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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 21 - Témoignages du 18 juin  2008


OTTAWA, le mercredi 18 juin 2008

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 225, Loi modifiant la Loi sur l'immunité des États et le Code criminel (décourager le terrorisme en permettant un recours civil contre les auteurs d'actes terroristes et ceux qui les soutiennent), se réunit aujourd'hui, à 16 h 5, pour procéder à l'étude du projet de loi.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Soyez les bienvenus à la séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons aujourd'hui notre étude du projet de loi S-225.

Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui comme premier témoin, Me Victor D. Comras, conseiller spécial auprès du cabinet juridique Eren. Me Comras a une immense expérience du domaine diplomatique puisqu'il a représenté le gouvernement des États-Unis dans un grand nombre de postes importants, notamment à l'ONU; à une certaine époque, il a été directeur des affaires canadiennes au département d'État des États-Unis.

Maître Comras, vous apportez à nos délibérations un point de vue unique en son genre ainsi que de grandes connaissances sur le sujet que nous étudions.

Soyez le bienvenu au Canada et au Sénat du Canada. Vous avez la parole.

Victor D. Comras, conseiller spécial, Eren Law Firm, à titre personnel : Je vous remercie de l'occasion d'exprimer mon point de vue sur l'important projet de loi antiterrorisme à l'étude. Je serai bref, et je vous demande de verser au compte rendu la déclaration écrite complète que j'ai préparée pour l'occasion. J'espère que vous en avez déjà reçu des exemplaires.

Depuis que j'ai quitté le département d'État des États-Unis, il y a sept ans, je travaille et j'écris sur le terrorisme et son financement, un sujet qui m'inquiète. Durant cette période, nommé par le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, j'ai travaillé pendant deux ans au sein du groupe de cinq personnes chargées de superviser les actions effectivement entreprises par les pays pour appliquer les mesures décrétées par l'ONU contre Al-Qaïda, les talibans et les terroristes leur étant associés, et d'en faire rapport.

Mon rôle principal était de faire état des mesures prises pour geler leurs actifs et les empêcher d'avoir accès aux fonds et aux autres ressources économiques nécessaires à leurs opérations. Cette tâche m'a ouvert les yeux et m'a convaincu que nous n'étions pas à la hauteur.

C'est depuis que j'écris sur ce sujet et que j'en parle. J'apprécie donc beaucoup que vous me donniez l'occasion d'intervenir ici. Malgré les efforts faits jusqu'à présent, nous n'avons pas réussi à faire cesser le mouvement de fonds vers les organisations terroristes ni à tenir responsables ceux qui, sciemment, participent à ce financement.

Il est vrai que des règles ont été mises en place presque partout pour bloquer les opérations financières et geler les actifs d'Al-Qaïda et des talibans. Aussi, de nombreux particuliers et personnes morales, y compris de prétendus organismes de charité et organismes à but non lucratif, ont été pointés du doigt par le comité du Conseil de sécurité connu sous le nom de comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans — dont je faisais partie — pour avoir soutenu du terrorisme. Cependant, peu de démarches ont réellement été effectuées pour les forcer à cesser leurs activités ou obliger leurs dirigeants à rendre des comptes. Malheureusement, beaucoup d'entre eux continuent d'exercer leurs activités, de diriger leurs œuvres de charité et d'effectuer leurs opérations financières.

Je pense ici à Al Haramain, à la Global Relief Foundation, au Rabita Trust, à Laskhar y Tabar, de même qu'à des individus comme Youssef Nada, Yasin Al Qadi, Wael Hamza Juladian et Aqeel Abdulaziz Aqil. Tous ces individus et entités ont été pointés du doigt et tous poursuivent leurs activités. Beaucoup d'autres noms pourraient être ajoutés à la liste. Je prends pour exemple l'Organisation internationale islamique de secours, par le truchement de laquelle certains de ses membres dirigeants ont fait parvenir des fonds à Al-Qaïda.

Il y a quelques années, nous avons noté dans notre rapport du groupe de suivi au Conseil de sécurité que l'OIIS participait manifestement au financement d'al-Jihad, une entité figurant sur la liste de l'ONU et étroitement liée à Al- Qaïda. C'est ce groupe qui a perpétré les attentats contre nos ambassades de Dar-es-Salaam, en Tanzanie, et de Nairobi. L'OIIS n'a toujours pas été ajoutée et est toujours en activité sous supervision insuffisante mais abondamment financée. De fait, elle finance toujours les mêmes madrasas qui envoient des garçonnets de moins de 14 ans commettre des attentats suicides en Afghanistan.

La situation est pire encore lorsqu'il s'agit du financement d'autres groupes terroristes non reliés à Al-Qaïda, comme le Hamas, le Hezbollah, les Tigres tamouls et Babar Khalsa, Euskadi Ta Askatasuna ou les Forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC. Aujourd'hui encore, aucune liste de l'ONU ne désigne ces groupes terroristes. Plusieurs pays membres de l'ONU refusent toujours en fait de reconnaître que ces groupes ont recours à des tactiques terroristes.

Plus troublant encore est le fait que plusieurs pays continuent de soutenir ces groupes terroristes et de leur fournir des moyens matériels et financiers, souvent sous le couvert de la sécurité sociale, de l'éducation religieuse ou de la libération nationale.

Le département d'État américain a spécifiquement identifié un petit groupe de pays — cinq — qui parrainent le terrorisme et dont l'Iran figure en tête de liste. Cependant, la liste des États qui tolèrent le terrorisme ou canalisent des fonds vers des groupes étrangers ayant recours à ces tactiques est beaucoup plus longue. Songez par exemple au soutien et au financement du Hamas par le Yémen et l'Arabie saoudite, qui accordent entre autres des allocations aux familles des bombes humaines, ou encore l'aide qu'apporte le Pakistan aux groupes terroristes qui attaquent l'Inde au Cachemire ou le soutien des FARC par le président Hugo Chavez.

Le Canada et les États-Unis font partie d'une poignée de pays qui cherchent activement à réprimer ces activités et à exiger des comptes de ceux qui offrent un soutien matériel aux terroristes. Mais, même là, notre bilan est mitigé et montre que nous avons besoin de nouvelles initiatives et mesures.

Permettez-moi de citer quelques statistiques américaines. Depuis les attentats du 11 septembre, le gouvernement des États-Unis a intenté plus de 108 poursuites pour soutien matériel; or, à peine neuf affaires se sont soldées par une condamnation par le jury. Des plaidoyers de culpabilité à une infraction de moindre gravité ont été acceptés dans 42 affaires, et 46 ont dû être abandonnées faute de preuves suffisantes, la plupart des éléments à charge étant classés secrets et donc inutilisables en cour. Huit accusés ont été acquittés et quatre autres ont bénéficié d'un non-lieu. Parmi les échecs figurent des affaires majeures comme celles d'Al Arian à Tampa, de la Holy Land Foundation à Dallas et d'Al Haramain dans l'Orégon, toutes mêlées au financement du Hamas.

Je me hasarderais à dire que des chiffres semblables et aussi troublants valent pour d'autres pays. En effet, le Canada, le Royaume-Uni et l'Europe continentale ont autant de mal à faire aboutir ces poursuites.

Le message livré aux terroristes et à leurs bailleurs de fonds est clair : la voie est libre et comporte peu de risques.

Ces chiffres ne sont pas des reproches mais l'indication de la difficulté qu'ont les procureurs à établir hors de tout doute raisonnable la connaissance et l'intention subjectives de ceux qui masquent leurs activités de financement du terrorisme sous le couvert de dons de charité. Aussi, le fait que la plupart des éléments de preuve établissant la culpabilité des accusés soient hautement classifiés et donc inutilisables en cour ajoute aux difficultés.

Cela représente un inconvénient majeur pour les procureurs, qui doivent reconstituer le parcours complexe des fonds en même temps qu'ils doivent démontrer la connaissance et l'intention subjectives de ceux qui sont à l'origine des opérations financières ou qui les facilitent. Relier des fonds fongibles à des actes de violence terroriste précis est une tâche quasi insurmontable.

L'expérience a montré que les procès en responsabilité civile délictuelle ou quasi délictuelle, même après l'échec du système de justice pénale, demeurent un mécanisme efficace de responsabilisation et de réparation. Dans de tels cas, le fardeau de la preuve n'est plus à assumer « hors de tout doute raisonnable », mais bien selon une « prépondérance de la preuve », plus facile d'atteinte. De plus, en matière civile, les règles de communication préalable de la preuve sont considérablement plus larges et plus libérales, et la règle du ouï-dire plus souple.

En outre, ces procès peuvent donner lieu à des dommages-intérêts élevés au point d'acculer à la faillite et assurément dissuader les parties tenues responsables. Ce facteur à lui seul pourrait fort bien convaincre les auteurs de ces actes à y renoncer.

Comme l'a récemment souligné un de mes collègues du département de la Justice des États-Unis, l'action civile dans de tels cas remplit également plusieurs fonctions importantes. Elle met en évidence le fait que le terrorisme est une violation des droits fondamentaux. Les poursuites au civil aboutissent dans la jurisprudence, où tous ont accès aux jugements et aux dossiers. Les avocats qui travaillent à ces affaires consacrent beaucoup de temps et de moyens à débusquer les faits et à mettre au jour une preuve exploitable, tandis que les juges sont tenus d'exposer clairement les motifs de leurs jugements, ce qui permet de constituer un dossier factuel même si les accusés ne se présentent pas. Ces procédures ouvertes, dans les faits, servent de commissions de la vérité.

Je ne propose pas de substituer l'action civile à l'action pénale; rien ne peut ou ne doit détourner l'État de sa responsabilité, qui est de protéger ses citoyens contre les actes terroristes et de poursuivre et de punir les responsables. Je souligne simplement que la poursuite au civil est un complément important qui peut étayer ces efforts et offrir un mécanisme précieux pour faire en sorte que les responsables de tels actes en rendent compte.

La poursuite civile peut également représenter un mécanisme important lorsque la poursuite au pénal n'est pas une solution possible ou pratique, par exemple quand le coupable est à l'étranger, quand il est un gouvernement étranger ou un acteur étatique.

Pour ce qui est de l'immunité souveraine, j'estime que les jugements pour génocide et ceux de Slobodan Milosevic, Radovan Karadzic, Augusto Pinochet et Manuel Noriega contredisent amplement les prétentions d'immunité des acteurs étatiques. Ces crimes de génocide, de torture, de trafic de stupéfiants et de traite de personnes à des fins sexuelles ont atteint ce degré particulier d'illégalité en droit international qui les dépouille de l'immunité souveraine. Pourquoi faudrait-il traiter plus à la légère le terrorisme?

Le texte que vous examinez aujourd'hui constituera à mes yeux un pas important pour faire rendre des comptes à ceux qui financent le terrorisme, y compris les États qui commanditent des actes terroristes. Il est d'autant plus louable qu'il reconnaît, comme il se doit, les droits légitimes des victimes du terrorisme à chercher à obtenir réparation, indemnisation et justice. Si vous adoptez cette loi, vous enrichirez considérablement l'arsenal de lutte contre le terrorisme international.

Le sénateur Andreychuk : Merci, maître Comras, d'être venu cet après-midi. Vous possédez une grande expérience et un profond savoir.

Vous avez fait partie du comité consultatif de l'ONU chargé de traquer Al-Qaïda. Je crois comprendre que le Conseil de sécurité de l'ONU a l'obligation de tenir une liste de surveillance de l'action terroriste.

Comment vous y êtes-vous associé et pourquoi a-t-on créé un comité spécial chargé d'Al-Qaïda?

Me Comras : Le Comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans a été créé en vertu de la résolution 1267, suivie de la Résolution 1390 qui, elle, a créé un groupe de suivi indépendant. Le groupe de suivi relevait du Comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans et transmettait directement au Conseil de sécurité de l'ONU ses constatations et recommandations concernant la manière dont les mesures prises en vertu des résolutions du Conseil de sécurité étaient mises en œuvre par les États.

Le groupe a existé du début 2002 au 24 janvier 2004 et c'est celui auquel j'ai siégé. Notre mandat est arrivé à échéance en janvier 2004 et c'est alors que le Comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans a assumé notre mission, épaulé d'une équipe de suivi chargée de le conseiller. La tâche de produire des rapports est passée du groupe de suivi, dont j'étais membre, au comité lui-même.

Le sénateur Andreychuk : Comment avez-vous travaillé avec le Conseil de sécurité de l'ONU dans son ensemble quand vous vous occupiez d'Al-Qaïda? La réaction internationale a créé une position et une attitude spéciale vis-à-vis d'Al-Qaïda et des autres groupes terroristes. Toutefois, pour la sécurité d'une personne, certains des autres sont tout aussi importants et tout aussi difficiles.

Quelle distinction faites-vous à l'ONU entre toutes les autres organisations terroristes et Al-Qaïda?

Me Comras : Je vais essayer d'expliquer cela. À l'origine, deux grandes résolutions du Conseil de sécurité ont traité du terrorisme. L'une portait spécifiquement sur Al-Qaïda. Un consensus international a jugé qu'Al-Qaïda et les talibans étaient des organisations terroristes et il a été décidé d'appliquer des mesures précises, y compris le gel de leurs avoirs, leur interdire l'accès à des ressources financières, les empêcher de voyager ou de traverser des frontières internationales et l'instauration d'un embargo sur les armes et les explosifs. Cela visait expressément Al-Qaïda et les talibans et, en vertu de la résolution, les personnes et entités qui leur sont associées. Elles devaient figurer sur la liste globale tenue par le comité sous l'égide du Conseil de sécurité.

La deuxième résolution est celle qui porte le no 1373, qui, d'une manière plus générale, déclare illégal le terrorisme. Il y est dit que les États doivent prendre des mesures contre toute personne ou entité mêlée à des actes terroristes ou qui fournit du soutien matériel au terrorisme et que tous les États doivent réprimer ces actes, geler les avoirs et prendre les mêmes mesures prévues par la Résolution 1267.

La distinction, c'est qu'il n'y a pas de liste regroupée; pas de cible précise. La résolution 1373 semble avoir échoué parce qu'elle ne définissait pas le mot « terrorisme ». Chaque pays était libre de décider qui était un terroriste et qui n'en était pas. Il ne pouvait pas y avoir de supervision. Si un pays ne considérait pas un groupe comme terroriste, pour quelque raison que ce soit, même s'il avait perpétré des actes terroristes, il n'y avait aucun moyen de l'obliger à rendre des comptes en vertu de la résolution 1373.

La résolution qui visait Al-Qaïda a servi de modèle de ce qui était attendu de tous les États en vertu de la résolution 1373. C'est ici que le bât blesse : l'omission par les États de s'acquitter des mêmes obligations en vertu de la résolution 1373 qui sont énumérées de façon détaillée dans la résolution 1267.

Le sénateur Andreychuk : Dois-je conclure que plus les définitions sont précises, plus il est facile de les traquer? Autrement dit, si nous avons une définition de « terrorisme » ou d'« acte terroriste » et une liste en bonne et due forme, nous aurons une meilleure capacité soit au pénal soit au civil, puisque le point déclencheur est l'identification de la cible?

Me Comras : L'identification est un facteur déterminant de l'application, mais nous ne pouvons pas aller trop loin en ce qui concerne l'interdiction elle-même.

Un problème que nous avons eu comme groupe de suivi avec la résolution — et nous avons fait des recommandations à ce propos —, c'est que l'objectif ne devait pas se limiter à appliquer ces normes à ceux qui figurent sur la liste. Le but devait être d'appliquer ces normes à ceux qui commettent des actes terroristes, qu'ils figurent ou non sur la liste. Cependant, inscrivons-les sur la liste pour faciliter l'application. Ne pensez pas avoir le champ libre parce que la personne n'est pas sur la liste et que vous pouvez donc le traiter comme un non-terroriste quand il a recours à des tactiques terroristes. Aux termes de la résolution 1373, lorsqu'il emploie des tactiques terroristes, il est un terroriste et il doit être considéré comme tel. C'est ce que nous, comme groupe de suivi, avons dit au Conseil de sécurité de l'ONU.

Le sénateur Andreychuk : Une partie de la difficulté dans le discours des relations internationales, c'est que quand vous pointez du doigt un gouvernement, ou même un groupe, qui finance un groupe terroriste connu et figurant sur la liste, on vous répond toujours qu'il ne le finance pas; il versait des fonds à des personnes innocentes aux fins du développement, de l'éducation, de l'aide humanitaire, ou pour régler une crise alimentaire.

Est-ce bien le genre de réponses que vous avez entendues?

Me Comras : Tout à fait. Donner des fonds à des fins sociales, éducatives, religieuses, humanitaires et culturelles a de tout temps servi de couverture au financement du terrorisme et c'est encore beaucoup le cas aujourd'hui.

La grande difficulté, c'est qu'il y a très peu de transparence, de surveillance et de responsabilité quand ces actions louables sont utilisées à tort pour financer le terrorisme.

Quand nous aurons créé un système transparent et responsable qui nous permet de savoir ce qui se passe, alors peut- être aurons-nous un système qui fonctionne. C'est pour cette raison qu'il est si important de pouvoir dire au bout du compte qu'ils ont abusé du système. Ils ont détourné de leur but les dons de charité. Ils trichent le donateur, celui qui pense faire le bien en faisant un don sans savoir que son argent tombera entre les mains de terroristes.

Permettre au donateur d'exiger des comptes de ces organisations est un pas dans la bonne direction. J'appuie vigoureusement l'idée de poursuites civiles parce que c'est une façon d'exiger des comptes de ceux qui abusent du système.

Le sénateur Milne : Le Canada et les États-Unis sont des partenaires et de bons amis dans de nombreux domaines, mais le Canada n'a pas la même tradition que vous en matière de poursuites civiles. Nous ne sommes pas aussi enclins que vous à intenter des poursuites, même si nous nous en rapprochons.

Le fait que les États-Unis peuvent poursuivre les États commanditaires de terrorisme vous a-t-il causé des difficultés dans vos relations avec d'autres pays et pensez-vous que ce serait le cas pour nous?

Me Comras : En un mot, non. Les relations étrangères comptent énormément de dimensions mais, au bout du compte, pour tous les cas qui me viennent à l'esprit, les poursuites au civil ont eu plus d'effets positifs que négatifs.

Par exemple, la poursuite contre la Libye et le dialogue qui s'en est suivi dans le règlement de l'affaire a constitué un facteur qui a permis, une fois que la Libye a accepté de régler l'affaire, d'améliorer les relations entre la Libye et les États-Unis.

Nos relations avec l'Iran sont acerbes avec ou sans procès. Je ne peux donc pas dire que notre poursuite contre l'Iran est venue compliquer des relations déjà très épineuses sur tant de fronts.

Nous avons tous conscience de la nature politique des liens entre les États-Unis et Cuba, ainsi que des relations et problèmes précis que nous avons avec la Corée du Nord. Je ne pense pas que les poursuites intentées à l'encontre de la Syrie aient eu l'impact positif de celles à l'encontre de la Libye.

Dans l'ensemble, la réponse est non, cela n'a pas constitué une entrave quelconque à nos liens avec les autres pays. Je pense que cela aide à clarifier les situations. Il y a toujours des poursuites à l'encontre de l'Arabie saoudite et il reste à déterminer si elle devrait bénéficier de l'immunité souveraine. C'est une question à laquelle les tribunaux s'efforcent de répondre en appel.

Ce sont des liens de longue date établis de tant de manières que ceci n'entrera pas en jeu. Et si c'est en fait un facteur supplémentaire, je crois que notre gouvernement l'apprécie presque, parce que les États-Unis ont pour politique exécutive administrative d'exercer autant de pression que possible sur les Saoudiens, afin de les amener à respecter leur engagement, à mettre en place un système qui fonctionne.

L'Arabie saoudite n'a pas de système qui fonctionne. Elle affirme avoir créé une unité du renseignement financier, mais la dotation n'a jamais eu lieu. Elle nous a répété à plusieurs reprises avoir pris diverses mesures dans la surveillance de l'Organisation internationale islamique de secours et de l'association affiliée, la Ligue islamique mondiale, mais elle ne les a jamais prises. L'Arabie saoudite a contribué à désigner divers individus, mais n'a jamais pris de mesures contre ces individus, qui restent libres de faire ce qu'ils souhaitent. Il est nécessaire d'exercer des pressions constantes, et c'est la politique du gouvernement.

Le sénateur Milne : Comment pouvez-vous faire cela, alors qu'elle vous fournit le pétrole dont vous avez besoin?

Me Comras : Il y a toute une gamme de facteurs qui entrent en jeu dans nos rapports. Les relations tissées dans l'économie mondiale d'aujourd'hui sont très larges. L'Arabie saoudite a des intérêts, tout comme nous. Elle ne veut pas voir l'économie mondiale s'écrouler, que nous intentions des poursuites ou pas. Elle ne veut pas voir l'Iran développer une arme nucléaire, que nous intentions des poursuites ou non. Intenter des poursuites est une façon de talonner l'Arabie saoudite sur des questions pour lesquelles il faut la tenir responsable.

Le sénateur Milne : Il y a déjà au Canada toute une série de lois existantes : la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, la Loi sur l'enregistrement des organismes de bienfaisance et le Code criminel, ainsi que des exigences contraignant les banques et d'autres organismes financiers à présenter des rapports à divers organismes canadiens, en conformité avec diverses exigences des Nations Unies touchant au terrorisme et au financement du terrorisme.

Pensez-vous que cela soit suffisant?

Me Comras : Hélas, je dirais que non. Le Canada et les États-Unis font figure de modèles parmi les pays ayant mis en place des mesures de réglementation larges et efficaces. Mais il y a souvent des lacunes dans notre capacité d'affecter les ressources nécessaires à l'observation, au suivi et à l'application de ces règlements. La capacité de suivre ces opérations financières complexes fait défaut dans nos deux pays, ce que les États-Unis reconnaissent. Il manque les deux facteurs à mon sens le plus important : la transparence et la reddition de comptes.

Nous avons toujours eu conscience du problème lié à la transparence. Le renseignement — délicat à son propre titre — semble être la seule façon de se faire une idée de la transparence, mais c'est loin de nous mettre dans la position souhaitée pour l'autre volet : la reddition de comptes.

Le sénateur Milne : C'est secret, c'est classifié.

Me Comras : Effectivement. Le Canada et les États-Unis ont tiré profit du système existant pour trouver des cellules terroristes. Nos résultats sont nettement plus probants quand il s'agit de trouver les cellules terroristes et de les empêcher d'agir que quand il s'agit de découvrir les entreprises qui les financent, d'intenter des poursuites à leur encontre ou de les amener à cesser de fonctionner. C'est dans ce domaine que nous sommes vraiment faibles.

Le sénateur Milne : Si un pays ne peut pas le faire, si un gouvernement ne peut pas le faire, comment pouvons-nous compter sur des individus pour le faire en vertu d'un projet de loi comme celui-ci?

Me Comras : Il y a deux facteurs qui entrent en jeu dans des procès en responsabilité civile. L'un est qu'il n'est pas nécessaire de prouver « hors de tout doute raisonnable », ce qui est souvent très difficile dans des poursuites pénales, comme de raison. Une fois les choses ramenées à la « prépondérance de la preuve », il s'établit essentiellement un duel entre les deux parties. D'un côté, les plaignants présentent leur preuve; puis vient la preuve de l'autre partie. Il faut établir les faits d'un bord et de l'autre.

C'est l'équilibre entre les deux qui devient le facteur décisif. Si votre preuve est plus convaincante que celle de l'adversaire, cela peut bien se traduire par une décision en votre faveur, si tous les autres éléments sont en place.

Les règles qui s'appliquent aux procès en responsabilité civile sont différentes — une différence particulièrement importante, à mon sens, quand on a affaire aux financiers du terrorisme. Quand on a affaire à ceux qui commettent des actes terroristes, l'équilibre est un peu différent, peut-être, et la capacité de poursuivre plus importante. Par contre, quand on a affaire aux personnes qui financent le terrorisme, un procès en responsabilité civile peut constituer la solution.

Pour ce qui est des ressources qu'on acquiert, l'expérience des États-Unis, où il y a eu beaucoup de poursuites à l'encontre de ceux qui financent le terrorisme, montre que, dans des affaires non frivoles, il y a participation de groupes engagés qui font appel à une très large gamme d'experts — plus large encore que celle dont peut disposer un gouvernement —, des groupes de réflexion, tant aux États-Unis qu'à l'étranger, aux institutions universitaires. Les experts que nous réunissons comptent parmi les meilleurs; d'ailleurs, certaines des réflexions les plus instructives que nous ayons sur le terrorisme, et notamment sur le financement du terrorisme, proviennent de mémoires ayant été déposés dans le cadre de ces affaires. Dans certains cas, ils sont époustouflants et contiennent des renseignements incroyables.

Permettez-moi de vous lire quelque chose. C'est une citation que j'ai incluse dans mon mémoire écrit, mais qui m'a vraiment captivé, parce qu'elle provient de Jeffrey Breinholt, chef du service spécialisé dans les affaires de terrorisme au département de la Justice des États-Unis. Je l'ai notée parce que je l'estimais importante. C'est une déclaration qu'il a faite pendant un bref congé où il ne travaillait pas pour le département. Nous siégions ensemble à un panel et voici ce qu'il a dit :

[...] pendant un certain temps, après les attentats du 11 septembre, j'ai sourcillé devant les efforts des plaignants américains pour intenter leurs propres poursuites à l'encontre de personnes sur lesquelles nous effectuions des enquêtes, parce que je croyais que cela entraverait nos propres poursuites et nos efforts pour faire appliquer la législation sur le soutien matériel... Je suis maintenant convaincu que j'avais tort. J'estime à présent que ces affaires reflètent le meilleur du droit américain et que nous devrions faire tout notre possible pour les encourager.

[...] quand ces avocats défendent les victimes d'atrocités, mettent en lumière des conclusions, des constatations qui font jurisprudence. N'oubliez pas que les juges américains doivent vérifier que les allégations sont corroborées par les faits, même si les intimés étrangers ne se présentent jamais, si bien qu'il y a toujours établissement et ébruitement des faits. Autrement dit, à l'heure où nous nous parlons, les États-Unis ont assumé, par le biais des avocats au civil, la responsabilité de l'établissement de plusieurs commissions de la vérité...

Je peux même envisager un mouvement de tenailles entre les poursuites pénales et civiles, où on se partagerait l'affaire et où on établirait un protocole pour communiquer des renseignements établis pour le gouvernement à des avocats au privé ayant fait la preuve d'une capacité spéciale. Ainsi, nous pourrions peut-être frapper de plein fouet des gens à l'étranger — avec des poursuites pénales et, que le procureur l'emporte ou non, des procès en responsabilité civile qui les acculeraient à la faillite, vu que la norme de preuve n'est pas aussi exigeante.

Ce sont les points qu'il a fait valoir, et je suis d'accord.

Les procès civils renforcent considérablement nos recours, et c'est pour cette raison que je suis ici et que j'appuie le projet de loi.

Le sénateur Di Nino : Maître Comras, je vous souhaite chaleureusement la bienvenue, mais je dois reconnaître que vous ne me mettez pas à l'aise au sujet de cette question. Vos observations dressaient généralement un portrait plutôt sombre. Cela dit, nous avons entrepris cette étude parce que, manifestement, nous sommes tout à fait d'accord avec l'objectif que, je suis certain, vous partagez avec nous dans le cadre de cette question.

Les Nations Unies jouent-elles un rôle, et travaillent-elles avec les individus et les organisations lors des procès civils, par opposition aux autres façons dont les États procèdent? S'agit-il de l'un des rôles des Nations Unies?

Me Comras : Le rôle des Nations Unies est vital. Elles doivent jouer un rôle dans plusieurs domaines précis. Premièrement, elles déterminent les obligations internationales uniformes. Elles donnent ces obligations à tous les pays. Il ne devrait y avoir aucune différence entre ce que fait un pays et ce que fait son voisin. Les terroristes sont des terroristes, et tous les pays doivent prendre des mesures précises contre le terrorisme, en vertu de la résolution adoptée par l'ONU.

Deuxièmement, l'ONU est bien placée pour aider les pays qui n'ont pas suffisamment de ressources pour créer les programmes nécessaires. Selon la résolution 1373, le rôle du groupe connu sous le nom de Direction du Comité contre le terrorisme (CTED) s'est élargi avec le temps.

Ce groupe est lié avec un objectif international du G8 appelé Groupe d'action contre le terrorisme, ou GACT, qui a adopté une stratégie visant à réaliser une étude de ce dont les pays ont réellement besoin pour améliorer leur système et utiliser les ressources pour combler ces lacunes. Il s'agissait, entre autres, de cerner les lacunes et de tenter de déterminer si elles provenaient du manque de ressources et de capacité, de la capacité technique ou d'un manque de volonté politique.

Les réponses à ces deux questions sont très différentes. L'ONU est très bien placée pour assurer le soutien technique et l'acheminer à ces pays.

L'aspect lié à la volonté politique est un peu plus compliqué, mais le comité de l'ONU et le G8 se sont engagés à y travailler, et nous devons tous nous y engager.

Le sénateur Di Nino : Je pense que vous avez répondu en partie à mes questions. Il semble bien que pour avoir une telle prépondérance, il faudra un bassin incroyablement grand de ressources. Les États-Unis ont probablement le meilleur exemple des procès civils dans ces domaines. D'où viennent les ressources nécessaires pour y arriver? Existe-t-il un autre organisme qui fournit des ressources aux pays et aux organisations qui souhaitent intenter des procès civils contre une organisation qui, selon eux, est impliquée dans des activités terroristes?

Me Comras : Depuis le 11 septembre, une nouvelle expertise s'est développée aux États-Unis et ailleurs — en Europe et à l'échelle internationale — et des gens se préoccupent de la question du terrorisme international et ont commencé à concentrer leurs efforts et leur réflexion dans ce domaine, pour une raison ou pour une autre. Je parle des groupes de réflexion, des établissements d'enseignement, des cabinets d'avocats, des particuliers et des chefs de gouvernement. Il s'agit d'une très grande collectivité.

Même dans le milieu américain du renseignement, on reconnaît l'appareil du renseignement et la réforme est commencée. Nous pouvons par la suite commencer à utiliser cette énorme base de ressources qui n'est pas classifiée, qui est ouverte et qui est, en grande partie, volontaire et universitaire.

Les fonds qui sont nécessaires pour appuyer nos efforts sont là. Dans certains de ces cas, les coûts des procès sont très élevés. Ironiquement, les fonds sont disponibles. C'est souvent grâce à des dons, souvent par le bais d'Internet. Les fonds sont fournis par des gens qui donnent de leur temps et de leurs efforts gratuitement. C'est aussi grâce à des spécialistes qui sont prêts à donner de leur temps, de leurs efforts et de leur recherche gratuitement à cette fin. Il s'agit d'un effort public, et c'est ce qui fait que c'est si spécial.

Le sénateur Di Nino : Je pense que je préférerais ne pas entreprendre de tels procès en espérant recevoir beaucoup de dons par Internet.

Me Comras : Vous en recevrez beaucoup si vous avez un dossier solide.

Le sénateur Di Nino : Vous avez peut-être raison; j'espère que c'est le cas.

Certains ont laissé entendre que l'existence même du projet de loi était attribuable à son caractère préventif. En avez-vous entendu parler; avez-vous des preuves ou des points de vue selon lesquels ce caractère préventif accomplit son objectif?

Me Comras : Selon mon expérience et les cas auxquels j'ai participé, j'ai constaté ce qui a été fait aux États-Unis pour obliger de nombreux organismes caritatifs à s'ouvrir volontairement et à agir de façon transparente afin de dire au Bureau du contrôle des avoirs étrangers du département du Trésor des États-Unis : « Nous sommes un bon groupe honnête, et nous voulons le démontrer. »

Cela a poussé un grand nombre d'organisations non gouvernementales américaines, surtout les organismes caritatifs islamiques, à démontrer qu'ils méritent un cachet spécial en démontrant leur transparence et leur volonté de se conformer à toutes les règles. Cela résulte de ce type de procès.

Le sénateur Di Nino : Vous avez mentionné les difficultés liées à la volonté politique. Existe-t-il une façon de régler ce problème? Les autres entités, qu'il s'agisse des Nations Unies ou d'autres, ont-elles des façons de procéder plus fructueuses?

Me Comras : Ayant moi-même été membre du groupe de surveillance initial, j'ai gardé en tête, même s'il s'agit d'un moyen extrême, la capacité de dénoncer ceux qui agissent de façon médiocre afin d'accroître la transparence et de la faire connaître au public et à la communauté internationale en général. Il s'agit d'une façon efficace d'accroître la volonté politique et d'assurer la reddition de comptes.

Personnellement, je considère que le Conseil de sécurité des Nations Unies a fait une grave erreur en mettant fin à notre mandat parce que nous étions en mesure de dénoncer, ce que l'ONU n'est pas à l'aise de faire. Nous avons été remplacés par un groupe qui ne le fait pas.

Engendrer la transparence internationale d'une part et favoriser la reddition de comptes d'autre part est la meilleure façon d'accroître la volonté politique.

Le sénateur Oliver : Nous sommes ici pour étudier le projet de loi S-225, du sénateur Tkachuk. Avez-vous lu le projet de loi? Si oui, j'aimerais savoir ce que vous pensez de sa viabilité. Peut-il fonctionner?

Me Comras : Oui, j'ai lu le projet de loi. J'ai travaillé avec des institutions canadiennes et je comprends assez bien le caractère complexe des lois et des institutions canadiennes, bien que je comprenne mieux le fonctionnement des lois et des institutions dans mon propre pays.

À mon avis, les éléments contenus dans le projet de loi sont d'une importance profonde afin de renforcer le rôle du Canada et sa capacité de combattre le soutien matériel et le financement du terrorisme.

Le sénateur Oliver : J'ai été stupéfait d'entendre en chiffres les échecs vécus aux États-Unis. Vous avez intenté 108 poursuites liées au soutien matériel, mais vous n'avez obtenu une déclaration de culpabilité de la part du jury que dans neuf dossiers.

Me Comras : Il y a eu 42 plaidoyers de culpabilité.

Le sénateur Oliver : Quarante-six affaires ont dû être abandonnées faute de preuves suffisantes. C'est assez surprenant. Ils devaient connaître la preuve dont ils disposaient. Ce type de procès comportait-il des lacunes que nous devrions connaître?

Me Comras : Oui et non. La décision des procureurs d'intenter des procès ne comporte pas de lacune.

Le sénateur Oliver : Ils auraient dû savoir dès le départ qu'une bonne partie de la preuve qu'ils souhaitaient présenter était classifiée et qu'ils ne pourraient pas l'obtenir; pourquoi, alors, aller de l'avant?

Me Comras : Ils pensaient qu'ils disposaient tout de même d'une preuve suffisante pour démontrer hors de tout doute raisonnable que ces gens avaient un motif et commis ces actes.

Bien entendu, nos adversaires avaient également à leur disposition de grands esprits juridiques. Tout ce qu'ils ont eu à faire, c'est de laisser planer un doute raisonnable. Les procureurs ont tenté d'avoir recours à des renseignements, mais ils n'ont pas pu le faire en raison de leur nature confidentielle, mais également parce que le ouï-dire n'est pas preuve.

De nombreuses conclusions peuvent être tirées, en particulier des affaires Al-Arian, Holy Land Foundation et Al- Haramain. De nombreuses leçons peuvent être apprises, et nous nous améliorerons.

Aux États-Unis, nous créerons bientôt de nouvelles unités qui utiliseront des renseignements pour créer des preuves qui pourront être utilisées pour combler cet écart. Nous avons besoin d'une meilleure collaboration entre les nouveaux documents qui viennent des groupes de réflexion et une plus grande synergie entre le civil et le criminel.

Du côté criminel, la route est parsemée d'embûches. C'est difficile pour nous, pour vous, pour les Européens et pour les Britanniques, mais il ne devrait pas s'agir d'une raison pour ne pas essayer.

Le sénateur Oliver : Dans le projet de loi du sénateur Tkachuk, on parle de « recours contre les auteurs d'actes terroristes et ceux qui les soutiennent ». Aujourd'hui, vous avez dit que vous aimeriez vous attaquer aux individus qui financent les actes terroristes grâce à des procès civils. Aux États-Unis, quelle est votre cause d'action civile contre ceux qui financent le terrorisme?

Me Comras : Il en existe plusieurs, mais la principale est la complicité. Ceux qui ont contribué financièrement à un acte terroriste se sont faits complices.

Le sénateur Oliver : Il s'agit de votre cause d'action civile?

Me Comras : Oui.

Le sénateur Oliver : Y en a-t-il d'autres?

Me Comras : Nous avons maintenant une loi qui facilitera les poursuites éventuelles, de tous les côtés. Nous avons une nouvelle loi qui pénalise...

Le sénateur Oliver : Je ne m'intéresse pas aux crimes; je m'intéresse aux procès civils.

Me Comras : Excusez-moi, j'ai du mal à vous suivre.

Le sénateur Oliver : Comme vous l'avez dit, dans les affaires criminelles, il faut établir une preuve « hors de tout doute raisonnable ». Dans une affaire civile, tout repose sur « la prépondérance de la preuve crédible ».

Me Comras : C'est exact.

Le sénateur Oliver : Aux États-Unis, quelle est la cause d'action pour intenter une poursuite civile non pas contre un auteur d'actes terroristes, mais plutôt contre quelqu'un qui en finance un?

Me Comras : Je comprends.

Pour ce qui est de la complicité, une loi précise criminalise le fait de financer les organisations désignées. Donner de l'argent à une organisation désignée est un crime et la Loi antiterroriste des États-Unis prévoit le fondement d'une poursuite civile et des dommages-intérêts triples contre ceux qui ont enfreint ce crime. Le fait que quelqu'un ait enfreint ce crime fournit une cause d'action en vertu de la loi contre ceux qui enfreignent ce crime et peut entraîner le versement de dommages-intérêts triples.

Le sénateur Oliver : Je ne sais pas ce que signifie « enfreindre un crime ». Ce que je comprends, ce sont les accusations.

Me Comras : Excusez-moi. Je parle de ceux qui sont reconnus coupables.

Le sénateur Oliver : Il faut donc une déclaration de culpabilité avant de pouvoir intenter un procès civil?

Me Comras : Non; lorsque quelqu'un est reconnu coupable, cela l'empêche de se défendre. Si on allègue que la personne a enfreint la loi, on a un procès civil. Si on peut démontrer que la personne a été reconnue coupable de cet acte, elle n'a aucune défense.

La présidente : Puis-je poser une question supplémentaire?

La personne qui intente la poursuite doit-elle avoir subi un préjudice?

Me Comras : Oui.

La présidente : Merci.

Me Comras : C'est un peu comme une action en responsabilité délictuelle. Il faut démontrer qu'il y a eu préjudice. Comme c'était le cas dans l'affaire Boim, le plaignant doit démontrer que le défendeur a fait partie d'un groupe terroriste, qu'il savait ce qu'il faisait et qu'il partageait certains objectifs du groupe terroriste et que, par conséquent, le plaignant a subi des préjudices ou des dommages. Ainsi, oui, tous ces facteurs doivent être présents.

Le sénateur Oliver : L'application de la loi m'intéresse au plus haut point. Imaginons qu'un individu est reconnu coupable de complicité aux États-Unis. Imaginons maintenant que cet individu doive payer un million de dollars en dommages-intérêts, et que cet individu se trouve au Moyen-Orient. Comment ce jugement peut-il être appliqué et comment parvenir à obtenir le million de dollars aux États-Unis?

Me Comras : Il existe de nombreuses façons, notamment l'aide juridique mutuelle et la courtoisie internationale. S'il n'existe pas d'éléments d'actifs aux États-Unis, le recouvrement des dommages-intérêts risque d'être difficile dans un premier temps. Cela étant, si les poursuites se justifiaient par la capacité de recouvrer des dommages-intérêts ou pas, il y aurait alors beaucoup moins de procès aux États-Unis. En effet, il y a bien des dommages-intérêts qui sont accordés mais qui ne sont pas recouvrés, bien que le potentiel existe. Même un jugement potentiel peut avoir un effet dissuasif. Parfois, cela permet d'établir les faits, ce qui est tout aussi important. La réparation qu'on accorde à la victime n'est pas simplement sous forme de dommages-intérêts, puisque l'on reconnaît légalement qu'on lui avait causé un tort et que vous, en tant qu'instance judiciaire, avez trouvé qu'un préjudice avait été causé à la victime et que celle-ci mérite des dommages-intérêts. Le recouvrement est une question importante, mais distincte, à mon avis.

Le sénateur Tkachuk : Dans le projet de loi S-225, nous ne limitons pas le nombre d'États susceptibles d'être poursuivis en justice, alors qu'aux États-Unis, il existe une liste. En effet, le département d'État américain produit une liste d'États pouvant faire l'objet d'une poursuite dont l'Iran à la tête. Je pense que sur cette liste figurent cinq États actuellement, mais je ne suis pas sûr du nombre exact.

D'aucuns ont proposé que le projet de loi soit amendé par adjonction d'une liste, ce que je rejette catégoriquement. J'aimerais connaître votre point de vue là-dessus. Je voudrais qu'on en discute ici, autour de la table, si possible.

Me Comras : Je me trompe peut-être, mais je crois que notre décision était une erreur. C'était en quelque sorte une façon de tâter le terrain en matière d'immunité souveraine. Nous avons probablement été les premiers à aller aussi loin que nous l'avons fait en la matière. Nous avons donc tâté le terrain pour voir ce qui se produirait. Nous avons donc dit que nous allions limiter le nombre aux États désignés officiellement comme États commanditaires du terrorisme par le département d'État américain.

Avec quoi nous sommes-nous retrouvés? Initialement, six pays : l'Iran, l'Irak, le Soudan, la Syrie, la Corée du Nord et Cuba. C'était une prise de position politique d'abord et avant tout.

Il est ensuite devenu extrêmement difficile pour l'administration de songer à ajouter d'autres pays. Cela ne signifiait pas pour autant que les autres pays pouvaient s'en tirer impunément et jouir d'une protection. C'est tout simplement que nous étions trop prudents au départ. Nous avons tâté le terrain, et nous avons instauré un système qui déplaisait à tous, y compris au pouvoir exécutif. Pour bien des raisons, nous préférerions éviter ce type de poursuite civile. L'objection n'est pas à l'égard de la poursuite civile. Je pense que le gouvernement américain n'a pas d'objection à ce que l'Arabie saoudite fasse l'objet d'une poursuite. En revanche, la difficulté consiste pour lui à choisir un camp ou l'autre. Aussi préfère-t-il s'en remettre à la magistrature. S'il fallait tout refaire, je suis persuadé que nous nous passerions de cette liste.

La liste nous a coincés. De la même manière, elle a coincé notre système juridique et nos tribunaux, et on en est conscient.

C'est pourquoi, aujourd'hui, la Cour d'appel du septième circuit est saisie d'un appel intéressant. Elle étudie l'affaire impliquant l'Arabie saoudite dans une poursuite en relations avec les attentats du 11 septembre pour déterminer si ce pays devrait tomber sous le coup de l'exemption relative à l'immunité souveraine, puisque le pays collabore avec des organismes caritatifs, des ONG, des entreprises commerciales, des banques ainsi que d'autres parties prenantes de façon étroite. Cela fait partie de l'exception de type commercial. Il se pourrait que la Cour d'appel du septième circuit élargisse la catégorie suffisamment pour nous sortir de ce carcan, lequel nous limite à cinq pays. C'est un arrangement tout à fait inadéquat et insatisfaisant pour les États-Unis.

Le sénateur Tkachuk : Si j'ai bien compris, à cause de la liste, il y a une affaire en instance qui milite en faveur de l'augmentation du nombre d'États, notamment en y incluant l'Arabie saoudite.

Me Comras : Il s'agit de trouver un moyen de contourner la chose.

Le sénateur Tkachuk : Pour contourner la chose, il faudrait que le principe juridique d'immunité souveraine soit mis de côté pour qu'on puisse intenter une poursuite.

Cette restriction est un problème qui touche le projet de loi lui-même, n'est-ce pas?

Me Comras : En un sens, oui. Cinq pays ont été inscrits sur la liste. Cela ne signifie pas pour autant qu'on pensait que 168 autres pays devaient en être exclus. Cela étant, le tribunal a dit que si un pays ne fait pas partie des cinq figurant sur la liste au niveau de la cour de district, cela peut alors signifier qu'on ne peut pas le poursuivre et qu'il jouit toujours de l'immunité absolue. Les pays cherchent maintenant une façon de persuader les tribunaux qu'ils ne font pas partie des cinq pays sur la liste, et l'immunité absolue milite donc en leur faveur. Quoi qu'il en soit, ces pays ne jouissent peut-être plus de l'immunité absolue maintenant, parce que nous devons trouver une autre excuse. Nous ne sommes pas tenus de donner à tous les pays une excuse pour appuyer le terrorisme. Ce n'était pas notre intention.

En revanche, c'est le résultat. Je vous invite à tirer une leçon de notre expérience. Nous avons commencé par tâter le terrain, ne faites donc pas la même erreur.

Le sénateur Campbell : J'appuie le projet de loi. Je veux maintenant revenir au sujet des poursuites civiles. Il fut un temps où j'avais beaucoup d'expérience des complots. Je me demande si ce n'est pas l'approche à suivre.

Je partage l'avis du sénateur Tkachuk. Je n'aime pas l'idée de nommer un pays avant qu'on ait pu monter effectivement un dossier contre lui. J'aimerais votre avis là-dessus. Il me semble qu'il y a eu une progression logique : premièrement, on doit déterminer s'il y a terrorisme ou des terroristes; deuxièmement, on doit déterminer s'il existe un appui pour cette entité; troisièmement, on doit en déterminer, le cas échéant, le niveau. Ai-je raison?

Me Comras : Vous avez raison. Encore une fois, ce que j'aime du projet de loi, c'est que vous n'impliquez pas le gouvernement, qui est une instance politique, dans l'affaire, laissant aux parties le soin de le prouver durant le procès. À mon sens, c'est une méthode plus saine, puisqu'elle ne politise pas le procès. C'est là que nous nous heurtons au problème de la volonté politique. Votre démarche met à l'épreuve la volonté politique et met les pays dans une situation telle que différents enjeux entrent en ligne de compte, enjeux qui sont externes à la décision que vous venez d'évoquer.

Le sénateur Campbell : Une fois l'étau resserré, il est pratiquement impossible de s'en sortir.

Me Comras : C'est ce que je crois.

Le sénateur Campbell : Je m'interroge sur la capacité d'un citoyen canadien à chercher des dommages intérêts contre un pouvoir étranger pour un acte terroriste qui a eu lieu à l'étranger. Deux des témoins qui comparaîtront ici aujourd'hui sont citoyens canadiens ayant souffert de préjudices, le premier est de New York et le deuxième, de Jérusalem.

Me Comras : Le droit international a évolué considérablement au cours des derniers siècles. L'idée de la compétence découlant du fait qu'un de ces ressortissants a subi un préjudice à l'étranger est un principe communément admis en droit international. En effet, si un citoyen canadien ou américain subit un préjudice à l'étranger, le Canada, comme les États-Unis, a compétence dans cette affaire.

Le problème réside dans l'idée de l'immunité, c'est-à-dire que si cela ne s'applique pas aux acteurs non étatiques, devrait-il alors en être différemment des acteurs étatiques? C'est le problème de l'immunité absolue, qui a également évolué. Selon le point de vue traditionnel, la réponse est un non catégorique. Par contre, la vision moderne veut que si un État est impliqué dans la torture ou dans certaines autres activités, celui-ci se prive alors de l'immunité absolue, ce qui est normal.

Nous sommes aujourd'hui tous conscients de la nécessité d'avoir un forum pour la justice. Faute de forum pour la justice, nous devons en créer un. Pour ce faire, notre point de départ doit être l'État lui-même. Si un État cause un préjudice à un individu, cet État devrait alors fournir un forum pour déterminer si l'individu en question peut obtenir réparation. Si l'État ne le fait pas, il devrait alors accepter l'arbitrage. Ces éléments figurent déjà dans le projet de loi. C'est seulement dans les cas où il n'y a pas d'autres façons de le faire qu'il faut suivre cette approche. C'est ainsi qu'on devrait procéder.

La présidente : Vous nous avez fourni des statistiques intéressantes, quoique dégrisantes, sur le résultat des poursuites pénales aux États-Unis. Dans votre mémoire écrit, vous avez recensé 200 poursuites civiles. Avez-vous une idée des proportions des résultats?

Me Comras : Une des complications liées aux affaires civiles est que bon nombre de celles-ci, pour une raison ou une autre, se poursuivent sous forme d'appel, et dans certains cas, la même affaire chemine en boucle plus d'une fois.

Avec votre permission, je vous fournirai ces statistiques par écrit. J'en ai peut-être quelques-unes chez moi qui pourraient être utiles. Je m'excuse de ne pas les avoir incluses ou apportées avec moi.

La présidente : Toute information pourrait nous être utile. Il n'est pas nécessaire que les informations soient définitives dans chacun des cas.

Il y a un élément du projet de loi que je ne cesse de ressasser dans ma tête. Si le projet de loi est adopté, pour que les gens puissent y recourir, ils devront s'attaquer à quelqu'un qui a commandité une entité figurant sur la liste. C'est ce que nous appelons « personnes ou groupes désignés ». Je comprends que c'est par souci de clarté, c'est-à-dire pour lever tout motif possible de contestation ou confusion. Évidemment, cela simplifierait la tâche de monter un dossier si le gouvernement canadien a déjà établi de façon formelle qu'il s'agit d'une personne ou d'une entité terroriste.

Je m'inquiète, et vous l'avez confirmé par vos propos aujourd'hui, du fait qu'il y ait de nombreux individus et groupes qui ne sont pas inscrits sur la liste ou qui ne sont pas désignés mais qui sont néanmoins impliqués dans le financement ou la perpétration d'actes terroristes. Je me demande si, en limitant le projet de loi aux entités inscrites sur la liste, nous ne sommes pas en train de limiter notre champ d'action de la même façon que les États-Unis l'ont fait avec leur liste de pays.

Pouvez-vous éclairer notre lanterne?

Me Comras : Je dois vous dire en toute honnêteté que je ne sais pas comment un individu est désigné au Canada.

La présidente : Ce n'est pas facile, je puis vous l'assurer. Cela dit, la liste n'est pas très longue.

Me Comras : Aux États-Unis, il y a bien des façons d'être désigné et bien des désignations différentes.

Les Nations Unies ont instauré une liste commune qui est liée exclusivement à Al-Qaïda et aux talibans. C'est une liste minimale que tous les pays sont tenus de respecter.

Aux États-Unis, la désignation est assez rapide, pourvu qu'il y ait des motifs, une cause raisonnable. Le secrétaire au Trésor peut le faire en invoquant une loi et le secrétaire d'État peut le faire en en invoquant une autre. Ce n'est pas un acte hautement politique ou politisé, surtout quand il s'agit d'une entité ou d'un individu plutôt que d'un État.

Je ne sais pas quelle est la démarche au Canada, mais j'ose espérer que si un groupe est impliqué dans un acte terroriste, il sera désigné comme entité terroriste. C'est le but même de la désignation : c'est-à-dire être en mesure de dire : « Vous avez commis un acte terroriste, vous êtes donc un terroriste. » L'État doit avoir un moyen de dire, comme c'est le cas aux États-Unis, « C'est une organisation terroriste. C'est un terroriste, c'est-à-dire un ressortissant étranger désigné agissant au nom et pour le compte d'un terroriste. » L'État doit être en mesure d'inscrire ces individus sur une liste, de publier leur nom et de mettre la population en garde contre eux.

C'est la démarche aux États-Unis. Un groupe impliqué dans le terrorisme devrait être désigné. Cela dit, c'est différent de la désignation instaurée par les Nations Unies. Cette désignation tombe sous le coup d'un ensemble spécial de circonstances et d'une résolution spéciale.

La présidente : Vous les appelez « entités inscrites », et c'est une liste établie en vertu de la loi.

Sénateur Tkachuk, vous avez les chiffres.

Le sénateur Tkachuk : La liste canadienne renferme 40 noms.

La présidente : Elle ne renferme que 40 groupes ou individus, et il se peut qu'il y en ait 41 maintenant. Nous venons tout juste d'ajouter les Tigres tamouls après des années de pression de la police et des forces de sécurité. En effet, les forces de l'ordre ont dit aux comités sénatoriaux pendant des années que des Tigres tamouls devraient être inscrits sur la liste, et on vient tout juste de le faire. Cela vous donne peut-être une idée de la difficulté qu'on éprouve à inscrire des groupes sur la liste. Ce n'est pas quelque chose que le gouvernement canadien fait rapidement, qu'importe la raison, et c'est pourquoi je me demande si le projet de loi s'appliquera aux individus auxquels il est censé s'appliquer ou si les individus figurant sur la liste ne risquent pas d'ouvrir une filiale quelque part, commettre des actes terroristes, puis s'évader.

Me Comras : Nous avons le principe « pour le compte et au nom de », qui signifie que ceux qui agissent pour le compte et au nom d'une personne désignée deviennent ipso facto une personne désignée.

La présidente : Vous devez par contre prouver qu'elle agit pour le compte et au nom d'une personne désignée.

Nous voulons vous remercier infiniment d'être venu ici aujourd'hui. Votre témoignage a été extrêmement éclairant. Nous vous souhaitons de rentrer sauf chez vous.

Me Comras : Merci beaucoup.

La présidente : Nous avons le privilège d'accueillir, à titre personnel, Maureen Basniki, Sherri Wise et, pour l'association des familles des victimes du vol 182 d'Air India, Bal Gupta.

Sherri Wise, à titre personnel : Bonjour, mesdames et messieurs les sénateurs. Merci de me donner l'occasion de vous raconter mon histoire et d'étudier le projet de loi S-225, auquel j'adhère sans réserve.

J'habite à Vancouver avec mon mari, Guy, et notre fille d'un an, Eden. Je commence ma déclaration en invoquant ma famille non seulement pour situer, dans un contexte personnel, mon témoignage, mais aussi pour vous montrer à quel point cette merveilleuse famille qui est la mienne a risqué ne jamais exister.

Je suis survivante d'un triple attentat suicide survenu le 4 septembre 1997 à Jérusalem. En comparaissant ici aujourd'hui devant votre comité, je ne peux m'empêcher de penser à tous les autres qui m'entouraient et qui ont péri ce jour-là ainsi qu'aux familles qu'ils auraient pu fonder, s'ils avaient eu la chance de survivre. Je suis ici pour raconter mon histoire mais aussi la leur.

En cet été de 1997, je me réjouissais d'aller en Israël pour la première fois. J'y allais pour être dentiste bénévole, c'est- à-dire pour offrir des soins dentaires gratuitement aux enfants démunis, arabes et juifs. Le dernier jour de mon bénévolat à la clinique dentaire, j'ai décidé de prendre mon déjeuner sur la terrasse d'un café de la rue Ben Yeuda. Ben Yeuda est une rue piétonne au centre-ville de Jérusalem qui grouille toujours de centaines de personnes, jeunes et moins jeunes, des locaux et des touristes.

Je prenais plaisir à déjeuner avec mes amis, et je me rappelle que je m'étais fait la réflexion que c'était une journée magnifique. Je frissonnais de plaisir à l'idée de commencer la partie vacances de mon voyage. J'ai pensé à la merveilleuse expérience que je vivais et je ne pouvais pas être plus heureuse. Alors que je prenais mon déjeuner, j'ai aperçu un étrange homme grand, habillé en femme et portant deux très gros sacs. Cela m'a paru un peu étrange, mais je ne m'y suis pas arrêtée et j'ai continué à discuter avec mes amis. J'étais loin de me douter que cet individu était sur le point de déclencher la première de trois explosions distinctes.

L'auteur de cet attentat suicide avait attaché à son corps des bombes chargées de clous et s'est fait exploser à quelques pas d'où j'étais assise. Au début, je n'ai pas compris ce qui venait de se produire. Tout semblait se dérouler au ralenti. Le souffle de la première explosion m'avait fait tomber de ma chaise. J'étais assise sur ma chaise, et tout d'un coup, j'étais par terre ensevelie sous un amas de corps. J'ai vu des gens hurler, mais je ne pouvais rien entendre. Les explosions étaient tellement fortes que j'ai perdu temporairement toute mon ouïe. En regardant par-dessus mon épaule, j'ai vu un deuxième terroriste faire détonner la bombe attachée à son corps, et je l'ai vu exploser. Bien des gens ont été tués et démembrés, et je me rappelle que le pied arraché du terroriste m'a frappée à la tête.

Mon premier instinct ce jour-là était ma survie, et je me suis dit sans cesse que je ne voulais pas mourir et que j'allais tout faire pour rester consciente. Je me suis alors aperçue que j'avais, dans tout ce chaos, perdu mon sac, où se trouvait mon passeport. J'ai commencé à paniquer parce que je ne voulais pas que quelqu'un trouve mon sac et pense que j'étais morte. Si je devais mourir, je voulais que les gens puissent m'identifier.

Après avoir fouillé à travers des cadavres, des membres et des débris, j'ai réussi à trouver mon sac. Je l'ai empoigné et j'ai attendu que l'aide arrive. Dans la rue ensanglantée, c'était le chaos total, certains hurlaient, les sirènes retentissaient, d'autres se lamentaient, et les corps démembrés étaient éparpillés partout. Plus de 20 personnes ont péri ce jour-là et 196 ont été blessées, dont moi. J'ai souffert de brûlures au deuxième et au troisième degrés sur 40 p. 100 de mon corps, et j'ai perdu tous mes cheveux. Plus de 100 clous ont criblé mes bras et mes jambes et un piquet m'est entré dans le pied, de même que j'ai presque perdu l'ouïe de l'oreille droite. Je suis restée à l'hôpital en Israël pendant deux semaines, puis j'ai été transférée au Canada, chez mes parents, où je suis restée pendant près de cinq mois. J'ai eu besoin de plus de six mois de soins médicaux continus avant de retourner à Vancouver et d'y reprendre ma vie seule.

Après mon retour à Vancouver, j'ai réussi à reprendre ma vie et à retourner au travail. Le temps a guéri certaines de mes blessures physiques, mais il y a des choses, essentiellement intangibles, que les terroristes m'ont volées et que je ne pourrai plus jamais récupérer. Je ne suis plus la même personne que j'étais ce jour-là. À ce jour, je continue à souffrir atrocement du sentiment de culpabilité pour avoir survécu et, sous une forme ou une autre, du trouble de stress post- traumatique. À ce jour, j'éprouve encore de nombreuses peurs associées aux bruits forts, aux foules et aux feux d'artifice, qui me rappellent de fortes explosions.

Cependant, je ne suis pas venu ici aujourd'hui simplement pour vous raconter les événements tragiques que j'ai vécus et auxquels j'ai survécu. Je crois plutôt que mon expérience sera importante pour vos délibérations parce que c'est aussi, en quelque sorte, l'expérience de centaines d'autres familles canadiennes qui ont perdu certains de leurs êtres chers par suite d'actes terroristes, et ce pourrait aussi être l'expérience de bien d'autres Canadiens qui pourraient être victimes d'actes terroristes.

L'adoption et l'entrée en vigueur du projet de loi S-225 entravera les efforts de ceux qui financent, facilitent et soutiennent des actes terroristes comme celui auquel j'ai survécu. Du fait qu'il expose les personnes qui soutiennent des actes terroristes a des recours civils et qu'il les tient responsables de ces actes, le projet de loi à l'étude non seulement contribuera à protéger nos enfants pour empêcher qu'ils deviennent victimes d'actes terroristes, mais dissuadera aussi ceux qui soutiennent les actes terroristes de transformer les enfants de leur communauté en des auteurs d'actes terroristes.

J'espère que mon récit vous aura aidés à comprendre l'importance du projet de loi. Honorables sénateurs et madame la présidente, je vous supplie de faire en sorte que le projet de loi S-225 devienne loi.

Bal Gupta, Air India 182 Victims Families Association : Madame la présidente, honorables sénateurs, je suis le président de l'association des familles des victimes du vol 182 d'Air India et je suis aussi une de ces victimes.

Je ne prends pas la parole ici en tant que juriste ou expert en renseignement ou en terrorisme, mais bien en tant que victime d'un acte terroriste, tout comme les 330 autres familles qui ont été victimes de ce même acte terroriste.

Merci beaucoup de me donner l'occasion de témoigner. L'association des familles des victimes du vol 182 d'Air India, qui s'exprime au nom des victimes les plus directement touchées par l'attentat à la bombe contre le vol 182 d'Air India le 23 juin 1985, appuie fermement le projet de loi S-225.

Ce projet de loi prive de leur immunité les États qui soutiennent des entités terroristes et offrent un recours civil aux victimes qui ont subi des pertes ou des dommages liés à des actes terroristes perpétrés le 1er janvier 1985 ou subséquemment.

La tragédie d'Air India était le résultat d'un complot terroriste planifié et commis en sol canadien, acte terroriste qui a, à lui seul, tué 329 personnes. La plupart des victimes étaient des Canadiens provenant de toutes les provinces — Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Québec, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta et Colombie-Britannique — sauf l'Île-du-Prince-Édouard. Les victimes provenaient de presque toutes les confessions religieuses, de la religion bouddhiste, de la religion hindoue et de toutes les religions chrétiennes.

Quatre-vingt-six victimes étaient des enfants qui allaient passer les vacances avec leurs grands-parents; 29 familles, mari, femme et tous leurs enfants, ont été décimées; et 32 personnes se sont retrouvées seules, ayant perdu leur conjoint ou conjointe et tous leurs enfants. Deux enfants, âgés d'environ dix ans, ont été faits orphelins par cette tragédie.

Il s'agit de l'attentat terroriste le plus grave jamais planifié et commis contre des Canadiens au Canada, et cet attentat continuera de causer des souffrances et des douleurs incommensurables à des milliers d'amis et de membres des familles des victimes pendant nombre de décennies. Dans l'explosion du vol d'Air India, j'ai perdu mon épouse, Ramwati Gupta, avec qui j'étais marié depuis plus de 20 ans. En un éclair, en ce moment tragique, je me suis retrouvé seul avec mes deux garçons de 12 et de 18 ans. Encore aujourd'hui, notre famille a du mal à se réjouir dans les moments les plus heureux de la vie, comme lorsque j'ai obtenu une bourse de recherche ou que j'ai été élu membre de l'Institute of Electronics and Electrical Engineers, ou lorsque mon fils s'est vu décerner par le sous-ministre de la Justice le prix du service humanitaire pour son travail auprès des moins nantis, ou encore lorsque mon fils aîné qui, jusque-là, ne récoltait que des C et des D, est arrivé troisième dans son école. Il venait tout juste de terminer sa 13e année. Nous avons du mal à nous réjouir même dans les moments les plus heureux de la vie à cause de la douleur et de la tristesse qui imprègnent toutes ces occasions, mais nous ne sommes pas seuls.

En ce même jour du 23 juin 1985, un acte terroriste connexe était également commis contre un vol des lignes aériennes Canadien Pacifique et une bombe explosait, tuant deux bagagistes à l'aéroport de Narita, au Japon. Cette bombe provenait également du Canada. Dans les années qui ont suivi, deux importants témoins potentiels ont été tués; ces personnes devaient être des témoins oculaires clé au procès qui devait avoir lieu sur le vol d'Air India : M. Tara Singh Hayer, en Colombie-Britannique, et M. Tarsem Purewal, au Royaume-Uni.

Comme nous le savons tous, les services de renseignement n'ont pas pu empêcher l'attentat à la bombe contre le vol d'Air India. Il a fallu plus de 15 ans avant qu'un procès au criminel ne s'ouvre au Canada, procès à l'issue duquel aucun des coupables n'a été condamné et puni. Les présumés auteurs de l'attentat, ceux qui étaient à l'origine de ce complot, sont toujours en liberté au Canada.

Pendant longtemps, l'attentat à la bombe contre le vol d'Air India, l'acte terroriste le plus grave jamais survenu au Canada, n'a pas été reconnu comme une tragédie canadienne. La Loi antiterroriste a été adoptée, et certaines organisations terroristes — la présidente a dit qu'il y en avait une quarantaine — ont été bannies seulement après les attentats du 11 septembre aux États-Unis. Elles ont été bannies en 2003, soit 18 ans après l'attentat contre le vol d'Air India qui a été perpétré au Canada.

En tant que familles des victimes de l'attentat à la bombe contre le vol d'Air India, nous avons souffert et nous continuons de souffrir d'une tristesse et d'une douleur incommensurables. Nous voulons éviter que d'autres Canadiens connaissent cette douleur et cette tristesse à l'avenir. Les victimes du vol d'Air India étaient pour la plupart des Canadiens originaires des Indes orientales, mais le prochain attentat terroriste, Dieu nous en préserve, pourrait toucher n'importe qui. Le terrorisme n'exerce aucune discrimination : il frappe, peu importe la couleur, les croyances, le sexe ou l'âge des victimes.

De nos jours, le terrorisme constitue un phénomène international et, dans la plupart des cas, les organisations terroristes peuvent avoir et ont effectivement des cellules un peu partout dans le monde. Parmi les exemples les mieux connus, citons l'attentat à la bombe dans un train en Espagne, l'attentat à la bombe à Bali, en Indonésie, l'attentat à la bombe dans les transports en commun au Royaume-Uni le 7 juillet 2005, l'attentat à la bombe dans une école en Russie en 2004, les explosions à Delhi en 2005, l'attentat en Jordanie en 2005 et beaucoup d'autres. Un grand nombre de procès importants impliquant de présumés terroristes se déroulent actuellement dans des tribunaux du monde entier, mais le système de justice pénale, et le lourd fardeau de la preuve à établir, connaît des limites quand vient le temps de rendre justice dans les cas de terrorisme.

Il ne fait aucun doute que les services de renseignement, les organismes menant des enquêtes criminelles et le système de justice pénale doivent continuer à jouer leurs rôles respectifs, qui sont cruciaux, mais le gouvernement canadien doit prendre toutes les mesures possibles pour décourager le terrorisme, et le fait de pouvoir intenter des poursuites civiles vient combler une grande lacune de nos lois. De plus, il est important que le projet de loi S-225 porte sur les poursuites civiles contre ceux qui financent les actes terroristes parce que cela entre dans le mandat de la Commission d'enquête sur l'écrasement de l'avion d'Air India, à savoir établir si le droit canadien actuel permet de restreindre adéquatement le financement d'activités terroristes. À notre avis, les outils dont le Canada dispose actuellement ne sont pas efficaces pour empêcher la circulation des fonds dont les organisations terroristes ont tant besoin.

Nous croyons que l'adoption du projet de loi S-225 offrira des moyens nouveaux et indispensables de mettre fin au financement des activités terroristes grâce à la possibilité de recourir à des poursuites civiles qui priveront ceux qui commettent des actes terroristes ou qui les soutiennent de leurs fonds et de leur anonymat.

Il est essentiel que les dispositions du projet de loi S-225 puissent s'appliquer aux actes terroristes commis le 1er janvier 1985 ou subséquemment. Tout d'abord, cela permettra aux victimes du vol d'Air India d'intenter des recours contre ceux qui ont soutenu cet acte terroriste. De plus, en choisissant 1985 comme année de départ, ce projet de loi reconnaîtra moralement que l'attentat à la bombe contre le vol d'Air India était une tragédie canadienne, l'acte terroriste le plus grave et le plus haineux jamais survenu au Canada. Cela enverra un message clair à ceux qui seraient tentés de commettre de tels actes, car ils sauront désormais que les victimes ne seront pas impuissantes. De plus, cela dira clairement que le terrorisme n'est pas acceptable au Canada et que le Canada est prêt à prendre toutes les mesures nécessaires pour contrer le terrorisme.

Et surtout, grâce à ce projet de loi, les victimes d'actes terroristes au Canada pourront non seulement obtenir justice pour elles-mêmes, mais aussi faire leur part pour protéger les autres Canadiens.

Maureen Basnicki, à titre personnel : Il est difficile de prendre la parole après ces témoignages. J'ai les émotions à fleur de peau. La plupart d'entre vous savent ce qui s'est passé le 11 septembre. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais je vais récapituler. Mon mari, Ken, se trouvait au 106e étage de la Tour Nord du World Trade Centre le matin du 11 septembre 2001.

J'ai vu la tour et ma vie, telle que je l'avais connue jusque-là, s'effondrer ce jour-là alors que je regardais la télévision dans ma chambre d'hôtel à Mayence, en Allemagne. J'étais là en attente de mon prochain vol en tant qu'agente de bord d'Air Canada. Mon mari était au nombre des 24 Canadiens qui ont péri ce jour-là.

Dans la plupart de mes témoignages devant des comités parlementaires et devant la Commission d'enquête sur l'écrasement de l'avion d'Air India, j'ai pris la parole en mon nom et au nom des autres victimes sur des questions liées à l'antiterrorisme et aux droits des victimes d'actes terroristes.

Aujourd'hui, je prends la parole non seulement au nom des personnes qui ont déjà été victimes d'actes terroristes, mais au nom des Canadiens qui ne l'ont pas encore été. Je suis là pour vous parler du droit fondamental de tout Canadien, voire de tout être humain, de ne pas être victime d'un acte terroriste.

Je suis entièrement d'accord avec le ministre d'État britannique Ian Pearson qui, dans la foulée des attentats à la bombe à Londres en 2005, a dit : « Il n'y a pas de droit humain plus sacré que le droit d'être en vie. Sans ce droit humain, tous les autres sont impossibles. »

À mon avis, le projet de loi S-225 porte précisément sur ce droit-là, et j'estime, s'il permettait effectivement, même rien qu'une fois, de dissuader un attentat terroriste, les milliers d'heures d'efforts que les victimes canadiennes d'actes terroristes et la Canadian Coalition Against Terror y ont consacrées au cours des quatre dernières années en auront valu la peine.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-225 mérite votre appui, non seulement parce qu'il aurait un effet dissuasif, mais aussi parce que son effet dissuasif passe par les victimes elles-mêmes, du fait qu'elles pourraient intenter des poursuites contre les auteurs d'actes terroristes.

Le projet de loi fait en sorte que chaque victime d'un acte terroriste représente un risque pour ceux qui soutiendraient des actes terroristes et, ce faisant, le projet de loi s'attaque au cœur même du but recherché par les terroristes et des moyens qu'ils utilisent, car il cherche à créer le plus grand nombre possible de victimes impuissantes pour attaquer la société dans son ensemble. En transformant ces victimes d'actes terroristes en victimes pour lutter contre le terrorisme, le projet de loi S-225 retire cette arme aux terroristes et la retourne en fait contre eux.

En conclusion, honorables sénateurs, j'estime que, en tant que société, nous avons eu du mal à regarder le terrorisme en face, même à bout portant. Nous devons savoir que le terrorisme n'est pas qu'une autre forme de crime organisé. Le crime peut exister sans qu'il y ait de tuerie, et il s'en porte généralement mieux s'il l'évite. Ce n'est toutefois pas le cas du terrorisme, dont la portée, le but, les méthodes et les conséquences sont différentes et qui, bien souvent, est lié aux politiques d'États qui s'adressent aux citoyens d'autres États souverains.

Le terrorisme ne peut donc pas être considéré comme un mal social au sens traditionnel. Après tout, ce ne sont pas les forces policières canadiennes qui luttent contre le terrorisme en Afghanistan, mais bien les Forces armées canadiennes.

De toute évidence, il faut de nouvelles politiques et de nouvelles structures juridiques pour protéger les soldats en première ligne, c'est-à-dire vous et moi, dans ce nouveau conflit. Je ne me fais aucune illusion. Le projet de loi à l'étude n'assurera pas que justice soit faite à toutes les victimes, et il n'est pas non plus la solution complète au problème du terrorisme, mais j'estime qu'il contribuera de façon importante à la réalisation de cet objectif.

En tant que victime canadienne d'un acte terroriste, qui représente d'autres Canadiens ayant souffert d'événements tragiques semblables, je vous demande d'appuyer le projet de loi S-225, parce qu'il s'agit d'une solution éminemment canadienne à une menace brutale qui n'a pas encore fait sa dernière victime, une solution qui n'empiète sur les droits fondamentaux de personne et qui respecte entièrement la primauté du droit.

Les terroristes nous ont pris ce que nous avions de plus cher. Tout ce que nous demandons, c'est que notre gouvernement nous donne un outil juridique de base pour éviter que d'autres ne partagent notre sort.

La présidente : Nous vous remercions tous beaucoup. Il n'est pas facile de venir raconter ici, peut-être pour la millième fois, ce que vous avez vécu, mais il est important pour nous que vous soyez venu témoigner, et nous vous en remercions.

Le sénateur Andreychuk : Ces propos expriment bien ce que je ressens. En tant que présidente du Comité sur l'antiterrorisme, j'ai déjà eu l'occasion d'entendre le témoignage de Mme Basnicki et de M. Gupta. Je peux vous donner l'assurance qu'il a été utile que vous soyez venus nous parler des conséquences plutôt que des détails de points de loi dans lesquels nous nous enlisons parfois. Vos témoignages sont aussi émouvants aujourd'hui qu'ils l'étaient l'an dernier et l'année d'avant. Je vous remercie pour votre persévérance.

Madame Wise, c'est à vous que je vais m'adresser parce que je n'ai pas eu l'occasion de le faire auparavant. Vous avez vécu cette expérience horrible, et vous nous avez décrit avec force détails à quel point l'expérience vous a changée.

Si le projet de loi à l'étude, ou un projet de loi semblable, devenait loi, envisageriez-vous de vous en servir? Pensez- vous que cela vous serait un outil utile?

Mme Wise : Absolument. Peu importe que des indemnités soient ou non perçues ou versées, j'aurai eu la possibilité de déclarer publiquement que, en tant que citoyenne canadienne, j'ai subi un préjudice. Cette déclaration, et les indemnités qui seraient imposées en conséquence, finirait par mettre en faillite ceux qui financent les actes terroristes. On pourra ainsi dire : vous avez eu tort de faire ce que vous avez fait et vous en êtes responsable en droit.

Le sénateur Andreychuk : Avez-vous essayé d'intenter des poursuites dans d'autres États?

Mme Wise : Oui. J'ai été partie d'un recours qui a été intenté aux États-Unis et qui a été entendu dans le district de Columbia. Mon nom figurait sur la liste des parties ayant intenté des poursuites jusqu'à une semaine avant la date prévue pour le procès. Cependant, le juge de première instance a demandé que mon nom soit rayé de la liste parce que j'étais Canadienne. J'ai cependant été appelée à témoigner, et les parties à la poursuite se sont vues accorder une indemnité très importante d'environ 60 millions de dollars, mais comme je n'étais pas au nombre des parties à la poursuite, même si je l'avais été, ce jugement ne m'a rien donné.

Au Canada, j'ai contacté plusieurs avocats par l'entremise de différentes organisations, mais la plupart disent qu'il ne vaut pas la peine de poursuivre cette affaire maintenant parce qu'il n'existe pas de loi qui pourrait être invoquée devant un tribunal. J'ai fait plusieurs tentatives, mais je crois que si le projet de loi à l'étude était adopté, les avocats seraient bien plus prêts à s'occuper de l'affaire et à faire les recherches nécessaires.

Le sénateur Andreychuk : Bien sûr, vous êtes sans doute restée en contact avec les autres parties à la poursuite aux États-Unis. Quelle est leur impression du processus? Ont-ils pu toucher une indemnité, ou l'affaire se poursuit-elle?

Mme Wise : Les autres parties n'ont rien reçu encore et, malheureusement, simplement à cause d'autres circonstances, je ne leur ai pas parlé depuis que la poursuite est allée devant le tribunal il y a quelques années de cela.

Le sénateur Andreychuk : Monsieur Gupta et madame Basnicki, pensez-vous qu'une loi comme celle qui est proposée serait utile dans votre cas, ou pensez-vous plutôt à d'autres dont l'expérience serait plus récente et qui pourraient en profiter si jamais ils étaient victimes d'un attentat?

Mme Basnicki : C'est sûr que ce qui m'intéresse surtout dans la possibilité d'un recours civil contre ceux qui financent le terrorisme est le facteur de dissuasion. Je cherche constamment à créer un héritage digne de mon défunt mari, sachant que je peux tout faire pour éviter que d'autres Canadiens se retrouvent dans ma situation m'aideraient beaucoup.

Ce que je cherche aussi, c'est le sentiment de pouvoir obtenir justice. C'est le sentiment que j'aurais si nous pouvions faire appel aux tribunaux, même aux tribunaux civils, pour suivre la trace de l'argent et perturber le financement d'actes terrorismes de quelque façon, même si ce n'est qu'en exposant ces bailleurs de fonds.

Puis, il y a, bien sûr, la responsabilité. Dans mon cas, je n'ai bien sûr aucun recours contre les auteurs des attentats suicide. Aux États-Unis, ils ont un système que nous connaissons tous, le système militaire, pour sévir contre ceux qu'ils appellent les architectes du 11 septembre. En tant que Canadienne, je ne considère pas cela comme une façon d'obtenir justice. Je voudrais pouvoir obtenir justice devant un tribunal canadien et pouvoir faire tout mon possible pour éviter que de nouveaux attentats terroristes fassent perdre la vie à d'autres Canadiens.

M. Gupta : Vous pouvez me traiter de cynique si vous voulez. Mais parfois, j'explique aux familles des victimes pourquoi, 23 ans après la tragédie, nous sommes toujours là en train d'essayer de faire ce que nous faisons, que ce soit devant la commission d'enquête sur l'affaire Air India ou ici. Je leur dis que ce jour là, ce jour tragique de juin 1985, nous avons perdu nos êtres chers, à qui nous tenions beaucoup.

Rien de ce qui pourra arriver ne fera de nous des gagnants. Nous demeurons des perdants. Par ailleurs, nous voulons être des perdants qui sont jaloux de leur titre. Nous voulons être les derniers qu'on puisse qualifier de perdants, et la loi qui est proposée nous aidera à conserver intact notre titre de dernier perdant. Du moins, je l'espère.

Ce qui est tragique, c'est que le système de renseignement n'a pas su nous protéger, le système de justice ne semble pas nous avoir permis d'obtenir justice en tant que victimes de la tragédie, mais nous aurions ce recours contre les organisations qui ont été nommées et les personnes qui les appuyaient. Ces personnes et ces organisations ont été nommées très clairement par le juge Josephson. Nous pouvons les poursuivre, même si on ne nous dédommage pas financièrement. Il n'en demeure pas moins que ces personnes et ces organisations sortiront ainsi de l'ombre, car elles perdront leur anonymat. Ce sera là un important facteur de dissuasion. En attendant, il y a toujours des gens qui glorifient ou qui vénèrent ceux qui ont été nommés par le juge Josephson dans son verdict final comme ayant été les auteurs du crime.

Pour nous qui vivons un cauchemar jour après jour, cette loi nous aidera dans une certaine mesure, à composer avec ce cauchemar.

Le sénateur Milne : Je n'ai pas de questions à vous poser parce que vos témoignages sont éloquents. Il est difficile d'y répondre.

Mais, madame Basnicki, vous avez parlé de la coalition canadienne de lutte contre le terrorisme. Quand cette coalition est venue témoigner devant notre comité il y a environ un an, elle a proposé de remplacer le terme « comportement terroriste » partout où il se trouve dans le projet de loi par le terme « soutien au terrorisme », parce qu'elle était d'avis que ce terme reflète mieux l'acte comme tel qui consiste à faciliter et à soutenir le terrorisme, comme l'a dit le témoin précédent. Qu'en pensez-vous?

Mme Basnicki : Pour ma part, quand il s'agit de définition ou de jargon juridique, je comprends que ce n'est pas chose facile. Je crois savoir que même l'ONU n'a pas réussi à trouver une bonne définition de ce qui constitue un acte terroriste. Pour ce qui est des termes à utiliser, je préfère laisser ce soin aux avocats.

En tant que victime, j'ai envie de dire : « Faisons enfin quelque chose. » Ne passons pas trop de temps à essayer de trouver une définition. Quand nous discutons, il y a des terroristes qui sont en train de planifier une autre attaque.

J'aimerais qu'on utilise cette même énergie pour désarmer les terroristes, au lieu de passer tant de temps à jouer sur les mots et à trouver des définitions. La réalité, c'est que nous n'avons plus beaucoup de temps.

Le sénateur Milne : Le temps passe et ces choses-là se produisent, comme vous dites.

Comme vous avez tellement hâte de faire avancer les choses, nous devrions dire à nos témoins de façon très franche, madame la présidente, si le projet de loi a des chances d'être adopté rapidement.

En ce moment, c'est un projet de loi du Sénat, un projet de loi privé. Il est au Sénat. D'après ce que nous lisons dans les journaux, il est assez probable que le premier ministre décidera de proroger le Parlement pendant l'été. Comme le Sénat a l'intention d'ajourner aujourd'hui, demain, cette semaine-ci ou la semaine prochaine, il ne pourra pas adopter ce projet de loi avant l'ajournement, et le projet de loi ne pourra donc pas être adopté par le Parlement avant la prorogation. Dans ce cas-là, tout doit recommencer. Donc j'estime qu'il faut vous prévenir que ce scénario est assez probable.

La présidente : Maintenant, la bonne nouvelle — ou peut-être la moins mauvaise nouvelle — est que si le Parlement est prorogé mais l'étude en comité a déjà été complétée, et le projet de loi a été renvoyé au Sénat, il peut être déposé de nouveau. Un projet de loi qui a déjà été étudié par un comité et renvoyé au Sénat peut être traité de façon accélérée s'il est renvoyé au même comité, parce que c'est le même comité, et le même projet de loi.

Il y a bien sûr d'autres projets de loi qui n'ont pas encore été étudiés. Si tout cela se fait, le processus ne sera donc pas nécessairement aussi long et compliqué que cette fois-ci.

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire à Mme Basnicki, c'est sans garanties, mais il convient que vous soyez au courant de ces choses-là, étant donné que le sénateur Milne a soulevé la question.

Le sénateur Campbell : J'ai été très touché par tous vos commentaires. Madame Wise, votre mari et votre enfant doivent être très fiers de vous; et monsieur Gupta, votre femme, et madame Basnicki, votre mari, doivent être incroyablement fiers quand ils vous observent.

Je suis tout à fait d'accord sur ce que les deux sénateurs ont dit, mais j'aimerais ajouter que le sénateur Tkachuk ne va pas permettre qu'on lui nie ce projet de loi. C'est la troisième fois que nous semblons nous heurter à une prorogation ou à des élections. Le sénateur Tkachuk n'est pas là, et je me sens un peu mal à l'aise parce que je suis un libéral qui parle au nom d'un conservateur, mais il ne va pas permettre que ce projet de loi ne soit pas adopté, et nous n'allons pas renoncer.

Mme Wise : Merci.

M. Gupta : Merci.

Mme Basnicki : Merci.

Le sénateur Di Nino : Bravo!

Le sénateur Campbell : Le gouvernement est assujetti à des contraintes, mais nous avons aussi de la détermination, et nous sommes ici pendant longtemps, donc le projet de loi sera adopté. Merci beaucoup de vos récits.

La présidente : Comme vous le savez, même si ce n'est pas la première fois que ce projet de loi est présenté au Sénat, c'est la première fois qu'il est arrivé au stade de l'étude en comité. Nous avons donc fait des progrès.

Le processus prolongé d'adoption des projets de loi est souvent frustrant pour nous tous. Si je peux vous dire quelque chose de rassurant, c'est ceci : quand nous nous préoccupons des détails juridiques, c'est parce que nous voulons que ce soit un bon projet de loi, un projet de loi que la Chambre des communes adoptera, et qui aura de la valeur en pratique. Plus d'une fois, des projets de loi qui avaient été adoptés de façon accélérée, pour les meilleures raisons, ont été contestés devant les tribunaux. La situation idéale serait que cela ne se produise pas avec ce projet de loi. Cela veut dire que notre attention aux détails juridiques ne provient pas d'un souci de paraître occupés, et certainement pas d'un désir de retarder les choses. Nous voulons tout simplement arriver à un bon projet de loi, un projet de loi robuste, comme ils disent — mais je suis sûre que cela ne vous rassure pas tellement.

Mme Basnicki : Sénateur Fraser, j'aimerais ajouter que je suis très fière d'être Canadienne en ce moment. Vous avez entendu les commentaires de Victor Comras, qui parlait des hésitations de son pays. Je comprends le débat. Le Canada est comme ça. Nous nous y prenons parfois lentement, et nous réfléchissons aux choses, mais je sais qu'en fin de compte, ce projet de loi sera une mesure législative canadienne qui va se démarquer.

Je vous remercie tous d'y consacrer tout ce temps. Pour nous, c'est un vrai voyage. Je suis inspirée par M. Gupta, qui est à côté de moi. La tragédie du vol d'Air India remonte à 1985. Ce sera bientôt le 23e anniversaire.

Mme Wise est une des nombreuses victimes canadiennes invisibles du terrorisme. Vous reconnaissez tous les événements du 11 septembre, et vous reconnaissez tous le fond de l'histoire du vol Air India, mais je vous assure qu'il y a beaucoup d'autres Canadiens qui partagent des histoires comme celles de Mme Wise. C'est pour ces victimes-là du terrorisme, ces Canadiens, que nous sommes ici aujourd'hui.

C'est vraiment un honneur, en tant que citoyens canadiens, d'avoir la possibilité de comparaître devant le Sénat du Canada et de présenter un projet de loi privé. C'est un honneur que vous le considériez. Merci pour vos paroles d'encouragement. J'entends vos propos réconfortants. J'espère que le Parlement ne sera pas prorogé, et j'espère que des élections ne seront pas bientôt déclenchées. Je veux que le processus continue. Merci de vos efforts.

La présidente : Je vous remercie tous.

Honorables sénateurs, vous vous souvenez sans doute qu'au comité plénier, j'ai lu une lettre que j'ai reçue du ministre de la Défense nationale, Peter MacKay. J'ai lu la lettre pour qu'elle figure au procès-verbal. Vous en avez des copies, je pense. Vous vous souvenez qu'au comité plénier et à la troisième lecture, le Sénat a accéléré l'adoption du projet de loi C-60. Vous vous rappellez aussi que certains sénateurs se sont dits préoccupés du fait que le projet de loi a été adopté sans la diligence raisonnable habituelle.

Notre comité a un passé avec le système de justice militaire. Le ministre m'a donc écrit, à titre de présidente du comité, pour demander que ce comité envisage d'étudier les dispositions et les opérations du projet de loi C-60 et d'en faire rapport avant le 31 décembre, 2008.

Il s'est engagé à ce que le gouvernement examine ces recommandations, et réponde par écrit dans les 90 jours civils. La réponse comprendrait des modifications proposées, si nous les recommandons. Quand nous l'avons pressé là- dessus, au comité plénier, il a dit qu'il était prêt à aller aussi loin que possible pour s'engager à faire ce qu'il pense qu'il doit faire une fois que nous aurons étudié le projet de loi. En revanche, je me suis engagée à présenter sa lettre et sa demande au comité aussitôt que possible. C'est donc ce que je fais aujourd'hui.

Le sénateur Campbell : Je n'ai qu'une question. Si le Parlement est prorogé et s'il y a des élections, quel sera le statut du projet de loi?

La présidente : Le projet de loi a reçu la sanction royale aujourd'hui.

Le sénateur Di Nino : Le projet de loi a été adopté.

Le sénateur Campbell : Très bien.

La présidente : L'étude ne peut donc plus être faite, mais nous pouvons demander un nouvel ordre de renvoi.

Le sénateur Campbell : Nous étudions un projet de loi qui a été adopté.

La présidente : Oui, mais il y a un précédent à cela. Le Comité spécial sur l'antiterrorisme a fait la même chose.

Le sénateur Campbell : Je me posais simplement la question.

La présidente : Vous êtes saisis d'une ébauche d'avis de motion pour nous autoriser à procéder à cette étude.

Je propose que nous essayions de faire adopter cette motion à la prochaine séance du Sénat. Cela permettrait au greffier et à la Bibliothèque du Parlement de profiter des semaines estivales non pour jouir d'un repos bien mérité, mais pour se préparer à cette étude.

Le sénateur Campbell : Cela se ferait jeudi prochain?

La présidente : Oui, jeudi prochain. Je demanderai la permission de le faire adopter, nonobstant le règlement particulier du Sénat.

Le sénateur Di Nino : Vous avez l'intention de déposer cette motion aujourd'hui?

La présidente : Je demanderai la permission de revenir aux avis de motion.

Le sénateur Di Nino : C'est ce que je ferai.

La présidente : Pensez-vous? Très bien.

Le sénateur Di Nino : Je demanderai la permission, et demain...

La présidente : Il n'y a pas de demain. Nous revenons dans huit jours.

Le sénateur Di Nino : Jeudi prochain, donc. Je serai heureux de proposer la motion.

La présidente : Tout le monde est d'accord?

Des voix : D'accord.

La présidente : Contre? Des abstentions? Adopté.

Merci beaucoup, chers collègues. Avant que nous partions pour l'été, il est très important — même plus que d'habitude — de remercier notre personnel, notre personnel de recherche et nos sténographes. Le comité a étudié une gamme extraordinaire de sujets ces derniers mois, et ils ont tenu le coup. Madame Bird, s'il vous plaît, remerciez tous vos collègues qui sont absents, parce que nous leur sommes très reconnaissants. Nous remercions aussi les sténographes, les interprètes, et tout le monde.

Le sénateur Campbell : Nous remercions aussi le greffier.

La présidente : Oui, le greffier aussi. Il sait que je l'aime, que nous l'aimons tous. J'espère que vous allez vous joindre à moi quand j'exprime ces sentiments, chers collègues.

Le sénateur Di Nino : Et nos remerciements sincères et fort mérités à la présidente.

Des voix : Bravo!

La présidente : J'espère que tout le monde aura un été très agréable.

La séance est levée.


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