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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 20 - Témoignages du 25 novembre 2009


OTTAWA, le mercredi 25 novembre 2009

Le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, qui a été saisi du projet de loi C-15, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et apportant des modifications connexes et corrélatives à d'autres lois, se réunit aujourd'hui, à 16 h 13, pour étudier ledit projet de loi.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Chers collègues, nous passons aux motions d'intérêt courant. Je crois que vous avez tous les documents pertinents devant vous. Je me demande si je ne pourrais pas tout d'abord inviter quelqu'un à présenter une motion.

[Français]

Il est proposé que les documents suivants soient annexés aux délibérations du comité : la réponse par écrit et les tableaux additionnels fournis par Statistique Canada pour les questions posées durant la réunion du 22 octobre 2009.

[Traduction]

Le sénateur Baker : Je propose.

La présidente : Proposé par le sénateur Baker. Êtes-vous tous pour?

Les sénateurs : D'accord.

La présidente : Des objections? Des abstentions? Adopté.

Il serait fort apprécié que l'on propose également que soient déposés comme pièces auprès de la greffière du comité les documents suivants : Exposés supplémentaires de Marc Mauer et de Mary Price. Puis-je m'arrêter ici?

Des voix : Vous êtes dispensée.

La présidente : Y a-t-il un sénateur intéressé à présenter la motion?

Le sénateur Milne : Je propose.

La présidente : Proposé par le sénateur Milne. Êtes-vous tous pour?

Les sénateurs : D'accord.

La présidente : Des objections? Des abstentions? Adopté.

Voilà pour les questions d'intérêt courant.

Un autre coup de maillet, et nous pourrons entrer dans le vif du sujet.

Honorables sénateurs, je constate que nous avons le quorum. Je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, qui poursuit son étude du projet de loi C-15.

Nos premiers témoins cet après-midi sont MM. Howard Sapers, enquêteur correctionnel du Canada, et Ivan Zinger, directeur exécutif et avocat général au Bureau de l'enquêteur correctionnel.

Je vous souhaite de nouveau la bienvenue, messieurs. Il n'y a pas si longtemps, en effet, vous vous êtes présentés ici à l'occasion de l'étude d'un autre projet de loi. Nous sommes ravis de vous accueillir de nouveau parmi nous. Monsieur Sapers, vous pouvez commencer.

Howard Sapers, enquêteur correctionnel du Canada, Bureau de l'enquêteur correctionnel : Merci de nous avoir invités de nouveau. Je vous salue tous. Je suis heureux d'avoir l'occasion de m'adresser au comité dans le cadre de son étude du projet de loi C-15, qui modifie la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

Pour commencer, j'aimerais prendre quelques instants pour vous faire part de mes préoccupations liées aux conséquences d'une hausse de la population carcérale, ainsi qu'aux problèmes d'accès aux programmes d'intervention pour les toxicomanes dans les services correctionnels fédéraux. Je demanderai ensuite au Dr Zinger de vous parler des répercussions attendues sur les populations autochtones du projet de loi C-15.

Le mandat de mon bureau représente des éléments importants du système de justice pénale : responsabilité, transparence et équité. Le bureau exprime les valeurs canadiennes de respect de la loi, des droits de la personne, et des attentes du public à l'égard d'une administration responsable de la loi et des politiques par le personnel de correction et les équipes de direction, en son nom. Après tout, la sécurité publique dépend de la qualité des services correctionnels.

J'aborderai maintenant directement les enjeux du projet de loi C-15 qui concernent mon bureau. Je suis fermement convaincu que toute proposition législative devrait reposer sur des éléments probants, et c'est tout particulièrement important lorsqu'il s'agit d'une possible aliénation de liberté et de ses conséquences sur la sécurité publique. Le projet de loi C-15 propose une peine d'emprisonnement obligatoire pour les infractions graves liées aux stupéfiants. Sous- entendu : les peines actuelles sont trop courtes, des peines plus longues sont plus dissuasives, et les prisons offrent des soins et des programmes pour remédier aux problèmes de délinquance liée aux drogues.

Toutefois, un imposant corpus de recherche démontre que les peines minimales obligatoires n'ont pas d'effet dissuasif et qu'elles risquent d'entraîner une hausse notable de la population carcérale, en ne présentant que peu de retombées positives, voire aucune, sur la sécurité publique. Les peines minimales obligatoires vont à l'encontre de la notion voulant que la sanction doive correspondre au crime commis. Les conditions actuelles des établissements pénitentiaires canadiens ne facilitent pas l'accès à des interventions correctionnelles éprouvées.

Si le projet de loi C-15 était une proposition législative isolée, les retombées attendues se limiteraient essentiellement à une hausse de la population carcérale provinciale. Ce point de vue nous a été présenté par M. Don Head, commissaire du Service correctionnel, la semaine dernière, lorsqu'il a témoigné devant ce même comité sur les conséquences du projet de loi C-15. M. Head a indiqué qu'un financement de 23 millions de dollars sur cinq ans avait été accordé au Service correctionnel du Canada afin de soutenir la charge de travail liée à la préparation des cas pour les examens en vue d'une libération conditionnelle, ainsi que la supervision des délinquants provinciaux en liberté conditionnelle. Il a également déclaré que le Service correctionnel ne prévoit aucune conséquence sur le nombre de détenus dans les établissements fédéraux. Mon point de vue est quelque peu différent.

Je m'inquiète du fait que les retombées réelles du projet de loi C-15 sur la croissance de la population carcérale ne peuvent être évaluées qu'à la lumière des nombreuses autres mesures législatives proposées en matière de justice pénale qui ont été votées récemment ou sont actuellement devant le Parlement. Les effets cumulés et conjugués de ces différentes propositions risquent fort d'entraîner une augmentation considérable des admissions de délinquants sous responsabilité fédérale et de la durée des peines.

Comme je l'ai déjà dit avant, à mon bureau, nous sommes préoccupés par les répercussions qu'aurait une arrivée massive de nouvelles admissions dans le système correctionnel fédéral, déjà surchargé. La surpopulation pénitentiaire a des conséquences négatives sur la capacité du système à assurer une détention fondée sur des valeurs humaines, en toute sécurité et sûreté. De nombreux ouvrages démontrent que la surpopulation pénitentiaire peut faire croître les tensions et la violence, et mettre en danger la sécurité du personnel, des détenus et des visiteurs.

À titre d'exemple, je signale ici que le service a récemment rapporté que le nombre de décès de causes non naturelles avait augmenté de 70 p. 100 l'an dernier.

Lorsque la population carcérale monte en flèche, le plein accès, en temps opportun, des délinquants aux programmes, aux soins et aux véritables possibilités d'emploi diminue, ce qui retarde leur retour dans la société. Ce faisant, les problèmes de surpopulation et les coûts se multiplient. À l'heure actuelle, la capacité est strictement limitée aux établissements à sécurité moyenne, là où le gros des programmes correctionnels est censé être appliqué.

Il convient de mentionner que les effets profonds de la surpopulation carcérale vont bien au-delà d'un milieu de vie confortable pour les détenus sous responsabilité fédérale. Si l'on divise les ressources qui permettent au système de guider les délinquants dans leurs plans correctionnels au moment voulu, il y aura des répercussions néfastes sur la protection des collectivités. En effet, les délinquants seront incarcérés plus longtemps par rapport à leur peine, ils seront mal préparés pour leur retour dans la société et la période sous supervision sera alors écourtée.

En ce qui a trait à la capacité du Service correctionnel du Canada de remédier aux problèmes de toxicomanie dans les pénitenciers, nous sommes encouragés par l'initiative publique prise la semaine dernière par le commissaire du Service correctionnel, laquelle vise à augmenter de façon notable son allocation budgétaire pour les programmes essentiels, notamment les programmes de désintoxication. Au bureau, nous avons fait savoir par le passé que, ces dernières années, le service correctionnel a bénéficié de fonds considérables pour mettre en place des mesures d'interdiction visant à limiter l'accès aux stupéfiants dans les pénitenciers fédéraux. Il est primordial de réduire la circulation des stupéfiants de contrebande en vue d'instaurer un milieu sûr et stable pour le personnel comme pour les prisonniers. À mon bureau, nous ne nous opposons pas à ces initiatives.

Il convient de mentionner que le service correctionnel n'a pas investi récemment pour améliorer ses programmes de désintoxication et élargir ses initiatives de réduction des préjudices. Le commissaire déclarait la semaine dernière qu'en 2008, le service correctionnel avait reçu des fonds supplémentaires de 120 millions de dollars sur cinq ans pour contribuer à éliminer les stupéfiants dans les établissements fédéraux. Ce financement est destiné à : augmenter le nombre de chiens détecteurs de drogue; accroître les capacités en matière de renseignements de sécurité; s'équiper davantage en matériel de sécurité, comme des détecteurs ioniques et des appareils de radioscopie; intensifier la sécurité du périmètre à l'aide de technologies adéquates; et renforcer les politiques sur les fouilles afin de mieux empêcher l'introduction de stupéfiants dans les prisons.

Rien, sur ces 120 millions de dollars, n'est destiné aux soins ou aux initiatives de réductions des préjudices. Au bureau, nous sommes convaincus qu'il est important de financer les initiatives de répression. Mais il l'est tout autant d'appuyer adéquatement les programmes pour toxicomanes, d'exiger des stratégies de réduction et des initiatives de réduction des préjudices. Pour être efficace, une stratégie antidrogue doit prévoir aussi bien l'aide que la répression. À mon avis, l'échec du service correctionnel à réduire la consommation de stupéfiants dans les pénitenciers peut en partie s'expliquer par cette stratégie inégale axée principalement sur la répression.

[Français]

Ivan Zinger, directeur exécutif et avocat général, Bureau de l'enquêteur correctionnel : Honorables sénateurs, au Bureau de l'enquêteur correctionnel, nous sommes également préoccupés par les différentes répercussions qu'auront les propositions relatives aux peines minimales obligatoires sur la population croissante des Autochtones.

La surreprésentation des Autochtones dans les prisons et les pénitenciers du Canada n'est un secret pour personne : si, à l'échelle nationale, ils représentent moins de quatre p. 100 de la population canadienne, ils constituent en revanche près de 20 p. 100 de l'ensemble de la population pénitentiaire fédérale. Chez les femmes, cette surreprésentation est encore plus prononcée, puisqu'elles représentent 33 p. 100 de la population féminine des pénitenciers fédéraux.

Il est inquiétant de constater que cette surreprésentation augmente régulièrement d'année en année. Les taux d'emprisonnement chez les Autochtones sont désormais près de neuf fois supérieurs à la moyenne nationale. Les prévisions démographiques semblent indiquer que les taux disproportionnés d'incarcération des Autochtones se maintiendront encore longtemps au cours de la prochaine décennie.

Si le service correctionnel ne contrôle pas les admissions dans les pénitenciers, il n'en a pas moins l'obligation statutaire de gérer les peines d'une façon non discriminatoire et adaptée sur le plan culturel. Les secteurs préoccupants liés aux services correctionnels pour Autochtones vont bien au-delà de la surreprésentation. Ils exigent de prêter attention à ce qui arrive aux délinquants autochtones lorsqu'ils sont confiés aux établissements du service correctionnel.

La semaine dernière, nous avons publié un rapport indépendant commandé par le Bureau de l'enquêteur correctionnel. Ce rapport confirme que la situation des Autochtones qui purgent une peine de ressort fédéral demeure inacceptable. Intitulé : De bonnes intentions, des résultats décevants : Rapport d'étape sur les services correctionnels fédéraux pour Autochtones, le rapport illustre le fait que les résultats correctionnels pour les délinquants autochtones continuent d'accuser un retard important par rapport à ceux des autres délinquants sur presque tous les plans. En comparaison, les délinquants autochtones : sont libérés après avoir purgé une plus grande partie de leur peine; sont surreprésentés dans la population carcérale en isolement; sont souvent maintenus en incarcération jusqu'à la date d'expiration de leur mandat; présentent un taux de risques plus élevés et de besoins plus grands; et finalement, ils sont susceptibles de commettre une nouvelle infraction et de voir leur libération conditionnelle révoquée.

Nous sommes préoccupés par le fait que le projet de loi C-15, conjugué à d'autres propositions législatives ne fera qu'accentuer une surreprésentation des Autochtones déjà dramatique dans les établissements correctionnels du Canada.

[Traduction]

M. Sapers : Il est impératif de bien comprendre le projet de loi C-15 et de l'évaluer soigneusement, car les modifications proposées, conjuguées à d'autres propositions législatives, risquent d'avoir des conséquences spectaculaires sur le taux, le coût et la répartition des incarcérations dans ce pays.

Un débat de fond s'impose à partir du moment où l'État décide d'accroître sa capacité de priver, d'autorité, des citoyens de leur liberté. J'encourage le Comité à examiner attentivement les preuves relatives aux peines minimales obligatoires ainsi que le contexte dans lequel cette loi est proposée.

Merci encore de m'avoir fourni l'occasion de vous rencontrer cet après-midi. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le sénateur Wallace : Monsieur Sapers, comme vous le savez probablement, nous avons entendu un certain nombre de témoins représentant divers intérêts et différentes circonscriptions, en rapport avec ces problèmes de consommation de drogues. Nous avons entendu des témoins nous présenter leur point de vue sous l'angle de l'application de la loi, en tant que dirigeants politiques au sein de leurs collectivités. Ils doivent répondre aux exigences que leur imposent leurs citoyens. Nous avons également entendu des témoins tels que vous, qui représentent les intérêts de ceux qui se sont attirés des ennuis avec la loi et se retrouvent soit au banc des accusés, soit déclarés coupables d'une infraction.

Si je comprends bien, votre organisation joue le rôle d'un ombudsman pour les délinquants sous responsabilité fédérale. La fonction première de votre organisation est de faire enquête et de régler les cas de plaintes de la part des contrevenants. Est-ce exact?

M. Sapers : Le mandat du bureau est défini à la partie III de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Il est clair que le bureau est à la fois un mécanisme servant à régler les plaintes individuelles et à s'interroger sur les problèmes systématiques donnant lieu à ces plaintes. Ce faisant, nous n'agissons pas en qualité de porte-parole mais plutôt d'organisme de surveillance indépendant, ce qui est la marque de commerce de toute organisation d'ombudsman qui se respecte.

Le sénateur Wallace : Assurément. Toutefois, ce rôle concerne des gens qui sont emprisonnés ou qui risquent de l'être. Vous n'êtes pas un organisme de défense de victimes. C'est le point de vue que vous adoptez à propos de ce projet de loi, et vos observations vont dans ce sens.

M. Sapers : Les enquêtes menées par mon bureau résultent soit d'une plainte directe formulée par un délinquant sous responsabilité fédérale qui purge une peine, la famille d'un délinquant sous responsabilité fédérale ou le ministre de la Sécurité publique, soit de ma propre initiative. Les plaintes font l'objet d'une enquête, d'abord pour voir si elles sont fondées. Si tel est le cas, le personnel de mon bureau formule alors des recommandations pour tenter de résoudre le problème au niveau local. Les problèmes qui ne sont pas résolus se retrouvent, en bout de ligne, dans le rapport annuel que je dois présenter au Parlement.

Le sénateur Wallace : Je remarque, dans les notes figurant à la page 3 de votre exposé, l'observation selon laquelle « [L]a peine minimale obligatoire va à l'encontre de la notion voulant que la peine soit proportionnelle au crime [...] ». Puis, la phrase se poursuit, mais cet énoncé fait partie de votre exposé. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'agit là d'une observation qui en ratisse large et, me semble-t-il, d'une condamnation de la peine minimale obligatoire.

Permettez-moi de vous demander s'il s'agit là d'une juste évaluation du projet de loi C-15. Ce qui m'amène à vous poser la question, c'est que bon nombre des commentaires que nous avons entendus de la part des témoins portaient sur la consommation de drogues et la nécessité de traiter ceux qui souffrent de toxicomanie. La réalité, toutefois, c'est que le projet de loi C-15, comme je le comprends, tourne autour de la production, du trafic, de l'importation et de l'exportation de drogues telles que la cocaïne, l'héroïne, la méthamphétamine, notamment lorsque des armes, la violence ou le crime organisé sont en cause.

Ne serait-il pas approprié que la peine minimale obligatoire — soit une peine sévère et une période d'incarcération raisonnable — s'applique en pareilles circonstances, quand il s'agit de drogues de cette nature et qu'on parle d'importation, d'exportation ou de production? Dans ce contexte, est-ce que la peine minimale obligatoire semblerait aller à l'encontre de la notion voulant que la peine soit proportionnelle au crime? Il m'apparaît difficile de le croire.

La présidente : Est-ce une question, sénateur Wallace?

Le sénateur Wallace : Oui, c'en est une.

M. Sapers : Je vais faire de mon mieux pour l'expliquer, monsieur le sénateur. Bon nombre de principes sous-tendent l'imposition d'une peine. Je ne vais pas les passer en revue l'un après l'autre, mais le Code criminel fait référence à différents motifs concernant l'imposition d'une peine.

Toutefois, les principes de la proportionnalité et du pouvoir discrétionnaire sont des caractéristiques des tribunaux canadiens. La recherche a démontré, comme on peut le constater dans la documentation, que la peine minimale obligatoire va à l'encontre à la fois de la notion de proportionnalité et de celle du pouvoir discrétionnaire. Dans certaines instances, elle a donné lieu à la négociation de plaidoyers et à des accusations réduites. Certains travaux de recherche ont même démontré l'existence d'un lien entre la peine minimale obligatoire et l'augmentation de certains types d'activités criminelles.

Ce que j'ai voulu dire précédemment dans mon témoignage, c'est simplement que, si l'un des buts visés est de faire en sorte que les crimes graves soient traités par nos tribunaux avec tout le sérieux que cela mérite, il est loin d'être évident que la peine minimale obligatoire y contribue. En fait, il y a davantage de travaux de recherche qui semblent appuyer l'idée que le pouvoir judiciaire et la capacité du système à s'ajuster à la gravité relative des infractions sont plus susceptibles de donner des résultats à cet égard.

Le sénateur Wallace : Je suppose que vous conviendrez avec moi que le fait d'imposer une peine minimale obligatoire n'élimine pas le pouvoir discrétionnaire; il le restreint dans une certaine mesure, comparativement à ce qu'on connaît aujourd'hui, mais ne l'élimine certainement pas. Entre la peine minimale obligatoire et la peine maximale, le pouvoir discrétionnaire continue de s'exercer.

M. Sapers : Je suis désolé, je n'ai qu'une réponse presque irrévérencieuse, et je ne voudrais pas minimiser l'importance de la présente séance en vous en faisant part.

Cependant, il me semble clair qu'en imposant une peine minimale obligatoire, comme il l'a déjà fait dans probablement une cinquantaine de cas — je crois qu'une peine minimale obligatoire est prévue à maints endroits dans le Code criminel — le Parlement manifeste sa volonté et donne une orientation aux tribunaux. Par définition, j'estime que le pouvoir discrétionnaire s'en trouve restreint.

Le sénateur Wallace : Oui, cela est effectivement restrictif, mais le pouvoir judiciaire n'est pas éliminé. C'est là toute la question.

Le sénateur Campbell : Je ne sais vraiment pas par où commencer.

L'idée que ce projet de loi s'attaque au crime grave est simplement un mythe. Tout ça repose sur une motivation politique.

La présidente : Bon, bon.

Le sénateur Campbell : Je vais vous donner un exemple. J'ai beaucoup de respect pour le sénateur Wallace. Je siège à ses côtés tous les jours, et j'essaie de lui apporter mon appui.

Le sénateur Baker : C'est un grand avocat.

Le sénateur Campbell : Oui, c'est un grand avocat. Il a mentionné, l'une après l'autre, toutes les drogues dans son apologie de la peine minimale, à l'exception de la marijuana. S'il laissait tomber la marijuana, nous pourrions probablement conclure un pacte sur cette question et rentrer chez nous.

Je ne sais pas si vous êtes qualifié pour répondre à ma question. Je suis un ancien membre de la Gendarmerie royale du Canada. Pour je ne sais quelle raison, les gens croient que les anciens membres de la gendarmerie sont toujours au fait de ce qui se passe. Je peux vous affirmer que ce n'est pas le cas.

Quand on se penche sur le système carcéral, on voit qui y entre et qui en sort. Comment classez-vous la cocaïne, la méthamphétamine et l'héroïne par rapport à la marijuana?

On voit qui y entre et qui en sort. Y a-t-il là-dedans beaucoup de tueurs en série sous l'influence de la marijuana?

M. Sapers : Sénateur, je dois dire que je ne suis vraiment pas en position d'élaborer davantage sur ce point. Les individus auxquels je m'intéresse sont ceux qui se sont vu imposer une peine d'emprisonnement dans un établissement fédéral, de sorte qu'ils purgent déjà une lourde peine pour un crime grave. Jusqu'à 80 p. 100 d'entre eux ont des antécédents en matière d'abus d'alcool ou d'autres drogues.

Toutefois, je ne suis pas qualifié pour comparer les drogues les unes aux autres et déterminer quelle est celle qui pourrait constituer la porte d'entrée.

Le sénateur Campbell : C'est bien.

C'est davantage une question qui me concerne, en ma qualité d'ancien coroner. Pourriez-vous m'envoyer les chiffres relatifs aux décès en prison? Vous avez dit que les décès de cause non naturelle avaient connu une augmentation de 70 p. 100 l'an dernier. Pourriez-vous les répartir entre les cinq catégories, à savoir cause inconnue, cause naturelle, accident, suicide et homicide? J'aimerais jeter un coup d'œil là-dessus. C'est plutôt difficile à croire.

M. Sapers : Je m'engage à vous fournir autant de détails que possible. Le chiffre est tiré du Rapport ministériel sur le rendement, ou RMR, du Service correctionnel du Canada, que le Conseil du Trésor vient tout juste d'afficher sur son site web au cours des dernières semaines. On voit que le nombre de décès de cause non naturelle cette année, tel qu'indiqué dans le RMR de l'an dernier, est passé de 10 à 17. Toutefois, il ne s'agit là que d'un fraction des décès survenus en détention. Il ne s'agit que des décès de cause non naturelle.

J'ajouterai que dans le RMR du Service correctionnel du Canada, la diminution année après année du nombre de décès de cause non naturelle en détention est considérée comme un indicateur clé du rendement. Cela a certes attiré également notre attention.

Le sénateur Campbell : Vous avez dit qu'il n'y avait rien de prévu, dans le montant de 120 millions de dollars, pour les initiatives visant le traitement des toxicomanes ou la réduction des préjudices.

Savez-vous que la réduction des préjudices ne fait plus partie de la politique du gouvernement?

M. Sapers : Je comprends que certains changements ont été apportés à la Stratégie nationale antidrogue et qu'ils ont pour effet d'éliminer le volet portant sur la réduction des préjudices, oui.

Le sénateur Campbell : En ce qui concerne le ministère de la Santé, c'est chose du passé, disparue.

M. Sapers : Notre expérience nous dit que la politique la plus équilibrée et la plus productive doit englober divers éléments. Nous avons déjà abordé la question et formulé des recommandations spécifiques à l'égard de la réduction des préjudices dans nos rapports annuels.

Le sénateur Campbell : Il est certain que cela ne devait pas aller dans le sens des 85 p. 100 et plus qu'on consacre à la répression.

M. Sapers : À notre avis, l'équilibre dans l'utilisation, par le Service correctionnel du Canada, de ses ressources pour s'attaquer au problème de la toxicomanie à l'intérieur des pénitenciers est loin d'être évident. Il y a, cependant, un programme de traitement de substitution à la méthadone qui est bien implanté dans les établissements correctionnels fédéraux et qui s'avère une réussite. Le Service correctionnel du Canada n'a pas renoncé à la réduction des préjudices, mais nous voudrions simplement qu'il rétablisse un certain équilibre dans sa stratégie.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je vais poser mes questions en français. J'aimerais que vous utilisiez les services d'interprétation pour bien comprendre mes questions.

Je suis sénateur et je ne suis pas un expert en criminologie. Le comité reçoit une multitude de témoins et d'experts qui citent d'autres experts. À un moment donné, il faut choisir les experts que nous allons croire et décider quelles expertises seront mises de côté.

Monsieur Sapers, dans votre présentation vous dites que vous entrevoyez une hausse notable de la population carcérale. Vous citez un corpus de recherche important qui démontre que les peines minimales obligatoires n'ont pas d'effet dissuasif et qu'elles risquent d'entraîner une hausse notable de la population carcérale.

Suite à votre témoignage, nous entendrons un autre expert de la Société John Howard du Canada qui a déposé son mémoire. La mission de la Société John Howard du Canada est de remédier de manière efficace, juste et humaine aux causes et aux conséquences du crime.

À la page 40 de son mémoire, la Société fait état de constats qui, selon elle, convergent sur les peines obligatoires. Parmi ces constats, on en arrive à la conclusion suivante :

Puisque le déclin du taux de condamnation des personnes arrêtées a tendance à contrebalancer l'augmentation du taux d'incarcération des personnes condamnées, on peut s'attendre à ce que, dans l'ensemble, la probabilité que les prévenus soient incarcérés reste pratiquement la même après la mise en vigueur des régimes d'imposition des peines plus sévères.

Vous comprendrez que la théorie de cet expert est de dire que le durcissement des peines est inefficace et que les conséquences c'est que des gens vont dévier, que davantage de personnes subiront un procès et seront acquittées et que les procureurs de la Couronne modifieront les accusations. L'effet sera donc nul sur le plan de l'incarcération.

Ma question est très simple. Qui dois-je croire aujourd'hui? Vous, qui nous dites qu'il y aura une augmentation des incarcérations, ou l'expert suivant qui affirme que l'effet sera nul?

La présidente : À quel document faites-vous référence? Nous n'avons pas reçu le mémoire de 40 pages de la Société John Howard du Canada. Si vous citez un passage d'un document public, vous pourriez peut-être l'identifier.

Le sénateur Carignan : Je ne bénéficie pas encore des services d'un recherchiste. Ce que je reçois, je le reçois du service ici et j'ai cité un document en français intitulé : Les peines d'incarcération obligatoires pour les infractions en matière de drogue, daté du 25 décembre 2009, qui est le mémoire présenté au comité sénatorial. J'ai cité la page 40 de la version française qui est l'annexe D.

Le président : La version anglaise est plus courte. C'est souvent le contraire qui se produit, mais cette fois-ci c'est la version anglaise qui est plus courte.

Le sénateur Carignan : Donc c'est la page 40 de la version française.

La présidente : Je dois signaler qu'il est difficile pour un témoin de commenter le témoignage d'un témoin qui n'a pas encore témoigné.

Le sénateur Carignan : Tenez pour acquis que d'autres personnes le disent. C'est pourquoi j'aimerais savoir qui dit vrai.

[Traduction]

M. Sapers : Je suis un peu désavantagé, étant donné qu'on vient juste de me remettre le document de la Société John Howard et que le sujet ne m'est pas encore familier. La conclusion générale, dans la section à laquelle vous avez fait allusion, se lit comme suit : « tous les buts qu'elles visent peuvent être atteints, de la même manière ou mieux, par des lignes directrices sans compromettre pour autant les objectifs de la lutte contre le crime. »

À l'évidence, il y a des compromis dans la recherche présentée.

Je dois rappeler au comité que nous parlons de l'effet d'interaction entre toutes les mesures législatives proposées devant le Parlement. La dernière fois que nous nous sommes présentés devant le comité, par exemple, il était question du crédit alloué pour le temps passé en détention avant procès. C'est l'effet cumulatif des mesures proposées qui, à notre avis, aggravera le problème de la surpopulation dans les prisons fédérales.

Des individus qui n'ont peut-être été qu'en détention préventive, ou alors à qui on aurait imposé une peine plus courte et qui auraient été envoyés dans des établissements provinciaux, se verront incarcérés dans des établissements fédéraux, ayant franchi le seuil des deux ans.

Je connais bien les travaux de recherche générale portant sur les répercussions et sur ce que certaines juridictions ont pu trouver, mais je ne peux commenter davantage le document de la Société John Howard, car je ne le connais pas très bien.

La présidente : Pourriez-vous en prendre connaissance quand vous en aurez le loisir, monsieur Sapers? Si vous avez le temps d'assister à la poursuite de la présente séance pour entendre leur témoignage, ce serait intéressant. Si vous avez alors quoi que ce soit à ajouter à la réponse que vous venez de donner au sénateur Carignan, vous pourriez nous envoyer une lettre.

Le sénateur Campbell : Est-ce bien le passage qui figure à la page 40 de la version française et qui commence par « Conclusion générale : Les peines minimales obligatoires sont superflues parce que [...] »?

Le sénateur Joyal : Le sénateur Carignan faisait référence au point 5 au-dessus de la conclusion générale. C'est à la page 40 de la version française.

La présidente : Je vais clore la discussion en ce qui a trait au mémoire de la Société John Howard jusqu'à ce que nous entendions son témoignage.

Le sénateur Joyal : Sur cette question, monsieur Sapers, je suis d'avis, après avoir entendu le témoignage de Mme Barr-Telford du Centre canadien de la statistique juridique ici même, le 22 octobre, que le nombre de détenus augmentera.

Si vous permettez, je citerai les réponses que nous a faites le Centre canadien de la statistique, par la bouche de M. Grimes, qui témoignait en même temps que Mme Barr-Telford :

Les circonstances aggravantes que nous possédons dans toutes ces affaires concernent uniquement la présence d'une infraction reliée à la violence.

Comme vous le savez, le projet de loi fait mention de quatre facteurs aggravants, dont le port d'arme.

M. Grimes disait ceci :

Il y a 1 200 causes de ce genre. Oui, nous pouvons reprendre les chiffres et essayer de produire quelque chose.

En l'occurrence, faire des projections quant aux répercussions que cela aura sur la population carcérale.

Mme Barr-Telford ajoutait :

Pour ce qui est des 1 200 causes auxquelles M. Grimes fait référence, nous pourrions remettre au comité un tableau qui montrerait comment nous sommes arrivés à ce chiffre particulier, en ajoutant, quand nous le pouvons, les critères applicables.

Puis, Mme Barr-Telford poursuit :

Nous pourrions, par contre, fournir au comité des données sous forme de tableau qui indiqueraient le nombre des causes ayant donné lieu à une condamnation associée, par exemple, à une infraction violente. Nous pouvons également montrer le nombre des causes ayant donné lieu à une condamnation associée non seulement à une accusation reliée à la violence ou aux armes, mais à une condamnation pour une telle accusation, si le comité l'estime utile.

M. Grimes ajoute :

Pour ces 1 200 causes, je pourrais vous présenter un tableau indiquant les peines telles qu'elles existent actuellement.

Voilà ce que nous avons entendu. À partir de là, je ne peux croire personnellement — et j'ai posé la question à M. Don Head la semaine dernière — que le tableau que nous avons reçu et que je vous montre à l'instant n'indique pas une augmentation, dans le coin droit du document. Il va de soi que la sentence minimale obligatoire entraîne une hausse dans l'imposition des peines, parce qu'il n'y a pas d'autre choix. Le juge doit appliquer la peine.

La présidente : Sénateur Joyal, auriez-vous l'obligeance de faire circuler votre copie du tableau, de sorte que les témoins puissent en prendre connaissance?

Le sénateur Joyal : Bien entendu. Je ne veux pas prolonger la discussion à ce sujet. Cependant, il est raisonnable de penser que si nous incluons les quatre facteurs aggravants que constituent le port d'armes, l'appartenance à une organisation criminelle, la menace d'user de violence ou le fait d'avoir été reconnu coupable d'une infraction désignée, ces quatre facteurs aggravants ne devraient pas avoir pour résultat de prolonger la durée de l'incarcération ou d'accroître le nombre de détenus, car autrement, le projet de loi aura un effet nul, compte tenu du fait que les avocats de la Couronne et les juges essaieront de trouver un moyen de contourner la mise en application de ce projet de loi. Autrement, cette mesure législative est un coup d'épée dans l'eau, si ce raisonnement en vient à être appliqué.

Je suis enclin à croire que l'augmentation de la population carcérale en rapport, notamment, avec ce projet de loi, le projet de loi C-15 — Je sais que vous nous avez présenté votre point de vue concernant le projet de loi C-25 et peut-être d'autres projets de loi — qu'en bout de ligne, il y aura une augmentation de la population carcérale. Il n'y a pas de doute là-dessus.

Ce qu'il y a de plus inquiétant, c'est que nous avons posé la question à M. Head la semaine dernière, quand il est venu témoigner devant nous, et qu'il nous a dit qu'il n'y avait plus d'argent pour les programmes de traitement dans les prisons. En d'autres termes, nous allons détenir les individus plus longtemps sans leur offrir davantage de possibilités de bénéficier d'un traitement.

À mes yeux, c'est symptomatique d'une philosophie : mettons les gens en prison et ce qui leur arrive après, c'est leur problème. Cela me semble un élément très grave d'un projet de loi visant à remettre en liberté les individus qui auraient une meilleure chance de réintégrer la société et de devenir des citoyens normaux.

Comment voyez-vous votre rôle futur, devant un nombre plus élevé de détenus qui auront encore plus de plaintes à formuler, de sorte que vous aurez à présenter, année après année, des rapports plus désastreux que celui que vous avez déposé la semaine dernière, votre rapport annuel que je vais vous remettre dans une minute?

M. Sapers : Le risque que toute mesure législative proposée présente pour mon bureau, c'est que cette proposition aggravera des problèmes déjà existants. L'un des problèmes les plus importants auxquels doit faire face le Service correctionnel du Canada à l'heure actuelle réside, à mon avis, dans le décalage qui existe entre les ressources en place pour faciliter les interventions en milieu correctionnel et la demande en ce qui concerne ce type d'interventions, y compris les programmes de traitement de la toxicomanie. Toute augmentation rendra le problème plus aigu et le risque que les Canadiens n'en aient pas pour leur argent au chapitre de l'investissement dans le système correctionnel s'en trouvera accru.

On peut poser comme hypothèse soit que cette mesure législative aura un véritable effet dissuasif et que les gens ne se livreront pas à des activités allant à l'encontre de la loi, soit que la peine minimale obligatoire est une nécessité si l'on veut renforcer la capacité de la société à arrêter et à emprisonner un plus grand nombre d'individus pour certains types d'infractions à la loi.

Je ne suis pas en mesure de déterminer laquelle de ces hypothèses est la bonne. Toutefois, nous estimons que l'impact cumulatif de ces mesures se traduira par une augmentation du nombre de détenus dans les pénitenciers fédéraux. Si cela se produit et que nos ressources ne sont pas augmentées en conséquence, les problèmes que nous avons indiqués dans notre dernier rapport annuel ne feront qu'empirer.

Le sénateur Joyal : Permettez-moi de citer le rapport annuel que vous avez déposé la semaine dernière. Je l'ai ici. Il y a deux chapitres qui m'intéressent, celui des services médicaux et celui de la santé mentale. En avez-vous un exemplaire avec vous, monsieur Sapers?

M. Sapers : Oui.

Le sénateur Joyal : Je vais vous lire ce que nous a dit la semaine dernière M. Thomas Kerr, chercheur au B.C. Centre for Excellence in HIV/AIDS :

Les recherches indiquent que l'incarcération des consommateurs de drogues par injection est un facteur qui facilite la propagation du VIH au Canada. D'après une étude récente, le nombre des cas de VIH connus dans les prisons canadiennes a augmenté de 35 p. 100 sur une période de cinq ans.

[...] On croit que les peines minimales obligatoires ont pour effet de réduire les risques pour la population, mais l'augmentation de la prévalence du VIH chez les prisonniers qui seront finalement libérés dans la collectivité pourrait avoir pour effet de répandre l'infection du VIH.

Autrement dit, quand on envoie des toxicomanes en prison, on leur donne une chance sur quatre d'attraper le VIH. Il ressort également d'une évaluation indépendante de cette étude que 21 p. 100 de tous les consommateurs de drogues par injection de Vancouver, qui sont affectés par le VIH, l'ont probablement acquis en prison. Encore une fois, s'ils ne sont pas infectés par le VIH au moment de leur incarcération, il y a une chance sur cinq pour qu'ils le soient à leur sortie de prison.

Il me semble donc, surtout si je lis votre rapport annuel sur les services médicaux dans les prisons et sur la nécessité de les renforcer pour soigner les détenus, que nous devrions faire très attention car, si nous augmentons le nombre de détenus ou que nous leur infligeons des peines plus longues, nous augmentons le risque de contamination de la population en général lorsque ces détenus sortent de prison. Il faut être logique, et le système doit rester cohérent par rapport à ses objectifs généraux. Si nous voulons, à juste titre, lutter contre la drogue, il ne faudrait pas que cela contribue à augmenter le risque de contamination de la population en général.

M. Sapers : Il faut savoir qu'un certain nombre de maladies transmissibles par le sang sont présentes dans la population carcérale. Dans un pénitencier, le taux d'infection au VIH est souvent 10 fois plus élevé que dans la collectivité avoisinante. Environ le tiers de la population masculine des pénitenciers fédéraux est atteint du virus de l'hépatite C. Par conséquent, le problème médical se pose non seulement pour ces hommes et ces femmes pendant qu'ils sont incarcérées, mais aussi pour la collectivité lorsque ces hommes et ces femmes sont libérés.

Le sénateur Milne : Monsieur Sapers, pensez-vous que ce projet de loi nous permettra d'attraper les gros producteurs, trafiquants et importateurs qu'il est censé cibler, ou au contraire, qu'il ne nous permettra de rafler que les revendeurs de rue, les trafiquants de bas niveau?

M. Sapers : Je vous remercie de votre question, mais je suis particulièrement mal placé pour y répondre.

Le sénateur Milne : À votre avis, comment pourrions-nous améliorer ce projet de loi?

M. Sapers : Dans ma déclaration liminaire, je pose implicitement la question de l'efficacité des peines minimales obligatoires. Est-ce bien la solution? Toutefois, mon mandat et mes responsabilités m'empêchent d'aller plus loin. Si je comparais devant vous aujourd'hui, c'est avant tout pour vous parler de l'impact de ce projet de loi, s'il est adopté dans sa forme actuelle.

Le sénateur Milne : Monsieur Zinger, quel impact ce projet de loi aura-t-il sur les 20 p. 100 de la population carcérale qui sont des Autochtones de sexe masculin et sur les 30 p. 100 qui sont des Autochtones de sexe féminin?

M. Zinger : Nous estimons que les peines minimales obligatoires ont un impact disproportionné sur certains groupes. C'est ce que démontrent les études et les expériences des autres pays. Il est possible que ce projet de loi se traduise par une augmentation du nombre de délinquants autochtones.

Le sénateur Milne : Les études dont vous parlez vous permettent-elles de calculer cette augmentation?

M. Zinger : À l'heure actuelle, dans le système de justice pénale, les Autochtones se voient souvent refuser leur demande de libération sous caution. De façon générale, ils sont beaucoup plus souvent incarcérés avant procès, et pour des durées plus longues.

Les peines obligatoires peuvent être considérées comme des instruments davantage « limités ». Nous pouvons constater que ça peut avoir des conséquences sur les Autochtones.

Le sénateur Milne : Tout à l'heure, vous avez dit que les Autochtones « sont souvent maintenus en incarcération jusqu'à la date d'expiration de leur mandat ». Ça, c'est du jargon d'avocat. En français de tous les jours, expiration signifie « mort » ou « invalide ». Que voulez-vous dire par « date d'expiration de leur mandat »?

M. Zinger : Lorsqu'une personne se voit infliger une peine, celle-ci a une date d'expiration. Cela signifie que la peine d'emprisonnement ne peut pas aller au-delà de cette date. Si une personne se voit infliger une peine de trois ans d'emprisonnement, et qu'elle purge les trois années, elle est allée jusqu'à la date d'expiration du mandat.

Les délinquants autochtones restent généralement incarcérés plus longtemps avant d'être libérés. Un grand nombre restent en prison après avoir purgé les deux tiers de leur peine, au moment où ils peuvent avoir droit à une libération d'office. Avant la date de cette libération d'office aux deux tiers de la peine, le Service correctionnel du Canada peut signifier à la Commission nationale des libérations conditionnelles que le détenu est susceptible de récidiver avec violence. La commission peut alors décider de garder le détenu en prison au-delà de la date de libération d'office jusqu'à la date d'expiration du mandat.

Les Autochtones sont nettement surreprésentés parmi les détenus qui purgent ce troisième tiers de leur peine. Autrement dit, ils purgent leur peine jusqu'au bout plus souvent que les autres détenus.

Le sénateur Milne : Avez-vous des chiffres précis, plutôt que de dire « plus souvent que »? Vous appuyez-vous sur des études précises?

M. Zinger : Je pourrai vous faire parvenir ces chiffres.

La présidente : Je crois qu'on peut les trouver dans le rapport qu'a fait faire votre bureau. Si c'est le cas, puisque nous avons ce rapport, nous pourrons indiquer au sénateur Milne la référence exacte. Nous allons vérifier si ces chiffres sont dans le rapport ou si nous avons besoin que vous nous les fassiez parvenir.

Le sénateur Watt : Je vais faire de mon mieux pour vous parler d'un sujet qui me préoccupe. Quand on parle de détenus autochtones, on parle d'Inuits, de Métis et de Premières nations. Moi, je vais vous parler de ce que je connais bien, les Inuits, et laisser de côté les Métis et les Premières nations.

J'aimerais remercier les témoins du rapport qui a été préparé. J'ai commencé à en prendre connaissance et j'ai déjà trouvé des choses dont j'aimerais discuter, mais j'ai besoin de comprendre mieux ce dont il retourne. J'espère avoir la chance d'en parler, que ce soit en comité ou plus tard, car c'est très important pour moi.

Vous prévoyez qu'avec l'adoption de ce projet de loi, le nombre de détenus augmentera. D'après ce que j'ai pu constater, les gens du Nord qui sont incarcérés ne sont pas nécessairement des criminels en tant que tels. Un certain nombre d'entre eux n'ont même pas eu à lever le petit doigt pour se faire ramasser par la police. Autrement dit, ce projet de loi concerne bien davantage le Sud que le Nord. C'est ce que je voulais dire pour commencer.

Vous aviez déjà dit, à propos du projet de loi C-25, que les Autochtones seraient particulièrement touchés. Vous prévoyiez alors que le nombre de détenus augmenterait. Comment se fait-il que les Autochtones soient plus défavorisés que les autres dans les pénitenciers? Savez-vous précisément pourquoi les Autochtones sont incarcérés plus longtemps, pourquoi il y a ces inégalités entre les détenus dans les prisons et au niveau des cautions?

Pourriez-vous m'expliquer pourquoi ils ont nettement plus de difficultés que les autres détenus à avoir accès aux programmes, pourquoi on leur refuse des cautions et pourquoi ils sont incarcérés plus longtemps? Si vous avez une réponse, j'aimerais la connaître.

Dans votre rapport, vous dites qu'il faudrait avoir une compréhension holistique des peuples autochtones. Est-ce pour cette raison, ou tout au moins en partie, que les Autochtones ne sont pas très bien compris par ceux qui doivent les surveiller?

M. Sapers : Je suppose que vous parlez du rapport intitulé De bonnes intentions... des résultats décevants : Rapport d'étape sur les services correctionnels fédéraux pour Autochtones, qui a récemment été publié par mon bureau. Il y est question d'une série d'engagements pris par le Service correctionnel du Canada. Il faut savoir que le rapport analyse les programmes, les plans et les priorités du service correctionnel, tels qu'ils sont exprimés par ce service, et qu'il évalue les résultats en conséquence.

Nous avons constaté qu'au lieu de se resserrer, l'écart entre les délinquants autochtones et les autres a augmenté. Dans le même temps, on a constaté une augmentation de la population autochtone dans les pénitenciers fédéraux.

Le rapport propose un certain nombre d'explications historiques et contemporaines, qui ont trait au mode de vie d'un grand nombre d'Autochtones, à leur comportement dans leur collectivité, ainsi qu'à des facteurs comme la répartition démographique, les taux de natalité et un certain nombre d'autres critères démographiques.

Il me faudrait beaucoup de temps pour vous donner une réponse complète et satisfaisante. Mon bureau s'intéresse avant tout à la responsabilité juridique du Service correctionnel du Canada vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes qui sont incarcérés dans les pénitenciers fédéraux, et il veille à ce que le service s'acquitte de cette responsabilité de façon appropriée.

Nous avons récemment fait rapport des problèmes importants qui se posent à ce niveau-là, et ce, depuis longtemps.

Je vais demander à M. Zinger de vous donner plus de précisions.

M. Zinger : Le Centre canadien de la statistique juridique, de Statistique Canada, a publié l'été dernier dans Juristat un article sur les Autochtones et le système de justice pénale, mais cet article n'indiquait pas le taux réel d'incarcération des Autochtones par rapport à celui des non-Autochtones. C'est pourtant un chiffre important que les Canadiens devraient connaître, surtout lorsqu'il est question de politiques publiques.

Le taux d'incarcération est un indice précieux car il permet de faire des comparaisons entre différentes juridictions au Canada et avec d'autres pays. D'après les données dont nous disposons, le taux d'incarcération des Autochtones a augmenté au cours de chacune des sept dernières années.

Si l'on considère que le taux d'incarcération est un indicateur de l'efficacité des politiques publiques dans les domaines économique, politique et culturel, il est permis de douter de la capacité des systèmes en place de donner les résultats escomptés.

Des projets de loi comme celui-ci risquent de ne pas améliorer beaucoup ces statistiques. Ce sont ces choses-là qui nous préoccupent. Lorsque nous voyons ce qui se passe dans les pénitenciers, cela nous préoccupe. L'accès aux programmes est limité pour tous les détenus, pas seulement pour les Autochtones. Mais il est vrai que ces programmes sont plus importants pour les Autochtones parce qu'ils en ont davantage besoin. Bon nombre d'entre eux ont connu les pensionnats, et cela a eu un impact sur eux et sur leurs collectivités.

Quand on dit que l'accès limité aux programmes a le même impact sur tous les détenus, ce n'est pas vrai car les Autochtones en ont plus besoin que les autres. Et quand ils n'y ont pas accès, ils ne peuvent pas être transférés à des établissements à sécurité minimale ni être réintégrés dans leur collectivité avant la fin de leur peine. C'est tout un enchaînement d'événements.

Les politiques relatives aux peines minimales obligatoires, à l'accès aux programmes et aux outils d'évaluation du risque, lesquels permettent de déterminer le niveau de sécurité de l'établissement où l'individu sera envoyé, tous ces instruments, donc, s'appliquent de la même façon à tous les détenus, mais, même s'ils paraissent bénins, ils ont un impact différent selon les détenus.

Ce sont toutes ces questions-là qui nous préoccupent. Tous ces facteurs vont-ils aggraver et exacerber une situation déjà précaire, dans un domaine où le Canada n'est pas tout à fait un exemple? Le taux d'incarcération des Autochtones, qui a déjà nettement augmenté au cours des années, va-t-il s'en ressentir?

La présidente : Quel est ce taux, à l'heure actuelle? Avez-vous ce chiffre avec vous?

M. Zinger : Oui. Pour l'année financière 2001-2002, il était de 760 pour 100 000. Pour l'année 2007-2008, les données les plus récentes de Statistique Canada nous indiquent un taux de 970 pour 100 000. Ce chiffre est donc passé de 760 pour 100 000 à 970 pour 100 000, ce qui est une nette augmentation. Et chaque année, la progression est constante.

La présidente : Quel est le taux d'incarcération pour l'ensemble de la population?

M. Zinger : Permettez-moi de préciser que ces chiffres s'appliquent aux adultes. Pour les adultes non autochtones, ce chiffre était de 118 pour 100 000 en 2001-2002, et de 130 pour 100 000 en 2007-2008.

La présidente : Par conséquent, il faut comparer 970 pour 100 000 à 130 pour 100 000.

M. Zinger : C'est exact.

Le sénateur Watt : Pourriez-vous m'expliquer pourquoi les Autochtones sont traités différemment? Pourquoi ne sont-ils pas traités de la même façon? J'ai l'impression d'être dans un autre pays. Le Canada est censé garantir l'égalité de tous. Alors qu'est-ce qui se passe ici? Ça dépasse l'entendement.

J'ai bien compris tout ce que vous avez dit, et pourquoi la situation est différente pour les Autochtones. Il n'en demeure pas moins qu'on pourrait en dire bien davantage au sujet de ces différences.

Que je sache, si le Code criminel donne au juge le pouvoir de tenir compte de la situation défavorisée des Autochtones, c'est qu'il y a des raisons à cela. Les articles pertinents du Code criminel étaient censés servir à ça, précisément parce que les Autochtones sont dans une situation défavorisée, qu'ils ont moins d'éducation, et cetera.

D'un autre côté, je ne suis pas sûr que l'article 118 du Code criminel continuera de s'appliquer après l'entrée en vigueur du projet de loi C-25.

La première question que j'ai posée était de savoir pourquoi les Autochtones étaient traités différemment. Ce sont des êtres humains. Ils ont un droit constitutionnel. Ils sont protégés par la Charte des droits. Pourquoi alors leur refuse-t-on une caution? J'aimerais bien aller au fond de la question.

La présidente : Avez-vous des réponses à cette série de questions?

M. Sapers : Sénateur, nous ne sommes pas habilités à étudier les questions fondamentales que vous avez posées. Les décisions qui sont prises par les tribunaux en matière de caution, les décisions qui sont prises par les procureurs de la Couronne, les décisions qui sont prises par la police aboutissent à la comparution des individus devant le tribunal pour la détermination de leurs peines, certains de ces individus se retrouvant dans des pénitenciers fédéraux. Ce n'est qu'à partir du moment où un détenu arrive dans un pénitencier fédéral que nous pouvons essayer de comprendre pourquoi.

Cela dit, nous avons constaté qu'il existe un certain nombre de barrières systématiques en ce qui concerne la classification sécuritaire, le placement dans un pénitencier et l'inscription à des programmes, sans parler de la neutralité culturelle des outils de sélection et du manque de sensibilité culturelle de certains groupes de travail. C'est l'accumulation de tous ces facteurs qui est à l'origine des chiffres dont nous avons parlé tout à l'heure. On ne peut pas expliquer cet écart simplement par des différences relativement aux antécédents judiciaires ou aux types de délits. D'autres facteurs semblent jouer un rôle, et nous avons eu l'occasion de faire de nombreuses recommandations là- dessus.

Mais malheureusement, je ne suis pas en mesure de répondre à votre question plus générale.

Le sénateur Joyal : Je propose que votre rapport, intitulé De bonnes intentions... des résultats décevants : Rapport d'étape sur les services correctionnels fédéraux pour Autochtones, soit annexé à notre compte rendu d'aujourd'hui, étant donné que le rapport annuel du commissaire a déjà été déposé au Parlement mais pas celui-ci.

La présidente : Nous pouvons en faire une pièce jointe. Faut-il une motion pour cela? Voulez-vous la présenter?

Le sénateur Joyal : Je présente la motion.

La présidente : Êtes-vous en faveur de la motion?

Des voix : D'accord.

La présidente : Parfait.

Le sénateur Joyal : J'aimerais simplement indiquer qu'avec les peines minimales obligatoires, l'article 718 du Code criminel ne s'appliquera plus aux Autochtones. Je tiens à ce que cela soit bien clair. Nous avons entendu des témoins qui nous l'ont confirmé; vous ne l'avez pas mentionné dans votre mémoire, mais c'est un détail important. Autrement dit, la discrétion que l'article 718 donne au juge en lui permettant de tenir compte de la situation particulière d'un Autochtone n'existera plus lorsqu'il y aura des peines minimales obligatoires. Des témoins nous ont dit clairement que le juge n'aura plus cette discrétion. C'est important de le rappeler.

Permettez-moi maintenant de citer la page 31 de votre rapport, De bonnes intentions... des résultats décevants : Rapport d'étape sur les services correctionnels fédéraux pour Autochtones :

Il y a pénurie d'agents et d'intervenants de programmes pour exécuter les programmes à l'intention des Autochtones.

Et vous dites, deux pages plus loin :

Il y a un manque criant d'agents de programmes et de psychologues cliniciens, personnel nécessaire pour fournir les éléments clés des programmes de base [...]

[...] Il y a une importante pénurie d'agents et d'intervenants de programmes ayant les aptitudes nécessaires pour offrir des programmes à l'intention des Autochtones.

À la page 34, on lit :

L'article 81 de la LSCMLC est entré en vigueur en 1992, et près de 17 ans plus tard, il n'existe que quatre pavillons de ressourcement indépendants pour détenus autochtones au Canada et les délinquantes n'ont pas accès à ce type de pavillons.

Et à la page 35 :

Cependant, même s'il appuie cette initiative, le BEC estime également qu'il doit tirer la sonnette d'alarme.

C'est vous qui le dites; je continue :

L'augmentation prévue du nombre de délinquants autochtones dans les établissements correctionnels fédéraux et le changement éventuel de leur répartition géographique donnent à penser que ceux-ci continueront d'être surreprésentés dans la population correctionnelle au cours de la période de planification quinquennale du SCC (de 2009-2010 à 2014-2015).

Vous êtes en train de nous dire que, si on ne vous donne pas plus d'argent que ce que vous avez en ce moment, la situation va encore s'aggraver pour les détenus autochtones. Vous n'avez pas les ressources nécessaires pour résorber les retards qui se sont accumulés, eu égard aux détenus autochtones des prisons fédérales.

M. Sapers : Le jour où ce rapport a été publié, j'ai fait un petit sondage auprès d'une institution fédérale, l'Établissement Stony Mountain, qui se trouve dans la région des Prairies et qui abrite une population carcérale autochtone assez importante. Le vendredi 13 novembre, à 14 heures, il y avait 526 détenus dans cette institution. Le nombre de détenus autochtones était de 333; donc, 333 sur 526. Ce pénitencier offre toute une gamme de programmes adaptés aux Autochtones, mais ce 13 novembre, à 14 heures, sur les 333 détenus autochtones, il n'y en avait que 33 qui participaient à un programme adapté aux Autochtones. Les autres, pour l'essentiel, étaient sur une liste d'attente.

Il y a quelques mois, nous avons fait quelque chose de semblable à l'Établissement Edmonton pour femmes qui, le 5 mai, comptait 125 femmes dont 68 étaient autochtones. Sur la liste d'attente pour les programmes de base intensifs, on comptait 113 des 125 détenues.

À l'Établissement Edmonton pour femmes, 30 détenues qui étaient sur des listes d'attente pour des programmes de base modérés ou intensifs avaient dépassé leur date d'admissibilité à la libération conditionnelle; autrement dit, leur dossier n'avait pas progressé vers leur réintégration, sous supervision, dans la collectivité parce qu'elles n'avaient pas pu participer aux programmes de base ou aux programmes qui leur avaient été prescrits par les responsables de l'établissement.

C'est une situation qui préoccupe beaucoup mon bureau, car ces problèmes sont souvent portés à l'attention de mes enquêteurs. Ces détenus sont disposés à participer à des programmes de l'établissement, afin de bénéficier des avantages que cela leur donnera, mais ils restent sur des listes d'attente. C'est un problème qui touche plus particulièrement les détenus autochtones, comme le montre l'exemple que je vous ai donné, celui de l'Établissement Stony Mountain.

Le sénateur Milne : Cela signifie-t-il qu'à l'Établissement Stony Mountain, ce jour-là, il n'y avait que 10 p. 100 des détenus autochtones, hommes ou femmes, qui participaient au programme qu'ils étaient censés suivre?

M. Sapers : Premièrement, l'Établissement Stony Mountain est un pénitencier réservé aux hommes, et ce jour-là, il y avait 333 détenus autochtones dans la prison, mais 33 seulement participaient à des programmes destinés aux Autochtones.

Le sénateur Milne : À quoi se rapportent les chiffres de 125 sur 113?

M. Sapers : À l'Établissement Edmonton pour femmes, l'autre établissement dont j'ai parlé.

La présidente : L'Établissement Stony Mountain est-il un établissement à sécurité maximum?

M. Sapers : C'est un établissement à sécurité moyenne, et c'est là qu'on dispense les programmes de base.

Le sénateur Watt : Mais pourquoi, et permettez-moi d'insister, ne peuvent-ils pas participer aux programmes?

M. Sapers : Encore une fois, c'est très complexe. Nous avons essayé d'expliquer, dans notre dernier rapport annuel, qu'un certain nombre de facteurs entrent en jeu. Il y a la disponibilité et le déploiement du personnel; les cas de confinement aux cellules; les restrictions imposées aux déplacements des détenus en raison d'incompatibilités au sein de l'établissement, comme des conflits entre membres de gangs; divers problèmes de sécurité, et des questions de budget. Par exemple, nous avons constaté que pendant les troisième et quatrième trimestres des exercices financiers, les responsables des établissements n'appelaient pas le personnel à contrat par souci d'économie. Cela signifie que des programmes ne sont pas organisés ou qu'ils sont suspendus jusqu'à l'exercice financier suivant. Il y a toutes sortes de raisons qui expliquent cet état de choses.

M. Zinger : Le Service correctionnel du Canada va bientôt divulguer une étude qu'il a effectuée sur les renonciations et sur les demandes de report d'audiences devant la Commission des libérations conditionnelles. Nous avons constaté que les détenus renoncent à comparaître devant la Commission des libérations conditionnelles ou demandent un report d'audience parce qu'ils n'ont pas pu participer aux programmes. C'est un problème important. Avant de se présenter devant la Commission des libérations conditionnelles, la personne détenue s'assure qu'elle a bien progressé dans son plan correctionnel et qu'elle a participé aux programmes, car cela augmente ses chances d'être libérée plus tôt. Or, cette étude montre que les détenus renoncent à une audience devant la Commission des libérations conditionnelles parce qu'ils n'ont pas pu participer aux programmes qui leur auraient donné plus de chances d'être libérés plus tôt.

J'ai l'impression que la situation est encore plus désespérée pour les détenus autochtones. Souvent, leur plan correctionnel, ou leur plan de guérison, les oblige à suivre un plus grand nombre de programmes. Parfois, il peut y avoir une combinaison de programmes, dont un certain nombre sont liés à leur communauté d'attache.

La présidente : Merci. Si les membres du comité sont d'accord, je vais écrire au Service correctionnel du Canada pour lui demander de nous envoyer cette étude dès qu'elle sera publiée. Elle va bientôt l'être, monsieur Zinger?

M. Zinger : D'ici un mois, je crois.

La présidente : Merci. Je crois que ça nous sera très utile, non seulement pour l'examen de ce projet de loi, mais aussi pour notre travail en général.

Je tiens à vous remercier vivement tous les deux. Comme d'habitude, vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion, même si les nouvelles ne sont pas très réjouissantes.

[Français]

Nous avons le grand plaisir d'accueillir de nouveau comme témoin — Maître Lucie Joncas, présidente de l'Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, et M. Craig Jones, directeur général de la Société John Howard du Canada.

[Traduction]

Merci à tous les deux. Nous vous sommes infiniment reconnaissants. Chers collègues, je tiens à vous prévenir que Mme Joncas a un avion à prendre. Je vous invite donc, après les déclarations liminaires, à poser des questions aussi succinctes que possible, afin d'utiliser au mieux le temps dont nous disposons.

Craig Jones, directeur général, la Société John Howard du Canada : Je vous remercie de m'avoir fait l'honneur de m'inviter à comparaître devant vous aujourd'hui. Les Sociétés John Howard du Canada sont en première ligne du système de justice pénale. Nous défendons, vous vous en souvenez sans doute, le principe d'une réponse juste et humaine aux causes et aux conséquences du crime.

Nous examinons aujourd'hui le projet de loi C-15, qui propose des peines minimales obligatoires pour les crimes liés à la drogue. J'ai lu attentivement les délibérations de votre comité depuis septembre dernier, et j'ai donc une bonne idée des témoignages que vous avez entendus. Je n'ai pas l'intention de répéter ce que d'autres témoins vous ont déjà dit, et je me propose plutôt d'essayer de corriger certaines déclarations qui ont été faites devant votre comité.

La première chose que je voudrais souligner, c'est que les peines minimales obligatoires ne fonctionneront pas comme vous le pensez, parce qu'elles ne tiennent pas compte de ce que sont la consommation et le trafic de drogue dans un contexte de prohibition. La raison en est simple : l'interdiction de la drogue, comme le fait la Stratégie nationale antidrogue, ne peut pas suspendre la loi de l'offre et la demande. La Stratégie nationale antidrogue, comme toutes les tentatives antérieures destinées à renforcer la prohibition, reproduit la même erreur, pourtant fondamentale, au niveau de la théorie et la pratique. Les peines minimales obligatoires visent à rendre efficace ce qui ne peut pas être efficace.

Mis à part leurs autres conséquences négatives pour le système de justice pénale, ce dont les témoins ont parlé abondamment, les peines minimales obligatoires ne peuvent pas avoir les effets escomptés parce que le dispositif dans lequel elles sont imbriquées — c'est-à-dire la prohibition de la drogue — n'est pas efficace et ne peut pas être efficace.

Dans son témoignage du 8 octobre, le ministre de la Justice a dit : « Ce ne sont pas les statistiques qui nous guident. » Certes, il nous le démontre à bien des égards. Malheureusement, il n'est pas guidé non plus par la réalité parce que, en l'absence d'une nette diminution de la demande, on ne peut pas, contrairement à ce que certains prétendent, supprimer l'approvisionnement en drogue, ce qui est le modus operandi de la prohibition. Même avec des peines minimales obligatoires, un dispositif de prohibition ne peut pas suspendre la loi de l'offre et de la demande. La prohibition contribue à créer un prix artificiellement élevé pour la drogue vendue dans la rue et encourage donc les gens à faire du trafic de drogue pour s'enrichir rapidement. À condition, bien sûr, de ne pas se faire prendre.

Mais même si un trafiquant se fait prendre, la perspective de gagner de l'argent facilement attire rapidement un autre trafiquant qui le remplacera; c'est ce qu'on appelle « l'effet de remplacement ». Quand un violeur en série est mis à l'ombre, il n'y a personne qui attend pour le remplacer car il n'y a pas de demande pour des violeurs en série. Par contre, lorsqu'un trafiquant est mis à l'ombre, la demande de drogue est toujours là. Par conséquent, la loi de l'offre et de la demande fait en sorte qu'un autre trafiquant prendra la place qui s'est libérée.

De plus, il y a l'effet pernicieux de la sélection naturelle qui entre aussi en jeu. Au fur et à mesure que la police intensifie sa répression contre les trafiquants de drogue, le marché s'adapte conformément au principe de la survie du plus apte. Les cibles faciles sont les premières à se faire ramasser. Mais leurs remplaçants adaptent leurs méthodes face à l'intensification de la répression, ce qui se traduit par une escalade de la violence.

On observe actuellement cet effet de la sélection naturelle au Mexique, et nous en avons vu des manifestations dans les rues de Vancouver l'été dernier. Lorsque la police part en guerre contre les trafiquants, ceux-ci se disputent la part de marché qui se rétrécit. On apprend ça en première année du cours d'économie.

La situation s'est tellement détériorée dans le nord du Mexique, par exemple, que les décideurs américains qualifient aujourd'hui le Mexique d'État en déroute. Le Rapport mondial sur les drogues de 2009 reconnaît enfin qu'il y a un lien entre la drogue et la criminalité, mais bien sûr, il endosse toujours la prohibition.

J'aimerais maintenant répondre à certaines déclarations qui ont été faites devant votre comité, et je vais commencer par ce qu'a dit M. Plecas. Il vous amène à tirer des conclusions qui ne sont pas justifiées, et il est donc important que je remette les pendules à l'heure. Lorsqu'il a témoigné le jeudi 29 octobre, il vous a dit que la production de drogue en Colombie-Britannique était hors de contrôle et que cela avait des conséquences néfastes pour les collectivités et la population, ce qui est vrai.

Par contre, il n'emploie jamais le mot « prohibition », ce qui revient à dire qu'il suppose qu'il n'y a pas de contexte juridique pour la production de drogue et la violence qui y est associée. Pourtant, la Colombie-Britannique produit également de grandes quantités de vin et de pommes, sans parler de poisson et de produits de la forêt, et personne ne se bagarre violemment pour obtenir une part du marché des pommes ou du vin. La différence, et M. Plecas la connaît fort bien, c'est le contexte juridique qui entoure les deux marchés. De plus, il semble s'imaginer que des peines plus sévères permettront, pour reprendre l'expression du ministre, « d'envoyer le bon message », d'où les peines minimales obligatoires. Il ne nous explique cependant pas pourquoi ledit message n'a pas fonctionné aux États-Unis.

M. Plecas vous invite à conclure que la prohibition ne peut fonctionner que si les juges imposent des peines plus sévères, mais il ne donne aucune preuve que cela a marché dans d'autres juridictions de common law, et il ne donne aucune explication convaincante que ce qui n'a pas marché ailleurs marchera au Canada.

M. Plecas ne veut pas parler de la prohibition parce qu'il lui faudrait alors parler des problèmes de criminalité et de violence qu'elle engendre.

La présidente : Monsieur Jones, puis-je vous demander d'éviter de nous parler de ce que M. Plecas veut ou ne veut pas, car nous n'en savons rien. Essayez de vous en tenir à ce qu'il a dit.

M. Jones : Je ne voudrais surtout pas que vous pensiez que je suis en train de vous recommander d'encourager la consommation de drogue. Bien au contraire. Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que le dispositif de prohibition de la drogue qui est en vigueur depuis 101 ans et qui privilégie les sanctions pénales est un échec lamentable. Les peines minimales obligatoires ne serviront qu'à incarcérer un plus grand nombre de gens sans pour autant réduire l'offre ou la demande.

S'il y a une leçon que nous pouvons tirer de l'expérience américaine des peines minimales obligatoires, c'est que nous allons connaître une augmentation rapide de notre taux d'incarcération, et que ces nouveaux détenus seront surtout des gens qui avaient déjà des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie. Ils seront issus, en nombre disproportionné, des groupes minoritaires, surtout les Autochtones. De plus, l'augmentation de notre taux d'incarcération n'aura aucun effet sur la structure de l'offre et de la demande.

Pour toutes ces raisons, et pour toutes les autres que vous avez entendues et qui militent en faveur du rejet de ce projet de loi, j'encourage vivement votre comité à exercer sa prérogative de chambre de second examen objectif et à dire au gouvernement que sa stratégie est vouée à l'échec.

[Français]

Lucie Joncas, présidente, Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry : Madame la présidente, d'emblée, l'Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry vous remercie de nous recevoir à nouveau. Nous sommes très heureux de l'opportunité que nous avons de vous faire part de nos préoccupations relativement au projet de loi C-15.

Vous connaissez l'Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, nous comptons 26 sociétés à travers le Canada qui viennent en aide aux femmes qui ont des difficultés avec la justice. L'association a toujours eu pour position le principe d'être pour le respect de la discrétion judiciaire, donc, inévitablement, contre les peines d'emprisonnement minimales obligatoires.

Au cours des dernières années, nous avons assisté à une importante érosion du pouvoir discrétionnaire. Cette situation nous préoccupe beaucoup. Ces attaques répétées minent la crédibilité du système de justice et mettent en péril son bon fonctionnement.

Relativement à la situation des femmes, particulièrement, pour lesquelles nous sommes une voix, il faut voir qu'il y a une surreprésentation, et je pense que plusieurs personnes qui ont témoigné devant vous vous en ont fait part, des femmes autochtones en milieu carcéral.

Dans l'Ouest canadien, les femmes autochtones représentent trois p. 100 de la population, mais 80 p. 100 de la population carcérale.

Nous devons nous préoccuper particulièrement de cette situation et le type de législation contenu dans le projet de loi C-15 ne fera qu'accroître cette population de façon importante.

Le milieu carcéral — on le sait — ne convient pas aux populations autochtones. Il constitue une façon de les ostraciser davantage. Les Autochtones qui purgent des peines d'emprisonnement sont éloignés de leur milieu, n'ont pas de contact avec leurs familles et les familles n'ont pas non plus les moyens d'aller leur rendre visite.

Si une femme autochtone est incarcérée pour des peines minimales obligatoires à Winnipeg alors qu'elle vit dans le Grand Nord, c'est évident que la réinsertion sociale sera encore plus difficile, voire impossible, n'ayant pas eu de contact avec sa famille autre que par courrier durant toute la période d'incarcération. Cette situation fait en sorte que leurs enfants souffrent également. Bref, tous ces facteurs rendent la peine beaucoup plus punitive que dans n'importe quelle autre population.

Un point qui ne semble pas avoir été soulevé devant le comité, c'est qu'on peut être trouvé coupable d'une infraction criminelle par bien des moyens autres qu'être la personne ou l'instigateur principal. L'article 21 du Code criminel prévoit que l'on peut être trouvé coupable de l'infraction principale au même titre que d'autres en omettant simplement d'accomplir quelque chose ou en faisant quelque chose dans le but d'aider ou d'encourager un tiers. Je pense que l'article 21(1)(b) est vraiment ce qui peut s'appliquer ici. Je vous donne l'exemple de la personne qui, pour 20 $ par jour, arrose des plants, mais ne reçoit aucun bénéfice ou profit de cette culture et qui se verrait imposer, sans que le juge n'ait aucun pouvoir discrétionnaire, une peine minimale.

Nous devons vraiment nous préoccuper de la fin de la chaîne qui se retrouve exactement dans la même situation qu'une personne, qui, de toute façon — on se comprend —, aurait eu une peine d'emprisonnement ferme. Je crois que l'on doit respecter le pouvoir des juges d'exercer leur juridiction, et les peines d'emprisonnement qui sont disponibles pour les juges comblent entièrement les besoins prévus.

La dernière chose que j'aimerais dire, c'est que les facteurs aggravants qu'on vous demande de considérer dans le projet de loi sont déjà prévus au Code criminel comme des facteurs aggravants, et les juges, sur une base quotidienne, les appliquent. On parle de la modification à l'article 5(3)(a), une infraction commise au profit d'une organisation criminelle; 718(a), paragraphe 4 du Code criminel prévoit déjà que c'est un facteur aggravant et tous les autres facteurs qu'on voit ici, recours à la violence, c'est un facteur aggravant que les juges prennent en considération. Pour finir, l'utilisation d'une arme à feu fait déjà l'objet de peines minimales.

Pour conclure, donc, je ne vois vraiment pas l'utilité de ce projet de loi, mais je vois vraiment les conséquences dramatiques qu'il pourrait provoquer entre autres sur la population que l'Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry desserre.

La présidente : Merci beaucoup.

Le sénateur Nolin : Maître Joncas, les témoins qui vous ont précédé nous ont parlé de la situation déplorable des Autochtones en milieu carcéral. Le pourcentage de la population carcérale autochtone comparativement à la population en général est plus qu'alarmant, c'est tout simplement honteux, d'autant plus quand on pense à la population carcérale féminine. Cependant, même si on n'adopte pas le projet de loi C-15, on aurait encore ce résultat alarmant de surreprésentation autochtone. Moi, je suis prêt à redonner aux juges leur pouvoir discrétionnaire, je suis entièrement d'accord avec vous. D'ailleurs, la loi actuelle sur les drogues prévoit déjà qu'un juge peut mettre de côté les circonstances aggravantes s'il pense que c'est dans l'intérêt de la justice de le faire.

Mais nous avons le projet de loi C-15 devant nous, que fait-on avec maintenant?

Mme Joncas : Je pense qu'il ne devrait pas être approuvé. Purement et simplement.

Le sénateur Nolin : Mais aidez-moi à trouver une solution plus réaliste.

La présidente : Auriez-vous une solution intérimaire à proposer ou des amendements, par exemple, que vous aimeriez voir?

Mme Joncas : Je pense que l'amendement souhaitable, c'est que le juge ait toujours la possibilité, lors de l'examen des considérations spéciales, d'utiliser son pouvoir discrétionnaire subsidiaire. Le juge aurait-il accès à des lignes directrices qui lui indiqueraient que devant des circonstances particulières, une discrétion subsidiaire est applicable?

Le sénateur Nolin : C'est là mon problème, car dans l'article 10(3) de la loi actuelle sur le contrôle des drogues, il est bien précisé que le tribunal, bien qu'il soit convaincu — et c'est quand même un test assez important — de l'existence d'une ou de plusieurs des circonstances aggravantes, peut, pourvu qu'il motive sa décision, ne pas imposer une peine d'emprisonnement et, malgré cela, on a une surreprésentation autochtone en milieu carcéral.

J'ai l'impression que la solution n'est pas plus dans le projet de loi C-15 que dans la loi actuelle, et c'est cette solution que je tente de découvrir.

Mme Joncas : Je pense sincèrement que les besoins de la population autochtone ne sont certainement pas considérés de façon adéquate tant en milieu carcéral qu'à l'extérieur en ce moment. Il y a un problème criant de pauvreté. Hier, j'étais à l'Université McGill où j'écoutais des procureurs de la Couronne de la cour itinérante dans le Nord. La cour se présente à un endroit, par exemple, et s'y installe pour six heures sans connaître le milieu, face à 11 dialectes différents, sans avocat de la défense ou de la Couronne issu du milieu autochtone. Où sont les juges qui pourraient participer au cercle sentencieux? Un procureur de la Couronne se présente très candidement, « je suis l'homme blanc qui vient ici », et on se demande pourquoi il y a une difficulté à vraiment adapter notre système de justice à leur réalité? C'est encore un peu nous et les autres.

Enfin, une faculté de droit a finalement vu le jour dans le Nord. C'est fantastique! On souhaite que des membres des communautés autochtones participent activement dans le système de justice. Je pense vraiment que cela favorisera la décroissance.

Le sénateur Nolin : La solution n'est pas statutaire, elle réside dans l'administration de la justice pénale?

Mme Joncas : Entre autres. Mais chaque fois qu'on revient ici pour des peines d'emprisonnement minimum, on ratisse trop large et ce sont les gens marginalisés, les minorités, entre autres, qui en paient le prix, parce que les juges, lorsque l'accusé est relié aux groupes criminalisés, lorsqu'il y a usage d'une arme à feu, lorsqu'il y a violence, imposent ces peines d'incarcération.

On n'a pas besoin de ces projets de loi. Ceux que cela affecte, ce sont ceux qui normalement auraient pu bénéficier de la clémence du tribunal et qui ne pourront plus en bénéficier.

Le sénateur Nolin : Merci Madame.

La présidente : Merci sénateur Nolin.

[Traduction]

Chers collègues, permettez-moi de vous rappeler que nous devons adresser nos questions d'abord à Mme Joncas, et qu'ensuite nous reviendrons à M. Jones.

Le sénateur Watt : Je vais vous poser la même question que j'ai posée à d'autres témoins. Je sais que le nombre de détenus va augmenter, et je n'aime pas ça. Mais il doit y avoir des solutions. Pour l'instant, j'ai l'impression que personne n'a réussi à articuler une solution adéquate.

Monsieur Jones, pourquoi les détenus autochtones purgent-ils des peines plus longues que les autres détenus? Pourquoi leur refuse-t-on la libération sous caution?

La présidente : Est-ce que vous adressez votre question à M. Jones?

Le sénateur Watt : Oui.

La présidente : Pouvez-vous la réserver pour tout à l'heure, car Mme Joncas doit partir? Nous nous étions entendus pour commencer par poser des questions à Mme Joncas avant de revenir à M. Jones.

Le sénateur Watt : C'est parfait.

La présidente : Vous pouvez poser une question à Mme Joncas si vous le désirez.

Le sénateur Watt : Madame Joncas, j'ai l'impression que vous avez une bonne idée de la façon dont on rend la justice dans le Nord, avec les tribunaux itinérants qui se déplacent entre les collectivités isolées. Vous avez raison de dire qu'ils ne restent pas longtemps dans la collectivité, car ils dépendent de l'avion qui les transporte.

En conséquence, les avocats de la défense ne passent pas beaucoup de temps avec leurs clients. Des délinquants m'ont dit — il m'arrive en effet d'en rencontrer, de temps à autre — qu'ils n'avaient même pas eu leur mot à dire dans l'affaire. Autrement dit, lorsque le procureur et l'avocat de la défense arrivent, ils se sont déjà entendus dans l'avion, avant même d'avoir rencontré l'accusé. Je trouve cela inadmissible.

Êtes-vous au courant?

Mme Joncas : Non, pas personnellement.

Il ne faut pas oublier que 90 p. 100 des affaires pénales sont réglées avant procès, et que 10 p. 100 seulement passent devant les tribunaux. Ce pourcentage changera radicalement si la quasi-totalité des infractions sont assorties de peines minimales obligatoires. Cela risque d'aggraver les retards et, par voie de conséquence, de multiplier les conflits au sujet du droit fondamental d'obtenir un procès dans un délai raisonnable.

Je crois que la modification au coup par coup du Code criminel va avoir beaucoup d'autres conséquences, et qu'il est difficile d'avoir une idée globale de la façon dont cela se répercutera sur la population. Cela aura un effet domino sur le système de justice pénale. Nos prisons sont déjà surpeuplées. Les établissements provinciaux n'ont pas de programmes.

Je ne vois pas comment cela va permettre de réintégrer les gens dans la société. Mon collègue du Conseil canadien des avocats de la défense vous a fait remarquer que l'accès à des centres de réadaptation, pour assurer le succès de la thérapie, varie beaucoup d'une province à l'autre. La santé relève des provinces. C'est elles qui sont responsables de ces budgets. Elles n'ont absolument pas les ressources suffisantes pour mettre en œuvre cette modification de façon uniforme dans tout le pays. Dans les collectivités du Nord, il n'y a qu'un travailleur social par village.

Le sénateur Watt : Et encore!

Mme Joncas : Comment pourrons-nous envoyer les délinquants en réadaptation? Nous ne constatons aucune amélioration.

Le sénateur Baker : J'aimerais avoir les lumières d'une brillante avocate, qui jouit d'une excellente réputation dans la jurisprudence des affaires dont elle traite régulièrement.

J'aimerais savoir si vous avez un amendement à nous proposer — peut-être pas — sur une question qui me préoccupe. L'ecstasy est maintenant une substance de l'annexe 1. Cela signifie que la peine maximum est la prison à perpétuité. Cela a d'autres conséquences, comme le renversement du fardeau de la preuve en matière de caution, par exemple, et le fait de ne pas pouvoir obtenir de pardon, et cetera.

Prenons le cas des gens qui sont condamnés pour possession d'une seule pilule. Comme vous le savez, la définition de trafic comprend non seulement la vente, mais aussi le don, le prêt, et cetera. En consultant la jurisprudence de cette année, j'ai constaté que la GRC lance régulièrement des actions — le projet Tiara, le projet Temporal, le projet Thirst — et elle envoie des agents dans les parties raves pour convaincre un participant de leur vendre ou de leur donner une pilule. Jadis, on appelait ça tendre un piège, mais aujourd'hui ce n'est plus pareil. Les choses ont changé, et je ne sais pas pourquoi. Il semble qu'aujourd'hui, ce qui est à la mode, c'est de donner une pilule d'ecstasy à quelqu'un. Dans certains cas, un jeune homme se laisse convaincre par une jeune femme, un agent de police en civil, qui s'est habillée comme pour aller à un party rave.

J'ai ici l'affaire R. c. Chu 2009, Carswell, C.-B. 644 mais il y en a d'autres du même genre. En tout, ça représente 10 à 13 arrestations effectuées chaque année dans les stades où sont organisées ces parties raves. C'est un phénomène qui se produit dans l'ensemble du pays, aussi bien en Alberta qu'au Québec.

Dans la quasi-totalité des cas, le jeune s'adresse à quelqu'un d'autre pour lui emprunter la pilule qu'il va ensuite donner à l'agent de la GRC. Étant donné que le fait de donner ou de prêter une pilule à quelqu'un est maintenant passible de la prison à perpétuité, comment, à votre avis, pourrions-nous modifier le projet de loi afin que ce type d'infraction ne tombe pas sous le coup de ses dispositions? Suffit-il de modifier la définition de trafic?

Mme Joncas : Je suis contente que vous posiez la question. Le seul moyen est de modifier la définition de trafic. À l'heure actuelle, ça comprend le simple fait de passer un joint, de donner, comme vous dites, une pilule quelqu'un — généralement, on ne la prête pas, car une fois qu'on l'a donnée, on ne peut pas la récupérer.

Le sénateur Baker : Non, parce qu'on s'est fait arrêter!

Mme Joncas : Je ne vois donc pas d'autre moyen que de modifier la définition de « trafic ».

[Français]

Le sénateur Joyal : Madame Joncas, je serais porté à vous demander de revenir sur la clientèle ou le type de personnes auxquelles vous portez secours. Est-ce que, parmi les femmes qui sont en prison au Canada, il y en a plusieurs qui ont été trouvées coupables de faire partie d'une organisation criminelle? Car d'après ce que le ministre nous a dit, le projet de loi doit normalement viser à trouver les gros poissons, pas le menu fretin qui fréquente les raves, comme le dit mon collègue le sénateur Baker. Il doit plutôt viser les organisations criminelles et ceux qui les dirigent.

Mme Joncas : Je dois vous dire que, selon mon expérience personnelle, j'ai représenté au moins une femme qui a été déclarée coupable d'avoir fait partie d'une organisation criminelle. C'était une dame dont le conjoint était un trafiquant, qui était atteint d'un cancer d'une forme très rare et pour qui la seule façon de traiter la douleur était de consommer de la cocaïne. Vu que son conjoint avait une organisation et qu'elle était avec lui, elle a été déclarée coupable de gangstérisme.

Je dirais que la proportion est moindre, mais il y en a certaines. Ce qui arrive souvent, c'est que les organisations criminelles vont choisir des gens qui n'ont aucun antécédent, qui sont blancs comme neige — sans faire de jeu de mots — et qui pourraient faire une importation qui serait probablement ce qu'on appelle un « one shot deal ». Ce sont des gens qui ne sont pas criminalisés, qui ne frayent pas dans ce milieu, mais qui ont des difficultés financières majeures, qui sont peut-être monoparentaux, et qui acceptent de se livrer à ce genre de trafic. Ils pourraient effectivement être reconnus comme ayant aidé une organisation criminelle.

Le sénateur Joyal : Dans le cas des femmes autochtones — il y a été fait référence auparavant dans les témoignages que nous avons entendus tantôt, par exemple à Edmundston qui est un centre de détention pour femmes — quel est selon vous, d'après vos études à la société Elizabeth Fry, le profil type de la femme en prison qui a fait usage des drogues — hormis celle qui pense faire un « one shot deal » qui l'aiderait supposément à régler son problème social? Quel est le profil social de la moyenne des femmes qui sont en prison parce qu'elles ont utilisé, consommé ou vendu des drogues?

Mme Joncas : Il est certain que dans la population féminine il y a un problème criant de pauvreté et que, souvent, des infractions sont commises, comme des infractions de fraude — sur lesquelles vous allez devoir vous pencher —, des infractions liées au besoin de couvrir les besoins de base qui ne le sont pas. On a beaucoup de femmes monoparentales. Ce que je vois comme un trait commun c'est un problème de pauvreté important.

Le sénateur Joyal : La prostitution est-elle un élément, particulièrement?

Mme Joncas : La prostitution est malheureusement une autre façon de pallier ces difficultés, mais je dirais que la prostitution n'est pas la première cause d'incarcération, certainement pas au fédéral. Ce sont des infractions qui restent vraiment plutôt dans les cours municipales ou dans les cours provinciales. C'est très rare, je ne me souviens pas d'avoir vu quelqu'un qui serait condamné pour cela. Ce n'est vraiment pas la population que l'on retrouve au fédéral.

Le sénateur Joyal : Avez-vous une idée du nombre de femmes qui seraient emprisonnées au Canada suite à des infractions à la Loi sur les drogues? Comment est-ce que cela se répartirait entre population autochtone et non autochtone et dans quel type d'offense est-ce qu'elles se retrouveraient?

Mme Joncas : Je ne voudrais pas donner des chiffres qui ne sont pas exacts; je n'ai pas les chiffres ici. Je dirais toutefois que les crimes économiques sont présents de façon importante chez les femmes, tels que des fraudes à l'aide sociale ou des fraudes à toutes sortes de niveaux. On pense vraiment surtout à des crimes reliés à la pauvreté.

La présidente : Merci sénateur Joyal. Je suis désolée, mais la dernière portion du temps revient au sénateur Carignan.

Le sénateur Carignan : J'ai compris que vous êtes une avocate de la défense.

Mme Joncas : Tout à fait.

Le sénateur Carignan : Il est assez rare dans notre vie de tous les jours que l'on rencontre des gens qui sont accusés, constamment, tous les jours. Pour ma part, cela ne m'est jamais arrivé. Je voulais savoir quel est le pourcentage de clients que vous rencontrez qui connaissent exactement la sanction qu'ils encourent. Est-ce qu'ils le savent exactement, quand ils arrivent chez vous? Est-ce qu'ils vous disent : je sais que si je suis reconnu coupable de cette infraction, je vais être condamné à trois ans de prison — ou telle autre durée? Combien connaissent la sanction de façon précise?

Mme Joncas : Peut-être deux p. 100, trois p. 100. C'est une excellente question. Les gens, quand ils nous consultent, vont nous demander « qu'est-ce qui peut m'arriver? », mais ils n'ont aucune idée de ce qui peut leur arriver. Ils ne sont pas au courant. Un facteur qui va empêcher les gens de commettre des infractions, c'est la crainte d'être intercepté ou arrêté, mais ce ne sera certainement pas la peine minimale.

Le sénateur Carignan : Cela dépend de la connaissance; mais il y a plusieurs facteurs dans les études : la rigueur de la sanction, la promptitude de la sanction, la certitude de la sanction, la connaissance de la sanction. Donc il y a une série de facteurs. Ma question précise était que, actuellement il n'y en a pas de peine minimale en matière de trafic, il y a quelques peines minimales pour meurtre, pour quelques éléments, et je comprends qu'il y a seulement deux p. 100 de la population actuelle, de vos clients en tout cas, si on prend cet échantillon, qui connaît de façon précise la sanction par laquelle ils sont susceptibles d'être punis s'ils sont reconnus coupable.

Mme Joncas : Tout à fait. De façon anecdotique, il peut nous arriver de dire au client « mais à quoi avez-vous pensé? », à quoi la réponse est : « si j'avais pensé, je ne serais pas ici ».

Le sénateur Carignan : C'est le but de la sanction minimale.

Mme Joncas : Alors, on se comprend, les gens ne sont pas informés de la peine. Ce qui est vraiment efficace, et les criminologues le disent, c'est d'augmenter les forces policières pour qu'il y ait une crainte d'être appréhendé immédiatement; cela, c'est beaucoup plus efficace.

Le sénateur Carignan : Cela aussi, effectivement. Merci.

La présidente : Maître Joncas, merci beaucoup — comme toujours! Quelqu'un va vous mener à la porte où se trouvera le transport.

[Traduction]

Le sénateur Milne : Je n'ai pas d'autre question pour M. Jones. Je suis d'accord avec lui.

Le sénateur Nolin : Nous avons reçu votre texte à l'avance et y avons trouvé des réponses à beaucoup de nos questions. Je ne sais pas qui est le suivant, mais je suis prêt à laisser la place à mes collègues.

La présidente : C'est ce qui arrive lorsqu'un témoin prend la peine de préparer un mémoire de 40 pages; mais nous vous en sommes très reconnaissants.

Le sénateur Watt : Permettez-moi de vous reposer la même question qu'à d'autres témoins. Je crois que vous étiez présent lorsque les témoins précédents ont comparu. J'aimerais savoir pourquoi les détenus autochtones purgent des peines plus longues et pourquoi on leur refuse la libération sous caution.

Pouvez-vous m'expliquer pourquoi?

M. Jones : Avec plaisir. C'est une question très importante. Je vous propose de vous donner aujourd'hui une réponse courte et de vous en faire parvenir une beaucoup plus étoffée, car, vous savez, beaucoup de livres ont été écrits là-dessus.

Les détenus autochtones sont traités de façon différente pour des raisons historiques et politiques. Ce sont là les causes structurelles de la discrimination. Ça commence dès la naissance, avec une plus grande prévalence du syndrome de l'alcoolisme fœtal, des traumatismes non soignés, des problèmes d'apprentissage non diagnostiqués, un enseignement inadéquat, une alimentation inadéquate et une éducation inadéquate par les parents. Ces caractéristiques ne sont pas propres aux populations autochtones, elles s'appliquent à toutes les populations pauvres et marginalisées du monde entier. Au Canada, la majorité des populations pauvres et marginalisées sont des Autochtones et, dans les centres-villes, ce sont des Noirs, des Jamaïcains, et cetera.

Quand ces gens-là commencent à avoir des démêlés avec la justice, très souvent, malgré toute la bonne volonté des policiers qui s'en occupent, ils récidivent et finissent souvent par se voir infliger une peine d'emprisonnement. Leur comportement a tendance à s'aggraver, surtout chez les jeunes adolescents. Ainsi, quand ils atteignent l'âge de 16 ans ou 22, 23 ou 24 ans, ils prennent des risques plus grands et commencent à consommer de l'alcool et de la drogue. Nous savons cependant qu'ils n'ont pas atteint le stade de la maturité et que, par exemple, leur cerveau n'a pas fini de se développer, d'où leur instabilité. C'est pour cela qu'ils s'engagent dans l'armée, et en ce qui concerne les Autochtones, c'est la même chose. Ils ont des démêlés plus fréquents avec la justice car, et c'est très important, ce sont eux qui se font ramasser en premier par la police.

Le sénateur Watt : Que voulez-vous dire?

M. Jones : Ce sont les cibles les plus faciles à arrêter, à poursuivre et à incarcérer; et étant donné toutes les circonstances qui entourent leur éducation et leur milieu social, ils sont moins en mesure de faire valoir leurs droits.

Prenons l'exemple de quelqu'un de ma classe sociale qui obtient une libération sous caution grâce à l'aide de sa mère ou de son père; placé dans la même situation, un jeune Autochtone du nord de la Saskatchewan ou au-delà n'aura ni la capacité ni les ressources pour le faire. Et les recherches indiquent que, s'ils sont détenus, ils risquent davantage d'être condamnés.

Je n'en rejette la responsabilité sur personne en particulier, mais c'est ainsi que la discrimination historique et politique contre les groupes minoritaires se manifeste au Canada.

Une fois qu'ils sont incarcérés, ils sont moins en mesure de faire valoir leurs droits. Et le système, pas les individus qui le composent mais le système lui-même, a tendance à les marginaliser encore davantage.

J'ai passé beaucoup de temps avec des employés du service correctionnel, et je crois sincèrement qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour que ça marche bien. Malheureusement, ils manquent de ressources, ils sont surchargés de travail, ils ont trop de détenus sous leur responsabilité et ils n'ont pas le personnel nécessaire pour soigner ces gens. Vous avez entendu parler des longues listes d'attente. Tous ces facteurs s'accumulent pour produire des résultats qui sont vraiment iniques et injustes, et qui sont susceptibles de l'être encore davantage si le projet de loi que vous examinez actuellement est adopté.

C'est pour cela qu'il faut absolument que je puisse affirmer haut et fort que ce projet de loi est une véritable catastrophe pour tout le monde, mais surtout pour ceux qui sont déjà victimes de discrimination. Voilà pour la réponse courte!

Le sénateur Watt : Vous m'avez donné toute une liste de raisons pour lesquelles les Autochtones sont traités différemment, mais cela ne répond toujours pas à ma question. Pourquoi purgent-ils des peines plus longues?

M. Jones : Nous en revenons à la question de savoir faire valoir ses droits. Comme vous le savez, mon organisation représente des délinquants dans tout le système. Nous les aidons à se préparer pour leur libération et pour leur libération conditionnelle. Mais nous fonctionnons au maximum de nos capacités.

Les agents de la Société John Howard, surtout lorsqu'ils sont particulièrement efficaces, sont souvent débauchés par la Commission des libérations conditionnelles ou par le Service correctionnel du Canada. Certains d'entre eux vont continuer de défendre la libération anticipée des prisonniers, et d'autres vont se consacrer à des programmes pour les détenus ou à d'autres tâches. Tout le système fonctionne à la limite de sa capacité.

Les délinquants autochtones n'attendent pas à la porte, en quelque sorte, pour demander à voir leur agent des libérations conditionnelles ou pour demander à participer à un programme, parce qu'ils n'ont pas appris à faire valoir leurs droits. C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a si peu de jeunes blancs des classes aisées en prison : eux, ils ont l'habitude de faire valoir leurs droits, contrairement aux pauvres et aux Autochtones.

Le sénateur Watt : Autrement dit, ils ne sont pas à la bonne place; et s'ils ne sont pas à la bonne place pour être traités comme les autres, où faut-il les envoyer?

M. Jones : J'estime — et la plupart d'entre vous l'auront sans doute compris — qu'en imposant le dispositif de la prohibition, nous contribuons à l'hyperjudiciarisation de notre société. Bon nombre des jeunes qui vont se faire prendre à cause de ce projet de loi ne seront coupables que d'avoir consommé une drogue actuellement illicite. C'est un choix politique dont nous avons tous hérité depuis le XIXe siècle, et c'est une catastrophe.

Je pensais justement, en écoutant Mme Joncas, que le fait de créer des peines minimales obligatoires revenait à mettre de nouvelles hélices au Titanic.

Le sénateur Nolin : Nous avions posé une question à un témoin précédent, et nous n'avions toujours pas reçu la réponse. Mais voilà que Mme Roy, qui avait promis de se renseigner sur l'application du projet de loi C-15 aux adolescents, est justement en train de m'envoyer la réponse en ce moment. Elle dit, en substance, qu'étant donné la sévérité du projet de loi C-15, elle ne pense pas qu'il s'appliquera aux adolescents, si vous lisez attentivement l'article sur les adolescents.

M. Jones : Mais tout dépend de la discrétion qui est exercée au tout début du processus.

Le sénateur Nolin : Je ne voudrais surtout pas engager une polémique avec quelqu'un qui est absent, et nous n'avons pas le texte, mais cela concerne les crimes non violents. Or, s'il s'agit de crimes non violents, le projet de loi ne s'applique pas. On peut dire, bien sûr, que le projet de loi C-15 vise les crimes violents. C'est ce que le ministre a dit, mais comme beaucoup de témoins nous ont dit le contraire, je vous pose la question.

M. Jones : Merci sénateur. Parlons de l'expérience des États-Unis. Aucun pays n'a mis en œuvre un système de peines minimales obligatoires aussi perfectionné qu'eux. Et pourtant, comme ils n'obtiennent pas les résultats qu'ils en escomptaient, ils se sont mis à ratisser plus large. Eux aussi ils visaient au départ les gros trafiquants et les revendeurs de haut niveau, mais ces gens-là sont très difficiles à attraper. Ils mobilisent beaucoup de ressources policières, ils embauchent les meilleurs avocats, et ils s'en sortent. Aujourd'hui, les États-Unis ont décidé de ratisser plus large et, avec les peines minimales obligatoires, ils ramassent de plus en plus de petits revendeurs de rue. C'est ça leur expérience. Je n'ai entendu personne affirmer que nous, au Canada, on peut faire la même chose mais mieux, sans répéter les erreurs des États-Unis.

Le sénateur Nolin : Je tiens toutefois à rappeler que l'un des témoins, M. Plecas, a défendu les peines minimales obligatoires en disant qu'aux États-Unis, c'est un système qui fonctionnait parce que les délinquants restaient en prison suffisamment longtemps, si bien qu'à leur libération, ils étaient trop vieux pour avoir envie de récidiver.

M. Jones : Je suppose que ce sont des bonnes nouvelles.

Le sénateur Nolin : C'est le témoin qui l'a dit.

M. Jones : Vous trouvez que, parce qu'ils ont passé leurs meilleures années en prison, le système des peines minimales obligatoires est efficace?

Le sénateur Nolin : Vous avez parlé de M. Plecas au cours de votre déclaration, et c'est la raison pour laquelle je me suis permis de rappeler ce qu'il a dit.

M. Jones : C'est l'argument de la neutralisation. On met les gens en prison suffisamment longtemps pour qu'avec l'âge, ils se débarrassent de leurs tendances criminelles. Mais quelles sont les conséquences sociales de la mise à l'écart de ces gens-là, loin de leur famille et de leur collectivité? Aux États-Unis, et surtout en Floride où des études ont été faites, ils ont constaté que, dans les quartiers où les taux d'incarcération étaient particulièrement élevés, la criminalité ne diminuait pas, au contraire. Bâtir un système fondé sur les peines minimales obligatoires et prétendre que cela va contribuer à réduire la criminalité est absolument faux. Les statistiques démontrent tout le contraire.

La présidente : Parlez-vous d'une étude en particulier? Si oui, pourrez-vous nous en donner la référence tout à l'heure?

M. Jones : Avec plaisir.

Le sénateur Campbell : Je pense que nous l'avons, madame la présidente.

La présidente : En effet, nous l'avons. Merci beaucoup.

Le sénateur Wallace : Merci, monsieur Jones. J'aimerais être sûr d'avoir bien compris. Vous avez dit que la prohibition de la drogue, ça ne peut pas marcher. Qu'entendez-vous exactement par « prohibition de la drogue »?

Ne pensez-vous pas que le Code criminel est un outil qui permet de lutter contre la production et le trafic de drogue, l'incarcération en étant bien sûr une conséquence? Êtes-vous en train de nous dire que la prohibition de la drogue et les sanctions prévues dans le Code criminel sont inefficaces, et que ce ne sont pas des outils adéquats pour lutter contre la production et le trafic de drogue?

M. Jones : Permettez-moi de vous faire un bref historique de la question. C'est en 1908 que le Parlement du Canada a décidé de recourir à des sanctions et à l'incarcération pour lutter contre la consommation de drogue par une certaine minorité en Colombie-Britannique. Et ce sont les mesures prises à ce moment-là qui servent de références à nos lois actuelles, encore aujourd'hui. Pour lutter contre le problème de la consommation et du trafic de drogue, notre première réaction est de punir. C'est ça la prohibition.

C'est la même chose pour l'alcool. Les sanctions pénales sont les premières mesures qu'on invoque pour lutter contre la consommation, la possession et le trafic d'alcool. C'est pour ça que j'emploie le terme de prohibition, car, qu'il s'agisse de drogue ou d'alcool, c'est rigoureusement la même chose, sauf que la prohibition de l'alcool n'a pas duré. En revanche, la prohibition de la drogue vient de passer le cap des cent ans!

Le sénateur Wallace : D'autres témoins nous ont dit la même chose que vous. J'en conclus donc que, selon vous, nous ne devrions pas imposer des sanctions pénales pour la production, le trafic, l'importation et l'exportation de drogue, et que nous devrions plutôt mettre en œuvre une réglementation semblable à celle qui régit le tabac et l'alcool.

Vous estimez qu'on ne devrait pas invoquer le Code criminel pour les activités que vise le projet de loi C-15, c'est bien ça?

M. Jones : Exactement. Je tiens à préciser que nous avons hérité d'un système de réglementation des drogues illicites. Réglementation, c'est synonyme de gestion. Cette réglementation consiste à reléguer la production, la distribution et la consommation de drogues illicites dans l'arène où s'affrontent les flics et le crime organisé, et on leur dit de mener la lutte jusqu'au bout.

C'est le système de réglementation le plus absurde qu'on ait pu concevoir. Nous en sommes aujourd'hui arrivés au point où les drogues illicites sont moins chères, plus facilement disponibles et de meilleure qualité qu'il y a 40 ans.

Savez-vous que, lorsque Nixon est parti en guerre contre la drogue aux États-Unis, une dose d'héroïne avait en moyenne une pureté de 5 p. 100, alors qu'aujourd'hui, à Washington D.C., une dose d'héroïne a une pureté de 50 p. 100? C'est ça la prohibition.

Le sénateur Wallace : Par la prohibition et la pénalisation de la production et du trafic de drogue, on cherchait sans doute à protéger le reste de la société qui ne consomme pas de drogue. Je sais qu'on met beaucoup l'accent, ici, sur ceux qui font du trafic de drogue et qui sont incarcérés, mais l'objectif primordial est de protéger la population, et d'empêcher surtout les jeunes de se laisser entraîner dans ce genre d'activité.

S'il n'y avait pas d'interdiction et si on ne se servait plus du Code criminel pour lutter contre la production et le trafic de stupéfiants, la consommation de drogues augmenterait dans la société; n'êtes-vous pas d'accord? Si c'était le cas, comment cela pourrait-il être avantageux?

M. Jones : Je ne suis pas d'accord. Je pense que l'on fait couramment cette affirmation sans preuve à l'appui. Je crois que vous recevrez, demain ou après-demain, Glenn Greenwald, qui parlera de la situation au Portugal. Demandez-lui si c'est ce qui s'est passé parce qu'ils ont tout décriminalisé systématiquement. Le résultat le plus intéressant, du point de vue de la santé publique, c'est l'augmentation des demandes de traitement. Ils ont tout à coup pu allouer toutes ces ressources aux traitements parce qu'ils ont cessé de les consacrer à l'application de la loi.

Le sénateur Wallace : Il est intéressant que vous utilisiez le Portugal comme exemple. Nous avons aussi entendu parler de la Suède, où des mesures de coercition plus sévères ont été mises en œuvre, associées à une augmentation du financement accordé aux traitements, et ils ont pu constater d'importantes améliorations. Il y a de nombreuses leçons à tirer.

M. Jones : Sénateur, on appelle cela le « mythe suédois ». Vous devriez voir les nombreuses autres manières dont les problèmes de drogue se manifestent en Suède et dont la mythologie populaire ne tient pas compte.

Le sénateur Wallace : Existe-t-il un « mythe portugais »?

M. Jones : Je crois que c'est une bonne question pour Glenn Greenwald.

Le sénateur Campbell : Je soulignerai, à des fins d'objectivité éditoriale, qu'un autre témoin a qualifié de mythe la situation en Suède. Une autre personne — qui manque peut-être de qualités scientifiques, mais certainement pas de qualités d'investigation — a aussi qualifié cela d'échec. Je vais croire qu'il s'agit d'un mythe tant et aussi longtemps qu'aucun témoin ne sera en mesure d'appuyer cela sur des faits scientifiques.

M. Jones : En toute objectivité, la Suède est aussi une société très différente du Canada. Elle est beaucoup plus homogène, et la pauvreté y est beaucoup plus rare. Nos graves problèmes de drogue sont concentrés parmi nos pauvres et nos marginaux. La combinaison pauvreté-richesse de la Suède est loin d'être la même qu'au Canada.

Le sénateur Wallace : Le Portugal serait-il un meilleur exemple?

M. Jones : Je ne sais pas si j'irais jusque-là. Ce qui est intéressant dans le cas du Portugal, c'est l'augmentation des demandes de traitement. Je crois que c'est là-dessus que vous devriez vous pencher. On peut en tirer la leçon suivante : lorsque toutes les drogues ont été décriminalisées, les gens ont eu moins peur de chercher à obtenir des traitements, et parce que davantage de traitements étaient disponibles, la demande pour ceux-ci a augmenté.

Lorsque la demande de traitement augmente, le nombre d'incidents liés aux délits économiques compulsifs ou opportunistes tend à diminuer. À moins que les choses n'aient changé de façon radicale, Glenn Greenwald vous dira que tous les indicateurs importants, particulièrement la prévalence et la consommation à vie, tendent à décroître au Portugal, et c'est ce que nous voulons.

Le sénateur Wallace : Monsieur Jones, j'ai lu votre mémoire. On peut lire ceci à la page 6 :

Le principe des peines minimales obligatoires est tellement discrédité, en ce qui concerne en particulier les crimes liés à la drogue, que même les New York State's Rockefeller Drug Laws — le modèle de l'expérience américaine en matière d'incarcération de masse — ont été abrogées.

Votre mémoire continue alors ainsi :

Au cœur même des modifications apportées dans le cadre de l'abrogation des Rockefeller Drug Laws on trouve l'élimination des peines minimales obligatoires, soit précisément l'opposé de ce que le projet de loi C-15 propose de promulguer [...]

Vous établissez manifestement une comparaison entre la loi Rockefeller sur les drogues et le projet de loi C-15. C'est ce qu'il semble, en tout cas. Cependant, je crois savoir que la loi Rockefeller sur les drogues a instauré des peines minimales obligatoires allant de 15 ans à la détention à perpétuité pour la possession simple de plus de quatre onces de narcotiques.

Est-ce exact? Si c'est le cas, comment peut-on s'appuyer là-dessus pour discréditer le projet de loi C-15?

M. Jones : J'essaie d'attirer l'attention sur le mécanisme des minimums obligatoires en eux-mêmes. Je n'insiste pas sur des détails précis, mais plutôt sur l'idée que les consommateurs et les trafiquants de drogues répondent à l'imposition d'une peine fondée sur la dissuasion.

Rien n'appuie cette idée, et les preuves que nous avons soutiennent plutôt l'inverse. J'ai demandé à Mme Richardson de réimprimer un article de Michael Tonry, publié dans la dernière édition de Crime and Justice. S'il existe des preuves démontrant que les peines minimales obligatoires fonctionnent dans le cas des lois sur les drogues, pourquoi est-ce que personne ne les fournit? Pourquoi est-ce que le ministre, notamment, ne vous les présente pas?

La présidente : Je crois que nous avons un choc de titans entre le sénateur Wallace et M. Jones.

Le sénateur Wallace : M. Jones m'éduque tout simplement; pas de façon agréable, mais il m'éduque.

M. Jones : Le sénateur Carignan a posé à M. Sapers une question à laquelle ce dernier a été incapable de répondre.

La présidente : En effet.

M. Jones : Puis-je rétablir les faits?

La présidente : Oui.

M. Jones : Nos voisins du Sud, dans le cadre de cette importante expérience naturelle, ont promulgué des peines minimales obligatoires pour chaque type de crime imaginable et ils essaient maintenant de faire marche arrière. Les taux d'incarcération sont très élevés, et les minimums obligatoires ne fonctionnent pas. Les États-Unis affichent aussi le plus haut taux d'incarcération au monde.

Cependant, pourquoi le nombre de personnes incarcérées aux États-Unis n'est-il pas plus élevé encore? La réponse se trouve dans le document d'une page que je vous ai envoyé et qui s'intitule « Équilibre homéostatique ».

Sénateur Wallace, je crois que c'est quelque chose dont vous devriez grandement vous préoccuper. Les acteurs de la justice pénale ont tendance à miner l'intention du législateur en négociant des ententes à huis clos pour atténuer les répercussions des peines minimales. Dans le cadre de cette loi, nous avons beaucoup entendu parler du principe des peines réelles. L'idée, il me semble, c'est que les peines minimales obligatoires amèneront une transparence et une justification en ce qui a trait à l'imposition de la peine. Les faits montrent que c'est le contraire qui s'est produit aux États-Unis. Les acteurs de la justice pénale — les procureurs, les policiers et les juges — préservent la proportionnalité et l'équité dans le cadre de la détermination de la peine; ils compromettent donc les conséquences des minimums obligatoires en négociant des ententes à huis clos pour amoindrir les répercussions associées à l'imposition de la peine ou en diminuant les chefs d'accusation de façon à ce que les individus n'aient pas à faire face aux peines minimales obligatoires. On est bien loin du principe des peines réelles. Je crois que vous devez réellement prendre au sérieux l'idée que le pouvoir d'appréciation n'est pas écarté, mais simplement déplacé.

C'est tout ce que j'ai à dire. Merci beaucoup de votre attention.

La présidente : Merci. L'article que M. Jones a demandé à la greffière d'imprimer est celui que nous avons joint à nos travaux au début de la réunion de ce soir. Cet article de Michael Tonry s'intitule « The Mostly Unintended Effects of Mandatory Penalties : Two Centuries of Consistent Findings ».

Le sénateur Nolin : Si je vous comprends bien, ce serait bien que nous proposions un amendement pour rétablir le pouvoir d'appréciation qu'ont déjà les juges en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

M. Jones : Ça reviendrait à équiper le Titanic de nouvelles hélices.

Le sénateur Nolin : Tout ce que nous pouvons faire, c'est l'amender.

M. Jones : Je comprends cela, sénateur. Personnellement, je crois que nos juges font un très bon travail.

Le sénateur Nolin : Même le ministre a dit, dans le cadre du projet de loi C-25, que sa confiance envers les juges était sans réserve.

M. Jones : Alors le fait de présenter une loi pour limiter le pouvoir d'appréciation des juges constitue une contradiction. Ça n'introduit aucune impartialité quant à la détermination de la peine et ça ne respecte pas davantage le principe des peines réelles. Selon moi, il s'agit d'un pas en arrière.

La présidente : Je remercie à nouveau M. Jones. Nous vous sommes extrêmement reconnaissants.

Honorables sénateurs, nous avons maintenant le privilège d'accueillir, à titre personnel, John Conroy, avocat, et Line Beauchesne, professeure à l'Université d'Ottawa. Nous avons aussi avec nous David Bratzer, qui représente Law Enforcement Against Prohibition. Bienvenue à tous et merci d'être là. Je vous remercie de la patience dont vous avez fait preuve alors que nous avons dépassé le temps qui nous était alloué avec nos témoins. Nous l'apprécions.

David Bratzer, représentant canadien, Law Enforcement Against Prohibition : Honorables sénateurs, merci de m'accueillir aujourd'hui. Je suis policier au sein du service de police de Victoria, mais je suis ici en tant que représentant de Law Enforcement Against Prohibition, LEAP.

LEAP est une organisation internationale à but non lucratif constituée de policiers, de juges, de procureurs et de directeurs de prison qui veulent graduellement légaliser et réglementer les drogues. Je n'encourage pas et n'appuie pas l'abus de drogues et la transgression de la loi.

Cependant, après des décennies d'application intense, nous constatons qu'aux États-Unis, au Canada et ailleurs dans le monde, nos lois sur les drogues n'ont pas réussi à tenir les drogues illégales loin de nos enfants. Je suis ici à titre personnel, et ce que je dis ne représente pas la position officielle de mon service de police. Par contre, mon expérience en tant que policier influence certainement mon témoignage. Je fais ce travail depuis maintenant quatre ans. Avant cela, j'ai été gardien dans les cellules de la police municipale pendant deux ans.

Le sénateur Angus : Dans quelle ville?

M. Bratzer : Je travaille pour le service de police de Victoria, en Colombie-Britannique.

Je ne suis pas un expert des politiques sur les drogues ou de la psychiatrie, et je ne suis pas non plus travailleur social, avocat, médecin ou scientifique. Comme l'a dit mon collègue Walter McKay, si les policiers sont qualifiés pour commenter quoi que ce soit, ça se limite au domaine de l'arrestation des criminels et de l'aide apportée aux personnes en détresse.

Ça fait maintenant un an que je parle publiquement des politiques sur les drogues. À la fin de cette année, j'en suis venu à la conclusion que les organismes canadiens d'application de la loi sont obsédés par la chasse aux drogues, bien que notre compréhension professionnelle des enjeux élémentaires relatifs aux politiques sur les drogues dans le cadre de l'application de la loi soit très faible. Par conséquent, j'encourage vivement le comité à accorder plus d'importance au témoignage des véritables experts — certains d'entre eux ont déjà comparu devant ce comité — qu'aux agents de la paix tels que moi-même.

Avant d'adopter de nouvelles lois, nous devons aussi examiner ce que nos lois actuelles sur les drogues ont eu comme effet sur la fonction essentielle qu'assument les services de police. Selon mon expérience, elles ont isolé les agents des communautés qu'ils servent; elles nous ont éloignés des jeunes gens; elles ont fait augmenter vertigineusement le nombre d'appels que nous recevons; elles ont exercé d'énormes contraintes financières sur nos budgets; elles ont entraîné de la corruption policière même si la grande majorité des policiers sont des hommes et des femmes bien et honorables; et il arrive parfois que des agents soient blessés ou tués en veillant à l'application de nos lois sur les drogues.

J'ai examiné la version actuelle du projet de loi C-15. Je considère qu'il s'agit d'un petit pas dans la mauvaise direction. Voici quelques-uns des résultats que ce projet de loi aura selon moi : tout d'abord, la police dépensera davantage d'énergie à appliquer les lois sur les drogues, parce qu'il est naturel pour les policiers de se consacrer aux enquêtes qui leur semblent les plus gratifiantes. La capacité d'enquête au sein des services de police canadiens est limitée, alors les choix que font les policiers à cet égard ont de l'importance.

L'établissement de peines minimales obligatoires dans le cadre du projet de loi C-15 encouragera les policiers à enquêter sur les crimes liés à la drogue plutôt que sur les infractions sexuelles, les vols de banque, la cyberprédation, les vols d'identité et les autres crimes pour lesquels il n'y a pas de peines minimales.

Je crois que ce projet de loi placera tous les producteurs de marijuana, importants ou non, dans la mire des policiers, que les récoltes soient intérieures ou extérieures, que des enfants soient présents ou non, que la drogue soit destinée ou non à un usage personnel, qu'il y ait ou non des risques réels et légitimes.

Je crois que des personnes qui n'ont pas besoin de traitements chercheront à en obtenir par le biais d'un programme judiciaire de traitement de la toxicomanie, uniquement pour éviter la peine minimale obligatoire. Il y aura ainsi moins de place dans les centres de désintoxication pour ceux qui veulent réellement recevoir des traitements et qui en ont vraiment besoin.

Je crois qu'il sera difficile d'engager des poursuites en vertu des dispositions visant à lutter contre les organisations criminelles, et que l'on se servira rarement de ces dispositions étant donné qu'il est naturellement très difficile de prouver l'existence et la participation du crime organisé dans un tribunal. Je crois qu'avec ce projet de loi, les jeunes seront davantage exposés à la drogue, car les adultes les recruteront pour en faire des revendeurs.

Dans le cadre de mon travail, je vois régulièrement des jeunes qui se font prendre à vendre de la cocaïne et d'autres drogues dans les pires coins de ma ville. Les peines infligées aux jeunes sont moins lourdes que celles qui sont réservées aux adultes. Par conséquent, ce projet de loi encouragera probablement les trafiquants à se tourner vers des adolescents vulnérables et à les manipuler pour leur faire vendre leur drogue.

Je sais que ce projet de loi prévoit des dispositions pour les gens qui utilisent les services de mineurs pour commettre une infraction; mais soyons honnêtes, comment poursuivrons-nous ces gens? Allons-nous prendre un Autochtone de 16 ans ayant grandi dans un projet d'habitation et lui demander de venir à la barre des témoins pour témoigner contre un trafiquant de drogue de niveau intermédiaire? Même si l'on réussit à convaincre ce jeune et qu'il témoigne, il me semble que l'on met fondamentalement sa vie en danger. On signe pratiquement son arrêt de mort.

Je crois que les trafiquants victimes de vol de marchandise ou d'invasion de domicile seront moins portés à faire appel à la police s'ils savent qu'ils risquent une peine minimale obligatoire. C'est un aspect important, parce qu'ils seront davantage tentés de se faire justice eux-mêmes, ce qui occasionnera une spirale de violence et une effusion de sang partout au Canada.

Je crois que les vendeurs de drogue les plus futés se feront informateurs et concluront des ententes avec les forces de l'ordre. Ils utiliseront ainsi cette loi pour faire emprisonner leurs concurrents et consolider leur part du marché noir.

Finalement — et c'est peut-être le point le plus important —, je crois que le flux de drogues illégales qui parviendra aux consommateurs canadiens ne diminuera pas, et que le marché noir continuera de prospérer sans qu'il y ait la moindre réglementation visant le contrôle des prix, la pureté des produits, la sécurité et l'accès.

Mon opinion sur ce projet de loi est simple. Le projet de loi C-15 n'est pas conciliable avec la position de LEAP sur ce que devraient être les politiques en matière de drogues, et, pour tout dire, nous ne voyons aucun moyen de réconcilier ces deux positions.

Cependant, si une version de ce projet de loi devait être adoptée, je vous encouragerais à renforcer les dispositions relatives à la reddition de comptes. Comme vous le savez, la disposition 4 du projet de loi C-15 prévoit un examen de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances après deux ans, suivi de la présentation d'un rapport au Parlement.

Deux ans, c'est long en politique, mais c'est court dans le système de justice pénale. Au bout de deux ans, les effets du projet de loi C-15 ne seront pas encore clairs. Certains procès n'auront pas encore pris fin. Plusieurs condamnés auront commencé à purger leur peine minimale obligatoire, mais n'auront pas encore été libérés. Les nouvelles prisons ne seront pas encore construites. Nous n'aurons pas encore d'idée claire des coûts réels ni des effets éventuels que cette loi pourrait avoir sur la contrebande transfrontalière, sur le taux de criminalité, sur la consommation de drogue, sur les surdoses ou sur tout autre problème connexe.

Au terme des deux premières années, les chiffres pourraient être faibles et trompeurs. Par conséquent, il serait peut- être bon que le législateur envisage de prévoir d'autres examens et rapports après quatre, sept et dix ans, pour que la période de surveillance atteigne 10 ans.

Honorables sénateurs, merci de votre temps.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Bratzer. C'est maintenant au tour de Mme Beauchesne.

[Français]

Line Beauchesne, professeure, Université d'Ottawa, à titre personnel : Le projet de loi C-15 s'inscrit dans cette volonté de privilégier la répression comme stratégie de lutte contre les drogues, stratégie rentable politiquement, mais parfaitement inutile tant pour diminuer le marché des drogues de même que les usages problématiques que l'on pourrait développer avec celles-ci.

Dans cette présentation, j'attirerai l'attention plus particulièrement sur l'usage et le marché des drogues en prison, de même que de la violence issue de ce marché, tant pour les détenus que pour le personnel travaillant en milieu carcéral que les visiteurs. Le projet de loi C-15 ne viendrait qu'empirer cette situation.

En 1994, le rapport Cain — J.V. Cain étant à l'époque le coroner en chef de la Colombie-Britannique chargé d'enquêter sur la montée d'overdoses mortelles d'héroïne dans cette province — reconnaît que pour une majorité de gens, les problèmes liés aux drogues illicites doivent avant tout relever de la police et des tribunaux. Cette perception des gens repose sur deux croyances, explique-t-il. Premièrement, que la prison est un bon moyen d'éliminer ces problèmes; deuxièmement, que la peur des peines est un bon moyen de dissuasion.

Il explique dans son rapport que ces croyances sont erronées. D'une part, les drogues sont aisément accessibles en prison et certains détenus ont même commencé leur usage des drogues dures à l'intérieur des murs. D'autre part, l'environnement carcéral conduit davantage à l'exclusion qu'à l'intégration sociale. C'est pourquoi la prison ne constitue ni un lieu d'élimination des problèmes de drogue, ni un moyen de dissuasion efficace. Non seulement cela, nos prisons facilitent les contacts personnels des détenus avec des membres de réseaux de vendeurs, relations qui se poursuivront pour plusieurs après leur sortie, ne serait-ce que pour payer leurs dettes de drogue.

Ces conclusions de M. Cain sont encore valables aujourd'hui.

Pourquoi tant de drogue en prison? Les conditions de vie en prison stimulent cette consommation. De plus, on emprisonne des usagers qui continuent de consommer et des trafiquants qui continuent de vendre et veulent accroître leur marché, trafiquants ayant conservé de nombreux contacts à l'extérieur. Le résultat, et je vais citer une recherche importante du professeur Serge Brochu qui, depuis plusieurs années étudie la question :

Plus de la moitié des détenus consomment des drogues durant leur séjour en détention.

Le plus souvent, il s'agit de cannabis, mais les opiacés sont également utilisés, laissant présager le partage de seringues souillées lorsque les autorités pénitentiaires ne permettent pas l'accès à du matériel stérilisé. Les dettes de drogue contractées par les toxicomanes intensifient la violence déjà bien ancrée dans ces milieux. Tout ceci ne fait qu'accroître les difficultés de gestion pénitentiaire. La prison ne semble pas outillée pour freiner ou même ralentir la trajectoire toxicomane.

Signe de l'importance de la consommation de drogue dans les prisons fédérales, en février 2000, le Service correctionnel canadien a entrepris la mise en place de cinq unités sans drogue dans ses pénitenciers, soit une par région administrative au Canada.

Malgré le fait que le Service correctionnel canadien utilise un grand nombre de techniques de détection pour que ces unités demeurent sans drogue, 10 p. 100 de ceux qui y ont séjourné furent renvoyés pour possession de substances ou autres objets interdits liés aux drogues. Quel est alors le but de l'enfermement de vendeurs ou d'usagers de drogue quand la prison est un lieu de consommation et que cette situation risque d'accroître la criminalité, car des usagers, à leur sortie, risquent de devoir rentrer ou se maintenir dans la délinquance pour régler leurs dettes de drogue?

Le but est de soutenir la logique de la prohibition qui encourage l'arrestation de gens qui consomment des drogues illicites. À cette fin, l'usage de tests de drogues pour préserver l'image de prisons sans drogue est apparu impératif au Système correctionnel canadien. Il les utilise abondamment, et ce, surtout depuis la promulgation de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition en 1992.

En effet, en 1992, le nombre de prises d'échantillons d'urine s'élevait à environ 250 par mois. En 1997, il était passé à 3700 par mois. Je n'ai malheureusement pas les chiffres récents, mais ce que je veux souligner ici, c'est qu'en dehors de la marijuana, qui peut être détectée jusqu'à 80 jours après son usage selon le rythme plus ou moins fréquent de consommation, les autres drogues ne peuvent être détectées que quelques heures à quelques jours après leur consommation. Les détenus le savent, mais le système correctionnel canadien, apparemment, qui se sert de ces tests pour tracer un portrait de sa clientèle d'usagers, ne le sait pas. C'est ainsi qu'il affirme que le résultat des tests de drogue prouve que la grande majorité des personnes qui purgent une peine fédérale ne consomment pas d'alcool ou de drogue de façon active.

Plusieurs détenus, malgré ces tests, maintiennent leur consommation de marijuana parce que c'est un relaxant. Toutefois, certains modifient leur consommation considérant les conséquences qu'entraînent des tests positifs et le fait qu'ils se soient grandement multipliés ces dernières années.

Je peux citer les conséquences. Le délinquant dont l'échantillon est positif peut être accusé d'avoir commis une infraction disciplinaire, celle d'avoir consommé une substance intoxicante. Il est passible d'une ou de plusieurs des peines suivantes : avertissement ou réprimande, perte des privilèges, amende, travaux supplémentaires, isolement.

De plus, il peut être tenu de fournir un échantillon d'urine tous les mois, jusqu'à ce que les résultats soient négatifs trois fois de suite. Il peut aussi faire l'objet d'une sanction administrative : transfert dans un établissement à un niveau de sécurité supérieur, annulation des permissions de sortie, renvoi à un programme pour toxicomanes.

Cette modification de consommation chez certains détenus signifie non pas l'arrêt de l'usage, mais le changement de drogue utilisée, souvent remplacée par d'autres plus coûteuses et avec des modes de consommation plus à risque, surtout vers l'héroïne qui demeure détectable environ 24 heures.

L'augmentation de l'utilisation de drogue par injection accroît le chantage et la violence chez les détenus pour obtenir la drogue et payer leurs dettes. Elle accroît également les risques de subir de la violence chez les membres du personnel et les visiteurs. Le marché des drogues par injection, depuis longtemps, n'est plus artisanal et bénéficie de moyens puissants — financiers ou autres — pour convaincre les plus réticents de participer à ce marché.

Il ne faut pas croire que l'ensemble des détenus testés positifs sont en prison pour délit de drogue. En fait, plusieurs ont commencé leur consommation régulière de drogue en prison ou encore s'y sont initiés à l'injection. Les techniques d'injection en dedans sont à haut risque d'infection. Les conséquences encourues pour consommation de drogue sont toujours là, malgré la disponibilité de nettoyer les seringues. Ainsi, le détenu est invité à nettoyer une seringue qu'il n'est pas censé utiliser. Ces conditions d'injection sont une source de l'expansion du sida et de l'hépatite C, non seulement chez les détenus, mais dans la population à leur sortie. Cette situation est désastreuse sur le plan salutaire.

En somme, accroître les peines d'enfermement de vendeurs de drogue dans les prisons avec le projet de loi C-15 ne fera qu'accentuer la force et la violence du marché à l'intérieur des murs, et ce, non seulement au détriment des détenus, mais également du personnel et des visiteurs, considérant que les liens de certains vendeurs avec des réseaux plus puissants pourront augmenter la menace de chantage contre eux pour maintenir et accroître ce marché. Car, effectivement, les acteurs les plus puissants de ce marché seront toujours à l'extérieur, projet de loi C-15 ou pas.

[Traduction]

John Conroy, avocat, à titre personnel : Je pratique le droit pénal depuis 1972 — c'est-à-dire depuis 37 ans — et, depuis 1982, le droit constitutionnel dans la vallée du Fraser, à Abbotsford, dont j'ai entendu dire qu'il s'agissait de la capitale du Canada en ce qui a trait aux meurtres, et peut-être même aux gangs. C'est en tout cas ce que disent les médias. Personnellement, je n'ai eu aucun problème à Abbotsford au cours des quelque 30 dernières années.

Cependant, les gangs et les événements qui se produisent pourraient être attribués à la prohibition des drogues. Je souscrirais à tout ce que M. Jones et M. Bratzer, un policier, vous ont dit plus tôt.

Dans la vallée du Fraser, comme vous le savez probablement tous, nous sommes entourés de prisons fédérales et provinciales, bien qu'il n'y ait plus autant de prisons provinciales qu'il y en avait auparavant. Je crois qu'ils les ont vidées, et il y a maintenant davantage de gens se retrouvent dans le système fédéral. J'ai plaidé dans les tribunaux pénaux partout dans la vallée du Fraser et à Vancouver, de même que devant la Commission nationale des libérations conditionnelles. Je plaidais aussi devant la Commission de la libération conditionnelle de la Colombie-Britannique avant qu'ils ne l'abolissent, ce qui a causé une multitude de problèmes en lien avec la libération conditionnelle — des prisonniers provinciaux, il va sans dire.

J'ai essayé de vous envoyer quelque chose, mais c'était apparemment trop gros, et ça a rebondi. Je suis heureux que nous n'ayez rien devant vous pour choisir un élément en particulier que je pourrais avoir dit.

Le premier document que je vous ai envoyé était mon curriculum vitae, afin que vous puissiez en savoir davantage sur mon expérience. J'ai présidé le comité sur les établissements et les services correctionnels de la division de la Colombie-Britannique de l'Association du Barreau canadien — je crois que c'était en 1983. Pendant de nombreuses années, j'ai été président du groupe de travail national sur l'emprisonnement et la libération, qui est devenu le Comité sur l'emprisonnement et la libération de l'Association du Barreau canadien. À ce titre, j'ai comparu devant de nombreux comités parlementaires et comités du Sénat dans les années 1980 et au début des années 1990. Nombre des questions qui nous intéressent aujourd'hui avaient alors été soulevées.

Conformément à la devise de ma famille irlandaise « On ne peut renier le passé », j'ai pensé que je devais vous envoyer une grande partie du travail qui a été effectué auparavant par les comités parlementaires et les comités du Sénat qui se sont penchés sur cette question. J'ai été surpris par certaines des questions que j'ai entendues alors que j'étais assis ici et j'ai pensé que beaucoup d'entre vous n'avaient probablement jamais vu certains de ces documents.

J'ai inclus, par exemple, le rapport de la Commission canadienne sur la détermination de la peine qui a été rédigé par Archambault. Je ne sais pas si vous saviez qu'Archambault ne s'était pas seulement penché sur la détermination de la peine, en général, mais qu'il avait aussi examiné les peines minimales obligatoires. Le rapport comporte un chapitre complet sur les peines minimales obligatoires, et on y souligne que toutes les commissions d'enquête parlementaires des 35 dernières années s'y sont opposées.

Il s'est écoulé 22 ans depuis la publication de ce rapport de la Commission canadienne sur la détermination de la peine. Je n'ai rien vu qui tende à confirmer que les peines minimales obligatoires constituent des outils prohibitifs efficaces.

Ma longue expérience m'oblige à souscrire aux propos des autres témoins. Cette approche axée sur la prohibition m'a rendu de plus en plus occupé. Quoi que vous fassiez, d'un point de vue économique, cela nous avantagera, moi et les autres avocats; vous nous rendrez plus occupés.

Un membre du Parti réformiste m'a dit il y a des années, alors que je comparaissais devant un comité, que s'il n'en tenait qu'à lui, il rendrait aussi l'alcool illégal à nouveau. Je lui ai répondu que s'il faisait cela, il me rendrait très riche, et que j'attendrais ce jour avec impatience.

Je dis cela parce qu'à mon avis, ce qui se passe ici relève uniquement de la perception; rien de cela ne correspond à la réalité. Divers documents ont été rédigés à ce sujet. L'un des meilleurs est un article — financé par Santé Canada — du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies qui s'intitule Comparer la gravité perçue et les coûts réels de l'abus de substances au Canada.

Je l'ai envoyé — ou je le renverrai — afin que vous puissiez en tirer profit. Je vous encourage vivement à lire cet article, de même que le chapitre de la Commission canadienne sur la détermination de la peine qui porte sur les connaissances du public relativement à la détermination de la peine. Je vous en parle parce que j'ai entendu dire que les gens croient que les peines minimales obligatoires permettront de faire passer le message, ce qui dissuadera les trafiquants, qui mettront fin à leurs activités, et ainsi de suite.

Le document de la Commission canadienne sur la détermination de la peine, qui date de 1987, souligne que la plupart des gens ne savent pas ce que vous faites. La plupart d'entre eux tirent leurs informations des médias. Les médias, de par leur nature, relatent les cas inhabituels et exceptionnels. Ils ne communiquent pas ce qui relève de la routine, les cas banals, ceux auxquels nous sommes confrontés quotidiennement dans les tribunaux pénaux.

Le public se forge une opinion sur la justice pénale en fonction de cas inhabituels et exceptionnels. Le fondement même de l'opinion du public est déformé et ne tient pas compte des cas ordinaires qui relèvent de la quotidienneté. Les gens font pression sur leurs politiciens, et les politiciens, préoccupés par les votes, se précipitent pour adopter ce type de projet de loi. Il semble qu'il n'y ait pratiquement pas de consultations avant la présentation du projet de loi. Il y a beaucoup de consultations par la suite, alors on peut dire que tout le monde a été consulté avant l'adoption de la loi.

Je veux vous amener rapidement au document du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies, CCLAT, qui compare la gravité perçue. Ce document comporte quelques beaux graphiques, et il parle de la manière dont nous amplifions notre perspective sur les drogues illicites parce que nombre d'entre nous ne sommes pas familiers avec les drogues illicites et que nous n'avons aucune influence sur celles-ci. Elles sont loin de nous. Nous atténuons nos connaissances en ce qui a trait aux drogues qui nous sont familières, comme l'alcool.

Le premier graphique présente la gravité perçue de l'abus de substances au Canada. Comme on peut s'y attendre, il montre que l'alcool se trouve tout en bas, les drogues illicites à peu près au milieu et les drogues injectables tout en haut. On peut constater que c'est systématique partout au Canada, dans les provinces et dans les villes. Il semble que plus c'est éloigné, plus les gens sont préoccupés par la consommation de drogues.

Le deuxième graphique présente les coûts sociaux directs de l'alcool, des drogues illicites et du cannabis au Canada — et tout ça a été financé par le gouvernement et réalisé par les experts. Pour l'alcool, le graphique montre que ces coûts sont vertigineux; pour les drogues illicites, ils sont beaucoup plus faibles; et pour la marijuana, on peut à peine les voir à cette échelle en ce qui a trait aux soins de santé, à l'application de la loi, et cetera.

Les constatations tirées de ce document du CCLAT — qui s'intitule Comparer la gravité perçue et les coûts réels de l'abus de substances au Canada — sont les suivantes :

[...] 1) le total des coûts sociaux directs attribuables à l'alcool (7 427,5 millions) est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les drogues illicites combinées (3 565,5 millions); 2) les coûts directs de soins de santé liés à l'alcool (3 306,2 millions) sont presque trois fois plus élevés que ceux pour toutes les drogues illicites, excluant le cannabis (1 061,6 millions), et plus de 45 fois supérieurs aux coûts directs de soins de santé pour le cannabis (73 millions); 3) les coûts directs annuels de soins de santé (4 440,7 millions) sont 31 fois plus élevés que les coûts annuels pour la prévention et la recherche (147,6 millions), qui sont aussi 36 fois inférieurs aux coûts annuels directs pour l'application de la loi (5 407,7 millions).

La majorité des fonds que vous allouez sont consacrés à l'application de la loi. Je n'ai pas pu constater beaucoup de changements dans ma pratique à la suite de cette approche.

Je devrais cependant m'arrêter là. Vous avez probablement entendu parler des règlements qui sont la nouvelle tendance, du moins en Colombie-Britannique. Un grand nombre de ces villes ont adopté des règlements sur les drogues et les autres substances. Ils les qualifient maintenant de règlements sur la sécurité publique. En vertu de ces règlements, les municipalités sont informées si quelqu'un consomme beaucoup d'électricité; on cogne ainsi à votre porte et on vous laisse un avis de 24 heures pour vous informer de l'inspection qui vous attend. Ils arrivent alors avec une énorme équipe ressemblant à une équipe d'intervention spéciale. Les tribunaux ont maintenant freiné les policiers, qui doivent dorénavant demeurer au bout de l'allée. Ils inspectent votre maison de fond en comble pour y trouver une plantation. Ils regardent dans les tiroirs et les placards; ils cherchent partout. S'ils trouvent quelque chose par-ci par-là, vous recevez une amende de 5 000 $ pour avoir fait l'objet de cette inspection. Vous devez alors refaire vos tentures et vos rideaux, faire fumiger votre maison, et cetera. Ils ne vous inculpent pas. C'est la seule chose qui limite le nombre de cas de plantations que je reçois. C'est seulement lorsque la police inculpe que je reçois un cas et que je peux invoquer la perquisition et la saisie, et cetera. C'est là l'approche civile, non pénale, qui a été adoptée en Colombie-Britannique et qui connaît apparemment un certain succès si on la compare à l'approche pénale.

En tant qu'avocat, une sonnerie d'alarme se déclenche quand j'examine ce projet de loi, parce que je vois tous les types de chevauchements qui me fourniront des arguments lorsque je remettrai en cause la constitutionnalité des règlements qui empiètent sur le droit pénal — parce que vous couvrez si bien ce domaine, et qu'avec ce projet de loi vous le couvrirez de façon à chevaucher pratiquement expressément certains de ces règlements, ce qui me fournira les preuves nécessaires pour remettre en question ces règlements.

Je vous invite également à vous reporter au chapitre du document de la Commission canadienne sur la détermination de la peine qui porte sur le degré de connaissance de la population en matière de peines, car c'est un sujet très important. Ce chapitre nous montre que si on croit faire passer un message, ce n'est tout simplement pas le cas. La plupart des gens ne sont pas au courant de ce qui se passe dans ce domaine et ne se sentent pas concernés.

Le chapitre sur les peines minimales obligatoires indique clairement que ces peines n'enlèvent visiblement rien au pouvoir des juges dans le cas des infractions graves, parce qu'ils infligent des peines plus longues que les peines minimales obligatoires prévues. J'ignore moi aussi d'où vient l'idée que les juges sont trop cléments ou ne font pas ce qu'ils seraient censés faire. Ce n'est pas ce que mon expérience m'a appris. Le chapitre indique que ce sont les personnes sur le seuil, celles qui sont presque considérées comme ayant commis des infractions graves, qui se prendront dans les filets. On enlève alors le pouvoir discrétionnaire du juge; on lui retire ce pouvoir au moment où il en a le plus besoin.

La semaine dernière, j'étais à Nelson, en Colombie-Britannique. Vous savez peut-être que cette ville est considérée comme la capitale de la marijuana de la Colombie-Britannique, du moins d'après les médias; je suis certain que les autres ne pensent pas cela. Beaucoup de gens à Nelson auraient apparemment œuvré dans l'industrie de la marijuana et beaucoup en font partie à l'heure actuelle. Un homme s'est fait arrêter parce qu'il avait 300 plants, 150 petits plants clonés — je suis certain que vous en avez entendu parler —, et 150 plants de deux pieds de hauteur. Il a été inculpé, comme c'est souvent le cas dans ce genre de situations, pour production et possession à des fins de trafic. Comme le policier chargé de l'affaire est tombé malade, il y a eu un retard d'un an. Pendant cette période, l'homme en question a pu mettre sur pied sa propre entreprise de construction de motocyclettes sur mesure, faire revenir son fils d'Écosse, le former en tant qu'apprenti et le convaincre de reprendre les études. Il mettait tout en place et faisait des choses très positives.

Son avocat lui avait recommandé d'aller en cour. Il est venu me voir pour avoir un deuxième avis. J'ai examiné l'affaire et je lui ai dit que selon moi, aucun juge ne laisserait passer cela, et qu'il allait être reconnu coupable. Il a choisi de me croire et nous avons plaidé coupable à l'accusation de production.

Si cette loi avait été en vigueur, le juge aurait été obligé de lui infliger une peine d'emprisonnement, ce qui l'aurait empêché de faire tout ce qu'il a fait pendant ses deux ans de réhabilitation — trouver un emploi, fonder une entreprise, trouver des clients, entre autres choses —, et il se serait retrouvé en prison. Tout serait tombé à l'eau. Son fils aurait eu à retourner en Écosse. Il n'aurait pas pu faire tout le beau travail qu'il a accompli entre la date de l'infraction et l'imposition de la peine.

C'est le type d'injustices qu'entraîneront les peines minimales obligatoires.

Le sénateur Campbell : De quoi a-t-il écopé?

M. Conroy : Il a écopé d'une ordonnance de sursis de douze mois. Pendant les six premiers mois, il était assigné à résidence et il avait uniquement le droit de sortir pour aller travailler, aller chez le médecin, et cetera. Pendant les trois mois suivants, il était toujours assigné à résidence, mais il avait un couvre-feu, si ma mémoire est bonne, de 18 heures à 6 heures, où il devait être à la maison. Les conditions pendant la dernière partie étaient plus souples. Nous essayons de répartir les peines avec sursis en trois tiers, comme les peines d'emprisonnement. Cela dit, je ne crois pas que ce soit une pratique courante partout au pays.

Une peine avec sursis est une peine d'emprisonnement. Je dois ajouter que les peines avec sursis sont le fruit que nous avons fait dans les années 1980 et 1990. Il y a d'abord eu la Commission canadienne sur la détermination de la peine, puis le comité Daubney. Au moment de la création de ce comité, est-ce que c'était le Parti conservateur qui était au pouvoir? C'était en août 1988. Quand j'y repense, il me vient en tête l'image de Robert Nicholson, C.P., député de Niagara Falls et vice-président de ce comité. Il est actuellement ministre de la Justice, n'est-ce pas?

Ce rapport, qui est paru à la suite du rapport de la Commission sur la détermination de la peine dans lequel elle recommande l'abolition des peines minimales obligatoires, conclut également qu'il ne doit pas y avoir de peines minimales obligatoires, sauf, bien entendu, dans les cas de meurtre ou de haute trahison. Depuis toujours, ces infractions sont systématiquement passibles d'emprisonnement à vie. Quelqu'un a laissé entendre que nous imposons des peines minimales obligatoires dans bien d'autres cas, mais ce n'est pas vrai. Nous infligeons depuis peu de temps des peines minimales obligatoires dans le cas de certaines infractions liées aux armes à feu et nous en imposons aux personnes qui sont inculpées pour conduite avec facultés affaiblies pour la deuxième ou la troisième fois. Les agressions sexuelles ou les infractions graves n'en sont pas passibles.

Pour une raison ou une autre, vous voulez infliger des peines minimales obligatoires à des infractions sans violence. J'ai entendu un argument comme quoi les commissions des libérations conditionnelles sont toujours exposées à des risques de violence. Les commissions des libérations conditionnelles essaient toujours de faire passer les infractions prévues à l'annexe II, les infractions sans violence, pour des infractions prévues à l'annexe I parce qu'il y avait des risques de violence. Mais il est évident que ce risque est présent parce que vous préconisez l'interdiction.

À quoi vous attendez-vous d'eux? Ces gens ne peuvent pas faire appel à un avocat ou aller en cour pour régler pacifiquement leurs conflits commerciaux. Ils doivent se tabasser et se tirer dessus parce qu'ils font des affaires sur le marché noir. C'est ce que ces gens font. Si je vous extorquais quelques centaines de milliers de dollars et que vous ne pouviez pas faire appel aux juges et aux avocats, que feriez-vous?

Vous les mettez en prison.

Que font-ils lorsqu'ils se retrouvent en prison? Ils forment des gangs. Et là, ils apprennent à devenir de meilleurs membres de gangs. Ensuite, ils sont libérés et ils peuvent faire affaire à la fois avec des gens en prison et à l'extérieur. C'est ce que j'ai constaté au fil des ans.

La présidente : Il ne fait aucun doute que vous êtes dans le bain, monsieur Conroy. Je suis persuadée que vous pourriez témoigner pendant encore quatre heures et nous ne ferions qu'effleurer une infime partie de vos connaissances. Mais nous n'avons pas beaucoup de temps.

M. Conroy : J'ai été témoin de tout cela. Je fais des propositions depuis des années. Je sais en quoi consiste la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, qui est le produit de toutes ces choses. Je sais en quoi consiste la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui est le fruit de tout le travail accompli par le passé. Je sais en quoi consiste la partie XXIV du Code criminel, que j'ai jointe à ma documentation. Les articles 718.1 et 718.2 émanent de la Commission sur la détermination de la peine, du comité Daubney et du Livre vert, et j'en passe.

Ces points, qui ne cessent d'être soulevés, me font penser au livre Rire d'Afrique — Voyages au Zimbabwe de Doris Lessing, dans lequel elle dit qu'il n'y a pas plus cynique qu'un idéaliste trahi.

La présidente : Merci. Si je me rappelle bien, votre première proposition a été écartée parce qu'elle était trop longue. Vous pourriez peut-être la diviser en parties qui seraient plus faciles à assimiler.

M. Conroy : C'est ce que je vais faire.

La présidente : Nous pouvons l'annexer ou la déposer en tant que pièce sans problème.

M. Conroy : Je n'ai pas parlé du projet de loi C-15 en tant que tel. Me permettez-vous de le faire avant de passer aux questions?

La présidente : Oui.

M. Conroy : Je me suis rendu compte d'une chose lorsque j'étais dans l'avion : l'application de l'un des articles du projet de loi fera en sorte qu'une personne qui a un plant dans un logement loué écopera d'une peine minimale obligatoire de neuf mois. J'espère que tout le monde en est conscient. J'espère aussi que vous avez lu la décision qu'a rendue la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Smith de 1987, où l'accusé a écopé d'une peine minimale obligatoire de sept ans pour avoir introduit un joint au pays.

Au sujet de la question concernant l'importation qui a été soulevée plus tôt, je vous dirais d'aller de l'avant; adoptez le projet de loi. Les tribunaux vont s'en charger; des jugements indépendants décideront de la conformité de ces dispositions par rapport à la Constitution. J'ai lu une annonce que le gouvernement a faite l'autre jour au sujet de la citoyenneté, où il a qualifié notre pays de démocratie parlementaire. En 1982, nous sommes passés à la démocratie constitutionnelle.

Tout ce que vous faites sera évalué en fonction de la Constitution. J'ai joint à ma documentation l'affaire R. c. Malmo-Lavigne; R. c. Caine, dont la décision rendue par la Cour suprême du Canada fait jurisprudence en matière d'interdiction de la marihuana. Je représentais M. Caine. Il s'agit là d'un bon exemple d'affaires où la Cour ne s'est pas ingérée dans le domaine des politiques alors que les législateurs ont tenté d'intervenir sur le plan judiciaire. J'ai également joint l'affaire PHS Community Services Society v. Attorney General of Canada relative au site d'injection supervisé INSITE, qui opposait le VANDU et la Portland Hotel Society. J'ai représenté le VANDU, le Vancouver Area Network of Drug Users.

D'après ce que je comprends de cette loi, tous les revendeurs seront considérés comme des toxicomanes — bon nombre d'entre eux le sont déjà — pour qu'ils puissent éviter une peine minimale obligatoire en suivant un programme de traitement de la toxicomanie. À ce que je sache, il n'existe pas de traitement pour les revendeurs. Le Service correctionnel du Canada n'offre aucun programme qui leur soit destiné. Ils restent donc là à attendre la date de leur libération conditionnelle, dans l'espoir de comparaître devant une commission qui constatera qu'ils sont prêts à partir.

L'expérience que j'ai vécue au site d'injection supervisé a été révélatrice. Je n'avais pas beaucoup côtoyé de toxicomanes et de revendeurs qui font usage de ce type de drogues. Nous avons interjeté appel devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique et nous attendons qu'un jugement soit prononcé. La cour qui a rendu la décision que nous avons portée en appel a conclu que les articles 4 et 5 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances sont anticonstitutionnels. Elle a suspendu cette déclaration tant que l'appel sera en instance.

Nous nous sommes rendu compte que la loi a des répercussions nettement exagérées. Lorsqu'une personne devient toxicomane, c'est que nous n'avons pas réussi à la dissuader de consommer de l'héroïne, du crack, de la cocaïne ou une autre drogue. Les toxicomanes se piquent dans les ruelles parce qu'ils ont peur que les autorités policières les surprennent et saisissent leur drogue ou leur attirail. Et ils tentent de le faire rapidement parce qu'ils ont peur et qu'ils doivent toujours surveiller l'arrivée d'un policier, si bien qu'ils peuvent manquer leur veine, avoir des abcès ou subir d'autres conséquences. Ensuite, ils ont des relations sexuelles avec d'autres personnes et propagent l'hépatite C.

La peur de la loi cause bien des dommages que beaucoup croient pouvoir prévenir au moyen de lois de ce genre. On obtient exactement l'effet contraire. Il faut être conscient de cela lorsqu'on propose des idées qui vont en ce sens. Je suis content de savoir que vous pouvez parler avec des gens qui travaillent tous les jours dans le domaine.

La présidente : Merci. Dans votre documentation, vous pouvez seulement nous fournir le lien des décisions des tribunaux auxquelles vous faites référence si elles sont accessibles sur le web.

Le sénateur Nolin : M. Conroy a mentionné un document qu'utilisera M. Perron, qui représentera le Centre canadien de lutte contre les toxicomanies demain devant le comité. M. Perron apportera probablement ce document avec lui, mais s'il ne le fait pas, il nous serait utile d'avoir votre document à notre disposition.

La présidente : Avez-vous une copie en votre possession?

Le sénateur Nolin : Je crois que vous en avez une là.

M. Conroy : Ma copie est annotée. Je peux sans problème vous en faire parvenir une par courriel demain.

Le sénateur Nolin : Nous ne sommes pas en cour, donc le témoin ne sera pas influencé par les annotations de l'avocat.

Nous avons récemment reçu M. Fassbender. Il a parlé des parasites et des problèmes présents dans les villes. Il est le maire de la ville de Langley, en Colombie-Britannique. C'est l'un des secteurs où vous exercez, monsieur Conroy.

M. Conroy : Cette ville a instauré un règlement municipal.

Le sénateur Nolin : C'est exact. Lorsque vous avez mentionné ce règlement municipal, j'ai pensé à M. Fassbender. Mais ma question ne concerne pas le règlement administratif. Je sais que le jour où vous aurez affaire à ce règlement devant les tribunaux viendra.

Je trouve préoccupant que les policiers, le maire et le chef du service des incendies aient affirmé que c'est un problème grandissant. Je m'adresse à vous, monsieur Bratzer parce que vous habitez à Victoria.

M. Bratzer : Oui, monsieur.

Le sénateur Nolin : Certains d'entre nous savent à quel point les organisations qui préconisent la consommation de marihuana à des fins médicales sont importantes tant à Victoria qu'à Vancouver. Les installations de culture de la marihuana à des fins médicales qui se trouvent à Victoria sont-elles dangereuses? Vous voudrez peut-être intervenir, monsieur Conroy.

M. Bratzer : Comme je l'ai mentionné, je suis policier depuis quatre ans. Curieusement, la Vancouver Island Compassion Society, la VICS...

Le sénateur Nolin : Il s'agit du Compassion Club de Victoria.

M. Bratzer : C'est exact. L'organisation fournit de la marihuana à des fins thérapeutiques. Elle se trouve seulement à quelques coins de rue du poste de police où je travaille. Curieusement, je ne savais même pas où elle était située avant d'être mêlé à la réforme de la politique sur les drogues. Je n'ai jamais eu vent de plaintes de la population contre cette organisation. Apparemment, elle ne cause pas d'ennuis du tout. Je sais que certains policiers n'apprécient pas sa présence, mais il s'agit là de l'avis de personnes responsables d'exécuter la loi, et non de celui des membres de la collectivité.

Le sénateur Nolin : Ma question s'adresse tout particulièrement à vous parce qu'on nous a dit que les installations de culture de la marihuana étaient dangereuses et qu'elles posaient problème dans les quartiers environnants. En lisant le projet de loi C-15, on comprend qu'il se rapporte au climat social que le règlement administratif vise à prévenir. C'est dangereux.

Je sais que la VICS est établie à Victoria depuis bien des années et qu'elle compte un grand nombre de membres. Le cannabis fourni par cette organisation est cultivé dans les environs de Victoria. J'aimerais savoir si c'est dangereux.

M. Bratzer : Non, je dirais que ça ne l'est pas. Si la production de marihuana utilisée à des fins médicales s'est accrue pendant un certain temps, c'est parce qu'on ne suffisait pas à la demande. Et je n'ai jamais entendu parler de patients de la VICS qui auraient causé des ennuis ou commis des crimes pour obtenir de la marihuana utilisée à des fins médicales. À mon avis, ce n'est pas vraiment un problème. Quand je pense aux causes des problèmes attribuables à la consommation de drogue dans notre société, la VICS et la marihuana utilisée à des fins médicales figurent tout au bas de la liste.

Le sénateur Nolin : Monsieur Conroy, je sais que vous avez hâte de répondre; je suis au courant que vous avez représenté l'un des producteurs de la VICS. Avez-vous quelque chose à dire au comité à ce sujet?

M. Conroy : Quand on parle des dangers des installations de culture, on fait entre autres allusion à la non- conformité de l'installation électrique et aux risques de moisissure, et quand ces installations se trouvent dans un quartier résidentiel, aux vols de drogue. Toutefois, c'est à cause de notre approche fondée sur l'interdiction que les gens s'adonnent à ce genre d'activités dans les quartiers résidentiels et les sous-sols. Si on mettait de côté cette approche et qu'on réglementait le marché, comme on le fait à bien d'autres égards, tous les règlements administratifs s'appliqueraient et les substances pourraient être cultivées dans des secteurs industriels ou dans des endroits où l'agriculture est permise, si bien qu'il n'y aurait plus aucune culture dans les quartiers résidentiels. Tant que ce sera interdit et qu'il y aura un marché noir, les gens le feront en cachette. Et ces gens n'ont pas l'habitude de faire appel à des inspecteurs de bâtiments.

J'ai traité un certain nombre de cas liés à la consommation à des fins médicales. J'ai entre autres eu affaire il y a quelques semaines à un homme qui habitait à Langley. Il avait un entrepôt et avait affirmé l'utiliser à des fins d'entreposage. Il n'a pas dit qu'il avait une autorisation. Cet homme est en chaise roulante et le gouvernement fédéral l'autorise à consommer de la marihuana à des fins thérapeutiques. Cet homme ne voulait pas que ça se sache parce qu'il avait peur de se faire voler.

Il a reçu la visite d'électriciens et de spécialistes en prévention des incendies. Il devait informer ces spécialistes que le gouvernement l'autorisait à consommer de la marihuana à des fins thérapeutiques et leur expliquer ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait. Il avait obtenu toutes les approbations nécessaires, mais les spécialistes en prévention des incendies ont vite fait d'avertir l'inspecteur de bâtiments, qui est monté sur ses grands chevaux, alléguant qu'il menait des activités illégales, alors qu'il faisait les démarches qu'on reproche aux producteurs de drogues consommées à des fins médicales de ne pas faire.

Il se trouvait dans un secteur industriel. Il avait fait homologuer son installation électrique. Il avait ensuite communiqué avec les spécialistes de la prévention des incendies, puis l'inspecteur des bâtiments en a fait toute une histoire. Maintenant, nous craignons que beaucoup d'autres gens soient au courant et qu'il soit en danger.

Il m'est arrivé de téléphoner à l'équipe d'inspecteurs de la sécurité publique pour l'avertir qu'une personne cultivait de la marihuana à des fins médicales dans son sous-sol, que même ses enfants n'étaient pas au courant et qu'elle ne voulait que personne ne le sache. J'avais demandé à l'équipe de mettre le nom de cette personne sur sa liste spéciale pour éviter qu'elle se présente chez elle au beau milieu de la journée et que tout le monde dans le quartier sache qu'il y a une installation de culture de marihuana à des fins médicales. Croyez-vous que c'est ce qu'elle a fait? Eh bien non, elle a échoué et s'est rendue sur place malgré tout.

Le sénateur Nolin : Je veux être certain de bien vous suivre : les installations de culture de marihuana à des fins médicales dont vous parlez sont réglementées, c'est-à-dire autorisées par Santé Canada?

M. Conroy : C'est exact. Ces gens sont titulaires d'un permis de production pour usage personnel ou un permis d'achat auprès d'un producteur désigné par le Règlement sur l'accès à la marihuana à des fins médicales.

Un très grand nombre de membres d'organisations préconisant la consommation de marihuana à des fins médicales n'ont pas reçu une telle autorisation et cultivent de la marihuana depuis plus de 10 ans. Le Vancouver Club compte plus de 5 000 membres, si je ne me trompe pas. Ces gens cultivent de la marihuana illégalement, mais ils le font dans une zone grise où les policiers de Vancouver sont parfaitement au courant de leurs activités. Je crois qu'un certain nombre de sénateurs ont visité le Vancouver Club il y a quelques années; des députés y sont allés. Les policiers ferment les yeux parce qu'ils connaissent toutes les personnes qui ont reçu une lettre de leur médecin. Leur état est diagnostiqué. Toutefois, ces personnes ont eu de la difficulté à avoir accès à la marihuana à des fins médicales en suivant la procédure prévue par le règlement. Les médecins sont disposés à fournir une lettre aux patients, mais pas à les accompagner tout au long de la procédure prévue par le règlement.

Ceux qui cultivent de la marihuana pour les besoins des organisations de ce genre répondent aux besoins de plus d'une personne; au départ, le Règlement sur l'accès à la marihuana à des fins médicales autorisait qu'un producteur cultive pour une personne, puis — pardonnez mon cynisme —, le gouvernement a décidé qu'il pouvait fournir deux personnes, alors que cette mesure visait précisément à permettre l'existence de ces organisations.

De toute façon, à partir du moment où ce projet de loi sera adopté, les personnes qui cultivent de la marihuana et celles qui la fournissent aux patients seront passibles de peines minimales obligatoires, selon la quantité de substances qui se trouve sur les lieux à un moment donné, la taille de l'installation de culture de la marihuana ou un autre facteur. Vous verrez des gens en chaise roulante se plaindre aux nouvelles du soir si vous adoptez ce projet de loi.

Le sénateur Baker : Je tiens à féliciter les témoins et à dire à Mme Beauchesne de toujours rester telle qu'elle est. J'ai suivi votre carrière au fil des ans entre autres à la télévision.

J'aimerais poser quelques questions techniques au sujet du projet de loi. L'article du projet de loi qui prévoit la présentation d'un rapport au Parlement me semble inutile après avoir réfléchi à ce que M. Bratzer a dit il y a un instant et à vos propos, monsieur Conroy. Vous êtes un spécialiste de la détermination des peines prévues par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Au sens du nouvel article 8.1, qui s'intitule « Rapport au Parlement », dans les deux ans suivant l'entrée en vigueur du présent article, un examen détaillé de la présente loi et des conséquences de son application doit être fait. Puis, dans l'année qui suit le début de l'examen, d'autres mesures devront être prises.

Je remarque, monsieur Conroy, que vous dites de l'un des cas que vous avez présentés — c'est seulement un exemple — que c'est la norme. Dans l'affaire R. c. Adam, les événements ont eu lieu en 2001. En 2006, vous présentiez des arguments concernant l'identification de la voix. C'était en quelque sorte un plaidoyer préalable au procès. Cela fait maintenant cinq ans, et le procès n'est toujours pas commencé. Si c'est la norme dans le cas des infractions graves liées à la drogue prévues par le projet de loi, M. Bratzer doit donc avoir parfaitement raison de dire que cet article concernant le rapport au Parlement est inutile.

M. Conroy : Je suis d'accord. Il peut être pertinent d'évaluer les mesures prises par le Parlement et tout particulièrement d'effectuer une analyse coût-avantage, mais l'intervalle de deux ans est discutable.

Le sénateur Nolin : C'est trop tôt.

Le sénateur Baker : Entendons-nous bien. C'est trop tôt vu le type d'infractions visées par la loi.

M. Conroy : Sauf que, comme je l'ai dit plus tôt, la loi ne traite pas des infractions les plus graves. Les gens écopent de peines plus longues que celles prévues par la loi pour les infractions graves. Adam a écopé d'une peine de cinq ans et son coaccusé, d'une peine de sept ans.

Le sénateur Baker : C'était quatre ans et demi.

M. Conroy : Merci. Mais c'est là que se trouve le problème; une personne qui écope d'une peine de six mois purge quatre mois et obtient, pour cause de bonne conduite, une réduction de peine de deux mois. Lorsqu'il s'agit d'une peine d'un an, la personne purge d'abord quatre mois et, en théorie, elle est alors censée comparaître devant une commission des libérations conditionnelles, mais, compte tenu de l'abolition de la commission de la Colombie-Britannique, elle comparaîtra après la date où elle aurait été admissible à une libération conditionnelle.

Une personne qui écope d'une peine de dix-huit mois purgera six mois, celle qui écope d'une peine de deux ans purgera six mois en raison de la procédure d'examen expéditif, et celle qui écope d'une peine de trois ans purgera aussi six mois.

Le sénateur Baker : Monsieur Conroy, les dispositions liées aux peines applicables aux chefs d'accusation auxquels vont faire face ceux que vous représentez devant les tribunaux s'appliquent à la fin de la procédure.

M. Conroy : C'est exact.

Le sénateur Baker : En d'autres termes, l'article qui prévoit la tenue d'un examen deux ans après l'entrée en vigueur ne servira en rien à votre examen.

M. Conroy : Effectivement. Mais en même temps, ce pourrait être pertinent de le faire quand on regarde les personnes qui ont commis des infractions pas très graves et qui se sont prises dans les filets du projet de loi.

Le sénateur Baker : Vous faites allusion à la personne qui a passé une pilule d'ecstasy?

M. Conroy : Oui, ou à celle qui a passé un joint.

Le sénateur Baker : Ces deux cas sont visés par cet article.

M. Conroy : Plus vous ferez l'examen tôt, mieux ce sera.

Le sénateur Baker : Ce sera bientôt. Cependant, il serait inutile de faire un tel rapport au Parlement dans le cas de l'infraction grave liée à la drogue dont a parlé le sénateur Wallace; c'est à ce type d'infractions, celles liées aux drogues dures de l'annexe 1, que le gouvernement s'attaque dans ce projet de loi, n'est-ce pas?

M. Conroy : Je représente un homme qui a été arrêté en avril. La Couronne ne sera pas prête à entamer le procès avant septembre prochain.

Le sénateur Baker : Nous devrions donc amender l'article. M. Bratzer a recommandé que soient préparés des rapports après quatre, sept et dix ans. Et le plus judicieux serait après sept et dix ans, n'est-ce pas?

M. Conroy : Oui, si vous adoptez le projet de loi.

La présidente : J'aurais une autre question, à laquelle j'espère que vous répondrez brièvement. Je vous le demande en raison de ma profonde ignorance. Est-ce que la Colombie-Britannique a aboli sa commission?

M. Conroy : Oui.

La présidente : Qu'arrive-t-il aux dossiers qu'elle traitait?

M. Conroy : C'est la commission fédérale qui doit s'en occuper. Mais elle ne peut pas le faire assez rapidement. Elle demande un délai d'exécution de quatre ou de cinq mois parce qu'elle a l'habitude de traiter les dossiers de personnes qui ont écopé de longues peines. Elle doit les traiter.

La présidente : Cela me fait penser aux propos du chef du Service correctionnel du Canada, qui nous avait expliqué que le budget alloué aux libérations conditionnelles avait augmenté. Cependant, je suppose que cette restructuration engouffrera une partie de ce budget.

Le sénateur Baker : Monsieur Conroy, bien des témoins qui ont comparu devant le comité ont allégué que les juges de la Colombie-Britannique sont plus cléments que ceux du reste du Canada, qu'ils ne tiennent pas compte des peines infligées dans le reste du Canada et qu'ils se montrent cléments quand vient le temps de déterminer les peines des personnes reconnues coupables en application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

Qu'avez-vous à répondre?

M. Conroy : Ce n'est pas mon expérience personnelle. Ceci dit, il semble me souvenir qu'une étude publiée dans les médias il y a un an environ montrait qu'en fait le contraire est vrai, que les juges en Colombie-Britannique ne sont pas les plus indulgents.

Le sénateur Nolin : Pouvez-vous me donner la référence exacte de cette étude?

La présidente : Monsieur Conroy, est-ce que vous possédez une copie de cette étude?

M. Conroy : Non, mais je me souviens d'avoir lu à ce sujet. Nous devrions pouvoir en obtenir une copie du juge en chef.

Le sénateur Baker : Vous êtes le spécialiste en la matière. Nous avons examiné votre jurisprudence et nous savons que vous avez une expérience de tous les aspects de la détermination de la peine. Lors d'une audience, il vous arrive de faire référence à des jugements rendus à Terre-Neuve, n'est-ce pas? Vous renvoyez parfois à des cas en Nouvelle- Écosse, au Québec et dans toutes les autres régions du Canada. Votre but est de trouver les motifs pour votre argument ou pour les peines que vous imposez.

M. Conroy : C'est exactement cela.

Le sénateur Baker : Il est donc tout à fait absurde de croire qu'une province ne tient aucun compte de la norme nationale, ou de la norme fixée pour une infraction analogue dans le Code criminel, n'êtes-vous pas d'accord?

M. Conroy : C'est effectivement absurde. Les cours d'appel de notre province nous indiquent les peines qui correspondent à des condamnations données, et elles examinent aussi comment procèdent les autres cours d'appel.

Il est rare que la Cour suprême du Canada intervienne, mais il lui arrive de se pencher sur le prononcé d'une sentence ou sur une question connexe, comme dans l'arrêt Smith c. R. 1987. Nous devons donc étudier ce que dit la cour d'appel et, souvent, essayer de faire valoir que notre cas est exceptionnel, qu'il faut lui trouver une solution qui s'écarte des paramètres fixés par la cour.

Le sénateur Baker : J'ai une dernière question — nous pourrions passer la nuit entière à vous poser des questions. Dans l'Est du Canada, l'identification de la voix est assimilée à une perquisition. J'observe que ce n'est pas le cas en Colombie-Britannique.

M. Conroy : Je crois que nous avons essayé de faire valoir que c'est une perquisition, sans succès.

Le sénateur Baker : C'est exact.

Il y a quelque temps, une représentante du ministère de la Justice a sans cesse, devant nous, qualifié les dispositions sur le trafic de drogues de « trafic commercial ». Vous vous en souvenez?

Le sénateur Joyal : Oui.

Le sénateur Baker : Elle le répétait sans cesse, déclarant que le projet de loi portera sur le trafic commercial. Nous en avons discuté par la suite, pour essayer de comprendre ce qu'elle entendait par trafic commercial.

Nous nous sommes reportés à la jurisprudence, où nous avons découvert que l'Alberta — et dans une certaine mesure quelques provinces de l'Ouest, mais surtout l'Alberta — établissait une distinction entre le trafic, le trafic commercial et le trafic de gros. Le trafic de gros figurait en tête de la liste.

Sur la question des conséquences dans ce projet de loi pour la distribution d'une seule pilule d'ecstasy — conséquences qui préoccupent certains d'entre nous — est-il juste de dire qu'on invoque ainsi les dispositions sur le renversement de la charge de la preuve?

M. Conroy : Oui.

Le sénateur Baker : N'est-il pas vrai qu'il devient alors impossible d'obtenir l'effacement de l'infraction criminelle dans le casier judiciaire avant un délai de six ans?

Comment éviter toutes ces conséquences? Comment modifier le projet de loi de manière qu'une personne qui ne fait que donner une pilule ou un joint à une autre personne, à des fins non commerciales, ne s'expose pas aux dispositions du code concernant l'emprisonnement à perpétuité? Comment modifions-nous le projet de loi?

Faut-il insérer dans le projet de loi un énoncé qui distingue entre trafic commercial, trafic de gros et simple trafic, ou estimez-vous qu'il suffit de retirer les mots « donner », « passer » ou « détenir » de la définition de « trafic »?

M. Conroy : Je crois que l'un des témoins précédents a donné une réponse que j'ai approuvée. Une façon de régler le problème serait de modifier la définition de « trafic », parce que « donner » équivaut à se livrer au trafic, selon sa définition légale. Si vous créez toutes ces autres catégories — ce qui est l'une des critiques que m'inspire ce projet de loi — les gens implanteront des cultures de drogues dans d'autres lieux. N'imaginez surtout pas que la demande finira par disparaître.

Le sénateur Baker : Pour conclure, monsieur Conroy, n'estimez-vous pas toutefois absolument injuste qu'une personne écope d'un minimum d'un an d'emprisonnement pour avoir donné une seule pilule d'ecstasy, à l'occasion d'un rave, si elle a été en outre déclarée coupable d'avoir distribué un joint dans les dix dernières années, ce qui est une infraction désignée? Il appartient à ce comité du Sénat, lieu de réflexion sereine et attentive, de chercher à y apporter un correctif.

M. Conroy : Lisez donc la décision Smith c. R. 1987, de la Cour suprême du Canada.

Le sénateur Baker : J'ai bien lu la décision Smith c. R. 1987. Quel est l'amendement en question?

M. Conroy : Le texte disait que le transport d'un joint à travers la frontière entraînait une peine minimale prescrite de sept ans. Smith a été condamné à dix ans parce qu'il transportait une quantité beaucoup plus importante, mais la cour a déclaré qu'une peine de sept ans pour un seul joint est exagérément disproportionnée.

C'est à cela que vous êtes exposés. Les tribunaux examineront ce qui est dit ici et évalueront, dans chaque cas, si la peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée dans les circonstances.

Le sénateur Baker : Vous pensez donc que cette disposition sera de toute façon annulée?

M. Conroy : Oui.

Le sénateur Nolin : Pouvons-nous demander à tous les témoins s'ils souhaitent nous soumettre autre chose par écrit?

La présidente : Bien sûr.

Le sénateur Nolin : Monsieur Conroy, j'ai encore une question au sujet du projet de loi, que vous avez en main, concernant l'importation. Je voudrais en revenir à la décision Smith c. R. 1987 et à la clause 2 du projet de loi, qui propose un amendement de l'article 6 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

Je veux juste m'assurer que nous comprenons exactement ce que vous dites. La détection d'un joint à la frontière donne lieu automatiquement et sans discussion, parce que c'est moins d'un kilo, à un emprisonnement d'un an, est-ce exact? C'est bien votre interprétation du projet de loi?

M. Conroy : Oui.

Le sénateur Nolin : Très bien, merci.

Le sénateur Angus : Si l'on décide d'intenter une action.

M. Conroy : C'est encore un exemple du problème posé par les peines minimales obligatoires : nous concluons toutes sortes d'ententes avec la Couronne pour les éviter. Si vous consultez le chapitre contribué par la Commission canadienne sur la détermination de la peine, vous verrez qu'il traite de cet aspect, c'est-à-dire du fait que les juges essaient d'éviter ces peines minimales obligatoires dans les cas injustes. Le procureur de la Couronne se rend compte que la peine est injuste; il s'entend alors avec la défense pour contourner ces peines par la substitution d'un autre chef d'accusation. Nous ne cessons pas toute activité quand vous adoptez des projets de loi de cette nature. La vie continue. Nous devons représenter des clients. Selon moi, il est absurde de les envoyer dans une prison fédérale ou même provinciale.

Si vous tenez vraiment à régler le problème de la drogue, il faut savoir que c'est essentiellement une question de santé. La marijuana, c'est autre chose, offrez-la dans les régies des alcools ou autres. Mais la héroïne, la cocaïne, la méthamphétamine et les autres substances du genre relèvent en réalité d'un problème de santé. Il ne faut plus que le toxicomane refuse de voir un médecin parce qu'il a peur d'être découvert et craint la police. Vous devez essayer de le convaincre de se faire soigner. Le toxicomane dans une piquerie légale est surveillé par des infirmiers qui savent s'il est sous l'influence et l'empêchent de faire une surdose, s'il est exposé à ce risque. Ils lui parlent, ils observent les abcès, ils lui donnent les soins primaires qu'il n'a pas recherchés par crainte de se faire prendre s'il voit son médecin ou demande des soins. C'est à tout cela que vous devez mettre un terme. Vous devez aider ces gens — qui souvent sont atteints de maladie mentale et pratiquent l'automédication, souffrent d'une façon ou d'une autre, sont sans abri, et cetera — pour qu'ils commencent à recevoir de l'aide au lieu d'être traités comme des criminels et envoyés dans des établissements qui, de toute façon, ne peuvent s'en occuper.

Le régime actuel, dans les prisons, est tout simplement ridicule. À leur date d'admissibilité à la libération, la plupart de mes clients n'ont toujours pas suivi le programme qui leur était assigné. Je crois que M. Jones a dit que ces programmes ne sont pas financés et que la situation n'est pas conforme aux prescriptions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Rien ne bouge.

Le sénateur Joyal : Ma question porte sur cette situation. Vous avez soulevé la question de la constitutionnalité du projet de loi dans les cas d'un seul joint ou d'une seule pilule d'ecstasy. Permettez-moi de vous ramener à la partie de votre exposé où vous dites que nous vivons en démocratie constitutionnelle, et de vous ramener aussi à l'article 12 de la Charte. Je vous le lis.

M. Conroy : L'article 12 de la Charte?

Le sénateur Joyal : Oui. Ma question s'adresse aussi à Mme Beauchesne. L'article 12 dit ceci : « Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités. »

Nous avons écouté M. Sapers, du Bureau de l'Enquêteur correctionnel; on nous a aussi fait part de l'effroyable situation de la population autochtone du Canada qui se trouve en prison. Nous avons entendu le professeur Kerr, du British Columbia Centre for Excellence in HIV/AIDS, nous dire que le taux de VIH atteint des sommets depuis cinq ans. L'augmentation au cours des cinq dernières années s'est chiffrée à 35 p. 100; quelque 21 p. 100 des infections à VIH des consommateurs de drogues à Vancouver auraient été contractées en prison.

Si nous augmentons la population carcérale d'origine autochtone, à en croire ce que nous dit aujourd'hui M. Sapers, l'agent correctionnel, ne condamnons-nous pas ces gens à mort en toute connaissance de cause?

M. Conroy : C'est bien ce qu'il me semble.

Le sénateur Joyal : Nous pourrions peut-être remettre en cause la constitutionnalité de ces dispositions au motif que le gouvernement a la responsabilité, quand il emprisonne un toxicomane souffrant d'un problème de santé, de lui offrir un traitement au moins suffisant pour protéger l'intégrité de sa santé aussi bien que sa vie.

À l'écoute des témoins précédents, la pensée m'est venue que si nous sommes en démocratie constitutionnelle, le système doit être doté d'un mécanisme de protection quelconque contre les situations qui mettent consciemment ces gens dans une situation de santé effroyable, une situation comme celles décrites par Mme Beauchesne qui, vous le comprendrez sans peine, risque d'entraîner une remise en question en vertu de l'article 12 de la Charte.

M. Conroy : Effectivement, ou même de l'article 7, qui permet de remettre en cause la constitutionnalité d'une loi s'il est jugé qu'elle a des effets exagérément disproportionnés, un caractère arbitraire ou une portée excessive. C'est ce que le juge a statué concernant le site d'injection sécuritaire, conformément aux articles 4 et 5.

L'article 12 est un critère analogue à la disproportion exagérée, tandis que l'article 7 est un critère plus large. Il n'est pas très difficile d'établir la cruauté de ce que nous observons, mais par contre il est plus malaisé de prouver le caractère inusité. Beaucoup de ces situations se produisent constamment, et les deux sont alors nécessaires.

Saviez-vous que le tabac a été interdit dans les prisons fédérales?

Le sénateur Joyal : Oui.

M. Conroy : Saviez-vous qu'une cigarette, qui coûtait auparavant un dollar, en coûte aujourd'hui dix? Saviez-vous que le prix de la balle de tabac, qui a une importance énorme en prison, est monté jusqu'à 300 $ et que des gens se retrouvent en prison à sécurité maximale pour leur participation au trafic de tabac? Bien entendu, les gardiens, dont beaucoup sont des accros du tabac, font un va-et-vient à longueur de journée entre la prison et le stationnement. C'est incroyable : vous devriez installer une caméra pour voir à quelle fréquence ils font ces allées et venues. Qui sera tenté par la corruption? Un gardien fumeur voit quelqu'un qui souffre par manque de nicotine. Il ressent de la sympathie pour ce fumeur de tabac, et prend conscience qu'il peut se faire énormément d'argent en important du tabac dans l'établissement, ce qui n'est pas même prohibé par le droit criminel.

Le sénateur Joyal : Revenons donc à la question qui nous préoccupe.

M. Conroy : Je veux juste illustrer le danger d'une interdiction dans une prison.

[Français]

Le sénateur Joyal : Professeure Beauchesne, votre présentation s'est concentrée largement sur la condition des prisonniers qui sont sujets aux difficultés que ce projet de loi va apporter. Vous-même, dans votre réflexion sur la condition des usagers des drogues dans les prisons, est-ce que vous ne croyez pas que l'on est en train de créer une situation de discrimination systémique à l'égard des populations autochtones et, en se basant sur la jurisprudence de la Cour suprême à l'égard de la discrimination systémique en principe, que ces projets de loi, eu égard aux impacts qu'ils peuvent avoir sur les populations autochtones, pourraient faire l'objet d'une contestation judiciaire sur la base de leur constitutionnalité?

Mme Beauchesne : Sur le plan de la santé, car c'était surtout l'aspect qui était considéré, lorsqu'on a discuté avec le réseau canadien VIH/sida on en est même venu à vouloir porter une accusation de négligence criminelle. Lorsque, dans les années 80, on leur disait qu'il y avait des conditions de consommation de drogue en prison qui, pour certains, nécessitait du traitement, les services correctionnels avaient tendance à nier et dire qu'il n'y avait pas de problème de drogue en prison. Lorsqu'est arrivé le sida, au milieu des années19 80, c'est la santé publique qui est entrée pour dire : nous avons besoin de savoir. Lorsqu'ils ont trouvé qu'il y avait des gens qui avaient besoin de traitement, la première réaction du Service correctionnel canadien a été de dire : « on n'a pas d'argent, mais il n'y aura pas de drogue en prison ». Ils n'ont pas trouvé d'argent pour les traitements, mais ils ont trouvé des millions pour les tests de drogue, pour les chiens surveillants, pour les détecteurs ioniques, ainsi de suite. Ils trouvent de l'argent pour le contrôle, mais pas d'argent pour le traitement. Je pense qu'il y a des choix ici qui relèvent, dans ce sens, de négligence criminelle envers les détenus.

Le sénateur Joyal : Il y a une population davantage visée que toute autre, c'est la population autochtone.

Mme Beauchesne : Je serais portée à dire les populations défavorisées au point de vue socioéconomique. Les Autochtones en font partie, mais ce sont les gens plus pauvres. Dans le marché des drogues, en prison, ceux qui font le trafic ne sont pas ceux qui ont les liens avec l'extérieur; c'est celui qui a besoin d'argent pour sa famille — car on l'oublie souvent, lorsqu'on punit une personne, on punit sa famille. C'est lui qu'on va envoyer chercher le matériel, faire les livraisons; et quand quelqu'un se fait prendre en prison, c'est encore celui qui est le plus paumé. Il y a des gens qui ont besoin de soins.

Les toxicomanes sont souvent ceux qui sont le plus utilisés, et pas uniquement pour les drogues; ils sont utilisés pour faire toute sorte de trafic en dedans, en échange, parce qu'ils n'ont pas les moyens d'avoir leur drogue.

Mais le traitement serait beaucoup plus utile que d'investir davantage dans les contrôles. Ce sont donc les Autochtones, oui, mais en même temps, appelons un chat un chat, ce sont les pauvres. Et les Autochtones en constituent une grande partie.

[Traduction]

Le sénateur Joyal : Il faut insérer les deux dernières recommandations que renferme le mémoire de M. Jones dans le procès-verbal, puisqu'elles portent sur la clause 4 du projet de loi auquel M. Bratzer a fait référence.

M. Jones a recommandé au comité de demander ce qui suit au directeur parlementaire du budget :

[...] réaliser une analyse accélérée des coûts-avantages des conséquences financières prévues pour les peines minimales obligatoires dans le projet de loi C-15, à la fois pour la justice provinciale (y compris l'aide juridique) et pour les systèmes correctionnels, et publier cette analyse au complet.

La dernière recommandation de M. Jones est que le comité exige ce qui suit :

[...] au plus tard en 2012, une analyse par le directeur parlementaire du budget des coûts-avantages de la réduction du crime projetée en conséquence des peines minimales obligatoires prévues dans le projet de loi C-15, et la publication intégrale de cette évaluation.

Nous devrions garder cet élément à l'esprit quand nous abordons la clause 4 de ce projet de loi. Pour en revenir aux propos de M. Bratzer, nous devrions prolonger la durée de cette analyse afin de pouvoir saisir toutes les conséquences, sous l'angle de l'analyse coûts-avantages, de la mise en application du projet de loi.

La présidente : J'ai pris mentalement note, quand j'ai lu l'avant-dernière recommandation concernant les effets sur les finances et les systèmes provinciaux, qu'il serait peut-être bon de vérifier le mandat du directeur parlementaire du budget. J'ignore s'il dispose en fait de ce pouvoir. Je demanderai à nos aimables chercheurs de nous informer, peut-être la semaine prochaine, si le mandat semble assez large pour recouvrir une telle demande.

J'avais une question, à laquelle je vous demanderai de répondre par écrit. Nous vous serions très reconnaissants d'y donner une réponse sans attendre, parce que nous approchons de l'échéance fixée pour l'étude de ce projet de loi.

Ma question concerne la clause qui impose un emprisonnement si l'infraction est commise dans un lieu public normalement fréquenté par des personnes de moins de dix-huit ans ou près d'un tel lieu.

Un petit problème me tracasse depuis le début de notre examen de ce projet de loi : sur le plan pratique, comment peut-on donner une interprétation utile de cet énoncé? La plupart des lieux publics — à l'exception possible d'un bar —, comme un arrêt d'autobus, un centre commercial ou une rue publique, sont en fait un lieu public normalement fréquenté.

Je demande en fait à chacun de vous, de vos points de vue différents, de me donner par écrit votre opinion concernant cette disposition, c'est-à-dire la clause 1 du projet de loi. Il s'agit de la nouvelle division 5(3)a)(ii)(A) proposée, en haut de la page 2.

M. Conroy : La jurisprudence relative à l'article 161 du Code criminel pourrait jeter un éclairage sur cette question.

Le sénateur Nolin : J'ai une question à laquelle vous pouvez répondre par écrit. Elle concerne l'amendement du projet de loi en vue de conférer des pouvoirs discrétionnaires au juge, ce qui est déjà le cas, soit dit en passant. Le paragraphe 10(3) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances — qui est la clause que j'ai déjà lue devant M. Joncas — confère un pouvoir au juge.

M. Conroy : Aux fins de la détermination de la peine.

Le sénateur Nolin : C'est bien cela. Si nous voulons accorder au juge le pouvoir de ne pas imposer de peine, pour toute une variété de motifs valables, pourquoi ne pas s'en référer à l'article 730 du Code criminel, qui traite des peines sous conditions?

M. Conroy : Elles seront écartées. Si vous établissez le maximum à plus de 10 ans, si je ne me trompe, si vous relevez ces peines maximales à la perpétuité et à 14 ans, les absolutions ne sont plus disponibles.

Le sénateur Nolin : Devrions-nous reprendre l'énoncé de l'article 255 et insérer « Nonobstant le paragraphe 730(1) »? Vous n'êtes pas obligés de répondre tout de suite, mais vous êtes priés de fournir une réponse par écrit avant le 3 décembre.

La présidente : De préférence avant le 2 décembre, pour nous donner le temps d'y réfléchir.

Le sénateur Nolin : Si nous devons amender le projet de loi, il faut veiller à ce que le juge dispose de tous les choix pour faire ce qu'il estime à propos, y compris appliquer les peines avec sursis, même si le projet de loi contient des peines minimales obligatoires. C'est tout le problème de l'article 730.

M. Conroy : Vous devez créer une exception à ces peines minimales.

Le sénateur Nolin : L'article 255 du Code criminel en est un bon exemple. C'est pour cela que je soulève la question.

Le sénateur Baker : L'article 255 est ce qui figure dans le rapport précédent. Vous dites bien 255? L'article 255 concerne la conduite avec capacités affaiblies.

La présidente : Chers collègues, tout cela est tellement amusant, vraiment, mais il faut bien y mettre fin à un moment donné.

Nous attendons vos réponses avec impatience. Il n'est pas nécessaire qu'elles soient encyclopédiques; nous préférerions de loin qu'elles soient rapides plutôt qu'encyclopédiques. Comme toujours, nous vous sommes des plus reconnaissants.

[Français]

Nous attendrons avec intérêt vos réponses écrites aux questions qu'on vous a posées à la fin.

Honorables sénateurs, on se revoit demain matin à 10 h 52.

(La séance est levée.)


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