Aller au contenu
 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 6 - Témoignages du 14 juin 2010


OTTAWA, le lundi 14 juin 2010

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 16 heures, pour étudier les politiques de sécurité nationale et de défense du Canada (sujet : le rôle des Forces canadiennes en Afghanistan actuellement et après 2011), et faire rapport à ce sujet.

Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Mesdames et messieurs, honorables sénateurs, nous sommes réunis pour la séance hebdomadaire du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Aujourd'hui, nous sommes heureux d'accueillir Chris Alexander. Comme vous le savez tous, il a occupé le poste d'ambassadeur du Canada en Afghanistan du mois d'août 2003 au mois d'octobre 2005. Ensuite, il a été représentant spécial adjoint du secrétaire général des Nations Unies pour l'Afghanistan de décembre 2005 à mai 2009. Il occupait le poste de responsable des affaires politiques, y compris des élections, du désarmement, de la gouvernance, de la coopération régionale, du respect du droit et de la réforme de la police, ainsi que de la coopération avec la Force internationale d'assistance à la sécurité, la FIAS. Il se tient totalement informé sur cette question. Nous sommes heureux de sa présence ici aujourd'hui. Cela nous permettra d'entendre son point de vue. Veuillez commencer votre déclaration préliminaire.

[Français]

Chris Alexander, ancien ambassadeur du Canada en Afghanistan et ancien représentant spécial adjoint du secrétaire général de l'ONU en Afghanistan : Madame la présidente, honorables sénateurs, merci beaucoup de cette invitation à comparaître devant votre comité.

[Traduction]

Après une décennie de partenariat et de sacrifice, qu'a-t-on accompli en Afghanistan? Le produit intérieur brut s'élevait à plus de 10 milliards de dollars l'an dernier. Le revenu par habitant a quadruplé, même pour les pauvres en milieu rural. Le gouvernement, la société civile et les établissements privés sont plus forts. La culture et les médias sont en expansion. Cette année, les revenus de l'État vont dépasser le milliard de dollars. Les secteurs des télécommunications et de la construction prospèrent, tandis que ceux de l'agriculture, des mines et de l'énergie s'apprêtent à connaître une période de croissance.

[Français]

Trois exercices électoraux se sont déroulés et les milices de l'époque du djihad antisoviétique ont été en grande partie désarmées. Des réseaux nationaux d'écoles et de cliniques visant à assurer les soins de santé de base ont été établis. Une armée nationale de qualité a été lancée. La culture du pavot a été repoussée dans ses derniers châteaux-forts : les six provinces qui en produisent représentent 97 p. 100 de la récolte nationale. La superficie de la culture de 193 000 hectares, en 2007, a été réduite à 123 000 hectares en 2009.

[Traduction]

Ces réalisations n'ont que peu de signification pour les Afghans s'il n'y a pas de sécurité. Mon article, intitulé Ending the Agony, fait état de sept mesures à prendre pour apporter de la stabilité en Afghanistan. Aujourd'hui, je vais me concentrer seulement sur l'une d'entre elles.

Il n'y aura pas de stabilité en Afghanistan tant que les conseils militaires vont continuer à préparer et à lancer des attaques de guérilla en Afghanistan en toute impunité, comme c'est le cas à Quetta et dans d'autres parties de la province du Baloutchistan, à Miram Shah et dans d'autres parties des régions tribales administrées par le gouvernement fédéral, à Peshawar et dans d'autres parties de la province de Khyber Pakhtunwa, qui a été renommée récemment, et à Karachi et d'autres villes pakistanaises.

Ces réseaux — dont le commandement, le financement, l'entraînement, la fabrication de bombes, l'approvisionnement et les centres de planification sont basés en grande majorité sur le territoire du Pakistan — constituent aujourd'hui la principale menace pour la paix et la sécurité en Afghanistan. Si ces réseaux ont réussi à atteindre l'ampleur et les capacités qu'ils ont actuellement, ce n'est que parce qu'ils reçoivent l'appui clandestin des instances militaires pakistanaises, y compris l'ISI, l'Inter-Services Intelligence.

En ce sens, le conflit en Afghanistan n'est pas une insurrection transfrontalière. Il s'agit d'une guerre par procuration que livrent indirectement les militaires du Pakistan contre le gouvernement légitime de l'Afghanistan et ses partenaires.

[Français]

L'appui fourni par ces instances militaires du Pakistan a permis directement aux talibans de mener un rythme de bataille accéléré.

[Traduction]

Le maintien de cet appui est le dernier obstacle important au retour de la paix en Afghanistan. En effet, notre appui collectif — sous la direction des États-Unis — à un gouvernement et à une armée pakistanais faisant maintenant cause commune avec les ennemis de l'Afghanistan soulève des questions fondamentales. Cela a déconcerté les Afghans, ébranlé le président Karzaï et incité des ministres compétents à quitter leurs fonctions.

Tous ceux qui ont accordé le bénéfice du doute aux dirigeants du Pakistan, qui ont cru leurs démentis ou qui ont considéré les talibans comme une opposition armée interne ont, en fait, prolongé l'agonie.

En effet, il est devenu de bon ton d'attribuer l'impasse militaire actuelle qui existe au Helmand et au Kandahar à la mauvaise gouvernance afghane, à la corruption et au manque de moyens. Une telle analyse dénote une très mauvaise lecture de la situation. Les talibans violents, avec leurs attentats-suicides et leurs engins explosifs improvisés, les EEI, seraient incapables de rester longtemps sur le terrain sans l'appui transfrontalier de l'ISI et d'autres organismes.

[Français]

Cette analyse ne peut plus être niée dans un débat sérieux, même si toute l'ampleur de l'aide fournie reste cachée des Pakistanais eux-mêmes ainsi que du grand public mondial.

Pourquoi le font-ils? Parce qu'ils restent fidèles à des alliés de longue date, parce qu'ils prônent encore la doctrine de profondeur stratégique en Asie centrale, parce qu'ils retiennent une angoisse allant jusqu'à l'irrationnel face aux Indiens, parce qu'ils se réservent un droit de regard en Afghanistan.

[Traduction]

Mais surtout, ils le font parce qu'on leur a permis de le faire, la plupart du temps sans opposition de la communauté internationale. La politique de la réconciliation aux échelons élevés adoptée à Londres — qui, jusqu'à maintenant, n'a pas permis de réduire la violence ni de créer un processus de négociation crédible — a amené cette politique d'apaisement à un niveau insoutenable.

Les dirigeants pakistanais doivent comprendre qu'il n'existe maintenant qu'une seule bonne option. La communauté internationale devrait faire valoir son point de vue. Pour ce faire, elle doit faire preuve de force et d'unité sur le plan politique, tant bilatéralement que dans le cadre de tribunes multilatérales. Porter attention aux récriminations sous-jacentes ne devrait être considéré qu'une fois que le Pakistan aura cessé d'appuyer la violence contre une mission conduite en vertu d'un mandat des Nations Unies.

La plupart des Pakistanais ne veulent pas voir davantage de bombes, que ce soit dans leur pays ou en Afghanistan. La plupart des Pakistanais ne voient aucun lien entre les objectifs nihilistes des talibans et l'intérêt national de leur pays. À cet égard, le général Ashfaq Parvez Kayani, le commandant de l'armée pakistanaise, porte une lourde responsabilité. Il doit démontrer au monde, ce qu'il n'a manifestement pas réussi à faire à ce jour, que son armée, l'ISI et les autres unités sous son commandement n'appuient plus les talibans, le groupe Haqqani ou d'autres alliés terroristes. Après tout, la force de ces groupes réside dans leur capacité d'intimidation et de destruction de vies innocentes. Sans l'appui de l'ISI, ils s'effondreraient comme les marionnettes qu'ils sont devenus.

Honorables sénateurs, depuis 2001, il y a eu au moins quatre « loya jirgas » en Afghanistan, 10 conférences internationales importantes, d'innombrables débats de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, de ministres et du Conseil de sécurité, ainsi que les documents stratégiques qui en découlent, mais on ne s'est pas encore attaqué à cette question.

Il est temps d'éliminer le principal moteur de ce conflit perpétuel. La communauté internationale tout entière devrait faire de cette question sa priorité, sans quoi il n'y aura pas de paix, de réconciliation, de création d'institutions ni de coopération économique régionale.

La présidente : Merci. Nous trouvons particulièrement intéressant le fait que votre déclaration d'aujourd'hui portait essentiellement sur la question du Pakistan. Nous avons entendu tellement d'autres points de vue. Dernièrement, peut-être au cours des deux derniers jours, on a appris que l'on considère que les services de renseignements pakistanais — l'ISI — qui fournissent des armes et financent les talibans, jouent un rôle si important qu'ils ont un siège au sein de la shura de Quetta. Êtes-vous d'accord?

M. Alexander : Je partage certainement cet avis; ils ont peut-être même plusieurs sièges.

La présidente : Pensez-vous que l'OTAN ne s'est pas penchée sur cette question parce qu'elle veut permettre à la politique d'apaisement de jouer son rôle, ou parce qu'elle n'a tout simplement pas compris?

M. Alexander : Je pense que nous avions espéré que les autres mesures — créer des institutions en Afghanistan, lutter contre les talibans sur le territoire afghan — suffiraient. Personne ne s'attendait à ce que le soutien se poursuive à si grande échelle en dépit de toutes les actions entreprises conjointement par la communauté internationale, particulièrement avec le renforcement de l'engagement américain au cours de la dernière année.

Cependant, à mon avis, les analystes — soit les services de renseignement de différents pays, des milieux militaires et civils — étaient au courant de ce soutien depuis un certain temps. Il s'est formé un consensus sur cette question. Nous avons échoué à accompagner ce consensus d'un effort sur le plan politique en raison du fait que chaque fois que quelqu'un parlait de cette question, un pays signifiait son désaccord profond et mettait littéralement fin au débat. Je pense que ce n'est plus le moment de permettre à une telle situation de se poursuivre.

Le sénateur Banks : Quel pays?

M. Alexander : Le Pakistan.

La présidente : Je crois que vous l'avez dit, mais avant de passer à la série de questions en bonne et due forme, vous êtes d'avis que le gouvernement afghan et toute la question de la gouvernance et de la corruption reçoivent le blâme pour les mauvais comportements qui se passent de l'autre côté de la frontière?

M. Alexander : Exactement. À titre d'exemple, on sait par les reportages des médias ou par expérience personnelle que si on va dans un village au sud de l'Afghanistan, des personnes tout à fait rationnelles diront que les États-Unis soutiennent les talibans, tout comme nous. Manifestement, ce n'est pas le cas, mais en même temps, c'est ainsi qu'un villageois s'explique le fait que les talibans arrivent, grâce à ce soutien et cette aide, en plus grand nombre que jamais. En fait, les États-Unis sont partenaires avec les deux pays. En conséquence, nous le sommes tous.

La présidente : Nous allons commencer notre période officielle de questions avec le sénateur Dallaire, qui est vice-président du comité.

Le sénateur Dallaire : Il est intéressant de noter que nous avons eu deux officiers supérieurs au collège d'état-major de Quetta pendant près de 40 ans puis que nous les avons retirés du budget en 1994 ou 1995 parce que nous pensions que nous n'aurions jamais à faire appel à leurs services. Maintenant, nous en remettons en poste, mais cela n'entraîne pas de résultats. En ce qui concerne votre point de vue sur la participation régionale et le Pakistan en particulier, je partage entièrement vos préoccupations selon lesquelles l'insurrection est un problème régional et non simplement un problème national.

Cela étant dit, l'OTAN n'est pas un outil politique efficace, ni un outil de développement. En vertu de votre expérience à titre de représentant spécial adjoint du secrétaire général des Nations Unies, pourriez-vous nous dire si l'ONU devrait s'engager de façon encore plus importante en matière de politique régionale plutôt que de participer à une sorte d'exercice politique bilatéral ou dirigé par l'OTAN?

M. Alexander : L'ONU a un rôle à jouer ici. Un bon exemple, ce serait l'excellente diplomatie qui a eu lieu entre Khartoum, le Darfour et le Tchad à propos de ce conflit. Même avant le déploiement d'une force plus importante, la diplomatie a permis d'instaurer la confiance entre les différentes parties et de modérer la violence, même si ce n'est pas terminé.

Une option intéressante serait de permettre qu'un représentant de l'ONU soit mandaté pour faire la navette diplomatique. Cependant, puisque j'ai participé à une mission où nous étions responsables de la coopération régionale, je dirais que nous devons être conscients d'un fait important : le Pakistan n'acceptera sans doute pas que l'ONU joue ce rôle.

Par exemple, en 2006 ou en 2007, notre mission a publié le tout premier rapport sur les attentats-suicides, qui était un nouveau phénomène en Afghanistan à l'époque. Un paragraphe du rapport citait un commandant taliban qui disait qu'ils entraînaient leurs gens au Waziristan du Nord, où ils recevaient les explosifs et étaient envoyés en mission.

Quand cette citation a été incluse dans le rapport, le Pakistan a haussé le ton et joué les matamores à l'ONU à New York. En conséquence, le rapport a été retiré du site web de l'ONU. On a réprimandé la mission pour avoir cité un commandant taliban dans un seul paragraphe. Heureusement, aujourd'hui, quatre ans plus tard, nous sommes rendus plus loin et notre analyse se situe à un autre niveau. Cependant, le fait que la discussion politique sur cette question prend une tournure multilatérale, si vous voulez, fera l'objet de l'opposition de certains au Pakistan, et peut-être même du gouvernement.

Le sénateur Dallaire : Le Pakistan, l'Égypte et Cuba ont livré une bataille intéressante au Conseil de sécurité de l'ONU pour tenter de faire éliminer le concept appelé la responsabilité de protéger. Il s'agit d'une mesure qui peut être utilisée à l'échelle régionale pour trouver des solutions politiques et pour équilibrer le débat. En ce qui concerne l'exercice des pouvoirs politiques dans la région, pensez-vous que le Canada, qui est à l'origine de ce concept, puisse assurer un rôle de meneur?

M. Alexander : Sénateur, quand on regarde la situation au Waziristan du Nord — ou peut-être même dans les deux Waziristan — du point de vue de la sécurité ou de la responsabilité de protéger, on se rend compte que cela milite fortement en faveur d'un engagement plus important de la communauté internationale.

La dernière fois que j'y suis allé, c'était avec le général Hillier en 2004, bien longtemps avant la renaissance de l'insurrection et la recrudescence des attentats-suicides, qui ont atteint l'ampleur et l'intensité qu'on constate aujourd'hui. Cependant, les gens qui s'y rendent disent que ce sont les personnes les plus pauvres, les plus isolées et les plus terrifiées que l'on puisse trouver dans la région. Dans certaines parties de ces deux régions, les aînés des tribus ont été décimés : ils ont été littéralement assassinés. Les gens instruits, plus riches, ont été chassés. La population qui n'a pas les moyens de se déplacer y reste et se retrouve littéralement sous le joug des groupes terroristes les plus dangereux que le monde ait connu. Ce sont les mêmes qui sont à l'origine des attentats du 11 septembre et qui ont mené aux épisodes les plus violents du jihad antisoviétique, mais ils se sont radicalisés depuis. Depuis 2001, personne n'a levé le doigt pour les en empêcher, et nombreux sont ceux qui les ont aidés.

Le sénateur Dallaire : Sur le plan politique, en ce qui concerne son engagement dans cette région, où se situe le Canada?

M. Alexander : Nous devons être le catalyseur de la discussion concernant ces questions. J'ai avec moi un excellent rapport qui a été publié hier, et c'est pourquoi vous n'en avez pas un exemplaire pour le moment. Ce document, intitulé « The Sun in the Sky : The Relationship between Pakistan's ISI and Afghan insurgents », a été rédigé par Matt Waldman, qui était responsable d'Oxfam en Afghanistan. Pour la première fois, ce rapport expose, en 22 pages, ce que beaucoup d'entre nous savent depuis des années. Pourquoi n'a-t-on pas parlé davantage de cette relation et pourquoi ne l'a-t-on pas examinée soigneusement? C'est parce que l'information publiée dans des documents comme celui-ci n'existe pas. Il n'y a pas de journalistes dans le Waziristan du Nord, car on les renvoie rapidement chez eux ou, pire encore, on les enlève, comme l'a vécu pendant plusieurs mois David Rohde, un journaliste du New York Times. Aucun journaliste professionnel ne souhaite chercher et dévoiler ce qui se passe réellement au Baloutchistan, pour ensuite en faire rapport au reste du monde.

Ce que nous devons d'abord faire, c'est de faire la lumière sur la question. Nous pouvons jouer un rôle de catalyseur politique pour accélérer la discussion quant aux besoins humains et humanitaires de ces populations. Dans certaines régions du Pakistan, ces besoins sont plus criants qu'en Afghanistan.

Le sénateur Day : Monsieur Alexander, je vous remercie de votre appréciation franche. Je veux vous parler de la démission récente de deux membres importants du cabinet du président Karzaï : le ministre de l'Intérieur et le ministre du Renseignement. Dans votre réponse, j'aimerais que vous analysiez ces démissions et que vous me disiez si elles se traduiront par un recul important ou si elles sont le résultat d'épreuves pour la démocratie. Les parlementaires élus se réunissent rarement et n'ont aucun rapport avec le président Karzaï. Peut-on considérer cet aspect de la gouvernance comme une crise de croissance, et la communauté internationale devra-t-elle résoudre la question pakistanaise que vous avez portée à notre attention, en dehors de la direction de l'Afghanistan?

M. Alexander : Je tiens à rendre le plus grand hommage aux deux ministres qui ont démissionné. Ils étaient parmi les membres les plus compétents de ce cabinet. Dans le cas de Hanif Atmar, il est venu à Ottawa et il a travaillé intensivement avec le Canada. Il a été le premier président de la Commission des droits de la personne, puis le chef du ministère accompli de la Réhabilitation rurale et du Développement, qui nous a apporté le Programme de solidarité nationale. Le Canada est le premier ou le deuxième donateur en importance de ce programme. M. Atmar était le ministre de l'Éducation quand nous avons commencé à soutenir fortement l'éducation. Il était manifestement le meilleur ministre de l'Intérieur qu'a connu l'Afghanistan, et sa perte est énorme.

On peut dire la même chose d'Amrullah Saleh, le plus jeune membre du cabinet. Il était extrêmement professionnel. Quand nous avons participé à la mission de l'ONU, il nous a abordés pour que nous donnions une formation sur les droits de la personne à ses agents du service du renseignement et de la sécurité. Nous nous plaignons des mauvais traitements en Afghanistan, et il y en a encore, mais il est remarquable que le leader de cette organisation prenne l'initiative d'améliorer son capital humain. Personne n'était plus qualifié que lui pour comprendre l'insurrection.

Le départ de ces deux ministres est un dur coup à encaisser. Ils sont partis parce que la vision commune quant à la manière de surmonter cette violence et de mettre fin au conflit s'est brouillée ou était sur le point de se diviser en Afghanistan, notamment parce que nous n'avons pas véritablement la même vision.

Quand on a abordé la question de la réconciliation à la conférence de Londres à la fin janvier, début février de cette année, l'Afghanistan était marqué par une controverse : l'idée d'une négociation de haut niveau avec les talibans. Cela a suscité une controverse auprès des femmes ainsi qu'auprès des non-Pachtounes. En fait, tout le monde était touché par cette controverse, car les gens s'inquiétaient du compromis qu'il allait falloir faire.

Cependant, le président Karzaï est allé de l'avant, car il a une politique de réconciliation. Il a essayé de joindre les hauts dirigeants talibans. Le Pakistan a immédiatement incarcéré les personnes à qui Karzaï s'adressait.

Vous souvenez-vous de ces événements de février dernier?

Le sénateur Day : Oui.

M. Alexander : On a exclu des négociations les soi-disant modérés, ce qui prouve que le Pakistan veut que l'Afghanistan s'occupe d'eux et des personnes intransigeantes dans l'insurrection.

Par conséquent, le président Karzaï a demandé à sa jirga d'entamer des négociations avec les gens qui restent. Certains Afghans, dont probablement ces deux ministres, estiment que ces négociations vont trop loin et ils sont davantage conscients du coût politique de cet éventuel compromis, car ce sont leurs concitoyens qui se font tuer, blesser et mutiler — beaucoup plus que n'importe qui d'autre, ce qui inclut les forces américaines. Je crois que se cache une question de principe sous les déclarations rapportées dans les médias.

La présidente : Pour ce qui est de ce qui motive le président Karzaï à tenir cette discussion, l'alliance le pousse-t-elle à emprunter cette voie?

M. Alexander : Il fait l'objet de pressions exercées par divers intervenants à divers degrés d'intensité. Le Royaume-Uni et, en particulier, le précédent gouvernement britannique ont poussé le plus fermement sur cette question. À Londres, c'était leur conférence, et il s'agissait d'une question globale pour eux.

Les États-Unis ont été plus sceptiques. Les autres intervenants étaient quelque part entre les deux. Cependant, au cours des derniers jours, nous avons lu des rapports selon lesquels le président Karzaï semble avoir l'impression que les États-Unis ne savent pas comment vaincre les talibans, qu'il en a la capacité. Le président semble quelque peu désespéré, car il est soudainement poussé à négocier pour que la violence soit freinée d'une manière ou d'une autre. Si tel est le cas, c'est inquiétant. Je crois qu'au palais présidentiel à Kaboul, le président n'est plus convaincu que nous sommes unis quant à la démarche à adopter pour mener à bien cette campagne, et surtout, que nous ne sommes pas unis par rapport à la manière de traiter avec le Pakistan et le soutien à une insurrection transfrontalière.

La présidente : Nous assistons actuellement à un changement de ton de la part des Britanniques.

M. Alexander : Tout à fait, et je crois que la différence continuera de jouer. Ce sont de nouveaux ministres.

En ce qui concerne le Parlement, l'assemblée nationale afghane, il y a eu des affrontements répétés et un en particulier concernant le cabinet, mais de nombreuses lois continuent d'être adoptées. Un programme législatif sans précédent a été accompli depuis que le Parlement a vu le jour il y a quatre ans. Le Parlement a parfois servi de force motrice pour la réforme et a rejeté certains candidats proposés par le président que nous, dans la communauté internationale, ne trouvions pas intéressants.

Ce sont des problèmes de croissance. Je ne crois pas que l'on puisse encore parler de crise à cet égard. Au contraire, après les élections présidentielles de l'année dernière, j'estime qu'il y a eu un certain rapprochement entre le Parlement et la présidence. Nous verrons si l'Afghanistan réussit à approuver l'ensemble du cabinet, ce qui constituera un test critique au cours des semaines et des mois à venir.

[Français]

Le sénateur Nolin : Monsieur Alexander, c'est un plaisir de vous voir ici. La question du Pakistan est très intéressante, et pour moi, elle est au cœur de la solution ou du problème. Je voudrais revenir sur un problème politique qui touche les Canadiens, soit notre présence militaire en Afghanistan.

Une décision a été prise à la Chambre des communes. On doit plier bagages, militairement parlant, en 2011. Plusieurs d'entre nous sommes, je l'avoue, opposés à cette décision, mais la décision a été prise par la Chambre des communes.

Je pense que vous avez laissé entendre qu'il y aurait effectivement une fonction militaire qui cesserait en 2011, laissant donc sous-entendre que ce ne serait pas le départ de tous les militaires.

Pensez-vous que le Canada devrait laisser une présence militaire en Afghanistan, et le cas échéant, sous quelle forme?

M. Alexander : J'ai tendance à voir la situation de la mission internationale dans son ensemble, du point de vue de la communauté internationale. Malgré les prises de positions du Parlement canadien, le poids de la présence militaire en Afghanistan continue à augmenter maintenant avec le déploiement de forces américaines qui n'étaient pas disponibles il y a quatre ou cinq ans, lorsque le Canada a commencé sa mission dans le Sud. J'étais moi-même présent à Kandahar lorsqu'on a pris le relais des Américains qui partaient pour l'Irak. C'était aussi simple que cela.

Ceci étant dit, je pense que la présence américaine au sud de l'Afghanistan va être la présence décisive. Même dans la province d'Helmand, maintenant, les Américains sont devenus plus nombreux que les Britanniques. Et cela va favoriser une cohérence de la mission sous le commandement des Américains.

Le Canada doit beaucoup réfléchir à ces développements dans le Sud mais aussi à l'ensemble du défi en Afghanistan. Le Canada est le seul pays qui a fait preuve de continuité en Afghanistan depuis le début, en 2001. Nous n'avons pas retiré nos troupes pendant que les Britanniques et les Américains se perdaient en Irak. Nous n'avons pas eu de fluctuations d'investissements dans le domaine du développement, de l'établissement et du renforcement des institutions afghanes. Je pense que les investissements institutionnels vont rester les plus importants et si le Canada peut montrer son leadership dans ce domaine, il doit le faire.

Concernant une présence militaire, il incombera au Parlement canadien d'avoir un débat à ce sujet. La résolution reste : la mission militaire de combat à Kandahar va prendre fin en 2011. Mais d'autres options seront disponibles au Canada s'il le souhaite.

Mais soyons clairs : on est en juin 2010. La présence américaine augmente encore. Quelle sera la situation militaire à l'automne? Quelle sera la situation en hiver, au printemps de l'année prochaine? Quelle région sera la plus affectée? Quels nouveaux défis vont apparaître sans qu'un pays membre de l'OTAN soit en mesure de faire l'effort nécessaire dans ce domaine? Il va falloir suivre la situation.

Cette année est la première année où l'on poursuit la campagne contre cette insurrection de la bonne façon, avec les chiffres nécessaires. Mais la dimension pakistanaise nous échappe encore.

Donc, ce sont tous des éléments à suivre. Il ne me paraît pas nécessairement une bonne idée pour le Canada de continuer à faire ce qu'il a fait pendant les cinq dernières années, mais on peut s'impliquer de plusieurs autres manières, si on est prêt à avoir un vrai débat là-dessus. C'est votre comité qui nous montre le bon chemin à suivre. On a perdu du temps pour différentes raisons dans notre débat national domestique à cet égard.

On a perdu notre concentration sur les grandes questions. Revenons aux grandes questions et, je pense, que le rôle du Canada va se concrétiser assez vite.

Le sénateur Nolin : Compte tenu de l'expérience que nous avons acquise au fil des années — et vous avez été témoin de cette participation du Canada —, ne croyez-vous pas qu'on devrait continuer à offrir à la communauté internationale cette expérience que les Américains n'ont pas? Ils arrivent. Indépendamment du nombre de Canadiens sur le terrain, je suis convaincu que si nous questionnions, entre autres, le général McChrystal, nous arriverions vite à la conclusion que le Canada doit continuer à avoir une présence significative en Afghanistan. Êtes-vous d'accord?

M. Alexander : Je suis d'accord. Notre présence est très appréciée par tout le monde en Afghanistan, en commençant par les Afghans, et nous y avons montré un engagement de qualité.

Le sénateur Nolin : Exact.

M. Alexander : Bien sûr, on devrait rester dynamique et actif sur la scène internationale, et engagé en Afghanistan. Je pense que tout le monde est d'accord là-dessus. Cependant, la forme de notre engagement est difficile à déterminer maintenant sans que le débat n'arrive à un niveau plus global.

Le sénateur Nolin : Il y a toute la question, entre autres, de la formation. Des témoins nous ont convaincus que la formation à l'intérieur des murs n'était pas tellement efficace.

M. Alexander : Tout à fait.

Le sénateur Nolin : Cela prend des militaires canadiens qui sont, comme en ce moment, imbriqués dans les unités de combat. C'est ainsi que la formation est la plus efficace. Ce serait là une des options.

M. Alexander : C'est une option assez attirante, mais gardons aussi à l'esprit que 2011 n'est plus une année clef ou une date butoir uniquement pour le Canada. Le président Obama n'a pas déclaré que la présence américaine sera affaiblie à partir de 2011, mais qu'il serait possible de transférer la responsabilité pour la sécurité dans plusieurs districts provinciaux, aux Afghans, à partir de ce moment-là. Oui, on constate que l'armée et la police en Afghanistan sont entraînées à un rythme beaucoup plus important maintenant. La qualité commence à s'élever, même si à Kandahar, on est loin d'avoir la police ou les compétences militaires nécessaires pour contrer les éléments les plus durs de l'insurrection. Dans le nord, dans l'ouest, à Kaboul, la responsabilité afghane s'accentue déjà.

[Traduction]

Le sénateur Meighen : Je vous souhaite la bienvenue, monsieur Alexander. J'aimerais poursuivre dans la veine des questions du sénateur Nolin. Je ne suis pas un militaire et je doute que vous en soyez un également, mais d'après votre expérience, pouvez-vous établir une distinction entre le fait de retirer des troupes du combat et de fournir une protection militaire aux personnes engagées dans les missions de formation ou de développement?

M. Alexander : Oui. Il y a des unités qui se livrent au combat — qui patrouillent, qui prennent part à des opérations de contre-insurrection et qui cherchent à se rapprocher de l'ennemi, comme c'est le cas des forces spéciales. Ensuite, il y en a d'autres qui ont d'autres tâches, qui peuvent être sur une base ou en protection rapprochée, et non dans des situations de combat. Ces troupes se déplacent avec des civils qui ne rencontrent habituellement pas d'ennemis armés. Il y a des rôles différents, mais nous serions sûrement tous réticents à voir les Forces canadiennes déployées en Afghanistan pour la première fois avec des mises en garde redoutables, avec l'incapacité...

Le sénateur Meighen : Un retour à la Bosnie.

M. Alexander : Et un retour à l'Afghanistan, pour de nombreux autres pays. Nous passons beaucoup de temps à critiquer des dizaines de pays en Afghanistan qui ont insisté pour envoyer leurs troupes uniquement dans cette région ou pour qu'elles accomplissent seulement une tâche en particulier, sans pouvoir se tourner vers la gamme complète des tâches.

Comme vous l'avez tous reconnu, les Forces canadiennes sont parmi les seules à avoir une vaste expérience pour tout faire — combat, soutien de la paix, maintien de la paix, et cetera. Si nous y avons recours en limitant leur rôle, nous ne leur rendons pas service, et c'est probablement la même chose pour nous.

Pour le moment, cette question demeure théorique. Cependant, c'est une question de principe pour tout déploiement.

La présidente : Nous avons entendu d'autres témoins sur cette question.

Le sénateur Meighen : Oui, effectivement. Si je ne m'abuse, le nombre d'affrontements s'est intensifié à Kaboul ces derniers mois. Comment interprétez-vous cela? Croyez-vous qu'il s'agit d'une tentative désespérée par les talibans ou d'une manifestation de leur montée en puissance?

M. Alexander : Il ne s'agit pas d'une montée en puissance, mais vous devez comprendre que là où ils se terrent, à Quetta et ailleurs, les talibans sont entourés par les médias, des partisans et une opinion publique qui les laissent croire qu'ils sont sur le point de remporter la victoire. Malheureusement, cette situation est semblable dans presque tous les conflits où deux parties s'opposent : elles ne se battent pas sans que leur sens moral les incite à se battre.

Les talibans qui viennent à Kaboul ont généralement été entraînés dans le Waziristan du Nord, le cœur de la tourmente dont nous avons discuté plus tôt. Ils viennent à Kaboul depuis 2006 pour faire ces attentats spectaculaires. Amrullah Saleh, l'ancien chef du renseignement de sécurité, avec son équipe de milliers d'experts, a empêché une bonne partie de ces attaques qui, autrement, auraient eu lieu. Cependant, vous avez raison de dire que les talibans ont réussi un peu plus souvent leurs tentatives au cours des dernières semaines. Pourquoi donc? À mon avis, l'attente d'une réconciliation affaiblit les défenses, dans une certaine mesure. Une forme d'hésitation peut s'installer au sein de la police, car on se dit qu'il va falloir traiter avec ces personnes-là de toute façon et qu'il vaut donc mieux ne pas être trop dur ou brutal avec eux maintenant.

Ensuite, on a effectué un calcul politique selon lequel cette jirga de paix qui s'est tenue il y a quelques semaines constituait une menace pour le programme des talibans, qui ne veulent pas faire la paix. Ils ne veulent pas négocier. Ils ne souhaitent pas avoir leur part du gâteau qu'est l'Afghanistan, car ils veulent détruire le pays. Même s'ils savent que les défenses de Kaboul sont meilleures que jamais, ils continuent l'entraînement, obtiennent une plus grosse bombe et soudoient des gens différents pour y entrer. À l'occasion, ils ont un certain succès. La vie à Kaboul est encore assez sécuritaire, d'après les normes de la région.

Le sénateur Meighen : Je crois que la plupart des gens ne comprennent pas ce qui se passe dans la zone frontalière du nord-ouest du Pakistan, compte tenu du fait que l'ISI et d'autres intervenants du Pakistan sont favorables à l'entraînement des terroristes et aux opérations qui s'y déroulent. À votre avis, si le Pakistan voulait vraiment mettre un terme à ces éléments, pourrait-il le faire? Pour compléter cette question, je trouve qu'il serait sans doute utile que les Nations Unies prennent une position à cet égard. Cependant, je ne crois pas que la seule superpuissance du monde est le seul pays qui pourrait vraiment l'arrêter, si elle est prête à subir les conséquences de perturber gravement les Pakistanais ou certains éléments au sein du gouvernement du Pakistan.

M. Alexander : Pour répondre à la première question, oui.

Pour répondre à la seconde, ce sont les mesures politiques qui seront décisives par rapport au Pakistan. Nous n'avons même pas commencé à déployer les outils politiques disponibles pour que nous tenions une discussion sérieuse à ce sujet. Prenez les sanctions qui s'appliquent actuellement aux membres d'Al-Qaïda et aux talibans. Certains de ces membres sont décédés, et quelques-uns se sont réconciliés. Pendant huit ans, cette liste n'a pas été mise à jour. On commence maintenant à s'y mettre. On croit ou l'on sait que presque toutes les personnes figurant sur cette liste vivent au Pakistan.

Dans une certaine mesure, le Pakistan viole ces sanctions. Je vous invite à lire les rapports du Comité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies des huit ou neuf dernières années et à tenter de trouver une mention de ce fait évident. C'est le genre de situation dans laquelle nous nous sommes embourbés. L'ONU ne fera pas cela seule. Je connais les gens qui siègent à ce comité et je suis souvent en désaccord avec eux. Ils vivent à New York et n'ont pas vraiment idée de ce qui se passe et ce que cela coûte en vies humaines. Pour changer cette situation, l'ONU a besoin à New York d'un groupe d'États membres qui adoptent une approche multilatérale. En réalité, jusqu'en 2006-2007, les Pakistanais niaient et occultaient la question transfrontalière. Ensuite, comme des talibans se sont rebellés et ont causé une série de crises au Pakistan, on n'a pas été en mesure de les ennuyer avec cela pendant un certain temps. Vers la fin de la période Bush, les États-Unis ont exercé une pression accrue dans les relations bilatérales en faisant intervenir principalement des généraux américains et pakistanais quatre étoiles. J'ignore combien d'officiers supérieurs pakistanais vous avez rencontrés, mais ils sont charmants et l'opération charme a fonctionné. Je crois que cela déteint sur les Américains. Avec le temps, à mesure que la campagne du général McChrystal avancera, les États-Unis trouveront de plus en plus séduisante l'idée d'être en bonne compagnie durant leurs discussions difficiles avec le Pakistan.

Le sénateur Banks : Monsieur Alexander, j'aimerais que vous décriviez aussi brièvement que possible l'objectif ultime des Pakistanais.

M. Alexander : Je ne crois pas qu'ils aient un objectif ultime. Je crois que leur objectif, c'est d'empêcher la consolidation d'un régime à Kaboul qui se montre hostile à leurs intérêts.

Le sénateur Banks : À quels intérêts?

M. Alexander : Leurs intérêts nationaux.

Le sénateur Banks : Pourquoi?

M. Alexander : Les talibans étaient leurs hommes, comme l'a dit Benazir Bhutto dans ses mémoires. Lorsque les talibans ont perdu le pouvoir et ont été déchus en 2001, cela a été considéré comme une tragédie sur le plan stratégique et une perte d'influence pour le Pakistan, non pas pour les Pakistanais ordinaires, mais pour les gens de l'armée, du gouvernement et, certainement, des services de renseignement. Et comme si cela ne suffisait pas, le président Karzaï est arrivé au pouvoir. Il a vécu au Parkistan longtemps, mais a fait ses études en Inde. Les forces derrière lui avaient été aux côtés de Massoud dans la résistance contre les talibans pendant ces cinq ou six longues années. Qui était le plus ardent défenseur de la prise du pouvoir par ces forces à Kaboul en 2001? L'Inde.

Ils pensent qu'en appuyant les talibans, ils nuisent à l'influence de l'Inde. Du même coup, ils nous considèrent tous comme des gardiens ou des représentants de l'Inde, non pas parce que nous nous plions à sa volonté, mais parce que tant que nous sommes là, l'Inde peut avoir cette influence qu'elle n'avait pas, de toute évidence, lorsque les talibans étaient au pouvoir.

Toutes les discussions sérieuses avec des hauts fonctionnaires pakistanais, y compris celles qui ont récemment eu lieu à Washington, se terminent par cette question. Ils disent que les Indiens ont trop de consulats en Afghanistan et qu'ils déstabilisent le Baloutchistan. Ils demandent : les Indiens n'envoient-ils pas des kamikazes du Warziristan au Pakistan? Ces allégations sont absurdes, mais on peut constater jusqu'où peut aller l'obsession.

Le sénateur Banks : Si les États-Unis infligeaient des sanctions ou intensifiaient au maximum leurs efforts diplomatiques, quel serait le danger en ce qui concerne le Pakistan? Vers qui se tourneraient les talibans? Que se passerait-il au Pakistan? Que risquons-nous de perdre?

M. Alexander : Si le Pakistan réduisait, et préférablement retirait, son soutien et si le Pakistan acceptait l'idée d'un réel processus de paix pour l'Afghanistan, cette insurrection prendrait fin rapidement. Les talibans accepteraient de discuter; quelques récalcitrants tenteraient d'empêcher la tenue de négociations, mais les deux parties règleraient la situation.

Le sénateur Banks : Si nous disions aux Pakistanais : plus d'armes, plus d'argent, plus de soutien, et vous n'êtes pas les bienvenus aux négociations, que se passerait-il?

M. Alexander : Aujourd'hui, ils diraient : quelles armes, quel argent? Il nous faudra aller au-delà de cette réponse grâce à une démarche qui suppose la rédaction de documents comme celui-ci.

La présidente : La question, c'est celle du nucléaire.

M. Alexander : Il faudra en discuter dans les tribunes multilatérales. Le Pakistan dira que si l'on exerce des pressions sur lui à ce sujet, cela risque de compliquer d'autres formes de coopération, y compris pour ces questions.

Cette mission est devenue tellement importante pour nous tous. Tant de vies ont été sacrifiées et tant de milliards ont été investis. Cela doit devenir une priorité dans nos relations avec le Pakistan. Il y a également un intérêt pour eux. Nous ne pouvons pas entrer dans les détails, mais les pays n'ont pas de bonnes relations depuis 1947. Les Afghans contestent la frontière et espèrent toujours que les régions pachtounes au Pakistan pourraient de nouveau faire partie de l'Afghanistan. Si quelqu'un allait dans un collège d'état-major à Quetta, à Rawalpindi, ce genre de discussion les rendrait nerveux et les inciterait à envoyer des représentants en Afghanistan. Au-delà de la question de l'appui à l'insurrection, il faut favoriser l'amélioration des relations bilatérales entre l'Afghanistan et le Pakistan. Ce type de renforcement de la confiance a eu du succès dans bien des parties du monde. La communauté internationale est en mesure de faire des progrès dans cette région également.

Le sénateur Banks : Des richesses minérales d'une valeur inestimable ont été découvertes en Afghanistan. Ces richesses changent complètement la donne et peuvent devenir soit la meilleure chose qui soit arrivée dans le monde, soit la pire catastrophe de tous les temps si le gouvernement afghan est incapable d'en prendre charge convenablement. Lequel des deux scénarios se produira?

M. Alexander : Les deux scénarios sont possibles. Dans une certaine mesure, je regrette l'ampleur qu'on a donnée à cette nouvelle et les impressions de « grand jeu » et de « ruée vers l'or » qui s'en sont dégagées. Ce n'est pas nouveau. Les Soviétiques ont exploré les caractéristiques géologiques en profondeur et les États-Unis et d'autres pays le font depuis ce temps.

En fait, les Chinois ont arraché à une entreprise canadienne le contrat d'exploitation d'un des 10 plus grands gisements de cuivre au monde au sud de Kaboul. Ce qu'il faut retenir, c'est que tous les pays qui entourent l'Afghanistan ont des industries minières, et certains ont des hydrocarbures. L'Afghanistan n'a pas eu d'industries minières à cause de 30 années de guerre et des deux siècles au cours desquels il a servi de zone tampon entre l'Inde britannique et l'Empire russe.

Le sénateur Banks : L'existence des richesses minérales n'est pas surprenante.

M. Alexander : Exactement; cette nouvelle devrait nous rassurer, car elle prouve que l'Afghanistan n'a pas à être un cas désespéré sur le plan financier. Si le pays est stable, si on construit des routes et des chemins de fer, si le taux de scolarisation et les investissements augmentent, si la primauté du droit est de plus en plus respectée, alors le pays aura suffisamment de richesses pour payer la facture et favoriser le maintien d'une société prospère.

[Français]

Le sénateur Pépin : Dans un de vos textes, vous dites que les forces armées internationales doivent résister à la tentation de prendre en charge des secteurs dans lesquels ils n'ont pas vraiment les compétences requises.

Quelle serait la contribution la plus utile que les Forces armées canadiennes pourraient apporter au volet civil?

M. Alexander : C'est une question intéressante. Je crois qu'en rédigeant ces phrases, j'avais en tête toute la problématique autour des PRT, des équipes de reconstruction provinciales qui ont joué un rôle important et précieux et où celle du Canada à Kandahar a fait des contributions magnifiques.

Mais on ne peut pas maintenir le statu quo pour toujours parce qu'il faut éventuellement que le gouvernement de l'Afghanistan joue la plupart des rôles présentement joués par les PRT. Ces rôles sont la reconstruction, la coordination du développement, la coordination de l'effort à renforcer la capacité institutionnelle de la police et de d'autres agences.

Il nous faut un plan de transfert des responsabilités des PRT vers des instances centrales et vers les Afghans à l'aide d'un échéancier à définir avec les Afghans. À Kandahar, cela va prendre plus de temps que dans le nord du pays, où la stabilité est déjà en vue.

Mais les Forces canadiennes ont montré en Afghanistan qu'ils avaient des capacités dans des domaines civils, qui manquent parfois aux civils aussi. J'ai été très impressionné par leur capacité de fournir des conseils stratégiques aux ministres du gouvernement afghan à un moment où ni l'OTAN, ni les États-Unis, ni les agences de développement d'aucun pays n'étaient en mesure de le faire.

On parle ici de la fameuse équipe de conseil stratégique établie par le général Hillier, qui a joué un rôle très important pendant trois ans avant d'être restructurée pour favoriser la présence civile. On aura un succès en Afghanistan si l'État fonctionne bien.

J'ai mentionné plusieurs ministères qui fonctionnent déjà assez bien, mais il y en a une douzaine qui sont à un niveau de développement inférieur aux autres. Les Forces armées canadiennes font partie des fournisseurs d'expertise potentiels pour cet exercice qu'il faut considérer. Cela devrait faire partie de notre débat canadien mais aussi du débat multinational, qui doit avoir lieu au sein de l'OTAN et des Nations Unies.

[Traduction]

Le sénateur Manning : Monsieur Alexander, ma question porte sur la direction d'Al-Qaïda et des talibans au cours des deux ou trois dernières années. Dans les derniers mois; une partie des chefs à Kaboul, ou peu importe l'endroit, ont été éliminés. Lorsqu'on élimine un chef, trois autres surgissent. Par le passé, nous avons constaté leur influence sur les populations afghane et pakistanaise. Vous dites que certains des chefs les plus puissants se trouvent au Pakistan. Que pensez-vous des chefs actuels d'Al-Qaïda et des talibans?

M. Alexander : Si on les compare à leurs prédécesseurs, ils sont plus radicaux, plus jeunes et plus portés sur les attentats-suicides et d'autres moyens utilisés dans les guerres asymétriques, ce que nous appelons normalement terrorisme. Les conséquences ne sont pas tant pour les victimes que pour l'ensemble de la société.

Je vous recommande la lecture de cette analyse récente sur la façon dont ce groupe se manifeste maintenant. Il a une structure horizontale. Les chefs sont envoyés en Afghanistan et on leur dit de ne pas communiquer entre eux nécessairement, car c'est trop dangereux; on pourrait les voir. On encourage l'initiative individuelle. Si des chefs ne peuvent pas exécuter une opération, les meilleurs auront une liste de deux ou trois autres cibles qu'ils peuvent atteindre, y compris des cibles civiles.

Cette analyse touche à tout ce à quoi j'ai été confronté en Afghanistan. Les conseils ne comptent pas seulement des talibans — des fils de l'Afghanistan qui ont été chassés du pouvoir en 2001. Trois ou quatre membres de certains de ces conseils viennent — les Afghans disent ISI — d'une structure militaire organisée et disciplinée qui fait partie de la structure de l'État pakistanais ou qui y est liée. L'argent, les ordres, le renforcement des capacités et la formation viennent en grande partie du Pakistan. Par conséquent, les talibans ont une relation amour-haine avec les services de renseignement pakistanais.

D'un côté, ils les aiment, car sans eux, ils ne pourraient pas continuer à lutter. D'un autre côté, ils les détestent, car ce sont des Afghans et ils ne supportent pas d'être dépendants. Même dans les récents mémoires du mollah Zaeef — My Life with the Taliban —, l'ancien ambassadeur taliban à Islamabad confirme à quel point la relation est fragile. Je pense que les liens doivent être brisés.

Il faut éloigner les talibans, même si, pour la plupart des membres, c'est probablement impossible parce que leurs familles vivent au Pakistan. S'ils tentent de s'éloigner, ils subissent de la pression. Une autre possibilité serait qu'on mette fin au soutien. Cette seconde possibilité est probablement la plus vraisemblable.

Le sénateur Manning : Parfois, le Pakistan semble faire sa part pour régler des questions et des préoccupations. Vous avez parlé des dirigeants au Pakistan. Toutefois, il semble que si le Pakistan fait sa part, la violence augmente. Je comprends que cela est attribuable aux talibans et à Al-Qaïda. Comment réglons-nous cette situation?

Vous avez soulevé un point intéressant un peu plus tôt à propos des vues opposées de la population afghane et des chefs afghans. Comment rallier ces deux groupes? Pour remédier aux préoccupations du Pakistan, tout le monde doit être sur la même longueur d'onde.

M. Alexander : Un peu de bonne foi contribuerait grandement. Le problème de base est le suivant : le Pakistan mène essentiellement une double politique. Il participe à des conférences internationales et se range aux côtés des États-Unis et des autres pays pour dire que la réconciliation est une bonne chose, que soutenir l'armée afghane est une bonne chose, et cetera. Le Pakistan a versé des centaines de millions de dollars pour la reconstruction de l'Afghanistan.

En même temps, le Pakistan soutient secrètement l'insurrection. C'est là que les choses se compliquent. Le Pakistan lutte contre un groupe de talibans, mais en appuie un autre. Ces politiques sont liées. Il est difficile de les séparer l'une de l'autre. Cette situation mène à toutes sortes de paradoxes, de contradictions et de situations complexes.

Une politique qui favorise la stabilité dans les deux pays contribuera grandement à régler le problème. Cependant, le Pakistan ne sera en faveur d'une telle politique que s'il est sûr que l'Inde n'en sera pas la principale bénéficiaire —, préférablement, si elle n'est pas du tout bénéficiaire — et si sa relation à long terme avec l'Afghanistan s'en portera mieux.

La présidente : Au début, vous avez parlé des changements spectaculaires sur le produit intérieur brut et le revenu. Nous avons entendu parler de la santé, de l'éducation, des changements politiques et de l'optimisme de certains dirigeants militaires. Croyez-vous que ce changement est possible?

M. Alexander : Il y a un élan présent dans la vie économique de la société afghane. Les villes s'agitent et il y a un vent favorable à ce que la communauté internationale fait, ce qui est du jamais vu depuis les 10 dernières années. Sans cet élan, il n'y a pas d'espoir, car les talibans ont une présence imposante dans le pays.

Toutefois, les Afghans constatent ce qui est possible s'ils restent loyaux au projet qui a débuté il y a 10 ans. Là où ils se sentent le plus trahis, du gouvernement aux villageois, c'est dans le manque de bonne foi de leurs voisins, en particulier le Pakistan. Si cette relation s'améliore, l'appui des Afghans augmentera de façon fulgurante. Les développements institutionnels que nous avons commencé à voir dans les deux dernières années se feront plus rapidement.

La présidente : Merci. Le temps a passé trop vite. Nous avons été heureux de votre présence.

(La séance se poursuit à huis clos.)


Haut de page