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Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 2 - Témoignages du 29 mars 2010


OTTAWA, lundi 29 mars 2010

Le Comité permanent de la sécurité nationale et de la défense s'est réuni aujourd'hui à 16 h 01 pour étudier et faire rapport sur les politiques de sécurité nationale et de défense du Canada (sujet : souveraineté et sécurité de l'Arctique).

Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, nous avons aujourd'hui un programme chargé, comme d'habitude. Notre prochaine réunion aura lieu le 12 avril, date à laquelle nous recevrons d'autres témoins sur la souveraineté et la sécurité de l'Arctique. Nous en reparlerons plus tard.

Aujourd'hui, nous accueillons trois témoins. Le sujet de notre étude est d'autant plus d'actualité qu'une rencontre se déroule précisément aujourd'hui dans la capitale nationale sur le thème de la souveraineté et de la sécurité de l'Arctique, entre les ministres des Affaires étrangères des cinq États côtiers de l'Arctique — le Canada, la Russie, les États-Unis, la Norvège et le Danemark. Ils discutent des enjeux économiques et environnementaux que pose la frontière polaire de la planète, comme on l'appelle, et d'autres questions liées à la fonte des glaces de l'Arctique. Un journal parlait justement aujourd'hui de nouvelle Méditerranée.

Notre comité poursuit donc ses délibérations sur toutes ces questions. Nous avons le plaisir d'accueillir notre premier témoin, M. Rob Huebert, directeur adjoint du Centre d'études stratégiques et militaires et professeur agrégé au Département des sciences politiques, à l'Université de Calgary. Il est également l'auteur d'un ouvrage paru en 2002 sous le titre de Canadian Arctic Sovereignty and Security in a Transforming Circumpolar World. Merci d'avoir fait le voyage de Calgary.

J'aimerais souhaiter la bienvenue à tous les sénateurs, y compris à deux sénateurs qui nous rendent visite : le sénateur Plett et le sénateur Martin. Merci d'être avec nous.

Rob Huebert, directeur adjoint du Centre d'études stratégiques et militaires, professeur agrégé, Département des sciences politiques, Université de Calgary, à titre personnel : Merci, honorables sénateurs. Je suis heureux d'avoir l'occasion de discuter avec vous d'une question qui deviendra sans doute l'un des grands dossiers de la politique étrangère frontalière du Canada. L'océan Arctique va fort probablement devenir un océan comme un autre, et cela va créer à la fois des opportunités et des défis pour le Canada.

J'aimerais plus particulièrement vous parler des menaces qui semblent se dessiner dans le contexte de l'Arctique. Je sais que vous avez entendu plusieurs autres témoignages au cours des deux dernières semaines, témoignages qui portaient principalement sur la collaboration dans le développement de l'Arctique. C'est bien sûr le genre d'évolution que je souhaite, mais à en juger par certains signes précurseurs que j'observe depuis quelque temps, dans le cadre de ma recherche, je crois qu'il faut se garder d'examiner tout ce dossier avec des lunettes roses.

Je voudrais donc vous faire part de certains aspects de ma recherche sur la sécurité dans l'Arctique. Sans vouloir trop insister là-dessus, j'observe des signes inquiétants qui pourraient annoncer une course aux armements dans l'Arctique, où la compétition et le conflit risquent de l'emporter sur nos discours et nos désirs de collaboration dans le développement de ce monde circumpolaire.

Quels sont ces signes? Je vous ai fait parvenir un rapport sur certaines recherches entreprises sur le sujet. Depuis 2003-2004, trois grandes tendances semblent se dessiner.

Premièrement, on assiste à un changement de ton dans les politiques étrangères et de défense des États côtiers de l'Arctique. Dans les années 1990, il n'était question que de collaboration dans les discours et dans les intentions, et c'était ce qui dominait les relations circumpolaires. À partir de 2003, on constate que tous les États côtiers de l'Arctique invoquent la collaboration en espérant qu'elle portera ses fruits, mais en même temps, chaque État affirme qu'il « saura défendre ses intérêts, si cela est nécessaire ».

Si c'était le seul signe observé, on pourrait sans doute l'interpréter comme une simple précaution de la part des États, un souci de préciser leurs intentions de façon plus claire que dans le passé. Mais malheureusement, nous observons deux autres signes qui viennent renforcer le premier et qui témoignent d'une approche plus unilatérale pour ce qui est des intérêts que présente l'Arctique.

Le deuxième signe inquiétant est le fait que, depuis environ 2003, chacun des États côtiers de l'Arctique se livre à des manœuvres militaires dans cette région. Cela avait plus ou moins cessé en 1989, à la fin de la Guerre froide, la plupart des États estimant qu'il n'était plus vraiment nécessaire de démontrer sa force. Ils avaient maintenu leurs opérations de recherche et de sauvetage, ainsi que leurs activités environnementales, mais ils avaient jugé qu'il n'était plus nécessaire de s'engager dans des manœuvres militaires. À partir de 2003, tous les États côtiers de l'Arctique reprennent leurs manœuvres militaires dans la région. Même des pays comme la Finlande et la Suède — qui sont traditionnellement des États neutres — ont commencé à participer à des manœuvres avec l'OTAN dans le nord de la Suède. On n'avait jamais vu ça, même au plus fort de la Guerre froide.

Le troisième signe, qui est sans doute le plus inquiétant, est que presque tous nos voisins de l'Arctique ont commencé à stationner dans la région des forces aériennes et maritimes aptes au combat, ou qu'ils envisagent de le faire. Il s'agit notamment du Danemark, de la Norvège, des États-Unis et de la Russie, et, bien sûr, le Canada se prépare à en faire autant. Même la Finlande et la Suède, dont la présence se limitait jadis à des activités environnementales et à des opérations de recherche et de sauvetage, se préparent aujourd'hui à stationner dans la région des forces plus aptes au combat.

Beaucoup de gens vous diront : « Pourquoi cela devrait-il nous préoccuper? Quelles seraient les raisons de cette compétition? Quel est le problème? Une guerre pourrait-elle vraiment se déclencher dans l'Arctique? » Je ne pense pas qu'une guerre dans l'Arctique soit imminente, mais nous constatons que les États durcissent leur position. Il y a des sources de friction qui, à mon avis, risquent de dégénérer si elles ne sont pas bien gérées.

Ces sources de friction sont au nombre de cinq. La première concerne les voies de transport. Un litige entre le Canada et les États-Unis au sujet du passage du Nord-Ouest en serait un exemple. À mon avis, c'est un problème que nous devrions pouvoir régler. Par contre, il sera intéressant de voir ce qui va se passer lorsque la loi russe sera promulguée, qui énonce clairement que la voie maritime du Nord fait partie des eaux intérieures de ce pays. Ce n'est peut-être pas l'expression qu'elle emploiera, mais la Russie veut le contrôle total de cette voie maritime. Que se passera- t-il si un État s'y oppose?

La deuxième concerne les limites extracôtières et le découpage du plateau continental. J'espère que l'entente conclue en 2008 à Ilulissat sera respectée de façon pacifique. Mais encore une fois, nous constatons un certain durcissement des positions. Le dernier éditorial de La Pravda sur la question ridiculisait les prétentions canadiennes de vouloir maintenir des différences par rapport aux Russes.

La troisième concerne les ressources halieutiques. Nous avons déjà connu ce genre de situation dans la mer de Beaufort, lorsque les Américains ont revendiqué le droit de gérer les stocks de poissons dans la zone en litige. Nous continuons également d'avoir un problème avec le Danemark en ce qui concerne le développement de la pêche dans cette région.

Quatrièmement, il y a un risque qu'une action militaire soit mal interprétée, par exemple, des vols d'avions russes, ou le conflit qui continue d'opposer la Russie et la Norvège au sujet de l'intensification de l'activité navale des Russes au large des îles Svalbard.

Cinquièmement, il y a la question de la candidature finnoise à l'OTAN. Un examen attentif de la politique finnoise permet de penser que ce pays songe très sérieusement à collaborer davantage avec l'OTAN, et éventuellement à en devenir membre. Cette année, la politique de sécurité annoncée par les Russes indique que leur préoccupation numéro un est l'élargissement de l'OTAN jusqu'à leur frontière. Cela aura des répercussions sur la région de l'Arctique, répercussions qui ne seront, il faut l'espérer, que politiques. Toutefois, étant donné les difficultés que nous avons eues avec les Russes au sujet de la Géorgie et de l'Ukraine, je ne suis pas très optimiste.

Je prétends cependant que le véritable problème n'est pas l'Arctique en soi. Autrement dit, si l'Arctique doit devenir un océan comme un autre, les conflits qui se déclarent ailleurs s'y répercuteront. Si l'on assiste à un durcissement des positions des États côtiers de l'Arctique et qu'une crise éclate ailleurs — en Ukraine ou en Géorgie, par exemple —, la situation en deviendra d'autant plus dangereuse dans l'Arctique.

La réalité géopolitique est telle que la Russie va bien sûr focaliser son attention sur l'Arctique. Elle y possède deux ports où elle maintient sa flotte, l'un dans le Pacifique et l'autre dans la péninsule de Mourmansk. Les Américains ont d'ailleurs commencé à réorganiser le déploiement de leurs sous-marins pour contrer la multiplication des sous-marins russes dans la région.

Reste à savoir, et c'est encore une inconnue, ce que décideront de faire les Asiatiques. J'ai eu l'occasion de me rendre à Shanghai et à Pékin il y a trois semaines, et j'y ai rencontré des responsables chinois. Je peux vous assurer qu'ils sont en très bonne position et qu'ils consentent les investissements nécessaires pour compter parmi les chefs de file mondiaux de la recherche dans l'Arctique. Très franchement, les installations qu'ils construisent à Shanghai dépassent tout ce que le Canada peut avoir en matière de recherche dans l'Arctique. Nous ne savons pas ce que cela signifie pour l'avenir.

Quelles en sont les conséquences pour le Canada? Permettez-moi de conclure par ces quelques réflexions. Premièrement, à court terme, la situation est gérable. Il ne fait aucun doute qu'avec suffisamment de bonne volonté et des systèmes de gouvernance adéquats, nous pourrons faire en sorte que ces signes inquiétants ne dégénèrent pas. À moyen terme, toutefois, le problème est de savoir dans quelle mesure la situation dans l'Arctique risque de se répercuter sur d'autres domaines, et réciproquement.

À long terme, on peut prévoir une course aux ressources — pétrole, gaz naturel, poisson et transports — car nous savons que, sur le plan international, les enjeux seront beaucoup plus importants, et le seront encore davantage à l'horizon 2020 ou 2030.

Quelle devrait être la position du Canada? Premièrement, il faut mettre en place un régime international axé sur la collaboration dans l'Arctique, et aussi musclé que possible. Nous avons l'exemple du Conseil de l'Arctique, qui était une création bipartisane du Canada. Nous devons écarter le refus américain d'examiner les questions de sécurité. Il faut être réaliste.

Deuxièmement, nous devons nous doter d'une capacité égale à celle de nos voisins. Ils ont tous décidé d'augmenter leur capacité de surveillance et de contrôle dans l'Arctique. J'estime que nous devrions faire ce que nous avons promis de faire, notamment en ce qui concerne les brise-glaces et les navires de patrouille au large des côtes de l'Arctique.

Troisièmement, nous devons amener les Canadiens à changer de paradigme. Nous avons toujours considéré l'Arctique comme notre chasse gardée, ce qui renforçait notre identité nationale. Vu la quasi-inaccessibilité de cette région, nous n'avions pas à nous préoccuper d'éventuelles revendications extérieures. Mais les choses vont changer, et ça a déjà commencé.

Quatrièmement, il faut que nous en sachions beaucoup plus sur les intentions à long terme de nos voisins de l'Arctique. Il serait naïf de s'imaginer qu'ils vont tous collaborer et qu'aucun d'entre eux ne voudra défendre ses intérêts nationaux. Je veux parler entre autres des Russes, des Américains, des Danois, des Norvégiens et, très bientôt, des Chinois. Cela ne veut pas dire que cela aboutira nécessairement à un conflit, mais nous devons avoir une idée plus réaliste de la façon dont les choses peuvent évoluer, afin de multiplier les chances de collaboration.

La présidente : Je vous remercie de votre déclaration liminaire. J'aimerais signaler que le texte est en cours de traduction et que nous ne pourrons avoir les deux versions que dans quelque temps. Dès que nous les recevrons, elles seront intégrées à notre étude. Je suis désolée de ne pas les avoir reçues à temps pour notre réunion d'aujourd'hui.

Vous avez soulevé des questions très intéressantes.

Le sénateur Dallaire : Je vous souhaite la bienvenue, professeur, dans notre comité, d'autant plus que j'ai eu l'occasion de vous entendre au Comité des pêches. J'apprécie la cohérence de votre argumentation.

Vous dites que nous devons mettre en place un nouveau régime, accroître notre capacité dans le Nord, ne plus considérer l'Arctique comme notre chasse gardée et tenir compte des intérêts nationaux des autres pays; bref, cela signifie que nous devons changer l'idée que nous nous faisons de l'Arctique. Pensez-vous que le centre de gravité du Canada soit en train de se déplacer vers le Nord, et que l'Arctique, ou tout ce territoire septentrional, devrait dès lors être considéré comme une zone frontière plutôt qu'une zone reculée? Si tel est le cas, il me semble qu'il faudrait changer l'idée que nous nous faisons de l'Arctique, n'est-ce pas?

M. Huebert : Absolument. Je n'aurais pu mieux dire. Nous allons en fait devenir un pays bordé par trois océans. La calotte glaciaire qui recouvre l'Arctique nous permettait, lorsque des problèmes internationaux se posaient, de choisir en quelque sorte ceux qui nous intéressaient et de rester indifférents aux autres.

Ce qui change, comme vous l'avez si bien formulé, c'est la frontière. Le trafic va augmenter dans l'Arctique. Ce ne sera pas forcément négatif, il y aura des occasions à saisir. Je pense par exemple à Singapour qui s'est retrouvé, du jour au lendemain, sur une grande route de navigation, ce que personne n'avait prédit, et qui est devenu l'un des pays les plus riches de la région Asie-Pacifique. Il nous faut donc essayer de comprendre comment la situation va évoluer et, comme vous l'avez fort bien dit, changer l'idée que nous nous faisons du Nord canadien.

Le sénateur Dallaire : De nos jours, les conflits surgissent plus souvent à l'intérieur des États qu'entre les États, avec des nuances bien sûr. Ce qu'il faut voir, ce n'est pas l'Arctique aujourd'hui, mais l'Arctique dans 10, 15 ou 20 ans, avec des ressources alimentaires, des ressources hydrauliques, et cetera. Au niveau géopolitique, le passage du Nord-Ouest va-t-il devenir un axe d'approvisionnement stratégique et logistique critique, ce qui pourrait nous amener à devoir prendre parti, en cas de conflit éventuel?

M. Huebert : La réponse est oui. Dans l'Arctique, la course aux ressources sera le principal enjeu d'ici à 2030. Je dis ça parce que les stocks de poissons sont en train de migrer vers le nord. Or, la crevette et le turbot sont à la source du conflit que nous avons avec un très bon allié, le Danemark. Que se passera-t-il si les Chinois, comme ils l'ont déjà dit plusieurs fois, insistent pour que tout l'océan Arctique devienne un espace international? Ils prétendent en effet que c'est un prolongement naturel du droit de la mer. Autrement dit, ils ont déjà laissé entendre qu'ils ne veulent pas que nous nous en tenions à l'article 76 pour ce qui est du découpage du plateau continental.

Que se passera-t-il si la Chine décide d'exploiter les ressources halieutiques? Même en vertu de l'article 76, en cas de disparition de la banquise, tout le monde a le droit de pêcher au-delà des 200 milles marins. L'article 76 ne fait pas mention des ressources halieutiques.

Que se passera-t-il? C'est un domaine dans lequel on risque d'avoir beaucoup de problèmes. Et le pétrole et le gaz naturel? Que se passera-t-il quand nous envisagerons sérieusement d'exploiter les ressources du haut Arctique?

Tout le monde écarte le problème en disant que les ressources pétrolières et gazières se trouvent toutes à l'intérieur de la zone économique de 200 milles marins qui appartient à chaque État côtier. Mais c'est le seul endroit où on a fait des études. Celles que j'ai lues indiquent qu'il y en a peut-être d'autres dans le haut Arctique. Ça commence à devenir inquiétant.

Le sénateur Dallaire : Le Canada n'a pas d'armes nucléaires. Nous en avons eu pendant un certain temps, mais nous nous en sommes débarrassés. Étant donné que des sous-marins nucléaires armés passent aujourd'hui par l'Arctique, devrions-nous manifester notre désaccord et leur interdire le passage?

M. Huebert : C'est une question délicate. Je me demande si, au bout du compte, le déploiement par les Américains et les Russes de leur force de dissuasion dans l'Arctique va nécessairement à l'encontre de nos intérêts. La dissuasion nucléaire a beaucoup contribué au maintien de la coexistence pacifique entre les Américains et les Russes, même au plus fort de la Guerre froide. Voudriez-vous vraiment l'interdire dans l'Arctique?

Ma première réaction serait de vous dire oui. Cependant, s'agissant des Américains et des Russes, je ne suis pas sûr qu'on puisse leur dire qu'ils ne peuvent pas faire de la dissuasion nucléaire, car c'est bien là l'essentiel de votre question. C'est tout le paradoxe de la sécurité canadienne.

Le sénateur Pépin : Suite à la question du sénateur Dallaire, j'aimerais savoir ce que devraient être, dans le contexte de la souveraineté et de la sécurité dans l'Arctique, le rôle et les responsabilités des Forces canadiennes.

M. Huebert : S'agissant de la souveraineté, elles n'ont pas un grand rôle à jouer, sur le plan technique, car la question de la souveraineté tourne autour du passage du Nord-Ouest. Certes, il peut y avoir un problème de frontières avec la mer de Beaufort et la mer de Lincoln.

À mon avis, c'est davantage un problème de sécurité, et c'est là que les Forces canadiennes jouent un rôle indispensable. L'objectif est en effet de s'assurer que les règles et règlements canadiens sont respectés dans toute la région, à la fois dans le territoire reconnu comme le territoire canadien et dans les zones contestées, voire au-delà. Les Forces canadiennes devront collaborer avec la GRC et la Garde côtière pour s'assurer que nos règles, nos règlements et nos intérêts nationaux sont protégés contre les intérêts de plus en plus internationaux qui seront présents dans l'Arctique.

Le sénateur Pépin : Devrions-nous armer la Garde côtière canadienne?

M. Huebert : Ça n'a pratiquement pas d'importance. On me demande souvent si je préfère voir des coques rouges ou des coques grises dans l'Arctique. Mais que faisons-nous de l'application? Je suggère toujours, en plaisantant, de peindre toutes les coques en rose, et de passer à autre chose.

Dans une perspective internationale, peu importe que ce soit la Garde côtière ou la Défense nationale. L'important, lorsque ces intérêts internationaux commenceront à se manifester dans l'Arctique, est que nous ayons une capacité de réaction. Cela signifie-t-il que la Garde côtière devrait être armée? Elle l'est déjà. Soyons honnêtes. Elle l'est de mille et une façons. Est-elle suffisamment armée? Non, je pense que nous devrions aller plus loin.

La présidente : Pourriez-vous être plus précis?

M. Huebert : S'agissant de la Garde côtière et du ministère de la Défense nationale dans le Nord, je pense qu'idéalement, nous devrions adopter une approche pancanadienne, qui transcende chacun des ministères. Nos voisins nordiques créent des plates-formes. En fait, il faut mobiliser toutes les capacités que vous jugez nécessaires pour le court terme et pour le moyen terme. Autrement dit, si vous construisez de nouveaux brise-glaces ou de nouveaux navires de patrouille extracôtiers pour l'Arctique, vous ne les armez pas nécessairement mais vous leur donnez la capacité d'être armés et vous entraînez les équipages en conséquence. Il n'est pas indispensable que ce soit un garde- côte qui soit capable d'utiliser un fusil ou de lancer des missiles; vous pouvez fort bien entraîner des soldats de la Défense nationale à opérer sur des navires de la Garde côtière et à utiliser ces armements.

Le sénateur Lang : La première question que j'aimerais poser porte sur votre affirmation selon laquelle le passage du Nord-Ouest sera pratiquement ouvert toute l'année.

M. Huebert : Ce n'est pas moi qui le dis mais certains pays, s'ils développent leur capacité dans la région. Il y aura toujours de la glace de première année tant que nous ne grillerons pas complètement partout ailleurs dans le monde.

Si on en arrive au point où la banquise disparaît complètement de l'Arctique, même la glace de première année, cela signifiera que le réchauffement climatique aura provoqué des perturbations considérables, peut-être même dans le Sud du Canada.

Le sénateur Lang : Vous partez du principe que le passage sera ouvert au transport maritime de six à huit mois par an, n'est-ce pas?

M. Huebert : Le chercheur auquel je fais le plus confiance là-dessus est David Barber, de l'Université du Manitoba. Ses prévisions ont toujours été remarquablement exactes. Il estime que, d'ici à 2020, il n'y aura plus de glace vieille de plusieurs années, et que, d'ici à 2030, le passage sera ouvert au transport maritime pendant six à huit mois par an.

Le sénateur Lang : Dans ces conditions, le gouvernement doit vraiment revoir ses engagements en matière de construction navale pour 2030, afin que nous puissions faire face à la situation. Que pensez-vous du programme actuel de la Défense nationale? Devrait-il être modifié?

M. Huebert : Le programme actuel de la Défense nationale prévoit l'acquisition de navires de patrouille extracôtiers, qui sont une version miniature de ce dont les Norvégiens ont équipé leur garde côtière; ce sont essentiellement des navires de classe Svalbard.

Je n'ai rien à dire contre la configuration de base du navire, si ce n'est qu'on devrait peut-être envisager un bâtiment plus grand. L'avenir comporte tellement d'inconnues qu'on devrait se donner la capacité d'ajouter les équipements nécessaires. Même s'il est difficile d'obtenir ce genre de renseignements, il semblerait que nous ayons décidé de ne pas faire comme les Norvégiens, c'est-à-dire de ne pas doter nos navires de la capacité de recevoir d'autres équipements par la suite. Les Norvégiens vont installer sur leurs bateaux de la garde côtière un système d'armement normalement installé sur des bateaux de la marine.

En fait, nous devrions faire comme les Norvégiens et nous assurer que nos bateaux ont la capacité de recevoir d'autres équipements par la suite. C'est peut-être ce que nous sommes en train de faire, je ne suis pas dans le secret des dieux. Il y a tellement de questions qui restent sans réponse à l'horizon 2030 et 2040, alors que ces navires seront encore en service, que nous devons assurer nos arrières du mieux que nous pouvons.

Le sénateur Lang : Vous avez mentionné la mer de Beaufort à au moins deux reprises — bien sûr, elle fait partie de l'Arctique — et le fait que le Canada demande un règlement de ce litige frontalier. Qu'avez-vous à dire à ce sujet? Personnellement, cela me paraît très incertain.

M. Huebert : Ce qui est intéressant ici, c'est que nous savons déjà quels sont les deux principaux enjeux : la pêche, le pétrole et le gaz naturel. Dès lors que ces enjeux prennent sérieusement de l'importance, il devient beaucoup plus difficile de régler le différend.

L'histoire nous enseigne que, si on veut régler ce genre de problème, il faut énoncer les règles avant que les autres n'en découvrent la valeur réelle et n'aient les moyens de s'approprier la ressource. Le problème principal auquel le Canada se heurtera est la revendication territoriale de 1984 des Inuvialuit de la région ouest de l'Arctique, qui respecte pour l'essentiel notre interprétation de la frontière. Pour des raisons politiques, il sera difficile pour le Canada d'obtenir un compromis sur la question.

Si on ne s'entend pas sur le tracé des frontières, il sera peut-être bon d'envisager, au final, une sorte de régime de gestion conjointe, selon lequel on conviendrait d'une façon de gérer les ressources situées à l'intérieur du territoire, plutôt que de voir chaque partie s'arc-bouter sur ses positions au sujet de la frontière.

Le sénateur Lang : Existe-t-il une entente de ce genre ailleurs dans le monde?

M. Huebert : Le premier exemple qui me vient à l'esprit est celui de l'entente que les Australiens et les Indonésiens ont conclue au sujet de la mer de Timor. Ils avaient des relations politiques beaucoup plus houleuses que le Canada et les États-Unis, et malgré cela, ils ont réussi à s'entendre sur un système de gestion conjointe des ressources pétrolières de cette région. C'est un modèle dont nous pourrions éventuellement nous inspirer.

Le sénateur Martin : Dans votre déclaration liminaire, vous avez parlé de l'influence des pays asiatiques. Vous avez dit que vous vous étiez rendu récemment à Pékin et à Shanghai, où les Chinois ont investi dans des chantiers importants. Pourriez-vous nous en dire davantage?

M. Huebert : La Chine va construire ce qui, je crois, sera le plus gros brise-glace à propulsion non nucléaire pour la recherche polaire. La construction va se faire en partenariat avec Royal Royce de Grande-Bretagne, et la conception du bâtiment sera probablement confiée au premier concepteur de brise-glaces au monde, la société finnoise Akers.

Ils prévoient que le bâtiment sera prêt d'ici trois ans. Ce sera un très gros navire, de 8 000 à 10 000 tonnes. Les Chinois ont déjà le plus gros navire de recherche au monde. Ce n'est pas un brise-glace en soi, mais le navire a déjà traversé des glaces très épaisses.

À Shanghai, ils ont aménagé un quai spécial pour leurs navires de recherche. Ils construisent des campus de recherche dans l'Arctique. L'Institut de recherche polaire de Chine compte à peu près sept bâtiments pour la recherche et l'administration, qui abritent jusqu'à 144 personnes. Ils ne cachent pas leur intention de devenir l'un des chefs de file mondiaux dans ce domaine, auquel il consacre des dizaines de millions, voire des centaines de millions de dollars.

La présidente : Sur quoi portent leurs recherches, étant donné qu'ils n'ont pas d'accès direct?

M. Huebert : Ils ont un accès direct. Ils ont trois bases dans l'Antarctique, et ils ont des bases dans l'Arctique. Ils ont signé le traité norvégien de Svalbard en 1920, même s'ils ne savent toujours pas pourquoi. Je me souviens que c'était assez comique quand ils nous ont dit qu'ils n'avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils avaient signé ce traité. Mais c'est ce qu'ils ont fait, et c'est pour cela qu'ils ont une station de recherche dans les îles Svalbard depuis quatre ou cinq ans.

Ils nous ont dit officiellement qu'ils avaient trois intérêts : premièrement, le changement climatique va toucher la Chine, et comme il a son origine dans l'Arctique, ils veulent en connaître les raisons scientifiques. Deuxièmement, leur prospérité économique dépend du trafic maritime. Toute possibilité de nouvelle route commerciale les intéresse au plus haut point. Leur troisième intérêt concerne les ressources. Ils prétendent que les ressources pétrolières et gazières de certaines régions ne tombent pas sous le coup de l'article 76, et ils sont très curieux de savoir si ces ressources seront exploitées une fois que la banquise aura reculé. De plus, ils comptent beaucoup sur les ressources halieutiques pour nourrir leur population.

Il faut ajouter un quatrième intérêt, qu'ils n'ont pas mentionné explicitement. L'Institut de recherche polaire de Chine vient de créer une nouvelle direction des études stratégiques, chargée d'examiner l'impact de la sécurité dans l'Arctique.

La présidente : De quelle taille est leur base?

M. Huebert : Ils y emploient 144 personnes, mais elle ne fonctionne que depuis trois ans.

Le sénateur Manning : Votre déclaration était extrêmement intéressante. Nous entendons parler du passage de sous- marins dans le Nord depuis un certain nombre d'années, mais, que je sache, le Canada n'a aucun moyen de savoir combien il en passe. En avez-vous une idée? Au fur et à mesure que la banquise recule, constatez-vous une augmentation du nombre de sous-marins? Pour les autres pays, c'est certainement une excellente façon de faire de la recherche.

M. Huebert : Le plus gros problème que nous posent les sous-marins étrangers est qu'ils ne nous disent que ce qu'ils veulent bien nous dire. Nous devons prendre leurs rapports avec un gros grain de sel, par exemple en ce qui concerne les raisons politiques qui poussent les Américains à publier soudainement des informations sur l'USS Texas, ou encore les Russes à annoncer tout d'un coup, l'été dernier, le déploiement de deux de leurs sous-marins de classe Delta III. Nous devons rester sceptiques.

Nous nous rendons bien compte que c'est quasiment une compétition médiatique. Nous observons que les Russes multiplient les manœuvres militaires dans le Nord. Nous avons appris qu'ils avaient envoyé deux sous-marins porteurs de missiles dans le Nord pour y faire des essais, et qu'ils étaient fiers de l'avoir fait à l'insu des Américains.

De leur côté, les Américains ont commencé à faire circuler des photos et des articles sur la présence de l'USS Texas dans les eaux arctiques. C'est important car, auparavant, les sources d'information américaines ne parlaient que d'un sous-marin de classe Virginia — le dernier modèle —, qui ne pouvait pas naviguer sous la glace. Autrement dit, soit ils mentaient, soit ils ont modernisé leurs sous-marins. Ce sont des signaux très importants, et c'est ce que nous observons en ce moment.

S'agissant de la capacité des Canadiens de savoir ce qui se passe, j'aimerais attirer l'attention de votre comité sur le fait que le Canada est en train de se doter de capteurs sous-marins, les Northern Watch, qui lui permettront de détecter les sous-marins qui naviguent à l'intérieur ou à proximité de ses eaux intérieures. Cette technologie très prometteuse est actuellement mise au point par Recherche et développement pour la défense Canada, RDDC. Je vous recommande vivement de suivre attentivement le dossier, d'autant plus que vous avez vous-même abordé la question de l'augmentation du trafic de sous-marins dans l'Arctique. On observera une augmentation du nombre de sous-marins à propulsion nucléaire norvégiens et russes, mais moins du côté des Américains qui préfèrent la propulsion anaérobie, l'AIP, car elle donnera à leurs sous-marins traditionnels la capacité de naviguer sous des glaces moins épaisses, comme cela va être le cas dans l'Arctique.

Le sénateur Plett : Je ne suis pas tout à fait convaincu que la calotte glaciaire soit en train de disparaître. Néanmoins, étant donné les scénarios catastrophes dont on nous rebat les oreilles, et étant donné qu'il faut des années pour construire un brise-glace ou tout autre type de navire — le Canada a perdu sa capacité en matière de brise-glaces dans les années 1950 —, sans compter que vous avez vous-même fait remarquer qu'on n'aura peut-être plus besoin de brise- glaces dans le Nord d'ici à 2030, faut-il alors vraiment envisager d'en construire puisqu'il faut attendre aussi longtemps avant de pouvoir les mettre à l'eau? D'après ce qu'on entend, d'ici à 2030, il n'y aura plus de glaces à briser.

M. Huebert : Vous avez posé d'excellentes questions. Je vais commencer par la première, qui concerne le délai de construction d'un navire. Il est vrai que ça prend du temps pour construire des navires au Canada, mais je pense que tous les partis s'entendent sur la nécessité d'avoir une stratégie sur les chantiers navals. Nous avons besoin de développer cette industrie. Vous constaterez, dans le rapport que je vous ai fait parvenir, que certains de nos voisins du Nord, une fois qu'ils ont décidé de se doter de bâtiments aptes à la navigation dans l'Arctique, ont réussi à en construire en l'espace de trois ou quatre ans. Ça peut donc se faire assez rapidement, les Suédois et les Danois l'ont prouvé. C'est surtout au Canada et en Amérique du Nord que, traditionnellement, la construction d'un navire prend beaucoup de temps.

Quant à savoir si nous aurons besoin de brise-glaces en 2030, je pense qu'il faut commencer par déterminer si nous voulons pouvoir naviguer dans l'Arctique 12 mois par an. Comme je l'ai dit tout à l'heure, la glace se reformera en hiver. À moins que le changement climatique soit vraiment radical, et à ce sujet, les modèles nous indiquent qu'il faudrait que les températures soient comparables à celles des tropiques des latitudes australes pour que la glace n'ait pas le temps de se reformer. Par conséquent, il y aura des glaces de première année, et comme le passage du Nord- Ouest est relativement étroit et jonché d'îlots, la glace exerce une forte compression. À la fonte des glaces d'une rivière, au printemps, les glaces s'accumulent sous forme de crêtes. Nous aurons toujours besoin de brise-glaces pour élargir le passage afin de faciliter la navigation. Nous en aurons également besoin, ne serait-ce que pour ça, pour les activités de recherche et de sauvetage, quand un bateau est pris par les glaces parce qu'il s'y est aventuré trop tôt ou trop tard dans la saison.

Même en 2030, je suis convaincu que nous aurons besoin de brise-glaces. Aurons-nous besoin de brise-glaces aussi puissants que les brise-glaces russes à propulsion nucléaire, qui peuvent naviguer jusqu'au haut Arctique et jusqu'au pôle Nord en hiver? Je ne le pense pas, mais nous aurons assurément besoin de brise-glaces.

Le sénateur Plett : Vous venez de parler de recherche et de sauvetage. J'ai moi-même passé pas mal de temps dans l'Arctique, et j'ai toujours pensé que si nous avions la capacité d'y naviguer pendant huit mois, ce serait suffisant. Mais vous, vous dites que ce ne serait pas suffisant. Ces brise-glaces serviraient-ils principalement à des activités de recherche et de sauvetage, ou pensez-vous qu'on devrait les utiliser pour le transport de passagers? Pourquoi pensez-vous que le passage devrait être ouvert 12 mois par an?

M. Huebert : Les autres pays vont le faire, alors mieux vaut avoir la capacité de vérifier qu'ils respecteront les règles et les intérêts canadiens. Ces brise-glaces serviraient d'abord à des activités de recherche et de sauvetage, mais on pourrait aussi les utiliser pour l'application de la loi, vu les activités d'exploitation des ressources qui devraient s'y développer à ce moment-là.

Le sénateur Dallaire : Au début des années 1980, j'ai participé, avec les Fusiliers marins, à une étude sur le type d'entraînement à donner aux soldats du Sud pour qu'ils puissent non seulement survivre mais aussi être efficaces dans l'Arctique, hiver comme été. On en avait conclu que les soldats devraient y être stationnés pour au moins trois mois à la fois, afin qu'ils aient le temps de s'adapter et de fonctionner de façon efficace. Cela représentait donc, pour l'ensemble de nos effectifs, beaucoup de temps dans le Nord, même par rotation.

Plutôt que d'y envoyer régulièrement des soldats du Sud en affectation temporaire, je me demande si on ne devrait pas enrôler des Autochtones du Nord pour ce genre de missions, que ce soit sur terre ou à bord de navires ou de petites embarcations? Ne pensez-vous pas que ce serait une solution plus efficace?

M. Huebert : C'est une question facile, à laquelle je réponds oui. Il est évident qu'avec leurs connaissances et leurs savoirs indigènes, les Inuits, les Dénés et les autres membres des Rangers sont vraiment la solution. Étant donné toutes les difficultés qu'une région inconnue présente pour des soldats du Sud, il vaut nettement mieux engager des gens qui y vivent depuis toujours.

En fait, vous avez entendu le témoignage du colonel Pierre Leblanc, aujourd'hui à la retraite, qui a joué un rôle très important pendant cette étude sur la formation à donner aux soldats postés dans l'Arctique. L'une de ses principales recommandations était de donner un rôle plus important aux Rangers. Il est sans doute trop modeste pour s'en attribuer la paternité, mais sa recommandation a été prise en compte lorsque nous avons recommencé l'entraînement dans l'Arctique en 2002.

La présidente : À ce propos, vous avez dit au début, lorsque le sénateur Dallaire a parlé d'un déplacement du centre de gravité, qu'il y avait encore sans doute plus de 90 p. 100 de la population canadienne qui habitait à un jet de pierre du 49e parallèle. Par conséquent, même si vous engagez des Autochtones sur place, aurez-vous assez de monde?

M. Huebert : Tout dépend comment vous utilisez vos ressources. À l'heure actuelle, elles sont sous-utilisées. Nous savons que nous avons un grave problème de chômage dans la région de l'Arctique, avec tous les maux sociaux que cela entraîne, les jeunes ayant besoin d'aide pour passer d'une société traditionnelle à une société moderne. Étant donné, donc, les problèmes qui se posent aux jeunes dans toute la région septentrionale, qu'ils soient autochtones ou non, je pense que les opportunités d'emplois comme celles que propose le sénateur Dallaire sont une solution tout à fait indiquée, car ça permettrait d'occuper une main-d'œuvre sous-utilisée et de résoudre en même temps bon nombre de problèmes. Je suis convaincu qu'on pourrait faire beaucoup plus, et qu'on n'a même pas idée de tout ce qu'on pourrait faire, même avec une population limitée, comme vous le dites.

Le sénateur Lang : Je suis d'accord avec ce que vous venez de dire. Nous pourrions faire bien davantage, surtout dans les petites collectivités isolées où il y a beaucoup de problèmes sociaux. Cela donnerait en quelque sorte une raison d'être à tous ces jeunes.

Vous n'avez pas parlé des ressources qui semblent être présentes dans l'Arctique et que nous sommes en train de cartographier, surtout au large des côtes, ainsi que des conséquences que l'exploitation de ces ressources pourrait avoir pour la souveraineté du Canada. Cela va attirer des gens, des investissements et, par voie de conséquence, une plus grande participation de la population locale, surtout des petites collectivités isolées, au développement économique en général. Avez-vous quelques mots à dire à ce sujet?

M. Huebert : Le Nord est encore une zone inconnue. Nous ne savons pas ce qu'on y trouvera comme poisson une fois que la glace se sera retirée; nous n'en savons pas davantage en ce qui concerne les ressources pétrolières et gazières. Grâce au U.S. Geological Survey, nous avons une assez bonne idée des ressources disponibles à proximité des côtes; d'après les estimations, elles représentent 13 p. 100 des ressources pétrolières mondiales non découvertes et environ 30 p. 100 des ressources gazières mondiales non découvertes. Sans compter les ressources en hydrates de gaz, qui intéressent particulièrement les investisseurs japonais.

En effet, la majeure partie de notre recherche sur les hydrates de gaz est financée non pas par des Canadiens ou des intérêts canadiens mais par des Japonais. C'est très intéressant de voir ce que font les Asiatiques. Ils savent où est leur avenir, et c'est peut-être un domaine auquel nous devrions nous intéresser de plus près.

La présidente : Merci. Votre témoignage nous a été vraiment utile. Vous nous avez donné beaucoup d'informations. Nous ferons circuler votre déclaration, et j'espère que vous répondrez au téléphone si nous avons d'autres questions à vous poser à ce sujet.

M. Huebert : Absolument.

La présidente : Merci d'être venu.

Nous accueillons maintenant Stephen Carmel, premier vice-président des services maritimes de Maersk Line. M. Carmel est fier de dire qu'il a commencé sa carrière professionnelle au poste d'officier de pont et de commandant, principalement sur des pétroliers. Il sait donc de quoi il parle. À l'heure actuelle, il prépare un doctorat d'études internationales avec une spécialisation en politique économique internationale et en conflits.

J'ai eu le plaisir d'entendre M. Carmel récemment, lors d'une conférence à Halifax sur des questions liées à la souveraineté et à la sécurité dans l'Arctique.

Je sais que vous avez une déclaration liminaire, que nous allons distribuer sans tarder.

Stephen M. Carmel, premier vice-président des Services maritimes, Maersk Line Ltd : Sénateurs, bonjour. Merci de m'avoir invité à comparaître devant vous aujourd'hui.

Ce que je vais vous dire aujourd'hui se fonde sur mes nombreuses années passées en mer, en qualité de capitaine de pétroliers, dans le commerce international, sur mon expérience de cadre supérieur dans une grande société internationale de transport, et sur mes recherches sur l'Arctique. Je tiens à préciser que mes remarques aujourd'hui reflètent mes idées personnelles et pas celles de la société Maersk. En fait, cette société, qui est la première société de transport maritime au monde, n'a pas, que je sache, adopté une politique ou une position officielle en ce qui concerne l'Arctique, ce qui est assez révélateur.

Je vais articuler mon exposé autour de trois grands thèmes : la sécurité, le commerce et les conséquences mondiales.

Premièrement, s'agissant de la sécurité, le risque d'un conflit armé dans l'Arctique, par opposition à un conflit armé à cause de l'Arctique — ce qui est mon troisième thème —, est très lointain. Contrairement au Grand Jeu qui s'est poursuivi au XIXe siècle en vue de la conquête d'une Asie centrale encore indépendante de toute métropole coloniale, l'Arctique est balisé par tout un système d'institutions et de traités internationaux. Tous les acteurs respectent les règles et les procédures de ce système car il y va de leur propre intérêt.

Les frontières contestées sont relativement minimes. Lorsqu'il y a des conflits, ils opposent généralement des alliés proches par ailleurs, et la majeure partie — soit environ 80 p. 100 — des ressources naturelles sont situées dans des régions dont la souveraineté n'est pas du tout contestée. Lorsque des conflits surgissent, il y a des mécanismes pour les régler, et il y a toujours place pour un compromis, à preuve les événements qui se sont produits récemment, à la surprise de certains, à propos du litige frontalier qui oppose les États-Unis et le Canada dans la mer de Beaufort.

Au final, la bataille pour l'Arctique sera menée par les scientifiques et les avocats, avec pour munitions, l'information et des données scientifiques, et pour champ de bataille, les salles de conférence et les salles de tribunal.

Si j'étais responsable de l'allocation des précieux budgets nationaux à des programmes dans l'Arctique, je me concentrerais d'abord et avant tout sur des bateaux équipés pour faire de la recherche scientifique sérieuse dans les conditions arctiques les plus difficiles. La bathymétrie, l'hydrographie, la cartographie et l'analyse environnementale sont essentielles à la navigation dans l'Arctique mais sont malheureusement très déficientes à l'heure actuelle. On pourrait par exemple envisager une mission de recherche polyvalente sur des brise-glaces capables d'accueillir un détachement de maintien de l'ordre.

S'agissant de sécurité dans l'Arctique, le problème le plus urgent concerne la sécurité environnementale de la région.

Parlons maintenant du commerce. Il est fort peu probable que l'Arctique canadien devienne une route très fréquentée pour le commerce international, contrairement à ce que beaucoup prétendent. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas une augmentation de certains types de trafic, comme l'écotourisme et le transport de destination, c'est-à-dire le transport destiné à approvisionner l'activité industrielle dans l'Arctique, mais le passage canadien du Nord-Ouest ne sera pas le prochain canal de Panama.

Il y a beaucoup de facteurs à prendre en considération pour évaluer l'intérêt de l'Arctique comme route de transport maritime. Premièrement, la présence de glaces de plusieurs années pendant encore 30 ans, tout le monde semble s'entendre là-dessus, constitue un grave obstacle à la navigation. Il y a des orages fréquents et il fait sombre pendant une bonne partie de l'année, sans parler des longues périodes de visibilité restreinte. L'Arctique continuera également d'être pris par les glaces pendant une partie de l'année, quelle que soit l'intensité du changement climatique, ce qui le rendra impropre à la navigation commerciale internationale pendant ces mois-là.

En commerce, quand on veut créer des modèles, on se sert de la distance pour mesurer le temps et le coût, mais dans l'Arctique, cette relation ne marche plus. Ce n'est pas parce que la distance est plus courte que cela coûtera moins cher et que cela sera plus rapide qu'en empruntant les routes traditionnelles. Selon le modèle retenu, les bateaux doivent être capables de maintenir une vitesse moyenne dans l'Arctique de sept à dix nœuds pour qu'un trajet plus court puisse se traduire par un gain de temps. Étant donné les conditions environnementales mentionnées précédemment, c'est loin d'être garanti. Le passage canadien du Nord-Ouest est peu profond à certains endroits; par conséquent, les gros bateaux à conteneurs qu'on utilise normalement pour le commerce international ne pourront pas l'emprunter, ce qui annule l'avantage économique d'un plan réseau et les économies d'échelle rendues possibles par les bateaux de cette taille.

S'agissant des bateaux naviguant au sud du 60e de latitude Sud, l'Organisation maritime internationale limite la présence à bord — pas seulement la combustion — des types de mazout de soute qu'utilisent normalement les bateaux. Dans l'Arctique, il faudra utiliser un mazout plus léger, comme le diesel arctique, qui coûte au moins deux fois plus cher que le mazout traditionnel.

Je crois savoir que le gouvernement norvégien a l'intention de proposer un règlement identique pour l'Arctique. Cela y augmenterait de beaucoup les coûts d'exploitation, en comparaison des routes traditionnelles, sans parler des autres conditions spéciales comme les normes de construction et d'équipement, les normes relatives à la formation et à la certification, et tous les autres coûts qui pourront être imposés pour la mise en place de services comme un système d'aide à la navigation, une capacité d'intervention d'urgence, une capacité de surveillance et de contrôle, la tenue et la mise à jour de cartes de navigation, et cetera, qui n'existent pas pour l'instant. Bref, je le répète, un trajet plus court ne revient pas forcément moins cher.

Il convient de signaler que l'Arctique canadien ne constitue un raccourci que pour une seule route commerciale importante, celle qui relie l'Asie à la côte est nord-américaine. La route maritime du Nord, située à l'ouest de la côte arctique russe, est plus courte pour les bateaux qui assurent le commerce entre l'Asie et l'Europe. L'Arctique canadien ne présente un intérêt que pour l'Asie du Nord, à partir de Shanghai en allant vers le nord, car plus au sud, à partir de Singapour par exemple, les routes traditionnelles sont plus courtes. Quand je parle de « routes traditionnelles », je veux parler bien sûr du canal de Panama, auquel on compare souvent le passage du Nord-Ouest. C'est un peu curieux, d'ailleurs, étant donné qu'une grande partie du commerce asiatique ne passe ni par l'Arctique ni par le canal de Panama pour rejoindre les régions du centre et de l'est de l'Amérique du Nord. Ces bateaux déchargent dans des ports comme Prince Rupert ou Los Angeles, et la cargaison est ensuite acheminée à destination par train. Par conséquent, le passage du Nord-Ouest ne fait pas concurrence simplement au canal de Panama, il fait aussi concurrence au train.

Quand on dit que l'Arctique risque de reconfigurer tout le commerce international, on part toujours du principe que le changement climatique affecte l'Arctique indépendamment de tout ce qui se passe partout ailleurs dans le monde, ceteris paribus. Mais ce n'est pas le cas. Sur un horizon de 30 ans, on peut dire que le système du commerce international va continuer d'évoluer et que, dans 30 ans, il sera radicalement différent de ce qu'il est aujourd'hui, ce qui signifie que les analyses de rentabilité économique seront bien différentes dans 30 ans de ce qu'elles sont aujourd'hui.

La présidente : Monsieur Carmel, je suis désolée, mais les interprètes ont du mal à vous suivre. Essayons de les aider un peu.

M. Carmel : N'oublions pas que le commerce international d'il y a 30 ans était radicalement différent de ce qu'il est aujourd'hui. En 30 ans, l'innovation des conteneurs s'est solidement implantée; les réseaux de transport intermodal complexes et hyper-efficients se sont développés parallèlement à de nouvelles pratiques de gestion; les chaînes de production ont été fragmentées — je veux parler de l'externalisation, comme on l'appelle fréquemment; et la Chine, qui était un pays arriéré, est devenue la deuxième puissance économique et le premier pays exportateur au monde. En l'espace de 30 ans, donc, une innovation dans les transports a complètement transformé le monde.

L'évolution démographique va continuer d'influer sur les réseaux commerciaux, et le secteur de la fabrication en Asie va se déplacer vers le sud, comme il a déjà commencé à le faire, diminuant ainsi la valeur des routes de l'Arctique. Des événements inattendus, comme la découverte de réserves de gaz de schiste aux États-Unis, qui ont le potentiel de faire passer presque instantanément ce pays importateur à un statut d'autarcie, et même de lui permettre d'exporter, de tels événements, donc, risquent de rendre beaucoup moins rentable l'exploitation des ressources naturelles de l'Arctique, comme c'est arrivé pour l'industrie gazière et notamment pour le mégaprojet russe Shtokman.

D'un autre côté, les avantages qui militent en faveur d'un rôle accru de l'Arctique dans le commerce international sont les suivants. Le développement économique va se poursuivre; l'investissement dans les infrastructures, tout au moins aux États-Unis, est tout à fait insuffisant, ce qui signifie que le système ferroviaire qui fonctionne pratiquement à pleine capacité aujourd'hui risque de ne pas pouvoir faire face aux augmentations de volume prévues, ce qui rendra l'Arctique d'autant plus intéressant, surtout si le changement climatique touche non seulement l'Arctique mais aussi le reste du monde.

Les changements observés quant aux températures et aux précipitations en Amérique centrale entraînent une diminution du débit des eaux qui se jettent dans le lac Gatun, le plan d'eau aménagé pour le canal de Panama. Même si les prédictions varient d'un modèle climatique à l'autre, il est possible, si certains paramètres se vérifient pendant la période dont nous parlons, que le changement climatique rende le canal de Panama impraticable à la navigation internationale. Le choix qui s'offrira alors ne sera plus entre l'Arctique et le canal de Panama mais entre l'Arctique et le détroit de Magellan, lequel rallonge la route de 9 000 milles. Si l'on ajoute à ça la saturation du système ferroviaire, on a un véritable cocktail explosif, qui pourrait obliger un grand nombre de bateaux à emprunter le passage du Nord- Ouest.

Dans un ouvrage intitulé The Next 100 Years, George Friedman affirme que les gens raisonnables sont incapables d'anticiper l'avenir. S'agissant du développement futur de l'Arctique, il ne ménage pas ses mots. Le monde change rapidement, mais ce changement n'est pas linéaire. Pourquoi s'accroche-t-on à des paradigmes du XIXe siècle — encore l'analogie au Grand Jeu — demande-t-il?

Enfin, que représente, pour le monde entier, la perspective d'un océan Arctique libéré par les glaces? S'il devient une grande route de transport et représente une importante économie de temps et d'argent, les conséquences se répercuteront au-delà de l'Arctique, et en fait, surtout au-delà de l'Arctique. Les grandes innovations dans les transports qui se répercutent sur l'organisation du commerce donnent souvent lieu à des conflits à un niveau ou à un autre. Les tensions actuelles avec la Chine en sont un exemple, qui ont leur origine dans l'innovation dont on parlait tout à l'heure. La double innovation dans les transports qu'a constituée l'apparition du bateau à vapeur et celle du chemin de fer a permis aux produits agricoles nord-américains de se retrouver sur les marchés européens, ce qui a déclenché une chaîne d'événements qui ont atteint leur paroxysme avec la Première Guerre mondiale. Un changement inattendu et bénéfique pour le commerce a toujours aussi des effets indésirables. Autrement dit, il y a toujours des gagnants et des perdants, et les perdants le prennent rarement bien. La Chine, qui n'a pas de littoral arctique, pourrait être le plus grand gagnant si l'Arctique est un jour libéré par les glaces, étant donné les conséquences que cela peut avoir pour le commerce international.

Il y aura peut-être aussi des effets collatéraux non négligeables. Si une part importante du commerce international passe par la route du Nord plutôt que par le canal de Suez, cela compromettra gravement la stabilité du gouvernement égyptien, qui tire une partie importante de ses revenus et de ses devises étrangères des droits de péage du canal. Or, une Égypte stable est une condition essentielle à la paix et à la stabilité au Moyen-Orient. Tout comme la quantité de précipitations en Amérique centrale peut avoir des conséquences importantes pour le trafic dans l'Arctique, le trafic dans l'Arctique peut avoir des effets considérables au-delà de la région arctique, comme la stabilité au Moyen-Orient. Il est difficile de prévoir comment tout cela évoluera.

L'Arctique a donc des ramifications sur la sécurité des États et c'est assurément une dimension à prendre en considération, mais c'est une dimension qui, même si elle est due à des changements dans l'Arctique, ne se manifeste pas dans l'Arctique en soi.

Je suis prêt à répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup. C'était un exposé extraordinaire. Nous allons maintenant passer aux questions.

Le sénateur Dallaire : Vous n'êtes pas futurologue, mais vous êtes très pragmatique, et je ne le dis pas dans un sens péjoratif. Quels grands changements prévoyez-vous pour le transport maritime au cours des 30 prochaines années? Pensez-vous qu'on assistera à des mutations radicales dans les systèmes de transport, les bateaux eux-mêmes, la propulsion ou d'autres moyens, qui nous permettent de penser qu'il y aura toujours des bateaux, des conteneurs et des chemins de fer, à peu près comme on les connaît aujourd'hui, peut-être un peu plus développés?

M. Carmel : Tout dépend de certains facteurs. Par exemple, les changements démographiques auront certainement une incidence sur le commerce des régions touchées. Par exemple, au fur et à mesure que l'Asie du Sud-Est gagne en importance et que la Russie en perd, la configuration du trafic commercial et le genre de bateaux utilisés évolueront en conséquence. Nous voyons déjà que la Chine, par exemple, est devenue un grand exportateur d'automobiles.

Sur le plan de la technologie, je pense que les bateaux de conteneurs actuels, qui ont une capacité de l'ordre de 18 000 EVP, ont sans doute atteint la taille maximum car, au-delà, cela présentera de sérieux défis techniques. Par conséquent, je ne pense pas que les bateaux seront plus gros. Le mazout est sans doute un important facteur à prendre en considération. Si l'on trouve facilement du mazout bon marché, à faible empreinte carbone, cela aura un impact positif sur le transport maritime. Si le mazout continue d'être très cher ou s'il devient encore plus cher, on risque d'assister à un effondrement des réseaux internationaux d'approvisionnement et à un retour à la fabrication régionale; à ce moment-là, les réseaux internationaux d'approvisionnement seront moins nombreux et plus intégrés qu'aujourd'hui.

N'oubliez pas, par exemple, que la moitié des cargaisons des conteneurs sont des produits semi-ouvrés. Autrement dit, ce sont des produits qui sont destinés, non pas aux magasins de détail, mais à des usines de production du monde entier. Si le système s'effondre, ce sont les chaînes de production régionales qui vont prendre le relais.

Voilà le genre d'événements que nous anticipons à court terme, d'ici 20 à 30 ans. Des percées technologiques comme la mise au point de piles à combustible durables pourraient provoquer des bouleversements, mais je ne pense pas que ce soit envisageable, tout au moins pas à court terme.

Le sénateur Dallaire : Autrement dit, la vitesse ne va pas doubler?

M. Carmel : Non. La vitesse commerciale des bateaux et la vitesse de nos systèmes ont été au départ fixées autour de 24 nœuds en fonction de plusieurs facteurs, notamment le mazout, les règles relatives à l'empreinte carbone et le ralentissement économique. En fait, nous avons même réduit sensiblement les vitesses de nos réseaux. Certains sont passés de 24 nœuds à 12 ou 16.

Le système mondial intermodal connaît actuellement un certain ralentissement. La cause en est le prix du mazout, et nous constatons par ailleurs que c'est la solution la plus facile pour se conformer aux règles sur l'empreinte carbone. Il se peut que, même si l'économie reprend, les vitesses n'augmentent pas. On verra bien.

Le sénateur Pépin : Quels sont les risques associés aux différents types de transport dans l'Arctique?

M. Carmel : Il y a deux catégories de risques : les risques pour le bateau, et les risques pour l'environnement. Ce n'est pas forcément la même chose. À mon avis, et c'est malheureux, les règlements concernent généralement les risques pour le bateau. J'estime en effet qu'il serait plus approprié que les règlements portent sur les risques pour l'environnement. Les avaries causées par la glace constituent le risque le plus important. Par ailleurs, quand on bâtit des modèles économiques, il est important d'anticiper les choses. Or, la condition de la glace peut varier à tel point qu'on ne peut pas prévoir si tel ou tel trajet prendra deux ou 12 jours. Tout le monde se dit qu'on va pouvoir raccourcir le trajet de six ou sept jours en prenant une route du Nord plutôt que l'un des canaux, mais je n'en suis pas si sûr. Si on doit attendre deux semaines pour que la route soit navigable, on n'aura rien gagné.

Compte tenu de la variabilité de la glace et des risques d'avaries, il est difficile de bâtir des modèles adéquats et de déterminer combien coûtera l'assurance. Il existe des assurances, là n'est pas le problème. Par contre, comme les modèles de risques ne sont pas bien développés, l'assurance coûte très cher et peut même varier pendant un certain temps. Il n'y a pas de système d'aide à la navigation à proprement parler. Les cartes sont imprécises. Nous ignorons la profondeur exacte du passage. Nulle part dans le Nord il n'y a de capacité d'intervention. S'il y a un problème, on ne peut appeler personne. Bref, il y a beaucoup de choses à régler dans l'Arctique avant d'envisager d'y faire passer des bateaux.

Le sénateur Pépin : Merci.

Le sénateur Banks : En juillet de l'année prochaine, les bateaux d'une certaine taille et qui transportent certains types de cargaisons devront s'enregistrer auprès des autorités canadiennes avant de traverser l'Arctique. Cela vous pose-t-il un problème, à vous et à vos concurrents?

M. Carmel : Pas du tout. En fait, je suis très content que cela arrive. Je suis même très surpris qu'on n'ait pas encore défini des schémas de trafic régulier. Je suis sûr que ça sera nécessaire dans quelques années, si le trafic dans l'Arctique doit s'intensifier. Vous voulez parler de la zone de trafic de l'Arctique canadien, le NORDREG, n'est-ce pas?

Le sénateur Banks : Oui.

M. Carmel : Cela ne nous inquiète pas du tout.

Le sénateur Banks : La Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques et, surtout, la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs prévoient notamment que, de façon assez sommaire, le capitaine d'un bateau, le capitaine en second ou le mécanicien peuvent être mis en prison au moindre signe de pollution, c'est-à-dire s'il y a eu déversement de sentine, la nuit ou dans le brouillard, par exemple. Nous avons entendu d'autres personnes parler, pas devant notre comité mais ailleurs, des positions prises par des organisations de transport mondiales. Nous n'avons pas entendu la vôtre, et pourtant vous êtes la plus importante. Qu'en pensez-vous?

M. Carmel : Premièrement, je dirai que c'est une pratique répréhensible, et nous avons pour politique de ne pas faire ce genre de choses.

Vous n'êtes pas le seul pays à faire appliquer ce genre de règlement. Cela se fait aussi aux États-Unis. Ce n'est pas rare. À mon avis, si quelqu'un commet un acte criminel, il doit en assumer les conséquences. Je ne suis donc pas nécessairement en désaccord avec ça. D'aucuns prétendent qu'il ne faut pas poursuivre les capitaines de bateau pour ce genre de choses, mais ils parlent de déversement accidentel. Là vous parlez, je suppose, de déversement volontaire, ce qui est une violation délibérée de la loi, auquel cas il est raisonnable d'intenter des poursuites et d'imposer une amende.

Le sénateur Banks : En vertu de la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il y a eu intention de mal faire. Si la cause de la pollution peut-être retracée au bateau, quelles que soient les circonstances, les officiers peuvent en être tenus responsables sans que la Couronne ait à prouver qu'ils l'ont fait délibérément.

Dans le même ordre d'idées, les bateaux sont équipés de séparateurs pour évacuer les produits toxiques. Si vous dites aux transporteurs qu'ils ne peuvent pas déverser ces produits dans l'eau parce qu'ils sont toxiques et que cela porte atteinte à la souveraineté du pays à qui appartiennent les eaux en question, il va falloir que vous donniez à ces transporteurs les équipements adéquats pour qu'ils puissent se débarrasser autrement des produits qu'ils ne sont pas censés déverser dans l'eau. Nous faisons partie des pays qui sont remarquablement mal équipés pour le faire. Devrons- nous fournir ce genre d'équipement à ceux qui emprunteront le passage du Nord-Ouest, si le trafic s'intensifie malgré ce que vous avez dit?

M. Carmel : Si les bateaux font escale dans le Nord, ça sera un problème. Supposons un instant que des bateaux de transit décident de prendre ce raccourci. Ma première réaction est de vous dire que cela ne sera pas possible, à moins que les bateaux ne fassent escale, car les bateaux ne s'arrêtent pas simplement pour déverser des matières toxiques. C'est en tout cas comme ça dans certains endroits des États-Unis, où aucun déversement n'est autorisé. Nous sommes même obligés de conserver l'eau de pluie qui tombe sur le pont. Il y a une loi, la NPDES, qui nous oblige à installer des citernes d'eau à bord des bateaux pour recueillir l'eau de pluie.

Mais vous avez tout à fait raison : il faudra que les gouvernements nous réservent un endroit où nous pourrons déverser ce genre de produit une fois au port. Pour l'Arctique canadien, il faut distinguer deux situations : d'un côté, le transport de transit, pour lequel cela ne devrait pas avoir de conséquences, et d'un autre côté, le transport de destination, où les bateaux font escale dans l'Arctique. Dans ce cas-là, il n'y a pas que l'eau de pluie et le reste, il y a aussi les eaux usées à prendre en considération. Il existe des règlements sur l'élimination des eaux de ballast et des ordures, mais ils ne sont pas très développés dans l'Arctique. Je suppose que vous ne voudrez pas que les gens balancent leurs ordures par-dessus bord. Il faudra donc prévoir le ramassage et l'élimination de ces produits.

Le sénateur Lang : Pour les besoins du compte rendu et pour que les gens comprennent bien qui vous représentez, pourriez-vous nous dire combien de bateaux votre organisation gère?

M. Carmel : Le Groupe A.P. Moller gère un peu plus de 1 000 bateaux. Pour vous donner une meilleure idée, c'est plus que toutes les marines nationales combinées. Mon secteur a son siège social en Amérique du Nord. Nous sommes séparés en quatre sociétés de transport. Personnellement, je suis responsable de la gestion d'environ 60 bateaux.

Le sénateur Lang : Je voulais que cela soit consigné au procès-verbal, car cela nous donne une bonne idée.

Dans votre déclaration liminaire, vous avez dit que votre société n'avait pas de politique ou de position précise sur l'Arctique, vous avez ajouté « ce qui est assez révélateur ». J'en conclus que, pour le moment, étant donné l'incertitude qui entoure l'Arctique, votre société n'envisage pas sérieusement d'emprunter le passage du Nord-Ouest en remplacement de sa route habituelle, n'est-ce pas?

M. Carmel : En effet. Nous n'avons entrepris aucun programme de recherche pour construire des bateaux capables de naviguer dans cette région. Nous n'avons entrepris aucune étude pour reconfigurer nos réseaux, le cas échéant. La division pétrolière et gazière de notre société observe la situation, mais elle est occupée ailleurs dans le monde.

Au niveau de l'entreprise, nous ne pensons pas avoir quelque activité que ce soit dans l'Arctique d'ici plusieurs générations.

Le sénateur Lang : Vous avez également dit, dans votre déclaration liminaire, que si vous étiez responsable de l'allocation des budgets nationaux, vous investiriez davantage dans la recherche, notamment dans l'hydrographie, la cartographie et l'analyse environnementale. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?

M. Carmel : Volontiers. C'était des remarques qui valaient pour les États-Unis, qui n'ont pas de ressources dans l'Arctique. Nous avons trois brise-glaces, mais il n'y en a qu'un qui fonctionne vraiment.

À l'heure actuelle, les revendications sur les fonds marins sont essentiellement fondées sur des données scientifiques. C'est ce qui capte l'attention de tout le monde. Mais dans quelques années, si nous voulons vraiment utiliser l'Arctique pour la navigation, il faudra avoir des cartes plus fiables, mieux comprendre la nature des fonds marins, et avoir une meilleure connaissance de l'environnement. Ce sont des domaines qui ne sont pas suffisamment étudiés, surtout en ce qui concerne les routes qui seraient utiles à la navigation. Pour pouvoir emprunter la route de l'Arctique, les bateaux de transport devront avoir des cartes détaillées, des données précises sur les courants, bref, le genre de choses dont un bateau a besoin pour se rendre à Vancouver. Or, ces cartes détaillées n'existent pas.

Le sénateur Lang : Dans le même ordre d'idées, je suppose qu'une partie de ce travail a déjà été faite, mais je ne sais pas dans quelle mesure. Si on prenait la décision de commencer aujourd'hui, combien de temps faudrait-il compter pour faire ce travail? Une dizaine d'années?

M. Carmel : Je n'en ai aucune idée. Pour les États-Unis, cela prendra 10 ans, et 20 ans de plus pour construire un bateau. Je n'en sais rien. C'est beaucoup de travail, et tout dépend de ce que vous voulez vraiment faire. J'ai l'impression que ça pourrait prendre plusieurs décennies.

La présidente : J'aimerais revenir là-dessus, car nous avons déjà entendu des témoignages à ce sujet. Il est quand même surprenant qu'en Amérique du Nord, la construction d'un bateau prenne 15 à 20 ans. Combien de temps cela devrait-il prendre?

M. Carmel : Nous avons construit des bateaux en Corée et en Chine. Autrefois, nous en construisions en Europe, mais plus maintenant. En Corée et en Chine, donc, il nous faut généralement 18 mois pour construire un bateau de conteneurs standard, et ça nous coûte à peu près la moitié de ce qu'un bateau semblable nous coûterait aux États-Unis. Je ne sais pas exactement combien cela coûterait au Canada, mais en comparaison des États-Unis, ça nous coûte deux fois moins cher de faire construire un bateau en Asie, et ça prend deux fois moins de temps.

N'oubliez pas que, si l'on parle de commerce Canada/Canada ou États-Unis/États-Unis, les règles sur le cabotage s'appliquent et les bateaux doivent être construits soit au Canada soit aux États-Unis, si bien que le projet n'est plus rentable.

La présidente : Est-ce la raison pour laquelle vous en concluez que ce n'est pas une route envisageable?

M. Carmel : Oui.

Le sénateur Manning : Tout ça est très intéressant. Nous devrions peut-être faire une étude sur le coût et le délai de construction d'un bateau. Tous ces commentaires piquent notre curiosité, surtout au regard d'autres discussions antérieures.

Vous avez dit que toute cette question ne vous préoccupait pas vraiment, et sans doute pas avant plusieurs générations. C'est beaucoup de temps. Pourtant, tous ceux qui suivent ce qui se passe dans l'Arctique depuis quelques années constatent que la communauté internationale commence à s'y intéresser. Aujourd'hui, une conférence internationale est en train de se dérouler pas très loin d'ici. Les cinq pays côtiers qu'intéresse toute activité dans l'Arctique occupent bien sûr le premier plan.

Je vais carrément vous poser ma question, et ensuite vous me répondrez si vous voulez. Que pensez-vous de l'importance qu'on accorde aujourd'hui, notamment au Canada, à la nécessité de se préparer à ce qui va se passer dans l'Arctique au cours des prochaines années, notamment en ce qui concerne la surveillance, le déploiement de bateaux, la présence de personnel armé sur ces bateaux, et cetera?

Je vous ai écouté et je n'ai pas l'impression que ce soit une priorité pour vous, ni pour votre société. Comment pourrez-vous nous aider à faire la part des choses, entre des témoignages comme celui que vous nous avez donné et d'autres, qui sont à l'autre extrême?

M. Carmel : Permettez-moi de revenir sur la différence qui existe entre transport de destination et transport de transit. Plus vous développerez l'Arctique, plus le transport de destination augmentera. Ce ne sera pas le même genre de trafic que celui qui passe par le détroit de Malacca, mais il y en aura davantage. Quand ça se produit, la presse en fait tout un plat. L'an dernier, Beluga Shipping avait un bateau. Pour moi, ça ne représente pas une grosse augmentation, mais pour les journalistes, passer de zéro à un bateau, c'est une augmentation de 100 p. 100, et c'est ce qu'ils rapportent. Les Russes ont annoncé que, l'été prochain, un pétrolier allait quitter le gisement pétrolier de la mer de Barents, dans l'ouest de l'Arctique, à destination du Japon. On verra bien si ça se fait. Tout dépendra du temps.

Le transport de destination va augmenter. Sans doute pas de beaucoup, et vous pourrez le contrôler puisqu'il dépendra des activités de développement que vous autoriserez dans l'Arctique. Donc vous pourrez le contrôler.

S'agissant du transport de transit, j'entends toujours la même chose. Chaque fois que quelqu'un dit que ce trajet représente un raccourci de 4 000 milles, il suppose qu'il naviguera dans l'Arctique à une vitesse normale de 24 nœuds, ce qui est impossible. Dans le meilleur des cas, les bateaux auront une vitesse de trois ou quatre nœuds. N'oubliez pas que même les bateaux renforcés pour la navigation dans les glaces ne peuvent pas avancer à 10 nœuds. Ça défoncerait le bateau le plus robuste. Ils sont conçus de telle façon qu'ils doivent ralentir, briser la glace et résister à la pression sur la coque, mais surtout pas foncer dans la glace à toute vitesse.

Le transport de transit se fera toujours à vitesse réduite. En plus de tous les autres facteurs que j'ai mentionnés, nous ne pourrons jamais faire circuler nos plus gros bateaux dans l'Arctique à cause du tirant d'eau. Je sais que dans les principaux chenaux du passage du Nord-Ouest, vous avez une profondeur de 10 m tout au plus. Il y a longtemps que nos bateaux ont un tirant d'eau supérieur à ça. Nous ne pourrons donc pas faire les économies d'échelle que permettent les gros bateaux.

Quand les gens disent que le transport de transit va augmenter de façon spectaculaire, ils ne tiennent compte que de la distance et absolument pas des facteurs de rentabilité de ce mode de transport. Ils se contentent de faire une division. Je ne connais pas de société de transport maritime international qui envisage d'utiliser la route de l'Arctique avant 2050, que ce soit par la route du Nord, le passage du Nord-Ouest ou même une route transpolaire. D'ici là, le monde aura bien changé, et bien malin celui qui peut dire ce qui arrivera.

Le sénateur Manning : Une grande partie du monde est aujourd'hui cartographiée. Pouvez-vous nous dire ce qui a été fait à ce sujet dans l'Arctique et ce qu'il reste à faire? Prenons l'exemple du tirant d'eau de vos bateaux. On doit avoir des données sur la profondeur du passage, en comparaison d'autres routes du monde?

M. Carmel : Que je sache, certaines parties de l'ouest de l'Arctique canadien et du nord de l'Alaska sont raisonnablement bien cartographiées car on y fait déjà pas mal de transport de destination, et c'est le cas aussi de la partie orientale. Mais tout ce qui est au milieu n'est pratiquement pas cartographié. J'ai cherché mais je n'ai pas réussi à trouver des cartes suffisamment précises pour que je puisse y piloter un très gros bateau en toute confiance. Un petit bateau, du genre qu'on utilise pour l'écotourisme, peut facilement contourner les inégalités de relief des fonds marins. Quand on pilote un bateau de 70 000 ou 80 000 tonnes, c'est difficile de faire un virage, et il n'y a sans doute pas beaucoup d'endroits pour faire des virages. Or, il est important de savoir tout ça avant de s'embarquer.

Le sénateur Manning : Vous estimez donc qu'il est important de faire ce genre de travail, n'est-ce pas?

M. Carmel : Oui, les États-Unis et le Canada peuvent se partager le travail. C'est à vous qu'en revient la majeure partie, mais ça ne vous servira pas à grand-chose si les États-Unis ne font pas leur part. Il faut inévitablement passer par les eaux américaines, à une extrémité, donc les deux parties doivent collaborer.

La présidente : Je suppose que vous êtes convaincu que les Chinois se sont déjà attelés à la tâche.

M. Carmel : Les Chinois exploitent le deuxième plus gros brise-glace au monde, ainsi qu'un grand nombre de stations de recherche dans l'Arctique, donc je sais ce qu'ils font.

Le sénateur Day : J'aimerais vous poser une question au sujet des Chinois. Dans votre déclaration liminaire, j'ai l'impression que vous faisiez un lien entre l'innovation dans l'industrie du transport maritime et des problèmes actuels avec la Chine. Que vouliez-vous dire? Vouliez-vous parler de conteneurisation intermodale?

M. Carmel : Exactement. La mondialisation du transport maritime, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le résultat de la conteneurisation. Le développement de la conteneurisation et le développement parallèle de la technologie de l'information ont permis aux chaînes d'approvisionnement de se fragmenter.

Beaucoup de gens appellent ça de l'externalisation, mais en fait on dégroupe les achats. On ne fabrique plus des produits dans un endroit en particulier, on les fabrique là où c'est le plus rentable, et ensuite, on les rassemble tous en un endroit pour les assembler.

La Chine en a profité plus que n'importe quel autre pays. En fait, la montée en puissance de la Chine est directement liée à cette forme de mondialisation, car ce pays a réussi à attirer toutes les activités de production.

Je ne porte pas de jugement, c'est juste une constatation. Les Chinois en ont considérablement profité, mais le reste du monde aussi. N'oubliez pas que les produits nous coûtent beaucoup moins cher depuis. Il y a aussi le fait, entre autres, que les taux d'inflation ont été modérés.

L'accession de la Chine à un statut de géant économique ne se serait pas produit de cette façon sans la technologie de l'information et la conteneurisation, qui ont complètement chambardé la chaîne d'approvisionnement.

Le sénateur Day : Ce serait intéressant de reprendre cette discussion plus tard. Il y a d'autres facteurs, comme une main-d'œuvre bon marché, mais nous en resterons là pour aujourd'hui.

Je voudrais parler davantage du transport en tant que tel, et comment vous faites le lien. Ce que vous avez dit au sujet du pétrolier qui partirait du nord-ouest de la Russie pour se rendre au Japon m'a fait réaliser que personne ne parle jamais d'un passage au nord-est. Pensez-vous que d'ici 50 ans, il y aura un passage du Nord-Est, au nord de la Russie?

M. Carmel : Oui. Quand je parle de la route maritime du Nord, c'est de ça que je parle. C'est la route que les Russes prendront pour se rendre au Japon à partir du terminal pétrolier de Varendey; autrement dit, ils emprunteront la route maritime du Nord ou le passage du Nord-Est.

Le passage du Nord-Est va en fait être le premier à ouvrir. Les Russes l'exploitent depuis près de 100 ans; ils y font circuler des bateaux. Staline a fortement encouragé le développement de la côte nord de la Russie et l'a exploitée de façon intensive. Après l'effondrement de l'Union soviétique, l'activité a pratiquement cessé, mais les Russes ont consacré beaucoup de temps, d'efforts, d'énergie et de ressources nationales à l'aménagement d'une route maritime septentrionale. Leur flotte de brise-glaces est la première au monde, et comprend notamment les plus gros brise-glaces du monde. C'est pour ces raisons que ce passage sera navigable avant les autres.

Le sénateur Day : Est-ce parce que la Russie est pratiquement le seul pays intéressé que nous n'en entendons pas beaucoup parler?

M. Carmel : Non, mais je ne sais pas vraiment pourquoi, car cette route sera plus rapide pour relier l'Asie à l'Europe. Cette route va s'ouvrir. Elle présente les mêmes problèmes que le passage du Nord-Ouest, avec des endroits peu profonds et des conditions glaciaires variables. La glace a tendance à s'accumuler par endroits et à entraver le passage, mais cette voie sera en fait plus utile pour relier l'Asie à l'Europe, la plus grande route du monde, que de traverser le Nord.

J'ignore pourquoi on n'en parle pas autant que du passage du Nord-Ouest, si ce n'est que parce que les choses qui intéressent l'Amérique du Nord attirent davantage l'attention. Il y a un petit problème de souveraineté qui n'est toujours pas réglé dans l'Arctique canadien, problème qui ne se pose pas en Russie dans les mêmes proportions.

Le sénateur Day : Je crois que vous avez déjà répondu à la dernière question que je voulais vous poser, mais vous avez peut-être quelque chose à ajouter. Vous avez parlé essentiellement des routes de transit, ainsi que de l'exploitation des ressources, notamment le pétrole et le gaz naturel.

Supposons que l'exploitation du pétrole, du gaz, des ressources diamantifères, et cetera, commence avant l'introduction du transport de transit dont vous avez parlé. Vous avez fait la distinction entre transport de destination et transport de transit. Si l'exploitation des ressources s'intensifie, le transport de destination se développera parallèlement. Cela se fera-t-il au détriment du transport de transit, ou au contraire cela lui sera-t-il favorable?

M. Carmel : S'il y a une convergence d'intérêts entre les deux, c'est sur la nécessité de développer des cartes, des infrastructures et des capacités d'intervention d'urgence. Autrement dit, c'est dans ces domaines-là que les intérêts des deux types de transport convergent.

À certains égards, en effet, le transport de destination est en hausse. Il y a quelques années, le Canada était un dilettante sur le marché du diamant, mais aujourd'hui, c'est l'un des plus grands producteurs au monde en raison des activités d'extraction du Nord. Ça aide, en ce sens que c'est toujours ça de moins à faire pour que le transport de transit soit viable.

Le sénateur Day : Donc, vous nous avez donné toutes sortes de raisons qui permettent de conclure, dans un premier temps, qu'il n'y aura pas de transport de transit dans cette région avant quelque temps, mais par ailleurs, que ça pourrait arriver plus tôt si certaines activités se développent dans la région.

M. Carmel : Ça limitera certains des inconvénients, mais il en restera toujours, comme le tirant d'eau, par exemple. Mais il est évident que si certaines activités se développent là-bas, cela sera favorable au transport maritime dans l'Arctique.

L'introduction du transport maritime dans cette région ne dépend pas de la fonte des glaces, mais plutôt d'une combinaison de nombreux facteurs; la fonte des glaces en est un, mais il y a aussi toutes sortes d'autres événements qui peuvent se produire dans le monde. Si tous ces facteurs sont favorables et que le transport maritime dans l'Arctique devient une activité raisonnable, l'introduction de ce type de transport dans l'Arctique pourra se faire d'autant plus rapidement qu'il aura réussi à surmonter certains des obstacles.

Le sénateur Plett : Le sénateur Banks a posé ma première question, et la présidente a posé ma deuxième. J'aimerais quand même revenir un peu sur ce qu'a dit le sénateur Banks au sujet de l'enregistrement de certains bateaux qui traversent la Zone de services de trafic maritime du Nord canadien, notamment les bateaux qui transportent des produits dangereux ou des polluants potentiels. Cela ne se fait-il pas sur les autres routes? Je trouve un peu inquiétant que des bateaux naviguent un peu partout dans le monde avec à leur bord des produits dangereux et qu'ils ne soient pas obligés de s'enregistrer quelque part.

M. Carmel : Partout ailleurs dans le monde, quand nous entrons dans un port et que nous en sortons, nous sommes obligés de déclarer ce genre de choses. Si vous nous l'imposiez dans le Nord canadien, vous vous aligneriez sur ce qui se fait partout ailleurs dans le monde.

Il y a une chose qui me surprend, et dont personne ne parle. Pourquoi n'imposez-vous pas des pilotes aux bateaux qui circulent dans le Nord canadien? J'ai moi-même été capitaine d'un bateau, et je sais que, dans cette région, il faut avoir une connaissance précise de la géographie et des conditions glaciaires. Étant donné que vous imposez vos pilotes aux bateaux qui veulent entrer dans Vancouver, je n'ai jamais compris pourquoi vous n'en faisiez pas autant dans des régions où l'environnement est très fragile. Et pourtant, ce n'est pas ce que vous faites.

Cela ne se fait pas aux États-Unis, à l'exception de certaines régions. Par exemple, il faut un pilote pour entrer dans Prince William Sound. Dans certaines régions où l'environnement est particulièrement fragile, on impose des pilotes.

Que je sache, si le passage du Nord-Ouest ouvrait demain et que je voulais y faire entrer un pétrolier de 70 000 tonnes, je pourrais le faire sur présentation de mon brevet de pilote. Je ne serais pas obligé de prendre à mon bord un pilote qui connaît les conditions locales ou qui sera responsable devant la Couronne du passage sans incident de mon bateau.

À l'heure actuelle, comme vous l'avez dit tout à l'heure, si j'enfreins la loi, vous ne le saurez que si les conséquences sont visibles. Il n'existe pas de mécanisme proactif d'exécution de la loi. Cela nous ramène au principe selon lequel les règlements s'appliquent aux bateaux, pas à l'environnement. Nous comptons presque uniquement sur l'environnement pour nous alerter en cas de problème, mais à ce moment-là, les dégâts sont déjà là. L'imposition de pilotes pourrait faire partie d'un mécanisme proactif d'exécution de la loi.

Le sénateur Dallaire : Étant donné que vous faites partie d'un comité des chefs des opérations navales, de l'United States Navy, pouvez-vous nous dire si l'US Navy projette d'accroître ses capacités dans l'Arctique, à partir de l'Alaska ou du Sud?

M. Carmel : Oui. Comme vous le savez, le gouvernement américain a publié la Directive présidentielle 66 sur la sécurité nationale à la fin de l'administration Bush. Cette directive énonce les grandes lignes d'une expansion des capacités opérationnelles américaines dans l'Arctique, et, l'an dernier, l'US Navy a publié une carte marine de l'Arctique et entrepris une étude sur la façon de réaliser cette expansion. Parallèlement, la garde côtière américaine va publier d'ici un mois ou deux une étude sur la fonte des glaces dans l'Arctique et sur ce qu'elle devra faire à ce sujet. Il y a donc plusieurs études aux niveaux élevés qui ont été entreprises par l'US Navy et par la garde côtière américaine sur ce qu'elles comptent faire dans le Nord.

Le sénateur Dallaire : Ce serait bien que nous soyons mieux informés de ce que nos alliés sont en train de faire, d'autant plus qu'il va falloir entreprendre des études hydrographiques et d'autres analyses sur les voies offertes par le passage du Nord-Ouest. En 2008, un comité avait recommandé que les États-Unis et le Canada collaborent dans ce sens. Ne serait-il pas plus sensé de mettre en commun nos ressources? Je dirais même que, étant donné la compétence et l'expérience des Russes dans l'Arctique, on devrait peut-être travailler avec eux aussi.

M. Carmel : Je suis entièrement d'accord. Ce serait extrêmement important. Contrairement à la rivalité du Grand Jeu, la collaboration est partout présente dans l'Arctique. Les Canadiens, les Danois et les Russes s'échangent des informations. Les États-Unis seraient ravis d'en faire autant s'ils avaient des informations à échanger. J'espère que nous en aurons un jour la capacité. Mais je suis d'accord. C'est le genre de travail qu'il faudrait faire de façon conjointe et coordonnée, afin de ne pas couvrir deux fois le même terrain.

À ce propos, un projet de loi a été présenté en 2009 à la fois au Sénat et à la Chambre des représentants, l'Arctic Marine Shipping Assessment Implementation Act. Ces deux textes complémentaires portent précisément sur l'expansion des capacités américaines, dans une perspective commerciale, dans le but d'évaluer l'introduction d'un service de transport maritime. On propose, entre autres, de financer des recherches dans l'Arctique et de construire un vrai brise-glace. Le Congrès américain examine le projet, et une fois qu'il aura fini de se laisser distraire par toutes sortes d'autres choses, il prendra peut-être une décision.

Le sénateur Lang : J'aimerais revenir un peu sur la question du passage du Nord-Ouest et de la côte russe. Savez- vous si on a fait une évaluation scientifique de cette route et si elle a été cartographiée? Si on voulait y faire passer un pétrolier de 70 000 tonnes, aurait-on les cartes nécessaires?

M. Carmel : Oui.

Le sénateur Lang : Cela a été fait par les Russes, je crois, au cours des 100 dernières années.

M. Carmel : En effet.

Le sénateur Lang : C'est intéressant ce qui se passe avec les Chinois. Vous avez dit qu'ils avaient le deuxième plus gros brise-glace au monde. Mais que font-ils avec?

M. Carmel : Il a été baptisé Dragon des neiges, c'est la traduction du nom chinois. Ils s'en servent surtout pour la recherche. Il est stationné dans l'Arctique pratiquement en permanence. Le plus gros brise-glace du monde est russe et s'appelle le 50 ans de victoire. Les Russes l'ont mis en service l'an dernier, et le Dragon des neiges est arrivé peu après. C'est un bâtiment qui peut accueillir plusieurs centaines de personnes, et qui est équipé de bonnes installations de recherche.

Le sénateur Lang : Intéressant.

Le sénateur Banks : Si vous entrez dans un port ou que vous en sortez et que vous avez à bord un certain type de cargaison, vous devez le signaler à quelqu'un. Par contre, si vous êtes simplement en transit, c'est différent. Par exemple, si vous ne faites que traverser le détroit de Malacca, devez-vous signaler la nature de votre cargaison à quelqu'un? Si vous empruntez la route maritime du Nord sans faire escale dans un port russe, devez-vous signaler aux Russes ce que vous avez à bord?

M. Carmel : Que je sache, le long de la route maritime du Nord, vous devez le faire.

Le sénateur Banks : Alors, nous devrions le faire aussi.

M. Carmel : Tout à fait. S'agissant de transit international, comme la traversée du détroit de Malacca, on est généralement obligé de signaler par radio ce qu'on a à bord. Par contre, on n'est pas obligé de fournir les détails dont vous parlez quand on navigue dans des eaux internationales ordinaires.

Le sénateur Banks : Est-ce que ces informations seront bientôt normalisées, afin qu'elles puissent être transmises sur un transpondeur et lues par quiconque?

M. Carmel : À l'heure actuelle, le système d'identification automatique vous demande de signaler le contenu de votre cargaison en termes généraux.

Le sénateur Banks : Ainsi que leur origine.

M. Carmel : C'est exact. Vous devez indiquer d'où vous venez et où vous allez. Le système d'identification automatique est loin d'être infaillible, car il contient des lacunes énormes. Il y a trois ou quatre ans, le gouvernement de Singapour a émis un avis par radio indiquant que ce système est terriblement inexact et qu'on ne devrait pas s'y fier.

On est encore loin d'exiger une description standard de ce qui se trouve à bord du bateau. D'aucuns prétendent que nous ne devrions pas signaler ce genre de choses, car cela peut encourager des pirates qui l'apprennent par radio à cibler un bateau.

La présidente : Permettez-moi de vous poser une dernière question. Vous avez parlé du canal de Suez, et je vous en avais déjà entendu parler avant. C'est une question plus géopolitique, mais si vous ouvrez une route du Nord qui fera concurrence au Canada de Suez, cela aura des conséquences. L'Égypte sera mécontente. Est-ce l'une des raisons pour lesquelles le Nord n'est pas une option viable?

M. Carmel : Non. Au final, les pays et les entreprises agiront au mieux de leurs intérêts, et l'Égypte n'aura qu'à défendre les siens.

La présidente : Cette discussion a été extrêmement intéressante. Merci d'être venu et d'avoir apporté de la documentation.

Nous accueillons maintenant M. Charles F. Doran, professeur Andrew W. Mellon de relations internationales, président de l'International Relations Committee, directeur du Global Theory and History Program et, surtout, directeur du Center of Canadian Studies, à l'Université Johns Hopkins.

M. Doran a récemment présenté plusieurs communications sur des questions liées à la sécurité nationale. Il nous remettra plus tard une transcription d'une communication sur la sécurité et la défense dans l'Arctique, et je la ferai distribuer à tous les sénateurs.

Il écrit régulièrement sur le Canada et l'Arctique canadien depuis le début des années 1970, et c'est dans un ouvrage intitulé Forgotten Partnership : U.S.-Canada Relations Today, publié il y a 25 ans et revu et réédité depuis, qu'il a lancé les premières discussions sur l'Arctique.

Bienvenue parmi nous. Nous sommes ravis de vous accueillir aujourd'hui. Avez-vous une déclaration liminaire à faire?

Charles Doran, Programme des études canadiennes, Université Johns Hopkins, à titre personnel : Oui, si vous le permettez. Je vous remercie infiniment de me donner l'occasion de comparaître devant votre éminent comité. J'ai trois observations à faire.

Premièrement, les glaces de l'Arctique fondent à une vitesse surprenante, ce qui laisse envisager des possibilités d'exploitation pétrolière et de transport maritime, et, partant, de nouveaux problèmes de sécurité et de défense.

Deuxièmement, face à ces problèmes de sécurité et de défense, les intérêts du Canada et des États-Unis sont tout à fait différents. Alors que le Canada voudrait que le passage du Nord-Ouest soit reconnu comme faisant partie de ses eaux intérieures, les États-Unis voudraient que ce passage soit un détroit international. Ces deux positions paraissent irréconciliables.

Troisièmement, il y a quand même une solution. Pourquoi ne pas assurer la surveillance de cette voie d'eau conjointement, par l'intermédiaire du NORAD, une institution qui sert les intérêts des deux pays depuis des années, dans un climat d'intégrité et de collaboration exemplaire?

Les glaces de l'Arctique fondent. Quelle que soit la cause du réchauffement climatique, toutes les sources indépendantes indiquent que les glaces de l'Arctique fondent à une vitesse telle que le passage du Nord-Ouest sera un jour navigable, tout au moins pendant les mois d'été, ce qui soulève une kyrielle de problèmes de défense et de sécurité.

Pour apporter et rapporter des produits et du matériel de l'Arctique, les entreprises et les gouvernements vont faire du transbordement. Le transbordement entre l'Europe et l'Asie, et vice-versa, en passant par l'Arctique, va raccourcir le trajet de plusieurs jours et réduire les coûts par rapport aux routes traditionnelles qui passent par le canal de Panama ou le Cap Horn.

Même les États qui n'ont pas de littoral arctique s'y intéressent beaucoup. La Chine a maintenant une place d'observateur au Conseil de l'Arctique. On dit que l'Allemagne est en train de construire un brise-glace moderne. Si le passage du Nord-Ouest est vraiment ouvert au transport maritime, cette réalité devient un problème stratégique pour le Canada et les États-Unis. Ils vont devoir assurer la tâche complexe, coûteuse et difficile de la surveillance de ces eaux, et en assurer la défense et la sécurité.

Quelles que soient les prétentions légitimes du Canada à l'égard des eaux de l'Arctique pour ce qui est de la protection environnementale et du développement économique, les responsabilités canadiennes et américaines en matière de défense et de sécurité de ces eaux ne sont pas bien coordonnées. Le passage du Nord-Ouest ne peut pas être à la fois un détroit international et une partie du territoire canadien.

Par ailleurs, le problème des Américains est encore plus compliqué. Non seulement ils veulent pouvoir y faire passer leurs bateaux sans entraves, mais ils doivent assurer la sécurité des sous-marins de l'OTAN qui naviguent dans ces eaux, et être capables de détecter tout intrus ennemi. La sécurité doit être totale; le principe du consentement préalable n'a pas sa place.

De plus, si le passage du Nord-Ouest est reconnu comme faisant partie du territoire canadien, tous les autres détroits internationaux risquent de subir le même sort. Ainsi, l'Indonésie ou la Malaisie pourraient vouloir étendre leur souveraineté au détroit de Malacca. La Chine ou d'autres pays pourraient vouloir étendre leur souveraineté à l'archipel des îles Paracel et Spratly, par où passe la moitié des pétroliers du monde. De plus, les gisements pétroliers de la région du Golfe persique produisent 70 p. 100 des ressources mondiales exploitables de pétrole et de gaz naturel. De grandes quantités de ce pétrole et de ce gaz naturel passent par le détroit d'Hormuz. L'Iran a un littoral sur ce détroit. Autrement dit, un précédent pour le passage du Nord-Ouest crée un précédent pour tous les autres détroits.

Il ne faut pas sous-estimer non plus le coût et la difficulté que représenteront la sécurité et la défense de ces eaux difficilement accessibles. Cela nécessitera des équipements aériens, spatiaux, maritimes et sous-marins. Les marines nationales assumeront inévitablement une partie de ces tâches. Le Canada et les États-Unis ont intérêt à collaborer. Pourquoi ne pas profiter de l'expérience acquise au sein de la seule institution bilatérale dont on dispose, aux plus hauts niveaux militaires et politiques, et qui a permis au Canada et aux États-Unis d'atteindre un niveau maximum de confiance et d'efficacité? En un mot, je veux parler du NORAD. Depuis le 12 mai 2006, l'accord du NORAD prévoit qu'on peut en étendre les services au secteur maritime.

Le 29 octobre 2009, le général Victor Renuart, commandant de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord et de l'United States Northern Command, a fait remarquer que la mission maritime du NORAD est une mission d'alerte. Autrement dit, le rôle du NORAD est d'alerter chaque gouvernement en cas de menaces posées notamment par des drones ou des missiles de croisière lancés à partir de plates-formes maritimes installées dans l'Arctique. Le NORAD n'a pas de rôle en matière d'application de la loi, et il n'exerce pas non plus de contrôle opérationnel sur les bateaux, les avions et les missiles de défense. Toutefois, s'il pouvait compter sur le NORAD, le Canada n'aurait pas besoin de demander de consentement préalable aux bateaux de la marine américaine, et le passage de sous-marins de l'OTAN ne créerait pas de problèmes de communication. De plus, la surveillance de bateaux potentiellement hostiles, en surface ou sous la mer, pourrait se faire d'une façon plus efficiente et plus précise que si les deux gouvernements s'en occupaient séparément.

Que ce soit au niveau des personnes ou des gouvernements, le Canada et les États-Unis ont montré qu'ils savaient collaborer avec un maximum de confiance et d'efficacité face à une menace aérobie. Pourquoi ne pas nous servir du NORAD, ce trésor institutionnel qu'on ne met pas assez à contribution, pour faire face ensemble au plus grand enjeu que le Canada et les États-Unis auront à relever en matière de défense et de sécurité : la surveillance et le maintien de l'ordre dans l'Arctique?

Les Américains et les Canadiens savent coopérer sur le plan militaire. Le NORAD peut être un compromis entre deux positions stratégiques au départ irréconciliables. Même si les États-Unis et le Canada s'entendent pour ne pas s'entendre quant au statut du passage du Nord-Ouest, ils peuvent en fait y assurer la surveillance et le maintien de l'ordre, dans le climat de confiance et de respect qui a toujours caractérisé cette grande institution bilatérale.

Je suis prêt à répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Doran. Avant de passer aux questions, j'aimerais vous demander de confirmer que le NORAD envisage d'étendre ses activités au domaine maritime. La question est de savoir par où commencer : est-ce que le Canada et les États-Unis devraient s'entendre avant de demander au NORAD de le faire, ou bien est-ce que le NORAD devrait en prendre l'initiative, le Canada et les États-Unis en étant les bénéficiaires?

M. Doran : Je crois comprendre à quoi vous voulez en venir précisément, ou en tout cas je l'espère. Ils discutent actuellement de la façon dont ça se fera. Les intentions sont claires, mais il reste à préciser les détails. Le rythme auquel cela se fera n'est pas encore déterminé.

Le sénateur Dallaire : Monsieur Doran, quelle est la participation du Canada à l'U.S. Northern Command?

M. Doran : L'U.S. Northern Command est un commandement américain.

Le sénateur Dallaire : Certes, mais il est dirigé par le même commandant que le NORAD, n'est-ce pas?

M. Doran : C'est possible, en effet.

Le sénateur Dallaire : C'est comme ça que nous le voyons.

M. Doran : En effet.

Le sénateur Dallaire : Vous estimez que, pour le passage du Nord-Ouest et la région de l'Arctique, une position de défense devrait être établie dans le cadre du NORAD et pas forcément dans le cadre de l'OTAN. Séparez-vous les deux, ou bien pensez-vous que l'un complète l'autre?

M. Doran : Ce que nous faisons en Amérique du Nord est le complément de ce que nous faisons dans le cadre de l'OTAN, mais c'est aussi séparé. Il faut accorder une attention particulière à ce que le Canada et les États-Unis font dans le domaine de la défense et de la sécurité, notamment dans l'Arctique, car cela revêt une importance particulière pour les deux pays. L'OTAN aura certainement un rôle positif à jouer, mais la surveillance de l'Arctique est une question à régler par le Canada et les États-Unis, dans le cadre du NORAD.

Le sénateur Banks : Merci, monsieur Doran, d'avoir pris le temps de venir nous voir. Ai-je bien entendu quand vous avez dit que le NORAD avait essentiellement un rôle d'alerte, et qu'il n'avait aucun contrôle sur les avions?

M. Doran : C'est bien ce que j'ai dit. J'ai repris les paroles du commandant de l'United States Northern Command qui a déclaré, il y a moins d'un an, que le NORAD avait un rôle d'alerte. Ce rôle, comme les précédents, était assumé également par le Canada et les États-Unis, avec du personnel canadien et du personnel américain, dans un climat de grande confiance, de sorte que les informations étaient transmises aux gouvernements respectifs pour qu'ils puissent décider quoi faire en cas de menace réelle.

Le sénateur Banks : Par exemple, si les Russes décidaient de nous tester au sujet du tracé des frontières, est-ce le NORAD qui enverrait des avions pour les intercepter?

M. Doran : Non. Le NORAD transmet des informations, libre à chacun des deux gouvernements de décider ce qu'il va faire; les avions des deux pays ne seront déployés que si les gouvernements en décident ainsi.

La présidente : Sénateur Banks, cela a été clairement précisé — M. Doran s'en souvient certainement — après la tragédie du 11 septembre, à savoir que le NORAD avait un rôle d'alerte et que c'était à chacun des deux gouvernements de décider.

Le sénateur Banks : Je vais passer à autre chose, parce que ce n'est pas ce que j'avais compris. Je suis heureux de l'apprendre.

Monsieur Doran, le versant nord de l'Alaska est une source de friction entre le Canada et les États-Unis. Je suis sûr que vous vous êtes intéressé à la question, notamment aux activités de prospection pétrolière qui se font là-bas, à proximité d'une réserve faunique nationale. Je ne pense pas que le moratoire ait été levé, mais les gens continuent d'en parler.

Le Canada estime que ces activités ne devraient pas se poursuivre étant donné que c'est une réserve faunique et qu'il y a des troupeaux de caribous. Est-ce qu'on en parle encore?

M. Doran : Oui. Le gouvernement de l'Alaska s'intéresse beaucoup à la question, tout comme Washington d'ailleurs. La décision de forer dans la région de la Réserve faunique nationale de l'Arctique n'a pas encore été prise. C'est bien de cette région que vous voulez parler?

Si on trouve le moyen de ne pas nuire à cet important troupeau de caribous, on autorisera peut-être les activités de forage. Pour l'heure, on craint que le forage ne pose beaucoup de problèmes.

Le sénateur Banks : Ma dernière question porte sur le statut qui sera accordé à ces eaux septentrionales, eaux intérieures ou détroit international. Il faut espérer que cette question sera réglée par un tribunal plutôt que par un autre moyen. Cette décision n'aura pas seulement pour effet de déterminer qui pourra y passer avec ses bateaux et qui doit signaler ce qu'il transporte à bord, et à qui il doit le faire. Elle aura aussi des répercussions sur les ressources que contiennent les fonds marins de ce détroit ou de ces eaux intérieures, n'est-ce pas?

M. Doran : Mon opinion est la suivante. Le dossier comporte trois grands volets : l'économie, l'environnement et la sécurité. Si ces trois volets restent séparés, les deux gouvernements ont beaucoup plus de chances de faire valoir leurs intérêts dans les trois.

Je suppose que le Canada, si c'est ce qu'il désire, décidera probablement d'étendre sa souveraineté à l'Arctique pour des raisons économiques — les ressources pétrolières et gazières, entre autres — et évidemment pour des raisons environnementales. Pour ce qui est de la sécurité, j'espère qu'elle sera assurée dans le cadre du NORAD.

Le sénateur Lang : Je viens du Yukon, tout près de l'Arctique. À deux reprises au moins, dans votre déclaration, vous avez dit que les glaces fondaient à une vitesse surprenante. Vous êtes manifestement très au courant du dossier, et j'aimerais donc savoir quelles conclusions vous tirez de tout ce que vous avez lu et étudié. D'ici combien de temps, à votre avis, le passage du Nord-Ouest sera-t-il ouvert à la navigation, sur une base saisonnière?

M. Doran : Premièrement, je suis politologue, donc je suis très mal placé pour porter un jugement technique. Toutefois, comme vous l'avez laissé entendre, j'ai en effet suivi attentivement ce dossier en puisant dans un certain nombre de sources. Je ne me fie donc pas à une seule source. Celle que j'ai consultée récemment contenait des informations stupéfiantes. Il y avait une série de photos qui montraient que la glace avait suffisamment fondu pour que les bateaux puissent passer le long de la côte russe.

Du côté canadien, à cause des courants, la glace avait moins fondu, mais il était évident qu'en été, la voie serait dégagée le long de cette côte également.

Par ailleurs, j'ai examiné le graphique où l'on essaie de prévoir l'évolution de la fonte des glaces au cours des 20 prochaines années. Le graphique n'était pas très net, et les données changeaient pas mal d'une année à l'autre, mais la tendance était très nette : la voie allait être de plus en plus dégagée. Je dirais que, d'ici 10 à 15 ans, certains bateaux devraient pouvoir emprunter le passage du Nord-Ouest.

Le sénateur Lang : J'aimerais revenir un peu sur la question du transbordement dans le passage du Nord-Ouest. Le témoin qui vous a précédé nous a dit en termes non ambigus que, tout au moins à sa connaissance, les gros bateaux de 70 000 tonnes ne pourraient pas emprunter le passage du Nord-Ouest à cause de leur tirant d'eau. Je crois qu'il a dit qu'à certains endroits, la profondeur est de 10 mètres. Qu'en pensez-vous?

M. Doran : Je n'ai rien à dire sur la profondeur de la voie d'eau. Par contre, s'agissant de la taille du bateau, je crois que les superpétroliers à double coque n'auront aucune difficulté sur la majeure partie du passage. Autrement dit, la glace qui restera ne devrait pas être un gros problème pour ces gros bateaux.

Je ne peux pas vous donner une réponse précise. Il y a de nombreuses façons différentes de traverser ces passages. Et il n'y en a pas qu'un. À certains endroits, il se peut que les eaux soient peu profondes, mais je suis sûr qu'à d'autres endroits, la profondeur est tout à fait adéquate. D'après ce que je sais de la construction des superpétroliers, ils sont suffisamment robustes pour résister au peu de glace qui restera.

Le sénateur Lang : Revenons-en maintenant à la question du NORAD. Vous avez dit que le Canada considérait le passage du Nord-Ouest comme des eaux intérieures, et que les États-Unis le considéraient comme un détroit international. Manifestement, ce sont deux positions très différentes.

Vous avez dit souhaiter que le Canada et les États-Unis collaborent. Voulez-vous dire que les deux pays devraient gérer ensemble cette région tout en acceptant le fait que ni l'un ni l'autre n'a raison? Comment ces eaux seront-elles définies?

M. Doran : Premièrement, je n'ai jamais dit « gérer ensemble », et je ne le ferai jamais.

Ce qu'il faut c'est se concentrer d'abord sur les questions de sécurité et de défense, séparément des autres volets du dossier, c'est-à-dire l'économie et l'environnement.

Deuxièmement, il faut séparer tout ce qui concerne la surveillance et l'alerte des autres aspects de la sécurité. La surveillance et l'alerte ne sont pas des fonctions faciles, et elles exigent l'utilisation de technologies de pointe dans des conditions très difficiles. Je pense que les deux gouvernements ont la capacité de se concentrer, ensemble, sur ces deux fonctions. Le NORAD serait le cadre idéal pour le faire.

L'objectif est de déterminer quoi faire si l'on décèle l'existence d'une menace dans l'Arctique. Les deux gouvernements en seront informés, et à partir de ce moment-là, chacun pourra décider ce qu'il va faire. Mais ça, c'est autre chose. C'est important, mais c'est un autre aspect de la question.

La présidente : Parce que les intérêts peuvent être divergents?

M. Doran : Les capacités et les intérêts sont différents. À mon avis, si ce genre de situation se présentait, le Canada et les États-Unis, avec l'expérience qu'ils ont, trouveraient une solution au problème. Pour l'instant, tout est très pragmatique car il n'y a aucune ligne directrice sur les ripostes possibles dans ce genre de situation.

Le sénateur Lang : J'aimerais maintenant revenir sur la prétention du Canada d'exercer sa souveraineté sur les eaux en question. Si j'ai bien compris, vous nous recommandez d'y renoncer, n'est-ce pas?

M. Doran : Je dis qu'il faut reconnaître qu'il y a plusieurs volets à cette souveraineté. Il y a le volet économique, avec les ressources pétrolières et gazières. Il y a le volet environnemental, avec les peuples autochtones, qui est aussi un aspect important de la souveraineté.

J'estime par contre que la sécurité et la défense nationale sont un volet distinct des deux que je viens de mentionner, et qu'elles devraient être traitées séparément, étant donné leur importance. Le volet de la sécurité nationale et de la défense se subdivise en plusieurs fonctions, dont la surveillance et l'alerte, le genre de riposte militaire à prévoir en cas de crise, et cetera. Pour l'instant, s'agissant de défense et de sécurité, tout le monde s'intéresse particulièrement aux fonctions d'alerte et de surveillance, et à mon avis, ces discussions pourraient se faire dans le cadre d'une seule institution, le NORAD, où il règne déjà un excellent climat de collaboration.

Le sénateur Day : En association avec le NORAD, un protocole a été signé qui détermine, en cas d'interception, quels appareils participeront à l'interception. Même si, dans le passé, la plupart de ces interceptions étaient censées se faire dans l'espace aérien canadien, il est arrivé, dans le nord-ouest du Canada, que des avions américains soient plus proches, et à ce moment-là, c'est eux qui auraient été chargés de l'interception. Cela dépasse la simple alerte. Si ça ne fait pas partie du NORAD, ça fait partie du protocole qui a été signé en association avec le NORAD. Le protocole désigne les avions qui doivent être en attente, au cas où cela se produirait.

C'est ce que nous avions commencé à dire tout à l'heure. Le modèle du NORAD peut être élargi au-delà de la simple surveillance et alerte. Vous semblez vouloir vous en tenir là, et je me demande pourquoi, puisque nous nous entendons si bien.

M. Doran : Comprenez-moi bien. Je ne veux pas nécessairement m'en tenir là, mais je respecte ce qui existe déjà. Et ce qui existe, c'est tout un ensemble de discussions et de négociations sur la surveillance et l'alerte, et une capacité importante, ce qui n'est pas négligeable. Le NORAD a la capacité d'assurer ce genre de fonction. Certes, il faut que ce soit lié à une façon de régler un problème, si un problème se pose. Il faut un maximum de coordination. L'exemple que vous avez donné est tout à fait pertinent. Il faut qu'on explore d'autres possibilités quant aux ripostes envisageables. Je pense que c'est l'étape suivante.

Le sénateur Day : Comprenez-moi bien. Je suis un ardent défenseur du NORAD et de tout ce que nous avons réussi à faire, grâce à la collaboration, dans le cadre du NORAD. Je pense qu'on pourrait élargir ce modèle bien au-delà de la sécurité et la défense, car il y a beaucoup d'autres choses que nous pourrions faire en collaborant.

M. Doran : Tout est possible, cela dépend de la volonté des deux gouvernements. Il me paraît évident qu'ils n'ont plus le luxe de se dire qu'ils y repenseront plus tard. C'est maintenant qu'ils doivent en prendre la décision, car la glace fond à une telle vitesse que, d'ici quelques années, il y aura peut-être des activités dans la région que le Canada et les Américains voudront surveiller, et ils voudront peut-être intervenir. Si nous n'avons rien prévu, nous ne pourrons pas le faire.

Le sénateur Day : S'agissant de votre seconde observation et du différend qui oppose le Canada et les États-Unis quant au statut du passage du Nord-Ouest, détroit international ou eaux intérieures, j'aimerais savoir quelle est la situation au nord de la Russie, c'est-à-dire le long de la route du Nord du passage du Nord-Est.

M. Doran : La voie est pas mal dégagée sur une bonne partie de la route, mais c'est une route très longue, qui longe essentiellement la côte russe. Les Russes se sont montrés assez catégoriques : étant donné qu'ils ne partagent cette route avec personne d'autre, c'est eux qui vont en assurer la surveillance et y faire respecter les règlements, tout au moins jusqu'à ce qu'un accord international soit signé avec quelqu'un d'autre. Pour le moment, j'en doute. À mon avis, le littoral russe est très différent du reste de la région.

Je pense également que ce n'est pas une route très intéressante car elle est plus longue que le passage du Nord-Ouest. Ce qui va encourager les bateaux à emprunter le passage du Nord-Ouest, c'est la rentabilité. Cela va vous permettre de gagner beaucoup de temps entre l'Europe et l'Asie et vice-versa. Je constate que, déjà maintenant, les grands pays asiatiques et européens se préparent tranquillement à emprunter cette route.

Le sénateur Day : Si le passage devient un détroit international, est-il exact que le bateau qui ne fait que transiter, sans faire escale dans un port, ne sera pas obligé de signaler ce qu'il a à son bord?

M. Doran : Il est vrai que, dès lors qu'un bateau entre dans un port, il est plus facile d'en contrôler la cargaison. Mais je ne suis pas expert en la matière, et par conséquent, je peux difficilement vous donner une réponse.

Toutefois, il est fort peu probable que nous nous retrouvions dans ces deux situations. Certes, il y aura du trafic à destination et en partance des gisements pétroliers et gaziers, mais j'aimerais bien savoir combien de mines présentent vraiment de l'intérêt. Il y aura des bateaux qui apporteront du matériel et des produits et qui en rapporteront. Et en plus, il y aura les bateaux en provenance d'Europe qui traverseront la région pour se rendre en Asie, et vice-versa. C'est un autre type de trafic.

La présidente : Monsieur Doran, un témoin nous a dit que, aux yeux de certains et notamment de la société de transport Maersk, le passage du Nord-Ouest ne réduirait en fait ni la durée du trajet ni les coûts d'exploitation. Il nous a dit que c'était une solution coûteuse et imprévisible, car nous ne savons pas jusqu'à quand il y aura de la glace, même s'il y en aura. Les enjeux sont nombreux, sans parler des répercussions politiques qu'une rivalité avec le canal de Suez pourrait avoir sur le gouvernement égyptien, entre autres. Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est la route la plus économique?

M. Doran : Ce qui me le fait dire, c'est la géographie, quand je vois toute la distance que ces bateaux doivent parcourir aujourd'hui pour emprunter le canal de Panama ou faire le tour par le Cap Horn, ce qui n'est pas une sinécure. Mais rien que les distances vous montrent clairement les avantages du passage du Nord-Ouest.

En plus — et c'est ce qui me choque le plus —, il y a la vitesse à laquelle la glace fond, et la tendance qui se dessine. Ce qu'on vous a dit est sans doute exact aujourd'hui, mais est-ce que ce sera encore exact dans 10 ou 15 ans? J'en doute fort.

La présidente : À vous entendre parler des problèmes, j'ai l'impression que ceux qui concernent le Canada et les États-Unis sont loin d'être les plus graves. Vous nous avez parlé, et d'autres témoins également, de la Chine et de la Russie qui s'investissent activement dans toute cette question. Même si nous réglons certains de ces problèmes sous les auspices du NORAD, il restera encore beaucoup de questions à régler au sujet des autres acteurs.

M. Doran : Vous avez tout à fait raison. Je constate que la Chine s'intéresse tellement à ce dossier qu'elle a obtenu le statut d'observateur actif au Conseil de l'Arctique. J'ai été surpris d'apprendre que l'Allemagne, qui a ses propres intérêts et ses propres préoccupations et qui se trouve à une bonne distance de l'Arctique, envisage de construire un brise-glace. Pourquoi? Parce qu'elle veut avoir accès à des ressources pétrolières et gazières autres que celles qu'elle achète à la Russie. Les Allemands pensent que c'est une région prometteuse. Pourquoi veulent-ils un brise-glace? Ils veulent pouvoir naviguer dans cette région plus longtemps chaque année.

Le sénateur Pépin : Monsieur Doran, qu'avez-vous à nous dire au sujet de la mer de Beaufort et de la dorsale Lomonosov?

M. Doran : Sénateur, je ne suis un expert ni de l'un ni de l'autre. Ce sont des dossiers internationaux intéressants, qui ont d'importantes ramifications juridiques internationales, selon que vous définissez la souveraineté en fonction de l'accès au plateau continental ou que vous découpez ce dernier par des lignes droites. Ces questions sont très importantes, mais elles ne sont pas aussi immédiates, à mon avis.

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c'est ce que la technologie nous révélera de l'accès au plateau continental, et ce que le droit international en conclura pour définir la souveraineté.

Le sénateur Dallaire : S'agissant du NORAD, les capacités de surveillance dont on aurait besoin dans la région sont bien différentes, car il faut envisager la surveillance sur la mer et sous la mer, ce qui n'est pas le fort du NORAD. Cela signifie de nouveaux équipements, de nouvelles règles d'engagement et de nouvelles capacités.

Pensez-vous que nous aurions de meilleures chances d'assurer la sécurité dans cette région si nous ne le faisions ensemble plutôt que si le Canada le faisait tout seul? Deuxièmement, quel rôle votre garde côtière jouerait-elle dans ce contexte?

M. Doran : Pour ce qui est de votre première remarque, je dirais qu'elle est beaucoup mieux formulée que j'aurais pu le faire. En fait, assurer la sécurité et la défense, et notamment la surveillance et l'alerte, dans cette région va présenter de nouveaux défis pour le NORAD et, partant, pour les deux gouvernements. Cela va nécessiter de nouvelles technologies coûteuses et difficiles à manipuler. Des technologies pour opérer sur la mer et sous la mer. Il faudra également assurer une coordination avec l'espace pour pouvoir être efficace. Mais surtout, il faudra que les deux gouvernements le fassent ensemble, ne serait-ce que dans le but de faire des économies, d'être plus efficaces et d'éviter les accrocs ou les problèmes.

Du côté positif, il est incontestable que le NORAD a permis aux deux gouvernements de collaborer de façon étroite et responsable, dans des domaines encore plus délicats. Si nous avons réussi à le faire dans le passé, nous devrions être capables de le faire pour la région de l'Arctique.

Pourriez-vous répéter votre deuxième question?

Le sénateur Dallaire : Quel rôle votre garde côtière jouerait-elle dans ce contexte?

M. Doran : Je vais formuler ma réponse de cette façon : d'un point de vue politique et économique, j'espère vivement que des problèmes bureaucratiques entre les services de chaque pays — entre notre garde côtière et notre marine nationale, par exemple — ne nuiront pas à nos capacités de contrôle et de surveillance. Je suis convaincu qu'ils réussiront à résoudre ce genre de problème. Mais vous avez raison de dire que la garde côtière de chaque pays a un rôle important à jouer, qu'il faudra définir.

En revanche, lorsqu'il s'agit de questions liées à la sécurité et à la défense, comme celles dont je parlais tout à l'heure, il me semble que c'est avant tout une responsabilité militaire. La marine et l'armée de l'air, entre autres, devront en être les principaux responsables. Reste que dans de nombreux domaines, la garde côtière, si elle a les bateaux, la capacité, les effectifs et les budgets pour le faire, aura certainement un rôle important à jouer.

Le sénateur Dallaire : La ligne DEW pourrait servir de précédent, par exemple, puisque nous avions des installations américaines sur le sol canadien, ainsi que certains mécanismes de défense et un grand nombre de radars; cet exemple pourrait donc servir de précédent à une collaboration entre nos deux pays sur le territoire canadien, pour ceux qui croient que le passage est exclusivement canadien.

M. Doran : C'est une question intéressante et judicieuse.

Nous avons fait la preuve que nos deux pays savent collaborer lorsque leur territoire est en jeu et qu'ils ont besoin de la participation technique — mais pas seulement ça — de ressortissants de l'autre pays. C'est donc de très bon augure en ce qui concerne le NORAD et la région arctique.

Toutefois, le problème est beaucoup plus compliqué que cela, car, dans l'Arctique, il y aura un trafic régulier de bateaux, peut-être de flottes entières, en surface, et il y aura aussi des sous-marins. Il est indispensable que cela puisse continuer sans interruption et sans notification préalable. Si le Canada et les États-Unis font partie tous les deux du NORAD, leur capacité sera plus grande que s'ils agissaient séparément, étant donné que l'information sera partagée. En revanche, si la question de la souveraineté l'emporte sur les questions militaires, je crains qu'il ne soit difficile d'éviter certains des problèmes que les militaires pressentent dans cette région.

La présidente : Monsieur Doran, je vous remercie beaucoup d'être venu aujourd'hui, de vous être montré patient et d'avoir trouvé le temps de venir nous rencontrer, malgré toutes vos charges d'enseignement.

M. Doran : Merci beaucoup, madame la présidente.

La présidente : C'était notre dernier témoin pour aujourd'hui. Nous allons nous réunir pendant quelques minutes à huis clos afin de parler de nos travaux futurs.

(Le comité poursuit ses travaux à huis clos.)


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