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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 12 - Témoignages du 29 octobre 2009


OTTAWA, le jeudi 29 octobre 2009

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 10 h 38, pour examiner la situation du système financier canadien et international (sujet : crise économique mondiale).

Le sénateur Michael A. Meighen (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Nous sommes réunis ce matin pour examiner en profondeur les causes et conséquences de la crise économique et financière mondiale, ainsi que les mesures prises pour favoriser la relance. C'est notre première occasion d'examiner la situation d'un point de vue macro-économique, ce qui nous permettra de définir la nature et la portée de l'étude approfondie que nous aimerions entreprendre dès que possible.

Notre collègue, le sénateur Oliver, a malheureusement dû se rendre à Boston aujourd'hui. C'est lui qui nous a recommandé le témoin que nous accueillons. Il m'a dit avoir entendu M. Rodgers donner une conférence et avoir été abasourdi par sa compétence et par la manière dont l'auditoire était pendu à ses paroles.

M. Rodgers, qui est conseiller spécial du directeur général de la politique économique au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, nous arrive auréolé d'une énorme publicité favorable.

Nous vous sommes très reconnaissants, monsieur Rodgers, d'avoir pris le temps de venir devant le comité et nous attendons votre contribution avec impatience. Nous vous en sommes d'autant plus reconnaissants que vous célébrez aujourd'hui un anniversaire très important pour vous, si j'ai bien compris. J'espère que votre journée commencera bien avec nous et se terminera encore mieux parmi les gens avec qui vous célébrerez cet anniversaire.

M. Rodgers m'a dit qu'il a retravaillé un peu la communication qu'a entendue le sénateur Oliver. Il va nous la résumer et, après avoir analysé les événements et les causes de la crise économique, il va nous proposer, à ma demande, quelques idées pour l'étude approfondie que nous envisageons.

Sans plus attendre, je vous souhaite officiellement la bienvenue, monsieur Rodgers. Merci d'être avec nous, et je vous cède la parole.

David J. Rodgers, conseiller spécial du directeur général, Direction générale de la politique économique, Affaires étrangères et Commerce international Canada : Merci beaucoup, monsieur le président. Je remercie le comité de m'avoir invité à comparaître aujourd'hui.

J'ai l'intention de reprendre les grandes lignes de ma communication devant le groupe de l'Association parlementaire internationale. Je commencerai par examiner les causes sous-jacentes de la crise financière, après quoi j'aborderai la crise elle-même et la manière dont elle s'est déroulée. J'examinerai les mesures prises d'urgence et à court terme pour y faire face et ce qu'elles signifient du point de vue de leur impact économique réel et des perspectives économiques. Finalement, j'examinerai les politiques à long terme adoptées dans le cadre du G20, qui guident notre propre réponse.

Le sénateur Hervieux-Payette : Pour l'information des gens qui nous écoutent à la télévision, peut-être pourriez-vous nous dire ce que vous faites au ministère et quels sont vos antécédents? Êtes-vous un économiste? Avez-vous une formation financière? Cela sera utile pour comprendre ce que vous allez nous dire.

M. Rodgers : Merci de votre intervention. Oui, j'ai été économiste pendant environ 23 ans, essentiellement au gouvernement. J'ai travaillé 14 ans au ministère des Finances et cinq ans au Conseil du Trésor. J'ai aussi travaillé au BCP pendant six mois. Je suis depuis près de trois ans au ministère des Affaires étrangères. J'y suis attaché à la Direction générale de la politique économique, ce qui fait de moi le principal rédacteur des notes d'information des ministres, et aussi du premier ministre, sur les questions d'ordre économique et financier.

Je relève directement du directeur général dont je suis le conseiller spécial, mais je m'occupe aussi d'une série de conférences qui se donnent une fois toutes les deux semaines sur les grandes questions économiques et financières. J'ai donc entendu beaucoup de témoins importants sur ce sujet.

Je vais vous communiquer ma synthèse des nombreuses communications que j'ai faites pendant les deux dernières années. L'une de mes fonctions consistait à coordonner les activités des conseillers économiques et financiers d'outre- mer, dans l'intérêt de nos clients du gouvernement du Canada. Une fois par an, nous les rapatrions pour une conférence d'une semaine destinée à les informer sur la pensée du gouvernement concernant les grandes questions d'intérêt public. C'est moi qui organisais cette conférence.

Toutes ces activités m'ont aidé à mieux comprendre cette crise même si, je l'admets, je n'ai pas publié d'étude à ce sujet ni entrepris d'étude approfondie. Je ne suis pas non plus un acteur dans ce contexte comme je pourrais l'être si j'étais au ministère des Finances ou à la Banque du Canada. Je vois plus les choses d'un point de vue macro- économique, si vous voulez.

Parlons d'abord des causes sous-jacentes de la crise financière, que je classe en trois grandes catégories. La première est macroéconomique et comprend deux volets. Le premier volet concerne les taux d'intérêt américains très bas qui ont prévalu pendant une longue période, avant de connaître un renversement brutal. Notre réflexion à ce sujet peut être guidée par le travail de John Taylor, célèbre pour « la règle de Taylor » qui permet d'analyser la politique monétaire. Selon lui, la politique monétaire des États-Unis a été beaucoup trop souple de mi-2001 à mi-2006, ce qui a provoqué la bulle de l'immobilier domiciliaire. Lorsqu'on a commencé à renverser cette politique et qu'on a resserré le crédit, de juin 2004 à juin 2006, sans le relâchement qui s'est produit à partir de septembre 2008, la bulle domiciliaire s'est dégonflée.

Le deuxième facteur macroéconomique a été l'afflux massif de fonds étrangers aux États-Unis à cause des déséquilibres mondiaux. Nous parlons ici d'un énorme excédent d'épargne qui s'est accumulé à cause de la montée des pétro-nations comme gros exportateurs de pétrole, et de l'arrivée de l'Asie comme exportateur mondial important.

Le Moyen-Orient occupe une place de choix dans ce domaine, notamment l'Arabie saoudite, qui est passée d'un taux d'épargne moyen de 26 p. 100 à la fin des années 1990 à 38 p. 100 de 2003 à 2006. En ce qui concerne l'Asie, qui englobe la Chine, le taux est passé de 33 p. 100 à 40 p. 100, la Chine étant le plus gros épargnant mondial. Il convient de souligner que l'Arabie saoudite et la Chine ont des taux de change fixes, ce qui ne permet pas à leur monnaie de s'apprécier en proportion de l'accroissement des excédents de leur compte courant.

Pendant la même période, les États-Unis sont devenus le plus gros emprunteur net sur les marchés financiers internationaux parce que leur taux d'épargne était tombé de 17 p. 100 à la fin des années 1990 à environ 15 p. 100 durant la période 2003-2006. Cette baisse s'explique essentiellement par l'accroissement de leur déficit budgétaire, qui est passé de 1,4 p. 100 du PIB en 2001 à 5,5 p. 100 en 2003 et est resté supérieur à 4 p. 100 jusqu'en 2006. De même, le déficit du compte courant des États-Unis est passé de 3,9 p. 100 du PIB en 2001 à 6 p. 100 en 2006, à cause de facteurs tels que la détérioration de leurs termes de l'échange, de leur situation d'importateur net de pétrole et de la concurrence d'une Asie en développement. La quantité élevée et croissante de fonds étrangers affluant aux États-Unis a fini par faire monter le prix des produits financiers et baisser les taux d'intérêt à long terme, ce qui a fait gonfler la bulle du logement.

La deuxième cause importante de la crise financière est l'assouplissement des règlements aux États-Unis, et je souligne quatre éléments différents dans ce contexte.

Je place le premier sous le titre de la Community Reinvestment Act, ou Loi sur le réinvestissement communautaire, de 1977, une loi destinée à promouvoir la propriété domiciliaire aux États-Unis parmi les gagne-petit. Ce n'est pas tellement la loi en soi qui a fait problème, mais plutôt les politiques adoptées en conséquence. En 1999, en particulier, l'Administration américaine a exercé des pressions sur ses sociétés hypothécaires, Fannie Mae et Freddie Mac, pour qu'elles consacrent une plus grande proportion de leurs prêts aux personnes à revenus moyens et modiques de régions en détresse désignées dans la loi.

Les établissements financiers ne sont pas obligés de respecter les exigences de la loi mais ils s'en écartent à leur détriment. Ils ont donc demandé avec succès à Fannie et Freddie d'assouplir leurs critères de crédit pour acheter leurs hypothèques à haut risque. Fannie et Freddie œuvrent dans le marché secondaire, c'est-à-dire qu'elles achètent les hypothèques des établissements de crédit puis les transforment en titres de placement qu'elles vendent sur le marché secondaire.

Cette politique avait cependant été maîtrisée jusqu'en 2004, année où le Department of Housing and Urban Development, HUD, a abandonné les règles sur les prêts abusifs qui interdisaient de porter les prêts risqués à coût élevé au crédit des objectifs de logement abordable. Ce changement fut important car Fannie et Freddie augmentèrent dès lors considérablement leurs achats d'hypothèques à haut risque en les portant à 175 milliards de dollars en 2004, soit 44 p. 100 du marché de cette année-là, 169 milliards en 2005, soit 33 p. 100 du marché, et 90 milliards en 2006, soit 20 p. 100 du marché.

Lorsque le marché du logement s'est renversé, cela a créé des pertes énormes pour Fannie et Freddie. Durant l'année terminée en septembre 2008, leur valeur boursière a chuté de 90 p. 100 et elles ont été placées sous tutelle conservatoire par le gouvernement juste une semaine avant la faillite de Lehman Brothers.

Le deuxième élément est l'abrogation partielle en 1999 de la Glass-Steagall Act, ou Loi Glass-Steagall, de 1933. Cette loi avait été adoptée durant la Crise de 1929 pour essayer de stabiliser le secteur financier en séparant les activités bancaires de dépôt, plus sûres, des activités bancaires d'investissement, plus risquées. Cette séparation fut abolie en 1999 par la Financial Services Modernization Act, ou Loi de modernisation des services financiers, qui a autorisé la propriété unique des divers piliers du secteur financier — banques, assurances et titres mobiliers — par un même établissement.

Ce changement a incité des banques et des compagnies d'assurances normalement prudentes à se lancer dans le secteur plus risqué des activités bancaires d'investissement. Elles ont pu souscrire et négocier des titres adossés à des hypothèques et des obligations structurées adossées à des emprunts, et créer ainsi des instruments d'investissement dits structurés qui ont acheté ces titres, ce qui a causé une prolifération de ces activités.

Le troisième élément est un autre texte de loi, la Commodity Futures Modernization Act, ou Loi de modernisation des contrats à terme de marchandises, de 2000. Cette loi a autorisé l'autoréglementation des produits dérivés hors cote tels que les contrats d'échange sur défaillance, les credit default swaps ou CDS, qui ont été utilisés pour spéculer sur les risques de crédit, comme ceux associés aux titres adossés à des hypothèques, ou pour s'en protéger. De ce fait, le volume des CDS a été multiplié par 100 entre 1998 et 2008, la dette totale couverte par ces contrats atteignant même le chiffre de 47 billions de dollars en novembre 2008, soit à peu près le montant du PIB mondial.

Le problème des CDS est que les établissements financiers passant ces contrats n'ont pas mis pas de côté suffisamment de ressources pour soutenir leurs engagements. Au fond, ils ont parié que le prix des logements continuerait de monter, ce qui a été une erreur. Lorsque la bulle du logement a éclaté, les détenteurs de CDS ont voulu les encaisser et les pertes des établissements financiers qui les avaient émis se sont mises à augmenter rapidement. Dès 2002, le célèbre investisseur Warren Buffet avait qualifié ces contrats « d'armes financières de destruction massive ».

Je mentionne en passant que l'émission de télévision « 60 Minutes » a diffusé un excellent reportage de 12 minutes à ce sujet. Vous pouvez le télécharger en allant sur son site web et en cherchant « credit default swaps ».

Le dernier changement réglementaire est intervenu en 2000 lorsque la commission des valeurs mobilières, la Securities and Exchange Commission ou SEC, a assoupli la règle du capital net. Elle a mis en place un nouveau programme suite aux pressions du secteur financier qui voulait le même système que celui qui prévalait en Europe à l'époque.

Le programme allait permettre aux cinq grandes banques d'investissement de s'autoréglementer, sous la supervision de la SEC, au lieu d'être liées par la règle du capital net qui était entrée en vigueur en 1975. Hélas, la supervision du nouveau programme ne fut pas une priorité pour la SEC. Au moment où Lehman Brothers a fait faillite, en septembre 2008, la SEC n'avait encore fait aucune inspection. En conséquence, les grandes banques d'investissement s'étaient senties libres d'assumer beaucoup plus de dettes. De fait, les ratios d'endettement qui avaient été à une époque fixés au taux prudent de 12 p. 100 montèrent jusqu'à 40 p. 100.

Peu après l'effondrement de Lehman, le président de la SEC, Christopher Cox, jusqu'alors champion de la déréglementation, déclara devant le Comité sénatorial des banques des États-Unis que le programme de supervision, dont il avait déjà commencé le démantèlement, était « foncièrement vicié depuis le début » et que « la réglementation volontaire ne marche pas ». Ces défaillances ont contribué à la crise financière mondiale.

La troisième grande cause de la crise financière est reliée à l'innovation dans le secteur de la finance, notamment à la titrisation et à la gestion du risque. Dans le cadre de l'innovation technologique, c'est-à-dire du recours à des logiciels plus pointus, par exemple, les grandes maisons de placement ont recruté des mathématiciens pour essayer de mettre au point des modèles de gestion du risque. Ils en sont arrivés à parcelliser des choses telles que les hypothèques, les prêts pour automobiles et d'autres formes de prêts en instruments financiers complexes dénués de toute transparence. Je parle de choses telles que les titres adossés aux hypothèques et les obligations adossées à des emprunts.

Le problème est que cela a débouché sur un conflit entre mandants et mandataires, à cause d'une information asymétrique. Les prêteurs primaires ont été encouragés à faire des prêts à des clients n'ayant pas les reins solides parce qu'ils pouvaient rapidement titriser ces prêts et les vendre à des investisseurs.

Pour que le système fonctionne bien, la clé était que les agences de cotation donnent de bonnes cotes de crédit à ces titres. Or, elles ont donné des cotes AAA à des produits contenant des hypothèques à haut risque, lesquelles constituent pourtant le crédit absolument le plus risqué de tout le marché hypothécaire. Cela a donné un faux sentiment de sécurité aux investisseurs et l'on a constaté plus tard que les agences de cotation avaient terriblement sous-estimé les risques.

Les fautes commises par les agences de cotation ont fait l'objet d'une enquête de la SEC qui a duré 10 mois et s'est terminée en décembre 2008. L'enquête a révélé que les fautes avaient beaucoup à voir avec des conflits d'intérêts. En effet, les agences de cotation étaient rémunérées par les firmes mêmes qui émettaient les titres adossés à des hypothèques et les obligations adossées à des emprunts, firmes qui avaient évidemment intérêt à obtenir les cotes de crédit les plus élevées possible. Or, les agences recevaient pour coter ces produits le triple des honoraires payés pour d'autres produits, ce qui les a incitées à vouloir conserver cette clientèle et à abaisser leurs normes.

Je devrais mentionner qu'il y a eu un ajustement à la baisse des cotes accordées par les agences de cotation du crédit sur 1,9 billion de dollars de titres adossés à des hypothèques entre le troisième trimestre de 2007 et le deuxième trimestre de 2008, ce qui donne une idée de la faute commise.

La quatrième grande cause de la crise a été l'incapacité des pouvoirs publics américains à saisir pleinement l'importance croissante et le fonctionnement du secteur bancaire fantôme, expression qui désigne les non-banques, c'est-à-dire des établissements comme les banques d'investissement, les fonds hypothécaires, les fonds de couverture, les instruments d'investissement structurés et les assurances monolignes ou spécialisées. Ce secteur a accru rapidement sa participation aux fonctions bancaires tout en échappant à la réglementation bancaire normale.

Les non-banques ont adopté des méthodes de prêt prédatrices sans être sanctionnées. Par exemple, elles ont offert des hypothèques à taux d'appel, c'est-à-dire avec un taux de départ pouvant être aussi bas que 0 p. 100 mais augmentant progressivement quelques mois plus tard pour atteindre le taux normal, voire un taux supérieur au taux normal. On les a ainsi vues accorder des hypothèques à des clients dits « ninja », c'est-à-dire n'ayant ni revenu, ni emploi, ni actif.

Les prêteurs ne se préoccupaient pas du risque de défaut de paiement durant la bulle. Ils étaient tout à fait prêts à saisir le logement hypothéqué, forts de leur conviction qu'il vaudrait alors plus qu'au moment où ils avaient accordé l'hypothèque.

Les banques se sont mises de plus en plus à transférer des éléments d'actif et de passif vers des entités hors bilan, comme des instruments d'investissement structurés, des structured investment vehicles ou SIV, qui masquaient le montant réel de leurs capitaux propres et leur degré d'endettement ou de risque. Ces SIV ne faisaient commerce que de titres. Ils émettaient des titres à court terme assortis de taux d'intérêt bas et achetaient des titres à long terme assortis de taux d'intérêt élevés, ce qui les exposait ainsi à un risque à la fois d'insolvabilité et de liquidités.

Lorsque la crise des hypothèques à haut risque a provoqué une crise de liquidités, en août 2007, le gouvernement américain a tenté de coordonner un fonds de sauvetage des grandes banques. Au lieu de cela, celles-ci ont fini par réintégrer ces SIV dans leurs bilans — des SIV qui avaient valu à une époque 1 billion de dollars. Cela s'est traduit par des pertes énormes pour les grandes banques et l'effondrement de leurs actions en bourse.

Le sénateur Hervieux-Payette : C'est quoi, les SIV?

M. Rodgers : Ce sont des instruments d'investissement structurés. Ce sont des entités hors bilan qui transigent uniquement des titres mobiliers, à la différence des instruments bancaires de bilan par lesquels une banque, par le processus d'intermédiation, prête de l'argent directement à un consommateur et conserve le prêt jusqu'à son échéance en veillant à ce que les paiements soient effectués à temps et dans les règles.

L'instrument d'investissement structuré est un processus de désintermédiation concernant uniquement des titres mobiliers. Par conséquent, dans ce modèle appelé « créer pour céder », il y a rupture du lien entre le prêteur et l'emprunteur.

Le dernier aspect est que les instances de réglementation ont adopté une démarche micro-prudentielle qui a débouché sur une sous-estimation du risque systémique. Cela est clairement ressorti de la décision de laisser Lehman Brothers tomber en faillite en septembre 2008.

La réglementation financière est extrêmement fragmentée aux États-Unis, et relativement fragmentée au Canada. Il y a des instances de réglementation au niveau fédéral et au niveau des États pour les banques, pour les compagnies d'assurances et les bourses. Une société peut être assujettie à toute une panoplie d'organismes de réglementation. Le problème est qu'il est difficile de coordonner leurs actions et de cerner les répercussions pour tout le secteur quand on laisse un établissement tomber en faillite. Des erreurs graves ont été commises à cet égard.

Passons maintenant au déroulement de la crise financière. Quand on lit le journal, on peut avoir l'impression que la crise a débuté en septembre 2008. En réalité, elle avait débuté longtemps avant et s'est peu à peu amplifiée. Elle a débuté sur le marché des hypothèques à haut risque. C'est là que tout a commencé à craquer. Des signes avant- coureurs étaient apparus à la fin de 2006 et ils se sont amplifiés en 2007.

Si l'on cherche toutes les causes, on trouve une combinaison de taux d'intérêt bas, de laxisme réglementaire, d'innovation financière créant des produits opaques et incorrectement cotés, et l'importance croissante d'un secteur bancaire fantôme risqué, ce qui a amené des établissements financiers à prendre des risques sans précédent et a permis à des hypothèques à haut risque et à des hypothèques dites alternatives de composer une partie importante de toutes les créations d'hypothèques. Les hypothèques alternatives sont un peu moins risquées que les hypothèques à haut risque mais ce ne sont certainement pas des hypothèques de première qualité.

Il y a, dans le document que je vous ai remis, un tableau montrant la croissance spectaculaire de ces hypothèques. J'ai mentionné les changements de la réglementation en 2004 qui ont stimulé le marché des hypothèques à haut risque. Vous pouvez voir que, jusqu'en 2003, les hypothèques à haut risque et les hypothèques alternatives ne dépassent jamais 10 p. 100 de toutes les créations d'hypothèques. En 2004, elles représentent d'un seul coup 25 p. 100 du marché, puis environ un tiers en 2005-2006.

Globalement, leur proportion a triplé en très peu de temps. Le risque a été géré en titrisant de ces hypothèques qui ont ainsi été vendues aux États-Unis et dans le monde entier.

Cette activité a fait gonfler la bulle de l'immobilier domiciliaire. Le prix moyen d'une maison a augmenté de 85 p. 100, après correction de l'inflation, entre 1997 et 2006, ce qui représente le plus gros boom domiciliaire de toute l'histoire des États-Unis. Le prix médian d'une maison est passé de trois fois le revenu médian des ménages en 2001, ce qu'il avait été pendant les deux décennies précédentes, à 4,6 fois en 2006, ce qui représente une hausse de 50 p. 100. Vous pouvez voir là l'augmentation spectaculaire de l'endettement du consommateur américain à l'époque.

Le nombre de mises en chantier a augmenté continuellement et est passé de 1,57 million d'unités en 2000 à 2,07 millions en 2005, un record.

La Réserve fédérale a réduit sa stimulation monétaire durant la période 2004-2007, ce qui a peu à peu dégonflé la bulle domiciliaire. La hausse des taux d'intérêt avait été ressentie par les emprunteurs à haut risque puisque 80 p. 100 de leurs hypothèques étaient assorties de taux variables, ce qui en a finalement poussé certains à vouloir réhypothéquer.

Presque immédiatement, les données montrent que les maisons prennent plus de temps à vendre. Cela est suivi d'une baisse des ventes, puis d'un affaissement de la construction domiciliaire à partir du début de 2006. Les prix des maisons ont commencé à chuter vers la fin de 2006, ce qui fait qu'il est devenu très difficile de réhypothéquer, surtout dans la tranche inférieure du marché, et que beaucoup d'emprunteurs à haut risque ont commencé à cesser leurs paiements.

À ce moment-là, les États-Unis sont tombés dans un cercle vicieux d'accroissement des défauts de paiement, débouchant sur la forclusion. L'étape suivante a été l'augmentation du nombre de maisons à vendre, ce qui a fait baisser encore plus les prix et a rendu le refinancement encore plus difficile, d'où une nouvelle vague de défauts de paiement et de forclusions. Et ça continue comme ça depuis lors.

L'effondrement du marché américain est absolument effarant depuis 2005. Je vais vous donner des chiffres qui vont vous montrer que nous ne sommes pas loin des niveaux de la Grande dépression des années 1930. Les mises en chantier ont chuté de 77 p. 100, ce qui n'est pas loin de la chute de 90 p. 100 pendant la Grande dépression. Le prix des logements existants a baissé de 24 p. 100, ce qui n'est pas loin de la baisse de 30 p. 100 pendant la Grande dépression. Bien que le taux des défauts de paiement ait augmenté de façon spectaculaire en passant de 1,5 p. 100 au deuxième trimestre de 2006 à 8,2 p. 100 au deuxième trimestre de 2009, nous sommes encore très loin des niveaux de la Grande dépression, que l'on a estimés à environ 50 p. 100, bien que cela ne voulait pas nécessairement dire à l'époque que le logement était saisi. Les prêteurs acceptaient des accommodements pour que les gens puissent conserver leur logement malgré leur cessation de paiement.

Le président : Monsieur Rodgers, avez-vous une idée de la raison pour laquelle c'est si différent cette fois? Est-ce un signe encourageant?

M. Rodgers : Nous sommes encore au début. Je pense que cette tendance va s'amplifier. Je ne pense pas que ce sera aussi grave que dans le passé et certains programmes ont été mis en place aux États-Unis pour atténuer le problème. En ce qui concerne le secteur des hypothèques à haut risque, le taux de défaillance est de 41 p. 100. Si vous prenez uniquement ce secteur, c'est un scénario très semblable à celui de la Dépression pour les gens concernés.

Le sénateur Moore : C'est depuis 2005?

M. Rodgers : Oui.

La deuxième phase de cette crise financière a été une crise du crédit, qui a éclaté en juillet et août 2007. La crise des hypothèques à haut risque a causé de lourdes pertes aux établissements financiers qui détenaient des titres adossés aux hypothèques. Ils ont dû amortir des sommes considérables. Le choc a été particulièrement ressenti dans le secteur non réglementé des non-banques qui n'avaient pas un coussin de capital suffisant pour faire face à ces défauts de paiement sur les prêts. En outre, les non-banques n'avaient pas d'activités de dépôt qui leur auraient permis d'améliorer leur capital de base. Elles ne pouvaient pas non plus avoir recours à la facilité de réescompte de la banque centrale pour recevoir une injection de liquidités.

Les défis auxquels ont été confrontés les établissements financiers ont été amplifiés par la montée des défauts de paiement sur les autres prêts et baux. Le secteur de l'immobilier commercial a connu une récession presque aussi grave. Celui des prêts à la consommation et des prêts pour automobiles a lui aussi enregistré un fort déclin, mais moins prononcé que celui du marché immobilier.

Le 24 juillet 2007, Countrywide Financial Corporation, le plus grand prêteur hypothécaire des États-Unis, a terrorisé les investisseurs en annonçant des résultats largement inférieurs aux attentes et en disant que la qualité du crédit s'était détériorée et que les défauts de paiement avaient augmenté dans toutes les catégories de produits.

La chute des bourses s'est accélérée lorsque des fusions et acquisitions, qui avaient été auparavant nourries par des rachats à effet de levier, ont commencé à être annulées et que des fonds de couverture se sont mis à se désendetter. En août 2007, on a constaté que le marché des hypothèques à haut risque était un marché mondial lorsque des établissements financiers internationaux ont commencé à annoncer des pertes provenant de leur exposition à ce marché.

Au Canada, l'impact de la crise du crédit a résulté en grande mesure du choc extérieur venant des États-Unis plutôt que de problèmes inhérents à notre propre marché domiciliaire. Selon les estimations, le marché des hypothèques à haut risque au Canada représentait 5 p. 100 des créations d'hypothèques. Toutes étaient garanties par l'assurance hypothécaire. Toutefois, le Canada a connu ses propres problèmes, notamment la défaillance de son marché du papier commercial adossé à des actifs non bancaires.

La troisième phase a débuté lorsque la crise du crédit s'est aggravée de manière spectaculaire, en septembre 2008, avec la faillite de la banque d'investissement Lehman Brothers. Cette banque avait des actifs de 600 milliards de dollars. Le gouvernement américain a refusé de la sauver comme il avait sauvé Bear Stearns au mois de mars précédent, et l'incapacité du secteur privé à trouver une solution similaire à celle qu'il avait trouvée pour Countrywide Financial l'année précédente a laminé les attentes des investisseurs et engendré une crise de confiance. Le problème était encore aggravé par les situations catastrophiques de Fannie Mae et Freddie Mac, révélées la semaine précédente, et de AIG, Merrill Lynch et d'autres établissements financiers, révélées le même jour ou le lendemain.

La révélation de l'exposition énorme du Reserve Primary Fund, le plus vieux fonds commun du marché monétaire aux États-Unis, et l'un des plus gros, a provoqué une ruée sur tous les fonds du marché monétaire cette semaine-là. À la fin de la semaine, la Réserve fédérale a dû injecter jusqu'à 230 milliards de dollars de liquidités pour protéger ce marché. Le Trésor des États-Unis a dû fournir une assurance temporaire. Ces mesures ont montré combien le gouvernement américain avait gravement sous-estimé le risque systémique en laissant Lehman Brothers tomber en faillite.

La principale préoccupation à ce moment-là était que les fonds du marché monétaire liquidaient leur papier commercial pour rembourser les investisseurs en déroute. Cela empêchait les entreprises de renouveler leur dette à court terme. Comme les grandes entreprises ont beaucoup recours au papier commercial pour financer leur dette à court terme, les autorités américaines faisaient face a une crise de liquidités susceptible de causer des faillites en série dans les grandes entreprises, tout comme lors de la Grande dépression des années 1930.

Voilà donc quelle était la situation quand les autorités ont commencé à réagir.

Passons maintenant aux mesures d'urgence et à court terme prises par les pouvoirs publics pour réagir à la crise. On peut les classer en plusieurs catégories.

La première est celle de la stimulation monétaire. Les banques centrales ont entrepris la stimulation monétaire la plus massive de toute l'histoire et se sont engagées à maintenir cette politique aussi longtemps que nécessaire. Elles ont sabré les taux d'intérêt, qui sont tombés à des minimums records au deuxième trimestre de 2009.

La Banque du Canada a abaissé son taux de financement à un jour d'un total cumulé de 425 points de base entre novembre 2007 et avril 2009, lorsqu'il a atteint le creux historique de 0,25 p. 100. Elle a pris l'engagement de le maintenir à ce niveau jusqu'à la fin du deuxième trimestre de 2010.

La deuxième mesure est l'appui au secteur financier. Pour relancer le crédit intérieur et les flux de capitaux internationaux, les banques centrales et les gouvernements se sont portés au secours de leurs systèmes bancaires en fournissant des liquidités, en recapitalisant les établissements financiers et en s'attaquant de manière décisive au problème des actifs dépréciés. En octobre 2008, les ministres des Finances du G7 ont annoncé leur plan d'action en cinq points contenant la promesse importante de ne plus laisser tomber en faillite des établissements financiers revêtant une importance systémique.

Les États-Unis sont allés jusqu'à engager 9,8 billions de dollars dont 2,3 billions ont été investis pour soutenir leur secteur financier. Cela nous amène jusqu'à septembre de cette année, à peu près, et ne tient pas compte de la stimulation budgétaire. L'Union européenne a également introduit ses propres garanties et mesures de recapitalisation qui totalisaient 2,8 billions d'euros en mars de cette année.

Le Canada a eu la chance de ne pas avoir à recapitaliser ses banques qui, tout bien considéré, ont bien résisté à la crise. Il s'est attaché à améliorer l'accès au crédit, ce qui a finalement débouché sur le Cadre de financement exceptionnel de 200 milliards de dollars annoncé dans le budget de janvier de cette année.

La troisième mesure est la stimulation budgétaire. Les gouvernements ont pris des mesures sans précédent d'expansion budgétaire. L'action concertée du G20 totalisera 5 billions de dollars, soit 4 p. 100 du PIB sur deux ans. Les mesures de relance budgétaire du Canada ont été annoncées dans le Plan d'action économique du budget. Si l'on examine les derniers chiffres disponibles, jusqu'en septembre, on peut estimer le total des mesures de relance budgétaire fédérales et provinciales à plus de 60 milliards de dollars, ce qui représentera 4,2 p. 100 du PIB sur deux ans. Cela place le Canada à égalité avec le Japon parmi les pays du G7 pour ce qui est de la plus importante stimulation budgétaire par rapport à la taille de l'économie, c'est-à-dire en proportion du PIB.

Le président : Le Canada et le Japon sont les premiers à ce chapitre, à égalité?

M. Rodgers : Oui. Cela s'explique surtout par le fait que nous avons les ressources budgétaires pour ce faire. Nous sommes entrés dans la crise en excellente position budgétaire puisque nous avions l'un des plus bas ratios dette-PIB et un excédent budgétaire au début.

En ce qui concerne la situation internationale, les dirigeants du G20 ont convenus, lors du sommet d'avril 2009 à Londres, de fournir 1,1 billion de dollars aux institutions financières internationales. Cela comprend des ressources nouvelles et substantielles pour le FMI, du capital supplémentaire pour les banques de développement multilatérales, et un appui au financement du commerce international. Le Canada a fourni sa juste part pour contribuer à cet engagement.

Quelle a été l'incidence économique réelle de ces diverses mesures? Nous avons entendu le FMI dire au début de ce mois que la croissance économique est redevenue positive après la première récession mondiale synchrone depuis la Crise de 1929. L'économie mondiale enregistrera une contraction de 1,1 p. 100 selon le FMI. En fin de compte, le monde est entré en récession vers le milieu de l'an dernier et il en sort vers le milieu de cette année. Toutefois, le FMI a bien pris la peine de souligner que ce renversement positif de la conjoncture mondiale doit beaucoup aux mesures d'urgence et à court terme que je viens de résumer.

Le Canada, pour sa part, a connu trois trimestres de récession. Selon les estimations, la contraction entre le sommet et le creux de la vague économique a atteint 3,3 p. 100, ce qui est l'un des plus bas taux de récession des pays du G7, et l'on s'attend à ce que sa croissance en 2010 soit la plus forte des pays du G7.

À partir de maintenant, la reprise sera lente car les systèmes financiers restent blessés. L'aide fournie par les pouvoirs publics devra être progressivement retirée et les ménages qui ont subi une forte dévalorisation de leurs actifs vont devoir reconstituer leur épargne pendant une période de chômage élevé. Les principales mesures attendues des pouvoirs publics pour l'avenir, et je parle encore ici de mesures à court terme, devront être destinées à rétablir la santé du secteur financier tout en maintenant l'appui des politiques macro-économiques jusqu'à ce que la reprise soit bien assurée.

Le président : Monsieur Rodgers, je pensais que les taux d'épargne étaient élevés actuellement au Canada.

M. Rodgers : Je dirais que notre taux d'épargne nous place au milieu du peloton. Certaines économies épargnent beaucoup plus que nous mais nous épargnons plus que les États-Unis. Nous avons été aidés par le fait que nous avions des excédents budgétaires. Quand on compare les taux d'épargne du FMI, on parle en fait de l'épargne du secteur privé, c'est-à-dire des particuliers et aussi des entreprises sous forme de profits non distribués. En outre, quel est l'impact du gouvernement là-dessus : les gouvernements ont-ils des excédents ou des déficits budgétaires?

Le Canada s'est trouvé dans une situation enviable dans la mesure où les gouvernements, jusqu'à présent, n'ont pas nui à l'épargne. Leur contribution a été positive. Notre taux d'épargne a augmenté grâce aux mesures budgétaires positives de la dernière décennie, ce qui a été le contraire aux États-Unis qui ont eu les taux d'épargne les plus bas du monde industrialisé.

Le président : Lors de notre discussion avec le gouverneur de la Banque du Canada, hier, on a examiné ce qui se passerait si les gens commençaient à casser leurs tirelires pour acheter des biens de consommation.

M. Rodgers : Cela peut toujours être une stratégie souhaitable à court terme. À long terme, il est bon pour l'investissement d'avoir des taux d'épargne décents car l'investissement provient de l'épargne. Si votre épargne est insuffisante pour financer l'investissement, vous devez aller chercher des capitaux à l'étranger. C'est ce qu'ont fait les États-Unis et c'est pourquoi ils ont eu tant de difficultés.

En ce qui concerne les mesures à long terme, elles sont guidées par le processus des dirigeants du G20. Les réponses promulguées par les dirigeants du G20 lors des sommets d'avril et de septembre sont particulièrement exhaustives et portent sur toutes les causes de la crise que j'ai exposées.

Permettez-moi d'indiquer ce qu'il faut vraiment faire à partir de maintenant en fonction des causes que j'ai exposées et des mesures prises jusqu'à présent par le G20.

Premièrement, nous devons éviter d'appliquer une politique monétaire laxiste pendant de longues périodes. À ce sujet, les pays du G20 ont déclaré qu'ils appliqueront des stratégies coordonnées et coopératives de sortie de crise une fois que la reprise sera assurée. Les politiques monétaires seront collectivement conformes à des trajectoires plus durables et équilibrées pour l'économie mondiale, et on établira un nouveau processus coopératif d'évaluation mutuelle des politiques de chaque pays membre.

Deuxièmement, nous devons réduire les déséquilibres mondiaux. Les membres du G20 ayant des déficits extérieurs importants et durables se sont engagés à soutenir l'épargne, à assainir leurs budgets et à renforcer leurs exportations. Les membres du G20 ayant des excédents extérieurs importants et durables sont engagés à stimuler l'investissement, à détendre leurs budgets en prenant des mesures telles que l'amélioration des filets de sécurité sociaux, et à renforcer leur économie intérieure. Les politiques monétaires devront concorder avec la stabilité des prix dans le contexte de taux de change axés sur le marché reflétant les fondamentaux économiques. Les membres du G20 se sont aussi engagés à s'abstenir de toute dévaluation concurrentielle de leurs monnaies.

Troisièmement, il faut resserrer la réglementation financière et renforcer la surveillance. Les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales ont été invités à s'entendre sur des normes plus rigoureuses en matière de capital, à constituer des réserves de capital anticycliques, et à régler les problèmes transfrontaliers en cas de faillite d'établissements financiers revêtant une importance systémique. Ces deux mesures concordent avec l'accord récemment conclu par l'organisme de surveillance du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire.

Les membres du G20 se sont engagés à mettre en œuvre de manière uniforme des normes mondiales afin d'éviter l'arbitrage réglementaire, c'est-à-dire le fait que des établissements financiers transfèrent leurs activités dans d'autres pays où la réglementation est plus lâche.

Quatrièmement, il faut améliorer les pratiques de titrisation et la gestion du risque. À ce sujet, les dirigeants du G20 ont dit que les créateurs ou promoteurs de titres doivent conserver une partie du risque des actifs sous-jacents, ce qui devrait les inciter à agir prudemment. Ils ont élargi le champ de la réglementation et de la supervision en y intégrant les agences de cotation. Plus précisément, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales ont été invités à s'entendre sur la réforme des pratiques de rémunération afin de soutenir la stabilité financière et d'améliorer le marché des produits dérivés hors cote.

Finalement, pour réglementer le secteur bancaire fantôme, ils ont élargi le champ de la réglementation à tout établissement financier, tout instrument et tout marché revêtant une importance systémique. Pour la première fois, cela comprend les fonds de couverture d'importance systémique, leur supervision devant être assurée de manière consolidée. En outre, les systèmes de réglementation devront être revus pour tenir compte des risques macroprudentiels en plus des risques microprudentiels.

Cela met fin à mon exposé.

Le président : Merci beaucoup. C'était très complet. Si je ne me trompe, vous avez aussi réfléchi, à ma demande, à quelques idées sur la suite de nos travaux?

M. Rodgers : Oui, monsieur le président. Je peux les présenter maintenant, si vous voulez.

Le président : Je vous en prie.

M. Rodgers : Mes suggestions découlent aussi des causes de la crise financière et je parlerai donc d'abord de la politique monétaire. J'ai ici un chapitre intitulé politique monétaire et bulles d'actifs. C'est une question dont on parle beaucoup actuellement dans les banques centrales et elle appelle un court préambule.

Bon nombre de gouverneurs des banques centrales estiment que la politique monétaire ne serait pas efficace pour freiner la hausse d'un cycle de crédit mais qu'une baisse des taux d'intérêt le serait pour nettoyer les dégâts après-coup. C'est ce qu'on appelle le débat « freinage — nettoyage » ou, en anglais, « leaning-cleaning ».

L'économiste canadien Bill White a été cadre à la Banque du Canada pendant de nombreuses années et a occupé des postes importants à la Banque des règlements internationaux. Il avait prévu la crise financière mondiale longtemps avant qu'elle n'éclate. Selon lui, la politique monétaire devrait être axée sur un resserrement préemptif du crédit afin de modérer les bulles de crédit au lieu d'attendre les conséquences pour les nettoyer. Il aimerait voir un nouveau cadre global de stabilité financière utilisant des instruments autant réglementaires que monétaires pour résister à ces bulles de crédit et promouvoir une croissance durable. Il a reçu l'appui de Joseph Stiglitz, le prix Nobel de 2001, qui croit que la politique monétaire devrait être axée sur la stabilité financière et la croissance à long terme, pas seulement sur l'inflation.

La politique monétaire de la Banque du Canada est axée sur l'inflation, son instrument étant les taux d'intérêt. Devrait-elle envisager d'autres cibles et/ou instruments pour éviter une croissance excessive du crédit et des bulles de prix des actifs? Ma suggestion est que le comité invite Bill White à témoigner à ce sujet, ainsi que la Banque du Canada, pour en savoir plus sur les défis que pose la politique monétaire dans le contexte d'une inflation basse avec émergence de bulles de prix dans le secteur domiciliaire.

Ma deuxième suggestion porte sur les déséquilibres mondiaux et la nécessité d'un réalignement des monnaies. Les déséquilibres mondiaux sont l'un des facteurs macro-économiques à l'origine de la crise. Ils continuent de poser problème et il faudra un bien meilleur alignement des monnaies pour y faire face.

Paul Krugman, le prix Nobel en économie de 2008, a publié un article à ce sujet dans le New York Times du 22 octobre en disant qu'il y a surtout un problème avec la Chine. Selon lui, les taux de change gérés par la Chine constituent « une plus grande menace pour le reste de l'économie mondiale ».

La devise chinoise est sous-évaluée depuis que l'excédent du compte courant chinois a commencé à augmenter à un rythme formidable en 2001. Si la Chine avait eu un taux de change flottant comme les autres grandes économies du monde, sa monnaie se serait considérablement appréciée. Au lieu de cela, elle a maintenu sa parité fixe par rapport au dollar américain jusqu'au milieu de 2005 et en a ensuite contrôlé la hausse, en la laissant s'apprécier du taux modeste de 17 p. 100 depuis lors. Pour maîtriser la hausse, elle a dû acheter de vastes quantités d'actifs étrangers, essentiellement libellés en dollars américains, avec sa monnaie. À l'heure actuelle, ces actifs valent 2,3 billions de dollars.

M. Krugman et beaucoup d'autres économistes estiment que ces achats massifs d'actifs étrangers ont contribué à la bulle de prix des actifs américains, jetant les bases de la crise financière mondiale. La Chine possède l'un des plus vastes excédents au monde du compte courant, 426 milliards de dollars en 2008 contre 17 milliards en 2001. De ce fait, maintenir une parité fixe par rapport au dollar américain en cette période particulièrement troublée pour l'économie mondiale est particulièrement odieux. Cette politique vole littéralement des emplois aux autres pays, notamment à ceux qui ont des taux de change flottants comme le Canada. Les autres économies du G20 qui appliquent des taux de change fixes ou gérés sont l'Argentine, l'Inde, l'Indonésie la Russie et l'Arabie saoudite.

Un pays comme la Chine est à l'origine d'une bien plus grande part du déficit commercial américain mais il échappe au fardeau d'une appréciation de sa monnaie par rapport au dollar américain. Cela signifie que le Canada, avec son taux de change flottant, a dû assumer une part disproportionnée de l'adaptation. Cela a stimulé la relance de la Chine et ralenti celle du Canada.

Les pays du G20 se sont engagés à s'abstenir de toute dévaluation concurrentielle de leurs monnaies et à maintenir des taux de change axés sur le marché reflétant les fondamentaux. Certains critiques pensent que c'est un engagement sans grande valeur, qui ne produira pas grand-chose. Peut-être faudrait-il faire plus? Le comité voudra peut-être se pencher sur cette question et solliciter l'opinion d'experts.

La question suivante est celle des critères de capitalisation et des réserves de capital anticycliques. Il s'agit là de la pierre angulaire des réformes réglementaires des pays du G20. Ils veulent même introduire un critère sur l'effet de levier. Les établissements financiers canadiens, contrairement à certains de leurs homologues internationaux, sont entrés dans la crise en étant bien capitalisés, mais cela leur impose un nouveau fardeau, notamment cet aspect anticyclique. Tout cela devra être débroussaillé et le comité aurait peut-être intérêt à entendre des représentants des établissements financiers canadiens pour examiner les détails pratiques et les difficultés de mise en œuvre d'une telle démarche.

La question suivante concerne le modèle « créer pour céder », pour éviter une autre défaillance du papier commercial adossé à des actifs, le PCAA, ainsi que le rôle des agences de crédit. Comme je l'ai dit, la défaillance du marché du PCAA était d'origine purement canadienne. Le marché avait connu une expansion considérable dans les années précédant sa défaillance en 2007. Les règles canadiennes concernant ce produit, qui ne sont pas aussi rigoureuses que celles d'autres pays, ont contribué au problème. Les cotes favorables données par une agence de crédit en particulier ont également joué un rôle. Le comité voudra peut-être convoquer des experts financiers du secteur public et du secteur privé pour examiner comment les créateurs de titres pourraient être incités à surveiller les prêts sous-jacents de façon à éviter une défaillance similaire à l'avenir.

Le comité aurait peut-être aussi intérêt à convoquer des agences de crédit pour en savoir plus sur leurs méthodes, ainsi que des organismes de réglementation gouvernementaux pour savoir comment les agences de crédit pourraient être assujetties à une surveillance accrue.

Autre question, la réglementation des marchés hypothécaires. Le comité voudra peut-être se demander s'il serait plus prudent pour la Société canadienne d'hypothèques et de logement, la SCHL, d'exiger à nouveau un versement comptant minimum de 25 p. 100 pour les hypothèques conventionnelles et de 10 p. 100 pour les hypothèques à taux d'endettement élevé, par rapport aux 20 p. 100 et 5 p. 100 actuels. Il pourrait alors convoquer des experts financiers et du secteur du logement, ainsi que des représentants du gouvernement et de la banque centrale.

Je mentionne cela parce que, juste avant la crise, le Canada avait décidé d'autoriser les acheteurs ayant une bonne cote de crédit à acheter sans versement comptant. En fait, il était même allé plus loin en autorisant les banques à accorder jusqu'à 103 ou 104 p. 100 de la valeur de l'hypothèque après intégration des frais de transaction. Nous avions donc une pratique qui n'était pas très différente de celle des États-Unis. Cela s'est produit vers la fin de 2006. Je crois que la Banque Scotia avait commencé en octobre mais le gouvernement est intervenu vers la fin de 2008 pour interdire cette pratique.

Permettez-moi de préciser que, selon mes conversations avec des experts financiers, entre autres, le Canada a eu de la chance que la crise financière éclate quand elle l'a fait car, jusqu'à ce moment-là, notre secteur financier était sujet à une certaine pression concurrentielle, surtout des États-Unis, pour accorder plus d'hypothèques à haut risque, entre autres.

Il ne faut pas oublier que des pressions de ce genre existent. Elles sont vouées à réapparaître un jour, auquel cas nous ne devons pas nous contenter de la satisfaction d'avoir assez bien traversé cette crise. Il nous incombe de penser à l'avenir et de prévoir le régime de réglementation prudent que nous devrions instaurer pour le long terme.

La question suivante est la réglementation macroprudentielle. Le processus des dirigeants du G20 prévoit l'ajout d'une réglementation macroprudentielle à la réglementation microprudentielle. Cela pourrait poser un problème pour le Canada puisque nous avons un dispositif de réglementation assez complexe réparti entre les niveaux fédéral et provincial pour les trois piliers, sans parler des caisses de crédit. Le comité voudra peut-être inviter des représentants des ministères des Finances fédéral et provinciaux, ainsi que des organismes de réglementation, pour voir comment le Canada pourrait le mieux adopter une approche macroprudentielle en plus de l'approche microprudentielle.

Une partie de ce travail se fait déjà car nous bénéficions au Canada de comités de coordination mais cette situation continue d'évoluer et le comité voudra peut-être se pencher sur cette question. Elle est importante. L'adoption par nos organismes de réglementation d'une approche macroprudentielle est l'une des principales réponses à long terme à la crise.

La question suivante est ce qu'on appelle le risque moral. J'ai dit que les ministres des Finances du G-7, dans leur plan d'action en cinq points d'octobre 2008, ont pris l'engagement important de soutenir les établissements financiers revêtant une importance systémique et d'éviter leur faillite. Cet engagement était extrêmement important pour rétablir la confiance durant une période de perturbation des marchés et de récession mais quelle en sera l'incidence après le redressement de la situation? Est-ce que ce sera pour les établissements financiers un blanc-seing pour prendre plus de risques que normalement? J'ai entendu le gouverneur de la Banque du Canada s'exprimer à ce sujet l'autre jour. C'est une question qui mérite réflexion.

George Soros, le financier international, s'est lui aussi exprimé à ce sujet. Il pense que le système actuel est très exposé au risque moral et que la seule chose à faire est d'adopter des règlements rigoureux pour freiner le secteur afin qu'il n'en profite pas.

Le comité pourrait convoquer des représentants de Finances Canada pour leur demander ce qu'ils ont l'intention de faire relativement à la mise en œuvre de cet engagement sur le risque moral.

La question suivante concerne les leçons tirées de la crise par le secteur financier du Canada. Le comité pourrait peut-être se pencher sur la manière dont les établissements financiers canadiens modifient leurs méthodes en réaction à la crise afin de se protéger contre l'instabilité future. Il pourrait aussi examiner les principales leçons qu'ils tirent de cette crise, les difficultés auxquelles ils seront confrontés sur le plan de la concurrence dans ce nouvel environnement, et la manière dont leurs homologues des autres pays s'adaptent à la nouvelle situation. Pour ce faire, il pourrait inviter des représentants du secteur financier canadien et du gouvernement.

La question suivante porte sur les réactions du gouvernement, celles qui ont été efficaces et celles qui auraient pu l'être plus. Je crois en particulier que le comité devrait se concentrer sur le Cadre de financement exceptionnel en demandant au secteur financier ce qu'il pense de cette politique du gouvernement.

Finalement, une idée m'est venue pendant la préparation de ma comparution. Il s'agit de la difficulté que nous avons au Canada à obtenir de bonnes informations financières sur le secteur domiciliaire. Je constate qu'il est plus difficile d'obtenir des données canadiennes que des données américaines, notamment sur le marché des hypothèques à haut risque et sur les forclusions. On doit en outre s'adresser à maintes sources différentes. Il pourrait être souhaitable de réunir toutes les informations dans une seule agence statistique qui aurait pour tâche de produire à intervalles réguliers des rapports sur la situation du marché domiciliaire.

Je formule cette suggestion par souci de transparence, afin que nous puissions obtenir ces données facilement et jeter un meilleur éclairage sur le secteur du logement, ce qui permettrait d'alerter les décideurs et le public sur les problèmes émergents. Le comité voudra peut-être se pencher sur cette question en invitant d'abord la SCHL.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Rodgers. Nous avons maintenant beaucoup de choses à nous mettre sous la dent. Tout ce que vous avez dit nous sera très utile. Pourriez-vous nous remettre une copie de vos notes sur la dernière partie?

M. Rodgers : Certainement.

Le président : Nous les distribuerons aux membres du comité quand elles auront été traduites.

Le sénateur Greene : Votre exposé et la communication que j'ai lue hier soir sont les meilleures choses que j'ai entendues ou lues sur ces questions. J'avais déjà lu certains éléments dans d'autres articles mais je n'avais jamais entendu de synthèse aussi claire et, pour moi, compréhensible. C'est tout à fait excellent.

Bien des gens attribuent aux États-Unis la responsabilité des problèmes que nous connaissons, et il est certain que c'est là qu'ils trouvent leur origine. Cependant, je pense que ces gens ont tendance à blâmer les États-Unis en disant qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ou qu'ils étaient déconnectés de la réalité.

Pour ma part, j'ai tendance à croire que nous sommes en difficulté à cause de la tension naturelle qui existe dans un marché libre et dans une société démocratique entre les partisans et les adversaires de la réglementation. Les anti- réglementation gagnent quelques victoires, puis les pro-réglementation viennent nous sauver la mise mais, comme ils en font peut-être un peu trop, les anti-réglementation reviennent sur la scène et assouplissent de nouveau les règles.

J'ai tendance à croire que nous reverrons ce que nous venons de voir parce que c'est un aspect naturel d'un marché libre et du système démocratique dans lequel nous vivons.

Qu'en pensez-vous?

M. Rodgers : Il ne fait aucun doute que l'épicentre de la crise se trouvait aux États-Unis et que bien des choses qui sont arrivées résultaient de leurs propres défaillances, mais pas seulement. Il s'agissait aussi d'une crise d'origine internationale induite par les déséquilibres mondiaux.

Dans le fameux discours qu'il a prononcé en 2005 et dans lequel il a parlé d'une « orgie d'épargne mondiale », Ben Bernanke a dit qu'on avait fait grand cas des énormes déficits budgétaires qui avaient amené les États-Unis à beaucoup emprunter, et cetera. Il a cependant ajouté que, si les États-Unis avaient plutôt eu des budgets équilibrés, cela n'aurait pas changé grand-chose. Le déficit de leur compte courant aurait peut-être été de 20 p. 100 moins élevé, à peu près, mais ils auraient quand même beaucoup emprunté et beaucoup des facteurs qui ont engendré la crise auraient quand même étaient présents.

Par conséquent, il faut voir également ce qui s'est produit à l'extérieur. Il ne fait aucun doute qu'à notre époque d'économies vastes et croissantes, l'existence de taux de change fixes pose un problème. La Chine a accédé à l'Organisation mondiale du commerce en 2001. Son commerce extérieur a nettement décollé après ça mais, avec son taux de change fixe, elle a appliqué la politique de dévaluation compétitive la plus massive jamais vue, en faisant fi des autres pays. On ne peut pas faire fi de cette réalité. Je partage donc votre première affirmation que ce n'est pas un problème seulement américain.

Vous dites aussi qu'il y a toujours des tensions entre les organismes de réglementation et les entreprises, ces dernières allant au bout des limites établies par les premiers. De fait, il y a eu de l'arbitrage réglementaire. J'ai parlé plus tôt de l'assouplissement des règles de capital net par la Securities and Exchange Commission, mesure prise parce que les Européens avaient introduit une directive dans ce sens. Le secteur financier américain a réclamé la même chose. Idéalement, une meilleure coordination des organismes de réglementation permettra à l'avenir d'étouffer ce genre d'activité.

Comme nos économies sont de plus en plus mondialisées, nous devons agir au moyen de politiques internationales acceptées par tous. Certes, il y aura des pays qui ne joueront pas le jeu. À l'heure actuelle, le G20 représente 87 p. 100 de l'économie mondiale. Les pays de l'extérieur continueront de faire ce qu'ils veulent mais le G20 exercera de plus en plus de pressions sur eux. Par exemple, il exerce actuellement des pressions sur les abris fiscaux et sur les pays du secret bancaire pour les amener à résipiscence. À l'avenir, on imposera plus de pénalités ou de sanctions, ou d'autres mesures, aux pays dont on juge que les gouvernements refusent d'agir. Ceux qui ne répondent pas à la demande du G20 feront l'objet de diverses mesures et c'est donc à leur péril économique qu'ils résisteront. Tout le processus qui vient d'être enclenché vise à obtenir plus de coopération afin d'assurer la coordination des politiques internationales.

Cela dit, il y aura toujours des pressions issues de la concurrence, purement et simplement, et des entreprises qui diront aux organismes de réglementation qu'ils les étouffent et qu'elles ont des difficultés. Cela continuera quoi qu'on fasse. Certaines économies sont plus productives que nous dans certains secteurs, à cause de bas salaires et d'une offre de main-d'œuvre abondante, comme la Chine. La Chine crée 1 million d'emplois par mois. Elle construit chaque mois des infrastructures équivalant à toute la ville de Vancouver. Voilà le rythme auquel elle avance.

Le Canada a une population vieillissante, comme beaucoup de pays occidentaux industrialisés. Nous constaterons à l'avenir qu'il nous est plus difficile d'être compétitifs et les tensions ne vont pas disparaître. Le ministère des Finances sera donc obligé d'analyser la situation de manière équilibrée — ce qui est bon pour l'industrie et ce qui est bon pour le consommateur — afin de trouver le bon chemin. Il ne fait aucun doute qu'il y a dans le monde réglementaire une multitude de tensions qui régissent l'élaboration des politiques.

Le sénateur Frum : Vous avez dit que le monde pourra exercer des pressions sur la Chine si elle ne change pas sa politique de taux de change fixes. De quels leviers dispose-t-on à cet égard?

M. Rodgers : On essaye de le faire depuis longtemps. Quand les gouverneurs de banques centrales vont dans cette partie du monde, ils essayent de convaincre leurs interlocuteurs par leurs discours. Essentiellement, ils leur disent ce qu'ils devraient faire dans leur propre intérêt mais, jusqu'à présent, leurs interlocuteurs ont fait la sourde oreille. Dans l'esprit des Chinois, c'est l'anathème pur et simple. Ils ne peuvent même pas concevoir ça. On doit donc essayer de changer l'idée fixe des Chinois et essayer de leur donner le sens de leurs responsabilités internationales, d'autant plus que nous leur avons permis d'entrer à l'Organisation mondiale du commerce. Il est peut-être concevable qu'il y ait une caisse d'émission à Hong Kong, ou même en Argentine ou ailleurs mais, quand on parle de l'une des premières économies au monde de par la taille, il est trop déstabilisateur pour eux de maintenir ces vieilles politiques. La première chose à faire est donc de commencer par les éduquer. Jusqu'à présent, les discours des banques centrales n'ont pas suffi. Lors de la dernière session du Congrès des États-Unis, plusieurs projets de loi ont été proposés pour faire face à cette situation, mais il s'agissait de projets de loi d'initiative privée qui ne sont jamais allés très loin. Depuis quelque temps, les États-Unis haussent le ton et cela produira peut-être quelque chose. Voici d'ailleurs le risque : si la situation devient trop grave, certaines mesures de force majeure risquent d'être prises contre les Chinois. Avant d'en arriver là, il y aura une lente montée progressive des mesures pour essayer de les amener à résipiscence. Ils peuvent conserver un taux de change fixe s'ils acceptent de le réévaluer de temps à autre pour tenir compte de l'évolution des fondamentaux. L'essentiel est d'essayer de maintenir le taux de change synchronisé avec les fondamentaux.

Le sénateur Harb : Nous aurions tort de blâmer la Chine car, comme vous l'avez dit, elle apporte 2,3 billions d'actifs aux États-Unis pour soutenir leur économie. On peut supposer que la Chine a subi un dur coup lorsque les marchés se sont effondrés à cause du manque de réglementation aux États-Unis et du fait qu'ils ne peuvent pas faire appliquer quelque chose qui n'existe pas. J'aimerais avoir votre opinion là-dessus.

Peut-être pourriez-vous aussi me dire ce que vous pensez de la très grande majorité des produits expédiés aux États- Unis par la Chine et fabriqués par des entreprises américaines implantées en Chine. Elles tirent parti de la main- d'œuvre chinoise bon marché pour expédier des produits de consommation aux États-Unis et le gouvernement accroît leurs revenus par la fiscalité. Cela joue un rôle très important. Demandez à Wal-Mart, ils vous le diront.

Notre comité s'est rendu à New York il y a deux ou trois ans avec quelques banquiers d'investissement. On nous a dit qu'il y a un instinct grégaire chez les investisseurs des gros fonds de pension. Curieusement, ils parient tous de la même manière. Aucun ne joue contre la tendance dominante. On pourrait conclure qu'il n'y avait pas beaucoup de concurrence si tout le monde pariait dans le même sens. Tous les fonds souverains d'Arabie saoudite et d'ailleurs font les mêmes investissements parce qu'ils suivent tous le troupeau, parce que c'est ce que le troupeau leur dit de faire. À bien des égards, ils ont contribué à créer la bulle. Lorsqu'elle a éclaté, elle a fait beaucoup de dégâts parce qu'il n'y avait pas beaucoup de monde de l'autre côté pour tirer profit de la chute. C'est en partie pourquoi nous avons eu la crise.

Beaucoup de gens ramènent la crise à la bulle des hypothèques à haut risque, ce que je trouve un peu frustrant. Je vais vous dire pourquoi, et vos chiffres le prouvent. De 2004 à 2006, nous avons eu le maximum d'argent prêté à des clients à haut risque. Vous nous avez dit que le taux des défauts de paiement dans ce secteur atteignait 41 p. 100. Si je fais le calcul, je dirais que 41 sur 20, ça fait à peu près 10 p. 100 de tout le marché domiciliaire. Ça ne peut pas être l'une des raisons pour lesquelles cette situation est devenue tellement catastrophique. Je conviens avec vous que la situation est devenue catastrophique parce qu'il n'y a pas de réglementation du marché américain et parce qu'il n'y a pas d'imposition de cette réglementation. Ce qui me frustre, c'est que personne n'est puni. Il n'y a pas de dissuasion.

En 2005, nous avons commencé avoir apparaître le problème et qu'avons-nous fait? Selon vos notes, et je partage votre opinion, nous avons commencé à resserrer. Nous avons augmenté le taux d'intérêt et, par conséquent, selon moi, nous avons causé une crise. En 2008, qu'avons-nous fait? Nous avons baissé le taux d'intérêt parce que nous voulions détendre à nouveau le marché.

Au début, nous disons aux gens qu'ils achètent trop, qu'ils doivent arrêter, et nous augmentons le taux d'intérêt. Ensuite, quand la récession arrive et qu'elle est brutale, nous faisons demi-tour et disons aux gens qu'ils doivent dépenser plus et aller acheter des choses.

Évidemment, l'outil en question, le taux d'intérêt et la manière dont il est utilisé, joue un rôle important dans le problème. Personnellement, ce qui manquait dans cet exposé, à mon avis, c'est que l'élément clé de toute cette crise est le fait qu'il n'y a pas de norme internationale en matière d'investissement. Quand il n'y a pas de norme, les fonds d'investissement font ce qu'ils veulent et créent des bulles dans différentes parties du monde, et causent des crises. Si vous ajoutez ça au fait que vous n'avez pas de règles adéquates, vous avez une catastrophe.

Le président : Je crois qu'il y avait plus d'une question là-dedans, sénateur, car j'ai vu le témoin écrire furieusement. Nous verrons bien s'il a pu tout noter.

M. Rodgers : Oui, il ne fait aucun doute que ceux qui détiennent actuellement des actifs américains subissent des pertes. Toutefois, en ce qui concerne la Chine, elle maintient un taux de change relativement fixe par rapport au dollar américain, c'est-à-dire qu'elle ne déprécie ni n'apprécie pas sa monnaie. Elle obtient actuellement de faibles taux de rendement mais c'est un phénomène mondial.

Oui, il y a eu de bons aspects dans ce qui s'est passé avec la Chine et c'est peut-être pourquoi la situation a été tolérée, d'une certaine manière, pendant si longtemps. Je pense que l'objectif politique primordial des Chinois est la stabilité sociale. Ils ont des millions de gens qui quittent chaque année les campagnes pour s'établir en ville. Selon leurs estimations, c'est une migration de 20 millions de personnes et il n'y a que 12 millions d'emplois. C'est un défi considérable pour les pouvoirs publics.

Nos décideurs sympathisent avec eux. Nous comprenons leur situation et leurs difficultés. Cela ne nous est pas inconnu. Nous comprenons qu'ils ont besoin de connaître beaucoup de succès sur les marchés d'exportation pour pouvoir donner du travail à leur population et maintenir la stabilité sociale puisque leur marché intérieur n'est pas suffisant.

Toutefois, l'évolution de la situation fait que ce pays détient maintenant 2,3 billions de réserves de change. En maintenant des parités fixes, les Chinois doivent investir ces sommes dans des actifs étrangers alors qu'ils pourraient changer de politique et investir plus chez eux pour assurer l'expansion de leur économie intérieure.

Je représente le Canada au sein du Comité économique de l'APEC et c'est une question dont nous discutons. Ils vont devoir faire ça de plus en plus. Ce n'est d'ailleurs pas que la Chine. Il y a d'autres économies asiatiques dont toute la politique économique à été hyper focalisée sur la promotion des exportations, au détriment de la consommation intérieure. Ce sont donc devenus d'énormes épargnants parce qu'ils n'ont pas de filets de sécurité sociaux. Nous appelons cela une épargne de précaution. Ces pays épargnent largement plus qu'ils ne le devraient. Si leurs gouvernements commençaient à moderniser, ils auraient moins besoin d'épargner et cela commencerait à rééquilibrer l'économie mondiale.

Je suppose qu'on peut appeler ça une crise de croissance en ce qui concerne la Chine, pays qui prend peu à peu plus sa place au sein de l'économie internationale. C'est un processus qui a commencé mais nous devons encourager la Chine à continuer afin que le monde soit mieux équilibré. Sinon, ce qui risque d'arriver, c'est un mouvement de ressac de la part des pouvoirs publics. Si nous entrons dans une décennie perdue, comme le Japon l'a fait dans les années 1990, et si nous attribuons cela étroitement aux pratiques des autres, et si, malgré le processus du G20, certaines nations au sein de ce processus n'agissent pas en coopération, on risque de voir tout le système s'effondrer, ce qui serait regrettable.

Cela nous ramène à l'idée de leur faire comprendre qu'il est dans leur meilleur intérêt de faire ça. Nous ne devons pas nous laisser séduire par le fait que tout cet investissement chinois dans nos actifs nous permet d'assumer de gros déficits et que tout va bien. Nous ne devons pas non plus nous laisser berner par le fait que la Chine maintient sa monnaie à un niveau tellement bas que ses produits se vendent pour des bouchées de pain et que je peux aller chez Rona acheter un produit chinois qui me coûtera le tiers de son équivalent fabriqué en Amérique du Nord, peut-être même avec la même qualité.

Cela reviendrait à vivre dans un monde de dupes. Ça ne peut pas continuer. Vous avez probablement entendu parler de la thèse de l'éviscération de notre économie. Si nous continuons comme ça, nos entreprises ne pourront pas résister à la concurrence et seront dévastées. Il suffit de voir ce qui s'est passé pendant la dernière décennie, quand toutes sortes de petites collectivités mono-industrielles ont été rayées de la carte au Canada et aux États-Unis. C'est la réalité. Certes, une partie de ce phénomène est inévitable, tout simplement à cause de la concurrence, mais nous n'avons pas besoin en plus d'une concurrence déloyale menée avec des moyens artificiels comme des systèmes de taux de change fixes et des politiques de dévastation des voisins.

Vous avez parlé d'un instinct grégaire. Oui, cela fait partie des préoccupations à l'heure actuelle. En ce qui concerne l'économie mondiale, nous sommes tous entrés en récession en même temps et nous sommes tous en train de coordonner nos politiques pour en sortir. Je pense que cela se fera de plus en plus. Par le passé, comme il n'y avait pas tant de coordination, on avait toujours l'impression que certains secteurs poursuivaient leur expansion quand d'autres s'arrêtaient et que, d'une certaine manière, l'économie mondiale continuait sa croissance. Il suffit de voir la dernière grande crise, qui a été la crise de l'Asie à la fin des années 1990. Elle a eu une incidence profonde sur cette partie du monde mais voyez quelle a été son incidence ailleurs. Voyez quel a été son effet au Canada. Le Canada a été touché de manière asymétrique. La Colombie-Britannique, qui négociait beaucoup avec l'Asie, est entrée en récession. Le reste du pays n'a pas été touché et le Canada a continué sur son petit bonhomme de chemin.

Cette fois, c'est vraiment un choc de constater que nous avons tous chuté en même temps. On peut donc penser, alors que nous coordonnons nos efforts pour essayer de nous rétablir et que nous formons de plus en plus de blocs économiques, qu'il y aura une meilleure synchronisation dans le cycle des affaires. Il y a de gros problèmes lorsque nous chutons tous en même temps, ou même lorsque nous nous relevons tous en même temps. Je pense que c'est un souci légitime.

Ai-je répondu à toutes vos questions?

Le sénateur Harb : Oui, je crois. Merci.

[Français]

Le sénateur Hervieux-Payette : Je tiens à vous remercier de nous avoir livré un résumé succinct et surtout le plus complet possible de la situation. Cependant, une question a été un peu moins traitée, soit la question de la rémunération des employés dans ce secteur, source du développement des produits toxiques.

Concernant les agences de règlementation du Canada, chez notre inspecteur des institutions financières, à ce que je sache, les gens ne sont pas payés 4 ou 5 millions de dollars par année. Ils sont rémunérés comme vous, comme tous les technocrates, donc ils n'ont aucun intérêt personnel à ne pas montrer les choses telles qu'elles sont.

J'ai appris ce matin que les agences de notation avaient une triple compensation pour leur évaluation des produits toxiques ou du papier commercial. Je pensais que le tarif qu'ils avaient s'appliquait à n'importe quelle transaction, mais il semblerait que c'était plus avantageux.

En plus, vous n'avez pas tellement parlé des compagnies d'assurance. Aux États-Unis, vous obtenez le prêt, mais il y a une compagnie d'assurance derrière; deux grandes sociétés, Freddie Mac et Fannie Mae entre autres, assuraient toutes ces transactions, et IAG en particulier. Tous ces gens ont reçu des sommes absolument faramineuses en rémunération tout en ne produisant aucun bien du point de vue économique. Ils prenaient l'argent des fonds de pension, en général des travailleurs du Canada, des États-Unis ou d'ailleurs.

On a vu ce genre de papier au Québec. Des entreprises comme Jean Coutu y avaient placé des fonds. Les banques ont remboursé ces entreprises, mais ce qui m'étonne, c'est que personne au niveau des agences, comme par exemple la SEC, n'a sonné la fin de la récréation, personne n'a dénoncé ce genre de produit.

J'en reviens au modèle mathématique. Pour sortir un produit financier à ce point sophistiqué, on utilise un algorythme que seulement un mathématicien peut comprendre. C'est avec ce modèle financier que la Caisse de dépôt a perdu 40 milliards de dollars. On camoufle tout cela sous un couvert scientifique.

Maintenant, on évalue nos portefeuilles pour se rendre compte — et vous l'avez mentionné tantôt — qu'on avait des hypothèques à environ 5 p. 100, mais que celui qui les achetait en « package » avait 15 ou 20 p. 100 de rendement. Comment expliquer cela? Nul besoin d'être avocat, économiste, financier ou comptable pour comprendre que cette équation est impossible, malgré toutes les formules de levier qu'on pourrait imaginer. On ajoutait, dans certains cas, des cartes de crédit et des prêts automobiles qui n'étaient pas nécessairement très lucratifs. Il me semble que tout le monde s'est bandé les yeux.

Mon collègue a parlé, tantôt, du phénomène des moutons qui sautent dans le précipice, mais je pense qu'il y a eu pire : les gens voulaient aussi une rémunération, que ce soit nos institutions — et je parle de la Caisse de dépôt — que ce soit les gens qui manipulaient les fonds et qui recevaient des bonis en récompense de leurs performances.

J'aimerais savoir si les fameux bonis reliés à la performance et au profit que paie l'institution financière devraient être récupérés?

C'est la même chose pour les agences de notation et les institutions financières. À New York, des milliards de dollars seront encore versés en bonis cette année. Au Canada, les experts que je connais dans le domaine financier me disent que, en 2009, alors que nos fonds de pension sont en péril, les bonis des institutions financières canadiennes iront bon train; des rémunérations, par le biais de bonis plus élevés qu'en 2008, seront versées.

Comment peut-on régler cette question pour protéger l'intérêt public dorénavant? Ce ne sont pas leurs fonds. Les fonds dont ils disposent sont des fonds qui ne leur appartiennent pas.

[Traduction]

M. Rodgers : La question des rémunérations est extrêmement importante. Elle est importante pour les Américains actuellement et nous avons vu l'action récente du président qui a réduit certains salaires de PDG de 90 p. 100. Vous demandez comment on peut réglementer ça. Les Américains donnent l'exemple en ce moment en montrant jusqu'où ils sont prêts à aller.

C'est incontestablement controversé. D'aucuns se demandent comment nous pouvons nous assurer que les établissements financiers auront de bons rendements si cette pratique se maintient. Ils disent que nous allons voir des gens quitter les grands établissements financiers et tout laisser tomber parce qu'ils ne sont pas assez bien rémunérés.

D'autres se demandent où ces gens vont aller et disent qu'ils aboutiront probablement dans des fonds de couverture ou dans des fonds d'investissement privés. On a récemment demandé à George Soros ce qu'il en pense. Il a dit c'est une bonne chose. Ces gens étaient de toute façon des preneurs de risques et il est préférable qu'ils aillent travailler dans des fonds de placement privés et dans des fonds de couverture afin de prendre des risques avec l'argent des investisseurs plutôt qu'avec celui des déposants.

Il ne fait aucun doute que les problèmes de gestion du risque peuvent être reliés à la manière dont ont fonctionné les pratiques de rémunération des établissements financiers. Il faut faire quelque chose à ce sujet. On a déjà commencé à agir. Le Conseil de stabilité financière a formulé quelques propositions que les dirigeants du G20 ont acceptées. Ils veulent que la rémunération soit reliée au rendement à long terme de façon à éviter qu'un PDG arrive dans une société, prenne des décisions imprudentes, se fasse un pont d'or en un an ou deux puis s'en aille, et après lui le déluge. En attendant, il a fait fortune.

On pense aujourd'hui qu'il est préférable que les primes au rendement soient payées sur le long terme ou qu'elles puissent être reprises pour prévenir ce genre de pratique.

Voyez comment nous avons conçu nos propres institutions. Nous avons des gouverneurs de banques centrales ayant des mandats de cinq ou sept ans. L'objectif est d'assurer une longue période de stabilité et d'éviter qu'ils agissent avec imprudence puis se sauvent. Normalement, durant cette période, il y aura probablement eu un cycle économique complet et ils auront donc typiquement été présents au sommet et au creux de la vague. C'est ce que nous faisons au niveau du gouvernement. Nous devrions voir cela plus souvent dans le secteur privé aussi.

J'ai fait allusion tout à l'heure à Christopher Cox, président de la SEC de 2005 à 2009, au sujet de la question de savoir si l'on peut faire confiance au secteur privé pour s'autoréglementer. C'est une philosophie qui a prévalu pendant un certain temps. Elle s'est vraiment répandue. Aujourd'hui, je pense qu'elle est totalement discréditée. Nous savons que ça ne marche pas.

Pour en revenir à George Soros, voilà un homme qui a gagné des milliards de dollars en spéculant sur les monnaies, entre autres choses. Il est considéré comme une sorte d'oracle sur ces choses-là. Le principe de l'orthodoxie économique est que les marchés retrouvent naturellement leur équilibre. M. Soros n'en est pas si sûr : les marchés peuvent facilement tomber dans l'excès et on assiste plus alors à des phénomènes d'emballement et d'effondrement. La seule manière de nous assurer que ces fluctuations restent raisonnables, c'est la réglementation. Dans ce cas, il s'agirait de réglementer les salaires des dirigeants d'entreprises ou des gens qui sont chargés de prendre des risques dans les établissements financiers, et ce serait souhaitable.

Le sénateur Gerstein : Permettez-moi d'abord, monsieur Rodgers, de me joindre à mes collègues pour vous féliciter de votre remarquable exposé. L'excellente réputation qui vous précédait était parfaitement justifiée.

Monsieur Rodgers, l'histoire est truffée de bulles financières qui ont éclaté. Ça fait près de 50 ans que j'ai terminé mes études et, durant cette période, il y a eu la crise des conglomérats, plusieurs crises du secteur immobilier, la crise des obligations de pacotille, la crise des sociétés d'épargne immobilière et, bien sûr, la crise nous traversons aujourd'hui.

Vous nous avez présenté un certain nombre de choses que notre comité pourrait étudier, et je suis sûr qu'elles seront très bien acceptées et seront très utiles. Toutefois, au risque de personnaliser trop mes remarques, j'aimerais vous demander ce qui vous tient éveillé la nuit. D'après vous, quelle pourrait être la prochaine crise? Ou plutôt, pour les jeunes membres de ce comité, que pourront-ils dire plus tard s'ils traversent une crise et qu'ils veulent dire : « Le 29 octobre 2009, David Rodgers était venu devant le Comité des banques et nous l'avait annoncé »?

M. Rodgers : J'aime analyser les tendances à long terme et je pense qu'il y a un phénomène auquel toutes les économies industrialisées vont être confrontées : le vieillissement de leur population. Au cours des 20 prochaines années, le ratio travailleurs-retraités au Canada va chuter de cinq pour un à deux et demi pour un.

Nous devrions donc dès maintenant adopter des politiques favorisant l'épargne, gérer les finances publiques de manière à enregistrer des excédents, idéalement, et économiser pour couvrir des dépenses de retraite et de santé qui vont inexorablement augmenter dans les années à venir. Si nous ne nous protégeons pas suffisamment bien à ce sujet, le pacte social risque d'être menacé. Nous serons obligés de promettre moins aux gens, plus tard, et cela m'inquiète.

Je me disais que tout allait assez bien dans ce pays mais, d'un seul coup, le ministre des Finances nous annonce que nous aurons cette année un déficit de 55 milliards de dollars. Le déficit de l'Ontario sera de 25 milliards de dollars, et le Québec vient de faire monter à nouveau le sien d'un cran de 5 milliards de dollars. En tout, nous avons actuellement pour l'ensemble du Canada un déficit fédéral-provincial de 90 milliards de dollars. Je trouve attristant que cela se passe en ce moment, et de constater que nous allons être dans cette situation pendant plusieurs années.

Je ne veux pas être un oiseau de malheur. Je ne dis pas que c'est catastrophique, je dis que c'est regrettable. Toutefois, si nous ne commençons pas à agir pour nous assurer que ce phénomène reste temporaire jusqu'à ce que nous réussissions à nous sortir de la crise et à rétablir une situation normale, nous courons le risque de dévaler cette pente glissante. Allons-nous retrouver avec des déficits budgétaires pendant 20 ans, comme ce fut le cas du milieu des années 1970 au milieu des années 1990? Si oui, cela voudrait dire que notre économie n'atteindra jamais son potentiel, qu'il y aura toujours cette énorme dette sur nos têtes. Pour moi, la dette n'est qu'un impôt différé. Nous devrons passer à la caisse à un moment ou un autre ou voir fondre nos économies.

Je m'inquiète plus pour le fardeau que cela imposera aux jeunes travailleurs qui démarrent aujourd'hui. À quoi pourront-ils s'attendre? Quel sera leur fardeau fiscal? Quelle différence y aura-t-il entre les biens et services qu'ils reçoivent de l'État et l'impôt qu'ils payent? À l'époque où nous avions d'énormes déficits structurels, la grande majorité des gens de ce pays recevaient plus du gouvernement que lorsque nous avons eu des excédents budgétaires. Pourtant, les budgets excédentaires représentent une situation plus saine pour le gouvernement et pour la société. Dans un système de redistribution, vous avez la minorité qui est vraiment la bénéficiaire nette du système de transferts fiscaux. Si vous faussez cela, ça ne prend pas longtemps.

Je pense que mon principal souci est de rétablir un modèle de croissance durable plus normal. Nos décideurs publics en ont pris l'engagement mais il y a toujours des éléments de risque qui peuvent vous faire dérailler et rendre vos objectifs plus difficiles à atteindre aussi rapidement que vous l'auriez souhaité. Les échéanciers peuvent être reportés, notamment. Comme je l'ai dit, dans un contexte de société vieillissante, je ne pense pas que nous puissions nous payer ce luxe.

Les décideurs publics ont toujours tendance à vouloir résoudre toutes les petites choses qui vont mal. Parfois, il faut prendre le taureau par les cornes. Je ne dis pas que c'est ce qu'il aurait fallu faire cette fois. Comme je l'ai dit dans mon exposé, la situation était particulièrement grave et les pouvoirs publics ont fait exactement ce qu'il fallait faire, Dieu merci. Le fait que nous sortions de la récession aussi rapidement est une vraie bénédiction.

Cela dit, nous devons rester focalisés sur les réformes à long terme qui seront essentielles. Ce sont elles qui guideront le processus de croissance à long terme.

Nous devons penser à une croissance durable et non pas à ce modèle d'emballements et d'effondrements cycliques que nous avons trop souvent connu. Je reconnais que ces cycles d'emballement et d'effondrement se produisent très fréquemment. Au cours des dernières décennies, nous avons vu surgir en moyenne une crise tous les trois ans, à peu près. Le monde devrait mieux tirer les leçons du passé.

De fait, on a fait beaucoup de progrès. Nous avons connu beaucoup de problèmes de ce genre, comme la crise tequila des années 1990, certaines des crises d'Amérique latine et la crise asiatique. Nous savons qu'une partie du problème était l'existence de taux de change fixes, ce qui provoquait des problèmes de balances des paiements débouchant sur des crises bancaires, des crises de liquidités, et cetera. Beaucoup de pays en ont tiré les leçons, et beaucoup plus aujourd'hui fonctionnent avec un système de taux de change flottants.

Je tire une certaine satisfaction du fait que le monde en développement est entré dans cette crise financière environ un an après les pays industrialisés. À un certain moment, on se demandait s'ils n'étaient pas en réalité découplés des économies industrialisées du point de vue de leurs modèles de croissance. Nous avons finalement constaté que non. En fin de compte, si les États-Unis tombent assez bas, le monde entier en subit le contrecoup.

Pourtant, l'impact sur ces pays a été moindre et certaines de ces économies ne sont pas tombées en récession. Voyez la Chine et l'Inde. Le Brésil s'en tire relativement bien. Cela s'explique en partie par les meilleures politiques que ces pays ont adoptées. Ils n'accumulent pas d'énormes dettes publiques comme par le passé. Ils gèrent des régimes commerciaux plus ouverts. Ils ont fait beaucoup de choses qui les ont aidés durant cette période. Le progrès, d'un point de vue mondial, se fait à petits pas. Chaque crise nous apprend, idéalement, que les choses ne seront pas aussi mauvaises que la dernière fois.

La crise que nous venons de traverser a été inusitée du point de vue de son ampleur et du nombre de facteurs qui y ont contribué. D'aucuns pensent qu'on ne pouvait pas l'éviter, que c'était simplement la manière dont fonctionne le monde, étant donné la nature humaine. Ils disent que les gens sont cupides et que les organismes de réglementation ont toujours un train de retard sur un secteur privé particulièrement avisé. Pour ma part, je pense qu'on peut faire beaucoup plus pour nous assurer que ce genre de crise ne se reproduira pas. Les crises viennent et s'en vont mais, je l'espère, aucune autre comme celle-ci.

Le président : Le temps va bientôt nous manquer. Je constate que les membres du comité sont nombreux à vouloir discuter de cette question et je ne saurais mettre fin à la séance sans donner la parole au sénateur Moore.

Le sénateur Moore : J'ai ma liste. Vous avez dit, monsieur Rodgers, que « le Canada a connu ses propres problèmes, notamment la défaillance de son marché du papier commercial adossé à des actifs non bancaires ».

Vouliez-vous parler d'instruments financiers créés aux États-Unis à partir de ce marché hypothécaire à haut risque et vendus au Canada ou s'agissait-il de tranches d'hypothèques canadiennes?

M. Rodgers : Il s'agissait de produits créés ici mais, comme il s'agissait de titres, on avait pris divers types de prêts qu'on avait emballés ensemble. Il y avait là-dedans des hypothèques à haut risque.

Le sénateur Moore : S'agissait-il d'hypothèques à haut risque canadiennes?

M. Rodgers : Je ne peux pas vous l'assurer. Tout ce que je sais, c'est que ces produits ont fini par être le gros problème et qu'il y avait des hypothèques à haut risque dans les tranches qui avaient été créées. Je ne sais pas s'il s'agissait d'hypothèques à haut risque des États-Unis qui ont été vendues sur le marché international ou d'hypothèques strictement canadiennes. Je suppose qu'il y avait probablement un peu des deux car les taux de défaillance aux États- Unis ont été beaucoup plus élevés et qu'il y a effectivement eu un problème ici. Il a fallu 17 mois pour résoudre tout cet épisode, et c'est seulement cette année qu'on l'a finalement réglé, ce qui montre que c'était très difficile à dépatouiller. J'ai tendance à croire qu'il y avait là-dedans un élément de haut risque américain et que c'est cela qui a créé le vrai problème.

Il y a cependant eu d'autres problèmes purement canadiens aussi. Par exemple, souvenez-vous que le créateur de ce produit peut se retourner et le vendre, lequel peut être revendu et revendu à répétition, et que les règles n'exigeaient même pas qu'il y ait un prospectus.

Le sénateur Moore : Il faut qu'il y en ait pour ces choses-là. Il faut qu'il y ait un prospectus pour ces produits dérivés.

M. Rodgers : C'est vrai. Vous contactez alors celui qui gère la fiducie et il n'a vraiment aucune idée précise de ce qu'elle contient. Il a peut-être vu une liste et c'est tout.

Le sénateur Moore : C'est pourquoi on ne pouvait pas en fixer la valeur.

M. Rodgers : On n'en connaissait pas l'indice de toxicité. C'est pourquoi le G20 veut s'assurer que ces créateurs de produits ne puissent pas vendre n'importe quoi. Ils seront obligés d'en garder un élément chez eux. Cela devrait les inciter à s'assurer que les titres pourront être payés correctement, qu'on appliquera des principes de bonne gouvernance, afin que les investisseurs à qui ces produits sont vendus aient l'assurance d'être payés.

Le sénateur Moore : Je crois comprendre que plusieurs de ces sociétés étaient essentiellement des sociétés américaines, des sociétés qui opéraient à partir de bureaux situés à Londres, et qu'elles avaient une tranche spéciale, une tranche très particulière qu'on appelait des super seniors. Elles en détenaient beaucoup et il n'y avait rien derrière. C'est une chose d'avoir certains titres en mains mais il faut qu'il y ait des réserves de capital en garantie. Vous pouvez dire : « Je détiens du papier commercial et j'assume une partie du risque. » C'est peut-être ça le coussin dont vous parliez : qu'ils aient quelque chose pour garantir le paiement quand le marché se délite. Il faut que quelqu'un paye.

J'ai une autre brève question à vous poser. La Chine détient une part énorme de la dette des États-Unis mais il y a pourtant des rumeurs de remplacement du dollar américain comme monnaie de réserve. On parle d'une sorte de super- dollar basé sur la monnaie de cinq ou six autres pays, quelque chose comme ça. Pourtant, la Chine cause cette perturbation de la situation normale de l'économie internationale et détient toute cette dette américaine. En même temps, elle voudrait que cette dette soit remboursée en dollars américains ayant une valeur plus élevée que celle dont elle est responsable. Elle veut récupérer son argent. Elle ne veut pas récupérer 80 ou 85 cents américains, elle veut récupérer 100 cents américains.

M. Rodgers : Oui, mais elle maintient sa parité fixe avec le dollar américain, comme je l'ai dit. Elle refuse le risque du taux de change. Ce qu'elle perd, c'est l'intérêt cumulé, disons, sur les bons du Trésor dont le taux de rendement est extrêmement bas. Son argent est essentiellement parqué dans des titres extrêmement sûrs comme des bons du Trésor.

Toutefois, je dois dire que ces pays qui ont d'énormes réserves commencent à essayer de diversifier. Par exemple, nous avons vu la Chine créer de vastes fonds de placement souverains qui pourraient éventuellement adopter une approche plus risquée en matière d'investissement et se tourner vers d'autres sources.

Il existe actuellement une multitude de fonds de placement souverains et beaucoup se contentent de placements très sûrs. Ils investissent dans des obligations gouvernementales et dans des bons du Trésor. Avec le déclin des taux de rendement ces dernières années, certains commencent à repenser leur stratégie et à se demander s'ils ne devraient pas accepter un peu plus de risque.

Nous sommes déjà passés par là avec la réforme du Régime de pensions du Canada dans les années 1990. Nous financions ce régime en faisant des prêts aux provinces à des taux inférieurs à ceux du marché mais on a jugé que ça pouvait plus continuer quand on a constaté que le régime n'était pas en très bonne forme. Nous avons alors créé un organisme indépendant qui a commencé à assumer plus de risque en plaçant l'argent dans des actions, de l'immobilier, et je ne sais quoi d'autre.

Je pense que ce sera plus la stratégie qui sera adopté par la Chine et par d'autres pays ayant de vastes réserves. Ils ne vont pas se contenter de parquer automatiquement leur argent dans des choses comme des bons du Trésor. Ils vont envisager d'accepter un peu plus de risque.

En ce qui concerne l'idée d'une monnaie mondiale, oui, elle a été lancée par la Chine cette année. La Chine voudrait que les droits de tirages spéciaux du FMI deviennent la nouvelle monnaie de réserve mondiale. Elle joue déjà un petit rôle en ce moment mais ça n'a rien à voir avec celui du dollar américain. Ça pourrait être une solution à très longue échéance mais, comme c'est un nain par rapport au dollar américain, en termes d'actifs de réserve, je ne vois pas cela se faire avant bien longtemps.

Le président : Je suis désolé de devoir mettre fin à cette discussion très intéressante mais, comme je l'ai dit tout à l'heure, vous nous avez donné matière à réflexion. Nous nous intéressons aux répercussions macro-économiques de la crise financière et à l'évolution de la situation à partir de maintenant. Vous nous avez montré plusieurs pistes, je crois, que nous aurons l'occasion d'examiner plus attentivement.

Je remercie mes collègues et je vous remercie tout particulièrement, monsieur Rodgers. Je suis désolé d'avoir dépassé l'heure prévue mais c'est une indication de l'intérêt que suscite ce sujet.

(La séance est levée.)


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