Délibérations du comité sénatorial spécial sur
l'Antiterrorisme
Fascicule 11 - Témoignages
OTTAWA, le lundi 13 décembre 2010
Le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme se réunit aujourd'hui, à 13 heures, pour étudier des questions relatives à l'antiterrorisme.
Le sénateur Hugh Segal (président) occupe le fauteuil.
[Translation]
Le président : Honorables sénateurs, nous en sommes à la douzième réunion du Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme à la troisième session de la 40e législature. Dans l'attente d'un projet de loi provenant de la Chambre des communes, nous poursuivons notre étude sur la nature changeante de la menace terroriste au Canada.
La séance d'aujourd'hui se divise en deux parties. La première partie sera consacrée à M. Alex Wilner, qui nous présentera un exposé avant de répondre aux questions des membres du comité.
M. Wilner est chercheur principal au Centre for Security Studies, ETH Zurich, en Suisse. M. Wilner est Canadien. Il est entré à ce centre en octobre 2008 dans le cadre du Transatlantic Post-Doc Fellowship for International Relations and Security, un projet postdoctoral de deux ans parrainé par le German Institute for International Security Affairs.
M. Wilner est né à Montréal. Il est détenteur d'un doctorat de l'Université Dalhousie, d'une maîtrise de cette même université ainsi que d'un baccalauréat de l'Université McGill. Son mémoire intitulé Deterring the Undeterrable : The Theory and Practice of Coercing Terrorists lui a valu une bourse du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et du ministère de la Défense nationale du Canada. Il est attaché en qualité de chercheur à l'Institut Macdonald-Laurier à Ottawa, à l'Atlantic Institute for Market Studies à Halifax ainsi qu'au Centre for Foreign Policy Studies à l'Université Dalhousie.
J'invite M. Wilner à présenter un exposé liminaire avant que nous passions aux questions.
Monsieur Wilner, je vous remercie de vous être libéré pour nous alors que la soirée débute à Zurich. Nous vous en sommes reconnaissants et nous serons ravis de bénéficier de vos avis et conseils.
Alex Wilner, chercheur principal, Center for Security Studies, ETH Zurich, Suisse : Merci beaucoup de m'avoir invité à participer à cette séance du comité. J'aimerais donner aux Canadiens un aperçu de la menace de radicalisation des détenus et proposer divers éléments d'une vaste stratégie pour combattre cette menace. Mes observations sont tirées d'un rapport que j'ai publié en octobre à l'Institut Macdonald-Laurier, un groupe de réflexion sur les politiques établies à Ottawa. J'y travaille comme chercheur boursier.
Le rapport, qui s'inspire de documents non secrets, présente une analyse comparative des tendances européennes et américaines dans la radicalisation de détenus. Il vise à la fois à mettre en lumière les défis auxquels les Canadiens pourraient être confrontés et à exposer en détail quelques solutions stratégiques.
Aujourd'hui, j'aimerais faire ressortir deux points principaux. Premièrement, la lutte antiterroriste ne prend pas fin au moment où les terroristes sont envoyés en prison. Ce qui se passe derrière les barreaux devrait aussi préoccuper les Canadiens. L'incarcération d'individus qui orchestrent ou facilitent des activités terroristes, loin d'être la dernière étape d'une opération antiterroriste réussie, représente en fait le début d'une deuxième série de menaces. De nos jours, on s'inquiète tout particulièrement de la radicalisation islamiste des détenus, c'est-à-dire la tendance pour des membres de la population carcérale ordinaire à adopter une idéologie militante qui légitimise la violence politique. Dans le pire des cas, en emprisonnant un terroriste, on en produit involontairement deux autres.
Deuxièmement, le Canada est remarquablement bien placé pour tirer parti des expériences de ces alliés. Il commence à peine à emprisonner ses propres extrémistes alors que d'autres pays le font depuis des années. Le Canada peut tirer des réussites et des échecs de ses alliés dans la lutte contre la radicalisation des détenus les enseignements nécessaires pour prévenir, en circonscrire et en supprimer la menace.
Contrairement à la plupart des criminels, les terroristes qui entrent en prison sont pétris de convictions politiques et idéologiques solides (quoique pas toujours raisonnées). En traitant les terroristes comme des criminels « normaux », on sous-estime l'importance de leur motivation idéologique, qui influence leur perception d'eux-mêmes, leurs buts et leur comportement en milieu carcéral. La criminalisation sert, à juste titre, à nier la légitimité du terrorisme, mais il ne faut pas négliger les motivations politiques, idéologiques et, dans certains cas, religieuses qui façonnent le comportement du délinquant terroriste.
Le problème, c'est que certains terroristes se voient non pas comme de simples criminels, mais plutôt comme des combattants d'une guerre planétaire et cosmique. Au lieu de purger tranquillement leurs peines comme d'autres criminels, ils considèrent leur emprisonnement comme une occasion de raffiner leur idéologie et leur stratégie, d'influencer les autres et de rallier des appuis à leur cause. Certes, l'emprisonnement restreint leur participation à des activités terroristes et dissuade certains de s'adonner à la violence, mais pour d'autres, le milieu carcéral offre de nouveaux moyens de transmettre leur message et leurs méthodes.
La radicalisation des détenus résulte de cette ambition. Il est difficile d'avancer des chiffres exacts, mais les faits montrent que des terroristes occidentaux en vue ont été radicalisés et recrutés pendant un séjour en prison. Richard Reid, le Britannique qui avait un explosif dans sa chaussure, s'est converti à l'islam derrière les barreaux et s'est radicalisé après sa mise en liberté. Les Britanniques Muktar Ibrahim, le cerveau derrière l'attentat à la bombe raté de juillet 2005 à Londres, et Mohammed al-Figari, emprisonné à nouveau pour des infractions liées au terrorisme en 2008, sont tous deux devenus des extrémistes islamiques en prison. Le Marocain Jamal Ahmidan et l'Espagnol Emilio Trashorras ont également connu une radicalisation de leurs idées en prison et ont fini par orchestrer les attaques de 2004 à Madrid. Un certain nombre de groupes terroristes, dont Ansar Al-Fath en France, Martyrs pour le Maroc en Espagne et Jam'iyyat ul-Islam Is-Saheeh aux États-Unis, ont vu le jour en milieu carcéral.
Ici au Canada, nous avons le cas d'Ali Dirie, qui a avoué appartenir au groupe des « 18 de Toronto ». Il a d'abord été emprisonné en 2005 pour avoir introduit illégalement des armes à feu au Canada. Pendant qu'il purgeait sa peine, il est demeuré un membre fervent de ce groupe. Les avocats de la Couronne ont révélé qu'il appuyait les 18 de Toronto par « des encouragements, des conseils et des instructions » et qu'il a « activement recruté d'autres détenus pour qu'ils adoptent des convictions extrémistes du djihad... et deviennent membres du groupe terroriste ». En militant pour l'extrémisme, Dirie présentait une aussi grande menace en prison qu'à l'extérieur.
Depuis 2008, il y a plus de Canadiens inculpés pour des infractions liées au terrorisme qu'au cours des décennies précédentes. Quatorze Canadiens ont été déclarés coupables d'actes semblables; une seule de ces inculpations n'était pas liée au terrorisme islamiste. La liste comprend Momin Khawaja, condamné à plus de 10 ans d'emprisonnement pour avoir facilité le terrorisme au Royaume-Uni, Said Namouh, condamné à la prison à perpétuité en février dernier, et 11 membres des 18 de Toronto, dont 7 ont admis leur culpabilité. Trois autres procès de présumés terroristes sont en cours par suite des arrestations effectuées en août dernier en Ontario. Tous ces individus sont citoyens canadiens et peu d'entre eux ont été formés par des organisations étrangères ou ont été en contact avec elles.
Par rapport aux statistiques européennes et américaines, ces chiffres propres au Canada sont heureusement faibles. La menace de terrorisme de la part des extrémistes de la mouvance d'Al-Qaïda est beaucoup plus grande à l'étranger qu'ici. Aux États-Unis seulement, par exemple, on compte plus de 45 cas de radicalisation et de recrutement interne depuis les événements du 11 septembre. Les taux d'incarcération tendent à varier, mais tout semble indiquer que le Royaume-Uni, la France, l'Espagne et les États-Unis ont chacun entre 125 et plusieurs centaines de terroristes islamiques dans leurs établissements correctionnels respectifs.
Les Canadiens devraient être rassurés de voir que la menace terroriste est moindre dans leur pays. Cela veut dire non seulement qu'ils sont davantage en sécurité, mais aussi qu'ils peuvent tirer des leçons de l'expérience acquise par leurs alliés en vue de prévenir la radicalisation des détenus.
Malheureusement, il n'est pas facile de saisir comment et pourquoi certaines personnes deviennent extrémistes. Le processus de radicalisation est foncièrement individuel. Chacun se radicalise pour des raisons qui lui sont propres et à sa façon. Il peut être utile de définir la radicalisation comme une expérience personnelle qui amène un individu à faire sien des idéaux extrêmes, mais il est compliqué de démontrer les rouages du processus.
Nous savons que les individus qui participent à des activités terroristes le font parce qu'ils croient que tuer pour une cause est faisable et juste. Nous savons que la radicalisation est un processus psychologique et social, tout comme nous savons qu'elle suppose une transition mentale, affective et cognitive.
Par contre, nous ne savons pas ce qui alimente ce processus. Il s'agit en général d'une combinaison de facteurs comme l'aliénation, la solidarité religieuse, la colère profonde à l'égard de la politique étrangère et la rancœur imputable aux sentiments de déshonneur, d'humiliation, de persécution et de xénophobie. Ces signes précurseurs de la radicalisation nous aident à dépister le processus chez les détenus.
D'abord, les détenus ressentent souvent de l'isolement et de l'insécurité, ce qui les amène à chercher la protection d'un groupe. Dans certains cas, les gangs des milieux carcéraux non seulement satisfont un besoin de sécurité chez l'individu, mais aussi consolident son identité à l'intérieur des murs de l'établissement. Au Royaume-Uni, par exemple, les gangs islamistes offrent une protection tout en faisant la promotion d'une idéologie exclusive qui glorifie la violence et l'intolérance. De même, des détenus extrémistes résolus à faire avancer la cause du djihad peuvent délibérément prendre le contrôle d'un gang pour plus facilement radicaliser et recruter d'autres détenus.
Ensuite, la religion joue aussi un rôle dans la radicalisation des détenus. Je tiens à souligner que le renforcement du sentiment religieux et la conversion peuvent avoir des effets positifs. L'islam, comme les autres religions, peut avoir un effet calmant sur la conduite d'un détenu en donnant un sens à sa vie, ce qui peut faire adopter des habitudes de vie qui le détournent d'un comportement destructeur et antisocial. Il y a toutefois un risque que les détenus nouvellement convertis ou ramenés dans le giron de leur religion d'enfance soient particulièrement sensibles aux interprétations rigides de leur confession.
Enfin, la colère contre le régime carcéral risque de favoriser la radicalisation. Les islamistes peuvent amplifier les doléances des détenus, légitimes ou non, surtout celles qui concernent les pratiques et les obligations religieuses, afin de radicaliser d'autres détenus.
Dans mon rapport, je présente une longue liste de recommandations sur les moyens de combattre la radicalisation des détenus. J'invite les membres du comité qui aimeraient avoir plus de détails à en prendre connaissance. Je vais terminer ma présentation aujourd'hui en soulignant quatre grandes recommandations.
Premièrement, nous devons apprendre à mieux connaître la façon dont se fait la radicalisation, plus particulièrement au Canada. En quoi la radicalisation au Canada est-elle différente de celles qui se manifestent au Royaume-Uni, en France ou aux États-Unis? Quelles sont les caractéristiques du processus et les facteurs internes qui favorisent le processus? Pour disséquer la radicalisation au Canada, il faudrait établir un groupe de travail chargé d'étudier le phénomène. Nous pourrions aussi envisager la création d'une unité anti-extrémisme où seraient représentés plusieurs organismes et où l'on assurerait une surveillance des tendances au pays et l'on pourrait orienter rapidement l'élaboration de politiques d'intervention. À l'instar d'autres pays, le Canada pourrait produire un guide décrivant les indicateurs de la radicalisation des détenus afin d'aider le personnel carcéral à repérer les signes préoccupants.
Deuxièmement, nous avons besoin d'une stratégie équilibrée qui refuse aux terroristes incarcérés un contact avec d'autres détenus sans pour autant retarder leur réadaptation. Il ne suffira sans doute pas d'isoler les extrémistes les uns des autres, mais de les séparer du reste de la population carcérale. L'isolement peut être utile pour protéger d'autres détenus contre des idéologies radicales, mais, à long terme, il n'aide pas le principal intéressé à se réadapter. Comme la plupart des détenus terroristes finissent par réintégrer la société, il faut se garder d'opter pour des gains en matière de sécurité à court terme en échange d'un recul à long terme. Cela dit, il faudrait isoler les détenus qui sont résolus à promouvoir l'extrémisme et les déplacer souvent dans le réseau carcéral pour qu'ils ne puissent pas maintenir de liens sociaux avec d'éventuelles recrues.
En revanche, les détenus terroristes qui se repentent sincèrement devraient être mis à contribution pour faire échec aux idéologies radicales. Les extrémistes qui tournent le dos à leurs anciens compagnons peuvent avoir une bonne influence sur les autres détenus. Dans ce cas, la meilleure stratégie consisterait à les grouper avec d'autres détenus pour prémunir le réseau carcéral contre l'extrémisme.
Troisièmement, la réadaptation des terroristes peut nécessiter des programmes spéciaux pour aider les détenus à rejeter les idéologies fondées sur la violence et à réintégrer la société. Les Canadiens devraient faire le bilan des programmes de réadaptation adoptés à l'étranger et déterminer les pratiques exemplaires de chacun d'entre eux qui pourraient être intégrées dans un programme national.
Comme le Canada n'a qu'une poignée de détenus terroristes, il pourrait se contenter d'un programme restreint et individualisé. Nous devrons désigner et former des intervenants et définir des moyens d'évaluer les progrès des détenus. Nous devrons aussi réfléchir aux mesures de réadaptation après la mise en liberté et faciliter la réinsertion sociale des ex-détenus. Le taux de récidive dépend en partie du milieu social de l'ex-détenu ainsi que de la mesure dans laquelle il a réintégré de façon réussie la société.
Enfin, nous devons reconnaître que les imams en milieu carcéral jouent un rôle important dans le rejet de l'extrémisme. Les détenus musulmans, comme tous les Canadiens, ont le droit d'être en contact avec des chefs religieux. La présence d'imams qualifiés en nombre suffisant pour répondre aux besoins des détenus permettra de marginaliser les voix radicales. En même temps, il nous faudra exclure des établissements carcéraux les chefs religieux radicaux et les écrits extrémistes.
L'islam est une religion pluridimensionnelle qui donne lieu à de nombreuses interprétations. Certains musulmans prônent la violence. Par exemple, selon des renseignements non confirmés, Hiva Alizadeh, l'un des hommes arrêtés à Ottawa en août dernier, avait passé deux ans à faire du bénévolat comme guide spirituel dans différents établissements correctionnels de Winnipeg. Il aurait « servi de guide auprès de nombreux musulmans et autochtones incarcérés ». Aujourd'hui, trois chefs d'inculpation liés au terrorisme pèsent contre lui, y compris la possession d'explosifs en vue de tuer et de blesser quelqu'un. Bien que ce ne soit pas une tâche facile, le Canada doit mettre sur pied un système servant à certifier que les aumôniers, les sous-traitants à temps partiel et les bénévoles des prisons n'ont pas de tendances extrémistes.
Ces solutions sont plus faciles à décrire qu'à appliquer, mais la menace du terrorisme issu de la société canadienne qui commence à poindre pourrait avoir une nouvelle source si nous ne prenons pas au sérieux le problème de la radicalisation des détenus et si nous n'agissons pas pour y faire obstacle avant qu'il ne prenne racine. Je vous remercie chaleureusement.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Wilner. Je suis tenté de vous dire que j'aurais aimé que vous preniez position pour nous expliquer votre véritable point de vue, mais je constate que ce n'est pas nécessaire dans les circonstances. Je vous remercie d'avoir exprimé avec clarté vos conseils et avis.
J'invite le vice-président du comité, le sénateur Joyal, à poser les premières questions. Le sénateur Joyal vient de la province de Québec.
Le sénateur Joyal : Merci, monsieur Wilner, d'avoir accepté de comparaître pour nous expliquer vos vues et partager vos connaissances. J'aimerais aborder cette question sous l'angle des principes. Dans votre présentation, vous défendez l'idée d'un traitement spécial qui serait accordé aux terroristes qui purgent une peine d'emprisonnement. Vous êtes favorable à l'application d'un régime spécial durant leur séjour en prison.
Revenons donc au principe rattaché à cette notion. N'êtes-vous pas d'accord avec le fait que l'approche préconisée jusqu'à présent, c'est-à-dire de traiter les terroristes comme n'importe quel autre criminel aux termes du Code criminel, devrait être revue pour tenir compte du fait que, comme vous le dites, ils n'appartiennent pas à la catégorie des suspects habituels? En d'autres termes, puisqu'il y a une motivation politique, idéologique ou religieuse derrière leurs crimes, ils appartiennent à une catégorie particulière de criminels. Par conséquent, le système judiciaire devrait tenir compte de cette réalité avant même le prononcé de la sentence, plutôt qu'après.
D'après vous, devrions-nous adopter la même approche en matière de justice pour les cas d'individus accusés de terrorisme avant ou après le prononcé de la sentence, compte tenu des quatre recommandations que vous avez formulées aujourd'hui?
M. Wilner : Je crois que le système est suffisamment efficace. Il faut se montrer prudent avec la notion de traitement spécial, car je préférerais une approche personnalisée pour traiter le cas des terroristes. La prémisse sur laquelle on s'appuie, c'est que leur motivation politique les distingue des autres criminels. Nous devons les traiter comme des criminels, mais ils auront sans doute besoin d'incitatifs additionnels pour se réadapter. Ce concept devrait être intégré à l'approche individualisée qui serait appliquée dans les établissements correctionnels canadiens, comme c'est déjà le cas à l'étranger.
Le sénateur Joyal : Est-ce que cela suppose qu'il faudrait apporter des changements au Code criminel et à la façon dont il est appliqué dans les affaires de terrorisme?
M. Wilner : Je ne le crois pas. Je ne suis sans doute pas la personne la mieux indiquée pour vous donner des explications sur les menus détails du Code criminel, mais d'après moi, le système fonctionne bien.
Toutefois, je me dois de souligner qu'il faut tenir compte de certaines circonstances, surtout dans le cas des terroristes islamistes, en s'attaquant aux questions politiques, religieuses et sociales. Heureusement, le Canada n'a seulement eu à composer avec ces problèmes qu'au cours des cinq dernières années. C'est encore un sujet de préoccupation relativement récent. Nous avons de la chance, car nous pouvons ainsi tirer de l'expérience de nos alliés des enseignements qui nous permettront d'adopter les politiques les mieux indiquées. Le Code criminel ne devrait pas être modifié.
Le président : Puis-je poser une question complémentaire?
Le sénateur Joyal : Oui, bien sûr.
Le président : Monsieur Wilner, nous avons connu différents types d'expériences terroristes au Canada. Par exemple, des pipelines au Nord de l'Alberta ont été attaqués. À ma connaissance, ces incidents n'étaient aucunement reliés à de l'extrémisme islamiste. Que ce soit au Canada ou ailleurs, un certain nombre d'incidents terroristes ne supposaient pas nécessairement la participation d'individus appartenant à des groupes islamistes. Citons l'exemple de l'immeuble gouvernemental qui a été détruit aux États-Unis. Aucun des auteurs de l'attentat n'appartenait à un groupe islamiste. Je présume que le conseil que vous nous donnez porte sur les individus accusés de complot terroriste ou de participation à des activités terroristes, quels que soient leur groupe ethnique ou autres caractéristiques, qui ont été déclarés coupables au titre des dispositions actuelles du Code criminel. Je remarque que le Sénat a récemment adopté un projet de loi visant à inclure le complot et l'attentat suicide au libellé de la loi, de sorte que le complot visant à perpétrer un attentat suicide à la bombe soit considéré comme un acte criminel. Votre point de vue porte sur les terroristes d'une manière générale. Vous faites référence à la menace islamiste, car c'est ce que nous avons connu récemment dans certaines circonstances. Seriez-vous en train de proposer d'effectuer un tri des délinquants admis dans les pénitenciers de Sa Majesté pour déterminer leur confession religieuse afin de surveiller plus étroitement, d'une façon ou d'une autre, certains d'entre eux, compte tenu des préoccupations que vous avez soulevées? Je présume que ce que vous avancez, c'est qu'il faut cibler le crime que constitue le terrorisme, plutôt que la confession religieuse des délinquants terroristes. Ou peut-être, proposez-vous une combinaison de ces deux critères?
M. Wilner : Non, je parlais uniquement du crime que constitue le terrorisme. Les actes terroristes perpétrés par n'importe quel secte, groupe religieux ou groupe culturel (par exemple, le mouvement pour la suprématie blanche, les sikhs, les Tigres tamouls) devraient tous être couverts par une seule infraction criminelle, c'est-à-dire le terrorisme. Par contre, nous pourrions avoir besoin d'interventions individualisées. J'ai parlé de terrorisme islamiste parce qu'il s'agit de la plus grande menace au Canada. Sur 14 condamnations pour terrorisme, 13 s'inspiraient de la mouvance Al-Qaïda. Si l'on étudie les tendances en Europe et aux États-Unis, où le terrorisme peut être fondé également sur une idéologie séparatiste ou marxiste, il n'en demeure pas moins que les éléments terroristes nationaux qui s'inspirent de l'idéologie Al- Qaïda demeurent la principale menace.
Le président : Merci, sénateur Joyal, de votre indulgence.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir au sujet principal, c'est-à-dire la déradicalisation. Ce terme a une portée très large.
Vous affirmez que nous n'avons pas été en mesure de mettre sur pied un programme adéquat de déradicalisation des terroristes en milieu carcéral. À mon avis, tout programme de déradicalisation devrait comporter deux volets. Le premier volet devrait consister à prévenir les actes terroristes en intervenant auprès des groupes jugés plus vulnérables à ce que j'appelle « le discours radical ». Le deuxième volet s'adresserait aux détenus qui purgent une peine dans les pénitenciers de Sa Majesté après avoir été reconnus coupables d'actes terroristes.
Ne devrions-nous pas envisager une approche unique pour les deux volets de ce programme? Ne devrions-nous pas mettre l'accent sur la déradicalisation à l'étape précédant la mise en accusation? Comment pourrions-nous envisager la déradicalisation au sein de la société canadienne et comment pourrions-nous recenser les groupes plus vulnérables à une idéologie qui soutient les convictions des individus favorables au terrorisme?
M. Wilner : Vous avez raison; la prévention est importante. Le type de déradicalisation précédant l'adhésion au terrorisme dont vous avez fait mention est d'une grande utilité. Vous proposez des approches appliquées à l'échelle de la société ou des communautés pour aider sur le plan individuel à prévenir la radicalisation au sein de la société canadienne.
Malheureusement, il faut également prévenir la radicalisation en milieu carcéral. Certaines de mes recommandations sont adaptées plus précisément au milieu carcéral, sans toutefois négliger l'importance d'un processus de déradicalisation au sein de la société. Je crois que le comité a entendu divers points de vue à ce sujet. Les Canadiens pourraient être en mesure de tirer des leçons des quelques cas présents au sein du milieu correctionnel. Plus précisément, un certain nombre de programmes en milieu carcéral ciblant la déradicalisation de détenus d'origine asiatique ou moyen-orientale offrent certains incitatifs au rejet du terrorisme en plus de favoriser un débat religieux ou idéologique sur certains des facteurs qui légitimisent le terrorisme.
Notre système carcéral n'a pas besoin d'un programme de déradicalisation à grande échelle. Nos prisons ne comptent qu'une poignée de terroristes en ce moment. Toutefois, nous devons réfléchir aux politiques et stratégies qui pourraient s'avérer nécessaires et qui permettraient d'intervenir sur une base individuelle auprès des détenus en les épaulant dans le processus de réadaptation, sans toutefois négliger l'importance des mesures de déradicalisation au sein de la société.
Le sénateur Joyal : Pensez-vous qu'il faudrait modifier les lois sur les services correctionnels pour établir ces principes? Le cadre législatif actuel de gestion des établissements correctionnels et des détenus est-il adéquat pour mettre en œuvre des programmes de déradicalisation au sein du système carcéral?
M. Wilner : Oui, car ce n'est qu'une simple question de chiffres. Le cadre actuel permet l'établissement de ce type de programme. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de procéder à une réforme globale pour l'instant, et d'ailleurs, j'espère que nous n'en aurons jamais besoin. Toutefois, nous pouvons tirer des leçons de l'expérience de nos proches alliés, comme le Royaume-Uni, la France et l'Australie en étudiant ce qu'ils ont fait pour s'attaquer à ces questions. Compte tenu du nombre actuel de détenus terroristes, je crois que le cadre législatif dont nous disposons présentement peut être utilisé.
Le sénateur Joyal : Votre principale recommandation consiste à créer un groupe de travail qui comprendrait des représentants de divers organismes, comme la GRC, les autorités correctionnelles et d'autres spécialistes aux fin de l'élaboration d'un programme permettant d'atteindre les objectifs que vous avez énoncés aujourd'hui. Quelle serait la première étape dans la mise en œuvre d'un programme de ce type?
M. Wilner : La création du groupe de travail constitue la première étape. Il faudrait absolument que les chefs religieux canadiens de confession musulmane ainsi que les aumôniers en établissement participent. Bien sûr, la GRC, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le Service correctionnel du Canada et d'autres organismes auront un rôle à jouer. Il est impératif que les chefs religieux participent à la conception du programme.
Le sénateur Joyal : La Commission nationale des libérations conditionnelles serait-elle appelée à participer au processus? Si l'objectif consiste à inclure la déradicalisation dans le système correctionnel, il faudra que quelqu'un soit en mesure après un certain temps de déterminer si le détenu a réussi à atteindre les objectifs du programme. Comme vous le savez, il faut que différentes conditions soient remplies avant qu'un détenu ne puisse être mis en liberté. De plus, le processus d'appel comprend diverses étapes avant qu'un délinquant considéré comme présentant une menace à la société ne soit mis en liberté. Avez-vous réfléchi à cet aspect?
M. Wilner : Oui, brièvement, et mes réflexions allaient dans le même sens que les vôtres.
La plupart des terroristes canadiens sont incarcérés pendant une vingtaine d'années, au maximum. Il est très rare qu'ils purgent une peine à perpétuité. La majorité d'entre eux purgent des peines de deux à sept ans. Il y en a même qui ont été reconnus coupables et qui ont été mis en liberté immédiatement. Il est donc important de disposer de moyens permettant d'évaluer dans quelle mesure les extrémistes ont rejeté leur idéologie et se sont réadaptés. C'est la Commission nationale des libérations conditionnelles qui assumerait ce rôle.
Le sénateur Joyal : Vous convenez que la réévaluation du risque et des intentions en fonction des actes terroristes commis par le passé ou de fréquentations précédentes d'éléments terroristes devrait être comprise au sein du cadre actuel de la Commission nationale des libérations conditionnelles. Cela devrait être réévalué dans le contexte global de l'engagement du détenu à garder la paix et à devenir un bon citoyen au sein de la société. Il me semble qu'il s'agit là de la responsabilité la plus importante, que le résultat de l'évaluation soit positif ou négatif, dans le cadre des recommandations que vous avez formulées.
M. Wilner : Oui, vous avez raison. C'est une étape très importante. Après la mise en liberté, nous voudrons certainement aider les ex-détenus et ex-terroristes à se réadapter et à réintégrer la société. Si ces délinquants ne sont ni motivés ni préparés à se comporter correctement, cela posera problème. Le travail de la Commission nationale des libérations conditionnelle servira de rempart contre ce risque.
Le président : Je donne la parole au sénateur Wallin de la Saskatchewan. Elle est présidente du Comité sénatorial de la sécurité nationale et de la défense, et elle a commencé sa carrière en tant que travailleuse sociale dans les prisons de la Saskatchewan, de sorte qu'elle a peut-être un point de vue particulier sur cette question.
Le sénateur Wallin : Merci, et effectivement vous avez raison. Je vais d'abord poser mes questions sous cet angle.
Vous proposez d'essayer d'empêcher que des écrits extrémistes entrent dans les prisons. Nous vivons à l'ère d'Internet. Je ne peux pas m'imaginer comment vous pourriez scruter les aidants bénévoles ou les conseillers religieux et déterminer s'ils tiennent des propos extrémistes sans empiéter sur les droits de tous. J'aurais donc quelques questions générales à vous poser afin de m'éclairer.
Qu'est-ce qui vous permettrait de croire que nous pourrions changer la façon dont les gens pensent s'ils sont inspirés par Al-Qaïda et que nous pourrions le faire uniquement au moyen d'un programme d'éducation limité qui serait circonscrit dans le système carcéral? Si vous avez des exemples du Royaume-Uni, de la France ou de l'Australie, ou bien de l'Asie ou du Moyen-Orient, comme vous l'avez mentionné, et qu'ils disposent de techniques intéressantes, j'aimerais bien en entendre parler.
M. Wilner : Je pense que le processus de vérification pourrait être fait en ayant recours à un comité d'examen et à un processus d'examen par les pairs. Il faudrait alors compter sur la participation des membres de l'aumônerie actuelle ainsi que des autres membres de la collectivité. Il y a des exemples à l'étranger et dans le système carcéral de l'état de New York et ailleurs qui semblent suggérer qu'un comité d'examen composé des imams qui viennent à la prison et d'autres chefs religieux fonctionne et peut être utilisé sans enfreindre la loi.
Comment pouvons-nous changer leur façon de penser? Le problème qui survient lorsque nous voulons évaluer les leçons à retenir des programmes de réadaptation à l'étranger, c'est qu'ils sont fondés presque exclusivement sur le milieu local et les caractéristiques locales des terroristes. Le programme de déradicalisation de l'Arabie saoudite peut nous donner des indices généraux en ce qui a trait à la détermination des incitatifs qui pourraient fonctionner, mais dans les détails, il ne s'applique pas au Canada, à la France ni à la Grande-Bretagne parce qu'il s'agit de l'Arabie saoudite. On pourrait tirer les mêmes conclusions pour Singapour, le Pakistan, l'Afghanistan et ainsi de suite.
En général, on peut dire qu'un programme de déradicalisation doit comprendre un volet de délégitimisation des idéologies religieuses qui servent à légitimiser le terrorisme. Je pense que d'autres intervenants ont discuté d'un programme de déradicalisation en 12 étapes. En fin de compte, je pense que la délégitimisation de l'idéologie nécessiterait que l'on débatte certains des aspects plus religieux des propos tenus par les islamistes.
Toutefois, nous pourrions également offrir certains encouragements positifs. Par exemple, l'Arabie saoudite offre de grosses cylindrées et de l'argent comptant aux membres des familles afin qu'ils aident les extrémistes à constater que ce qu'ils faisaient était mal. Nous n'avons pas à donner des voitures aux terroristes, mais nous pouvons leur offrir d'autres types d'incitatifs. On pourrait leur offrir une éducation séculière et la possibilité de travailler ou de parler à d'autres jeunes vulnérables?
Le sénateur Wallin : Le président a mentionné ceux que nous appelons les 18 de Toronto. En raison de nos propres règlements, bon nombre d'entre eux n'ont pas été accusés ni incarcérés parce qu'ils étaient assujettis à la Loi sur les jeunes contrevenants. Nous avons toutes sortes d'exceptions lorsque vient le temps de poursuivre des délinquants et de faire en sorte qu'ils demeurent en prison.
Je sais que vous pensez que l'idée des voitures rapides ne pourrait pas s'appliquer ici, mais nous traitons avec des personnes qui ont des engagements extrémistes. Ces jeunes qui étaient ici — et j'utilise le mot « jeunes » avec réticence parce qu'ils n'en sont pas — sont suffisamment âgés pour aller à l'université. Ils étaient riches; ils vivaient dans l'Ouest; ils n'étaient pas opprimés. Ils ont adopté cette cause parce qu'ils pensaient que c'était sexy ou intéressant ou amusant. Personne ne les a dissuadés.
Moi, je viens d'une autre école de pensée : la meilleure dissuasion consiste à montrer aux autres ce qui pourrait leur arriver s'ils s'adonnent à ce genre d'activités. Notre système juridique ne nous donne pas beaucoup de ce genre d'outils.
Je suis un peu confuse. Il s'agit peut-être d'une différence philosophique que nous avons ici et je ne veux pas rejeter ça du revers de la main, mais je ne pense pas que l'on puisse faire en sorte que ces jeunes changent d'avis en leur faisant des câlins, parce qu'ils ne sont pas dans la misère, surtout les extrémistes d'ici dont on parle. Ils n'ont pas à affronter les difficultés que d'autres pourraient avoir à subir à l'étranger.
M. Wilner : Je comprends ce que vous dites. Je pense que vous avez raison. Le problème relève du fait que l'on ne comprend pas comment fonctionne la radicalisation. C'est différent pour chaque personne. Comme vous le dites, bon nombre de terroristes ont étudié à l'université. Celui qui s'est fait exploser à Stockholm samedi dernier avait étudié à l'université. Ils ne proviennent pas de la classe économique inférieure. Ils proviennent de familles aimantes et de collectivités où les gens sont à l'aise et ainsi de suite.
Néanmoins, des gens mettent un terme à leurs activités terroristes. M. Silke vous en a parlé un peu plus tôt, il y a deux semaines je crois; il y a des individus qui quittent ces mouvements et qui se déradicalisent. C'est peut-être parce qu'ils prennent de la maturité ou qu'ils sont désillusionnés par rapport au mouvement. Certains en viennent à se rendre compte lorsqu'ils en apprennent davantage sur la religion que ce en quoi ils croyaient était en effet contraire à leur religion.
Toutefois, il est trop simple de dire que tous les terroristes qui sont incarcérés seront toujours des terroristes au moment de leur libération. Certaines personnes conserveront des idéaux radicaux mais ne soutiendront plus le terrorisme, tandis que d'autres en quittant diront qu'elles avaient tort, pour une raison quelconque. Il nous incombe au Canada de contribuer à ces processus. Ce sera une bataille lente et difficile, mais je pense qu'il y a un certain nombre de possibilités que l'on pouvait examiner.
Le sénateur Wallin : Merci.
Le sénateur Jaffer : Merci beaucoup. J'ai trouvé votre exposé très intéressant. Selon votre expérience, y a-t-il un bon nombre de personnes incarcérées qui se sont déradicalisées pendant qu'elles étaient en prison? Quels types de programmes existe-t-il dans les prisons pour aider les délinquants à se déradicaliser?
M. Wilner : Il est difficile de trouver des exemples permettant de tirer des conclusions. On entend parler des cas en Arabie Saoudite et en Égypte, et j'en ai traité plus tôt. On évoque des chiffres, qu'il s'agisse de 75 p. 100 qui suivent l'ensemble du programme de déradicalisation ou pas. Bien sûr, on entend toujours parler d'un ou deux cas, ou quelques fois plus, qui s'adonnent de nouveau à leurs activités terroristes après leur libération. Pour en revenir au témoignage que vous avez entendu plus tôt relativement au Royaume-Uni, M. Silke disait que, sur quelque 300 terroristes qui ont été libérés au Royaume-Uni, personne ne s'est adonné de nouveau à ce genre d'activités, ce qui suggère un très faible taux de récidivisme. J'ai quelques réserves au sujet de ce témoignage, mais son environnement immédiat, c'est-à-dire son étude suggère que les taux de récidive sont très faibles, et selon lui c'est en raison des éléments dissuasifs et d'autres mesures. Lorsque l'on cherche, on trouve des cas de déradicalisation et de désintéressement des activités terroristes.
Le sénateur Jaffer : Pensez-vous que nous devrions avoir des prisons distinctes pour les terroristes?
M. Wilner : Je ne pense pas que le Canada doive prendre cette mesure à l'heure actuelle, ni même à l'avenir. C'est tout simplement en raison des chiffres. Les criminels de ce type ne sont pas très nombreux. Comme je le propose dans ma déclaration, il faut avoir recours au bon processus pour séparer les radicaux incarcérés qui consacrent tout leur temps à recruter d'autres personnes, mais nous devons avoir un système de confinement particulier ou bien un système d'isolement ou de réadaptation distinct pour les délinquants qui rejettent légitimement le terrorisme.
Le Canada a besoin d'information détaillée sur chaque terroriste qui est condamné. Cela peut se faire à faibles coûts à l'heure actuelle. On peut ensuite procéder au cas par cas pour déterminer si un particulier doit être isolé, pendant combien de temps et dans quelles circonstances, ou s'il vaudrait mieux pour la réadaptation de cette personne qu'elle soit réintégrée dans la population carcérale en général.
D'autres pays, comme les États-Unis et l'Espagne sont confrontés à des centaines de terroristes islamistes. Ils songent à construire des ailes particulières dans les prisons où des installations distinctes pour les terroristes, mais chacun adopte ses proches solutions. Je pense que le Canada a besoin d'un système individualisé et adapté pour ses délinquants.
Le président : Sénateur Jaffer, pourrais-je poser une question supplémentaire si vous le permettez?
Monsieur Wilner, lorsque vous parlez de « recherche », est-il question d'enquêtes longitudinales sur les prévenus, les détenus, les libérés conditionnels, les anciens prévenus et les anciens détenus qui nous fournissent de façon automatisée des ensembles de microdonnées sur les personnes qui transitent dans le système? Ou bien pensez-vous à des recherches faites sur les meilleures pratiques à l'étranger? Je n'étais pas certain de comprendre ce que vous vouliez dire, et des éclaircissements seraient utiles.
M. Wilner : Je pensais essentiellement aux meilleures pratiques. Lorsque je parle de « recherche », je pense du point de vue universitaire ou de recherche émanant de groupes de réflexion qui se penchent sur ce qui a été fait dans d'autres pays pour faire face à la radicalisation dans les prisons. Il existe des études qualitatives et quantitatives sur la radicalisation et la déradicalisation, mais, dans l'ensemble, cette recherche est loin d'être suffisante. Lorsque je parle de « recherche », je fais référence aux meilleures pratiques stratégiques utilisées à l'étranger.
Le sénateur Jaffer : Je trouve votre exposé intéressant étant donné que vous êtes un Canadien qui travaille en Europe, ce qui vous ouvre l'accès à différentes expériences. Vous dites que les Canadiens sont confrontés à un moins grand nombre de menaces terroristes. Est-ce parce que nous faisons quelque chose qui fonctionne? Que pourrions-nous faire d'autre pour décourager le terrorisme? Comment pouvons-nous prévenir l'émergence de nos propres terroristes?
M. Wilner : Si j'avais la réponse à cette question, je serais riche. Honnêtement, je ne suis pas certain. C'est intéressant d'être un Canadien vivant en Europe lorsqu'il y a des alertes au terrorisme hebdomadaires, que ce soit en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne. La Suisse a su se tirer d'affaire, sauf notamment dans le cas de l'interdiction des minarets, une décision qui a suscité la colère de certains adeptes de la mouvance d'Al-Qaïda.
Je pense que le Canada a ses propres particularités. Par exemple, nous avons une communauté chiite disproportionnellement élevée, et les terroristes d'Al-Qaïda proviennent habituellement de la collectivité sunnite, de sorte que cela a peut-être une incidence. En fait, nous réussissons tout simplement mieux à intégrer nos jeunes immigrants. Ça semble être très difficile pour un Turc de devenir Allemand. Ces débats sont de plus en plus mis au jour. C'est très difficile pour un Algérien de devenir Français. C'est beaucoup moins difficile pour ces personnes de devenir Canadiens, et c'est partiellement en raison de notre contexte historique et de nos antécédents politiques.
Le sénateur Marshall : Monsieur Wilner, lorsque vous parlez de déradicalisation et des programmes d'autres pays, pouvez-vous nous confirmer que certains de ces programmes ont produit les résultats souhaités? D'après ce que vous avez dit jusqu'à maintenant, il semble qu'une bonne part de vos constatations soient théoriques ou générales. Savez- vous si certains pays ont conclu à l'efficacité de leurs programmes et si cela a été démontré au moyen d'une analyse quelconque?
M. Wilner : C'est une excellente question. Un des problèmes que nous éprouvons à l'heure actuelle, c'est de mesurer le taux de réussite en matière de déradicalisation. L'Arabie saoudite peut bien dire qu'elle a un taux de réussite de 98 p. 100, mais qu'est-ce cela signifie? Doit-on comprendre que 98 p. 100 des gens ne sont plus des extrémistes ou des terroristes, ou bien que 98 p. 100 d'entre eux se sont réinsérés dans la culture de l'Arabie saoudite? Chaque histoire de réussite doit être prise avec un grain de sel.
Toutefois, il importe surtout de faire la distinction entre la déradicalisation et le désintéressement. Il s'agit de processus semblables, mais les différences sont importantes. La déradicalisation consiste à rejeter l'idéologie et la vision du monde qui permettait de légitimiser la violence politique. Le désintéressement du terrorisme constitue à rejeter la violence, mais pas l'idéologie. Par conséquent, je pense que nous constatons des taux de réussite en matière de désintéressement relativement au terrorisme. Des personnes quittent la prison et ne participent plus, ou bien ne sont plus disposées à participer, à des actes terroristes, mais elles conservent leur idéologie radicale.
Je pense que le Canada devra probablement avoir un débat sur cette question. Est-ce suffisant? Est-ce assez pour le Canada?
Le sénateur Marshall : On peut véritablement diviser la population carcérale en divers éléments : les détenus ordinaires, les tueurs en série, les délinquants sexuels et les terroristes. Lorsqu'il s'agit de la réadaptation d'un tueur en série ou d'un délinquant sexuel, l'expérience nous montre que nous n'avons pas très bien réussi. Existe-t-il des programmes permettant de réadapter certains types de prisonniers? Cela demeure douteux. Nous ne savons pas à l'heure actuelle s'il est possible de réadapter un terroriste, et nous avons beaucoup de chemin à faire.
M. Wilner : Oui, il reste beaucoup de travail à faire. Encore une fois, il s'agit de développer les outils adéquats pour mesurer les taux de réussite des programmes étrangers.
Le Royaume-Uni est en train de mettre en œuvre son propre programme de déradicalisation à petite échelle. Je suppose qu'il comprendra une façon intégrée d'en mesurer le taux de réussite. Il faudra donc rester à l'affût au cours des prochaines années afin de voir comment le Royaume-Uni évalue son programme. On pourrait tirer des leçons générales de ce qui se fait à l'étranger, mais c'est essentiellement en Europe de l'Ouest, en Australie et aux États-Unis que nous pourrons tirer des enseignements pertinents pour nos propres programmes de déradicalisation à petite échelle.
Le sénateur Marshall : Je peux suivre la logique de vos observations, mais une bonne part de ce que vous dites demeure théorique. Est-ce exact?
M. Wilner : Bon nombre des observations sont théoriques, mais les recommandations stratégiques s'inspirent des politiques appliquées par nos alliés. Si la France estime qu'elle a eu du succès en laissant les délinquants terroristes avec la population carcérale générale, c'est quelque chose de mesurable et les Canadiens peuvent en tirer leçon. Si les Pays- Bas, qui ne comptent qu'une demi-douzaine de terroristes issus du pays, les rassemblent dans une aile de la prison, il faut comprendre pourquoi ils agissent ainsi et voir ce que nous pourrions appliquer au Canada.
Le fait est que notre pays est particulièrement bien placé pour apprendre des autres et réfléchir sans tarder à ce problème afin de le tuer dans l'œuf avant qu'il ne devienne majeur.
Le sénateur Marshall : Pensez-vous qu'il faudrait isoler les terroristes lorsqu'ils sont en prison? Vous avez dit qu'un pays a une aile de prison pour tous ses terroristes. Je ne vois pas quelle est la logique qui consiste à les mettre tous dans une aile. Je pense qu'il serait plutôt logique de les maintenir en isolement. Avez-vous des observations là-dessus?
M. Wilner : Cela dépend des cas individuels. Il ne faut pas aller au plus compliqué. Des individus pourraient profiter du fait qu'on les isole des autres et de la population carcérale en général. Certains autres, comme Ali Dirie, qui, comme je l'ai mentionné, essayait de recruter de nouveaux membres, devraient être isolés pendant une période prédéterminée.
Toutefois, les individus qui renoncent au terrorisme — encore une fois, je dois insister sur le fait qu'il y a des personnes qui peuvent renoncer à la violence politique — ne devraient pas être isolés. Ils devraient pouvoir se mêler aux autres pour aider à leur montrer, en leur disant, « Écoute, voici ce que j'ai fait; j'avais tort. Voici pourquoi j'avais tort, et voici pourquoi tu as également tort. » Les détenus apprennent beaucoup dans leurs relations avec leurs congénères.
Le président : Avant que nous passions au sénateur Furey, le sénateur Joyal voulait poser une brève question supplémentaire.
Le sénateur Joyal : Monsieur Wilner, je vous ai écouté attentivement, et je comprends que le Royaume-Uni a un plus grand nombre de détenus terroristes que les Pays-Bas et très certainement que la Suisse. Pourquoi n'avez-vous pas choisi d'aller au Royaume-Uni pour poursuivre vos études, étant donné qu'il s'agit du sujet principal de vos réflexions et de votre recherche? Il me semble que s'il y a un pays où l'on peut tirer davantage de leçons, ce serait le Royaume- Uni. Je ne veux pas dire qu'à partir de la Suisse, vous ne pouvez pas étudier ce qui se passe au Royaume-Uni. Je peux toutefois vous dire que j'ai moi-même étudié au Royaume-Uni, car j'estimais que c'était l'endroit où je pouvais apprendre le plus de choses directement de la source. Pourquoi n'avez-vous pas choisi d'aller au Royaume-Uni pour poursuivre votre étude et vérifier vos hypothèses?
Le président : Avant que vous ne répondiez à cette question, j'aimerais signaler que la décision portant sur l'endroit où l'on fera des recherches postdoctorales est une décision complexe qui comprend toute une série de variables non liées au sujet étudié. Je vais laisser le soin à M. Wilner de répondre à cette question.
Le sénateur Joyal : Je ne voulais pas poser une question trop personnelle.
M. Wilner : Sénateur, si vous pouvez me trouver les subventions nécessaires, je serai très heureux d'aller étudier à Londres.
Le sénateur Joyal : J'avais obtenu une subvention pour aller à Londres.
M. Wilner : Oui, vous avez raison. Je pense que je pourrais faire ma recherche en France, en Espagne, au Royaume- Uni, aux États-Unis ou au Canada.
Il s'agit d'une étude préliminaire. C'est une étude qui tombe à point étant donné que l'on voit l'avènement de nos propres terroristes. La recherche que je vous présente aujourd'hui provient de sources ouvertes. J'ai réalisé des entrevues au téléphone avec d'autres experts pour obtenir leurs conseils. La prochaine étape consiste à réaliser davantage d'entrevues sur le terrain avec d'anciens djihadistes et terroristes. Si je pouvais aller dans les prisons pour ce faire, ce serait merveilleux. Il s'agit d'une étude préliminaire qui pourrait se poursuivre pendant encore une dizaine d'années.
Si vous connaissez des subventions de recherche qui me permettraient de me rendre à Londres pour faire mon travail, ce serait excellent.
Le sénateur Joyal : Nous pourrions peut-être en discuter après la séance du comité aujourd'hui et voir quelle est notre expérience commune à cet égard.
Le sénateur Furey : Merci, monsieur Wilner, d'avoir bien voulu nous parler aujourd'hui. Je suis d'accord avec une bonne partie de ce que vous avez dit. Toutefois, ce que vous proposez nécessite le développement de nouveaux programmes, la formation du personnel, l'accroissement du nombre d'employés et l'isolement des détenus et, en fait, la construction d'autres bâtiments.
Il y a d'énormes coûts qui sont liés à presque tout ce que vous avez mentionné ici aujourd'hui. Est-ce que d'autres pays consentent des investissements considérables pour mettre en œuvre des propositions de la sorte?
M. Wilner : Je pense que oui. Cela dépend de ce qu'on appelle « considérable », mais ils effectuent certainement des investissements, pas forcément pour de nouveaux bâtiments, mais aux fins de nouveaux systèmes carcéraux, de la recherche visant à comprendre la radicalisation qui a lieu dans leur propre cour, et de la formation du personnel de première ligne pour qu'il puisse identifier les cas de radicalisation et faire le nécessaire. Ils impriment notamment des manuels pour les gardiens de prison.
Ce sont des choses que le Canada devrait faire. Il y a bon nombre de mesures que nous pourrions prendre à faible coût d'emblée, étant donné que nous avons une certaine longueur d'avance et que nous sommes en bonne position pour agir. Nous sommes au fait du phénomène de la radicalisation dans les prisons. Le Service correctionnel du Canada a déjà abordé ce problème. Il dispose d'agents de liaison auprès du SCRS pour faire des recherches sur ce sujet. Il s'agit simplement de cibler davantage nos énergies, d'investir d'autres ressources et d'établir un plan.
Le sénateur Furey : Ma deuxième question est assez semblable à celle du sénateur Marshall. Vous avez dit que la radicalisation au Canada est différente de celle qui a lieu au Royaume-Uni, en France, et aux États-Unis. Vous avez dit que pour mieux comprendre la radicalisation au Canada, nous devrions établir un groupe de travail.
Pouvez-vous nous donner des exemples de similitudes entre la radicalisation qui se produit au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis ainsi que certaines différences?
M. Wilner : Parmi les Canadiens que nous avons incarcérés, bon nombre disent qu'ils ont agi parce qu'ils sont en colère contre notre politique étrangère. Leur point de vue pourrait s'exprimer ainsi : « Quittez l'Afghanistan! ». C'est un fil conducteur que l'on retrouve dans divers pays, qu'il s'agisse de quitter l'Afghanistan, l'Irak ou peu importe. Voilà une des similitudes.
Il y a également des enjeux mondiaux qui entrent en ligne de compte. Les terroristes islamistes se présentent et se considèrent comme étant de bons musulmans. On peut retrouver cela dans tous les cas.
Une des différences, par contre, c'est que je pense que les extrémistes canadiens ont beaucoup moins de sympathie dans la collectivité en général. Même s'il y a quelques problèmes, disons, au sein des universités, il n'y a pas de foyer de pensée radicale dans les universités canadiennes, contrairement aux universités du Royaume-Unis ou de la France.
Voilà les similitudes et les différences. Un groupe de travail axé sur l'université pourrait réunir des universitaires, des décideurs et des leaders communautaires afin qu'ils établissent une description générale. À ce que je sache, la GRC et d'autres organismes ont publié de petits documents illustrant la radicalisation au Canada, mais nous avons besoin de rapports plus substantiels et plus approfondis sur le sujet.
Le sénateur Wallin : Vous dites toujours que la politique étrangère est à la source de ce problème. Toutefois, les États-Unis n'étaient pas en Irak ni en Afghanistan lorsque les tours jumelles se sont effondrées. Je pense à l'explosion d'Air India et à d'autres attentats terroristes antérieurs.
Pensez-vous vraiment que ces personnes sont toutes motivées par des événements particuliers relevant de la politique étrangère?
M. Wilner : Non, je ne le pense pas. Je pense que les événements liés à la politique étrangère sont un des précurseurs ou un des aspects de la radicalisation. Ces personnes disent qu'elles sont motivées par de tels événements. Je crois que vous avez raison.
Par exemple, en ce qui a trait à l'invasion de l'Irak en 2003, un certain nombre de pays ont condamné cette invasion haut et fort — le Canada, la France, la Belgique et l'Allemagne — néanmoins, ces pays ont néanmoins été attaqués bien après que la guerre en Irak ait eu lieu. Les pays qui se sont joints aux États-Unis, comme l'Espagne et l'Australie, pour retirer leurs troupes par la suite, ont tout de même été victimes d'attaques. Un certain nombre de pays qui sont allés combattre en Irak et qui y sont restés — la Hongrie, la Roumanie et d'autres — n'ont pas été attaqués. C'est une relation complexe. Néanmoins, la politique étrangère semble être une sorte de précurseur.
Le sénateur Furey : Pour poursuivre dans la foulée du sénateur Wallin, je sais que ça s'est déroulé quelques années auparavant, mais est-ce que la guerre du Golfe aurait eu une incidence selon vous?
M. Wilner : Je pense que oui, et je dirais aussi qu'il en est de même pour la guerre en Bosnie. Je ne suis pas un expert sur ce qui motive les djihadistes, mais je pense qu'ils ont une vision élargie de l'histoire. Osama bin Laden, par exemple, remonte à de nombreuses générations, voire des millénaires, pour justifier ses actions. Les leçons de la guerre du Golfe peuvent constituer un des facteurs, et il y en a certainement d'autres. Maintenant, l'accent est sur l'Afghanistan, tandis qu'il y a quelques années, il était sur l'Irak.
Le président : Supposons qu'un jeune de 19 ou 20 ans est arrêté à la suite d'une bagarre dans un bar et que quelqu'un est tué; il s'agit peut-être d'homicide involontaire. Son cas suit le cours normal de la justice et il est détenu parmi la population carcérale générale. Il rencontre des pommes pourries — et c'est ce qu'on retrouve habituellement dans la population carcérale — qui clament quotidiennement leur innocence, parce que c'est ce que ces gens-là font d'emblée. Ils n'ont pas de justification politique pour expliquer leur incarcération. Ils ne souscrivent pas à une cause plus vaste et ne contribuent pas à l'élaboration d'un empire islamique mondial. Ils ont tout simplement commis un crime.
Nous savons que, plus souvent qu'autrement, ce jeune homme a vécu dans des situations difficiles. Il est trouvé coupable par un tribunal et par la suite, il est libéré de prison après y avoir établi un réseau et acquis certaines compétences qui sont considérablement plus vastes que celles qu'il avait lorsqu'il a initialement été incarcéré.
Notre système carcéral est préoccupé par ces effets depuis longtemps. La société John Howard et d'autres ont travaillé fort à cet égard; les travailleurs sociaux du système carcéral sont également sollicités à plein régime; et les résultats sont, dans le meilleur des cas, mitigés. La question que vous soulevez se situe, en quelque sorte, à un tout autre niveau de complexité par rapport à ce paradigme.
Qu'est-ce qui vous laisse croire que, avec les meilleurs efforts possible et les meilleures intentions du monde et même avec des budgets illimités — et ces trois éléments ne sont pas toujours en place — notre système carcéral pourrait faire face à ce niveau élevé de complexité avec plus d'efficacité qu'il ne le fait à l'heure actuelle à l'égard d'un problème de récidive à long terme lié aux réseaux et aux relations qui sont tissées lorsque de jeunes gens d'un âge vulnérable se retrouvent à être les invités de Sa Majesté dans un centre d'incarcération pour détenus aguerris.
Pourquoi avez-vous confiance? La question fait suite à celle que le sénateur Jaffer a posée. Sur quoi vous fondez- vous pour affirmer que les pouvoirs publics, avec leurs bonnes intentions, peuvent véritablement ériger un système qui pourrait changer les choses dans ces circonstances difficiles?
M. Wilner : Le terrorisme n'est pas un phénomène permanent. Il arrive que les gens arrêtent d'organiser des activités terroristes et d'y participer. On en a fait la preuve avec les autres types de terrorisme. Le mouvement s'estompe avec le temps, et malgré la montée du terrorisme islamique, celui-ci ne devrait pas faire exception. Certains prétendent même qu'il est en déclin, mais on ne peut pas en être certain.
Cependant, pour le Canada, le pire serait de ne rien faire. On se dirige vers une catastrophe si on ne fait rien pour se préparer à l'arrivée massive des prisonniers et des terroristes islamistes. Réussira-t-on à tous coups? Probablement pas, mais rien ne nous empêche d'essayer.
Le sénateur Joyal : Monsieur Wilner, j'aimerais revenir à la question de la motivation. Vous avez évoqué la colère éprouvée face à la politique étrangère, le retrait de l'Irak, et cetera. J'aimerais vous faire une proposition et savoir ce que vous en pensez.
Je crois qu'Al-Qaïda et tous les extrémistes militent pour des réactions violentes face à la société occidentale et profitent de toutes les occasions pour engager un nouveau soldat.
Au cours du week-end, je me suis renseigné sur les incidents en Norvège. On allègue que les incidents ont été déclenchés par les caricatures de Mahomet, qui ont été publiées après l'invasion de l'Irak, la guerre en Afghanistan et les événements du 11 septembre. Cependant, c'était devenu un prétexte pour quiconque voulait exprimer sa colère contre la société occidentale. D'autres scénarios pourraient se matérialiser dans l'avenir, ce qui attiserait encore une fois la colère des gens.
Il faut reconnaître que les partisans de la violence contre la société occidentale profitent des médias internationaux. Ils disposent d'une plateforme internationale pour communiquer grâce aux nouveaux médias. On invente n'importe quel prétexte pour endoctriner les soldats. C'est une situation qui est là pour rester et avec laquelle la société doit composer.
À mon avis, il faut voir au-delà du contexte actuel, car le débat va évoluer au cours des prochaines années. On ne peut savoir quand la guerre en Afghanistan va prendre fin ou quand les Irakiens seront maîtres chez eux, sans compter qu'on ne peut régler la question du 11 septembre. Je pense que la donne va changer dans les années à venir, parce que nous sommes face à une guerre contre la société occidentale et ses valeurs. Il faudra composer avec tout incident qui sera perçu comme une insulte contre l'Islam, ce qui ne cadre pas, soit dit au passage, avec le Coran. C'est un élément important de la nouvelle dynamique, qui va bien au-delà du 11 septembre ou de l'Afghanistan.
Pourriez-vous commenter? Est-ce que je me trompe ou pensez-vous que c'est juste?
M. Wilner : Je crois que vous avez raison. Les jihadistes sont constamment à la recherche de prétextes, que ce soit des engagements à l'égard d'autres pays ou des actes d'humiliation, comme les caricatures de Mahomet. On s'insurge maintenant contre les attaques des drones au Pakistan et ailleurs. Vous avez raison : les extrémistes sont constamment à la recherche de prétextes pour faciliter la radicalisation et promouvoir leur cause.
Encore une fois, la recherche nous montre que le terrorisme s'estompe. Bien que cela puisse prendre des décennies, les mouvements radicaux finissent par s'essouffler. La diplomatie, c'est bien, mais il se peut qu'on doive employer la méthode forte, et je crois que nous le faisons dans certaines régions. Avec la bonne combinaison, je pense qu'on peut l'emporter.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir à vos remarques précédentes.
Avez-vous pu présenter vos propositions ou votre travail au SCRS, au ministère de la Sécurité publique ou au Service correctionnel du Canada? Ont-ils manifesté de l'intérêt ou devrions-nous recommander nous-mêmes qu'on change notre façon de faire? En d'autres termes, s'intéressent-ils à votre approche?
M. Wilner : En août, j'ai présenté les résultats préliminaires de ma recherche au SCRS. On m'a invité, et j'ai parlé à la fois de la radicalisation dans les prisons et des façons de dissuader le terrorisme. Ont assisté à la réunion des représentants du Service correctionnel du Canada, le SCC, qui étaient en lien avec le SCRS. Ils se sont montrés vivement intéressés. À mon avis, ils ont besoin qu'on effectue de la recherche sur le terrain. Je leur ai offert des sources ouvertes qu'ils avaient déjà. J'aurais peut-être pu présenter des idées, des exemples et des enseignements différents, mais, selon moi, ils s'intéressent certainement à ces questions.
Le sénateur Joyal : Pensez-vous qu'ils vont passer de la parole aux actes ou est-ce par courtoisie qu'ils se sont montré intéressés? Je suis désolé, mais si nous voulons prendre des mesures concrètes, il faut qu'on sache quoi faire exactement.
M. Wilner : Parmi le nombre limité de personnes que j'ai rencontrées, je pense que les représentants du SCRS s'y intéressaient véritablement. La radicalisation dans les prisons les inquiète vivement. Ils essaient de tirer la sonnette d'alarme — c'est l'expression qu'ils ont employée — pour attirer l'attention sur cette question.
Le représentant du SCC a dit avoir besoin d'aide, puisqu'il est le seul à faire de la recherche dans ce domaine. C'est le message qu'il a voulu transmettre.
Je pense que les gens sont conscientisés et que ce rapport arrive à un moment opportun. Il a attiré l'attention des médias, et je suis sûr que le ministère de la Défense nationale et la GRC en sont au courant. Je crois que c'est une question à l'ordre du jour.
Le sénateur Jaffer : J'aimerais vous poser une question sur la radicalisation. Je siège au Comité de l'antiterrorisme depuis ses débuts, et je n'ai jamais entendu dire que la radicalisation était peut-être moins importante au Canada, comme vous nous l'avez dit, en raison de la grosseur de la communauté chiite. Je ne sais pas s'il s'agit du nombre absolu de chiites ou de la proportion de la communauté, mais c'est la première fois que j'entends une telle observation.
Ne pensez-vous pas que la radicalisation est moins prononcée au Canada qu'en Europe parce que nous avons de meilleures méthodes d'intégration? On peut devenir citoyen canadien après trois ans, alors qu'en Suisse il faut attendre 15 ans au bas mot.
M. Wilner : Je crois que vous avez raison. Je ne serai jamais Suisse, et on ne m'invitera jamais à le devenir. Je n'y vois pas d'inconvénient. Je crois que c'est effectivement beaucoup plus facile de devenir citoyen canadien. Je ne sais pas si les autres pays nous regardent d'un œil bienveillant pour cela, mais les immigrants s'intègrent bel et bien plus facilement au Canada. C'est une différence importante, mais il faudra inviter un expert du multiculturalisme pour vous en parler en détail.
Être un étranger en Europe ou au Canada, c'est le jour et la nuit. Les systèmes politiques ne sont tout simplement pas les mêmes vu les différences historiques. Donc oui, c'est le jour et la nuit.
Le président : Monsieur Wilner, au nom de tous les sénateurs, j'aimerais vous remercier de votre présence et de votre concours. Quand vous aurez terminé votre postdoctorat, j'espère que vous pourrez revenir au Canada pour contribuer à nouveau à notre acuité intellectuelle. Nous vous en serions profondément reconnaissants.
Honorables sénateurs, je suis très heureux de vous présenter notre second témoin. Le professeur Kent Roach, qui a déjà comparu devant notre comité, est titulaire de la Chaire Prichard-Wilson de droit et politique publique à la Faculté de droit de l'Université de Toronto. Il occupe également des postes dans les départements de criminologie et de science politique. Un membre de la Société royale du Canada, il est diplômé de l'Université de Toronto et de Yale. Le professeur Roach a également été l'adjoint judiciaire de la juge Bertha Wilson de la Cour suprême du Canada.
Spécialiste du droit et des politiques antiterroristes, il est coéditeur de The Security of Freedom : Essays on Canada's Anti- Terrorism Bill, 2001, et de Global Anti-Terrorism Law and Policy, 2005. Le professeur Roach a également siégé au comité consultatif de recherche pendant la commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Il a été directeur des recherches juridiques durant la commission d'enquête relative aux mesures d'investigation prises à la suite de l'attentat à la bombe sur le vol Air India 182. À l'heure actuelle, le professeur Roach mène des études comparatives sur les dénis de justice, les examens judiciaires et le droit et les politiques antiterroristes.
Docteur Roach, nous vous serions reconnaissants de prononcer votre déclaration liminaire et, par la suite, de répondre aux questions de mes collègues. Je vous souhaite la bienvenue au comité. À vous la parole.
Kent Roach, titulaire de la Chaire Prichard-Wilson de droit et politique publique, Faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. C'est un honneur d'être parmi vous encore une fois.
J'aimerais commencer par vous dire que le terrorisme intérieur dont nous avons été témoins dans les cas Khawaja et Namouth ainsi qu'à Toronto constitue une grave menace pour la sécurité du Canada. Comme nous le savons tous, le Canada a déjà dû faire face à des cas de terrorisme intérieur, notamment dans le cas des attentats tragiques contre le vol Air India. Bien que nous devions surveiller de près le terrorisme intérieur, il faut reconnaître la différence fondamentale entre les croyances radicales ou extrémistes et des actes criminels en appui à une violence terroriste.
Nous devons veiller à ne pas, en les associant au terrorisme, stigmatiser certaines religions ou sectes faisant partie de religions, et ce, pour des raisons de principe et des raisons pragmatiques. Une société libre et démocratique comme la nôtre peut bien entendu tolérer un éventail de points de vue, y compris ceux qui nous dérangent. On ne peut se permettre de laisser planer le doute sur une collectivité supposément suspecte. Des musulmans canadiens, y compris ceux qu'on associe avec un soi-disant extrémisme musulman, ont joué un rôle important dans les poursuites à Toronto, largement couronnées de succès, en obtenant des preuves importantes. L'enquête Air India a montré qu'il était dangereux de traiter les informateurs au sein de petits groupes, voire des groupes radicaux, comme s'ils étaient des criminels.
En réponse à la résolution 1624 du Conseil de sécurité des Nations Unies, le Canada a décidé de ne pas ériger en infraction la glorification du terrorisme, et je l'en félicite. Le code pénal actuel, relativement à propagande haineuse, devrait nous permettre d'intervenir face à des propos extrémistes malveillants. J'ajoute toutefois du même souffle que les représentants élus et les médias devraient dénoncer sans ambages les propos haineux ou extrémistes ou les propos qui légitiment la violence. Parfois, des propos extrémistes méritent des enquêtes ou une surveillance plus serrée.
À mon avis, la lutte contre le terrorisme et le terrorisme intérieur en particulier est en partie une confrontation d'idées. De 2001 à 2003, le Canada a délivré cinq certificats de sécurité pour détenir des hommes suspectés d'être impliqués dans des activités terroristes d'Al-Qaïda. Comme vous le savez — et je sais que la décision Harkat a peut-être changé les choses —, on a souvent contesté, avec succès, l'utilisation de preuves secrètes et l'élimination de renseignements par le SCRS.
J'aimerais vous inviter à étudier la question de la sécurité et des certificats de sécurité d'un autre œil. Dans un discours prononcé en octobre 2009, Richard Fadden, le directeur du SCRS a déclaré que :
[...] Le partenariat flou entre les ONG à but unique, les journalistes qui défendent les présumés terroristes et les avocats qui jouent le rôle de conseiller en relations publiques a fait en sorte, dans une certaine mesure, que les personnes accusées d'avoir des liens terroristes ou de commettre des actes terroristes soient représentées sous un jour favorable.
Je ne souscris pas aux remarques franches du directeur Fadden. À mon avis, toute évaluation objective du débat de la société civile ou dans les médias révèle qu'on éprouve de la compassion à l'égard de ceux qui ont été détenus en vertu d'un certificat de sécurité. Ils ont été incarcérés sur la base de preuves secrètes et parfois erronées produites par son agence ou par des Canadiens torturés à l'étranger. Des agences canadiennes jouent parfois un rôle indirect dans ces tortures. Le public n'éprouve pas de compassion à l'endroit de ceux qui ont été reconnus coupables d'infractions terroristes.
Selon moi, les certificats de sécurité n'ont pas réussi à contrer le terrorisme. Ils se sont traduits par des détentions à durée indéterminée, à défaut de quoi les détenus sont éventuellement déportés dans des pays où ils peuvent être torturés. Je sais que je me prononce contre l'éditorial du Globe and Mail d'aujourd'hui, mais c'est comme ça. Ceux qui ont été visés par des certificats de sécurité, surtout avant l'introduction des avocats spéciaux, sont les martyrs d'un processus injuste. Les trois certificats de sécurité encore en vigueur pourraient faire plus de mal que de bien, à la fois pour les droits de la personne et pour la confiance du public à l'égard des mesures prises par le gouvernement. J'exhorterais le comité à conseiller au gouvernement d'élaborer une stratégie pour s'extirper de ce bourbier.
On ne peut utiliser les lois sur l'immigration pour contrer le terrorisme. C'est fondamentalement erroné parce que les lois sur l'immigration ne peuvent viser des citoyens qui se préparent à mener des activités terroristes. En plus, cette pratique détourne notre attention de réformes fondamentales telles que celles proposées par le juge Major après l'enquête sur le vol Air India. Ces réformes avaient pour objectif d'améliorer la capacité de notre système de justice criminelle à réagir face à des menaces terroristes. Peu importe les motifs justifiant la délivrance de certificats entre 2001 et 2003, l'année 2010 touche à sa fin et j'encourage le gouvernement a élaboré une stratégie plus viable.
J'ai bon espoir que les Canadiens, y compris ceux qui ont critiqué les mesures prises par le passé, accepteront que les conspirateurs de violence terroriste soient punis et dénoncés après la déclaration de culpabilité. L'un des effets indésirables d'interdiction de publications fréquentes, surtout lors des poursuites à Toronto, c'est que les Canadiens ne pourront pas consulter les preuves admises par les juges et les jurys pendant les procès. Il serait utile que le ministère de la Justice ou le directeur des procureurs de la Couronne produisent un rapport factuel sur les dernières poursuites contre le terrorisme au Canada. J'aimerais également souligner que, sur le site Web du SCRS, la dernière publication sur le terrorisme remonte à l'an 2000.
Je m'inquiète des propos du directeur Fadden. Ces propos reflètent la mentalité qui existe aux plus hauts échelons de nos agences de sécurité. On perçoit les avocats, les ONG, les organismes examinateurs, les enquêtes publiques et les tribunaux comme des ennemis de la sécurité.
Le gouvernement a mis quatre ans pour répondre aux recommandations de la partie 2 du rapport produit par le juge O'Connor à la suite de la Commission Arar. À mon avis, cette réponse, qui a pris la forme du projet de loi C-38, ne reflète pas du tout les recommandations du juge O'Connor. En fait, c'est le meilleur moyen pour créer des conflits, des retards et des litiges sur le pouvoir de la Commission des plaintes du public contre la GRC de consulter des documents que la GRC estime secrets. On rejette la recommandation du juge O'Connor selon laquelle la commission devrait pouvoir obtenir de l'information secrète tout comme le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le CSARS, et que le mandat du CSARS devrait être élargi.
Le juge O'Connor a recommandé un examen approfondi du bien-fondé des activités de sécurité nationale, tandis que le juge Major a proposé un examen de l'efficacité de ces activités. Ces exercices ne devraient pas être perçus comme une entrave aux efforts déployés par nos agences pour essayer de prévenir le terrorisme. Au contraire, ces examens sont essentiels pour maintenir la confiance du public et veiller à ce que des améliorations soient apportées au besoin. À mon avis, des examens efficaces représentent l'un des meilleurs moyens pour éviter d'autres cas comme ceux d'Air India ou de Maher Arar.
Finalement, je demanderais au comité d'exhorter le gouvernement de se pencher sur la politique de sécurité nationale de 2004. À la base, c'est une politique solide, fondée sur une approche multirisque et la nécessité de faire des examens et d'assurer une certaine coordination. L'ouragan Katrina et les récents incendies en Israël nous montrent que le terrorisme n'est pas la seule menace pour la sécurité.
J'aimerais souligner que le gouvernement n'a pas produit un rapport d'étape sur la politique de sécurité nationale de 2004 depuis 2005, soit il y a cinq ans. Une stratégie sur la sécurité nationale ne peut être efficace que si le gouvernement s'engage à l'évaluer en fonction de la stratégie globale.
La Table ronde transculturelle sur la sécurité est l'un des aspects novateurs de la politique de 2004. Le ministère de la Sécurité publique affiche de l'information sur les nombreuses réunions de cette table ronde, mais je dois vous dire que c'est un forum qui a omis d'assumer une présence active. C'est malheureux, car il est nécessaire d'avoir un lien efficace entre le gouvernement et les diverses communautés canadiennes sur les questions de sécurité. Il est important que le dialogue soit authentique. Le gouvernement doit pouvoir transmettre de l'information, mais aussi prendre note des perceptions et des doléances qui existent dans certains groupes. Je ne suis pas convaincu que la table ronde soit à la hauteur de son mandat, mais je suis persuadé que c'est une entreprise qui mérite d'être poursuivie. J'espère que ma déclaration liminaire vous a été utile, et je suis maintenant disposé à répondre à vos questions.
Le président : Monsieur Roach, merci beaucoup de votre déclaration liminaire.
Vous avez souvent fait allusion aux activités recommandées par le juge O'Connor, je crois. Nos alliés, l'Australie, le Royaume-Uni, les États-Unis, la France et les Pays-Bas, pour n'en citer que quelques-uns, disposent d'un mécanisme appelé surveillance législative. Il arrive que des législateurs qui ont une habilitation de sécurité y participent. Au Pays- Bas, les participants n'ont pas d'habilitation de sécurité, mais les réunions sont confidentielles et des législateurs principaux et le ministre sont présents.
Différentes personnes d'un peu partout dans le monde ont fait valoir l'utilité d'un tel mécanisme dans l'exercice de leurs fonctions, car quand la situation se corse et qu'il y a une réelle menace pour la sécurité nationale, on peut s'adresser à cet organe, plutôt qu'à un fonctionnaire du Bureau du Conseil privé, qui n'a pas de responsabilité officielle directe à cet égard.
Dois-je déduire de votre exposé que vous avez un parti pris, sans doute pour de bonnes raisons, pour des examens par rapport à une surveillance législative?
M. Roach : Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire les deux. Évidemment, la Commission Arar s'est centrée sur les examens réalisés par le CSARS et par la Commission des plaintes du public contre la GRC. Il peut être avantageux d'avoir un organe indépendant qui puisse mener des vérifications à intervalles réguliers.
Je ne m'oppose pas à l'examen législatif auquel vous faites allusion. Il est regrettable que nos parlementaires ne considèrent pas l'information secrète de la même façon que le CSARS ou les enquêtes publiques. Je ne m'oppose pas du tout à l'idée selon laquelle un comité parlementaire étudierait de l'information secrète. Vu que le CSARS exige que les gens soient membres du Conseil privé, je ne crois pas que ce soit insurmontable du point de vue juridique. Bien que l'information secrète ne puisse pas être rendue publique, cette façon de faire pourrait enrichir le débat.
Vous avez proposé que les agences fassent appel à la surveillance législative dans des situations délicates. Je ne suis pas sûr que j'y donnerais mon accord, vu les principes de responsabilité ministérielle. Aux États-Unis, par exemple, quand on a appris que le président Bush avait autorisé l'écoute électronique des Américains, en violation de la loi, il se révèle que certains députés en étaient au courant. Ils ne pouvaient rien faire et, bien entendu, ces activités étaient secrètes. Quand je considère les développements au sud de la frontière, je suis assez fier de la réaction canadienne. Nous avons adopté des mesures législatives sur cette question dans la Loi antiterroriste de 2001 et nous avons établi un organe de surveillance qui produit des rapports à intervalles réguliers sur l'Agence de sécurité des télécommunications.
Monsieur le président, je sais que j'ai pris quelques tangentes. Pour résumer, je ne m'oppose pas à l'idée selon laquelle les parlementaires pourraient consulter de l'information secrète. En fait, je trouve regrettable que ce ne soit pas le cas, mais il faut veiller à ne pas embrouiller les principes de responsabilité ministérielle. On ne voudrait pas que nos parlementaires soient au courant d'activités répréhensibles, mais qu'ils ne puissent agir puisqu'ils ont les mains liées.
Le président : Merci de votre réponse, monsieur. J'aurais une question sur les ordonnances de contrôle, mais je vais attendre le deuxième tour.
Le sénateur Joyal : Monsieur Roach, heureux de vous revoir. J'aimerais revenir à notre approche générale sur le terrorisme. Si je me fie aux déclarations faites par M. Fadden au cours du dernier mois, on laisse entendre que les tribunaux entravent les activités du SCRS et les mesures antiterrorisme.
Maintenant que le rapport sur Air India a été produit, nous attendons le plan d'action du gouvernement. Dans ce rapport, on préconisait la nomination d'un conseiller à la sécurité nationale, qui nous aurait permis de mieux gérer notre responsabilité. Notre comité, devant lequel vous avez comparu au fil des ans, a recommandé des rôles précis pour les parlementaires. Nous avons failli réussir, mais malheureusement le calendrier politique a mis ces recommandations en veilleuse. D'autres recommandations sont également en attente de décision.
Au sein de toutes ces agences — la GRC, le SCRS, Sécurité publique Canada —, on a l'impression qu'on débat de la responsabilité ministérielle, c'est le terme employé par le président, et qu'on n'a pas encore défini la structure de gestion ni le niveau de responsabilités.
Si quelque chose survenait au pays et nous faisait réfléchir à la façon dont nous avons réagi, nous lancerions sans doute une nouvelle enquête sur les attentats du 11 septembre 2001; responsabilité diffuse, beaucoup de zones grises et beaucoup de principes dont on débat encore. On a vu le jugement rendu par le tribunal la semaine dernière — qui fait l'objet d'un appel, si bien que je m'abstiendrai de le commenter —, mais il reste que les choses ne sont toujours pas très claires.
À l'instar d'autres universitaires, vous avez formulé des recommandations au fil des ans, mais nous ne semblons pas avoir réussi à structurer tous ces éléments de manière à définir une approche cohérente de gestion des politiques.
Est-ce que je fais erreur? Que devrions-nous faire pour commencer à élaborer la politique gouvernementale qu'il nous faut en 2011, 10 ans après l'évènement qui a déclenché les mesures dont nous discutons aujourd'hui?
Quelle est votre lecture de la situation? Je sais que vous suivez ce dossier de très près. Suis-je complètement à côté de la plaque? Je ne suis pas un expert, mais je ne vois toujours pas la logique de ce système.
M. Roach : Je suis d'accord avec vous, sénateur. Ayant eu l'honneur de siéger à quelques commissions, j'ai pu constater que les choses progressent très lentement à Ottawa. Je n'en ai pas la certitude, mais j'ai l'impression que certaines des principales recommandations du juge O'Connor relativement à l'affaire Arar, et celles du juge Major relativement à la tragédie d'Air India, se sont heurtées à une certaine résistance. Comme je le disais tout à l'heure, les plus importantes recommandations issues de ces deux commissions d'enquête portaient sur l'examen, le contrôle et les responsabilités — justement le sujet que vous évoquiez.
Le Plan d'action de la Commission d'enquête sur l'affaire Air India est muet sur la nomination d'un conseiller en sécurité nationale. J'exprime mon avis en tant qu'universitaire; je ne parle pas au nom du juge Major. Dans son rapport, le juge Major déclare que nous avons confié deux tâches différentes au SCRS et à la GRC. Le premier est un organisme de renseignements, tandis que le deuxième est un organisme de prévention et de répression du crime. Malgré tous les efforts qu'ils déploient et toute leur bonne volonté, ils ne pourront éviter les conflits, parce qu'on leur a confié des mandats incompatibles. D'après le juge Major, il n'y a qu'une façon de régler le problème, et c'est de porter l'affaire à l'échelon le plus haut en permettant au premier ministre, par l'entremise de son conseiller en sécurité nationale, de régler les conflits entre ces deux organismes.
Ce qui me déçoit le plus, c'est tout d'abord que le Plan d'action de la Commission d'enquête sur l'affaire Air India ne traite pas de cette question, ni de la modification de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Si le juge Major a recommandé la nomination d'un conseiller en sécurité nationale, c'est essentiellement parce qu'il a conclu que le SCRS ne devait plus avoir le pouvoir discrétionnaire de garder pour lui des renseignements pertinents; cela ne veut pas dire qu'il doive toujours transmettre les renseignements à la GRC et privilégier la divulgation. Il s'agit plutôt de renvoyer les affaires épineuses à un conseiller en sécurité nationale.
Par ailleurs, je sais que certains, notamment le regretté M. Hooper, ont jugé qu'il pouvait y avoir un conflit entre les deux enquêtes. Ayant collaboré aux deux, je trouve forcément qu'elles sont cohérentes. Toutefois, le juge O'Connor a aussi recommandé l'adoption d'un principe fondamental : comme les questions de sécurité et de terrorisme supposent, avec raison, la participation de l'ensemble du gouvernement, il faut élargir l'examen parallèlement à l'intensification et à l'intégration des efforts de sécurité nationale.
Malheureusement, le gouvernement ne semble pas avoir accepté ces deux recommandations. La seule explication à laquelle j'en arrive, c'est que les organismes n'ont pas intérêt à sanctionner ce genre d'examen. Ils ne veulent pas que le CSARS puisse examiner le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ou le CANAFE — le Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada — et ils ne veulent pas qu'un conseiller en sécurité nationale joue un rôle plus direct et plus concret. Connaissant le fonctionnement des organismes et des administrations publiques, je comprends cette attitude, mais j'estime qu'elle ne va pas dans le sens de l'intérêt public.
Le président : Notre comité a entendu le témoignage de trois corps policiers dotés d'un service d'enquêtes antiterroristes, soit ceux de Montréal, de Vancouver et de Toronto. Tous se sont dits favorables à la nomination d'un conseiller en sécurité nationale qui aurait le pouvoir légal d'obliger les organismes à communiquer rapidement de l'information. Même nos amis du Québec appuyaient cette idée.
Même si la police appuie cette proposition et que deux commissions royales d'enquête ont formulé essentiellement les mêmes recommandations, et même si j'imagine que les élus et leurs conseillers seraient sans doute favorables à ce qu'une personne soit dotée d'une capacité stratégique cohérente à cet égard, ce qui nous empêche d'avancer dans cette direction, c'est la volonté des bureaucrates de se protéger eux-mêmes avant tout et leur liberté d'agir? Est-ce bien votre position, d'après votre expérience dans ce genre de dossiers?
M. Roach : Oui, c'est mon avis. En toute justice, l'attitude du gouvernement peut être motivée par la crainte que ce conseiller en sécurité nationale ne court-circuite les pouvoirs du ministre de la Sécurité publique. Cela transparaît dans la réaction du gouvernement face au plan d'action de la commission sur l'affaire Air India.
Certains font valoir que c'est le ministre de la Sécurité publique qui devrait régler ce genre de différends, particulièrement ceux qui opposent la GRC et le SCRS. Toutefois, le rapport du juge Major repose sur l'idée que la sécurité nationale est une question si importante qu'elle devrait en dernière instance relever du premier ministre. Voilà pourquoi le conseiller en sécurité nationale relèverait directement du premier ministre.
Il est très important de reconnaître l'existence de ce facteur. On ne va pas inventer une nouvelle bureaucratie ou créer un nouvel organisme. Ce rôle incombera au conseiller en sécurité nationale du premier ministre, qui existe déjà, au sein du Conseil privé.
Outre cette tendance bureaucratique à l'inertie, le meilleur argument que j'ai entendu contre la nomination d'un conseiller en sécurité nationale a trait à la responsabilité ministérielle. Néanmoins, compte tenu de l'importance de la sécurité nationale et du fait que le Bureau du Conseil privé intervienne dans ce genre d'affaires, cet argument ne me semble pas convaincant.
Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur cet aspect. Je pense qu'il existe à l'heure actuelle une certaine méfiance entre ces deux organismes. Il y a encore des chasses gardées, même si les représentants des deux organismes ont comparu devant nous et semblaient entretenir des rapports harmonieux. Nous savons toutefois que dans la pratique, dans leurs activités opérationnelles courantes, leurs rapports ne sont peut-être pas aussi heureux qu'ils l'ont prétendu.
Par ailleurs, comme vous l'avez signalé dans votre déclaration aux pages 2 et 3, l'intervention des tribunaux semble susciter certaines réserves. Vous étiez là dès le début, au moment où nous avons proposé l'idée d'un avocat spécial. Vous vous rappellerez des discussions qui ont eu lieu à l'époque et jusqu'où cela nous a menés aujourd'hui.
Il y a aussi un autre élément. Connaissant la culture au sein des agences responsables de la sécurité, il y a une vue de l'esprit selon laquelle on croit que le ministre pourra quotidiennement jouer à l'arbitre entre les différentes agences, afin de déterminer si elles doivent communiquer tel ou tel renseignement concernant une enquête.
À mon avis, un ministre ne doit pas intervenir dans la gestion d'une enquête. C'est ainsi que je vois les choses et j'en suis fermement convaincu. Croyez-moi, en tant que ministre, je me sentirais beaucoup plus à l'aise si j'avais un conseiller en matière de sécurité nationale qui faisait cela quotidiennement et qui me présentait un rapport à la fin, plutôt que d'être moi-même arbitre dans toutes les discussions et tous les échanges de renseignements.
À mon avis, c'est une façon de cacher la politique avec un petit « p » derrière le rideau en disant que ces questions relèvent de la responsabilité ministérielle. Si vous avez lu le rapport Gomery — je suis sûr que vous l'avez fait — en ce qui concerne le principe de la responsabilité ministérielle, s'il y a une chose que nous avons apprise de ce rapport, c'est bien cela.
Il existe toujours dans le système un élément général de méfiance au sujet de la primauté du droit et de qui est responsable. Ultimement, le ministre est responsable devant le Parlement. Pour que le Parlement puisse s'acquitter de cette responsabilité comme il se doit, il doit pouvoir compter sur un comité parlementaire dont la structure lui permet entièrement de faire le travail — assermenté en ce qui a trait à la confidentialité et tout le reste.
Après 10 ans, nous tentons toujours de nous y retrouver. Il faudra sans doute une autre commission royale ou une autre enquête présidée par un autre juge pour finalement en arriver à la même conclusion.
Nous avons lu les recommandations contenues dans ces rapports des commissions d'enquête et nous y avons réfléchi, et, en tant que sénateurs, nous avons vu le train passer et on revient constamment au même principe fondamental. Croyez-vous qu'il y a pour nous une façon de nous sortir de cette impasse? Il semble qu'à ce moment-ci, nous soyons revenus au point où nous en étions auparavant.
M. Roach : Je pense que nous ne pouvons pas attendre une autre enquête. Nous devons faire le travail difficile maintenant, et vraiment digérer toutes les enquêtes qui ont été menées.
Vous parlez de la méfiance. Je suis d'accord avec cela, mais j'ajouterais qu'il ne faut pas s'attendre à ce que le SCRS ou la GRC surmonte un tel obstacle psychologique. Cela est inhérent à leur mandat. À certains égards, ils devraient effectivement se méfier l'un de l'autre pour bien faire leur travail.
Par exemple, on a une source humaine. Le SCRS veut garder cette source et la tenir toujours secrète. La GRC regarde aussi cette source humaine et dit : « Nous avons besoin de preuves, et si cela doit être la source, eh bien, qu'il en soit ainsi. » Les individus ne pourront pas venir à bout de cette méfiance. C'est quelque chose qui doit être résolu par les institutions — spécifiquement, une institution de règlement des différends.
Enfin, en ce qui concerne la primauté du droit, en toute équité à l'égard du SCRS — et les certificats de sécurité l'ont fait dans une large mesure — cet organisme a subi ce que le directeur Judd a appelé une « judiciarisation du renseignement », ce que les gens du SCRS n'auraient jamais pu imaginer. Dans le sillage d'une guerre froide où l'on pouvait faire valoir que le renseignement de sécurité devrait toujours rester secret, voilà maintenant qu'ils doivent entrer dans une procédure contradictoire avec des avocats spéciaux. Dans l'arrêt Charkaoui 2 — Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 —, on a décrété que le SCRS avait mal interprété sa loi depuis 1984 et que cela n'était plus suffisant pour détruire le renseignement brut. Cela a été un changement énorme pour le SCRS.
Oui, comme vous, je constate qu'il y a une certaine résistance, et je n'en suis pas particulièrement heureux. Cependant, je reconnais que leur monde a fondamentalement changé au cours des cinq dernières années. J'espère qu'ils seront moins sur la défensive et qu'ils accepteront que la définition de leurs fonctions de base a changé.
Le sénateur Joyal : En tant que parlementaires, devrions-nous prendre une initiative spéciale à ce moment-ci afin de sortir de l'impasse que vous décrivez?
M. Roach : À mon avis, l'un des rôles que pourrait jouer le Parlement serait de demander des comptes au gouvernement. Le gouvernement a décidé de ne pas donner suite à d'importantes recommandations contenues dans les rapports sur l'affaire Arar et sur Air India. Évidemment, c'est la prérogative du gouvernement; ce ne sont que des commissions consultatives. Cependant, je suis d'avis qu'étant donné le temps et l'effort que l'on a mis dans ces rapports, le gouvernement aurait dû nous donner des raisons plus détaillées afin d'expliquer pourquoi il n'avait pas donné suite à ces recommandations.
Le sénateur Wallin : Sur cette dernière question, je suis d'accord pour dire qu'il faudrait qu'il y ait des explications. Cependant, nous avons également entendu des témoignages devant notre comité à l'effet qu'il devrait y avoir un grand manitou en matière de sécurité nationale. Je ne pense pas que la recommandation avançait clairement qu'il fallait que cette personne soit le conseiller en matière de sécurité nationale qui relève du Bureau du Conseil privé. Je crois que ce concept n'avait pas été déterminé.
Nous avons entendu au cours des témoignages que nous n'avons pas besoin d'une autre bureaucratie. J'ai peut-être mal compris, mais le rôle de ce responsable semble être un rôle différent de celui du conseiller en matière de sécurité nationale, de sorte que l'on créerait en fait une autre structure.
Nous avons entendu des organisations elles-mêmes qu'elles ont convenu d'une façon de communiquer les unes avec les autres en coulisse, et que s'il fallait rendre le tout public, leur système de communication s'effondrerait sans doute. Je pense qu'il y a certains arguments contre ce genre de structure. C'est en quelque sorte un détail dans ce contexte.
Vous avez soulevé deux questions pour lesquelles j'aimerais avoir plus de détails. La première est celle des ordonnances de non-publication. Je pense bien interpréter vos propos en disant que vous considérez que cela équivaut à nier le rôle de l'éducation publique qui se fait grâce à ce processus qui consiste à tenir les Canadiens au courant. Que recommandez- vous à cet égard? Recommandez-vous d'interdire les ordonnances de non-publication?
La deuxième question portait sur la politique en matière de sécurité nationale. Vous avez mentionné que vous n'aviez pas vu de rapport d'étape depuis 2005. Je présume que le CSARS examine cette question. Qu'aimeriez-vous voir? Est-ce quelque chose que vous voulez obtenir du ministre ou du premier ministre? Qu'est-ce qui répondrait à ce soi-disant besoin d'avoir un rapport d'étape?
M. Roach : Merci d'avoir posé ces questions. En ce qui concerne les ordonnances de non-publication, ces dernières ont un rôle à jouer, particulièrement lorsqu'une affaire est devant les tribunaux. Cependant, les procès sont maintenant terminés, particulièrement en ce qui concerne les actes de terrorisme à Toronto. Je pense qu'il serait utile qu'un rapport très factuel au sujet des leçons apprises soit présenté au public, de façon à ce qu'il puisse comprendre tout ce qui s'est passé dans le cadre de ces procès. Comme ce sont des dossiers que je surveille à temps plein, je dois dire qu'il est frustrant de ne pouvoir lire un seul jugement.
Je ne pense pas que cela devrait donner l'occasion de présenter des arguments de politique générale ou de semer la peur. Cependant, il serait utile de pouvoir tirer des leçons factuelles, et nous pourrions indiquer quelles poursuites ont été intentées depuis le 11 septembre et quels sont les renseignements à ce sujet.
En ce qui concerne le rapport d'étape, sénateur Wallin, le ministre de la Sécurité publique a publié un rapport d'étape assez détaillé en 2005; ce rapport se trouve toujours sur le site Web. Je n'ai pas d'information privilégiée, mais le fait qu'il n'y ait pas eu de rapport d'étape laisse entendre que le gouvernement actuel n'est peut-être pas tout à fait à l'aise avec la politique tous risques de 2005. Il me fait plaisir de parler de ces questions.
Le Canada avait une longueur d'avance avec sa politique tous risques. Je pense que les États-Unis, après l'ouragan Katrina, et le nouveau gouvernement au Royaume-Uni se dirigent vers l'approche que le Canada a adoptée en 2004, soit une politique tous risques.
Le sénateur Wallin : Qu'est-ce qui vous fait croire que le gouvernement n'est pas satisfait?
M. Roach : Aucun rapport d'étape n'a été effectué depuis 2005. Assurément, s'il s'agit d'une politique en matière de sécurité nationale à laquelle vous croyez, vous voulez informer les Canadiens de ce que vous faites pour développer et améliorer cette politique. Je pense que c'est quelque peu honteux d'avoir une politique qui remonte à 2004, une mise à jour après un an et, puis, plus rien.
Le ministre de la Sécurité publique ou le Bureau du Conseil privé peut le faire, tout dépend de la structure. Le gouvernement devrait décider si la politique de 2004 est bien la politique qu'il souhaite avoir. Si c'est le cas, il devrait émettre un communiqué qui explique les résultats qu'a permis d'obtenir la politique qui est en place depuis quatre ans.
En ce qui concerne le grand manitou, le juge Major n'utilise pas du tout ce terme. Il a été assez clair. Ce rôle devrait être examiné par le conseil en matière de sécurité nationale du premier ministre. Vous avez raison, il a bien dit que certaines personnes guidaient le conseiller en matière de sécurité, mais il estime que c'est plutôt un phénomène provisoire au sein des différentes organisations.
Il a recommandé la création d'un poste de directeur des poursuites en lien avec le terrorisme. Ce serait un nouveau poste. Nous ne savons pas quelles mesures prend le gouvernement à cet égard, le cas échéant. Il a aussi recommandé la création d'un poste pour protéger les témoins. Bien que le plan d'action sur le vol d'Air India précise que des mesures seront prises pour assurer la protection des témoins, j'ignore ce qui sera fait en ce qui concerne cette question importante.
Le sénateur Wallin : Merci pour vos remarques.
Le président : Il est déjà arrivé, au cours des 140 années d'histoire du Canada, que les bonnes idées formulées par un gouvernement n'aient pas été très bien accueillies, malgré leurs mérites, par l'administration qui lui a succédé. Peut-être est-ce en raison d'un manque d'expérience, d'une étroitesse d'esprit ou de motifs superficiels, mais cela s'est produit à une occasion. J'ignore si c'est aussi ce qui se passe avec le cas qui nous occupe, mais je n'écarterais pas totalement cette possibilité.
Le sénateur Wallin : Merci pour ces remarques, monsieur le président.
Le sénateur Joyal : Le rapport sur le vol d'Air India était une initiative du gouvernement actuel.
Le président : Exact.
Le sénateur Joyal : Je comprends que cela a été le cas pour certaines décisions précédentes. J'essaie d'être aussi objectif que possible. Toutefois, le gouvernement actuel a pris certaines décisions qui s'appuient sur des recommandations aussi sérieuses que celles dont nous sommes saisis aujourd'hui.
D'un gouvernement à l'autre, il semble que certains éléments du système subsistent, si j'ai bien compris. Nous ne sommes pas en train d'essayer d'opposer deux administrations. Nous essayons de comprendre comment le système fonctionne. Voilà pourquoi je pense qu'il est important d'avoir quelqu'un comme le professeur Roach, un observateur avisé des différents gouvernements et des différentes enquêtes, pour comprendre comment fonctionne le système et ce qu'il nous permet de faire. Je pense que c'est ce que nous essayons de comprendre ici.
Le président : Je ne saurais être plus d'accord avec vous que je ne le suis déjà.
Le sénateur Jaffer : Merci beaucoup d'être venu ici encore une fois aujourd'hui. Vos remarques donnent toujours matière à réflexion.
Je suis d'accord avec vous pour dire qu'une communauté ne devrait pas être soupçonnée par présomption. Je suis membre d'une telle communauté, et beaucoup de jeunes me disent qu'ils se sentent surveillés, surtout à l'aéroport. Je suis heureux que vous en ayez parlé.
En 2001, lorsque nous étions saisis du projet de loi sur le terrorisme, on m'a convaincu de le soutenir parce qu'on créerait une table ronde interculturelle sur la sécurité. Ce qui m'a le plus déçu, c'est de voir que cette table ronde n'a pas vraiment de poids et qu'elle se réunit rarement. Elle n'est pas indépendante et dispose de très peu de ressources.
Je n'essaie pas de jeter le blâme sur les gens qui siègent à cette table ronde. Je pense qu'ils ont les mains liées. Toutefois, ce n'est pas ce que nous avions envisagé au départ. Nous voulions que cette table ronde constitue une bonne réponse au projet de loi sur le terrorisme qui proviendrait de la communauté et qui permettrait d'atteindre un certain équilibre. Je pense que la table ronde interculturelle sur la sécurité n'est qu'une façade; elle n'a pas permis d'atteindre un équilibre. J'aimerais entendre vos suggestions sur la façon de régler ce problème.
M. Roach : Je pense que le comité craint que la table ronde manque d'indépendance vis-à-vis de Sécurité publique Canada, c'est du moins la perception de certaines personnes. D'après ce qui a été diffusé au sujet des réunions de la table ronde, la plupart semble être des séances d'information données par Sécurité publique Canada.
Comme je l'ai dit, nous avons besoin d'un interlocuteur crédible pour entamer un vrai dialogue bilatéral. Oui, les gens qui siègent à ce comité ou à un autre comité devraient participer à des séances d'information, mais ça ne devrait représenter que 30 p. 100 de leur charge de travail. Le reste du budget et du temps devrait être alloué à la sensibilisation, et servir à se rendre dans les collectivités, à tenir des assemblées publiques, à entendre ce que les jeunes ont à dire, à effectuer des recherches et à consulter des chercheurs.
Je pense qu'il est très difficile de savoir ce qui fait qu'une institution est viable. Souvent, ce sont les gens qui la composent. Il faut que quelqu'un prenne l'initiative. Toutefois, les communautés ne seront pas prêtes à se présenter à la table ronde interculturelle et à exprimer leurs points de vue, leurs griefs et leurs craintes si elles ne font pas confiance aux membres de la table ronde, qui ne doivent pas être perçus comme étant un prolongement du ministère.
Je pense qu'il était probablement mieux de créer cette table ronde que de se fier uniquement à la GRC et au SCRS pour remplir cette fonction. Ils se trouveraient dans une situation difficile. Le Royaume-Uni travaille à ces questions depuis un certain temps et semble en venir à la conclusion que le dossier ne devrait pas être confié aux forces de police de première ligne ni aux responsables de la sécurité.
C'est une bonne idée, mais nous devons repartir à zéro, assurer l'indépendance de cette entité par rapport au gouvernement et, pourquoi pas, organiser une conférence nationale en collaboration avec les organisations de la société civile. Je ne connais pas les activités quotidiennes de la table ronde, mais je serais surpris si celle-ci tendait la main aux différents groupes de la société civile, qui seraient heureux d'avoir l'occasion de discuter avec quelqu'un qui leur semble être un interlocuteur crédible pouvant faire le lien entre eux et le gouvernement.
Peut-être qu'on ne devrait pas créer une table ronde. On pourrait plutôt confier ce rôle à un ou deux éminents Canadiens, par exemple. Comme vous, je suis déçu. C'est une bonne idée, mais j'ai vu très peu de résultats concrets, bien que la table ronde existe depuis cinq ou six ans.
Le président : Je vais poser la question à notre invité de même qu'au sénateur Jaffer, parce qu'elle siège au comité depuis beaucoup plus longtemps que moi. Le but de la table ronde n'était-il pas de permettre aux Canadiens de différents groupes de fournir des conseils concrets pour que nos forces de police et autres organisations soient bien informées des nuances au sein des différentes communautés, en vue de créer des réseaux constructifs et utiles et prévenir des incidents fâcheux?
C'est très troublant de savoir qu'ils se rencontrent pour des séances d'information seulement, qu'on ne leur demande pas conseil et que ceux qui élaborent des plans stratégiques pour protéger notre sécurité nationale ne puissent pas profiter de leur précieuse contribution. Cette question se démarque des autres problèmes opérationnels, alors que les forces de l'ordre ou les groupes de prévention d'activités terroristes ont plusieurs informateurs à leur disposition et d'autres intervenants qui les aident de maintes façons.
Par intérêt personnel, je suivais de près la politique d'origine avant de venir ici. Le but principal n'était-il pas d'établir des liens consultatifs qui s'inscrivaient dans la réalité de notre société multiculturelle? Est-ce que je me trompe? Cette fonction consultative a-t-elle complètement disparu au cours des cinq dernières années parce qu'elle n'a pas été utilisée ou parce que certains ont déployé des efforts pour réduire ce rôle potentiel? Ma question s'adresse à tous ceux qui souhaitent y répondre.
Le sénateur Joyal : Je pourrais formuler quelques remarques.
Le président : Aucun problème, mais laissons le témoin répondre d'abord. Vous pourrez intervenir ensuite.
Le sénateur Joyal : Bien sûr.
M. Roach : Je n'ai pas relu la politique de 2004 récemment. Toutefois, je crois me rappeler de quelque chose qui revient à ce que vous venez de dire, sénateur Segal. Je pense que cela a rapport avec le fait qu'on avait mis l'accent sur l'examen de certains griefs, reconnaissant que les griefs et les perceptions, s'ils n'étaient pas examinés, auraient un effet négatif sur la collaboration des communautés au bout du compte.
D'après les renseignements que j'ai vus, c'est devenu une simple plateforme que peut utiliser le ministère de la Sécurité publique pour ses séances d'information. Je suis d'accord avec vous, ce n'était pas le but initial.
Le sénateur Jaffer : Je m'en voudrais si je n'ajoutais pas que le SCRS et la GRC ont tendu la main aux communautés depuis 2001, mais cette étape supplémentaire de cueillette de renseignements, c'est autre chose. C'est une occasion d'obtenir des conseils d'une table ronde culturelle que nous ne saisissons pas.
Je m'intéresse aux certificats de sécurité que vous avez mentionnés dans votre exposé, compte tenu du nombre de personnes visées (je pense qu'il en reste trois) et de l'aide qu'ils nous apportent. Ils créent d'importants problèmes. Je pense que lorsque le chef du SCRS affirme que des organisations non gouvernementales et des avocats se réunissent, ce à quoi vous avez fait allusion, c'est pour discuter des enjeux liés aux certificats de sécurité, et non pas des questions dont ils sont responsables en vertu des fonctions qu'on leur a conférées.
Que devrions-nous faire avec les certificats de sécurité? Vous étudiez ces questions constamment. Manifestement, il y a des problèmes, et bien sûr, il faut faire quelque chose avec les étrangers au Canada. Nous ne voulons pas qu'ils causent des problèmes ou qu'ils blessent des gens pendant qu'ils sont ici. Comment veiller à ce que ce ne soit pas le cas?
M. Roach : Tout cela s'inscrit dans la décision Harkat, qui ne semble pas avoir attiré l'attention des médias. Bien que le juge Simon Noël de la Cour fédérale ait affirmé que le certificat était raisonnable et la loi constitutionnelle, il a aussi déclaré que nous devions revoir les conditions, compte tenu que les allégations que l'on a établies comme étant raisonnables datent d'il y a assez longtemps.
En ce qui concerne les trois derniers dossiers, peut-être devrait-on mettre un terme à leurs certificats si on obtient leur engagement de ne pas troubler l'ordre public pendant un an, ce qui est toujours prévu par le Code criminel. Les dispositions en lien avec l'engagement à ne pas troubler l'ordre public dans le cas de terrorisme ne sont pas assujetties à une disposition de temporisation. C'est la solution que je privilégie.
Je crains que dans le cadre de ces trois dossiers, on s'embourbe dans les discussions portant sur la déportation possible des personnes visées. Il y aura des problèmes sérieux en lien avec la déportation s'il y a des risques de torture. Le public entend beaucoup parler de torture, mais ne réalise pas toujours que la faute ne revient pas aux responsables canadiens. L'important, c'est ce qui pourrait arriver aux personnes que l'on renverrait en Algérie ou en Syrie. Nous n'avons pas besoin de livrer cette bataille. Quelles que soient les preuves détenues contre ces trois hommes, ils ont été gardés en détention et sont soumis à des contrôles rigoureux depuis très longtemps. Une certaine surveillance peut être appropriée, tout comme l'engagement à ne pas troubler l'ordre public, mais à mon avis, les certificats de sécurité qui restent semblent miner les relations publiques plutôt que d'assurer la sécurité requise.
Cela dit, permettez-moi d'ajouter que, de toute évidence, je ne suis pas mis au courant de ces renseignements secrets. Le gouvernement pourrait gagner l'estime du public s'il admettait qu'il ne s'agissait que d'une transition, et qu'il y a peut-être eu des ratés parce que nous n'avions pas la Loi sur l'antiterrorisme. Le gouvernement pourrait dire aux gens que les actes de terrorisme seront dorénavant traités principalement dans le cadre du processus de justice pénale.
Je considère ce qu'a dit M. Fadden comme étant injuste, en ce sens que je ne décèle aucune sympathie pour M. Khawaja ou pour M. Namouth ou ceux qui ont été trouvés coupables dans les causes de terrorisme à Toronto. Il est injuste de dire que quelque groupe que ce soit sympathise avec ces gens.
Je suis fermement convaincu que le droit pénal est notre meilleur instrument, car il est juste et il a une valeur de publicité, en ce sens qu'il est accepté par la grande majorité des Canadiens comme étant un système juste. Bon nombre de Canadiens n'ont pas accepté le système de certificat de sécurité comme étant un système juste. Évidemment, ce système est maintenant beaucoup plus juste qu'il ne l'était en 2001, mais nous devons tourner cette page de notre histoire.
Le sénateur Jaffer : Lorsque nous avons étudié cette question auparavant, l'honorable Stockwell Day, qui était alors ministre de la Sécurité publique, nous a confié la tâche d'examiner les certificats de sécurité. Lorsque nous reviendrons après l'ajournement, nous pourrons peut-être examiner la question afin de déterminer si elle devrait être étudiée davantage.
Le sénateur Joyal : La seule chose que j'ajouterais à ce qu'a proposé le sénateur Jaffer, c'est que nous devrions faire bien attention, car il y a toujours une affaire devant les tribunaux.
J'aimerais revenir à la question de la table ronde et tenter de le faire dans un contexte plus général. Les agences dont nous parlons — le SCRS, la GRC et Sécurité publique Canada en général — semblent plutôt réticentes pour ce qui est de laisser entrer le public dans leur cuisine. Une fois qu'on met en place une table ronde, on fait intervenir chaque année un groupe qui est en quelque sorte habilité à formuler des critiques. Je parle de critiques dans le sens le plus large du mot, c'est-à-dire faire des recommandations et s'attendre à ce qu'il y ait une réaction. C'est alors un élément qui est intégré dans le système. Lorsqu'on a cela en plus d'avoir un comité permanent du Parlement, qu'il s'agisse d'un comité sénatorial ou d'un comité mixte, on intègre un autre élément de publicité auquel les agences devront réagir.
Si on ajoute cela à un rapport annuel, comme vous l'avez proposé, on ajoute au système le grand public et la presse et les experts comme vous, des universitaires, pour se prononcer sur la validité de ce rapport, sur les recommandations et les conclusions tirées. Si on ajoute ce que le juge Major a proposé dans le rapport sur Air India, c'est-à-dire un conseiller en matière de sécurité nationale, on ajoute alors au système un autre élément d'un mécanisme de contrôle. Par ailleurs, si, conformément à ce qui a été recommandé dans l'enquête sur l'affaire Arar, on fait un examen de la Commission des plaintes de la GRC et du rapport de l'enquête de Vancouver sur la situation à l'aéroport de Vancouver, dans lesquels on décrivait certaines des faiblesses de la GRC, on ajoute un autre élément de critique pour le public.
Il aurait pu y avoir dans le systême ce qu'on appelle une vérification complète de tout ce qui pourrait permettre d'exercer davantage de pression sur ces agences, afin qu'elles assument leur responsabilité. Nous devons tenter de comprendre la dynamique qui est intégrée dans le système lorsqu'on ajoute un certain nombre d'étapes ou de points de vérification par rapport à la responsabilité.
Quand je pense au schème de pensée générale dans la façon dont nous gérons notre politique publique en matière de sécurité au Canada par rapport au terrorisme, j'essaie de comprendre pourquoi vous et moi, et tous les autres qui sont ici autour de cette table, restons sur notre appétit en ce qui a trait aux décisions qui sont prises. Je suis convaincu que si toutes ces mesures avaient été mises en œuvre telles qu'on les avait conçues, nous nous retrouverions dans une situation tout à fait différente aujourd'hui en ce qui concerne la primauté du droit et la responsabilité du Parlement.
Je n'essaie pas de jouer l'avocat du diable, mais plutôt de comprendre ce qui aurait été intégré au système. Voici donc ma question : Quelle leçon avons-nous apprise, ou non, des 10 dernières années d'administration de la politique relative à la sûreté et à la sécurité au Canada? Je sais que c'est injuste, monsieur, mais comme je l'ai dit, j'essaie de comprendre la dynamique.
M. Roach : J'essaie actuellement d'écrire un livre sur la question et je suis certain que vous ne souhaitez pas que j'entre dans les détails.
Je suis d'accord avec vous. Si ces recommandations étaient mises en œuvre, nous aurions un système plus solide, tant du point de vue de l'efficacité, qui tient largement au rôle du conseiller national pour la sécurité, que du point de vue de la légitimité, aspect sur lequel portaient les recommandations du juge O'Connor.
En plus de cela, du point de vue de l'agence, nous aurions un débat plus éclairé. Bien que je ne partage pas l'avis exprimé par le directeur Fadden, je crois qu'il réagissait à ce qu'il perçoit comme une opposition mal informée et conditionnée à l'égard de son agence. Nous devons admettre qu'un examen efficace et un peu de transparence — après tout, à l'époque de WikiLeaks, il y aura transparence que cela nous plaise ou non — sensibilisera la population à la difficulté de la tâche et instillera davantage de confiance au sein du public.
Je crois que le juge O'Connor et le juge Major ont souligné cette question de la confiance de la population. Elle est mentionnée à maintes et maintes reprises dans leurs rapports et ils parlent bien sûr d'une personne raisonnable. Si le système d'examen était mis sur pied et si nous nous écartions de ce que je qualifie de mentalité d'assiégé que je décèle parmi les organismes voués à la sécurité, nous aurions en fait un système qui garantit mieux la sécurité et qui protège mieux les droits de la personne, et la population serait mieux informée quant à son fonctionnement et aurait davantage confiance.
Le président : Comme dernier ajout à la question du sénateur Joyal, je rappelle que vous faites de la recherche comparative dans ce domaine. Nous définissons souvent la sécurité nationale en termes de protection des Canadiens contre les menaces, la violence et l'atteinte à nos intérêts et en termes de protection de nos valeurs — démocratie, primauté du droit, et cetera. Cela donne à entendre bien sûr qu'il y a un équilibre entre les libertés et les garanties civiles, d'une part, et un état prudent voué à la sécurité de sa population, d'autre part.
Si nous nous comparons à nos autres alliés, à d'autres démocraties, à nos amis français, américains, australiens et britanniques, qui doivent tous dans une certaine mesure relever des défis comparables, diriez-vous que nous faisons plus ou moins de progrès qu'eux? Est-ce qu'ils font des choses dont nous pourrions tirer les leçons plus judicieuses et plus réfléchies, ou réalisons-nous des progrès qui, pour toutes sortes de raisons, vous semblent rationnelles, ou encore, prenons-nous du retard? Je serais intéressé de connaître vos impressions là-dessus.
M. Roach : C'est une question compliquée. Quant à la politique tous risques et au respect des droits de la personne, le Canada avait une longueur d'avance. Je crois maintenant que de nombreux pays ont commencé à comprendre que l'on respecte les droits de la personne non seulement par principe, parce que c'est ce qu'il convient de faire, mais aussi pour des raisons pratiques liées au rétablissement de la confiance de la population. Je crois que nous avons là une longueur d'avance.
Quant à la surveillance, nous accusons énormément de retard. Comme vous l'avez dit, sénateur Segal, nous avons énormément de retard pour ce qui est de l'encadrement législatif, mais aussi en ce qui a trait à d'autres organismes d'examen. Je songe à l'inspecteur général australien qui peut examiner non seulement tous les organismes de renseignement australiens, mais aussi tout rôle lié à la sécurité nationale exercé à l'intérieur des divers ministères du gouvernement australien. Les Australiens, en partie parce qu'ils n'ont pas de charte des droits et libertés, prennent très au sérieux la question de l'examen parlementaire et des examens par les inspecteurs généraux et les ombudsmans. J'étudierais certainement le modèle australien.
Pour ce qui est de l'information à la collectivité, les Britanniques ont une longueur d'avance sur nous. Ils ont beaucoup investi dans leur stratégie antiterrorisme (CONTEST). Elle sera affinée par le nouveau gouvernement, mais elle est perçue comme une façon essentielle d'orchestrer l'aspect musclé de la sécurité nationale, tout comme ceux liés à la radicalisation et à l'extrémisme. Je crois que nous pouvons tirer de nombreuses leçons de l'expérience de nos amis australiens et britanniques, mais j'estime que nous avons aussi fait des choses dont nous pouvons être fiers.
Le président : Monsieur Roach, je sais que je parle au nom de tout le comité quand j'exprime notre appréciation pour la générosité dont vous avez fait preuve en nous consacrant du temps et en nous transmettant vos idées et votre point de vue. Votre témoignage nous sera précieux. Nous l'apprécions grandement.
Le sénateur Joyal : Nous voudrons nous procurer un exemplaire du nouveau livre de M. Roach.
Le président : Vous devrez nous dire où nous pourrons le trouver, parce qu'il éclairera le débat public à bien des égards.
M. Roach : Merci. Je dois d'abord l'achever.
Le président : Sénateurs, nous nous réunirons le 7 février pour entendre les porte-parole de CANAF : Denis Meunier, directeur adjoint, Analyse financière et communications de cas; Gina Jelmini, gestionnaire, Analyse du financement des activités terroristes; et Carole Bonhomme, conseillère juridique principale, Services juridiques. La séance est levée.
(La séance levée.)