Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 17 - Annexe 5900-2.40/L1-C-15, 17 « 5 »
Annexe 5900-2.40/L1-C-15, 17 « 5 »
The Sentencing Project
Recherche et promotion de la réforme
Incidence des régimes de peines obligatoires aux États-Unis
Document produit pour le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Canada
Témoignage de Marc Mauer
Directeur général
The Sentencing Project
28 octobre 2009
Je vous remercie de cette occasion de discuter avec le comité de l’expérience américaine en matière de détermination des peines obligatoires. J’espère que mon analyse s’avérera utile à votre examen des modifications proposées à la loi canadienne. J’occupe les fonctions de directeur général de The Sentencing Project, un organisme à but non lucratif qui se consacre à la recherche sur les politiques relatives à la justice pénale et à la promotion de la réforme. J’ai publié deux livres et de nombreux articles de revues spécialisées sur la détermination des peines obligatoires, et j’ai témoigné devant le Congrès américain et devant un grand nombre de législatures d’État.
APERÇU
Depuis les années 1970, le gouvernement fédéral et pratiquement tous les corps législatifs d’État ont promulgué divers types de régimes de peines obligatoires, qui ciblaient le plus souvent les infractions en matière de drogue, mais qui visaient également d’autres crimes, comme les dispositions du genre « emprisonnement à perpétuité après trois fautes » qui ont cours dans la moitié des États. On peut donc faire le point sur trois décennies d’expérience avec la génération actuelle de régimes de peines obligatoires. Il convient de mentionner l’émergence d’un consensus au sein des experts juridiques et politiques voulant que ces lois, loin de favoriser la sécurité de la population, aient des répercussions imprévues qui entraînent fréquemment des situations injustes. Dans le présent document, nous présentons brièvement les enjeux et l’incidence de ces régimes.
Les peines obligatoires n’ont pas permis de renforcer la sécurité du public
Même si la réduction du crime constitue l’intention présumée des régimes de peines obligatoires, force est de constater que l’expérience n’est pas concluante à cet égard. Pareil échec s’explique par deux facteurs. En premier lieu, pareil régime s’inscrit en porte-à-faux par rapport à la vision des criminologues voulant que l’effet dissuasif du système de justice pénale repose plus sur la certitude que sur la sévérité de la punition. En d’autres termes, le fait de renforcer l’impression qu’un contrevenant sera arrêté et condamné dissuadera les criminels potentiels de commettre des infractions. En revanche, la sévérité des sanctions à l’encontre des défendeurs condamnés aura peu d’effet dissuasif, étant donné que la plupart des contrevenants croient (à raison) qu’ils pourront commettre un crime donné en toute impunité.
Les peines obligatoires appliquées aux infractions en matière de drogue posent problème, car elles s’attaquent principalement à l’offre plutôt qu’à la demande de stupéfiants. L’augmentation spectaculaire du nombre d’emprisonnements de contrevenants aux lois sur les drogues — on en comptait 41 000 en prison en 1980 contre 500 000 aujourd’hui — témoigne du fait qu’il y aura toujours des personnes prêtes à consommer ou à vendre de la drogue, malgré les risques de peines obligatoires auxquelles elles s’exposent en cas d’arrestation. Par conséquent, les lois en matière de peines obligatoires favorisent une approche de lutte contre la toxicomanie axée sur l’offre, au détriment de stratégies plus efficaces axées sur la demande, qui mettent l’accent sur la prévention et le traitement.
L’imposition de peines obligatoires se traduit par des sanctions excessives
Les régimes de peines obligatoires instaurés par des corps législatifs imposent une structure unique de détermination de la peine, qui ne tient pas compte des circonstances particulières du contrevenant et de l’infraction. Cette situation entraîne souvent l’imposition de peines jugées excessives, quel que soit l’angle sous lequel nous les regardons. Dans le système judiciaire fédéral, notamment, Weldon Angelos, un producteur de musique de 24 ans sans antécédents judiciaires, a été condamné en 2004 pour avoir vendu, à trois reprises, pour 350 dollars de marijuana. L’accusé portant une arme au moment des ventes, le juge a dû lui imposer des peines sévères et consécutives, et ce, même si Angelos n’a utilisé ni son couteau ni son arme à feu (ou menacé de le faire). Weldon Angelos a donc écopé d’une peine de 55 ans à la prison fédérale, sans possibilité de libération conditionnelle.
Les lois des États qui prévoient la détermination de peines obligatoires ont mené à des abus judiciaires comparables. En vertu de la loi californienne des « trois fautes », tout acte délictueux grave compte comme une troisième faute si le contrevenant a déjà fait l’objet de deux condamnations pour actes délictueux « grave ou violent », tels qu’ils sont définis dans la loi. À la suite du témoignage de la police devant la Cour suprême des États-Unis, deux défendeurs ont soutenu que leurs peines constituaient une forme cruelle et inhabituelle de punition, sans aucune proportion avec leur troisième faute respective : le vol de trois bâtons de golf dans un magasin d’articles de sport et le vol de cassettes vidéo d’une valeur de 153 dollars dans un grand magasin. La Cour a rejeté leur défense, compte tenu du pouvoir discrétionnaire de la législature d’imposer pareils régimes. Par conséquent, le voleur de bâton de golf a écopé d’une peine de 25 ans de prison et le voleur de cassettes vidéo purge actuellement une peine d’emprisonnement de 50 ans.
Bien sûr, nombre de personnes condamnées en vertu de lois sur les peines obligatoires ont commis des infractions bien plus graves. Mais les juges détiennent déjà le pouvoir de condamner les contrevenants à de longues peines d’emprisonnements, s’il y a lieu. Ces dénis de justice sont pour ainsi dire inévitables si la loi ne permet pas aux juges d’adapter leurs jugements aux circonstances de chaque cas.
Les peines obligatoires transfèrent les pouvoirs discrétionnaires, sans les éliminer pour autant
Les décideurs avaient l’intention de retirer les pouvoirs discrétionnaires du processus de détermination des peines en imposant un régime de peines obligatoires; mais dans les faits, ces lois ont plutôt eu pour effet de transférer ces pouvoirs. En éliminant le pouvoir judiciaire discrétionnaire, on accroît le pouvoir des procureurs d’influer sur le jugement des causes pénales. Cette situation découle de la dynamique des processus de mise en accusation et de négociation de plaidoyers : puisque la mise en accusation entraîne pratiquement toujours des peines précises en vertu de ces lois, il revient au procureur de porter ou non une accusation entraînant une peine obligatoire pour l’accusé.
Il importe de mentionner que les pouvoirs discrétionnaires de la poursuite s’exercent principalement à huis clos (et non pas en audience publique, comme c’est le cas pour le juge). Ce changement du lieu d’exercice des pouvoirs discrétionnaires ne permet pas leur élimination et les soustrait même à l’examen public.
Les régimes de peines obligatoires favorisent les disparités raciales et ethniques
On s’inquiète du fait que ces régimes, en renforçant les pouvoirs discrétionnaires des procureurs, favorisent des jugements teintés par les disparités raciales et ethniques. Selon une étude de la commission américaine de détermination de la peine publiée en 1991, les procureurs fédéraux des causes pénales (auxquelles peuvent s’appliquer des peines obligatoires) seraient plus enclins à accepter un plaidoyer sans peine obligatoire pour des défendeurs de race blanche que pour des défendeurs afro-américains ou latino-américains. S’il est vrai que les disparités raciales dépendent de divers facteurs dans le système judiciaire, il n’en demeure pas moins que la nature « confidentielle » de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite est propice à l’apparition de telles disparités.
Les politiques américaines s’orientent vers d’autres voies que la détermination de peines obligatoires
Au cours des dernières années, on remet de plus en plus en question la sagesse des lois sur les peines obligatoires aux États-Unis. Des organes influents, comme l’American Bar Association et le système judiciaire fédéral, ont émis des réserves sur l’application des pouvoirs discrétionnaires et exigé l’abrogation de ces régimes.
Les décideurs de plusieurs États ont également commencé à réévaluer ces lois. À titre d’exemple, en 2008, l’État de New York a réduit les peines punitives excessives qui étaient imposées en vertu des scandaleuses lois Rockefeller sur les drogues, édictées en 1973. L’État du Michigan a également réduit les peines prévues à ses lois sur le trafic de stupéfiants qui, dans certains cas, infligeaient des peines aussi sévères aux trafiquants qu’aux coupables de meurtre au premier degré. À l’échelle fédérale, un consensus se dessine en faveur de la réduction des peines obligatoires excessives pour infractions liées au crack ou à la cocaïne, qui ont été adoptées dans les années 1980.
CONCLUSION
On constate que, intentionnellement ou non, la détermination des peines obligatoires aux États-Unis a dénaturé les décisions rendues, sans pour autant renforcer la sécurité du public. Ces régimes sont en grande partie responsables de la surpopulation carcérale aux États-Unis, qui entraînent des coûts élevés et, ce faisant, obligent les États à procéder à des compressions dans leurs services essentiels. Ils ont également contribué à une hausse exponentielle des taux d’incarcération, en particulier au sein des communautés minoritaires à faible revenu, ce qui a nui à l’environnement familial de toute une génération d’enfants. Il est plus que temps de restaurer l’équilibre des pouvoirs discrétionnaires au sein du système de justice pénale, de manière à permettre des jugements plus constructifs en matière de détermination des peines. J’espère que ce survol de l’expérience américaine des dernières décennies aidera le gouvernement du Canada à porter un choix éclairé en matière de régime.
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