.

M. Mendes : Je me fonde sur les prémisses juridiques fondamentales de la Constitution, qui englobent le privilège parlementaire exigeant que les deux Chambres du Parlement puissent fonctionner comme organismes délibérants. C'est au cœur même de vos fonctions. Si, avec le temps, on vous enlève cette capacité de fonctionner en comité, de bien examiner les lois comme l'exige votre devoir constitutionnel, ce serait illégal. Cela fait partie des fondements constitutionnels juridiques du Sénat du Canada.

Le sénateur Andreychuk : C'est précisément ce dont je veux vous entendre parler. Il ya actuellement 14 vacances. Dans votre exposé, vous parliez de l'avenir, quand la situation pourrait être tout à fait différente, et justifierait que des mesures soient prises.

D'un point de vue juridique, diriez-vous que 14 vacances rendent légitime le projet de loi S-224, mais, par exemple, pas quatre vacances seulement?

M. Mendes : Madame le sénateur Andreychuk, je vous répondrais que l'un des devoirs fondamentaux des assemblées législatives, c'est de tenir compte non seulement des risques actuels, mais aussi des risques pour l'avenir. C'est un principe qui sous-tend l'examen de tous les projets de loi dont vous êtes saisis. Il serait très inusité que le Sénat ne se concentre que sur les risques actuels, sans tenir compte des conséquences éventuelles des mesures législatives.

Il est clair qu'il y a un risque à court terme, qui pourrait se présenter dès la fin de l'année prochaine, quand 30 postes pourraient être vacants. Ce risque justifie que le Sénat s'en occupe et formule des propositions.

Le sénateur Andreychuk : Je voulais savoir à quel moment, à votre avis, le risque se présente. Vous avez parlé du risque que les comités ne puissent plus fonctionner ou que nous ne puissions plus adopter des lois, par exemple. Je veux savoir quel est le point critique. Est-ce lorsqu'il y a 14 vacances, est-ce que nous ne pouvons pas déjà faire notre travail, ou est-ce plus tard, et à quel moment?

M. Mendes : Je vous dirais qu'il y a un risque très réel, pour deux raisons. D'abord, je l'ai déjà dit, si nous remontons aux délibérations de 1864 entourant les résolutions qui ont mené à l'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, on constate qu'on s'y est consacré davantage sur le Sénat que sur la répartition des pouvoirs. Les délibérations ont porté notamment sur la représentation des provinces fondatrices de la Confédération. N'y a-t-il pas actuellement un risque, quand la Colombie-Britannique n'a que 50 p. 100 de sa représentation? N'y a-t-il pas aussi un risque, quand les provinces atlantiques, qui sont des fondatrices de la Confédération, n'ont plus qu'un ou deux sénateurs pour les représenter?

Ma réponse, c'est qu'étant donné les partenaires fondateurs de la Constitution, il y a véritablement un risque, maintenant. Le fait que certains territoires sont sous représentés est un risque.

Le sénateur Joyal : Il y a un élément essentiel dont on ne peut faire fi dans les questions, notamment complémentaires, posées par le sénateur Andreychuk. Autrefois, il y avait 12 ou 14 postes vacants. La différence, actuellement, c'est que nous avons un premier ministre qui a déclaré clairement, à maintes reprises, qu'il ne ferait pas de recommandation à la Gouverneure générale, à moins que deux choses se produisent : que les provinces adoptent le processus de soi-disant consultation ou d'élection des sénateurs prévue par la Loi électorale de l'Alberta, qui est à mon avis inconstitutionnelle et sans effet, ou que le Parlement adopte un mécanisme de « consultation », c'est-à-dire d'élections des sénateurs, dont un certain nombre de députés, de sénateurs et beaucoup de provinces représentant plus de 50 p. 100 de la population canadienne, soit le Québec, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et probablement Terre-Neuve-et-Labrador pensent que c'est un mécanisme visant à modifier le mode de sélection des sénateurs prévu à l'alinéa 42(1)b). Notre premier ministre a déclaré qu'il ne reconnaissait pas cette méthode, et a pris en otage cette institution. Ce n'est pas la même chose qu'un premier ministre qui ne se donne pas la peine de nommer des sénateurs. Il ne s'agit pas simplement de négligence, c'est délibéré, de manière à forcer la main aux provinces ou pour agir d'une manière dont elles ont clairement contesté la légalité. Les provinces ont affirmé que si le projet de loi était adopté, elles le contesteraient devant les tribunaux. Ce n'est plus le même contexte, il ne s'agit pas d'un premier ministre négligent qui se désintéresse du Sénat, qu'il juge trop peu important au sein du processus législatif.

M. Mendes : C'est principalement la raison pour laquelle je crois que vos droits et privilèges comme parlementaires et de sénateurs sont menacés. S'il l'a dit de manière officielle, et je ne sais trop quand ni où cela a été dit, cela prouve qu'il y a eu atteinte à vos privilèges de parlementaires.

Le sénateur Joyal : Et voilà qui explique la validité de l'argument du sénateur Andreychuk. Si la prochaine élection n'a lieu qu'en octobre 2009, comme on peut prédire les retraites au Sénat, puisqu'il y a pour chacun une date prévue, nous savons très précisément que notre Chambre sera amputée du tiers de sa composition, et que certaines régions seront directement touchées, au niveau de leur représentation régionale, avec une majorité de sièges vacants. Voilà pourquoi je pense que ce projet de loi s'insère dans un contexte précis, et qu'il faut le considérer, l'évaluer et l'analyser dans le contexte politique actuel.

Revenons à l'élément essentiel dont vous avez parlé, l'élément constitutionnel. Le Parlement peut-il accorder un pouvoir de prérogative? Le cas échéant, à quelles conditions? Comment les tribunaux ont-ils interprété les limites à cette prérogative? C'est l'une des questions clés qui touche les articles 32 et 96 de la Constitution. Tenons-nous-en à l'article 32, l'article de la Constitution qui est modifié par le projet de loi S-224. C'est une question fondamentale, à mes yeux. Nous devons nous assurer que le projet de loi S-224 est une solution raisonnable pour limiter cette prérogative.

M. Mendes : Il est absolument possible d'accorder la prérogative et le pouvoir conventionnel. Cela se fait couramment. Rien n'empêche le Parlement d'adopter des lois qui limitent ou réduisent la prérogative. C'est un principe constitutionnel clair. Les lois ordinaires peuvent limiter la prérogative.

Le sénateur Joyal : Vous pensez donc que le projet de loi S-224, qui est d'une certaine façon le cadre de la prérogative du premier ministre à recommander des nominations à la Gouverneure générale, en lui donnant des délais précis, respecte la capacité du Parlement du Canada de déposer et d'adopter un projet de loi imposant un délai pour l'exercice de la prérogative du premier ministre de recommander à la Gouverneure générale un candidat au poste de sénateur.

M. Mendes : Tout à fait. Si on considère le contexte historique de la prérogative, la raison même de la création du Parlement de la Grande-Bretagne était de limiter les pouvoirs de prérogative du monarque. C'est le rôle des lois ordinaires, de refléter la volonté démocratique du peuple de déterminer les pouvoirs résiduels du monarque. Ce n'est qu'un autre exemple. Cela se fait couramment. Je ne vois pas où est le problème quant à la capacité du Parlement de limiter l'exercice de la prérogative.

Le sénateur Joyal : On pourrait prétendre le contraire, puisque avant la Confédération, il y avait un conseil législatif élu. Autrement dit, on a fixé les conditions de la prérogative de nomination des conseillers législatifs au moment de la Confédération. À l'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, la prérogative a été rétablie et assortie de certaines limites associées à l'âge, à la compétence, et cetera.

Autrement dit, on peut modifier la prérogative qui peut être un privilège de l'État.

M. Mendes : Absolument. N'oubliez pas que le cabinet du premier ministre n'est qu'une convention, hormis une petite référence à son sujet dans la Constitution de 1982. Tout notre régime de gouvernement responsable est à certains égards fondé sur des conventions et des prérogatives, sans que cela nous ait empêchés, pendant toute l'histoire du pays et pendant celle de la Grande-Bretagne, de légiférer pour en déterminer les paramètres.

Le sénateur Joyal : À votre avis, à quel point la formulation de la prérogative du premier ministre touche-t-elle la fonction du Gouverneur général? Comme vous le savez, l'article 41 de la Constitution prévoit que la règle de l'unanimité s'applique, quand on traite de la charge de la reine. Comment une prérogative accordée en vertu de l'article 32 touche-t-elle la charge de la reine, c'est-à-dire le poste de Gouverneur général?

M. Mendes : À mon avis, il n'y a pas d'effet sur la prérogative du Gouverneur général. N'oubliez pas que si c'est la Gouverneure générale qui fait la nomination, vous traitez actuellement de la recommandation formulée par le premier ministre en vertu d'un pouvoir découlant de la convention. Rien ne vous empêche de légiférer sur l'aspect conventionnel des nominations au Sénat.

Le sénateur Joyal : À votre avis, le projet de loi n'affecte en rien le pouvoir de la Gouverneure générale, c'est-à-dire de la reine, en vertu de l'article 41.

M. Mendes : Non, je ne pense pas. Le projet de loi porte sur la recommandation qui est faite à l'intention de la Gouverneure générale.

Le sénateur Joyal : Je pose la question de manière précise parce qu'à mon avis, c'est important pour la structure fondamentale du processus de nomination des sénateurs. Il y a un certain nombre de questions constitutionnelles que nous devons nous poser pour déterminer la constitutionnalité de ce projet de loi.

M. Mendes : Oui, j'en conviens.

Le sénateur Joyal : Ainsi, lorsque le premier ministre a déposé le projet de loi C-20 ou le projet de loi C-43, nous devons nous demander dans quel cas le projet de loi est constitutionnel ou inconstitutionnel, quelles questions doivent trouver réponse et ensuite, bien entendu, obtenir l'avis d'un tribunal.

La présidente : Vous avez raison, c'est un élément essentiel. Pensez-vous avoir fait le tour de la question, du moins pour la première ronde?

Le sénateur Joyal : Oui. Je vais y réfléchir.

La présidente : Je crois que vous avez déclaré qu'il y avait une jurisprudence relative à la prérogative. Je ne vous demanderai pas de la citer immédiatement.

M. Mendes : Je pense que l'un de vous a demandé à M. Tremblay s'il était possible d'appliquer une loi.

La présidente : Pourriez-vous donner les références au greffier, afin qu'on les distribue?

Le sénateur Di Nino : Je vais laisser à mes collègues plus compétents les questions aux discussions d'ordre technique. Il me semble que tous vos propos de la matinée reposent sur la suggestion, peut-être même l'hypothèse exprimée d'une crise potentielle. Vous avez parlé de risque futur. Ce sont des mots très forts. Je vous dirai que c'est probablement inapproprié, pour l'instant. Nos institutions sont gérées aussi en fonction des pratiques et conventions du passé et vous conviendrez avec moi qu'au cours des 20 dernières années, environ, le Sénat du Canada a connu des moments où il y avait bien plus que 14 vacances, n'est-ce pas?

M. Mendes : Oui.

Le sénateur Di Nino : Sous le premier ministre Mulroney, il y en avait 24 ou 25 et avec un peu d'effort, le Sénat semblait se débrouiller et s'acquitter de ses tâches raisonnablement bien, n'est-ce pas?

Le sénateur Moore : Il ne le saurait pas.

Le sénateur Di Nino : Il a exprimé l'opinion selon laquelle il y aura une grave crise.

M. Mendes : Il y a déjà une crise de la représentativité, le fondement même de cette auguste institution. J'ai donné la même réponse au sénateur Andreychuk. Je le répète, il y a actuellement une crise, puisque 50 p. 100 de la Colombie-Britannique n'est pas représenté, et qu'il n'y a pas de représentation non plus pour les territoires. C'est une crise, déjà maintenant.

Le sénateur Di Nino : Seriez-vous d'accord pour dire, puisque vous qualifiez la situation de crise, qu'il y a eu plusieurs crises dans le passé qui étaient aussi graves sinon pires, et le Sénat a néanmoins continué de fonctionner?

M. Mendes : L'élément supplémentaire a été signalé par le sénateur Joyal, c'est-à-dire qu'il y a une volonté déclarée d'aggraver les choses. Je n'ai pas vu une telle déclaration, mais si telle déclaration a été faite pour indiquer qu'il n'y aura plus de nominations jusqu'à ce que la volonté du premier ministre soit respectée, alors là il y a crise.

Le sénateur Di Nino : C'était ma prochaine question. En toute franchise, je n'ai jamais entendu dire le premier ministre qu'il allait laisser le Sénat devenir un canard boiteux ou encore d'être hors d'état de fonctionner. Je n'ai jamais entendu une telle déclaration et j'aimerais bien qu'on m'en montre la preuve. Vous non plus, vous ne l'avez pas entendu, n'est-ce pas?

M. Mendes : Je répète les propos du sénateur Joyal. Ce qui distingue la situation actuelle, c'est que cette tendance se poursuivra tant que le projet de loi sur les élections consultatives — qui, à mon avis, ne sont pas conformes à la Constitution — n'aura pas été adopté par le Parlement.

Le sénateur Di Nino : N'est-il pas vrai que le premier ministre a nommé deux sénateurs depuis qu'il a accédé au pouvoir, c'est-à-dire depuis deux ans et des poussières? Il fait des nominations.

M. Mendes : Je vous dirais que ces deux nominations ont été faites pour deux raisons fort intéressantes, d'une part pour assurer une représentation politique au Cabinet et, d'autre part, pour renforcer sa position voulant qu'il n'y aura pas d'autres nominations jusqu'à ce qu'il y ait des élections consultatives.

Le sénateur Di Nino : Quelle que soit la raison, il demeure qu'il ait fait deux nominations depuis son arrivée au pouvoir.

M. Menses : Les raisons sont fort intéressantes.

Le sénateur Di Nino : Je le comprends.

Le sénateur Milne : Monsieur Mendes, vous avez indiqué que la législation permet clairement de contrecarrer la prérogative du premier ministre.

M. Mendes : Oui.

Le sénateur Milne : Pour revenir à la question du sénateur Andreychuk, qui est la mienne aussi d'ailleurs, quelles sont les sanctions possibles? Si nous adoptons ce projet de loi et le premier ministre continue de se soustraire à ses obligations constitutionnelles, quelles sont les sanctions possibles à part les sanctions politiques?

M. Mendes : Si le Parlement a adopté un projet de loi en bonne et due forme, projet de loi qui oblige le premier ministre à combler des vacances au fur et à mesure qu'elles sont créées, tel que l'indique l'article 32, le recours serait le même comme s'il avait désobéi à une disposition équivalente à la Chambre des communes. N'importe quel citoyen pourrait invoquer le Règlement sur l'intérêt public et demander aux tribunaux d'exiger une déclaration ou d'imposer un recours administratif afin d'obliger le premier ministre à respecter ses obligations. De telles mesures ont été prises dans le passé et cela pourrait se reproduire dans la situation actuelle.

Le sénateur Milne : Quels sont les recours administratifs? La Gouverneure générale agirait-elle seule?

M. Mendes : Non, le recours viserait le premier ministre. Ce serait choquant si un premier ministre désobéissait à une déclaration émanant des tribunaux canadiens. Ce serait une violation directe de la primauté du droit.

Le sénateur Moore : Monsieur le professeur, merci d'être venu. J'aimerais aborder le sujet qu'a soulevé le sénateur Andreychuk, c'est-à-dire les 14 vacances actuelles et la capacité de fonctionner du Sénat, ainsi que la masse critique. D'autres personnes ont indiqué que d'ici un an, il pourrait y avoir jusqu'à 30 sièges vacants. Il s'agit d'un seul aspect de la question.

L'une des raisons qui ont motivé mon projet de loi, c'est le droit constitutionnel du peuple canadien à une représentation dans les deux Chambres du Parlement. Vous avez mentionné la région maritime. En vertu de la Constitution, nous avons droit à 24 sénateurs, et actuellement il y a cinq vacances. C'est presque 25 p. 100. Le bon fonctionnement du Sénat, des travaux des comités et les effectifs nécessaires, c'est bien sûr un aspect de la question. Ce qui est encore plus important, c'est que ma province a fait un compromis en entrant dans la Confédération, contre lequel elle a obtenu de sièges au Sénat. Si un premier ministre veut réduire la représentation de la Nouvelle-Écosse au Parlement, il peut y parvenir légitimement par attrition plutôt que par modification de la Constitution?

M. Mendes : Vous faites référence à la discussion que vous avez eue avec le témoin précédent et avec moi-même. L'article 32 indique clairement que le Gouverneur général nommera un sénateur lorsqu'une vacance se produit. Je fais le lien entre cette disposition et la notion du privilège parlementaire, ce qui veut dire que lorsqu'on refuse de nommer une personne à un siège vacant, et lorsque ce refus mine l'appareil dans ses délibérations ainsi que la représentation adéquate des membres de la confédération, il y a un problème constitutionnel grave.

Le président : Chers collègues, nous allons délibérer à huis clos pendant une courte période, cinq minutes au plus, donc il nous reste certainement assez de temps pour une deuxième série de questions.

Le sénateur Andreychuk : J'aimerais revenir à ma question, car le projet de loi S-224 me préoccupe. Si le premier ministre n'a pas fait de déclaration, je crois que vous affirmez le contraire...

M. Mendes : Je n'ai rien affirmé. J'ai dit que j'avais entendu le sénateur Joyal le dire.

Le sénateur Andreychuk : Disons qu'il n'y a pas eu de déclaration de la part du premier ministre. Il n'y a pas de nomination, pas de déclaration et pas de projet de loi C-20. Seriez-vous toujours de l'avis que nous sommes en période de crise? Je vous le demande pour obtenir une réponse théorique et juridique. Faites abstraction du projet de loi C-20 et de tous les autres projets de loi portant sur la réforme du Sénat, et faites abstraction de toute déclaration de la part du premier ministre actuel ou de qui que ce soit en ce qui concerne la modification de la méthodologie. Comme le dit le sénateur Moore, il a déposé son projet de loi en raison des 14 sièges vacants et de l'obligation de nommer des personnes à ces sièges. Je ne veux pas déformer la position du sénateur Moore.

Le sénateur Moore : Je ne vous laisserai pas faire.

Le sénateur Andreychuk : C'est bien. Je savais que vous étiez un avocat compétent.

D'après ce que je comprends, le mot « shall » dont la version anglaise désigne une mesure immédiate, et le fait qu'il y ait 14 vacances justifie le traitement accéléré du projet de loi.

M. Mendes : Là encore, je fais référence à l'article 32, qui indique que le Gouverneur général nommera un sénateur lorsqu'une vacance se produit, et je tiens compte de l'observation faite par le sénateur Moore, selon laquelle certaines provinces ont vu leur représentation baissée de 50 p. 100. Vous faites le lien entre ces deux choses, et même s'il n'y a pas de déclaration faite par le premier ministre, même si les projets de loi C-20 et, S-4 et C-19 n'existaient pas, la question demeurerait entière.

Le sénateur Andreychuk : Donc, la situation aurait été la même sous d'autres premiers ministres?

M. Mendes : Tout à fait. Je vous ai fourni un tableau, et je crois qu'il est légitime d'affirmer que même sous les libéraux, les sièges sont demeurés vacants trop longtemps. Mon observation visait à la fois les libéraux et les conservateurs.

Le sénateur Andreychuk : Ou n'importe quel autre parti.

M. Mendes : Oui.

Le sénateur Joyal : J'ai quelque chose à ajouter. Je crois que le premier ministre lui-même, lorsqu'il a comparu devant le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat, le comité Hays, a répondu à la question.

Le sénateur Oliver : C'était une question hypothétique.

Le sénateur Joyal : Bien sûr, mais je voulais le dire.

Monsieur Mendes, j'aimerais commenter votre exposé sur les pouvoirs et les privilèges du Sénat, notamment la composition du Sénat compte tenu de ses pouvoirs et privilèges.

C'est peut-être une nuance, mais à ma connaissance, les privilèges du Sénat sont les pouvoirs particuliers qui lui permettent de s'acquitter de ses devoirs législatifs, tout comme le fait la Chambre des communes en vertu de l'article 18 de la Constitution. Vous le savez très bien, vous l'avez même cité. La Cour suprême du Canada a rendu une décision unanime sur la question récemment dans l'affaire Vaid.

Selon vous, les pouvoirs et privilèges sont inhérents à la composition du Sénat. J'ai peut-être mal compris vos propos, mais je ne crois pas que nous évoluons dans le domaine des pouvoirs et privilèges. Il y a nuance, à mon humble opinion, entre les pouvoirs et privilèges et la composition.

M. Mendes : En fait, c'est une série d'analyses logiques qui nous amènent à poser la question suivante : à quel point le manque de sénateurs a-t-il une influence sur votre capacité de vous acquitter de vos fonctions essentielles? Ce serait plutôt un exercice de logique. Y aura-t-il un point où vous ne serez pas en mesure d'assumer vos fonctions essentielles à cause de l'absence de nominations?

Le sénateur Joyal : Je suis d'accord. Toutefois, il nous incombe, en vertu de l'article 91 de la Constitution, qui porte sur les pouvoirs législatifs, de fournir des conseils et d'accorder notre consentement. Au fond, il s'agit d'un exercice où l'on s'entend sur les conseils et le consentement visant un projet de loi en particulier.

M. Mendes : C'est ça.

Le sénateur Joyal : C'est ensuite au tour du Gouverneur général ou de la reine de légiférer. C'est la reine qui légifère, en se fiant cependant aux conseils et au consentement. Il faut donc qu'il y ait ces conseils et ce consentement parallèles sur un projet de loi donné.

Pour ce qui est du consentement, cela exige un pouvoir particulier. Par exemple, il faut avoir la liberté d'expression. Aucun d'entre vous ne sera poursuivi en justice pour ses propos tenus ici pendant une séance. C'est un pouvoir très particulier qui vise nos délibérations servant à comprendre un projet de loi, à en débattre, à entretenir un débat démocratique. La cour a défini le débat démocratique comme étant un échange d'opinions, de répliques et ainsi de suite.

On peut en conclure donc que la composition du Sénat ou de la Chambre des communes ne fait pas partie inhérente des privilèges, ce n'est pas un pouvoir particulier. Cette composition s'avère nécessaire toutefois pour l'obtention du consentement. Si personne n'est présent, il n'y a ni consentement ni conseils.

M. Mendes : Tout à fait. C'est la seule conclusion logique.

Le sénateur Joyal : Je crois que si l'on privait le Sénat de son parti de l'opposition, il y aurait violation de l'une des conventions fondamentales de notre système démocratique. Comme l'a indiqué clairement la Cour suprême, le préambule de la Constitution autorise des affirmations et des contre-affirmations. Je crois qu'un projet de loi pareil au projet de loi S-224 serait déposé si l'un des partis représentés au Sénat n'y avait plus un seul membre.

M. Mendes : C'est la conclusion logique à laquelle je suis arrivé.

Le sénateur Joyal : Vous comprenez qu'il existe une nuance entre la composition du Sénat et ses pouvoirs et privilèges particuliers l'autorisant, tout comme la Chambre des communes, à exprimer ses conseils et son consentement, c'est-à-dire, délibérer, exercer une fonction législative. C'est la raison pour laquelle j'insiste pour dire qu'il y a une nuance à faire afin que nous puissions comprendre votre exposé.

M. Mendes : Je suis d'accord.

Senator Murray : J'aimerais renchérir rapidement sur les arguments avancés par le professeur Mendes quant à la gravité de la situation. La Colombie-Britannique, qui n'a que 50 p. 100 de sa représentation au Sénat actuellement, se trouve dans une situation on ne peut plus urgente. Ce qui est encore plus grave, c'est que la Nouvelle-Écosse est privée de trois de ses représentants, et même la petite Île-du-Prince-Édouard, qui tient énormément à sa représentation au Sénat pour pallier sa représentation proportionnelle, n'a que 75 p. 100 de ses représentants.

Il y a d'autres aspects de la situation, réels et hypothétiques, que connaissent peut-être mieux les membres qui se trouvent dans cette enceinte. Pendant de nombreuses années, nous étions inquiets en raison des longues périodes dominées par un parti pendant lesquelles l'opposition officielle au Sénat s'amenuisait dangereusement. Lorsque M. Diefenbaker est devenu premier ministre après 22 années de régime libéral, je crois qu'il ne restait que six ou sept membres de l'opposition officielle. Nul ne peut prétendre que le Sénat a fonctionné correctement sur le plan législatif dans de telles circonstances. Je me souviens bien de cette époque pendant laquelle le Sénat cessait ses activités pendant des périodes de trois semaines, selon son gré.

Lorsque M. Clark est devenu premier ministre, il ne restait que dix ou 12 progressistes conservateurs. Il a pu en nommer 11.

Aucun d'entre nous n'a anticipé une situation dans laquelle le gouvernement n'aurait que le quart ou même moins de sièges au Sénat. Toutefois, voilà la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui. Les membres du gouvernement sont répartis parmi les nombreux comités actifs du Sénat et ils ne sont pas en nombre suffisant. Je ne porte aucun jugement, cependant si je devais le faire, je louerais les compétences des membres restants. Il demeure, toutefois, qu'ils sont trop peu pour participer aux comités.

La convention veut qu'il incombe aux sénateurs représentant le gouvernement d'assurer le quorum. Je peux vous affirmer que la plupart des jours, les sénateurs représentant le gouvernement ne peuvent pas assurer le quorum dans cette enceinte. Ce n'est que grâce aux sénateurs pour la plupart libéraux, et à quelques indépendants, que le quorum est maintenu.

Le mot « crise » est peut-être trop fort pour décrire la situation actuelle, mais compte tenu des circonstances, nous nous dirigeons inévitablement et inexorablement vers une crise. À une époque, lorsque les rangs de l'opposition étaient clairsemés, nous avons discuté de la possibilité d'instaurer une convention selon laquelle le gouvernement ne permettrait jamais que les rangs de l'opposition se situent en deçà du tiers.

Nous avons maintenant le problème suivant, à savoir que les rangs du gouvernement sont trop clairsemés pour offrir un leadership adéquat au Sénat.

Le problème est grave. Il urge parce qu'il nuit à la représentation de la Colombie-Britannique, de la Nouvelle-Écosse, de l'Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve-et-Labrador. C'est un problème croissant et si rien n'est fait, nous nous dirigeons vers une crise.

M. Mendes : Je suis d'accord avec vous. C'est la raison pour laquelle j'ai dit, lorsque je discutais avec le sénateur Joyal, que vous devez commencer à songer à vos privilèges. Le quorum fait partie de vos privilèges. Vous comprenez bien ma progression logique.

Le président : Chers collègues, cette partie de la réunion prendra fin à 13 heures. Nous aurons ensuite une séance à huis clos de moins de cinq minutes, ce qui nous laissera dix minutes avant que le timbre ne retentisse. Cela dit, le sénateur Moore a la parole et ensuite le sénateur Joyal pourra poser une dernière question.

Le sénateur Moore : Monsieur Mendes, vous avez indiqué au début de votre exposé que vous n'aviez pas le temps de parler des dispositions du projet de loi qui portent sur le déclenchement d'élections partielles des députés à la Chambre des communes. Toutefois, vous avez indiqué que vous seriez prêt à répondre aux questions à ce sujet.

Tout récemment, dans la circonscription de Roberval—Lac-Saint-Jean, le temps qui s'est écoulé entre la vacance et l'émission du bref a été de 13 jours et le temps qui s'est écoulé entre la vacance et le jour de scrutin a été de 50 jours. Dans la circonscription de Toronto-Centre, il s'est écoulé 172 jours entre la vacance et l'émission du bref et 259 jours entre la vacance et le jour de scrutin. Trouvez-vous que de telles situations conviennent à une démocratie moderne?

M. Mendes : Non, et je vous dirai pourquoi. Je ne crois pas que la démocratie devrait être un bras-de-fer dans le cadre duquel on tente d'écraser son opposant. Nous avons hérité du système démocratique de la Grande-Bretagne. C'est évident que des pays comme la Grande-Bretagne sont arrivés à la conclusion que de telles situations ne peuvent perdurer. Ils ont prévu un délai maximal de 90 jours, si ma mémoire est bonne.

Le sénateur Moore : Non, le délai est encore plus court.

M. Mendes : Peut-être. Le gouvernement de la Grande-Bretagne a pris cette décision parce que s'il voulait jouir de la confiance du public et éviter le cynisme, il faut éviter ces tactiques politiques à la Hulk Hogan qui permettent de coincer ses opposants et d'en tirer parti. Cet argument est davantage politique que juridique, mais compte tenu que le préambule de notre Constitution indique clairement que celle-ci ressemble à la Constitution de la Grande-Bretagne, et compte tenu que la Grande-Bretagne a déjà connu cette situation et est arrivée à la conclusion qu'il fallait changer sa façon de procéder, je crois que le Canada devrait en tirer la même leçon.

Le sénateur Moore : Voulez-vous dire quelque chose au sujet des élections partielles à la Chambre des communes à la lumière de ce que j'ai dit sur le droit constitutionnel des citoyens d'être représentés, en l'occurrence à la Chambre des communes? Je ne comprends pas comment il se fait qu'un groupe de citoyens soit représenté par un député après moins de 50 jours alors qu'un autre groupe doit patienter huit à neuf mois.

M. Mendes : Malheureusement, je pense qu'il s'agit d'un mauvais usage de pouvoirs démocratiques plutôt qu'une violation de la Constitution. Toutefois, je pense que nous devons prendre cette situation très au sérieux. Si les Parlements dont notre système s'est inspiré se sont penchés sur cette question et ont changé de système, nous avons intérêt à prendre cela au sérieux.

À quoi ça sert, ce jeu? Si on veut vraiment s'assurer que notre système démocratique demeure stable, eh bien nous devrions nous préoccuper davantage des faibles taux de participation aux élections de nos jours. Le taux de participation en Alberta, et éventuellement dans d'autres provinces, est très inquiétant. Pourquoi? Eh bien, la population fait de moins en moins confiance aux élus et est de plus en plus cynique face aux jeux politiques.

Le sénateur Moore : Vous vous êtes penché sur cet aspect-là du projet de loi S-224, ou est-ce que vous avez simplement mis l'accent sur le Sénat?

M. Mendes : Même si j'appuie votre démarche, à mon avis, il vaudrait mieux scinder le projet de loi puisqu'on met moins l'accent sur la constitutionalité des élections partielles que sur le Sénat. C'est un projet de loi qui a le potentiel d'être robuste, mais seulement si on met l'accent sur le Sénat et tient compte des différences au niveau des pratiques politiques entre la Grande-Bretagne et le Canada.

Le sénateur Moore : Nos invités d'hier en ont témoigné.

Le sénateur Joyal : Monsieur Mendes, je veux attirer votre attention sur la question que j'ai posée tout à l'heure concernant la nécessité de débats contradictoires dans les Chambres du Parlement qui permettent de maintenir notre démocratie. J'aimerais vous parler de la décision de la Cour suprême en 1938 dans l'affaire Reference re Alberta Statutes, une affaire célèbre présidée par le juge Duff. Je suis certain que M. Oliver sait de qui je parle. Je cite le livre Protéger la démocratie canadienne. Je dois dire que je ne cite pas mes propres propos, sénateur; je cite les propos du professeur Rémillard.

Alors, voici les citations tirées de la décision du juge Duff :

En vertu de la Constitution établie par [l'Acte de l'Amérique du Nord de 1867], la compétence législative du Canada est conférée dans un Parlement constitué du Souverain, d'une Chambre haute appelée le Sénat, et de la Chambre des communes, qui est investie du pouvoir législatif pour le Canada [...]

En outre, le préambule de la Loi indique assez clairement que la Constitution du Dominion doit ressembler en principe à celle du Royaume-Uni. La loi prévoit un Parlement dont l'activité est influencée par l'opinion et la discussion publique. Il ne peut y avoir de controverse au sujet du fait que ces institutions tirent leur efficience...

Et c'est sur cette citation que je veux insister. Ça se poursuit comme suit :

... de la libre discussion publique des affaires, de la critique, de la réponse et de la contre-critique, des attaques qui visent les politiques et l'administration, de leur défense et de leur contre-attaque, des propositions publiques les plus libres et les plus complètes.

Il est assez clair que pour que la Chambre intervienne, il doit y avoir contradiction. Il doit y avoir une divergence d'opinions. Il faut s'en prendre les uns aux autres non pas sur le plan personnel, mais sur les mérites de ce que nous proposons et ce que nous faisons valoir.

Ce principe est enchâssé dans le préambule, comme l'a dit le juge Duff en 1938, depuis plus de 50 ans. Si le Sénat, en tant que Chambre, n'est pas à même d'intervenir avec efficience — c'est-à-dire, d'être confronté à des divergences d'opinions, d'idées, des nuances, des modifications, des sous-amendements, et toutes les fonctions délibératives et législatives dont nous jouissons — eh bien, nous ne sommes pas en mesure de prodiguer les conseils et de donner le consentement voulus.

M. Mendes : Vous venez d'expliquer d'une autre façon ce que je disais au sujet de vos privilèges parlementaires et de la manière dont ils sont minés.

Le président : Le sénateur Joyal vous demandait si vous étiez d'accord.

Merci beaucoup, professeur Mendes. Comme d'habitude, c'était une discussion fort intéressante et palpitante, et nous vous en sommes très reconnaissants.

Le comité poursuit ses travaux à huis clos.


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