Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 21 - Témoignages du 12 juin 2008
OTTAWA, le jeudi 12 juin 2008
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 225, Loi modifiant la Loi sur l'immunité des États et le Code criminel (décourager le terrorisme en permettant un recours civil contre les auteurs d'actes terroristes et ceux qui les soutiennent), se réunit aujourd'hui, à 10 h 48, pour en faire l'examen.
Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons notre étude du projet de loi S-225.
Notre premier témoin ce matin est l'honorable Bob Rae. Je tiens à préciser qu'il n'est pas ici en sa qualité de porte- parole du Parti libéral à la Chambre des communes. Nous l'avons invité à comparaître en tant qu'ancien conseiller indépendant de celle qui était à l'époque la ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada sur les questions en suspens relatives à l'explosion survenue à bord du vol 182 d'Air India.
Allez-y, monsieur Rae. Nous vous poserons des questions après votre déclaration.
L'honorable Bob Rae, C.P., député, ancien conseiller indépendant de la ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada sur les questions en suspens relatives à l'explosion survenue à bord du vol 182 d'Air India, à titre personnel : C'est un honneur pour moi que d'avoir été invité à parler de ce projet de loi, et je vous remercie de votre présentation. Honorables sénateurs, je n'ai aucunement l'intention de faire de l'esprit partisan.
Je pense pouvoir dire sans me tromper que rien dans ma vie publique ne m'a ému et bouleversé autant que mes travaux pour le gouvernement du Canada sur l'explosion de l'appareil d'Air India. D'ailleurs, pour être franc, je dois vous avouer que je sais ce qu'on peut ressentir lors d'un attentat terroriste parce que je l'ai vécu personnellement.
Lorsque j'étais jeune homme, je me suis trouvé à bord d'un avion reliant Belfast, en Irlande du Nord, et Londres, qui a dû se poser d'urgence. On nous a dit qu'un dispositif avait été caché dans l'avion et que nous devions évacuer.
Vingt ans plus tard, j'ai découvert en lisant un livre sur le conflit en Irlande du Nord que seule une couche de peinture sur une composante électrique avait empêché la bombe d'exploser. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point, lorsque j'aborde ce sujet, cette anecdote personnelle peut m'avoir marqué.
La ministre de la Sécurité publique et le premier ministre Martin m'avaient demandé de rencontrer les familles des victimes de l'explosion de l'appareil d'Air India, après qu'on eut rendu un verdict dans le procès des deux individus accusés dans cette terrible affaire, afin de conseiller le gouvernement du Canada sur la suite logique des choses.
Tout au long de ces consultations, j'ai eu l'occasion de rencontrer des dizaines de personnes et de réfléchir à ce qui s'était passé. Mon rapport est public. J'ai recommandé qu'on lance une autre enquête publique en mettant l'accent sur certains points bien particuliers. Le premier ministre Martin m'avait demandé de poursuivre mes travaux, mais des élections ont eu lieu et c'est à quelqu'un d'autre que le nouveau gouvernement a confié l'enquête, comme il avait parfaitement le droit de le faire.
J'ai été ravi de constater que, dans le mandat de la nouvelle enquête publique, le gouvernement en place a repris toutes les priorités que j'avais fixées, et, en fait, je continue à entretenir une excellente relation avec le juge Major et son personnel dans le cadre de leurs travaux.
Dans mon rapport, j'ai déclaré que même si le pays ne l'avait pas reconnu comme tel à l'époque, l'explosion de l'appareil d'Air India était, jusqu'aux attaques du 11 septembre, le plus important attentat terroriste aérien commis depuis la Seconde Guerre mondiale, et il ne fait aucun doute qu'il était le fruit d'un complot mené à terme par plusieurs individus.
Nous savons maintenant qu'un sac contenant une bombe a été placé à bord d'un avion reliant Vancouver à Toronto. À l'aéroport de Toronto, le sac a été placé sur un appareil d'Air India faisant escale à Londres avant de poursuivre vers l'Inde. La bombe a explosé en vol au large de l'Irlande.
À mon avis, on veut modifier cette loi pour donner un autre recours aux victimes d'actes terroristes. En diplomatie, on tient normalement pour acquis que les États sont à l'abri de poursuites judiciaires civiles, et l'on considère que c'est par l'entremise de mesures internationales prises aux Nations Unies ou ailleurs qu'on peut dissuader les États de financer les activités terroristes et les punir.
Au XXIe siècle, alors que notre pays exprime son attachement soutenu à la primauté du droit, non seulement au Canada mais également ailleurs dans le monde, il devient de plus en plus important de trouver comment combattre toutes les formes connues que prennent les activités terroristes.
Il arrive fréquemment que des individus montent un complot sans le soutien financier direct d'un État, et on peut citer des exemples. Toutefois, il y a aussi des cas contraires où, manifestement, il y a lieu d'entamer des poursuites, c'est-à-dire que les familles des victimes tuées ou mutilées dans un attentat terroriste devraient pouvoir non seulement intenter un procès contre ceux qui auraient perpétré ce crime — et on pourrait parler des différentes formes que cela peut prendre —, mais également participer au recours contre les gouvernements qui les ont financés. Nous savons que certains gouvernements ont déjà appuyé ce genre d'activités; par exemple, celui de la Libye a été largement impliqué dans l'attentat de Lockerbie.
Pour vous donner un peu plus de contexte, sachez qu'on a maintenant des indices selon lesquels le gouvernement du Venezuela aurait financé les Forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC. Nous n'avons aucune certitude, et le gouvernement le démentira, mais ça mérite qu'on examine la situation de plus près.
J'appuie le projet de loi. Si je comprends bien, il dit en gros que si un homme d'affaires canadien menant des activités en Colombie est kidnappé et tué par des guérilleros des FARC, sa famille peut intenter un recours civil contre le gouvernement qui, selon elle, les finance. Si la famille peut découvrir qui les soutient financièrement, remonter à la source, porter l'affaire devant les tribunaux et prouver que l'État a bel et bien commandité ces activités, je ne vois pas pourquoi on ne le traduirait pas en justice. Je ne vois pas pourquoi on ne permettrait pas un recours civil.
Je connais bien la raison diplomatique qui a été invoquée. On dit que c'est bien beau et que ça part d'une bonne intention, mais qu'on devrait laisser les gouvernements et les États s'en charger. On ne peut pas bousculer les principes du Congrès de Vienne. Il faut respecter les règles du jeu.
Je crois qu'au XXIe siècle, on ne peut pas restreindre l'application de la règle de droit de cette façon. Nous devons au contraire lui conférer toute sa force, car dans la réalité, des citoyens ont perdu la vie de façon injuste. Si on peut découvrir comment et qui est responsable, on devrait aller jusqu'au bout.
Les Américains l'ont fait, mais différemment. Vous savez certainement que les États-Unis ont adopté une mesure législative désignant certains pays, mais la question est de savoir lesquels. Leur liste est très étroite. Les pays qui y sont inscrits par le département d'État sont ceux dont on sait qu'ils ont financé et cautionné des actes terroristes.
On a déjà suggéré d'aligner notre mesure législative sur celle des États-Unis, et de suivre l'exemple de ce pays. Je ne suis pas d'accord.
Aussi étrange que cela puisse paraître, je m'y oppose parce que je ne crois pas que ce soit une bonne idée sur le plan diplomatique. Je ne pense pas que nous devrions, en partant, nommer des gouvernements et des pays qui, selon nous, ont déjà financé des activités terroristes. Nous devrions plutôt respecter les grandes lignes exposées dans le projet de loi, c'est-à-dire désigner les pays avec lesquels nous n'avons signé aucun traité d'extradition, et ainsi de suite. En gros, il s'agirait des pays qui ne sont pas nos alliés et qui n'ont pas le même système juridique.
Il est inconcevable qu'un gouvernement ami nous fasse ce genre de chose. Ceux qui le pourraient se comptent sur les doigts de la main. Je ne crois donc pas que nous devrions restreindre artificiellement la liste des gouvernements pouvant être impliqués. Nous obtiendrons de meilleurs résultats avec ce projet de loi que si nous procédions autrement.
Je voudrais m'attaquer à un dernier principe, soit le prétexte invoqué habituellement pour ne rien faire : le risque d'effet d'avalanche. Selon certains, on ouvrirait ainsi la porte à toutes sortes de poursuites insignifiantes et futiles. Honnêtement, je trouve que c'est tout à fait ridicule.
On espère n'avoir recours à cette loi que de manière très exceptionnelle, c'est-à-dire seulement lorsqu'on aurait des preuves hors de tout doute, après avoir remonté la filière, qui incrimineraient un gouvernement. Ce sera extrêmement difficile à prouver. Les obstacles sont considérables, ce qui est sans doute une bonne chose. Étant donné les coûts et les difficultés inhérents au processus judiciaire, il est peu probable qu'on abuse de cette mesure.
Cependant, je pense que si nous pouvons prouver qu'un citoyen canadien a été tué dans un attentat terroriste financé directement ou indirectement par un gouvernement étranger, nous devrions tenir ce dernier responsable. Nous ne devrions pas le laisser « s'en tirer à bon compte », si vous me permettez l'expression. Nous devrions le soumettre sans conteste à la règle de droit appliquée au Canada.
Finalement, dans la lutte contre le terrorisme, que tous les Canadiens considèrent comme de la plus haute importance, nous devons avoir recours à un certain nombre de mesures législatives et autres. Si les gouvernements comprennent qu'ils peuvent être démasqués, au bout du compte, ce devrait être suffisamment embarrassant pour les dissuader de se lancer dans ce genre d'activités.
Nous savons que ça peut fonctionner. Par exemple, nous savons ce qu'il a fallu pour que le colonel Kadhafi change ses méthodes, son comportement et sa façon de faire des affaires.
Dans le conflit en Colombie et à la frontière avec le Venezuela, on voit certains signes indicateurs d'un changement de position de la part du président du Venezuela. Je crois que c'est simplement attribuable au poids de la preuve, qui le met dans l'embarras, ce qui a de profondes répercussions.
Je suis ravi de pouvoir vous parler du projet de loi et je répondrai volontiers aux questions des sénateurs. Je vous remercie de m'avoir donné la chance de comparaître.
La présidente : Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous, surtout qu'on me dit que vous deviez prendre part à un vote. Vous avez dû faire vite.
M. Rae : Je suis parti. Mon vote a compté lorsqu'il le fallait.
Le sénateur Andreychuk : Vous avez dit que certaines considérations diplomatiques rendent les poursuites civiles difficiles. L'un des problèmes que j'entrevois, c'est que les États ne sont pas immuables, ils changent. Certains évoluent, comme la Libye avec le colonel Kadhafi. Je suis certaine que si vous aviez essayé de le poursuivre en justice plus tôt, cela n'aurait pas fonctionné. Il a fait l'objet de beaucoup de pressions, notamment par l'entremise de poursuites civiles.
Comment trouver des preuves? Vous avez parlé de remonter la filière pour voir où les éléments de preuve nous conduisent. Supposons qu'un acte soit commandité par un État et qu'il soit qualifié de terroriste. Lorsqu'on aura enfin établi les faits, le gouvernement de cet État aura peut-être changé. Devons-nous tenir le gouvernement en place responsable s'il a conservé des attributs de l'administration précédente, mais montre certains signes d'amélioration? Comment lui faire rendre des comptes? En d'autres mots, est-ce qu'il doit assumer son passé?
Si une personne doit recueillir tous ces éléments de preuve et remonter à la source, dans quelle mesure le Canada serait-il obligé de fournir des renseignements confidentiels ou fournis par l'étranger? Comment se sortir de cet imbroglio et atteindre l'objectif louable?
M. Rae : Je vais essayer de répondre à chacune des parties de votre question. Tout d'abord, les gouvernements suivants sont responsables au même titre que l'est la nouvelle administration d'une entreprise qui aurait été polluante par le passé. Le gouvernement du Canada, par l'entremise du premier ministre Harper, a présenté des excuses pour quelque chose avec lequel il n'avait absolument rien à voir, pourtant il a assumé ses responsabilités. Au bout du compte, c'est ainsi que ça fonctionne.
Il s'agit d'une responsabilité légale, et on ne peut pas y échapper. Est-ce que le successeur légitime d'un mauvais régime est responsable? Oui, il l'est. Le gouvernement allemand d'après 1945 a versé des indemnités à Israël. Est-ce que les membres de ce gouvernement avaient commis des atrocités? Non, ils assumaient collectivement la responsabilité de ce qui s'était passé. Ça ne me pose aucun problème.
Quant à votre deuxième question, c'est évidemment difficile sur le plan de la preuve. Si vous vous êtes déjà demandé comment tirer des preuves de renseignements, vous savez qu'il s'agit de la partie la plus problématique de la relation entre le Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS, et la Gendarmerie royale du Canada, la GRC. La question est de savoir comment recueillir des renseignements. On ne rassemble peut-être pas des preuves de la même manière; ces dernières peuvent ou non être admissibles devant un tribunal. Ce sont des problèmes relevant de la preuve qui devront être tranchés par le tribunal compétent, lequel devra décider s'il y a matière à procès et s'il y a suffisamment de preuves.
Voilà pourquoi j'insiste sur le fait que c'est extrêmement difficile à prouver, ce qui explique pourquoi on n'aura pas recours de façon abusive à cette mesure législative. Celle-ci ne mènera pas à une avalanche de poursuites. Toutefois, lorsqu'on peut établir les faits clairement, grâce à des éléments de preuve admissibles devant les tribunaux, lorsque la prépondérance de la preuve conduit à la conclusion que tel gouvernement a joué un rôle, alors il y a matière à procès. C'est tout ce qu'on trouve dans le projet de loi. On y dit qu'on devrait accorder ce recours au citoyen, si c'est manifestement ce que les preuves indiquent.
Le sénateur Andreychuk : Ma question ne portait pas tellement sur le côté légal. Je comprends la question de la preuve. Ce que je veux dire, c'est que si j'étais une victime au Canada et que j'avais des raisons de croire que l'attentat terroriste avait été commandité par un État — et prenons l'exemple d'Air India —, je demanderais d'abord au gouvernement de me fournir tous les renseignements dont il dispose.
C'est le dilemme auquel on fait face à l'égard de la loi antiterroriste. Je crois que le gouvernement voudrait bien divulguer ces renseignements, mais il faut respecter le caractère confidentiel des questions de sécurité d'État. Le gouvernement a reçu des informations d'autres États aux termes de certains protocoles, entre autres. Pourrait-il y avoir confrontation — non pas au niveau légal, mais pratique —, si une victime disposant de ressources limitées demandait au gouvernement canadien de lui fournir ses renseignements et de l'aider à obtenir ceux d'autres États?
Si le gouvernement déclare qu'il peut divulguer certaines informations, mais pas toutes — et c'est généralement grâce au reste qu'on peut faire des rapprochements —, est-ce qu'on verra davantage de cynisme à l'égard du gouvernement et de conflits si celui-ci ne fournit pas des documents censurés? Je vous pose la question parce que je crois que vous avez travaillé avec le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le CSARS, donc vous connaissez bien les enjeux.
M. Rae : Oui, absolument. C'est une question qui doit être tranchée par le tribunal compétent saisi de l'affaire. Est- ce que le gouvernement du Canada doit coopérer? Je ne crois pas que cela dépende de la volonté seule d'un citoyen demandant au gouvernement de lui fournir des renseignements.
Avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que ça fonctionnerait ainsi. Je crois qu'un tribunal ordonnerait au gouvernement du Canada de fournir toutes les preuves dont il dispose. On peut citer à comparaître des représentants du gouvernement, puis, pour déterminer ce que ce dernier peut divulguer, il faut tenir compte des circonstances particulières de l'affaire.
En ce qui concerne la sécurité et la transparence, il incombe aux tribunaux d'établir le juste équilibre. C'est ainsi qu'il faudrait procéder.
Encore une fois, cela ne nous empêche aucunement d'adopter le projet de loi. Les avocats doivent être réalistes et informer leurs clients que le processus est ardu. Il n'est pas facile pour un citoyen de s'attaquer à un gouvernement étranger et de l'incriminer. Toutefois, si on ne le fait pas, si les tribunaux ne s'en mêlent pas — et il le faut —, alors de nombreux renseignements et éléments de preuve seront relégués aux oubliettes et on ne pourra pas découvrir ce qui s'est passé, ni comment ni pourquoi.
Il ne suffit pas d'élever au rang de principe de politique publique la lutte contre le terrorisme, il faut également essayer de déterminer les sources de financement des activités terroristes et les neutraliser. Si nous ne permettons pas aux citoyens d'avoir recours aux tribunaux pour démasquer les bailleurs de fonds, nous ne pourrons pas faire toute la lumière sur le financement de certaines de ces activités.
Le sénateur Andreychuk : Ce qui m'inquiète, c'est qu'avant de pouvoir déposer une plainte, il faut avoir des preuves. Si on attend que les tribunaux assignent des témoins à comparaître, on risque de voir son cas rejeté, faute de preuves. Comment donc obtenir les renseignements pertinents avant même de porter plainte?
M. Rae : En vertu du Code criminel, il faut établir une preuve prima facie pour lancer une enquête préliminaire. Si, à première, vue les preuves semblent insuffisantes, on ne peut pas aller plus loin.
Le sénateur Andreychuk : L'un ne va pas sans l'autre.
Le sénateur Oliver : Bienvenue, monsieur Rae. Merci beaucoup d'être venu aujourd'hui. Votre vaste expérience dans le dossier d'Air India nous aide vraiment à mieux comprendre ce projet de loi, présenté par le sénateur Tkachuk.
Ma question porte sur les jugements. L'article 5 de ce projet de loi ajouterait à la Loi sur l'immunité des États l'article 12.1, qui prévoit que si une partie a gain de cause à l'encontre d'un État étranger ayant adopté un comportement terroriste, le ministre des Finances et celui des Affaires étrangères doivent, à la demande de la partie à l'instance, dans toute la mesure du possible, aider le créancier bénéficiaire du jugement ou le tribunal à identifier et localiser les biens de cet État ou d'un organisme ou personne morale de droit public de celui-ci, et à exécuter le jugement contre ces biens.
Lorsque le projet de loi nous a été présenté la semaine dernière, j'ai posé la même question. Comme vous le savez, en droit matrimonial, il y a la Loi sur l'exécution réciproque des ordonnances alimentaires et les États appliquant la réciprocité, qui, en vertu d'ententes, respectent les jugements lorsqu'ils sont déposés et leur sont communiqués. Ce n'est pas prévu ici. Le projet de loi ne fait que demander aux deux ministres, soit celui des Finances et celui des Affaires étrangères, d'apporter leur concours, dans toute la mesure du possible.
Pensez-vous que la disposition d'exécution soit suffisamment contraignante? Dans la négative, comment l'amélioreriez-vous? Si les ministres refusent de coopérer, on peut toujours avoir recours aux brefs de prérogative, de « certiorari », de « mandamus », et cetera, mais si la cour refuse, on se retrouve avec un jugement in vacuo. Est-ce que vous renforceriez cette disposition, et si oui, comment?
M. Rae : C'est une bonne question. La raison pour laquelle il n'y a pas d'application réciproque, c'est que les États à qui nous faisons affaire ne sont pas particulièrement en bons termes avec notre pays. Par conséquent, il n'y aurait pas réciprocité.
La seule autre mesure que je pourrais recommander — et je crois que c'est ce qu'on essaie de faire; quant à savoir si on va assez loin, c'est une autre question — concerne l'identification et le gel des avoirs jusqu'à ce que le jugement ait été exécuté.
Le paragraphe proposé 12.1(1) dit bien qu'il faut collaborer « dans toute la mesure du possible ». À mon sens, cela signifie qu'il faut que les ministres aident à identifier les biens, parce qu'il est à supposer que le jugement s'appliquera justement à ceux déclarés.
Si on voulait rendre la disposition plus sévère, on pourrait aller jusqu'à recommander le gel ou la rétention des avoirs par le gouvernement du Canada en vertu de la sentence.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur les principes de la mesure législative. C'est probablement la première occasion que j'ai de féliciter le parrain de ce projet de loi, et je tiens à le faire parce que je crois que ce dernier pourrait mener à d'importants progrès en matière de droit international. C'est d'ailleurs là-dessus que porte ma question.
Comme vous le savez, le droit international évolue grâce aux initiatives de certains États — ou gouvernements, parce que ce sont eux qui les représentent —, qui prennent des mesures que d'autres pourraient reconnaître comme contraignantes.
Nous en avons eu un exemple récemment avec la proclamation par les Nations Unies du droit d'intervenir dans les cas de génocides ou de violations si flagrantes des droits de la personne que plusieurs pays respectant la primauté du droit et les principes des droits de la personne en arrivent à la conclusion que l'on doit lever l'immunité d'un État pour protéger la vie de ses citoyens. Il semble que cette nouvelle reconnaissance contribue à accroître le respect des droits de la personne.
Ne pourrions-nous pas, de la même façon, présenter à la communauté internationale le principe de ce projet de loi, selon lequel si un État participe à un acte terroriste, comme l'a fait la Libye, on peut lever son immunité parce que de nombreux autres États reconnaissent que le terrorisme ne se limite pas à un pays, mais est sans frontières? Pourrions- nous, au Canada, suivre l'exemple des récents développements aux Nations Unies pour essayer d'obtenir que d'autres États appuient le principe de ce projet de loi? Il est question ici de responsabilité pénale. Si un État est impliqué dans des activités criminelles, comme le terrorisme, je n'irais pas jusqu'à dire qu'il perdrait son immunité, mais au moins celle-ci n'empêcherait plus un autre État d'obtenir réparation pour les souffrances infligées à ses citoyens. Serait-il possible d'utiliser le même raisonnement pour aller encore plus loin et faire en sorte que le principe de ce projet de loi ait force exécutoire non seulement au Canada, mais également dans d'autres pays signataires de conventions internationales pour la lutte contre le terrorisme, qui pourraient unir leurs efforts à ceux du Canada?
M. Rae : Absolument. Vous avez bien compris et expliqué la situation de façon très éloquente. Vous avez tout à fait raison. Je n'ai rien à ajouter. C'est exact. Ce serait certainement la direction naturelle que devrait prendre notre politique publique. Ce serait également la prolongation logique de notre respect de la primauté du droit.
Il y a deux principes. Premièrement, la sécurité de la personne est un principe international qui s'applique à tous, et non pas aux seuls citoyens d'un pays. Deuxièmement, il y a la responsabilité de protéger, comme vous l'avez si bien dit.
Le droit international reconnaît fréquemment que la souveraineté a ses limites. C'est une tendance marquée. Selon moi, la restriction de la souveraineté ne découle pas que de la mondialisation économique, ce que nous comprenons tous. Nous avons signé un traité sur le commerce international. Nous sommes conscients que le pays ne peut pas nécessairement faire tout ce qu'il veut. Comme vous l'avez dit, cela s'applique aussi à un autre principe très important, celui des droits de la personne.
J'irais même encore plus loin : on ne peut pas limiter le terrorisme à une affaire entre États quand on sait qui sont les victimes. Ce pourrait être l'un d'entre nous, un concitoyen vaquant à ses occupations quotidiennes. Voilà qui sont les victimes du terrorisme. Elles n'ont rien fait. Ce ne sont pas des soldats. Elles ne participent à aucune bataille. Elles se rendent au travail le matin. Elles prennent l'avion pour aller voir leur famille. Elles font leurs emplettes au marché. Elles vivent leur vie. Il s'agit de gens ordinaires.
Il me semble que la mesure législative confère des droits à ces gens. S'ils sont victimes d'un accident de la route, ils peuvent faire valoir leurs droits, et c'est la même chose si un autre malheur les frappe. Le fait que les actes terroristes soient compliqués et motivés par des considérations politiques ne leur enlève pas le droit d'intenter des poursuites civiles. Si on peut prouver qui a perpétré le crime et qui l'a financé, alors on devrait pouvoir traîner les responsables en justice.
Est-ce un principe qu'on pourrait, en fin de compte, intégrer dans notre politique internationale; et devrions-nous essayer de convaincre d'autres États d'emprunter la même voie? Oui. Le Canada peut être un chef de file et inciter d'autres pays à prendre les choses au sérieux. S'il y a une tendance dans la politique publique canadienne dont nous pouvons tous être fiers, c'est la pleine adhésion de notre pays à la primauté du droit, non seulement à l'échelle nationale, mais également internationale. C'est une valeur qui définit les Canadiens. C'est une bonne chose que nous essayions d'en faire la promotion.
Le sénateur Joyal : Toujours au sujet de ce principe d'immunité des États relativement aux actes terroristes, selon vous, y a-t-il des exemples d'actions intentées devant les tribunaux pour demander réparation à un État qui aurait été impliqué dans des actes criminels, comme un génocide?
M. Rae : Les survivants d'actes de torture ont essayé de traîner leurs anciens gouvernements en justice. On a accusé le général Pinochet. Il lui est devenu très difficile de voyager. Je crois que c'est une bonne chose. Nous vivons dans un monde où on ne plaisante plus. Au bout du compte, le président Milosevic est mort pendant son procès. Les gens qui pensaient pouvoir agir en toute impunité parce qu'ils avaient toujours échappé à la justice se rendent de plus en plus compte que cette époque est révolue. Le projet de loi fait clairement comprendre le message et pousse le raisonnement plus loin en donnant des droits aux citoyens touchés.
Le sénateur Joyal : Selon vous, pourrait-il y avoir des répercussions négatives à court terme sur les services diplomatiques du Canada à l'étranger si ce projet de loi était adopté?
M. Rae : Je ne crois pas. Certains diront que cette mesure législative nous compliquera l'existence. Or, c'est la vie. Il se trouve que nous vivons dans un monde complexe. Laissez-moi vous donner des exemples concrets.
Si des Canadiens faisant des affaires au Moyen-Orient sont tués, kidnappés ou victimes d'un autre crime, je ne crois pas que les gouvernements responsables devraient pouvoir continuer à agir impunément. Je ne pense pas non plus qu'on devrait laisser complètement aux États le soin de les réprimander, parce qu'ils ne sont pas les seuls à subir les conséquences. Ce sont des gens, des familles qui souffrent. Ça rend le travail consulaire un peu plus difficile, mais ce n'est pas une raison pour renoncer.
Le sénateur Stratton : Je suis content de vous voir, monsieur Rae. Merci d'être venu.
M. Rae : Lorsque j'ai dit à mes collègues que j'étais convoqué au Sénat, ils étaient tous très jaloux.
Le sénateur Stratton : Je vais aborder le sujet sous un autre angle. Nous considérons ce projet de loi dans l'optique de ce qui est considéré juste aux yeux des démocraties occidentales et du droit civil. J'appuie la mesure législative, mais la criminalité est une question de point de vue partout dans le monde. C'est tout à fait relatif.
Les démocraties occidentales essaient d'imposer leurs valeurs au reste du monde. C'est bien dans une certaine mesure, mais certains ne partagent pas nos valeurs ni notre façon de penser. La question est de savoir qui est dans son droit et comment on perçoit l'autre.
En Afghanistan, par exemple, on fait la guerre aux talibans. Si ces derniers deviennent les dirigeants élus d'un État démocratique, les victimes de la guerre actuelle pourraient dire que leurs familles ont perdu des êtres chers en raison des agissements du Canada. Leur perception du mal ne pourrait-elle pas servir à déclarer le Canada coupable en vertu de la loi? Quelle est la différence? Je ne la vois pas.
M. Rae : Vous avez droit à votre opinion, mais permettez-moi de faire valoir qu'il y a une différence. Notre engagement en Afghanistan répond à une requête du Conseil de sécurité des Nations Unies et est cautionné en vertu du droit international. Il ne fait aucun doute que les agissements de nos troupes dans le conflit en Afghanistan sont tout à fais légaux, dans la mesure où ils sont conformes aux résolutions des Nations Unies et où nos soldats respectent le droit international et leur mandat. Il s'agit d'un conflit légitime, un concept prévu par le droit international.
Je comprends votre point de vue, mais je ne le partage pas parce que la communauté internationale a déclaré que le terrorisme était inacceptable et constituait un crime contre l'humanité. Il se définit comme l'attentat à la vie de personnes ne prenant pas part à un conflit, par des acteurs non étatiques utilisant délibérément la violence pour atteindre des buts politiques.
Nous savons également que certains de ces acteurs ont été, à l'occasion, financés par des gouvernements. En vertu de cette mesure législative, ces derniers devraient assumer leurs responsabilités puisqu'ils savaient ou auraient dû savoir à quoi serviraient leurs fonds.
J'espère que nos tribunaux ne crouleront pas sous une avalanche de demandes suite à l'adoption de ce projet de loi, parce que je souhaite que le terrorisme reculera. Cependant, nous avons une responsabilité envers les Canadiens qui subissent les conséquences de ce qui se passe dans le monde : nous devons faire tout en notre pouvoir pour leur rendre justice. C'est tout ce que ce projet de loi vise.
Je ne crois pas qu'il y ait de distinction à faire, bien que je comprenne ce que vous vouliez dire. On fait référence à la convention dans « les attendus » du projet de loi. On ne prend pas à la légère la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme. Il est absolument inconcevable que le fait d'enlever la vie à des personnes, de faire exploser un appareil d'Air India ou d'attaquer les tours jumelles soit considéré comme légitime ou légal dans quelque système juridique que ce soit ou en vertu du droit international actuel.
Je sais que certains remettent ce droit en question. Il a évolué au cours des derniers siècles, mais il est bien réel, avec ses sanctions et ses conséquences, et nous devrions faire notre possible pour le renforcer.
Le sénateur Stratton : Je ne vous contredis pas. Je suis de votre côté, mais je me demande ce qui se passerait si un État élu démocratiquement jugeait un autre gouvernement responsable.
M. Rae : L'Iran a déclaré publiquement qu'il considérait Israël comme un État illégal qui ne devrait pas avoir le droit d'exister, et qu'il s'estimait autorisé à le rayer de la carte. Du point de vue du droit international, est-ce que la position du gouvernement iranien est acceptable? Non, absolument pas. Il peut dire ce qui lui plaît. Les gouvernements démocratiques peuvent faire toutes sortes de déclarations bizarres, mais au bout du compte, il y aura toujours quelqu'un pour les rappeler à l'ordre.
Voilà ce que l'on entend par le principe de responsabilité. Nous ne vivons pas dans un monde complètement relativiste. À un moment donné, il faut dire que ce comportement est inacceptable. Il est inacceptable non seulement du point de vue des Canadiens, mais aussi du droit international, qui doit être appliqué.
Voilà pourquoi les observations du sénateur Joyal sont si importantes. Si nous faisons cela, nous devons, en tant que pays, encourager les autres pays à imiter notre geste, à adopter la même approche, puisque cela permettra de dissuader encore davantage l'activité terroriste.
Le sénateur Stratton : J'appuie le projet de loi. C'est un bon outil, un pas dans la bonne direction. Toutefois, je me demande ce que cela veut dire pour les démocraties si la situation est inversée.
M. Rae : Je comprends.
Le sénateur Milne : Je voudrais revenir à ce que disait le sénateur Joyal au sujet des relations diplomatiques. Est-ce que ce projet de loi va permettre au gouvernement du Canada d'intenter des poursuites contre le gouvernement d'un autre pays si, par exemple, un aéronef de l'aviation canadienne est abattu par un État voyou? Si oui, quel impact cela va-t-il avoir sur nos relations diplomatiques?
M. Rae : C'est là l'aboutissement logique, mais je crois qu'il est déjà clairement établi en droit international que les États sont responsables des conséquences de leurs actes. Après les Première et Seconde Guerres mondiales, nous avons réclamé des réparations pour les dommages subis au cours de celles-ci. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, les gens estimaient que nous étions peut-être allés trop loin, mais des réparations ont été payées, comme elles l'ont été après la Seconde Guerre mondiale, quoiqu'elles étaient versées de différentes façons, selon les circonstances.
Le sénateur Milne : On agirait autrement dans les cas où il y avait déclaration de guerre.
M. Rae : Cela n'a pas d'importance.
Le sénateur Milne : Un simple acte d'hostilité suffirait.
La présidente : Le premier aspect du projet de loi qui m'intrigue est celui-ci : la Loi sur l'immunité des États autoriserait les particuliers à intenter des poursuites contre un État étranger qui soutient ou qui a soutenu une entité inscrite. Les entités inscrites sont énumérées au paragraphe 83.01(1) du Code criminel. Elles comprennent des groupes comme le Sentier lumineux et Al-Qaïda, bien entendu. Il n'y a pas beaucoup d'entités qui sont inscrites, peut-être deux ou trois douzaines. Il n'est pas facile de faire inscrire le nom d'un groupe sur cette liste, même s'il a de bonnes raisons d'y figurer. On me dit qu'il y a 40 entités inscrites sur la liste. Ce sont des groupes bien définis.
D'après ce qu'on laisse entendre, cette liste a été établie dans le but de faire en sorte qu'il soit très clair dans l'esprit de tous, du moins, dans l'esprit des Canadiens, que ces entités sont, en effet, des groupes terroristes.
Toutefois, nous savons qu'il y a d'autres groupes terroristes qui ne figurent pas sur la liste. Il se peut que nous ne les connaissions pas encore. Certains reçoivent peut-être du soutien d'autres pays.
Je vais prendre l'exemple du gouvernement de Cuba, parce que, justement, je ne crois pas qu'il s'adonne à ce genre de chose. Il y a quelques décennies, le gouvernement cubain s'employait activement à exporter la révolution et appuyait peut-être ce qui, pour nous, constitue un groupe terroriste, même si celui-ci ne figurait pas sur la liste des entités inscrites. Cela voudrait dire qu'une victime de ce groupe ne serait pas en mesure de tirer parti de cette loi.
Je comprends les arguments défendus par les deux côtés. Toutefois, je me demande quelle serait la meilleure orientation à donner à ce projet de loi.
M. Rae : Vous posez une question intéressante. Malheureusement, je ne peux y répondre.
Je pense que les rédacteurs du projet de loi voulaient à tout prix éviter que l'on dise de cette mesure qu'elle est trop vaste, trop générale, trop vague. Nous ne savons pas qui est visé. Ils ont essayé de prendre en considération chacune de ces critiques et d'en limiter la portée.
J'ai deux commentaires à faire. D'abord, si le Sénat ou le comité, dans ses discussions, songe à une définition ou à un cas qu'il aimerait voir figurer dans le projet de loi, on peut apporter des modifications en ce sens. Les définitions d'activité terroriste figurent dans la loi. Vous avez tout à fait raison de dire qu'une personne peut faire partie d'un groupe défini, mais dont l'identité n'est peut-être pas encore connue.
Ensuite, si vous décidez d'adopter le projet de loi tel quel, il est important de rappeler que cette liste n'est pas permanente. Elle peut être courte ou longue, selon les activités des groupes. À un moment donné, il y avait des organisations dont le nom figurait sur la liste, mais qui ne s'y trouvent plus aujourd'hui parce qu'elles ont changé leur mode d'opération.
Voilà pourquoi je continue d'encourager les gens qui viennent me voir et qui me disent qu'ils sont inscrits sur la liste. Je leur réponds qu'il est facile de faire rayer leur nom : il suffit d'arrêter de tuer des gens, de recruter des enfants- soldats, de se livrer à toutes sortes d'activités. L'Armée républicaine irlandaise, l'IRA, ne figure plus sur la liste parce qu'elle a changé sa façon de faire. Il en va de même pour l'Organisation de libération de la Palestine, l'OLP, et le Congrès national africain, le CNA. La liste n'est pas permanente.
Par ailleurs, nous pouvons présumer que les autorités canadiennes s'empressent, en cette ère marquée par la révolution numérique, d'ajouter des noms à la liste lorsqu'elles estiment qu'un nouveau groupe qui pose une menace particulière est en train de voir le jour.
La présidente : Ma deuxième question porte sur le fait que le projet de loi permettrait à des personnes d'intenter des poursuites contre les auteurs d'actes terroristes en vertu du Code criminel. Non pas à des États, mais à des personnes. Autrement dit, elles pourraient former un recours civil.
Nous savons que dans l'affaire Air India, le système de justice pénale n'a pas réussi à condamner qui que ce soit pour cet acte odieux. Je ne vous demande pas un avis juridique.
M. Rae : C'est une bonne chose, car je ne suis plus assuré pour cela.
La présidente : Ce que vous dites ne pourra être retenu contre vous. Quoi qu'il en soit, je ne vous demande pas un avis juridique.
Avez-vous eu l'impression, quand vous avez examiné l'affaire Air India, que les victimes et les familles auraient été en mesure d'obtenir plus de succès si elles avaient intenté des poursuites au civil plutôt qu'au criminel?
M. Rae : Il existe de nombreux exemples qui montrent que la norme de preuve dans le système de droit civil est différente de celle du système de droit pénal et qu'elle aboutit à des résultats différents. Nous connaissons tous l'affaire O.J. Simpson. M. Simpson a été acquitté par un tribunal pénal, mais il n'a pu se soustraire à ses responsabilités.
C'est un facteur que les gens ont pris et continuent de prendre en considération. Le juge Major va bientôt déposer son rapport. Les gens vont vouloir savoir s'il y a d'autres mesures qu'ils peuvent prendre soit individuellement, soit collectivement.
Sans tirer de conclusion juridique, je vais dire que, selon la prépondérance des probabilités, certains tribunaux peuvent aboutir à des conclusion qu'ils ne devraient tout simplement pas tirer, en se fondant sur le fardeau de la preuve en droit criminel, un critère qui, à juste titre, est très difficile à satisfaire.
Le sénateur Joyal : Si le projet de loi est adopté, ne risquons-nous pas de nous trouver dans une situation gênante dans certains cas? Prenons l'exemple que vous avez mentionné, celui de M. Pinochet. Lorsque la Central Itelligence Agency, la CIA, a pris part au soulèvement qui visait à déloger M. Ayendi, on aurait pu dire que les activités de la CIA relevaient du terrorisme. Si un citoyen canadien était une victime innocente d'un soulèvement provoqué par la CIA, n'exigerait-on pas que les États-Unis assument leur responsabilité et versent une indemnité?
M. Rae : Nous pouvons tous penser à des exemples possibles. Toutefois, à mon avis, la question clé qu'il faudrait se poser ici, en vertu de la Loi sur l'immunité des États, serait la suivante : comment définir la responsabilité?
Il n'est pas question ici de l'activité directe d'un gouvernement qui maltraite un citoyen canadien. Ces droits existent déjà. Il est question ici du financement du terrorisme par un État. Encore une fois, il faudrait se fonder sur les preuves, des preuves qui démontrent qu'il y a bel et bien financement du terrorisme.
Ce qui risque de se produire, si nous envisageons la façon dont la loi pourrait s'appliquer au fil des ans, c'est que chaque organisme va examiner de près les groupes et les activités qu'il finance. Les conséquences et les risques peuvent être très graves.
Le sénateur Andreychuk : J'aimerais vous poser une question au sujet de l'affaire Air India. Que serait-il arrivé si nous nous étions penchés plus tôt sur les transferts de fonds, ou si nous avions accordé plus d'attention à la façon dont les transferts de fonds à l'échelle internationale servent à aider les groupes terroristes? Est-ce un point qui a été abordé dans l'affaire Air India? Nous nous sommes dit, après le 11 septembre, que nous devions suivre de plus près les transferts de fonds. Nous devons exiger que ces transferts soient divulgués et essayer de les lier au crime organisé, ainsi de suite. Pour ce qui est de l'explosion de l'appareil d'Air India, avez-vous trouvé, dans le cadre de votre enquête, que ce facteur était important?
M. Rae : Non. Fait étonnant, l'explosion de l'appareil d'Air India n'est pas une opération qui a coûté cher. Ce n'était pas un grand complot très complexe. Il s'agissait d'installer une bombe à l'intérieur d'une valise et de faire en sorte que la valise se retrouve à bord de l'avion. Il n'était pas question ici d'une opération majeure de financement. Franchement, je ne sais pas ce que le juge Major va conclure ou ce qu'il va dire, mais d'après ce que j'ai pu voir, il n'est pas question ici de terrorisme d'État. J'ai dit dans mon rapport que cette opération avait été montée au Canada par des gens qui avaient peut-être des griefs qui découlaient d'un différend dans un autre pays, mais le fait est que ce plan a été dressé au Canada.
Nous aimons penser que tous ces incidents arrivent dans d'autres pays, mais il s'agit ici d'une opération menée en sol canadien par des gens qui vivent au Canada. C'est ce qui s'est passé, et c'est ce qui étonne, car nous avons tendance à penser qu'il s'agit là d'une opération étrangère qui implique l'Inde, ainsi de suite. Nous avons vécu pendant 20 ans dans le déni jusqu'à ce que nous retracions, au jour le jour, la façon dont ils ont fabriqué la bombe.
Contrairement à ce que le sénateur Fraser a dit, à savoir que personne n'a été reconnu coupable, en fait, M. Reyat a été accusé et condamné. Il a admis avoir participé, de façon directe, à la fabrication de la bombe, bien qu'il ait affirmé qu'il ne savait pas à quoi elle allait servir. Il a refusé de témoigner ou de collaborer avec la police relativement à d'autres questions.
À ma connaissance, le financement étranger n'était pas vraiment la question au cœur du débat dans l'affaire Air India. Le juge Major va peut-être trouver quelque chose parce qu'il a mené une enquête approfondie, mais je viens tout juste de passer en revue les éléments de preuve qui existent. Il a mené une enquête beaucoup plus fouillée. Toutefois, ce n'est pas l'impression que j'ai eue.
Le sénateur Andreychuk : Cet argument semble donner du poids à l'idée voulant que des groupes vont trouver des moyens simples et bon marché, peu importe la raison, de faire du tort à des civils. Nous ne semblons pas savoir pourquoi ils agissent de cette façon, mais ils ont le pouvoir de le faire. Il suffit de consulter Internet pour savoir comment fabriquer des armes.
Concernant le terrorisme d'État, j'ai l'impression que les États qui se livrent à des activités terroristes sont de plus en plus intelligents du fait qu'ils arrivent à cacher les liens directs. Ils utilisent d'autres outils, notamment le développement pour mettre des idées dans la tête des gens. Toutefois, ces groupes sont en train de changer leurs méthodes, les liens directs de financement. Doit-on élaborer de nouvelles lois ou trouver des moyens différents de nous attaquer à ces nouvelles façons de faire?
M. Rae : Vous posez là une vaste question philosophique. La réponse est oui. Vous avez raison de dire que la situation ne cesse d'évoluer.
Je continue de croire que les enjeux fondamentaux qui sous-tendent les activités terroristes sont de nature politique : l'engagement politique des populations, la façon dont elles réagissent aux messages de haine et de violence. En dernier recours, la protection contre ce virus passe par la politique. Si on jette un coup d'œil à la façon dont les activités terroristes prennent fin ou perdent de leur importance dans différents pays, on constate que cela se produit quand il y a un tel sentiment de solidarité et d'inclusion qui se manifeste dans le pays que ces idées ne tiennent tout simplement plus. Les gens refusent d'y adhérer parce que c'est terrible, trop coûteux, et parce que les conséquences des gestes posés sont graves. Au bout du compte, il faut trouver des moyens de régler ces problèmes. Comment créer l'élan politique nécessaire pour arriver à une solution?
Ce projet de loi n'est pas la réponse à tous les problèmes. Il s'agit d'une mesure législative de portée restreinte qui dit : voici une situation où des citoyens ont perdu leur vie en raison d'un acte terroriste. On veut savoir quels sont leurs droits juridiques. Nous disons qu'ils en ont un autre : si vous arrivez à prouver que le gouvernement X, Y ou Z était indirectement ou directement responsable du financement du groupe qui a tué cette personne, vous pouvez intenter des poursuites contre celui-ci et et nous allons respecter ce droit. Nous allons, en tant que pays, faire intervenir nos systèmes juridiques. Nous ne vous empêcherons pas d'entreprendre une telle démarche, nous ne vous mettrons pas des bâtons dans les roues, et nous ne permettrons pas à ces gouvernements d'invoquer le principe de la protection diplomatique pour cacher leur acte répréhensible.
Le financement du terrorisme est quelque chose de terrible. En tant que pays, nous devrions dire que nous voulons y mettre fin, que nous allons prendre les mesures nécessaires pour redonner aux citoyens le droit d'y mettre un terme.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Rae.
M. Rae : C'est moi qui vous remercie. J'ai été fortement impressionné par la civilité des échanges.
La présidente : Je tiens surtout à vous remercier d'avoir corrigé mon erreur. Je songeais à des affaires judiciaires plus récentes, mais vous avez clarifié les choses.
Sénateurs, nous avons le grand plaisir d'accueillir notre deuxième témoin de ce matin, le professeur Ed Morgan, de la Faculté de droit de l'Université de Toronto.
Bienvenue et merci d'être venu nous rencontrer. Vous pouvez lire votre exposé, après quoi nous vous poserons des questions.
Ed Morgan, professeur, faculté de droit, Université de Toronto : Honorables sénateurs, merci de m'avoir invité à venir vous rencontrer ce matin. Je suis en faveur du projet de loi : c'est une mesure législative à la fois excellente, bien structurée et soigneusement rédigée qui apporte une contribution positive à la politique canadienne.
J'ai soumis un mémoire écrit. Je vais aborder certains des points soulevés dans celui-ci. Je n'en ferai toutefois pas la lecture. Vous pouvez lire ma prose éloquente, ou à tout le moins divertissante, et en tirer, je l'espère, quelque chose.
Je vais diviser mes commentaires en trois parties. Je vais d'abord vous parler de l'évolution du droit international, un sujet sur lequel les sénateurs ont interrogé M. Rae. Ensuite, je vais dire quelques mots au sujet de la Loi sur l'immunité des États et de la primauté du droit, une autre question que le Comité a abordée ce matin. Enfin, je vais parler de terrorisme et de politique, et aussi de la façon réfléchie dont le projet de loi aborde ces questions.
Pour ce qui est de l'évolution du droit international, il est vrai que ce droit n'évolue pas très rapidement. J'enseigne à l'Université de Toronto et nous devons mettre à jour nos dossiers tous les ans. Ce droit évolue effectivement très lentement.
L'affaire bien connue Trendtex Trading, dont la Cour d'appel d'Angleterre a été saisie en 1977, portait justement sur l'immunité des États. Il s'agissait de déterminer si l'Angleterre devait passer de l'ancienne norme d'immunité absolue à une norme plus restrictive, c'est-à-dire exempter les activités commerciales des États souverains de la règle d'immunité des États.
Comme l'Angleterre n'avait pas de loi en la matière, la cour d'appel a dû se faire conseiller. Le versatile lord Denning, célèbre pour ses phrases-choc, a déclaré : « J'emploierais, pour décrire le droit international, les mêmes mots qu'a utilisés Galilée pour décrire la Terre : « Elle est en évolution permanente ».
Le droit international évolue lui aussi constamment, mais ce n'est pas toujours évident, sauf peut-être si on l'examine sous un angle particulier. Tôt ou tard, toutefois, il change, et le Canada est prêt, dans le projet de loi à l'étude, à en reconnaître un autre changement ou, du moins, à mettre en œuvre une nouveauté du droit international.
En 1999, la Chambre des lords britannique a reconnu que le droit international avait à nouveau changé à la suite de l'affaire Pinochet, c'est-à-dire qu'il ne peut pas y avoir d'immunité des États contre des poursuites pénales pour violation flagrante des droits fondamentaux internationaux. En théorie, l'immunité des États se serait appliquée au général Pinochet puisque l'immunité du chef d'État y est assimilée, selon le raisonnement classique en droit international. Le souverain est littéralement le chef d'État, de sorte que ce qui vaut pour l'État souverain, en tant qu'incarnation de la nation, s'applique aussi au chef d'État. La Chambre des lords a déclaré qu'elle n'emprunterait pas cette voie, qu'elle n'accorderait pas au général l'immunité d'État pour le soustraire à une accusation criminelle de violation flagrante du droit humanitaire international, ce qui a mené à un réexamen du droit pénal international.
Après l'affaire Pinochet, nous avions l'élan voulu pour négocier la création de la Cour pénale internationale, et c'est alors que le droit pénal international en tant que domaine d'activité juridique a vraiment pris son essor.
Après l'affaire Pinochet, l'étape logique suivante aurait été d'abolir l'immunité absolue contre des poursuites civiles pour les violations flagrantes du droit humanitaire international. Cette cause a été plaidée en Ontario dans la célèbre affaire Bouzari. M. Bouzari a poursuivi l'Iran, alléguant que cet État n'était pas à l'abri des poursuites civiles pour atteinte flagrante aux droits de la personne. L'affaire a été longuement débattue par les cours ontariennes, tant en première instance qu'en seconde.
Je vous lis quelques phrases de la décision rendue par la Cour supérieure de justice de l'Ontario dans l'affaire Bouzari pour plusieurs raisons, qui deviendront évidentes. Donc, la juge Swinton, de la Cour supérieure de justice de l'Ontario, a écrit, au paragraphe 36 de la décision de 2002 qu'elle a rendue dans l'affaire Bouzari :
Pour m'aider à cerner les questions de droit international dans cette affaire, de même qu'à trancher au sujet des arguments invoquant la Charte, Ed Morgan, professeur agrégé de droit international à l'Université de Toronto, a témoigné comme expert pour le demandeur alors que Christopher Greenwood, c.r. qui occupe la chaire de droit international au London School of Economics, a témoigné comme expert pour l'intervenant, soit le procureur général du Canada.
Le procureur général du Canada est intervenu pour le compte de l'Iran. L'Iran n'est pas venu se défendre, mais le procureur général du Canada est intervenu et a invoqué en son nom l'immunité des États.
Au paragraphe 52, la juge Swinton précise :
Selon moi, l'opinion de M. Greenwood concernant l'interprétation de la convention et d'autres points de droit international est plus convaincante que celle de M. Morgan.
Il faut bien reconnaître qu'on ne peut pas toujours avoir raison.
Tant qu'à parler d'expérience terrifiante, je signale que la juge Swinton, une brillante juriste, m'a enseigné le droit constitutionnel durant ma première année à la faculté de droit, de sorte que ce fut plutôt amusant de me retrouver devant elle.
La juge Swinton ajoute :
M. Morgan a décrit l'approche de M. Greenwood comme étant « trop prudente », parce qu'il décrit le droit international tel qu'il était, non pas tel qu'il devient.
Je parle de cette affaire à mes étudiants chaque année. J'aime bien croire que, s'il faut perdre une cause que vos charges étudieront, autant que ce soit pour avoir été trop progressiste et légèrement en avance sur son époque.
La juge Swinton rajoute :
Durant son témoignage, M. Morgan a candidement admis qu'il défendait une position représentant ce que deviendra (et selon lui ce vers quoi devrait s'orienter) le droit international.
C'était il y a cinq ans et demi déjà, et j'espère que nous avons évolué un peu depuis lors.
La phase qui suit est révélatrice. Son honneur le juge déclare :
À un moment donné, il a précisé qu'une tendance se manifestait, mais qu'aucun État n'avait commencé à affirmer une juridiction civile extraterritoriale à l'égard d'un État étranger ayant commis des actes de torture.
Ce n'est pas tout à fait vrai. En effet, les États-Unis ont adopté une loi qui porte sur ce genre de situations.
Ce qu'elle voulait dire, c'est qu'aucun tribunal ne l'a fait en absence d'une loi habilitante. Les tribunaux du monde entier attendent que les assemblées législatives prennent ces mesures. Je le sais, parce que les cours l'ont affirmé en autant de mots, après l'affaire Pinochet, dans laquelle la Chambre des lords déclare qu'il n'y a pas d'immunité d'État contre les poursuites criminelles.
L'affaire Al-Adsani a porté sur la même question de responsabilité civile. La Chambre des lords a précisé que le problème posé par l'affaire Al-Adsani était que, non seulement l'Angleterre n'avait pas légiféré comme il convient pour permettre ce genre de poursuite civile, mais également que ce que lord Denning avait fait dans l'affaire Trendtex ne pouvait se faire. Si une étude était menée à l'échelle planétaire, on se rendrait compte que trop peu de pays ont reconnu le principe dans leurs lois pour pouvoir parler d'une coutume internationale. Ils attendent de voir ce que vont faire d'autres pays comme l'Angleterre. Quelques-uns l'ont fait, comme les États-Unis. Cependant, les cours attendent que les pays adoptent des lois. Elles n'agiront pas de leur propre chef.
C'est, dans les faits, ce que les cours de l'Ontario ont affirmé. L'arrêt de la juge Swinton a été confirmé par la Cour d'appel de l'Ontario, qui a affirmé qu'il faut attendre que l'assemblée législative adopte une loi de mise en œuvre de cette levée de l'immunité des États contre les poursuites civiles.
Je soutiens aujourd'hui que les normes et les règles du droit international évoluent effectivement. Cependant, ce ne sont pas les cours qui les font évoluer. Les cours reflètent les mesures adoptées par les gouvernements et les assemblées législatives. C'est à ces organes et au Parlement, en règle générale, qu'il appartient d'amorcer le processus. Les cours en tiendront compte une fois que le processus est amorcé, mais nous ne pouvons miser uniquement sur des faits nouveaux sur le plan judiciaire. Les nouveautés judiciaires sont à la remorque des faits nouveaux sur le plan législatif.
Ce n'est que juste, étant donné qu'il s'agit là d'une question importante de politique gouvernementale et qu'elle comporte une dimension politique. Nous ne souhaitons pas que les cours se substituent à nos législateurs pour prendre ces initiatives. Nous souhaitons qu'elles se conforment au message envoyé par le Parlement. C'est le premier point que je souhaitais faire valoir au sujet de l'évolution du droit international. Il faut que le Parlement agisse pour qu'il y ait changement.
Mon deuxième point porte sur la primauté du droit, ce qui nous porte à nous interroger sur la raison d'être de l'immunité des États. De plus, en ce qui concerne la primauté du droit et la prééminence du droit international, qu'arrive-t-il à la théorie légale internationale quand nous limitons l'immunité des États ou que nous prévoyons une autre exemption à la règle habituelle de l'immunité des États?
La meilleure façon d'illustrer le débat dans ce cas et de vous en faire comprendre l'objet, de vous situer en contexte, est de vous parler de deux affaires dans le cadre desquelles la Cour suprême du Canada a rendu des arrêts contradictoires la même année, c'est-à-dire en 1943. Fait intéressant, la Cour suprême du Canada a été saisie de deux renvois relatifs à l'immunité de l'État cette année-là. Les deux mettaient directement en cause l'immunité des États, et la Cour suprême — le même banc — a rendu des décisions contraires au cours de la même année. Je parle du renvoi intitulé Reference re Foreign Legations et du renvoi intitulé Reference re U.S. Forces. Vous y trouverez deux affaires mettant en cause l'immunité des États dans lesquelles la cour est arrivée à deux conclusions différentes.
À mon avis, ni l'un ni l'autre de ces arrêts n'est bon ou mauvais. Les deux se valent, selon le contexte. Je vais vous les résumer brièvement.
Dans le renvoi Foreign Legations, voici la question au sujet de laquelle devait se prononcer la cour : Ottawa peut-il poursuivre les ambassades étrangères qui ne paient pas les taxes foncières? Le juge en chef Duff a pris cette cause en délibéré en 1943 en s'attardant tout d'abord aux principes. Il a donc passé en revue tout l'historique du droit d'immunité des États, jusqu'à la décision rendue en 1812 par le juge en chef Marshall, de la Cour suprême des États- Unis, dans la fameuse affaire Schooner Exchange.
Le juge en chef Duff a repris ce qu'avait dit le juge en chef Marshall, soit que l'immunité des États vient du principe d'égalité des États. C'est la raison pour laquelle il existe une immunité des États. En effet, un État n'est pas soumis à la juridiction d`un autre État. Aucun État ne peut obliger un État étranger à se soumettre à ses tribunaux.
Aujourd'hui, en Ontario, nous avons modernisé toutes les formes de procédure. Cependant, si vous vous en rappelez — ceux d'entre vous qui étaient avocats ou qui ont pratiqué le droit avant la réforme de la procédure civile en 1984, je crois —, nous avions le vieux bref d'assignation.
Ainsi, on pouvait lancer une poursuite juridique au moyen d'un bref d'assignation, bref qui existe encore en Angleterre. Dans toute poursuite ordinaire au civil, le bref d'assignation oblige la défense, au nom de Sa Majesté, à comparaître à tel endroit et à telle date.
Voilà qui sert simplement à illustrer pourquoi l'immunité des États existe. En effet, un égal n'a pas d'autorité sur son égal. Sa Majesté n'est pas censée pouvoir ordonner à un souverain étranger de comparaître devant ses tribunaux. C'est ce que le juge en chef Duff a dit dans l'affaire Foreign Legations.
La primauté du droit international repose sur le principe que tous les souverains sont égaux, d'où l'immunité des États. Nous ne sommes pas censés soumettre un souverain aux ordres d'un autre souverain et lui faire subir le jugement de son égal. C'est en droit international que les souverains sont égaux. Nous savons qu'ils ne le sont pas en termes de politique internationale, d'économie ou de puissance militaire. Cependant, le droit international est l'un des rares domaines où chaque souverain a les mêmes droits et la même importance que ses homologues. La conséquence de cette stricte égalité, comme je l'ai dit, c'est qu'un souverain ne peut pas traduire un autre souverain devant ses tribunaux.
S'il y a matière à plainte, les souverains sont censés traiter d'égal à égal, par les voies diplomatiques ou en passant par les tribunes internationales. Par conséquent, en vue de protéger ce principe de la primauté du droit international et de l'égalité des États, nous nous sommes toujours accordés l'un l'autre l'immunité d'État sur le territoire de l'autre. C'est la conclusion à laquelle en est venu le juge en chef Duff dans le renvoi Foreign Legations.
L'autre arrêt rendu en 1943 était intitulé Reference re U.S. Forces. Il portait sur une éventuelle responsabilité criminelle des soldats des États-Unis qui commettaient des crimes alors qu'ils étaient stationnés au Canada. Durant la Seconde Guerre mondiale, en 1943, en raison d'un effort de guerre coordonné, de nombreux soldats américains ont été stationnés au Canada.
Le soldat en uniforme est le prolongement classique de son souverain. Le soldat en uniforme pourrait aussi être visé par l'immunité des États dans le cas d'actes criminels. À nouveau, la Cour suprême s'est penchée sur l'immunité des États. Cette fois, c'est le juge Rand qui a rédigé l'arrêt. Il a plus ou moins affirmé qu'on peut accorder aux soldats étrangers en garnison ici l'immunité des États pour des actes qu'ils commettent pendant qu'ils se trouvent sur leur propre base — même si cette base se trouve en territoire canadien. Voilà qui correspond à l'idée que nous avons invité le souverain égal chez nous selon les mêmes règles et que nous allons le laisser régler lui même ses problèmes internes de discipline ou de poursuite.
Toutefois, lorsqu'il est question d'un crime qu'aurait pu commettre un soldat américain en territoire canadien alors qu'il se trouvait à l'extérieur de la base ou n'était pas en service, qu'il circulait parmi les civils canadiens, une pareille interprétation de l'immunité des États placerait, de l'avis du juge Rand, les soldats américains et les souverains américains au-dessus des lois. Ceux d'entre vous qui ont étudié le droit constitutionnel canadien savent que le juge Rand est le grand champion de la primauté du droit selon l'interprétation classique d'Albert Venn Dicey, de l'avis duquel chacun est égal aux yeux de la loi et que nul n'est au-dessus des lois, pas même la Couronne. C'est ainsi que Dicey interprétait la primauté du droit en Angleterre.
Au Canada, dans la célèbre affaire Roncarelli, même Maurice Duplessis n'était pas au-dessus des lois. Aux yeux de la loi, qu'on soit premier ministre ou autre, on est tous égal. La primauté du droit au Canada, dans la tradition constitutionnelle anglaise, signifie qu'on est égal aux yeux de la loi. Chacun répond aux tribunaux sur un pied d'égalité, qu'il s'agisse, comme l'a dit le juge Rand, du gouvernement national ou de gouvernements étrangers et cela inclut toute personne qui se présente devant les tribunaux, tous les concitoyens et tous les ressortissants étrangers.
Pour le bien de notre interprétation nationale et constitutionnelle de la primauté du droit, la Cour suprême a statué, en 1943, qu'il fallait restreindre l'immunité des États contre les crimes commis à l'endroit de Canadiens, même s'ils sont commis par l'agent d'un État étranger, du moins lorsque ces crimes sont commis au Canada même.
Nous sommes maintenant prêts à passer à l'étape suivante. Si des organismes ou des agents d'un État étranger commettent des crimes contre des Canadiens à l'extérieur du Canada, nous sommes également prêts à appliquer cette interprétation de la règle du droit et à les traduire devant nos tribunaux.
Il existe deux interprétations. Quand nous levons l'immunité des États, de nombreux juristes internationaux affirment que nous abandonnons le principe international d'égalité des États.
Nous n'y renonçons pas; nous le remplaçons simplement par notre droit constitutionnel national. Le juge Rand savait, il y a 60 ans, que c'est une option valable dans une société où règne le droit parce qu'il faut bien, à un moment donné, que s'arrête le principe international d'égalité et que se déclenche la règle d'égalité nationale, sans quoi l'immunité des États au niveau international devient l'immunité des États au niveau national. Voilà où se situe le projet de loi à l'étude par rapport à la primauté du droit. Nous ne faisons qu'appliquer des principes constitutionnels à la règle du droit.
La présidente : Voilà qui est tout à fait fascinant, mais je vous rappelle que nous avons des questions à vous poser.
M. Morgan : Donnez-moi deux minutes pour vous parler de mon dernier point, soit de la politique, du terrorisme et d'un bon texte de loi.
Presque tous reconnaîtront à un certain niveau que le terrorisme viole la plupart des normes fondamentales des droits humains. La prohibition contre le terrorisme est ce qu'on appelle la prohibition jus cogens. Cela, nous le savons. C'est une atteinte flagrante au droit humanitaire. Le professeur Cutler le qualifie de « crime de Nuremberg »» dans certains écrits. Nous savons qu'il est également notoirement difficile de définir une pareille expression. Certaines des questions posées tentaient de cerner ce point.
À mon avis, les rédacteurs du projet de loi à l'étude ont fait de l'excellent travail lorsqu'ils ont ciblé ceux qui commanditent les entités terroristes inscrites sur la liste. Je reconnais ce que vous avez dit tout à l'heure, madame la présidente, comme quoi la liste est limitée; ce n'est pas une liste infinie. Je reconnais qu'il n'est pas si facile de faire inscrire une nouvelle entité sur la liste. Il faudrait qu'on en débatte. Je souscris entièrement à la définition de terrorisme que l'on retrouve à l'article 83.01 du Code criminel. C'est une fort bonne définition. Elle est solide. Elle s'appuie sur des définitions conventionnelles internationales et la convention contre le financement du terrorisme. La Cour suprême l'a adoptée à des fins de droit d'immigration dans l'affaire Suresh. C'est une excellente définition, mais elle ne résout pas tout. Inévitablement, le fait de décider qui est terroriste et qui ne l'est pas comporte une certaine dimension politique. Les penseurs du monde entier ont cherché des moyens de le faire de manière à en retrancher complètement la dimension politique, mais c'est pratiquement impossible, d'où la raison pour laquelle le mécanisme prévu pour ajouter des organismes à la liste des terroristes est public. Le recours à une liste publique est bon parce qu'il assure une certaine transparence.
Le dernier organisme controversé inscrit sur la liste était les Tigres tamouls. On a alors longuement débattu en public la question de savoir si les Tigres tamouls devraient vraiment y figurer. Voilà qui est approprié. C'est là une bonne question à laquelle il faut que le gouvernement réponde. Il ne faudrait pas laisser cette tâche aux tribunaux. Nous devrions la confier au gouvernement, parce que sur le plan politique, c'est transparent. Le gouvernement fait déjà une pareille évaluation aux fins du surintendant des institutions financières, qui est notre autorité de réglementation dans le domaine financier. Il le fait aux fins de l'application de la Loi sur l'immigration et à toutes sortes d'autres fins, de sorte qu'il devrait le faire également à cette fin. Les cours peuvent se servir de la liste déjà établie et constater qu'il y a responsabilité civile lorsque la preuve est suffisante. C'est ce que je soutiens.
Le sénateur Baker : Soyez le bienvenu au comité. Vous avez beaucoup d'expérience non seulement en tant qu'expert reconnu du droit international, mais également devant nos tribunaux, surtout devant la Cour d'appel, mais sûrement aussi devant la Cour supérieure de justice, la Cour suprême du Canada et diverses autres cours. Ainsi, je me rappelle que vous avez représenté le Barreau du Haut-Canada concernant les règles d'assurance et Épilepsie Canada dans une cause intéressante concernant l'utilisation de la marijuana à des fins médicinales.
En tant qu'expert reconnu du droit international, vous avez dû vous soumettre à une procédure — une véritable procédure —, d'abord à la Cour supérieure, pour être reconnu comme expert-témoin judiciaire, puis vous faire reconnaître au sens de, je présume, R c. Finta comme un expert du droit international et de son applicabilité aux lois nationales canadiennes. Maintenant que vous êtes officiellement reconnu comme étant un témoin expert, la prochaine fois que vous irez témoigner dans une affaire, votre compétence sera établie. Comme vous le savez, c'est ainsi que fonctionne le système.
Si le projet de loi à l'étude est adopté, en tant qu'expert reconnu pouvant être appelé à témoigner dans des causes futures mettant en jeu cette loi, quelle serait votre opinion juridique si nous faisions entrer en vigueur la mesure à l'étude telle quelle, telle qu'elle s'applique à une poursuite en dommages-intérêts contre un État étranger ou l'agent d'un pareil État?
M. Morgan : Quelle serait mon opinion?
Le sénateur Baker : Oui. En d'autres mots, si le demandeur vous demandait de témoigner comme expert à son procès, quelle serait votre opinion : estimeriez-vous que nous avons surmonté les problèmes posés par l'affaire Bouzari dont vous avez parlé tout à l'heure? Vous avez mentionné une date. Pour être plus exact, vous avez parlé d'un jugement de la Cour d'appel de 2002. En fait, il a été rendu en 2004.
M. Morgan : Je vous citais un passage de la décision de première instance.
Le sénateur Baker : Avons-nous surmonté les problèmes qui ont été repérés par la juge de la Cour supérieure dans l'affaire Bouzari, de sorte que le requérant pourrait avoir gain de cause?
M. Morgan : L'affaire Bouzari portait sur une question de violation des droits de la personne, non pas sur un acte de terrorisme comme tel, de sorte que cette loi ne s'y appliquerait pas vraiment. Cependant, si l'affaire Bouzari se situait dans un contexte de terrorisme, je dirais que oui. J'estime que nous avons surmonté le problème posé par le fait que l'Iran a pu invoquer son immunité d'État pour ne pas répondre du fait qu'il a commandité un acte de terrorisme.
Le sénateur Baker : Durant une audience antérieure, nous avons exprimé des préoccupations au sujet du processus grâce auquel on entame une poursuite en vertu de la Loi sur l'immunité des États, qui comporte une série de règles, à l'article 9, selon lesquelles la signification de l'acte introductif d'instance se ferait de la manière convenue par l'État ou prévue au paragraphe 9(2). Or, aux termes de ce paragraphe, l'acte introductif d'instance serait signifié au sous- ministre des Affaires étrangères ou à la personne qu'il a désignée à cette fin qui le transmettrait par la suite à l'État étranger. Le paragraphe précise également que la signification de l'acte à l'État étranger est réputée avoir eu lieu à la date à laquelle le sous-ministre des Affaires étrangères a certifié que copie du document a été transmise à l'État étranger.
Certains membres du comité craignaient que le sous-ministre des Affaires étrangères refuse peut-être de signifier l'acte à l'État étranger. Un des membres a laissé entendre qu'il faudrait peut-être, dans ce cas, avoir une ordonnance de mandamus pour obliger le sous-ministre des Affaires étrangères à le faire. Qu'en pensez-vous?
M. Morgan : Je n'ai pas réfléchi à cette question, mais maintenant que vous en parlez, il n'y aurait pas beaucoup de différence entre une cause mettant en jeu du terrorisme et une cause commerciale. Actuellement, on peut poursuivre un État souverain étranger pour une faute commerciale. C'est maintenant pratique courante, parce que les États souverains et leurs agents s'engagent dans des transactions de cette nature. Nous avons de nombreuses poursuites contre des États souverains étrangers, et nous passons par le sous-ministre pour leur signifier l'acte.
Cette nouvelle exception à l'immunité de l'État étranger n'ajouterait rien de nouveau, mais vous pourriez la signaler comme source de préoccupation, dire que si la question est plus délicate qu'une simple poursuite commerciale, le sous- ministre pourrait peut-être exercer un certain pouvoir discrétionnaire de nature politique qu'il n'est pas censé avoir. Le sous-ministre est une voie de signification de l'acte par souci de commodité, à défaut d'autre chose. Ce n'est pas censé être l'occasion de faire du discernement politique. Si j'avais à conseiller un intimé ou son avocat qui avait éprouvé des difficultés avec la signification de l'acte, plutôt que de demander une ordonnance de mandamus, qui pourrait se transformer en bataille juridique avec le ministère comme tel, il serait plus facile de demander une autre signification; c'est-à-dire demander à la cour la permission de signifier à nouveau l'acte directement à l'État souverain étranger comme vous le feriez à une personne morale.
Cela s'est déjà fait aux États-Unis. Parce qu'ils ont beaucoup de poursuites civiles en matière de terrorisme en instance, particulièrement contre l'Iran, les avocats des demandeurs ont de la difficulté à signifier l'acte au gouvernement de l'Iran aux États-Unis. Même le service postal des États-Unis n'y livrera pas un colis par messagerie. Ils demandent alors la permission de signifier autrement, et ils ont recours à toutes sortes d'autres mécanismes. Ainsi, un mandataire signifie l'acte à l'ambassadeur d'Iran à Londres, plutôt que de le faire en passant par le département d'État des États-Unis, parce que le département ne souhaite pas avoir quelque contact que ce soit avec l'Iran, même dans le cadre d'une poursuite.
Il existe d'autres moyens de le faire, et les cours donnent une certaine marge de manœuvre pour surmonter ces difficultés.
Le sénateur Baker : En conclusion, il faut faire confiance au professeur, qui a toujours raison en la matière, et à nouveau il a raison. On peut lire, au paragraphe 9(4) de la Loi sur l'immunité des États :
Dans les cas où la signification à un organisme d'un État étranger ne peut se faire conformément au paragraphe (3), le tribunal peut, par ordonnance, prescrire le mode de signification.
Le paragraphe (3) porte sur le mode de signification qui passe par le sous-ministre.
C'est la procédure que nous suivrons après l'adoption du projet de loi à l'étude.
Le sénateur Di Nino : Monsieur Morgan, soyez le bienvenu. On voit que vous avez de l'expérience. Vous êtes très bien versé dans ces dossiers, beaucoup plus que la plupart d'entre nous.
Notre comité a discuté de la définition de l'activité terroriste, et je ne suis pas sûr que le problème est entièrement réglé. Quand les porte-parole de la Canadian Coalition Against Terror, c'est-à-dire C-CAT, ont témoigné, ils ont proposé que soit modifié le projet de loi S-225 en remplaçant l'expression « activité terroriste » par l'expression « commandite de la terreur ». Pouvez-vous nous dire si, selon vous, cette nouvelle expression nous permettrait de mieux atteindre l'objectif du projet de loi à l'étude?
M. Morgan : Vous parlez de modifications apportées à la Loi sur l'immunité des États dans le projet de loi à l'étude?
Le sénateur Di Nino : Oui. Je crois qu'il s'agit du nouveau paragraphe 2.1(1).
M. Morgan : Je vois. La raison serait que l'État étranger ne se livre peut-être pas directement à une activité terroriste, qu'il pourrait s'agir d'une forme indirecte, par exemple en finançant ou en commanditant le groupe en question.
Je déteste répondre à de pareilles questions sans avoir pu les examiner, parce que les mots utilisés ont inévitablement des effets ailleurs, et il faudrait bien peser chaque mot dans une pareille loi. Mais je vois le sens de votre question.
Parfois nous accusons, naturellement, des États étrangers d'actes directs de terrorisme. Tous se souviennent de l'affaire Ahani. M. Ahani était un agent du tristement célèbre ministère du Renseignement et de la Sécurité d'Iran qui a été reconnu par la Cour fédérale du Canada comme étant un organisme terroriste, et M. Ahani a été déclaré terroriste agissant pour le compte du ministère.
Dans ce cas, vous êtes aux prises avec un organisme gouvernemental engagé directement dans des actes de terrorisme. Cependant, plus typiquement, il ne s'agit pas d'une activité directe. Je comprends ce que vous dites, en ce sens que l'expression utilisée laisse entendre qu'il s'agit d'une activité directe alors que ce n'est pas le cas la plupart du temps. La commandite correspond davantage à ce dont il est question, mais ce pourrait être à la fois des activités directes et de la commandite.
Il faudrait que j'y réfléchisse davantage.
Le sénateur Di Nino : Vous me rendriez vraiment heureux si vous pouviez nous envoyer par écrit votre opinion au cours des prochains jours. Ce serait vraiment utile.
La présidente : Oui. Nous vous en serions très reconnaissants.
La question a été soulevée quand nous avons commencé à interroger les témoins au sujet de cette nouvelle expression de la loi, soit le « comportement terroriste ». Auparavant, dans la Loi antiterroriste, il était question d'« activités terroristes », et nous nous sommes demandé pourquoi la même expression n'avait pas été reprise. Parallèlement, comme l'a mentionné le sénateur Di Nino, on a proposé que l'expression « activités terroristes », qui figure à plusieurs reprises dans les parties du projet de loi à l'étude traitant de la Loi sur l'immunité des États, soit remplacée par « commandite du terrorisme », ce qui soulève peut-être encore plus de questions, comme vous l'avez dit. Nous vous serions très reconnaissants de nous faire part de votre savante opinion.
Le sénateur Di Nino : Je vous en sais gré, monsieur Morgan.
La participation des ministres au processus a aussi donné lieu à certaines discussions. L'article 5 du projet de loi S- 225 prévoit expressément l'ajout, au nouveau paragraphe 12.1(1) proposé :
[...] le ministre des Finances et le ministre des Affaires étrangères doivent, dans toute la mesure du possible, aider le créancier bénéficiaire du jugement ou le tribunal ayant rendu le jugement à identifier et localiser les biens de cet État ou d'un organisme ou personne morale de droit public de celui-ci, et à exécuter le jugement contre ces biens.
On s'est interrogé sur la pertinence de l'ajout, et nous estimons que, si la loi le prévoit, c'est qu'il est approprié. Êtes- vous d'accord avec cette position?
M. Morgan : J'estime effectivement qu'il est pertinent. Je ne crois pas qu'il soit dramatique, en ce sens qu'il ne confère pas aux ministres de nouveaux pouvoirs. Le projet de loi prévoit simplement qu'ils feront de leur mieux pour aider le créancier bénéficiaire à exécuter le jugement à l'encontre du débiteur. Il s'agit davantage d'un mandat d'échange d'information que de l'établissement comme tel de nouveaux pouvoirs.
À cet égard, je dirais qu'il n'y a rien d'inconvenant dans cette disposition. Il n'est pas facile de faire exécuter les jugements. Je sais que des créanciers qui ont obtenu aux États-Unis un jugement en leur faveur contre des États qui soutiennent le terrorisme ont eu beaucoup de difficultés à localiser les biens.
Je passe mon temps à citer l'Iran comme exemple parce que c'est l'État qui fait l'objet du plus grand nombre de poursuites actuellement. L'Iran conclut des transactions pétrolières partout dans le monde et il est massivement engagé dans le commerce international, mais sous le sceau de la confidentialité et du secret dont peuvent jouir des organismes paraétatiques. Il le fait par l'intermédiaire d'organismes étatiques plutôt que d'entités cotées en bourse. Il n'est pas facile de trouver les biens dans pareil cas et d'obtenir réparation.
Si le ministre des Affaires étrangères pouvait, par les moyens et l'information à sa disposition, localiser au moins les biens au Canada, ce serait utile. Toutefois, je ne crois pas que cela confère au ministre des pouvoirs supplémentaires de saisie des biens. La saisie doit se faire en suivant la procédure judiciaire habituelle.
Le sénateur Di Nino : Autre point qui a été soulevé à cet égard, il a été question de l'éventuel refus par le ministre des Finances ou le ministre des Affaires étrangères de fournir ce genre d'aide. Qu'en pensez-vous, en supposant que le projet de loi à l'étude sera adopté et qu'il modifiera la Loi sur l'immunité des États?
M. Morgan : Il y est question d'une obligation, non pas d'une possibilité. De la manière dont est libellé le projet de loi, les deux ministres sont obligés de porter assistance aux créanciers bénéficiaires. Il existe une certaine marge de manœuvre, de toute évidence, étant donné l'expression « dans toute la mesure du possible ». Il est difficile de définir à l'avance, dans toute circonstance, sans exemple concret, ce que peut ou ne peut pas faire un ministre. Je suppose qu'il peut survenir des circonstances dans lesquelles les conséquences politiques ou économiques sont si lourdes qu'il ne conviendrait pas d'aider.
Comme je l'ai dit, il n'y est question que d'aider. Typiquement, les créanciers bénéficiaires de jugement engagent des détectives privés qui essaient de savoir où accostera le navire suivant, où se fera la livraison suivante de pétrole appartenant à l'État souverain étranger contre lequel ils ont eu gain de cause. Le ministre lui sera peut-être aussi utile que le détective privé, mais peut-être pas. Les ministres ne savent pas toujours tout. Typiquement, ils ne localisent pas les biens étrangers; ils suivent plutôt l'évolution des politiques et des relations étrangères.
D'après moi, les ministres ne refuseraient pas catégoriquement d'aider les victimes. Peut-être invoqueraient-ils des raisons d'ordre pratique, en disant que ce n'est pas possible, dans les circonstances, d'enquêter sur les biens d'un gouvernement étranger ou de localiser les actifs de cet État.
Le sénateur Di Nino : Je voudrais terminer avec un amendement proposé par la C-CAT.
Lorsqu'ils ont comparu devant le comité, les représentants de la C-CAT ont proposé de retirer l'obligation, pour les deux ministres, d'aider à exécuter le jugement visant les biens, et de leur demander seulement d'aider à identifier et à localiser les biens, encore une fois, dans toute la mesure du possible. Selon vous, cela affaiblirait-il le projet de loi ou serait-ce une meilleure façon de faire intervenir les ministres?
M. Morgan : Je ne crois pas que cela nuirait beaucoup.
L'aide ministérielle est très utile à un créancier bénéficiaire pour identifier et localiser les biens. Peut-être y a-t-il des exemples parallèles d'aide ministérielle pour l'exécution d'un jugement contre les biens, mais je dois avouer que je n'en connais aucun.
Le projet de loi serait parfaitement valable avec ou sans cette obligation.
Le sénateur Joyal : J'aimerais parler de la portée du projet de loi. L'article 1 du projet de loi S-225, qui propose l'ajout du nouveau paragraphe 2.1(1) dans la Loi sur l'immunité des États, indique :
Pour l'abdication de la présente loi, un État étranger se livre à une activité terroriste s'il fournit directement ou indirectement, sciemment ou sans se soucier des conséquences, un soutien matériel à une entité inscrite au sens du paragraphe 83.01(1) du Code criminel.
Si je comprends bien, ce serait quand un État étranger se servirait d'une entité inscrite pour commettre des attentats terroristes qu'il serait tenu responsable. Permettez-moi de vous soumettre un cas de figure.
Avec cela, tout État qui voudrait commanditer un acte terroriste n'aurait qu'à s'adresser à une entité non inscrite. Par exemple, la Libye pourrait demander à une entité qui ne correspond pas à la définition du Code criminel de perpétrer ses attentats à la bombe. Il serait donc facile pour un État voyou de commanditer des actes terroristes sans en être tenu responsable, s'il n'a pas fait appel à l'une des entités inscrites. Autrement dit, on verrouille la porte d'entrée, mais en laissant beaucoup de petites fenêtres de la maison ouvertes.
Si je comprends bien la façon dont on nous a présenté la législation américaine, les États-Unis font figure d'exception, car ils permettent qu'on intente des poursuites contre certains États étrangers, c'est-à-dire les pays, et non les entités, qui sont inscrits.
M. Morgan : C'est exact.
Le sénateur Joyal : Vous voyez la différence. Si nous voulons que la loi soit efficace, ne devrions-nous pas dire : « tout État étranger qui se livre à des activités terroristes au sens du paragraphe 83.01(1) du Code criminel, ou qui adopte un comportement terroriste »?
Nous empêcherions ainsi un État de choisir un autre instrument que les entités terroristes inscrites.
M. Morgan : Votre remarque est tout à fait pertinente. L'inscription des entités terroristes n'est pas un mécanisme parfait. Il est judicieux de se fier à l'évaluation du gouvernement du Canada pour déterminer quelles sont les organisations terroristes et de contrôler cela, car c'est très difficile pour les tribunaux de s'engager dans ce processus si le gouvernement ne s'est pas prononcé sur la question. S'il incombe uniquement aux tribunaux de déterminer s'il s'agit d'une activité ou d'une organisation terroriste, la cour devra tenir le même débat que le gouvernement lorsque nous lui demanderons d'inscrire une organisation sur la liste des entités terroristes.
À mon avis, il est préférable que ce soit le gouvernement plutôt que les tribunaux qui se penchent sur cette question. J'aime à penser que dans nos définitions juridiques du terrorisme, nous avons abandonné le principe de la soi-disant subjectivité, selon lequel pour une personne, quelqu'un peut être un terroriste, mais pour une autre, c'est un défenseur des libertés.
En fait, c'est difficile de se débarrasser de cette idée. Par conséquent, je préfère que nous nous fondions sur la décision du gouvernement pour déterminer qui sont ces organisations, et que nous laissions ensuite les tribunaux suivre cette voie, plutôt que de permettre à ceux-ci de prendre l'initiative.
Le sénateur Joyal : Permettez-moi de faire valoir mon argument autrement.
Le paragraphe 83.01(1) du Code criminel fournit des définitions relatives au terrorisme. Il définit l'activité terroriste, puis un groupe terroriste dans les termes suivants :
a) soit une entité dont l'un des objets ou l'une des activités est de se livrer à des activités terroristes ou de les faciliter;
b) soit une entité inscrite.
Autrement dit, les groupes terroristes visés par ce projet de loi sont essentiellement les entités inscrites, et non celles mentionnées à la définition de l'alinéa a).
C'est pourquoi je vous dis que si je suis un État voyou — je n'en mentionnerai aucun et je ne veux pas les pointer du doigt —, je sais qu'il y a des entités inscrites. Par conséquent, je trouverais une entité qui correspond à la première définition d'un groupe terroriste et non à la seconde, car je sais qu'avec les entités de la seconde, j'encourrai une responsabilité civile, mais pas avec celles de la première. C'est ce que le Code criminel indique clairement dans la définition du terrorisme.
M. Morgan : J'espère que les groupes inscrits comprennent tous les groupes de la première définition.
Le sénateur Joyal : Oui, mais il y a des terroristes qui ne font partie d'aucun groupe.
M. Morgan : Effectivement. Je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il y a des activités terroristes qui ne sont pas visées par cette liste.
Le sénateur Joyal : Permettez-moi de vous donner l'exemple du 11 septembre. À l'époque, les terroristes responsables de ces attentats ne faisaient pas partie d'un groupe inscrit. Aujourd'hui, oui. Pour former un groupe, on n'a pas besoin de le constituer en vertu de la Loi sur les corporations canadiennes.
C'est un point important si nous voulons poursuivre de façon efficace ces États voyous qui pourraient vouloir commanditer des activités terroristes par l'entremise non seulement de groupes inscrits, mais aussi d'autres groupes qu'ils pourraient créer pour commettre un attentat terroriste précis.
La présidente : Sénateur Joyal, quelques membres aimeraient poser des questions complémentaires à ce sujet.
Le sénateur Tkachuk : Vous avez fait une excellente remarque. La définition d'activité terroriste couvre-t-elle cela?
On pourrait un jour inscrire ce groupe terroriste sur la liste des entités terroristes à cause de ses actions. Une fois que ce groupe est impliqué dans des attentats terroristes, tôt ou tard, les États doivent déterminer s'il doit être inscrit sur la liste. À partir du moment où il l'est, les victimes peuvent intenter des poursuites.
La présidente : Vraiment?
Personne ne conteste le fait que c'est un acte terroriste. Toutefois, si ce geste est commis avant que l'entité ne figure sur la liste, y a-t-il un recours prévu dans ce projet de loi pour les victimes?
M. Morgan : Ce que je n'aime pas, dans le fait d'être un professeur de droit, c'est que je peux défendre une chose et son contraire. Cependant, un de ces jours, un tribunal devra probablement poser cette question. Je crois qu'une fois que le gouvernement a déterminé que l'entité devrait être ajoutée à la liste, tous les actes passés comptent également, car ce qui a changé, c'est uniquement le fait qu'elle est sur la liste, et non la nature répréhensible de son comportement.
Habituellement, nous nous élevons contre les lois rétroactives, car les gens sont censés respecter la loi. Si la loi est modifiée, nous ne pouvons appliquer les nouvelles normes de conduite qui n'étaient pas en vigueur avant.
Nous ne sommes pas ici pour changer les normes de conduite. Si vous avez placé une bombe à bord d'un avion civil, mais n'étiez pas inscrit sur une liste, vous avez tout de même perpétré cet attentat. Ce n'est pas parce que vous êtes maintenant sur la liste que nous n'appliquerons pas le principe de rétrospectivité. Nous avons simplement supprimé l'immunité dont vous bénéficiiez. Vous avez tout de même commis un acte répréhensible et une grave violation des droits de la personne.
Il me semble que le principe de rétrospectivité ne devrait pas empêcher ce type de poursuites civiles.
Le sénateur Joyal : Je suis d'accord. Toutefois, la faille existe toujours. Imaginons que je suis un État voyou. Je veux commanditer un acte terroriste comme celui du 11 septembre. J'ai choisi un certain nombre de personnes — disons une quinzaine — et chacune a un rôle à jouer. Elles perpètrent leur acte terroriste, qui fait des milliers de morts.
Ces gens ne forment pas une entité; certains disparaissent et il arrive que d'autres soient tués. Ils ne créeront pas un nouveau groupe après cela. Toutefois, nous savons qu'ils ont causé des torts. En outre, supposons que nous ayons la preuve que quelqu'un les a aidés matériellement.
M. Morgan : Il s'agit clairement d'une faille. Cela dit, je tiens à souligner que je ne crois pas que nous fassions preuve d'étroitesse d'esprit et de formalisme lorsque nous déterminons qui appartient à quel groupe. Nous ignorons qui finance Al-Qaïda et qui le compose puisque c'est une mouvance.
Je suis convaincu que nos tribunaux sont suffisamment ouverts d'esprit, compréhensifs et souples pour dire que si vous avez déterminé que ce groupe faisait partie d'un réseau s'inspirant d'Al-Qaïda — étant donné qu'Al-Qaïda est un groupe inscrit —, ceux qui le soutiennent peuvent être poursuivis en justice. Si nous adoptons une approche bornée et formaliste lorsque nous déterminons qui est membre ou non d'Al-Qaïda, bien entendu, nous réduirons à néant l'efficacité de cette mesure législative, car nous n'aurons que ben Laden et quelques-uns de ses acolytes.
Néanmoins, vous pourrez entendre des témoignages d'experts. Si un agent du SCRS à la retraite vient témoigner pour dire qui fait vraiment partie intégrante de ce réseau peu structuré qu'est Al-Qaïda, vous comprendrez mieux qui fait partie ou non d'un groupe inscrit.
Cela ne signifie pas que votre argument ne sera pas valable, dans une certaine mesure. Vous pouvez modifier la liste au gré des événements. Normalement, c'est après qu'on l'établit et non avant. Par conséquent, si un nouveau groupe se forme, nous risquons d'être pris au dépourvu. En général, je crois que la méthode que nous utilisons pour inscrire les groupes par leur nom est suffisamment efficace. Il est difficile de distinguer les membres du Hezbollah des autres militants qui appartiennent à des organisations semblables ou qui cautionnent les méthodes violentes du Hezbollah. Cependant, si nous sommes assez larges d'esprit dans l'identification des personnes qui font réellement partie d'un groupe inscrit, nous couvrirons les neuf dixièmes des cas qui se présentent.
Le sénateur Joyal : Je ne dis pas que l'utilisation de la liste des entités inscrites n'est pas efficace. Je fais simplement remarquer que ces entités inscrites sont des groupes importants, mais que ce ne sont pas les seuls qui commettent des actes terroristes. Puisque nous examinerons désormais les entités inscrites, sachez qu'un État voyou voulant commanditer des actes terroristes tout en essayant de se soustraire à toute responsabilité civile pourrait décider d'employer une autre méthode et ainsi « s'en tirer impunément », comme dit l'expression.
M. Morgan : Effectivement.
Le sénateur Andreychuk : Si je vous comprends bien, le but de ce projet de loi n'est pas de dire qu'un État X a déclaré qu'il allait chercher un agent pour faire le travail; mais plutôt qu'il a dépensé beaucoup d'argent dans l'espoir que cela porte fruit. Si c'est l'intention qui sous-tend le projet de loi, il y aura, de toute évidence, des lacunes. En outre, vous vous attaquez à ce qui semble être l'activité la plus invasive, répandue et insidieuse des États.
Il serait plus simple de dire qu'ils emploient des agents. Il y a des États qui l'ont fait. Toutefois, nous savons que le terrorisme aujourd'hui est davantage une question d'accès aux ressources.
La présidente : Quelle était votre question complémentaire?
Le sénateur Andreychuk : Il s'agit d'une différence d'ordre conceptuel : souhaitez-vous cibler chaque agent terroriste et par conséquent l'État qui est derrière, ou vous attaquez-vous à l'État lui-même pour l'empêcher de mener des activités qui, à certains égards, semblent légitimes lorsqu'elles sont faites sous le couvert du développement, par exemple? Nous savons qu'il y a une autre motivation.
M. Morgan : Vous décrivez très bien la situation. On vise probablement le financement le plus courant d'actes terroristes aujourd'hui. Ce n'est pas le financement d'une seule action, d'un seul acte de violence, mais plutôt celui d'un groupe sur plusieurs années. Cela semble être ce que l'on vise.
Je ne suis ni policier ni agent de renseignement; il m'est donc difficile de dire si cela semble plus courant. Toutefois, comme je lis les journaux et que je suis ces événements, il me semble que c'est une question d'ordre politique que nous examinons ici.
Le sénateur Joyal : J'appuie le principe qui sous-tend le projet de loi. Si nous voulons être efficaces et décidons de créer un nouveau droit international, comme vous l'avez indiqué dans votre premier point — et nous y consacrerons le temps et les efforts nécessaires —, essayons de ratisser le plus large possible.
En définissant le terme « comportement terroriste » d'une façon qui se rapporte directement ou indirectement à l'entité inscrite, et non en prenant « activité terroriste » comme le définit le Code criminel, il semble que nous pourrions couvrir tout le spectre. Ainsi, nous aurions un projet de loi qui attribuerait la même responsabilité à tous les États mêlés à des activités terroristes ou ayant un comportement terroriste.
C'est essentiellement ce que je réclame. Je ne suis pas contre le projet de loi. Je veux seulement être certain, si nous devons légiférer là-dessus et prendre des mesures internationales, que nous nous assurerons que cette initiative sera reconnue par les autres pays, aura l'effet escompté et que des tribunaux montreront aux États la voie à suivre. Il ne faut rien laisser au hasard.
M. Morgan : À mon avis, si vous faites cela, vous couvrirez effectivement tout. Cependant, vous serez peut-être confrontés à d'autres problèmes que vous aviez évités en ne faisant rien. Vous ouvrirez la porte à des groupes que nous avons expressément exclus de la liste, pour de bonnes raisons de principe.
Il convient de faire une évaluation politique. M. Rae y a fait allusion plus tôt. Le comportement du Congrès national africain est un bon exemple. Dans le jugement rendu par la Cour suprême dans l'affaire Suresh, on s'est posé la question de savoir ce qu'est un terroriste. On a précisé qu'à une certaine époque, Nelson Mandela et l'ensemble du Congrès national africain étaient considérés comme des terroristes, non seulement par le gouvernement d'apartheid sud-africain, mais aussi par beaucoup d'autres gouvernements dans le monde, dont le nôtre.
Ils disent que cela les empêche de s'entendre sur une définition du terrorisme, car aujourd'hui, nous considérons le CNA et Mandela comme le mouvement de libération nationale le plus louable et digne d'éloges qui soit, et non comme un groupe condamnable pour ses activités criminelles.
Cela dit, le Congrès national africain avait bien une branche militaire et avait effectivement placé une bombe sur une place publique ou dans un centre commercial. Il s'est livré à ce qui serait, s'il était aujourd'hui une entité inscrite, un « comportement terroriste ».
Le gouvernement a décidé, pour des bonnes raisons de principe, de rayer de la liste le Congrès national africain, car il ne doit plus y être. L'Afrique du Sud est devenue un pays pacifique. Nous ne voulons plus encourager les poursuites civiles contre les sympathisants de cette organisation. Par conséquent, nous l'avons biffée de la liste. Nous permettons au gouvernement de le faire.
Si nous ne permettions pas au gouvernement de modifier la liste au besoin, de temps à autre, nous ne pourrions avoir autant de contrôle sur l'identité de ceux qui font l'objet de poursuites civiles.
Ce ne serait pas nécessairement une mauvaise chose, mais vous ouvririez la porte à toutes sortes de questions que vous auriez évitées en vous limitant à ceux qui commanditent les entités inscrites. Il y a là aussi des problèmes; des failles ont été ouvertes, mais toute une série de questions politiques a été écartée.
Le sénateur Joyal : Comme vous le savez, les tribunaux se penchent actuellement sur la définition ou le modèle du terrorisme — « au nom d'un but politique, religieux ou idéologique ». La première décision qu'ils ont rendue est que cela devrait être retiré de la définition du terrorisme pour les raisons très précises que vous avez mentionnées. Je parle du terme « activité terroriste » et de la façon dont il est défini dans le Code criminel, et non du terme « comportement terroriste ».
Comme je l'ai dit, nous devons trouver un juste équilibre, au bout du compte. Je ne suis pas contre le terme anglais « terrorist conduct », même s'il y a un problème dans la version française que nous devrons résoudre à un moment donné. « Activité terroriste » correspond à « terrorist activity » en anglais. Dans la version anglaise, on parle de « terrorist conduct ». Un ajustement s'impose. C'est l'une des questions fondamentales de la politique.
M. Morgan : J'ai entrepris de vous donner brièvement mon avis sur le sens de « terrorist conduct », mais seulement pour la signification anglaise, même si j'ai eu un A en français, à l'école secondaire, en 1972.
Le sénateur Joyal : C'est une question de formulation, mais, cela a une incidence importante sur la définition même du crime.
J'aimerais revenir sur le premier point de votre exposé, lorsque vous dites, à juste titre, que les tribunaux se fonderont sur les pratiques courantes des États. Si notre pays est le premier à légiférer en la matière, quelle sera la prochaine étape à franchir, au niveau international pour que cette initiative puisse, à un moment donné, faire consensus parmi les gouvernements et les États, pour être prise au sérieux par les tribunaux ailleurs dans le monde?
M. Morgan : C'est une bonne question. Ce sera la deuxième mesure législative, et non la première, car les Américains en ont fait une semblable.
Je serais fier que le Canada amorce le mouvement. Ce que nous devrions faire, c'est insister, en discuter, soulever la question ou défendre cette mesure, en particulier auprès des autres pays de common law, car c'est une initiative de nature très juridique. Les pays anglo-saxons de common law, comme la Grande-Bretagne et l'Australie, possèdent le système juridique adapté à ce genre de poursuites. Malheureusement, je ne connais pas assez les pays de droit civil pour savoir si cela est approprié pour eux.
Il y a eu un ou deux cas de tentatives visant à faire exécuter des jugements américains contre des États souverains, dont un en France. Un tribunal français de première instance a indiqué qu'il exécuterait un jugement contre un État souverain à qui on aurait retiré son immunité en vertu de la loi américaine correspondante. Cette décision a par la suite été annulée lors d'une audience en bonne et due forme. On avait gelé les actifs de l'État en question lors de la décision en première instance, mais après une instruction approfondie, on a annulé cette décision, car on n'avait pas légiféré sur ce genre d'immunité. Par conséquent, il reste à savoir si les pays de droit civil emboîteront le pas.
Les initiatives des pays de common law sont tellement semblables à celles des Américains et maintenant du Canada, et ces pays font face à des questions d'ordre politique tellement similaires en ce qui concerne le terrorisme et les poursuites devant les tribunaux, que cela devrait être notre première étape. L'Angleterre, l'Australie et la Nouvelle- Zélande, des pays qui partagent la tradition juridique anglo-saxonne de common law, seraient les premières à participer, et nous espérons qu'elles emboîteront le pas.
La présidente :Je vous remercie. Ce fut une séance très intéressante, monsieur Morgan. Nous vous sommes très reconnaissants. Si vous pouviez nous envoyer une lettre, ce serait extrêmement utile.
Chers collègues, notre prochaine rencontre aura lieu dans cette pièce, mercredi prochain, à 16 heures. Nous poursuivrons alors notre étude de ce projet de loi.
La séance est levée.