Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule 4 - Témoignages du 10 mai 2010
OTTAWA, le lundi 10 mai 2010
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui à 16 heures pour étudier les politiques de sécurité nationale et de défense du Canada (sujets : opération Hestia, participation des Forces canadiennes aux opérations humanitaires en Haïti et le rôle de nos Forces en Afghanistan actuellement et après 2011).
Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Mesdames et messieurs, bienvenue à l'une des séances permanentes du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Nous entendrons aujourd'hui des témoignages relatifs à notre mission en Afghanistan ainsi qu'aux efforts d'aide que nous avons déployés en Haïti et nous verrons en quoi ces deux missions sont en interrelation. Nous entendrons pour cela le major-général Ward, commandant adjoint, Mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan, Force opérationnelle interarmées en Afghanistan — Quartier général de la Force internationale d'assistance à la sécurité, mais nous allons tout de suite commencer avec le colonel Jean-Marc Lanthier.
Le colonel Jean-Marc Lanthier a été nommé commandant du 5e groupe brigade mécanisé le 3 juillet 2009. Dans le sillage du tremblement de terre de Port-au-Prince, le 12 janvier 2010, le colonel Lanthier a assumé la fonction de commandant adjoint de la Force opérationnelle interarmées en Haïti dont relevait l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe, autrement connue sous le sigle EICC.
Le colonel Lanthier a servi en Bosnie et il est intervenu lors de la tempête de verglas de 1998. Dans les témoignages que nous avons entendus la semaine dernière il a été question des équipes de liaison et de mentorat opérationnel, les ELMO, en Afghanistan, au sein desquelles le colonel Lanthier a travaillé dès 2006.
J'ai un intérêt personnel dans toute cette question, mais nous n'entrerons pas dans le détail, parce que vous avez remplacé quelqu'un qui est originaire de la ville d'où je viens. Le monde est souvent trop petit. Nous ne vous en tiendrons cependant pas rigueur.
Colonel Lanthier, avez-vous quelques observations à faire à titre d'introduction?
[Français]
Colonel Jean-Marc Lanthier, commandant du 5e groupe brigade mécanisé du Canada (Ancien commandant adjoint de la Force opérationnelle interarmées en Haïti), Défense nationale : Mesdames et messieurs les sénateurs, tout d'abord, je vous remercie de votre invitation à venir témoigner aujourd'hui devant vous. Je n'ai pas déposé de document sur la table. Toutefois, j'aimerais faire quelques remarques préliminaires.
L'ampleur du désastre qui s'est produit le 12 janvier dernier fut tout à fait incroyable. Le bilan s'élève à plus de 212 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de personne déplacées. Il s'agit d'un désastre devant lequel le gouvernement de Haïti était impuissant. D'ailleurs, la mission des Nations Unies affectée à la situation en Haïti fut également déstabilisée. Ce n'est que grâce à la mobilisation rapide et massive de forces militaires étrangères, dont celle du Canada et des États-Unis, que la situation a pu se stabiliser en attendant l'arrivée de secours de la communauté internationale.
La contribution du Canada fut très importante. De mémoire, il s'agit de la plus grande contribution à une opération expéditionnaire d'assistance humanitaire. C'est pourquoi le déploiement unique de l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe (EICC) n'était pas suffisante. L'EICC compte normalement 200 personnes, or nous avons déployé plus de 2 000 personnes en Haïti. C'est ce qui a permis de stabiliser rapidement la situation en attendant l'arrivée des secours.
Dès le 13 janvier, les premiers éléments sont arrivés sur le terrain. Moins de sept jours plus tard, soit le 19 janvier, plus de 1 000 militaires, marins, aviateurs et soldats, étaient déjà déployés en Haïti. Cette capacité d'intervention rapide fut rendue possible grâce à l'acquisition récente des C-177, grâce aussi à l'émergence de capacités embryonnaires, comme celles en matière de recherche et de sauvetage en milieux urbains, le tout appuyé d'un entraînement solide de tous les éléments des Forces canadiennes.
Les relations pangouvernementales ont été aussi la clé du succès. Au niveau tactique, la contribution des représentants des ministères des Affaires étrangères et du Commerce international ainsi que de l'Agence canadienne de développement international ont fait la différence pour orienter les efforts des troupes sur le terrain. En ce qui concerne le chef de mission, on a pu rétablir des mécanismes de synchronisation et de coordination très efficaces qui ont permis d'atteindre les buts soutenant l'ambassadeur M. Gilles Rivard.
Les effets sur le terrain ont été importants. Plus de 1,4 million de repas furent distribués, plus de 2,5 millions de litres d'eau furent produits et distribués, plus de 22 000 patients furent examinés et traités, plus de 15 orphelinats furent rénovés. Finalement, l'autre aspect de l'opération, tout aussi important, fut l'évacuation des 4 620 ressortissants à l'ambassade. Il s'agit donc de réalisations importantes.
[Traduction]
En qualité de commandant d'unité et de citoyen canadien, je suis très fier de l'excellent travail accompli par nos soldats sur place.
La présidente : Merci. Nous avons eu la chance d'être en visite à la 8e Escadre de Trenton le jour où tout le monde se préparait en vue de cette opération, c'était vraiment quelque chose à voir.
[Français]
Le sénateur Dallaire : Le repli de la mission m'intéresse. On pourrait se demander si la mission ne s'est pas repliée trop tôt : avec les importantes ressources déployées, la mission aurait pu continuer d'appuyer les ONG et à la fois renforcer celle des Nations Unies, qui a littéralement été décapitée par les chefs tués dans l'effondrement de leur quartier-général. Il aurait suffit de transférer des ressources à la mission des Nations Unies, dont on prévoit augmenter les effectifs de 2 000 personnes, et qui avait besoin d'équipement technique. Ne croyez-vous pas, dans ce contexte, qu'il nous restait encore à accomplir?
Col Lanthier : Votre question comporte trois volets. Notre repli a débuté au début de la phase de récupération. Trois phases constituent une opération de cette nature. La phase initiale consiste en une opération de sauvetage. Celle-ci se déroule au cours des sept premières journées. Il s'agit alors de sauver des vies. La deuxième phase dure une cinquantaine de jours et consiste à apporter les secours. La troisième phase en est une de récupération.
L'intervention, selon les directives d'Oslo pour les troupes militaires dans une telle situation, est une force de dernier recours. Elle vise à combler les déficiences qu'aucune autre organisation ne peut combler.
Dans le cas présent, il nous était possible d'amener des soins de santé. D'ailleurs, les chiffres sont éloquents, 22 000 patients furent traités. Nous avons aussi assuré la distribution d'eau et assisté à la distribution de repas. Ce sont les trois premiers éléments, de la Charte humanitaire, les plus importants.
Le 10 février, on pouvait déjà constater que nous avions comblé ces besoins primaires. À partir de la mi-février, notre production d'eau était plus ou moins nécessaire. Sur les 170 puits de Léogâne, 165 furent réparés et remis en opération avec la chloration. À Jacmel, on a réparé les valves de distribution du système d'aqueduc municipal. Une usine de purification d'eau par osmose renversée fut mise en opération.
D'autre part, plusieurs patients furent traités pour des blessures subites lors du tremblement de terre, mais aussi pour des maux chroniques reliés à la situation déficitaire qui prévaut depuis longtemps dans ce pays.
Vers la mi-février, nous avons échangés des ressources médicales contre des ingénieurs supplémentaires. On se dirigeait alors graduellement vers la phase de récupération. Les ressources dont nous disposions n'étaient pas appropriées. On parle de reconstruction, de développement par les architectes, de plans, de design selon un code de construction quasi-inexistant à Haïti. Les ressources n'étaient donc pas suffisantes pour poursuivre cette phase. C'est pourquoi, dès le début mars, le repli des troupes s'est entamé.
Le premier navire, le Halifax, quitta le 20 février, si je me souviens bien. À ce moment-là, nous n'avions plus le mandat d'assumer la phase de longue durée car l'organisation était en place.
La présence des organisations non-gouvernementales fut très importante. Plusieurs centaines d'organisations non- gouvernementales étaient sur place et capable de prendre la relève. Toutefois, le défi de la récupération est immense. La quantité de rebus et de détritus est inouïe. On parle de 20 millions de mètres cubes à dégager, ce qui représente 1 000 camions à benne de 20 mètres cubes en opération pendant 1 000 jours consécutifs. Cette tâche colossale est beaucoup mieux accomplie par des organismes privés ou spécialisés, ce qui dépasse les capacités de nos deux ou trois camions benne que nous avions sur place.
[Traduction]
La présidente : Les missions de l'EICC sont limitées dans le temps, n'est-ce pas?
Col Lanthier : L'EICC est organisée pour effectuer des missions de 40 jours, mais il s'agit là d'un principe directeur. Comme ces déploiements correspondent à la phase d'assistance, rien n'empêche de prolonger ou de raccourcir les missions. En l'espèce, ce n'est pas la principale raison pour laquelle nous nous sommes retirés. Nous aurions pu rester sur place si cela avait été nécessaire, mais, très vite, ce sont les ONG qui ont pris la relève.
Si je me rappelle bien, la MINUSTAH nous avait demandé un renfort de cinq à dix officiers d'état-major seulement pour doter le quartier général. Quant aux 2 000 soldats nécessaires, toujours si je me souviens bien, la MINUSTAH avait reçu des offres de différents pays, principalement des Amériques, équivalant à 3 800 militaires. Il n'était donc plus nécessaire pour nous d'affecter à la mission de la MINUSTAH des éléments du service logistique du combat. Cela étant, nous avons transféré une partie de mes propres officiers d'état-major du quartier général de la Force opérationnelle interarmées à la MINUSTAH, pour la période de transition, jusqu'à l'arrivée des renforts prévus provenant essentiellement de l'armée de terre et de l'armée de l'air.
[Français]
Le sénateur Dallaire : La structure en place dépassait tout de même celle de l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe. Il s'agissait d'un déploiement massif d'envergure. La collaboration militaire-civile était structurée pour assurer une liaison avec toutes les organisations non-gouvernementales et afin que les transferts se fassent le plus efficacement possible. Que peut-on apprendre sur la collaboration entre militaires et civils en période de transition où les gens sont ici et là, un peu partout, sous des tentes ou sans abris et ont l'impression, d'une part, qu'on les abandonne et, d'autre part, que les ONG vont dans toutes les directions?
Col Lanthier : Votre question comporte deux volets. Le premier concerne la liaison avec les ONG. Pour la première fois, pour la majorité des gens, on a travaillé dans un système pangouvernemental jusqu'au niveau de sous-unités. Des représentants du MAECI et de l'ACDI se retrouvaient, au niveau des compagnies et du groupe tactique, à travailler intimement. Leur participation fut cruciale. Ils étaient les experts en soins humanitaires, qu'il s'agisse de l'assainissement, la santé ou les abris. Cette relation, en collaboration avec les opérateurs militaires-civils, a donné lieu à une synergie et a permis une meilleure compréhension de la part du coordonnateur des affaires internes.
Le personnel du EICC, grâce à sa formation et aux trois exercices annuels durant lesquels il apprend à travailler avec les différentes ministères et ONG, avait une bonne connaissance.
Pour ce qui est des officiers d'états-major, on remarquait un manque de connaissance. À ce niveau, l'aspect pangouvernemental n'est pas très présent. On ne connaît donc pas exactement quels sont les rôles, mandats et contraintes reliés à l'ACDI et au MAECI. Par conséquent, nous avons recommandé que cet aspect fasse partie du syllabus des cours offerts aux officiers subalternes afin qu'ils apprennent comment travailler dans des équipes pangouvernementales. C'est exactement ce que nous faisons en ce moment et je pense que la tendance se maintiendra.
[Traduction]
Le sénateur Lang : Comme la présidente l'a dit, nous sommes fiers de la façon dont le Canada a réagi à la catastrophe en Haïti. Vous méritez bien toutes les accolades que vous avez reçues pour le travail que nous vous avons demandé d'effectuer et pour tout le stress que ce travail important a pu vous occasionner.
Je vous propose de remonter dans le temps, puis de voir où nous en sommes avant de nous tourner vers l'avenir. Tant pour les téléspectateurs que pour nous, je vous invite à nous expliquer un peu en quoi les choses ont changé pour vous et pour votre organisation. Dans votre réponse, je vous demanderai de tenir compte du fait que nous disposons maintenant des C-17 Globemaster lll et de toute la technologie moderne acquise au cours des dernières années pour nous permettre de répondre à des situations comme celle-ci. Faites la comparaison entre la situation d'avant, disons, il y a 10 ans, et celle d'aujourd'hui.
Col Lanthier : Le centre de gravité opérationnel de l'EICC a toujours été la mobilité — sa mobilité stratégique et sa capacité de transport stratégique. Cette mobilité s'entend de la capacité à se déployer dans un pays qui a grandement besoin d'assistance sans qu'on connaisse d'avance l'état des infrastructures locales, sans qu'on sache si les pistes d'atterrissage sont praticables et si les ports sont accessibles. Pour cela, il faut disposer de moyens permettant de se déployer à partir du port ou de l'aéroport d'embarquement. Une fois sur le terrain, il faut assurer la mobilité tactique. Les axes routiers, les ponts et le réseau d'infrastructures locales sont-ils en état? C'est cela qu'on entend par centre de gravité opérationnel.
Dans ce cas, la capacité d'emport et le rayon d'action du C-17 ont fait toute la différence. On peut toujours essayer de transporter une force de projection comme nous le faisions avec des C-130, mais une grande partie de notre matériel ne rentre pas dans cet appareil à cause de sa largeur et de sa masse au décollage qui nous imposent des norias incessantes pour apporter tout le matériel nécessaire sur le théâtre des opérations. Le C-17 a tout changé pour nous sur ce plan. Il nous a permis de transporter rapidement ce dont nous avions besoin.
L'une des limitations auxquelles nous nous sommes heurtés, c'est qu'on nous avait attribué quatre créneaux quotidiens à l'Aéroport international de Port-au-Prince pour nos appareils et que notre capacité était légèrement supérieure. Nous aurions pu faire atterrir plus d'avions si nous avions eu plus de créneaux.
Normalement, l'EICC n'intervient que sur une partie des efforts d'assistance et pas dans la phase sauvetage parce qu'il faut environ sept jours à cette équipe pour parvenir à son plein niveau opérationnel une fois sur place. C'est dans les sept premiers jours d'une catastrophe qu'on sauve des vies, qu'on repère les survivants et qu'on les extrait des décombres. Or, nous ne pouvions pas faire cela avant parce que nous n'avions pas nécessairement la capacité de transport voulue. Il nous a fallu louer des Antonov ou recourir à d'autres formules. L'achat des C-17 est une des meilleures décisions que nous ayons prises.
Ce qui nous a, par ailleurs, permis d'être utiles dans de telles circonstances, c'est la mise sur pied d'une équipe de recherche et de sauvetage urbaine composée de pompiers équipés pour aller déterrer les survivants restés pris sous les décombres. C'est ce que nous avons fait dans une certaine mesure lors de la phase initiale, avant de passer à l'extraction des personnes décédées. Pour nos pompiers, ce genre de travail est particulièrement éprouvant et chargé d'émotion. C'est un travail difficile. Comme vous pouvez l'imaginer, ils évoluent dans des conditions très difficiles, ils doivent percer plusieurs épaisseurs de planchers écroulés et creuser dans du béton armé pour extraire des corps qui sont là depuis un certain temps déjà. C'est ainsi qu'ils sont parvenus à sortir 19 corps complets et d'innombrables corps incomplets, ce qui a tout de même permis aux familles de faire enfin leur deuil.
Le sénateur Lang : Revenons davantage sur la question des moyens déployés. Je constate que vous avez eu une carrière bien remplie. Vous avez participé à de nombreuses missions à l'étranger au cours des dernières années.
Vous pourriez peut-être nous expliquer l'importance du bagage de ceux et de celles qui sont appelés à effectuer vos missions. Vous vous retrouvez en situation de crise où il faut prendre des décisions spontanées en cours de route. Dans quelle mesure était-il nécessaire que des gens comme vous aient eu une expérience de terrain, acquise en Afghanistan ou ailleurs, pour être efficaces dans ce genre de situation et faire le travail?
Col Lanthier : Il y a quelques années déjà, les Forces canadiennes ont adopté les principes du commandement de mission. Le commandant exprime ses intentions, il explique bien l'objet de la mission, puis il délègue son autorité aux commandants subalternes sur le terrain. Grâce à une instruction structurée, faite de cours et d'exercices, on amène des générations d'officiers subalternes et de sous-officiers à être en mesure de prendre des décisions rapides.
À Haïti, nous nous sommes trouvés dans un environnement dit « permissif ». Il n'y a pas eu d'escalade de la tension ni de dégradation de la sécurité, même si nous nous attendions à ce que tel fût le cas. Par exemple, nous nous attendions à des émeutes. Il faut dire que le tremblement de terre avait permis à 3 000 prisonniers de s'évader. Or, la situation ne s'est jamais détériorée sur le plan de la sécurité. En fait, elle est même revenue au niveau d'avant le 12 janvier, si bien qu'on pouvait parler d'environnement permissif.
L'expérience acquise lors de nombreuses missions au Canada, à l'occasion des inondations, de la tempête de verglas et de l'inondation du Saguenay, a appris à nos jeunes soldats et à leurs chefs à se sentir à l'aise même en situation chaotique et en l'absence d'ordres clairs parce qu'ils sont au courant des objectifs et des intentions visées. Dans de telles circonstances, c'est cela qui nous permet de travailler même en situation de décentralisation.
[Français]
Le sénateur Pépin : Comme le disait si bien le sénateur Lang, nous sommes très fiers de ce que nos militaires canadiens ont accomplis en Haïti.
Peut-on évaluer les coûts, jusqu'à maintenant, de cet important déploiement? Comment est financée la composante militaire de l'opération Hestia? Peut-on comparer ces coûts aux missions précédentes d'aide aux sinistrés?
Col Lanthier : La question devra être examinée par le quartier-général du commandement des forces expéditionnaires. Je n'ai aucune idée de ces coûts, car je n'étais que l'employeur tactique des troupes.
Le sénateur Pépin : Quelles sont les premières leçons que vous avez apprises de l'opération Hestia?
Col Lanthier : Tout ce que nous avons fait précédemment nous a servi. Ce point touche un peu la question précédente. Nos expériences du passé nous ont rendus aptes à remplir notre mission en Haïti.
La coopération inter-armées fut excellente. Dans toute ma carrière, c'est la première fois que je travaillais dans un environnement intégré et inter-armées. On retrouvait trois ministères et les quatre composantes des forces étaient présentes. Nos effectifs se composaient de 500 marins, 250 aviateurs, une composante terrestre et un représentant des opérations spéciales. Ce travail d'équipe coordonné autour d'une intention commune fut un succès.
Un déploiement aussi rapide et important fut une opération complexe. Nous n'avions pas le contrôle sur tout ce qui quittait l'aéroport de Trenton où se trouve l'entrepôt de haute disponibilité opérationnelle. Les effectifs sont arrivés parfois de façon quelque peu chaotique en théâtre d'opération. Planifier et synchroniser le déploiement de façon plus précise aurait pris plus de temps, ce qui aurait retardé l'arrivé des effectifs en théâtre d'opération. Or, les sept premiers jours sont les plus importants lorsqu'il s'agit de sauver des vies. Dans ces circonstances, il vaut mieux accepter un peu de chaos. Les effectifs atteignent leur destination de toute façon. Il suffit de les gérer et d'accepter les conséquences plutôt que d'être trop délibéré.
Par contre, une révision complète est en train de se faire du principe et des plans de contingence pour l'emploi de l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe en vue de développer une meilleure modularité, soit une série d'éléments distincts et des capacités indépendantes. Jusqu'à maintenant, l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe était monolithique et pouvait être déplacée en un bloc. Par exemple, on ne pouvait pas choisir uniquement la capacité de recherche et de sauvetage en milieu urbain et la section de production d'eau; c'était tout ou rien. Nous nous penchons donc sur cette question.
Dans le cas d'un tremblement de terre, d'inondations ou de glissement de terrain, des capacités différentes sont requises selon la géographie, l'ampleur des dégâts et du climat. Le concept que les Forces canadiennes sont en train de réviser étudiera les façons de rendre le tout plus modulaire et apte à réagir plus rapidement. Plusieurs leçons furent apprises qui permettront l'élaboration d'un nouveau plan de contingence.
Le sénateur Pépin : Cette mission fut très positive, à ce point de vue.
Col Lanthier : Malgré les difficultés inhérentes, je la qualifie d'un succès complet sur toute la ligne.
Le sénateur Nolin : J'aimerais me joindre à mes collègues pour vous féliciter de votre excellent travail. J'aimerais également vous féliciter des honneurs que vous avez reçus pour votre travail en Afghanistan.
Comment les leçons apprises en Afghanistan vous ont-elles servi en Haïti? Vous venez de parler de gérer le chaos. Est-ce là une chose que vous avez découverte?
Col Lanthier : Ma réponse vous semblera bizarre, mais nous avons appris le rôle de l'équipe de mentorat opérationnel. J'ai créé cette équipe car elle n'existait pas du point de vue des Forces canadiennes.
Nous avons appris à travailler avec plusieurs forces étrangères, en particulier celle des Américains, avec une structure de commandement très complexe. Un grand nombre d'intervenants s'occupent des forces de sécurité nationale afghane. Tout l'aspect de liaison, de coordination, de synchronisation, d'intérêts nationaux parfois divergents ou, à tout le moins, ne convergeant pas facilement, voilà les leçons apprises de cette expérience en Afghanistan, qui m'ont permis de grandir et faire un meilleur travail.
Le sénateur Nolin : Quel processus doit-on suivre lorsque la décision politique est prise de faire quelque chose en Haïti? J'aimerais que vous nous expliquiez un peu le déroulement, la séquence des événements pour en arriver à un déploiement rapide et efficace, malgré le chaos, avec le succès que vous avez obtenu?
Col Lanthier : Il s'agit d'une série d'étapes très rapides.
Le sénateur Nolin : J'aimerais comprendre le déroulement des premières heures et des premières journées. Vous parlez d'une révision du processus. Il existe sûrement certaines façons de faire que vous ne voudriez pas répéter. Autrement dit, expliquez-nous le processus initial.
Col Lanthier : Parlons du processus initial. Le tremblement de terre a eu lieu le 12 janvier à 16 h 53. Déjà, à 17 h10, on en parlait aux nouvelles locales, le gouvernement canadien tentait d'évaluer l'ampleur de la catastrophe et entrait en contact avec l'ambassadeur Rivard en Haïti pour en arriver à la décision de déployer rapidement une équipe pangouvernementale composée de quatre personnes dont un représentant des Forces canadiennes.
Le sénateur Nolin : On parle de combien d'heures après l'événement?
Col Lanthier : Cette équipe s'est envolée le 13 janvier, à 11 heures.
Le sénateur Nolin : Donc, le lendemain matin.
Col Lanthier : En effet. Environ 16 heures après le tremblement de terre, les premiers éléments étaient déployés. Cette équipe pangouvernementale de quatre personnes fut déployée pour aller évaluer les besoins. Plutôt qu'attendre leur rapport, on a aussi déployé une équipe de reconnaissance pour évaluer la contribution des Forces canadiennes. On rapportait, le matin du 13 janvier, un bilan de plus de 100 000 morts. L'envergure était donc tout à fait extraordinaire.
Le chef d'état-major de la défense comprit alors qu'il fallait déployer beaucoup plus que l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe. En tant que commandant de brigade, à Valcartier, j'avais la responsabilité de diriger une équipe d'évacuation des ressortissants canadiens. Cette tâche nationale s'échelonne sur une période de six mois. J'ai alors communiqué avec mon supérieur en demandant si l'on a besoin de moi. On m'a demandé d'attendre. Deux heures plus tard, on me communiquait que, effectivement, on déploierait plus que cette compagnie.
J'ai alors généré un groupe tactique, que l'on appelle un PC de bataillon d'infanterie avec ses compagnies. On a commencé avec 800 personnes. Vers le fin de la journée du 13 janvier, le nombre d'effectifs est passé à entre 1 000 et 1 200. Je me suis déployé dans la soirée du 14 janvier avec l'équipe d'avant-garde de la force opérationnelle, car on ne parlait plus d'une équipe d'intervention.
En arrivant sur le terrain, j'ai effectué une étude immédiate avec le commandant du quartier-général inter-armées déjà sur place, en charge également de l'EICC. On est arrivés à la conclusion que de l'aide supplémentaire était nécessaire. De là, un flot incessant aérien et maritime de ressources sont arrivées en théâtre d'opération jusqu'à la mi- février.
Le déploiement fut très rapide et non séquentiel mais concurrent, comme il se doit. Si on tente de faire les choses de façon séquentielle, on risque de manquer cette fenêtre initiale unique de sept jours. C'est pourquoi les effectifs furent déployés aussi rapidement. Normalement, il m'aurait fallu 48 heures pour faire la reconnaissance. Or, dans les circonstances, 16 heures plus tard, j'accueillais le général Laroche sur le tarmac à Port-au-Prince, qui arrivait avec le chef d'état-major et d'autres éléments du quartier-général.
Le sénateur Nolin : Donc, finalement, gérer le chaos, ce n'est pas négatif.
Col Lanthier : Absolument pas. C'est essentiel.
Le sénateur Nolin : Il faut être capable de le faire.
Col Lanthier : Il faut être capable de le faire. Il faut également avoir les ressources. Qu'est-ce qu'on aurait pu faire de mieux? On a envoyé beaucoup trop d'éléments capacitaires qui, en réalité, n'étaient pas des capacités. Avoir un chauffeur de camion qui n'a pas de camion, ce n'est pas une capacité; avoir un camion qui n'a pas de chauffeur, ce n'est pas une capacité. Malheureusement, souvent, on a reçu des éléments uniques et non pas l'ensemble des éléments. Donc, nous ne recevions pas une capacité mais une série d'éléments.
Le sénateur Nolin : De là l'idée de développer de façon modulaire.
Col Lanthier : Voilà. De là l'idée de développer de façon modulaire, autonome, capable de se soutenir par eux- mêmes pour une période initiale de sept à 14 jours. Donc, si vous voulez, une série de blocs qui s'interchangent, qui ont une interface commune. C'est cela, le concept.
Le sénateur Nolin : J'aurais aimé qu'on ait plus de temps, mais merci beaucoup pour vos réponses.
[Traduction]
Le sénateur Segal : Colonel, je suis conscient qu'outre le risque de se faire descendre par un ennemi, le fait d'avoir à donner son opinion est ce qu'il y a de plus dangereux pour un officier. Je ne vais donc pas vous demander de vous prononcer sur l'avenir et sur notre déploiement en Afghanistan qui, je le souhaite, feront l'objet d'un vigoureux débat public. Vous avez une vaste expérience, tant pour ce qui est des opérations que du commandement. Comme vous représentez une ressource extraordinaire pour notre comité et pour le grand public, j'aimerais un peu solliciter votre opinion.
Vous n'êtes pas sans savoir qu'à Ottawa et dans bien d'autres endroits au monde, le milieu des ONG soutient qu'il peut faire la même chose que l'armée, tout aussi efficacement qu'elle, mais pour moins cher. De plus, d'aucuns disent qu'on déploie les militaires parce qu'on a des motifs de craindre pour la sécurité, ce qui n'est pas justifié. Je me dissocie entièrement de ce genre de point de vue, mais c'est ce qui se dit ici et vous avez pu l'entendre à l'occasion au ministère des Affaires étrangères.
Lors d'une législature précédente, le Comité des affaires étrangères avait étudié la question de l'extraction des Canadiens du Liban rendue nécessaire à cause des affrontements entre le Hezbollah et les Israéliens. Après une étude attentive de la situation, le comité était arrivé à la conclusion que, malgré un travail acharné de la part de nos amis civils, bien qu'ils se soient regroupés et qu'ils aient travaillé jour et nuit, il avait fallu attendre l'arrivée de l'armée pour que l'intervention soit à peu près cohérente. Dès que l'armée est intervenue, il a été possible de sécuriser le site de débarquement, de traiter avec Tsahal et la marine israélienne ainsi qu'avec les Forces armées libanaises pour ménager un couloir de sécurité, autant de choses importantes pour assurer la sécurité des Canadiens. Tout était allé très vite à partir de là grâce aux militaires, ce qui est tout en leur honneur.
Nous avions recommandé de ne plus jamais organiser ce genre de mission conjointe à moins que les militaires n'y participent dès le début plutôt que de leur demander d'intervenir dans un relent de pensée logistique, après toute une accumulation d'erreurs communes par les politiciens et les fonctionnaires.
Pourriez-vous me parler du véritable avantage que représente le fait de faire intervenir les militaires dès le début? Je ne vous demande pas de vous prononcer sur l'avenir de l'Afghanistan parce que cette question serait injuste, mais pourriez-vous nous faire profiter de l'expérience que vous avez de la cohabitation entre activités militaires et activités civiles, puisque vous avez vu ce que ça donne dans bien des régions où vous êtes intervenu, que ce soit en Montérégie lors de la tempête de verglas ou en Bosnie-Herzégovine? Tout ce que vous pourrez nous dire à ce sujet sera utile au comité.
Col Lanthier : Je commencerai par vous parler d'Haïti, parce que c'est ce qu'il y a de plus récent. L'emploi des Forces canadiennes dans le cadre d'opérations humanitaires est régi par des directives. D'après la doctrine, nous sommes une force de dernier recours. C'est étonnant, parce que nous sommes en mesure de déployer un ensemble de compétences tout à fait particulier compte tenu de notre capacité à planifier. Rares sont les organisations à pouvoir compter sur un personnel formé à la planification et à l'organisation qui pratique couramment ces deux activités. C'est là notre point fort, c'est ce que nous faisons. Nous pouvons rapidement contribuer aux fonctions de planification, ce qui change tout. Je suppose que cette capacité a été un facteur au Liban.
Nous sommes en outre très bien outillés en matière de communications. Dans des régions où les réseaux de communications sont inopérants à cause d'une catastrophe naturelle ou d'une action humaine, nous sommes en mesure de créer des réseaux à bande large, autonomes, qui nous permettent de coordonner et de synchroniser les efforts sur place. Nous déployons d'importants effectifs sur le terrain et nous sommes en mesure de fournir de grandes quantités d'armes, ce qui s'impose dans la plupart des cas. Ce sont là nos trois points forts.
Comme notre matériel nous permet de nous déployer très rapidement, il est presque illogique de nous considérer comme une force de dernier recours. Nous sommes en fait capables de tenir le fort jusqu'à ce que les vrais spécialistes — ceux qui font ça pour gagner leur vie, les experts qui ont été dûment formés pour ce genre d'opération — arrivent, s'organisent, se déplacent et mettent en œuvre des plans d'envergure nationale.
Déterminer si nous devons intervenir en premier ou en dernier soulève d'ailleurs un certain dilemme. Tout est question de synergie. Peu importe qu'on parle de l'Afghanistan ou d'Haïti, selon moi, les choses ne peuvent se faire que dans une séquence. Tout doit s'imbriquer. Nous représentons un ensemble de compétences et de moyens qui font défaut ailleurs. Cela rappelle la célèbre expression voulant que le tout est plus grand que la somme des parties. Les parties sont complémentaires et aucune ne fonctionnera nécessairement sans les autres.
La présence de l'armée n'implique pas qu'il y a des problèmes sur le plan de la sécurité. Avant d'aller en Haïti, nous étions prêts à faire face à une dégradation de la sécurité qui ne s'est pas produite. Nous étions prêts, mais ce n'était pas l'objet principal de notre intervention. Une fois sur place, nous avons pu combler les lacunes existantes.
La présidente : Soyons un peu précis et parlons de ce qui s'est passé au lendemain du tsunami. Il nous a fallu deux semaines pour organiser notre intervention parce que nous avons dû louer des avions afin de nous déployer en 24 heures. Est-ce que notre rôle en Afghanistan, notre participation à ce conflit et nos activités sur place nous ont permis de réduire ce délai de deux semaines?
Col Lanthier : Je ne sais pas si l'achat du nouvel appareil est lié à la mission en Afghanistan. Nous avons acheté le C- 17 pour bien des raisons. Depuis bien des années, à la faveur de différentes missions, que ce soit en Bosnie ou en Afghanistan ou ailleurs, et le tsunami est un autre bon exemple, nous avons conscience de la nécessité d'être autonomes et de ne pas dépendre de compagnies privées ou d'autres forces aériennes pour assurer ce type de transport aérien stratégique. Cela fait bien des années que nous en sommes conscients et il est bon de constater que les choses ont enfin abouti.
La présidente : D'après nos informations, l'EICC a été déployée à cinq reprises depuis 1976. Cela découle-t-il du matériel dont nous disposons et les choses ont-elles changé?
Col Lanthier : C'est sans doute un facteur. Je ne sais pas ce qui s'est passé avec l'EICC avant. Je connais cette unité depuis que je la dirige en qualité de commandant adjoint. Il y a de multiples facteurs. Chaque fois que nous envoyons une équipe de reconnaissance, la fameuse ESSI ou Équipe de soutien stratégique interministérielle, ainsi que les éclaireurs de l'EICC, nous évaluons notre contribution éventuelle et déterminons si nous allons pouvoir faire le pont en attendant de voir si c'est la communauté internationale ou si ce sont les ONG qui prendront la relève. Je dirais que la principale raison pour laquelle l'EICC n'a pas été déployée plus souvent, c'est qu'elle ne disposait pas de l'équipement voulu pour répondre aux besoins du moment, si besoins il y avait.
Le sénateur Dallaire : L'Afghanistan nous a donné l'occasion d'améliorer notre capacité de déploiement, mais qu'advient-il du bataillon qui était employé en Haïti? Il est censé être en train de s'entraîner pour aller en Afghanistan. Avons-nous suffisamment de bataillons, avec l'Afghanistan en arrière-plan, pour assurer en même temps d'autres missions?
Col Lanthier : Dans ce cas, l'élément terre de la Force opérationnelle interarmées en Haïti avait été confié au troisième bataillon. Celui-ci avait déployé deux compagnies dont l'une qu'on destinait à des opérations sans combat et à des opérations d'évacuation. J'ai ajouté une autre compagnie et un QG de bataillon. Ces unités fourniront le gros des ELMO de la Force opérationnelle 3-10 qui sera déployée fin octobre, début novembre. Aurais-je été en mesure de prolonger de six mois le déploiement de ce bataillon? Dans ce cas, je l'aurais exempté de suivre l'entraînement préparatoire à l'Afghanistan.
Aurait-on pu, par ailleurs, confier la mission d'assistance à d'autres forces? L'opération Podium était sur le point de se terminer quand nous sommes rentrés et je suppose que nous aurions eu alors l'occasion d'organiser la relève des gens sur place. Personnellement, je ne crois pas que cela nous aurait limités.
Le sénateur Day : Colonel, vous ai-je bien entendu dire que vous allez continuer de contribuer aux ELMO en Afghanistan?
Col Lanthier : Au sein de la brigade que je commande, il y a un bataillon dont le rôle a été modifié, puisqu'il est passé de bataillon d'infanterie à bataillon d'ELMO.
Le sénateur Day : Vous serez très bien placé pour expliquer à vos gens ce qui les attend.
J'aimerais obtenir quelques précisions au sujet de l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe. Je pense vous avoir entendu dire que vous employez normalement 200 soldats au sein de l'EICC, mais il y en aurait en fait 2 000. Vouliez- vous dire que ces 2 000 soldats travaillent, d'une façon ou d'une autre, en aval de l'EICC parce que l'Équipe d'intervention en cas de catastrophe ne suffit pas à la tâche ou voulez-vous dire que 200 soldats seulement sur un effectif potentiel de 2 000 composent l'EICC?
Col Lanthier : L'EICC est en mesure de produire de l'eau et elle dispose de moyens médicaux. Cette unité est de la taille d'un peloton d'environ 40 soldats. Elle est complétée par un élément de soutien qui lui fournit les rations, l'eau et les pièces mécaniques, d'un élément de soutien logistique du combat, qui fournit les médicaments, les chauffeurs et les cuisiniers, et d'un élément de commandement. Tout cela représente environ 200 personnes qui ne font pas partie d'une unité constituée. Ces militaires travaillent régulièrement dans différentes unités des Forces canadiennes et sont prêts à intervenir sur préavis de 48 heures. En cas de crise, comme à Haïti, le préavis peut rapidement être ramené de 48, à 24 et même 12 heures, et il arrive qu'il soit même plus court que cela.
Cela étant, vous pourriez affirmer que toute la Force opérationnelle interarmées en Haïti était une grosse EICC. Quand on songe aux capacités de base de l'EICC — je vous ai parlé de défense et de sécurité, de commandement et de contrôle, de moyens médicaux et de génie —, cela fait que je me suis retrouvé à la tête d'un bataillon plutôt que d'un peloton de protection. Plutôt que de disposer d'un peloton médical, j'ai eu tout un hôpital de campagne doté de 100 lits, d'une salle d'opération complète et d'une clinique adjacente. Plutôt que d'avoir quelques sapeurs, je me suis retrouvé avec un escadron complet du génie spécialisé en gros œuvre, avec des sapeurs assurant la production hydratée, avec d'autres spécialisés en construction verticale ainsi qu'avec d'autres spécialistes du génie.
La force entière était fondée sur le concept de l'EICC. Nous avions dû voir plus gros parce que la capacité normale de l'EICC était nettement insuffisante par rapport à la population d'Haïti. Si nous nous étions contentés de déployer l'EICC, nous n'aurions répondu qu'aux besoins de la population de Jacmel, soit environ 34 000 personnes, d'autant que la ville avait été détruite à 50 p. 100. Quand les Américains sont arrivés, ils se sont principalement occupés de Port-au-Prince qui compte 3 millions d'habitants.
La communauté internationale était absente de deux grands secteurs : Jacmel et Léogâne qui, avec ses quelque 134 000 habitants, était la région la plus dévastée, puisqu'elle avait été détruite à 90 p. 100. Compte tenu de la composition de notre force ainsi que de nos relations avec la MINUSTAH et le quartier général américain, nous nous sommes occupés de Léogâne, de la route 204 et du secteur de Jacmel.
Le sénateur Day : Une fois que l'EICC a terminé son travail, après une quarantaine de jours, vous la rapatriez à Trenton. Combien de temps faut-il pour que celle-ci soit de nouveau prête à être déployée?
Col Lanthier : Je ne suis pas un spécialiste de l'EICC, mais je crois savoir qu'il lui faut normalement 21 jours après son retour. Tout doit être remballé. Tout le matériel est prépositionné dans l'entrepôt à disponibilité opérationnelle élevée de Trenton, prêt au prochain déploiement.
Le sénateur Day : Voici ma dernière question. Ce que nous avons appris sur le théâtre afghan va-t-il, dans l'avenir, nous amener à mieux équiper nos forces armées pour qu'elles soient en mesure d'assumer les missions qui lui seront confiées? Le général McChrystal, en Afghanistan, est passé de l'expression « guerre à trois volets » à « triple D », puis, plus récemment, à « approche pangouvernementale ». Dans quelle mesure le personnel militaire que vous aviez sous vos ordres en Haïti a-t-il appliqué cette approche pangouvernementale pour être plus efficace à la suite de cette catastrophe?
Col Lanthier : Les plus anciens ont été formés en fonction d'un environnement linéaire où l'on considère que l'ennemi est devant et que vos amis sont derrière. C'est une ligne droite tracée sur une carte où il y a les bleus et les rouges. C'est facile. En Afghanistan, on se retrouve sur un théâtre non contigu, non linéaire. Il peut s'agir d'amis sur le moment et d'ennemis l'instant d'après, selon ce qu'on fait.
Nous avons appris à traiter avec les chefs locaux qui sont les anciens en Afghanistan et les politiciens en Haïti. Nous avons appris à travailler avec les entreprises locales et la population à la faveur de transactions, en parlant à tous ces gens-là, en échangeant avec eux, en comprenant leurs besoins et en donnant suite à leurs griefs. Ce sont là les principes de l'anti-insurrection que nous appliquons désormais. Nous pouvons le faire maintenant, parce que nous avons les ressources qui nous manquaient en 2006. Nous n'avions qu'un petit groupe de bataille devant se charger de 40 000 kilomètres carrés, soit l'équivalent de deux fourmis sur une énorme montagne.
Il y a des enseignements à tirer quand on travaille avec la population et avec les gouvernants, qu'on recherche la coopération entre civils et militaires, qu'on associe la dimension gouvernance aux dimensions sécurité, développement et reconstruction. Il s'agit là de l'ensemble de compétences que nous appliquons en Haïti. Nous devions raisonner en termes de reconstruction. Il nous fallait déterminer ce que les différents ministères pouvaient faire. Nous devions comprendre les besoins de la population, pas ce que nous percevions comme tels, mais les vrais besoins. Tout cela fait appel à des compétences interreliées. Si l'on excepte la dimension sécurité, on voit bien que c'est ensemble de compétences très semblables.
Le sénateur Day : Cela s'inscrit-il dans le cadre de la démarche EICC ou est-ce que ça va plus loin?
Col Lanthier : Ça va beaucoup plus loin, puisque ce sont toutes les Forces canadiennes qui sont concernées.
Le sénateur Meighen : Si je me souviens bien, vous pensez qu'il faut 21 jours après son retour pour que l'EICC puisse se redéployer. Est-ce que ce sont les mêmes gens qui sont redéployés ou y en a-t-il d'autres qui sont formés pour relever ceux qui rentrent?
Col Lanthier : L'EICC est composée d'un effectif de militaires désignés appartenant aux trois armes. Ce ne sont pas forcément toujours les mêmes parce que certains doivent suivre des cours de formation professionnelle ou autres, que les femmes peuvent tomber enceintes et ainsi de suite. Il demeure que l'EICC est constituée d'un effectif de militaires désignés et dûment formés. Ces gens doivent en effet suivre une série d'exercices en atelier, des exercices sur maquette et des séminaires pour aller chercher les compétences nécessaires et ils doivent travailler au sein d'autres ministères. Il s'agit donc d'un noyau de personnes désignées pour une période donnée.
Comme la présidente l'a dit, l'EICC a été déployée à cinq reprises dans le passé, ce qui veut dire que nous n'avons jamais eu à envoyer le même effectif coup sur coup. Par exemple, pour l'opération Hestia, quelque 250 militaires qui sont rentrés d'Afghanistan entre octobre et novembre se sont tout de suite portés volontaires pour contribuer à l'effort d'assistance en Haïti. Il nous arrive parfois de redéployer très rapidement les mêmes militaires, mais à ce moment-là, ils sont volontaires.
La présidente : Nous apprécions le temps que vous nous consacrez aujourd'hui. Je tiens à préciser, parce que certains ont parlé de son travail d'ELMO en Afghanistan, que le colonel Lanthier a été le premier commandant de cette unité en juin 2006. Pour son travail au sein de l'ELMO, il a reçu la Meritorious Service Cross et l'Army Commendation Medal du secrétaire de l'Armée de terre des États-Unis. Nous vous en félicitons et nous vous remercions de vous être déplacé aujourd'hui.
Nous sommes heureux d'accueillir maintenant le major-général Mike Ward, commandant adjoint, Mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan, Force opérationnelle interarmées en Afghanistan — Quartier général de la Force internationale d'assistance à la sécurité.
Il est commandant en second chargé de la constitution et de la formation de la police dans le cadre de la mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan. Il a également beaucoup travaillé à la formation des Forces canadiennes pour qu'elles puissent assumer, elles aussi, ce genre de mission. Nous avons entendu parler de son travail auprès de l'Armée nationale afghane, mais aujourd'hui, nous allons nous concentrer sur la Police nationale de ce pays, la PNA, parce qu'au vu des progrès très lents du passé, nous avons jugé bon de nous pencher sur ces questions.
Avant de commencer, je tiens à vous dire à quel point nous vous sommes reconnaissants d'avoir pris de votre temps pour nous aider à examiner tous ces dossiers.
Le sénateur Dallaire : Que faudrait-il faire pour renforcer la capacité des ministères, pas uniquement en demandant à des officiers d'état-major compétents d'encadrer la police de même que les gens du ministère de la Défense ou du ministère de l'Intérieur, mais en déployant des fonctionnaires compétents en gestion des marchés de la défense, en logistique et en administration du personnel? Qu'est-ce qui nous permettrait d'améliorer la capacité des ministères pour qu'ils soient en mesure de guider la constitution et l'expansion des forces afghanes?
Major-général Mike Ward, commandant adjoint, Mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan, Force opérationnelle interarmées en Afghanistan — Quartier général de la Force internationale d'assistance à la sécurité, Défense nationale : Nous souhaitons attirer davantage de collaborateurs talentueux au ministère de l'Intérieur qu'au ministère de la Défense, mais le défi est le même en ce qui concerne ces deux organisations. Le renforcement de la capacité de ces deux ministères sera, dans l'avenir, le signe le plus sûr que les Afghans sont en mesure de se conformer au plan établi et d'assumer leurs propres responsabilités.
Nous avons connu un certain succès dans le déploiement de cadres civils américains. Après des entrevues, nous venons juste de nommer un certain nombre de SES-15 très expérimentés, qui sont presque au niveau de SMA, pour qu'ils contribuent à la mise en place des systèmes ministériels. Je viens juste d'accueillir dans mon équipe quelqu'un qui a travaillé pour le QG des Marines américains, qui a 15 ou 20 ans d'expérience et qui avait été militaire avant cela. Il va nous aider à bâtir le programme d'aide financière. Tout cela pour dire que la structure est bien différente de celle des conseillers de terrain que nous avons déployés dans ces ministères jusqu'à présent. Le général Caldwell et le général McChrystal ont tous deux reconnu que, pour accélérer la montée en puissance de ces ministères, le mieux consiste à employer des gens qui ont fait leurs preuves dans le pays pour qu'ils puissent servir de modèles.
Le sénateur Dallaire : Quand on parle de renforcement de la capacité, on a généralement une personne qui vient de l'extérieur — le mentor, celui qui est responsable — et celle qui apprend et qui est numéro deux. Le mentor est le patron, mais pas l'autre. Quoi qu'il en soit, dans une telle situation, le mentor — c'est-à-dire l'étranger — disparaît au bout d'un certain temps et le numéro deux devient numéro un, bien qu'il ne l'ait jamais été auparavant. A-t-on modifié cette façon de faire pour que les Afghans fassent le travail et que nous les assistions en cela, plutôt que l'inverse?
Mgén Ward : Tout à fait et vous connaissez peut-être le modèle de l'Équipe de consultation stratégique que le Canada a défendu en 2005. L'idée était de collaborer avec nos homologues afghans pour les amener à comprendre les mécanismes en place, à établir le contexte et à respecter les lignes directrices et les cadres existants en vue de parvenir aux résultats visés. Eh bien, c'est tout à fait ce que nous essayons de faire avec les Afghans aujourd'hui. Nous appliquons un régime progressif de mentorat ou de consultation. La devise cliché est « pour, avec et par ». Au début, on peut faire le travail nous-mêmes pour montrer aux Afghans comment les choses se passent, qu'il soit question de préparer un plan budgétaire ou un plan d'activité. Cependant, on en vient progressivement à travailler avec eux, côte à côte, et, à la fin, ce sont les Afghans qui font tout et nous, nous les assistons et les conseillons. Cette démarche fait partie intégrante de la transition qui consiste à amener les Afghans à s'approprier leur gouvernance. Ils ne sont pas forcément bien outillés ou compétents au départ, mais ils ont la possibilité d'acquérir les compétences qui leur manquent et je crois pouvoir dire que les signes sont encourageants.
Nous commençons à voir des signes positifs. Au ministère de l'Intérieur, nous venons de terminer l'examen de la réforme civile que le gouvernement afghan est en train de réaliser dans ses principaux ministères pour disposer de fonctionnaires aptes à travailler au sein des ministères. Jusqu'à présent, la seule façon d'y parvenir consistait à engager des officiers de la police ou de l'armée suffisamment rémunérés pour assumer ces fonctions. Au fur et à mesure que nous réglerons les problèmes, il nous sera possible d'attirer des gens possédant les compétences et l'expérience voulues, et c'est ce sur quoi nous allons nous concentrer dans les mois à venir.
Le sénateur Dallaire : Parlons de la place des femmes au sein des forces policières ainsi que de leur formation professionnelle. Y a-t-il un institut de formation pour policières? A-t-on délibérément recruté des femmes au sein de la police et est-ce que nous déployons suffisamment de femmes, de notre côté, pour contribuer à la formation de ces futures policières afin qu'elles soient en mesure de remplir leur rôle?
Mgén Ward : Le ministre Atmar a indiqué dans la stratégie concernant la Police nationale afghane, qu'il voulait recruter et employer 5 000 femmes dans les cinq prochaines années. Pour l'instant, il y en a moins de 1 000.
Nous avons ouvert un petit centre à Jalalabad pour former les femmes au travail de policier et nous allons faire la même chose un peu partout au pays sans oublier l'institut de formation de la police afin que celui-ci assouplisse ses conditions d'admission pour les femmes. Il est en effet plus difficile pour une Afghane, dont beaucoup sont mères ou qui ont dans la quarantaine, de quitter leur famille ou leur contexte social pour aller suivre une formation dans une école de police, même si ce n'est que pour six semaines ou six mois. Nous avons essayé d'adapter la formation pour qu'il leur soit possible d'intégrer la police. Compte tenu du rôle de stabilisateur que jouent les femmes, la police afghane franchirait une étape très importante sur la voie de sa transformation si nous parvenions à leur permettre de percer le plafond de verre que beaucoup d'entre nous sont arrivés à briser.
Le sénateur Manning : Pourriez-vous nous donner une idée de la situation dans laquelle se trouvait la police en Afghanistan avant votre arrivée sur place pour que nous sachions un peu ce que vous avez trouvé une fois là-bas?
Mgén Ward : Je vais essayer de ne pas remonter à Genghis Khan, même si nous n'avons pas forcément fait beaucoup de progrès par rapport au modèle de l'époque. L'histoire récente de l'Afghanistan a été tellement bouleversée que le maintien de l'ordre a suivi de nombreux modèles différents, sans aucune cohérence, jusqu'à l'adoption toute récente, vers 2002, d'une approche sur laquelle nous continuons de travailler. La police afghane a subi d'importants bouleversements sous les Soviétiques, sous les talibans, puis lors de la guerre civile.
La notion de maintien de l'ordre en Afghanistan est à créer de toutes pièces et, pour commencer il faut instaurer la culture du maintien de l'ordre. Il est souvent arrivé dans l'histoire afghane que la police ressemble plus à un service de sécurité d'État qu'à un service de police communautaire. Nous n'en sommes pas encore au concept de police de proximité, présente au sein de la collectivité, au contact des anciens et en prise avec les problèmes de la collectivité. Cela rejoint d'ailleurs ce que nous voulons faire avec nos partenaires de la communauté internationale, qu'il s'agisse de l'Équipe de projet de la Police allemande ou de la Police de l'Union européenne.
Pour l'instant, la police afghane ressemble beaucoup plus à une force de sécurité locale qu'à un service chargé de faire appliquer la loi et nous devrons donc progressivement l'amener à ce stade grâce à une formation professionnelle et à un endoctrinement portant sur les missions de police.
Sur le plan statistique, nous estimons que 45 p. 100 seulement des policiers de la PNA ont suivi une formation structurée malgré les importants investissements que la communauté internationale a réalisés à ce chapitre lors des sept ou huit dernières années. Nous allons nettement accélérer la formation des policiers dans les 18 prochains mois. Pour l'instant, les entrevues de policiers réalisées sur le terrain nous indiquent qu'ils ne sont pas en mesure de répondre à une simple question du genre : « Comprenez-vous votre mission? » La plupart d'entre eux ignorent ce que dit leur description de fonction.
Comme il ne s'agit pas tant de mauvaises pratiques que d'absence de pratiques, nous travaillons sur un terrain fertile pour instaurer le modèle qui nous intéresse. Grâce au programme d'instruction de base, nous apprenons la constitution afghane aux jeunes policiers ainsi que certains principes de droits de la personne. Nous les amenons à comprendre ce que violence domestique et droits de la femme veulent dire. Nous n'en faisons pas des experts en la matière, mais nous voulons les préparer au genre de situations qu'ils rencontreront dans leurs collectivités, à la sortie de l'école de police.
Le sénateur Manning : Pouvez-vous nous parler un peu plus de la différence qui existe, sur le plan de la formation, entre l'Armée nationale afghane et la Police nationale afghane?
Mgén Ward : Le contraste est intéressant. En 2002, nous étions partis d'une armée squelettique, ce qui nous avait permis de la bâtir depuis zéro. Il est relativement facile de mettre sur pied une armée quand on peut déployer sur le terrain un important contingent de conseillers ayant une culture tournée vers la formation militaire.
Les Afghans ont hérité d'une force policière stable. Rien n'a bougé pendant deux ans environ, puis la croissance a été fulgurante. D'un autre côté, nous ne pouvions pas permettre que le système ou la situation se dégrade. Il nous fallait jeter des bases solides en matière de formation professionnelle des policiers. La police afghane accuse un retard de cinq ou six ans par rapport à l'armée sur le plan de la mise en place des institutions.
L'Armée nationale afghane bénéficie d'un système de formation très solide grâce à un collège d'état-major et à des instituts d'enseignement supérieur et elle s'appuie sur un savoir professionnel qui est parfaitement compris par les gens sur le terrain et par leurs homologues de la communauté internationale, d'autant qu'il y a de bons échanges entre les deux.
C'est beaucoup plus difficile dans le cas de la police. Tout d'abord, les effectifs de policiers civils déployés par la communauté internationale en Afghanistan sont plus réduits. Je suis soldat. Je comprends les systèmes de formation et de perfectionnement, mais nous ne disposons pas sur place de suffisamment de policiers venant d'autres pays ou de représentants de pays membres de l'OTAN qui soient en mesure de contribuer à l'encadrement des policiers. Nous avons du pain sur la planche.
Le sénateur Manning : Quels sont les objectifs de recrutement des Forces de sécurité nationale afghanes? Ce qui m'inquiète, c'est ce qui se passera après 2011. On nous dit que l'Armée nationale afghane compte un peu plus de 100 000 soldats et que l'objectif visé pour 2011 est de 171 000; l'Armée nationale afghane compte 2 876 personnes en uniforme et elle a pour objectif d'arriver à 8 000 d'ici décembre 2016; la Police nationale afghane, quant à elle, compte environ 96 000 policiers et elle vise un effectif de 134 000 d'ici octobre 2011. On est à beaucoup plus que 200 000 individus et on espère en former 313 000 à 314 000.
Compte tenu de vos échéanciers et de vos objectifs actuels, comment pensez-vous qu'on puisse jamais attendre ces cibles?
Mgén Ward : D'après nos analyses, il serait possible de parvenir à ces chiffres à condition que le recrutement demeure très important. Il a été très dynamique au cours des cinq ou six derniers mois, notamment parce que nous offrons des salaires semblables aux militaires et aux policiers et que la rémunération d'un soldat ou d'un policier est maintenant jugée intéressante.
Si nous pouvons maintenir ces chiffres de recrutement et réduire le nombre de départs dans l'armée et la police, nous pourrons stabiliser les effectifs. Notre plus gros problème, ce sont les départs. Dans le contexte actuel, il est difficile de retenir des soldats et des policiers formés.
La présidente : Comment cela se fait-il?
Mgén Ward : Les conditions de travail sont très difficiles. Disons, brièvement, que l'armée de terre n'appliquait pas de politique de rotation des unités et qu'un soldat affecté dans le Sud de l'Afghanistan pouvait très bien ne faire que des missions opérationnelles dans ses trois premières années. Le problème était moindre dans certaines unités de la police, mais le taux de roulement de l'armée était très élevé.
De nombreux soldats ne rengageaient pas. Le taux d'absentéisme était également très élevé et, dans un système où ils ne faisaient pas forcément confiance dans leurs chefs, dans leur matériel ou dans leur capacité de demeurer en vie, beaucoup de jeunes Afghans décidaient de quitter les drapeaux. C'est ce qu'on constate encore dans certaines unités de la police comme la police chargée de l'ordre civil. Il s'agit en fait de la branche militaire de la Police nationale afghane, comme la gendarmerie en France ou les carabinieri en Italie. Ce sont des policiers très qualifiés et instruits, la crème de la crème en matière de forces de maintien de l'ordre, si bien qu'ils sont en opération 95 p. 100 du temps. Beaucoup de ces policiers ont déclaré que, même s'ils se sentent fiers de servir leur pays, il leur faut un temps d'arrêt et pouvoir mener une vie un peu plus prévisible. Il arrive un temps où les familles ont besoin d'eux, à la maison. C'est ainsi que le taux de départs au sein de la police chargée de l'ordre civil a atteint des sommets inquiétants avec 75 à 80 p. 100.
Le sénateur Manning : Au Canada, et j'estime que notre pays est relativement jeune, la notion de police communautaire commence à prendre racine. Quand j'étais jeune et qu'on apercevait une voiture de patrouille, on prenait les jambes à son cou. Aujourd'hui, les policiers visitent les écoles; ça fait partie du programme de sensibilisation et de police de proximité.
En Afghanistan, comment rejoignez-vous la population, la société étant si différente de la nôtre? On a pu lire que les talibans endoctrinent les très jeunes. Auprès de jeunes de quel âge essaie-t-on de faire passer l'idée que les services policiers et la police de proximité sont importants, pas uniquement parce qu'ils permettent de maintenir l'ordre et la loi, mais aussi parce qu'ils sont une émanation de la collectivité?
Mgén Ward : Dans la stratégie concernant la police nationale afghane, le ministre Atmar a indiqué qu'il appartient à l'armée de défendre la nation et à la police de protéger la population, le public. Pour y parvenir, la police devait se concentrer davantage sur les collectivités, ce qui ne s'est pas produit. L'actuel concept de maintien de l'ordre consiste surtout à ériger des postes de contrôle, ce qui constitue le pire modèle de maintien de l'ordre qu'on puisse imaginer. Les policiers postés aux points de contrôle se concentrent sur un seul élément, ce qui peut avoir un effet dissuasif, mais cette façon de procéder ouvre aussi la porte à la corruption.
En revanche, avec un service policier au sein de la collectivité — et il est tout à l'honneur des policiers civils canadiens participant à la mission afghane d'avoir fait la démonstration de ce modèle à Kandahar qui a été repris dans le plan établi par la police — on patrouille les quartiers. On veille à ce que le commandant de la section de police soit connecté avec les commerçants et les anciens du coin afin de se tenir au courant de leurs problèmes.
Il est également question de s'assurer que la police rend des comptes à la collectivité grâce à des mécanismes que nous connaissons chez nous. Ainsi, il y a un service d'appel où entrent un millier d'appels téléphoniques par jour. En Afghanistan, on me dit que 70 p. 100 de ces appels sont malveillants, mais si 30 p. 100 de ces 1 000 appels sont légitimes et concernent des méfaits commis par des policiers, cela peut constituer une base à partir de laquelle les chefs doivent déterminer comment la police peut communiquer et travailler avec des gens appartenant au même groupe ethnique, à la même tribu et, dans certains cas, à la même collectivité, pour leur prouver qu'il existe une institution qui veille à leur bien-être.
Le sénateur Lang : Revenons-en à la question du personnel et aux chiffres mentionnés par le sénateur Manning. Si dans l'avenir, il existe un cadre grâce auquel les Afghans pourront se prendre en main, estimez-vous que les objectifs envisagés de 171 000 soldats pour l'armée et de 134 000 policiers pour la PNA d'ici octobre 2011 seront suffisants à condition que les recrues atteignent le niveau de formation exigé ainsi que les objectifs individuels et collectifs?
Mgén Ward : Ça, c'est une question à 64 000 $. Tout dépendra, tandis que nous tendrons vers ces objectifs de croissance, de la situation qui règnera en Afghanistan sur le plan de la sécurité. Aurons-nous battu les insurgés ou instauré un environnement plus sûr grâce à une meilleure gouvernance, à la réconciliation ou à la réintégration?
Ces chiffres pourraient être bons à condition que la situation se stabilise. Si rien ne change, il est possible que ces effectifs ne suffisent pas. La solution consistera en partie à maintenir sur place un contingent de la coalition et à renforcer les forces afghanes. Comme la coalition ne restera pas éternellement, il faudra considérablement augmenter les effectifs du côté afghan. Les 305 000 recrues envisagées pour l'armée et la police ne suffiront sans doute pas si l'Afghanistan ne peut plus compter sur personne d'autre.
Le sénateur Lang : Dans vos remarques d'introduction, vous avez dit qu'il y a 96 000 policiers. Je crois vous avoir entendu préciser que 45 p. 100 d'entre eux n'ont jamais reçu de formation. Cela revient-il à dire que 40 000 de ces policiers n'ont jamais eu aucune formation et, si tel est le cas, leur donne-t-on cette instruction?
Mgén Ward : Nous sommes en train d'appliquer un nouveau modèle pour former les policiers. Cette année, au ministère de l'Intérieur, nous avons créé un poste de commandant du recrutement. Auparavant, les commandants de district avaient le pouvoir de recruter localement un certain nombre de policiers, mais il n'existait pas de mécanisme de formation permettant d'envoyer les recrues dans une école de police pour leur donner le premier niveau de formation professionnelle.
Grâce à ce poste de commandant du recrutement et à celui de commandant de la formation que nous allons créer dans environ deux semaines, le ministère disposera d'un mécanisme qui lui permettra de contrôler l'intégration des policiers. Le ministère pourra sélectionner des candidats convenables, ayant les compétences nécessaires, dans les bonnes régions du pays, pour répondre aux besoins de sécurité. C'est un modèle beaucoup plus complexe, un modèle qui est en vigueur pour l'armée depuis de nombreuses années et que beaucoup de pays utilisent. Celui-ci nous permettra, beaucoup mieux qu'auparavant, d'attirer des candidats.
Nous avons maintenant pour politique de ne plus recruter de policiers que nous ne serions pas en mesure de former. Sinon, c'est l'histoire du cheval qui s'emballe; si l'on recrute un policier et qu'on l'affecte tout de suite, on ne le revoit plus jamais ensuite. Comme le système de gestion du personnel afghan est manuel et qu'il est primitif, il est difficile de retracer un individu et de le ramener pour qu'il suive une formation.
L'été dernier, juste avant les élections nationales afghanes, nous avons dû recruter 14 000 policiers à très peu de préavis. Nous avons pu tout de suite leur donner environ trois semaines d'instruction initiale pour qu'ils soient suffisamment outillés afin d'être affectés aux bureaux de vote. Nous devions ensuite les rapatrier au centre de formation pour cinq autres semaines d'instruction qui auraient complété le cursus de base. Eh bien, ça n'a pas fonctionné. Nous avons dû tous les faire revenir et leur dispenser huit semaines de formation pour qu'ils soient fonctionnels et efficaces.
La seule façon d'y arriver, c'est de bien s'y prendre dès le début. Ce n'est pas en pleine campagne de lutte contre les insurgés, quand la population doit avoir confiance dans sa police, qu'il faut appliquer des solutions ponctuelles. Comme beaucoup de ces policiers, qui n'ont jamais été formés, ne comprennent même pas leur mission, il est impossible pour le gouvernement de communiquer à la population ce qu'il essaie de faire pour elle. La formation est fondamentale.
Le sénateur Meighen : General Ward, j'ai l'impression, et vous me direz si mon évaluation vous paraît bonne, que dans les premières années, nous avons fait du surplace. Je me souviens des analyses faites à l'époque où notre comité est allé en Afghanistan, à propos des Allemands entre autres qui n'avaient pas obtenu des résultats très reluisants dans la formation des policiers. Cependant, d'après ce que vous nous dites aujourd'hui, il semble que les choses commencent à débloquer et j'en profite pour féliciter tous ceux qui ont participé à cet effort.
Si l'on suppose que les Forces canadiennes se retirent de l'Afghanistan, ce que nous avons annoncé pour décembre 2011, laisserons-nous derrière des centres de formation où les policiers instructeurs du Canada pourront exercer sans avoir besoin d'une protection militaire? Autrement dit, pourrons-nous, si nous le voulons, continuer à former efficacement les Afghans sur place sans avoir besoin d'assurer une présence militaire canadienne?
Mgén Ward : Nous travaillons avec une trentaine de centres de formation répartis sur le territoire afghan. Dans ces centres, les conseillers étrangers ne sortent pas de l'enceinte. Il n'y a que très peu de policiers civils non afghans qui sortent du périmètre de sécurité. En fait, les policiers civils canadiens sont parmi les rares à le faire. Nous avons retenu les services de nombreux policiers, de gens de DynCorp et autres, qui n'ont pas le droit de sortir de l'enceinte protégée des centres de formation, ce qui n'empêche que leur travail dans ces conditions est très efficace.
Dans ces centres de formation, nous pouvons prendre notre temps et dispenser une instruction complète à ces futurs constables, sous-officiers et officiers pour les mettre sur la bonne voie. Nous avons fait la promotion de cette vision auprès des pays membres de l'OTAN et de la communauté internationale en leur disant qu'ils peuvent avoir beaucoup plus confiance dans de tels centres où nous pourrons nous acquitter de notre devoir de diligence.
Le sénateur Meighen : Vous avez parlé d'attrition, qui est l'autre élément de l'équation. Il est évident que, si l'on parvient à limiter la saignée, les effectifs ne diminueront pas. Quels sont les meilleurs outils pour lutter contre l'attrition? Je suppose qu'une solde régulière et suffisante pour concurrencer ce que paient les talibans devrait faire l'affaire et nous permettre d'espérer que les recrues ne disparaissent pas dans la nature. Vous devriez peut-être retarder le versement des soldes et exiger que les gens fassent deux semaines pleines avant d'être payés. Ça pourrait être ça?
Mgén Ward : Nous mettons à l'essai un grand nombre de ces outils. L'élément de loin le plus important est le leadership. Peu importe le temps que nous passerons cette année à former quelque 35 000 à 40 000 constables, en fin de compte, ce sont les 5 000 à 10 000 chefs que nous formerons qui auront le plus d'effet sur la qualité de la PNA. Le général Caldwell parle de « leadership axé sur le service ». Cette notion n'est pas nécessairement bien ancrée dans la société afghane. Je dirais que le concept de responsabilité des chefs est bien compris dans les tribus, mais ce n'est pas nécessairement le cas au sein de la police.
Je crois très important de favoriser cette prise de conscience dans la police afghane en même temps qu'on règle tous les problèmes pratico-pratiques ou techniques. La simple solde nous a permis de grands progrès. En même temps, nous avons grandement amélioré les chances de survie des policiers afghans. La Police nationale afghane est quotidiennement présente dans les collectivités et c'est elle qui subit le gros des pertes. L'an dernier, 700 policiers ont été tués ou exécutés lors de missions, soit deux fois et demie plus que pour l'Armée nationale afghane et environ cinq fois plus que pour la coalition.
Le sénateur Meighen : Par habitant?
Mgén Ward : Ce sont des données brutes. Environ 130 ou 140 militaires de la coalition, quelque 250 soldats de l'Armée nationale afghane et plus de 700 policiers ont été tués. Le constat est très différent de ce qu'on avait envisagé au début.
Les supérieurs doivent s'assurer que le personnel de terrain est bien entraîné, bien protégé et bien armé pour faire son travail et avoir la certitude qu'il parviendra à dissuader les criminels ou les insurgés. Ce n'est qu'après qu'il pourra tourner son attention vers la population.
Les nombreux policiers que j'ai rencontrés sont fiers de ce qu'ils font. Ils ne sont pas très compétents dans leur travail ni très instruits sur leur métier, mais je crois qu'il sera facile de remédier à tout cela dès que nous aurons obtenu les ressources nécessaires.
Le sénateur Meighen : Il y a un an et demi, quand nous étions en Afghanistan, j'ai eu l'impression, peut-être à tort, que des policiers étaient occasionnellement employés dans des situations de combat ou de quasi-combat.
Mgén Ward : Ce n'est pas ce que je crois comprendre. Nous ne formons absolument pas les policiers pour aller au combat ou pour participer à des opérations offensives. Nous produisons des éléments de la police chargée de l'ordre civil qui possèdent les compétences nécessaires pour réagir en situation de conflit ou en cas d'embuscade et pour parer à la menace.
Pour revenir à votre question précédente, si vous me le permettez, vous vouliez savoir s'il y a des missions pour les Canadiens. Il y en a effectivement et, partout en Afghanistan, il faudrait avoir plus de policiers instructeurs venant de pays membres de l'OTAN. Nous avons besoin de leur professionnalisme et du modèle de comportement qu'ils représentent tant dans les écoles de police de la PNA que sur le terrain. Nous pouvons toujours accomplir le meilleur travail dont nous sommes capables dans l'enceinte des écoles, mais si nous ne mettons pas les policiers afghans en contact avec un collègue qui lui serve de modèle de comportement pour l'aider à patrouiller la collectivité et à rencontrer la population locale...
Le sénateur Meighen : Ça me rappelle l'ELMOP, l'Équipe de liaison et de mentorat opérationnel de la police.
Mgén Ward : C'est tout à fait ce modèle. Nos ELMOP ont obtenu d'excellents résultats à Kandahar. Nous voulons en avoir davantage.
Le sénateur Meighen : Reste à voir si cette formule va dans le sens de la résolution parlementaire.
Le sénateur Nolin : Merci, général Ward, de vous être déplacé. Revenons-en à la question des relations avec la collectivité et de la crédibilité de la Police nationale afghane. Qu'arrive-t-il à une recrue qui ne se présente pas au travail?
Mgén Ward : Voilà un aspect où il y a place à l'amélioration sur les plans du leadership et de la discipline au sein des Forces de sécurité nationale afghanes, tant pour ce qui est de l'armée que de la police.
Dans l'armée, celui qui ne se présente au bout de 60 jours est rayé des cadres et il est traduit en cour martiale s'il réapparaît. Dans la police, ce n'est pas aussi élaboré. Il est très difficile de repérer celui ou celle qui a décidé de jouer les filles de l'air pour une raison ou une autre. Comme les déplacements sont très difficiles dans ce pays, on accorde 30 à 60 jours aux gens pour rentrer chez eux. Il arrive souvent que les recrues prennent une semaine de plus à la maison ou soient bloquées quelque part, ce qui reporte d'autant leur retour à l'unité. Il y en a aussi beaucoup qui disparaissent et qu'on ne revoit jamais. Les mécanismes en place pour faire face à ce genre de situation sont primitifs.
L'an dernier, 300 militaires ont été traduits devant la cour martiale pour avoir réintégré leur unité après une absence prolongée. Je n'ai pas vu de statistiques semblables pour la police.
Le sénateur Nolin : Serait-il utile d'avoir une sorte de structure permettant de « punir » ceux qui ne respectent pas leur contrat?
Mgén Ward : Je vous rappelle qu'il s'agit d'un service volontaire. Les gens font leur service quand les conditions s'y prêtent, qu'ils ont l'impression qu'on s'occupe d'eux et que leurs chefs ont leur bien-être à cœur, sans égard à la mission.
Selon moi, un système purement punitif ne ferait qu'exacerber le problème.
Le sénateur Nolin : Je suis d'accord avec vous. Vous avez parlé de « leadership », ce qui est, quant à moi, fondamental. La population doit avoir l'impression qu'il règne une certaine discipline, sinon pourquoi tous ces efforts?
Mgén Ward : Il y a, dans la société afghane, des façons de régler la question. La religion est porteuse de sens, jurer sur le Coran veut dire quelque chose. L'honneur occupe une grande place dans l'histoire afghane. Il est honorable de servir et il est déshonorable de dépouiller ses propres soldats ou d'être corrompu.
Quand on fait appel à ces notions de moralité, elles donnent des résultats non seulement avec les Afghans, mais chez nous aussi. Un bon chef fait appel à ce genre de sentiment, mais pas un mauvais chef. C'est là où réside le problème. La vraie solution, c'est d'être conscient qu'il y a de bons et de mauvais chefs. Il faut immédiatement et sans ménagements remplacer les mauvais chefs.
Le sénateur Day : Permettez-moi, général, de vous féliciter pour votre travail de commandant en second chargé de la constitution et de la formation de la police. Il y a beaucoup de travail à faire.
Je songe aux difficultés que nous avons rencontrées pour que nos homologues à l'OTAN contribuent à la mission afghane, bien que la décision d'aller en Afghanistan ait été prise par l'ensemble de l'Alliance. Nous nous sommes débattus pour que certains pays lèvent leurs restrictions et acceptent d'aller dans les régions moins tranquilles. Au début, l'Union européenne et plus précisément l'Allemagne s'occupait de la formation des policiers. Pendant un temps, nous nous sommes dit que rien ne fonctionnait à l'échelon national et que chaque unité de reconstruction provinciale devait agir en autonomie. Depuis, nous avons adopté la vision du général McChrystal qui est commandant de l'ISAF, et, en octobre de l'année dernière, l'OTAN a pris à sa charge la formation des policiers.
Est-on certain que les pays de l'OTAN contribueront comme il se doit à cette tâche?
Mgén Ward : On constate, a posteriori, que nous en sommes là parce qu'il a été décidé, lors du Sommet de Strasbourg-Kehl, d'assumer une mission d'instruction OTAN en Afghanistan. Après le renversement du régime taliban en 2001, on a assisté à une dégringolade progressive en Afghanistan. Il n'existait aucune ressource gouvernementale pour maintenir la sécurité et régler les problèmes auxquels était confronté l'Afghanistan. C'est pour cela qu'il y a eu régression. La constitution de l'armée et celle de la police n'ont pas été menées de front, comme ça aurait dû l'être. L'armée, pour qui les choses se sont relativement bien passées, est en assez bonne forme, mais ce n'est pas le cas de la police.
La maîtrise d'œuvre en la matière est successivement passée des mains des Allemands, en 2002, à celles du Département d'État américain ou du Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs, en 2004-2005, avant d'aboutir dans les mains du Commandement de la transition conjointe de la sécurité en Afghanistan. Il a fallu du temps pour que la mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan décolle et, depuis, elle évolue au second régime.
Nous sommes en train de rassembler les ressources nécessaires. D'une certaine façon, nous pourrions nous retrouver avec plus d'instructeurs que nécessaire dans les centres de formation de la police, mais il s'agirait alors principalement de militaires. Nous sommes en train d'attirer davantage de policiers instructeurs provenant de corps policiers civils d'autres pays. Nous avons graduellement remplacé les entrepreneurs que le Département d'État nous a fournis pendant plusieurs années. Nous voulons tous les remplacer parce que le meilleur policier instructeur est celui qui a fait le travail. Tous les instructeurs à contrat n'ont pas une expérience professionnelle pertinente à un environnement comme celui qu'on trouve en Afghanistan. Nous avons, à cet égard, davantage de travail à faire. Il nous reste encore à recruter dans d'autres pays une bonne moitié d'instructeurs appartenant à des corps policiers civils.
Les contributions du Canada, de l'Italie, de la France et de la Turquie ont été extraordinaires. L'Allemagne a fait un superbe travail dans le nord, dans le cadre de sa contribution bilatérale avec le Canada. Il nous faut maintenant relever la barre. Nous avons passé énormément de temps à essayer d'intéresser d'autres pays à cette mission et à leur expliquer les conditions permettant de concilier leurs intérêts nationaux et l'objectif central de la mission, soit la mise en œuvre d'une approche unifiée pour aider le ministère de l'Intérieur afghan ainsi que la Police nationale afghane.
Le sénateur Day : Parallèlement à ce que vous avez décrit, c'est-à-dire à ce que nous faisons en matière de formation des policiers et de création d'infrastructures à cette fin, fait-on quelque chose pour favoriser le respect des lois? Il faut pouvoir s'appuyer sur des tribunaux indépendants, en cas d'infraction aux lois, pour que les gens aient confiance dans la justice. Dans les sociétés où il n'existe pas de tels mécanismes, la police ne peut pas faire grand-chose.
Mgén Ward : C'est tout à fait vrai. Il s'agit là du maillon faible du système. La justice, la règle de droit, n'est pas bien étayée. Les juges et les procureurs sont mal rémunérés, d'où le risque de corruption qui est excessivement élevé. De plus, les juges et les procureurs font l'objet de sérieuses menaces. C'est quasiment une situation sans espoir.
Ce domaine échappe cependant à notre champ de compétence. Il demeure que la communauté internationale doit déployer de véritables efforts pour apporter aux juges et aux procureurs l'assistance dont ils ont besoin.
Le sénateur Day : L'OTAN n'a pas encore assumé ce rôle.
Mgén Ward : Je me demande si ça pourrait faire l'objet d'un vote au conseil de l'Alliance. Ce serait intéressant à suivre.
Le sénateur Segal : Général Ward, pouvez-vous nous parler du succès remporté par les forces policières en dehors de la province de Kandahar, en comparaison avec les résultats qu'elle a obtenus dans cette même province? Les médias canadiens estiment — à tort ou à raison — que c'est un complet désastre. Ils disent que ce n'est pas à cause de nous, que ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais que cela est dû à la structure sous-jacente fondamentalement corrompue en Afghanistan, que personne n'est en mesure de corriger. Je ne suis pas d'accord avec ce raisonnement. À quoi attribuez- vous ce constat de la part des médias?
Deuxièmement, on m'a dit officieusement que les postes réservés aux civils, qu'il s'agisse de policiers instructeurs ou de personnel civil des PRT, sont loin d'être comblés. Il y a trop peu de candidats pour doter ces postes, que ce soit des Affaires étrangères au Canada ou d'autres pays. Nous aimerions beaucoup connaître votre avis à cet égard.
Mgén Ward : Je commencerai par votre dernière question. Je ne sais pas ce qu'il en est vraiment de la dotation des équipes de reconstruction provinciales. Compte tenu du modèle que nous voulons mettre en place, les policiers provenant d'autres pays sont bien sûr sous-représentés. Rien ne sera plus efficace, pour nous aider à changer la culture de la Police nationale afghane, que de nous en remettre à des policiers instructeurs représentant des modèles solides, crédibles et éprouvés en matière de maintien de l'ordre.
La question de la corruption est très intéressante. Mon second est un général des carabinieri qui a passé l'essentiel de sa carrière dans des conflits, en Irak et au Liban, ou à combattre la Camorra dans le centre de l'Italie. Comme il se plaît à le répéter, la corruption est un phénomène social. Selon Transparency International, l'Afghanistan est arrivé cette année au deuxième rang des pays les plus corrompus. La Police nationale afghane est l'institution la plus corrompue du pays. Je n'aime pas faire état de ces tristes statistiques, parce que je me sens personnellement engagé envers un grand nombre de cadres de la Police nationale afghane qui, je crois, sont de bons chefs travaillant fort pour leur institution, qui mettent quotidiennement leur vie en danger et qui œuvrent pour soutenir leurs subalternes, lesquels risquent également leur vie. Je n'aime pas les demi-vérités. Il y a un mois ou deux, Newsweek a fait paraître un article qui n'était pas très flatteur à propos de la police. Ce n'est pas qu'il y avait des erreurs dans cet article, mais il ne rectifiait pas les faits au sujet des initiatives et de l'approche récemment adoptée.
Nous nous devons d'agir professionnellement en nous montrant objectifs par rapport à ce que nous voyons sur le terrain et à ce que nous lisons dans les médias. Il y a des choses qui sont faciles à mesurer, comme le nombre de policiers sortant de l'école de police. Pour ce qui est de l'efficacité des policiers sur le terrain, c'est plus dur, car il faut faire appel à des chercheurs qui doivent se rendre sur place et parler avec les populations et les anciens pour nous donner une idée de ce qui se passe dans les collectivités.
J'ai passé beaucoup de temps à parler avec nos vacataires à propos de ce qu'ils ont vu au cours des quatre ou cinq dernières années. Eh bien, ils font état d'une énorme différence en cinq ans entre ce que la police faisait et ce qu'elle fait maintenant. On est encore loin de la perfection, mais des progrès ont été réalisés. Je sais que le ministre Atmar se sent blessé chaque fois qu'il lit un de ces topos. Il demeure qu'il vient juste de participer à une cérémonie en souvenir des martyrs, cérémonie lors de laquelle on a honoré plusieurs policiers tués en service. Nous avons connu une vague d'attentats spectaculaires à Kaboul ces derniers mois et tous ont été interceptés par des policiers de la PNA qui ont fait preuve d'un incroyable courage en mettant leur vie en danger, comme ce brigadier-général qui est parvenu, à mains nues, à immobiliser un kamikaze.
On voit maintenant quotidiennement des policiers qui interceptent des kamikazes et les empêchent d'effectuer leur mission. Ils sont de plus en plus efficaces. Il faudrait simplement qu'ils soient un peu plus radicaux dans leur lutte contre les mauvaises influences et ils savent d'où elles viennent. Ce dernier aspect constituera la marque, l'épreuve décisive au vu de laquelle nous reconnaîtrons universellement que l'institution s'est transformée, qu'elle est en train de se réformer et qu'elle a l'intention de progresser à grands pas. C'est ce qu'il faut pour que les constables ressentent la confiance nécessaire pour faire leur travail au quotidien.
La présidente : Vous avez dit qu'il revient à l'armée de défendre la nation et à la police de protéger la population, mais que la plupart des policiers ignorent leur mission. Quelle est-elle cette mission, selon eux?
Mgén Ward : Je vais m'avancer en vous disant qu'elle correspond à ce que le commandant de la police leur dit qu'elle est. Si ça veut dire parvenir à protéger un point de contrôle ou travailler auprès de la collectivité pour l'aider, c'est bien, mais ça n'est pas toujours le cas. Parfois, la mission veut dire passer de la drogue, détourner son regard quand on ne le devrait pas. Cela donne lieu à une dynamique complexe. Les frictions larvées sont exacerbées par un manque d'éthique ou d'équilibre entre les tribus. Il y a une province en Afghanistan où tous les policiers appartiennent à une tribu et l'autre tribu dominante s'est retrouvée du côté des insurgés parce que c'était la seule façon pour elle de garantir sa survie ou de protéger ses membres. C'est une situation très difficile que seuls les chefs afghans pourront résoudre, mais on peut aussi y parvenir en adoptant un modèle de corps policier qui soit davantage national ou régional où la représentation sera équilibrée, et en s'assurant que le peuple ne craigne pas que les institutions grâce auxquelles l'État exerce son pouvoir soient employées contre les différents éléments de la population. Le modèle change d'un endroit à l'autre.
La présidente : Une partie de notre problème c'est qu'il y a tous les policiers que nous faisons venir d'un peu partout dans le monde et le fait que l'OTAN reprend tout cela sous sa houlette parce que tout le monde finit par donner sa version du maintien de l'ordre. Les Afghans avaient une tradition, mais elle n'était pas particulièrement positive. D'un côté, on leur a dit qu'ils devaient prendre les petites filles par la main pour leur faire traverser la rue et, de l'autre, on les envoyait au front pour leur demander de tuer des seigneurs de guerre et des insurgés. Ce sont là deux messages conflictuels. A-t-on affiné leur perception de ce que doit être leur mission, telle que nous l'envisageons?
Mgén Ward : Je prendrais la chose différemment pour dire que le ministre de l'Intérieur a décidé de ce que devrait être la mission dans la stratégie concernant la police nationale qui est le premier document du genre. Il y a une loi qui régit la police. Il nous reste maintenant à confier la formation, l'instruction de ces gens à des policiers instructeurs pour qu'ils comprennent ce qu'ils doivent faire. Le ministre Atmar était anciennement à l'Éducation et il sait donc bien comment faire passer son message jusqu'aux plus bas échelons de la hiérarchie.
Pour que la PNA soit une réussite, la communauté internationale doit admettre que les Afghans ont leur mot à dire à propos de leur destinée et qu'on doit les aider à élaborer les modèles de maintien de l'ordre qui soient les plus appropriés pour leurs collectivités. Le modèle en vigueur à Kandahar est très différent de celui de Herat ou de Mazar-i- Sharif. Il y a place à la souplesse. Quand les conditions le permettront sur le plan de la sécurité, la police afghane en uniforme bleu ressemblera beaucoup à celle que nous connaissons ici, une police qui s'attaque à la criminalité et se concentre sur les problèmes de la collectivité. Les Afghans n'y sont pas encore parce que l'environnement dans lequel ils évoluent ne s'y prête pas.
Le sénateur Dallaire : Il serait utile, si c'est possible, de mettre en œuvre un programme de qualité de la vie pour la police et pour l'armée.
Bon an mal an, quelque 600 policiers canadiens sont déployés à la surface de la planète dans le cadre de missions de l'ONU, dont 200 de la GRC, et la demande va augmenter. Nous devrions peut-être adopter une politique consistant à déployer plus de policiers au titre de l'assistance aux collectivités, comme au Darfour et ailleurs.
Est-ce que les Afghans fondent le travail de la police sur le renseignement et sur des actions préventives? En ont-ils fait leur doctrine? Cherchent-ils à intégrer le renseignement et la prévention? Est-ce que le ministère de l'Intérieur dispose d'un service du renseignement? Ce service relève-t-il de lui?
Mgén Ward : La notion de maintien de l'ordre fondé sur le renseignement est un des piliers de la nouvelle stratégie. La Police européenne est chargée de ce dossier au nom de la communauté internationale et elle contribue à la mise en place d'un service de maintien de l'ordre fondé sur le renseignement en Afghanistan. Le renseignement concerne davantage la criminalité que l'insurrection. Dans les grands centres, nous contribuons à la collecte de renseignements destinés à favoriser l'interception des insurgés et à perturber leurs activités. Les Afghans disposeront donc de ce moyen.
Récemment, le ministre Atmar a déployé 800 policiers dans la région de Kaboul pour améliorer la sécurité. Il est précisément question d'être au cœur de la collectivité, d'aller parler aux résidents, de recueillir des renseignements et de comprendre ce qui se passe pour être en mesure de brosser un portrait complet de la situation à partir duquel la hiérarchie policière prend ses décisions. Compte tenu du succès remporté dans les premiers mois de l'expérience, la formule sera étendue à d'autres collectivités au pays.
C'est très important. Ce service est-il loyal envers le ministre? Je le pense. Si j'en crois ce que me disent mes conseillers et à en juger d'après le fonctionnement du ministère au quotidien, les Afghans collectent des renseignements qui leur permettent d'agir et de mener leurs opérations à bien.
Le sénateur Lang : La tâche semble dantesque. Je pense à la remarque du sénateur Day au sujet de la magistrature et de ses imperfections qui compliquent le travail de la police.
Quel est le niveau minimum d'études exigé pour devenir policier en Afghanistan? Dispensons-nous sur place un enseignement destiné à permettre aux gens d'atteindre ce niveau minimum?
Mgén Ward : C'est un de nos dossiers les plus compliqués. En Afghanistan, la génération qui a connu la guerre civile n'a reçu quasiment aucune éducation. Environ 14 p. 100 des effectifs des Forces de sécurité nationale afghanes possèdent des rudiments en lecture et en écriture correspondant à une troisième année. Dans la police, 93 p. 100 des officiers savent lire et écrire, ce taux est de 30 p. 100 pour les sous-officiers et de 10 ou 11 p. 100 pour les constables. Nous avons imposé un programme d'enseignement de la lecture et de l'écriture aux recrues illettrées de l'armée et de la police. C'est ainsi que 28 000 recrues passent par les premières étapes du programme d'alphabétisation destiné à leur permettre d'atteindre un niveau à peu près équivalent à celui d'une troisième année. Elles bénéficient de quelque 64 heures d'alphabétisation au cours de leur instruction initiale. Après cela, les élèves policiers peuvent reconnaître les chiffres et les lettres et en comprendre la signification. Ils doivent être en mesure de lire leur carte d'identité. C'est un programme qui marche incroyablement bien et qui a été fort bien accueilli par les Afghans.
Nous risquons de nous retrouver avec une génération perdue ou de perpétrer le phénomène de génération perdue pour ceux qui seront les chefs de demain en Afghanistan. Entre tous les enfants qui sont scolarisés et les élites qui savent lire et écrire, il y a un énorme segment de la population qui risque d'être laissé pour compte, ce qui pourrait fondamentalement déstabiliser les forces de sécurité.
L'une de nos priorités est d'offrir un programme d'alphabétisation de base qui sera prolongé par un programme d'éducation permanente au sein des forces de sécurité. Nous pensons que ce sera un excellent outil d'attraction des candidats et de maintien en poste. Par-dessus tout, cet outil est essentiel pour donner confiance aux membres des forces de sécurité qui doivent être perçus comme des piliers de leurs collectivités.
La présidente : C'est très convaincant. Bravo et c'est d'ailleurs une excellente conclusion. Nous sommes heureux de vous avoir accueilli à ce comité. Le major-général Mike Ward est commandant en second de la Mission d'instruction de l'OTAN en Afghanistan et il est chargé de la constitution et de la formation de la police. Il a de longs états de service qui l'ont amené en Allemagne, à Chypres, au Kosovo et dans bien d'autres lieux. Général, nous vous remercions pour votre travail.
Nous allons maintenant passer à huis clos pour traiter de certaines questions.
(Le comité poursuit ses travaux à huis clos.)
(La séance publique reprend.)
La présidente : Nous avons examiné le budget du comité.
Le sénateur Manning : Chers collègues, je dépose un sommaire des dépenses totalisant 268 365 $. Je propose que nous soumettions ce document au Comité permanent de la régie interne pour qu'il autorise les fonds demandés destinés à permettre au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense d'accomplir son mandat, sous réserve d'éclaircissements quant au nombre de sénateurs qui prendront part aux déplacements et au rôle du personnel qui les accompagnera.
La présidente : Quelqu'un appuie-t-il?
Le sénateur Dallaire : Moi.
La présidente : Tous ceux qui sont pour?
Des voix : D'accord.
La présidente : Tous ceux qui sont contre? C'est adopté.
Merci beaucoup. Comme vous le savez, nous ne tiendrons pas de réunion la semaine prochaine et, à notre retour, nous accueillerons trois militaires canadiens. Nous entendrons aussi des témoins du ministère de l'Environnement avant de passer à des représentants du Chef d'état-major de la Défense.
Nous allons nous efforcer de vous faire parvenir le plus grand nombre possible de documents de recherche cette semaine, avant que vous ne partiez, pour que vous puissiez les étudier pendant les vacances. Nous essaierons aussi de vous envoyer des articles sur les témoins que nous comptons accueillir.
Merci beaucoup.
(La séance est levée.)