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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 3 - Témoignages du 15 avril 2010


OTTAWA, le jeudi 15 avril 2010

Le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 10 h 35, pour étudier le projet de loi S-2, Loi modifiant le Code criminel et d'autres lois.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Honorables sénateurs, je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons notre étude du Projet de loi S-2, Loi modifiant le Code criminel et d'autres lois. Nous avons le privilège aujourd'hui d'accueillir comme témoin Madame Jennifer Stoddart. Elle est commissaire à la protection de la vie privée. Elle est accompagnée de Lisa Campbell, avocate générale par intérim au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.

[Traduction]

Je pense que vous avez une déclaration préliminaire. Je vous demande de nous la présenter, et nous vous poserons ensuite des questions.

Jennifer Stoddart, commissaire à la protection de la vie privée, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada : Honorables sénateurs, je vous remercie d'avoir invité le Commissariat à comparaître au sujet de cette importante et troublante question des délinquants sexuels et de leurs répercussions sur les collectivités canadiennes.

Nous parlons du projet de loi S-2, et, pour commencer, je me dois de rappeler que, quand des droits en apparence conflictuels se recoupent, nous devons examiner attentivement le bien-fondé de chacun d'entre eux afin de parvenir à un juste équilibre qui cadre avec le système de gouvernance démocratique prévu par la Constitution. C'est sans doute la raison pour laquelle vous avez demandé l'avis de la Commissaire à la protection de la vie privée sur la question de l'enregistrement des délinquants sexuels.

Dans notre système, il est fréquent d'observer cet exercice d'équilibre, par exemple, lorsque nous veillons à ce que les droits juridiques prévus par la Constitution soient respectés à l'intérieur du cadre de notre système de justice pénale; nous savons que la Cour suprême du Canada a maintenu de façon répétée que la protection de la vie privée au Canada est un droit quasi constitutionnel pour toutes les Canadiennes et tous les Canadiens.

Le projet de loi S-2 constitue un effort déployé dans l'intérêt du public afin de protéger les gens des délinquants sexuels; cependant, les mesures mises en œuvre dans le contexte de cet effort entraîneraient une atteinte à la vie privée, non seulement pour les délinquants sexuels, mais aussi pour des innocents. Nous comprenons qu'il est extrêmement important de protéger le public, et ceux qui sont souvent ses membres les plus vulnérables, comme les enfants, contre les délinquants sexuels. Dans certaines situations, cette protection pourrait malheureusement entraîner des atteintes à la vie privée afin de réaliser l'objectif d'assurer la sécurité publique.

Par conséquent, il est primordial d'évaluer d'abord si les mesures proposées sont vraiment nécessaires lorsqu'elles posent un risque d'atteinte à la vie privée. Une question d'une importance cruciale, question que nous avons posée à plusieurs reprises en ce qui a trait au cadre actuel d'enregistrement des délinquants sexuels, concerne l'efficacité des mesures de protection des membres du public contre les délinquants sexuels proposées dans le projet de loi S-2. Nous avons également cherché à savoir si les atteintes à la vie privée étaient proportionnelles aux avantages conférés par les mesures proposées du point de vue de l'application de la loi et de la sécurité publique. Enfin, il importe de se demander s'il existe d'autres mesures moins susceptibles d'entraîner des atteintes à la vie privée qui permettraient d'obtenir les mêmes résultats.

[Français]

Le projet de loi S-2 aurait pour effet d'élargir les modalités d'utilisation du système actuel d'enregistrement des délinquants sexuels d'un certain nombre de façons dont les suivantes :

Le pouvoir judiciaire discrétionnaire serait éliminé et les données relatives à tous les délinquants sexuels seraient automatiquement entrées dans le registre, sans égard aux circonstances de fait.

De la même manière, le pouvoir judiciaire discrétionnaire serait éliminé en ce qui a trait à certaines infractions sexuelles, pour lesquelles il serait obligatoire de fournir un échantillon aux fins d'inclusion dans la banque d'ADN.

La quantité de données à fournir serait plus importante, et ces dernières comprendraient des renseignements sur les employeurs ainsi que sur les véhicules régulièrement utilisés.

Les services de police auraient la possibilité d'utiliser le registre à des fins de prévention et de recherche d'informations ainsi que lors de la réalisation d'une enquête à la suite d'un crime.

Les personnes condamnées à purger une peine pour des infractions sexuelles pourraient voir leurs données entrées dans le registre à leur retour au Canada.

L'exigence concernant la communication de données supplémentaire pourrait avoir des répercussions non seulement sur la vie privée des délinquants sexuels, mais aussi celle des membres de leur famille, de leurs amis, de leurs collègues et d'autres personnes. L'exigence concernant la communication de renseignement au sujet d'un véhicule fréquemment utilisé pourrait signifier qu'une autre personne que le délinquant sexuel enregistré pourrait être surveillée, appréhendée et même interrogée simplement pour avoir conduit le véhicule en question.

Le Commissariat a comparu devant le comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes pour présenter ses observations dans le cadre de l'examen de la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels en avril 2009. Nous avions, à ce moment-là, soulevé des préoccupations en ce qui a trait à la transparence et à l'ouverture accrues du programme. Il y a eu depuis ce temps une certaine amélioration quant aux renseignements généraux disponibles au sujet du Registre national des délinquants sexuels.

Nous avons aussi recommandé qu'une évaluation en règle soit effectuée par une tierce partie indépendante. Cette évaluation n'a pas eu lieu, le gouvernement s'étant plutôt contenté de proposer un élargissement du régime actuel.

L'officier de la GRC responsable du Registre national des délinquants sexuels a indiqué au comité au printemps dernier qu'il n'avait résolu aucun crime pour lequel le délinquant était inconnu. Lorsqu'on lui a posé des questions sur les données statistiques relatives à l'utilisation du registre en vue de résoudre des crimes, il a indiqué qu'il y a eu quelques cas où le délinquant/suspect était déjà connu de l'instance chargée de l'enquête et où le registre avait été utilisé pour fournir des renseignements à jour, comme une photographie ou une adresse, ce qui a permis de faire avancer l'enquête. Le registre, semble-t-il, n'a été utile dans aucune affaire pour laquelle le crime était non résolu et où le délinquant n'était pas connu.

Cela laisse entendre qu'il existe peu ou pas de preuve de l'efficacité du registre. Le registre des délinquants sexuels de l'Ontario est en place depuis presque dix ans. En 2007, le vérificateur général de l'Ontario a fait l'observation suivante : « Il existe peu de preuves démontrant que les registres contribuent à réduire le nombre de crimes sexuels ou aident les enquêteurs à trouver les coupables, et le ministère n'a pas encore établi de mesures du rendement pour son registre ».

[Traduction]

Selon une étude des lois en matière d'enregistrement et de signalement de délinquants sexuels de l'État de New York, menée en 2009, le registre établi n'avait aucune incidence significative sur le nombre total d'arrestations, d'arrestations pour infractions sexuelles subséquentes ou d'arrestations pour une première infraction sexuelle. De même, selon une étude commandée en 2009 par l'État du New Jersey au sujet de ses lois en matière d'enregistrement et de signalement des délinquants sexuels, je pense qu'il s'agit de la Loi de Megan, sans doute la première en son genre, le système n'avait pas permis de décourager les crimes sexuels ni de réduire le nombre de victimes.

Il semble y avoir différentes raisons pour justifier un tel échec, y compris le fait que la majorité des victimes connaissent le délinquant sexuel qui les a attaquées, qu'un grand nombre de délinquants en sont à leur première infraction et qu'une grande proportion des infractions sexuelles perpétrées à l'endroit des jeunes le sont par d'autres jeunes.

Il ne s'agit là que de quelques-unes des nombreuses études qui soulèvent de graves questions quant à l'efficacité des registres de renseignements sur les délinquants sexuels, tant d'un point de vue économique que d'un point de vue de sécurité publique. En outre, les conclusions de ces études renforcent la recommandation que nous avons formulée au printemps dernier portant que le registre canadien fasse l'objet d'une évaluation axée sur l'efficacité pour les mêmes motifs, ainsi que pour déterminer si les nombreuses atteintes à la vie privée que son utilisation entraîne peuvent être justifiées.

En mai 2009, cinq ans après la mise en œuvre de la loi, le Commissariat a reçu de la part de la GRC une évaluation des facteurs relatifs à la vie privée concernant le Registre national des délinquants sexuels. Bien que l'évaluation ait été soumise tardivement, elle portait sur quelques-unes des préoccupations que nous avions exprimées au sujet de la manipulation des renseignements personnels à l'interne et de leur vérification, ainsi que de la transparence accrue au sujet du fonctionnement du programme. Toutefois, l'évaluation ne traitait pas de la question plus vaste de l'efficacité globale du système.

Il n'y a pas d'information disponible au sujet des coûts totaux ou courants du programme, de la mesure dans laquelle il est utilisé ni de son efficacité en ce qui a trait à la prévention ou à la résolution des infractions sexuelles.

L'élargissement proposé du système de registre sur les délinquants sexuels actuels, sans évaluation appropriée de son degré d'efficacité, est une approche douteuse en réponse au défi très important qui consiste à protéger les membres du public des délinquants sexuels tout en veillant à ce que le droit à la vie privée prévu par la Constitution des Canadiennes et des Canadiens soit respecté.

Merci de nous avoir accordé votre temps. Lisa Campbell, avocate générale, et moi-même nous ferons un plaisir de répondre aux questions que ces observations auront sans doute suscitées.

La présidente : Merci beaucoup, madame Stoddart. Nous avons effectivement des questions. Le sénateur Wallace va commencer.

Le sénateur Wallace : Madame Stoddart, je vous remercie de votre exposé. Après avoir écouté votre déclaration préliminaire, il ne fait aucun doute qu'il faut parvenir à un juste équilibre entre la protection des droits des innocents, des droits des membres du public, du droit à la vie privée et d'autres droits ainsi que des droits des personnes accusées et déclarées coupables. Je pense que nous reconnaissons tous l'importance de parvenir à un tel équilibre.

Cependant, je suis étonné de constater à quel point vos propos me semblent s'en prendre directement à l'utilisation du Registre national des délinquants sexuels. Je n'ai pas perçu d'équilibre, si vous me permettez de le dire, entre cette protection des droits des innocents que nous ne voulons pas voir devenir victimes d'infractions sexuelles et ceux des personnes qui commettent ces infractions.

Qu'avez-vous à dire en réaction à cette observation? J'insiste : je perçois un certain manque d'équilibre dans votre exposé.

Mme Stoddart : Merci, le sénateur. Si j'ai donné cette impression, je vous remercie de me donner l'occasion de rectifier le tir. Je faisais remarquer que, parmi les critères prévus par la Constitution tels qu'ils ont évolué, entre les droits et la nécessité de porter atteinte à ces derniers — c'est-à-dire le fait de les retirer pour une fin sociale —, l'un des critères fondamentaux est le suivant : est-ce nécessaire? Est-ce justifié? Ensuite, il faut vérifier si la mesure est proportionnelle et s'il existe d'autres moyens d'atteindre les mêmes fins. À ma grande surprise, quand nous avons mis à jour nos recherches sur cette question au cours des cinq années pendant lesquelles le registre des délinquants sexuels a été en fonction, nous avons constaté que, dans la documentation universitaire et scientifique, on semble marteler ce message, et nous n'avons pas trouvé de renseignements qui venaient le contredire, ou nous vous en aurions certainement parlé — vous retrouverez les documents que nous avons examinés dans les notes de mes observations —; les conclusions de ces recherches sont que l'efficacité des registres en eux-mêmes est loin d'être démontrée. Cette conclusion étaye mes commentaires et explique pourquoi je réclame que nous parvenions à un équilibre proportionné, parce que je suis d'avis que ces résultats soulèvent une grave question sur l'utilité réelle des registres des délinquants sexuels.

Je ne remets pas en question la souffrance des victimes, ni l'importance des efforts que le Canada doit déployer pour prévenir ces crimes épouvantables — pas du tout —, mais, à ma propre consternation, je dois dire que je suis préoccupé par le type d'infractions que vous examinez. J'étais étonnée de constater à quel point la documentation scientifique soutient, malheureusement, que l'existence de registres de délinquants sexuels n'a pas entraîné d'amélioration dans ce domaine.

Le sénateur Wallace : Je trouve cette information étonnante. Je ne conteste pas le fait que ce sont les résultats qui sont décrits dans les documents que vous avez examinés, mais ils m'étonnent, parce que, hier, le ministre Toews a fait une présentation dans laquelle il a expliqué les raisons qui justifient le dépôt de ce projet de loi. Je lui ai demandé si ce projet de loi avait été préparé séparément ou s'il avait fait l'objet de consultations. D'après les explications du ministre, je crois comprendre qu'il y a eu d'importantes consultations auprès des ministères de la Justice, de toutes les provinces et des organismes d'application de la loi partout au pays. Le projet de loi a été rédigé compte tenu de ce qui se passait dans d'autres pays.

Nous avons entendu les points de vue des organismes d'application de la loi et des ministères de la Justice de partout au pays, qui sont convaincus que ces modifications seront avantageuses, non seulement pour mener des enquêtes sur les délits sexuels, mais également pour les prévenir; ils ont également soutenu que cela avait été confirmé par l'efficacité des registres de délinquants sexuels dans d'autres pays. Manifestement, le Canada n'est pas le premier pays à instaurer ce type de registres.

Je trouve ça étonnant. Comme vous le dites, vous avez examiné des documents universitaires et scientifiques. Je m'attends à ce que, la semaine prochaine, nous entendions d'autres témoins représentant des organismes d'application de la loi, mais les représentants du ministère de la Justice semblent avoir une tout autre opinion. Cette information ne semble pas concorder avec l'expérience que ces gens ont sur le terrain. Je me demande comment nous pouvons rapprocher votre opinion et la leur.

Mme Stoddart : Je n'ai pas eu l'occasion d'examiner de manière approfondie tous les commentaires faits par le ministre hier. Pour ma part, j'espère que ces registres sont efficaces. Si c'est l'aboutissement de la discussion et ce qui est démontré par les plus récents éléments probants scientifiques, ce serait merveilleux, parce qu'il est troublant pour la société de ne pas avoir de moyens efficaces de prévenir et de faire cesser ces crimes.

J'établis une distinction dans ce que j'ai décrit dans mes remarques comme étant un moyen utile pour la police de savoir où se trouvent tous les délinquants sexuels inscrits. Par exemple, si un enfant est kidnappé, les policiers peuvent immédiatement repérer les délinquants sexuels, obtenir leur adresse et déterminer si une de ces personnes détient l'enfant. Je pense que les représentants de l'Ontario ont présenté un témoignage à cet effet. Je ne remets pas en question le fait que les modifications faciliteront la vie des représentants de l'application de la loi qui tentent d'appréhender des délinquants sexuels et, possiblement, de les faire condamner.

Cependant, je faisais davantage référence à des statistiques plus globales que nous avons été en mesure d'obtenir selon lesquelles, en tant que solution sociétale à ce problème, les registres de délinquants sexuels ne semblent pas prévenir le problème, pas plus qu'ils ne réduisent le nombre de ce genre de délits. C'est pourquoi j'ai établi cette distinction.

Le sénateur Wallace : Vous avez affirmé que le registre facilite peut-être la vie des représentants de l'application de la loi. Je serais scandalisé s'ils appuyaient le projet de loi à la seule fin de se faciliter la vie. Je suis convaincu que leur but, et nous pourrions peut-être débattre de la mesure dans laquelle il se réalisera, consiste à prévenir ces crimes et à faire condamner les personnes qui les commettent. Aucun d'entre nous ne veut de ce type de crimes dans notre société.

La présidente : Sénateur Wallace, les hypothèses concernant ce que pourraient dire les représentants de l'application de la loi sont fascinantes, mais il serait sans doute préférable de les mettre à l'épreuve quand ils comparaîtront devant nous.

Le sénateur Wallace : J'ai entendu bon nombre d'hypothèses exprimées autour de la table dans le cadre d'autres audiences. Je comprends ce que vous dites.

La présidente : Nous avons entendu deux points de vue sur l'éventuelle position des représentants de l'application de la loi. Pouvons-nous maintenant revenir à la question de la protection de la vie privée?

Le sénateur Wallace : Je vous remercie de cette information, madame la présidente. C'était sans doute une réflexion sur ma propre expérience dans d'autres audiences. C'est l'impression que j'avais du point de vue des représentants de l'application de la loi. Ils sont là pour faire leur travail de manière efficace, pas simplement pour la rendre plus simple. Je me trompe peut-être, mais nous le confirmerons avec les témoins qui seront présents la semaine prochaine.

Parvenir à un équilibre entre le droit à la vie privée des membres du public et le droit des personnes qui sont accusées ou déclarées coupables de ces crimes n'est pas une mince affaire; l'atteinte de cet équilibre devient subjective. Convenez-vous, cependant, que lorsque l'atteinte de cet équilibre entraîne un conflit entre ces droits, il semble raisonnable de trancher en faveur du droit des innocents et des victimes, ou des victimes potentielles? Après tout, nous voulons prévenir l'atteinte à leur vie privée que sont ces actes sexuels. Lorsqu'il y a conflit entre le droit entre la vie privée des coupables et des innocents, les droits des innocents ne passent-ils pas en tout premier lieu?

Mme Stoddart : Il est difficile d'affirmer que c'est ce qu'il faudrait faire dans tous les cas, mais je pense que, au cours des 50 dernières années, il y a eu une tendance générale en droit pénal qui privilégiait les droits des accusés par rapport à ceux des victimes. À partir des années 1970, il y a eu un tournant marquant. Auparavant, le témoignage d'enfants de moins de deux ans devait être corroboré, il y avait toutes les infractions sexuelles contre les femmes et ainsi de suite. Je comprends la nécessité de reconnaître le droit des victimes, et je pense qu'il s'agit là d'un changement important et nécessaire de notre droit pénal au cours de la dernière génération.

Le sénateur Baker : C'est un plaisir d'accueillir les témoins parmi nous. J'ai écouté attentivement les commentaires de la Commissaire. En ce qui a trait au caractère constitutionnel de la mise en œuvre de ces dispositions dans le Code criminel, le caractère constitutionnel de cette loi ontarienne que le sénateur Runciman mentionne de temps à autre, la Loi Christopher, a été contesté; la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu son caractère constitutionnel, qui a été affirmé par la Cour suprême du Canada — pardon, il n'a pas été affirmé, mais la Cour a plutôt refusé d'entendre l'appel. La Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels a suscité la même réaction de la part de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'affaire intitulée R. c. Cross. La décision a été maintenue en Cour d'appel, et la Cour suprême du Canada a refusé d'entendre l'appel. La constitutionnalité de ces deux lois, en lien avec le projet de loi dont nous sommes saisis, a été établie. Je pense que vous en convenez.

Cependant, voici le malaise que j'éprouve avec l'une des dispositions. Je comprends les opinions du sénateur Boisvenu, et j'estime qu'elles sont exactes quand vient le moment d'expliquer pourquoi le gouvernement n'a pas rendu son projet de loi rétroactif pour les infractions les plus graves. Il a raison, et je pense que le ministre est d'accord avec lui. Ma préoccupation est la suivante : la seule décision en matière de vie privée contenue dans les dispositions du Code criminel de la loi est relative à la mise en œuvre de la loi décrite au paragraphe 490.012(4), dans lequel il est précisé qu'un juge devra rendre une décision. Le sénateur Joyal a soulevé ce point pendant notre dernière réunion. S'il est établi que l'ordonnance de se conformer à la Loi sur l'enregistrement des délinquants sexuels a un effet nettement démesuré par rapport à la vie privée, alors le tribunal peut rendre une décision. Ce projet de loi met en pièces toute cette décision. Ce projet de loi supprime cette considération de la vie privée par le tribunal. Êtes-vous d'accord avec la conclusion que je tire?

Mme Stoddart : C'est l'effet qu'aura le projet de loi, d'après ce que j'en comprends.

Le sénateur Baker : L'unique autre renvoi à la vie privée se trouve dans la loi elle-même, la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels. L'article 2 de cette loi énonce clairement que l'un de ces objectifs consiste à parvenir à un juste équilibre entre la vie privée d'une personne et la réinsertion sociale de cette personne dans la collectivité. Je pense que vous serez également d'accord avec ce point de vue.

Toute considération de vie privée a été supprimée des dispositions du Code criminel, de sorte que les agressions sexuelles mineures, de par cette loi, sont réputées être des infractions primaires selon la première moitié de la catégorie désignée, ce qui signifie que tout devient obligatoire. Toutes les mesures entreront en vigueur de façon obligatoire pour des voies de fait mineures, alors que, en vertu de la loi actuelle, ainsi que l'a souligné le sénateur Joyal, un juge ne rendra pas l'ordonnance aux termes de l'actuel paragraphe 490.12(4) parce qu'il s'agirait d'une infraction mineure. Ce ne serait pas une infraction grave. Le projet de loi supprime cette disposition.

Vous voyez le dilemme dans lequel nous nous trouvons en étant peut-être d'accord avec le fait d'enregistrer rétroactivement les infractions les plus graves, sauf que le projet de loi aurait également pour effet de faire en sorte que les voies de fait mineures fassent l'objet de l'ensemble des mesures de la loi. Comprenez-vous ce que j'essaie de dire?

Mme Stoddart : Oui, je pense que je comprends.

Le sénateur Baker : Qu'en pensez-vous?

Mme Stoddart : L'une des choses que j'ai relevées est l'absence de pouvoir discrétionnaire. C'est l'une des raisons mentionnées pour apporter des modifications à la loi. Cette disposition inclut les gens qui commettent ce que vous avez appelé des voies de fait mineures, et qui, je crois, sont en lien avec des agressions de nature sexuelle commises à un jeune âge.

Nous sommes également très préoccupés par les sites de réseautage social. L'un des enjeux qui reviennent souvent sur la table avec les sites de réseautage social concerne les images inappropriées ou malheureuses. Elles pourraient représenter quelque chose qui s'est produit à un certain moment pendant une fête entre jeunes gens. Sur le plan technique, elles pourraient tomber sous le coup de l'une de ces catégories. D'après ce que je comprends des répercussions de la loi, la personne qui a perpétré ces gestes ou qui s'est exhibée — je crois qu'il existe une infraction mineure pour exhibitionnisme.

Le sénateur Baker : Oui, il s'agit d'exhibitionnisme dans une image.

Mme Stoddart : Quelqu'un pourrait se retrouver pris au piège par ce genre de loi. Je dois également signaler qu'une telle situation entraîne également des préoccupations en matière de vie privée. Elle nous renvoie une fois de plus à la question de la proportionnalité.

Le sénateur Baker : La proportionnalité se trouve supprimée de la loi par cette suppression de toute exception à la prise de l'ordonnance.

Mme Stoddart : Je vais demander à Mme Campbell de répondre également à vos commentaires, puisqu'elle a également pratiqué à titre d'avocate en droit pénal.

Lisa Campbell, avocate générale par intérim, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada : Dans le cadre actuel, le fardeau de la preuve revient à l'accusé. L'ordonnance doit être rendue si le procureur en fait la demande. C'est à l'accusé qu'il revient de démontrer que l'ordonnance a un effet nettement démesuré ou de faire valoir ses intérêts en vertu de l'article 8 de la Charte. Dans certains cas, des juges ont refusé de rendre une ordonnance pour ces motifs. La norme est élevée. Dans certains cas, pour ces motifs, les juges n'ont pas rendu d'ordonnance, et ces décisions ont été confirmées en appel. Il s'agit d'affaires qui ont principalement eu lieu en Alberta.

Cette situation tend à démontrer que les tribunaux semblent tenir à leur pouvoir discrétionnaire. Le projet de loi S-2 inclut tous les renseignements d'enregistrement d'un délinquant sexuel, y compris les renseignements supplémentaires relatifs à son emploi et au véhicule qu'il utilise. Le fait de jumeler cela à un échantillon d'ADN constitue un descripteur puissant, et on peut faire valoir que les droits à la vie privée les plus importants y sont associés. Le fait de réunir ces éléments crée un profil puissant pendant 10 ou 20 ans, voire la vie entière d'une personne. L'enregistrement de ces renseignements n'a pas fait l'objet d'une contestation fondée sur la Charte.

Sénateur Baker, pour répondre à vos commentaires sur le fait que ces dispositions sont maintenues en vertu de la Charte, nous n'avons pas encore eu à faire face à une contestation fondée sur la Charte qui porterait sur la situation que ce projet de loi créera. De même, nous n'avons pas encore vu de poursuites devant les tribunaux portant sur l'efficacité des régimes. Nous commençons à peine à recevoir les résultats des recherches pertinentes qui proviennent d'administrations qui tiennent des registres depuis environ 10 ans.

Le sénateur Baker : Je suis d'accord avec vous, mais je suis convaincu que vous convenez que tous les tribunaux ont maintenu qu'il ne s'agit pas de mesures de nature punitive. Elles ne sont pas considérées comme étant une forme de punition, même s'il y avait une certaine confusion dans les tribunaux de diverses provinces.

Au chapitre de la responsabilité de l'accusé de s'acquitter du fardeau de la preuve, la Cour d'appel de Terre-Neuve- et-Labrador a toujours maintenu la position selon laquelle les accusés n'avaient pas à le faire, mais la Cour d'appel de l'Ontario était d'un autre avis.

Je vous remercie d'avoir dit que cette loi pourrait ouvrir tout grand la porte à une contestation fondée sur la Charte.

Mme Campbell : Oui.

Le sénateur Lang : Concernant votre exposé, tout comme le sénateur Wallace, j'ai moi aussi été décontenancé par ce qui semble être votre position contre le fait de même avoir un registre national. De mon point de vue, je suis convaincu qu'il est nécessaire d'avoir un tel registre en raison de la nature de l'infraction et des normes que nous nous fixons en tant que société.

Le sénateur Baker a mentionné le mot « punition », mais si nous nous rappelons les observations que le ministre a faites hier, ce dernier a parlé de la peine et des conséquences. Je pense que ce que nous estimons être tolérable et que l'établissement du seuil pour ce type d'infraction sont des aspects qui comptent énormément pour nous en tant que société.

Madame Stoddart, savez-vous que, présentement, en raison de la structure actuelle de la loi, près de 50 p. 100 des personnes déclarées coupables d'une infraction sexuelle ne se retrouvent pas dans le registre? Je pense qu'on nous a parlé de 42 p. 100, hier.

Mme Stoddart : Oui, je suis au courant du fait que différentes administrations appliquent la mesure discrétionnaire actuelle de manière différente. Ces écarts ont été considérés comme l'un des principaux obstacles à l'application efficace du registre actuel.

Le sénateur Lang : Dans de nombreux cas, c'est en raison de la charge de travail d'un procureur ou d'un tribunal que l'on ne présente pas de demande pour faire ajouter un nom au registre. Êtes-vous d'accord pour dire que la charge de travail pourrait être l'une des raisons pour lesquelles des noms n'ont pas été soumis au registre?

Mme Stoddart : C'est ce que je comprends. Cela est fondé non pas sur l'application uniforme des critères relatifs à la nature de l'infraction, mais plutôt sur des questions administratives dans divers systèmes juridiques provinciaux.

Le sénateur Lang : Compte tenu du fait que l'un des motifs de ne pas soumettre des noms au registre relève davantage d'une question administrative, cette situation ne constitue-t-elle pas une justification supplémentaire pour l'inclusion obligatoire au registre du nom d'un délinquant sexuel condamné, par opposition à la situation actuelle?

Mme Stoddart : La situation commande des mesures qui favorisent l'uniformité administrative. Toutefois, on ne peut nécessairement conclure de cette situation que, dans tous les cas de toutes les infractions inscrites, le nom de la personne devrait être ajouté au registre. Le régime prévoit un pouvoir discrétionnaire en cas de circonstances atténuantes. Je suis d'avis qu'il faudrait également appliquer de manière raisonnablement uniforme la prise en considération de circonstances atténuantes.

Le sénateur Lang : À la suite de la recommandation de la présidence de mener une étude sur le système existant, diriez-vous qu'une telle étude est prématurée à la présente étape, compte tenu du fait que presque 50 p. 100 des délinquants sexuels déclarés coupables ne se retrouvent pas sur le registre national, et que nous ignorons le rôle joué par les récidivistes dans un tel contexte?

Deuxièmement, pourquoi devrions-nous entreprendre une étude quand nous ne sommes pas en mesure d'arriver avec quoi que ce soit de concret — ce serait une étude subjective —, compte tenu du fait que la dissuasion est l'une des raisons d'être du registre? Ceux qui commettent ces crimes terribles voient leur nom et un échantillon de leur ADN ajoutés au registre. Comment une étude pourra-t-elle déterminer si le registre a effectivement permis d'empêcher quelqu'un de ne pas récidiver parce qu'il sait que les autorités le connaissent?

Mme Stoddart : Je vais répondre à votre première question, et je vais demander à Mme Campbell de répondre à la seconde.

Honnêtement, je pense que toute étude indépendante du fonctionnement de ces banques de données au Canada jusqu'à maintenant enrichira nos connaissances relatives à un énorme problème social dont nous cherchons tous la solution. D'après ce que j'ai entendu du sénateur Baker, certaines provinces ont dit qu'il fallait appliquer automatiquement cette disposition, et d'autres ne l'ont pas fait. Peut-être qu'un chercheur pourrait se pencher sur le cas des provinces qui ont systématiquement appliqué la disposition, de manière uniforme, et nous verrons ce qui ressort de cette information. Plus de connaissance est forcément préférable au manque de connaissances générales actuel.

Mme Campbell : En ce qui concerne la dissuasion, le double objectif visé par l'imposition de toute peine, punition ou mesure postcondamnation est la dissuasion précise de ce délinquant et, en plus, la dissuasion générale pour tous les autres membres du public qui pourraient être enclins à commettre cette infraction. Ainsi que l'a souligné Mme Stoddart dans sa déclaration préliminaire, le portrait empirique du délinquant sexuel est complexe. Le fait que plus de la moitié des délinquants et des victimes se connaissent, pour différentes raisons, que ce soit par le truchement de la famille, d'un organisme de bénévolat, de l'école ou d'un parc, est un élément à prendre en considération. Dans de nombreux cas, il s'agit d'une première infraction. Autrement dit, ces personnes ne sont pas connues du système de justice pénale. Dans de nombreuses études, la tendance montre que, dans un tiers des cas, le délinquant et la victime sont des jeunes. Toutes les répercussions des réseaux sociaux, comme l'a mentionné la commissaire un peu plus tôt, sont un autre facteur à prendre en considération lorsqu'il est question de dissuasion.

Selon les études les plus récentes, il semble que le fait de fournir de l'information, en soi, n'a pas d'effet dissuasif. Je ferais valoir que l'échantillon actuel est suffisant pour mener une évaluation, même si elle n'est pas complète; une formation adéquate permettrait peut-être de contourner les inconvénients. Même si l'évaluation est incomplète, l'échantillon est suffisamment important pour que l'on puisse mener une vérification de son efficacité.

Le sénateur Runciman : D'entrée de jeu, je déclare que je partage les préoccupations de certains de mes collègues en ce qui a trait à l'approche que vous avez décidé d'adopter aujourd'hui, plus particulièrement en ce qui a trait aux sentiments que vous avez vigoureusement exprimés dans l'avant-dernier paragraphe de votre exposé. De même, j'estime que les réponses que nous avons reçues à certaines des questions sont regrettables. Cela soulève des questions légitimes quant à l'objectivité quand vous abordez des questions de vie privée en lien avec le registre des délinquants sexuels. Manifestement, commissaire, vous, tout comme votre bras droit, ne voyez pas d'un très bon œil le registre des délinquants et ne le trouvez pas très efficace.

Dans un avenir rapproché, Jim Stephenson comparaîtra ici. C'est l'ancien président du bureau des victimes de l'Ontario, et son fils Christopher a été assassiné par un délinquant sexuel en mise en liberté d'office. À la suite de l'enquête sur ce décès, il a été recommandé de mettre en place un Registre national des délinquants sexuels. L'Ontario est la seule autre administration qui tient un registre des délinquants sexuels, et c'était également le premier registre mis en place au Canada.

Je comprends ce que vous dites quand vous parlez de mettre en place un outil de mesure du registre des délinquants sexuels, outil qui nous permettrait d'affirmer que nous avons été en mesure d'arrêter tant de personnes ou d'empêcher tel nombre de crimes. En réalité, ce sont des vies qui sont en jeu, et, dans de nombreux cas, il s'agit d'enfants; il est difficile d'inscrire un chiffre sur une affiche et de dire que nous n'avons sauvé que 10 personnes. C'est un outil important. Il n'aura peut-être pas d'effet en ce qui a trait à l'arrestation d'un meurtrier ou à la prévention d'un meurtre une ou deux fois par semaine, mais il y aura des situations où ce registre sera incroyablement utile pour les représentants de l'application de la loi. Je sais que les organisations de victimes et pratiquement tout le monde du système de justice pénale à qui j'ai parlé soutiennent la mise en place de cet instrument.

La présidente : Quelle serait votre question?

Le sénateur Runciman : J'y arrive.

Hier, j'ai posé une question à un représentant de la sécurité publique pour savoir pourquoi, quand des délinquants ne sont plus sous la garde du Service correctionnel du Canada, ce dernier n'est pas tenu de divulguer des renseignements pertinents sur ces délinquants aux représentants de l'application de la loi aux fins du registre — le Service agit de façon discrétionnaire à cet effet. Le représentant de la sécurité publique a répondu que c'était en raison de questions de vie privée. Selon les termes employés par le représentant, le Service « agissait ainsi par excès de prudence ». Ce n'est pas ce que j'appellerais une réponse précise à un enjeu précis.

J'ai examiné tant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition que la Loi sur la protection des renseignements personnels. Le libellé du paragraphe 25(1) de la Loi sur le système correctionnel est le suivant :

Aux moments opportuns, le Service est tenu de communiquer à la Commission nationale des libérations conditionnelles, aux gouvernements provinciaux, aux commissions provinciales de libération conditionnelle, à la police et à tout organisme agréé par le Service en matière de surveillance de délinquants les renseignements pertinents dont il dispose soit pour prendre la décision de les mettre en liberté soit pour leur surveillance.

Comme vous le savez, l'article 7 de la Loi sur la protection des renseignements personnels crée carrément l'interdiction d'utiliser des renseignements personnels détenus par les organismes gouvernementaux sans le consentement de la personne, sauf si l'utilisation des renseignements personnels est effectuée conformément au paragraphe 8(2), qui crée un ensemble d'exceptions vastes dirigées à des fins précises, y compris une fin autorisée par une loi du Parlement ou quand l'intérêt public et la divulgation l'emportent manifestement sur la vie privée, entre autres.

Manifestement, la Loi sur la protection des renseignements privés envisage et autorise la divulgation d'une telle information dans ce genre de circonstances. Je me demande si vous pouvez confirmer que rien dans la Loi sur la protection des renseignements personnels n'empêche de faire en sorte que le Service correctionnel du Canada soit tenu de divulguer les renseignements du registre des délinquants sexuels à la police, ce qui, je crois, est l'un des buts visés par le projet de loi S-2.

Mme Stoddart : Grand merci pour cette question, sénateur. Si je peux revenir à vos remarques antérieures, j'ai été sommée de comparaître par votre comité pour vous présenter le point de vue de la protection de la vie privée. Je tente de vous donner le point de vue de la protection de la vie privée sur cette loi. Cela ne signifie pas que le défi qui consiste à tenter de contrôler un grave fléau social et criminel ne constitue pas un objectif social important pour les Canadiennes et les Canadiens. Je tente tout simplement de vous présenter l'un des aspects des questions.

Pour répondre à votre question sur le Service correctionnel, honorable sénateur, vous remarquerez que j'ai soulevé la question dans mes commentaires. J'affirme qu'il s'agit d'une approche douteuse, et je propose d'en évaluer l'efficacité et d'envisager d'autres options de politiques. Vous avez mentionné l'une des autres options en matière de politique, qui consiste à faire davantage de publicité auprès des policiers et à leur remettre davantage de renseignements sur la libération de gens qui semblent dangereux. L'alinéa 8(2)m) de la Loi sur la protection des renseignements personnels accorde aux dirigeants des organismes gouvernementaux le pouvoir discrétionnaire de révéler des renseignements personnels quand c'est dans l'intérêt public.

Maintes et maintes fois, dans l'exercice de mes fonctions de Commissaire à la protection de la vie privée, j'ai dû contredire des fonctionnaires qui refusaient de divulguer des renseignements, y compris dans le cas de divers délinquants mis en liberté, parce qu'ils affirmaient que cela allait à l'encontre de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ce n'est pas le cas. Les fonctionnaires disposent d'un pouvoir discrétionnaire quand l'intérêt public est mieux servi en révélant des renseignements au sujet d'une personne qui pourrait être dangereuse.

La présidente : Aux fins du compte rendu, permettez-moi de confirmer que Mme Stoddart a effectivement été invitée à comparaître devant le comité à titre de Commissaire à la vie privée, pas pour...

Le sénateur Runciman : Je n'y vois pas d'inconvénients. Manifestement, la Commissaire dispose d'une certaine latitude pour exprimer son point de vue sur la loi, mais je suis préoccupé par le fait — et j'estime que c'est regrettable — qu'il est manifeste qu'elle est convaincue que le registre n'est peut-être pas l'outil efficace que bon nombre de personnes croient qu'il pourrait être, et que cela fausse sa perspective, c'est du moins mon impression, en ce qui a trait à la manière dont ces questions sont traitées.

La présidente : C'est votre point de vue.

Le sénateur Runciman : C'est exact. C'est manifestement mon point de vue.

La présidente : La commissaire a, elle aussi, droit à son point de vue.

[Français]

Le sénateur Carignan : J'ai écouté votre présentation. Vous avez une expertise en matière de protection de la vie privée. Sur certains points, vous semblez en désaccord avec le registre.

Si le registre est trop envahissant, quelles autres méthodes pourraient être utilisées? Vous devez conserver l'équilibre entre le droit à la vie privée et l'intérêt public, mais comment le faire sans brimer les droits des victimes?

Quand le gouvernement choisit de faire un registre, c'est parce qu'il a étudié d'autres options. Techniquement, il serait facile de mettre un bracelet géodésique qui permettrait de retrouver la personne. Ne considérez-vous pas que l'utilisation du bracelet serait plus discrète en ce sens? Considérez-vous que l'exercice de la recherche de cet équilibre a été suffisant étudié?

Mme Stoddart : Je ne suis pas une spécialiste en cette matière pour vous dire si un bracelet, dans tous les contextes, pour tous les crimes et pour tout le monde serait mieux que le registre actuel. Mon expertise s'étend à la protection des renseignements personnels. Je ne vous dis pas que je suis contre, mais soyez avisés, puisque vous m'avez demandé de comparaître, que c'est une approche douteuse. En tant que Canadienne, je suis aussi préoccupée que vous par ces crimes qui continuent. Je suis personnellement déçue de savoir que ces registres, qui sont une invasion dans la vie privée des gens, ne semblent pas efficacement réduire ces crimes.

D'une part, vous pourriez faire faire des études indépendantes en vous assurant qu'on évalue cette méthode et d'autres également. Il y a sûrement des gens, criminologues, psychiatres ou autres, qui ont ces compétences quant au droit criminel, au suivi des détenus ou autres qui peuvent vous renseigner. Je vous induirais en erreur en disant que je sais ce qu'on devrait faire.

Le sénateur Carignan : Je suis heureux de ne pas être un juge quand je lis les critères selon lesquels il peut décider d'inscrire ou non une personne au registre. Premièrement, il ne peut pas se baser sur la qualité des circonstances de fait de l'infraction passée, et deuxièmement, il doit essayer de projeter dans le futur ce que cela pourrait être, et troisièmement, soupeser le tout.

Vous semblez être en désaccord avec l'inscription d'un véhicule parce que cela pourrait être une intrusion dans la vie privée d'une personne innocente qui risquerait ainsi de se faire intercepter. Si je reviens à mon point, qu'est-ce qui est le plus envahissant pour la vie privée? Lancer un avis dans tous les journaux, comme cela a été le cas lors de la disparition de Cédrika Provencher à Trois-Rivières, afin de rechercher un véhicule spécifique? Cela m'apparaît beaucoup plus envahissant que de faire une simple vérification au préalable du registre par des policiers pour faire les recoupements nécessaires. Si je conduis un véhicule correspondant aux mêmes caractéristiques que celui vu près du site de la disparition, ma vie privée risque peut-être d'en être affectée.

Mme Stoddart : Je ne suis pas en désaccord avec l'inscription des véhicules. En Ontario, depuis un certain temps, les plaques font partie d'un registre. Un policier nous a dit que cela avait permis de retrouver plus rapidement les suspects qui étaient déjà fichés dans la banque de données. Cependant, je vous dis tout simplement d'être avisés des implications quant à la protection des données au cas où d'autres personnes les utiliseraient. Le policier n'a pas dit que cela lui avait permis de sauver ladite personne avant qu'il ne soit trop tard, il a tout simplement dit que cela l'avait aidé à repérer le délinquant sexuel dans le voisinage et par la suite de pouvoir suivre ce qu'il faisait.

Mon message assez simple : toutes ces mesures sont d'une efficacité douteuse jusqu'à maintenant et représentent un envahissement de la vie privée. Soyez avisés de ces deux aspects.

Le sénateur Carignan : Vous ne dites pas qu'il n'y a aucune efficacité, mais vous mettez en doute cette efficacité.

Mme Stoddart : Cela démontre une efficacité administrative dans les opérations policières. Mais de ce que j'ai pu lire, cela ne semble pas prévenir les crimes sexuels ni abaisser globalement le taux des offenses.

Le sénateur Carignan : C'est difficile à prouver.

Mme Stoddart : C'est le compte rendu des études que j'ai lu.

Le sénateur Joyal : Je voudrais revenir sur cette question d'équilibre entre les objectifs de la loi, les moyens que la loi prévoit et leur impact sur la vie privée des personnes en cause.

[Traduction]

Tout d'abord, quel est l'objectif visé par la loi? L'objectif n'est pas de punir, ainsi que le tribunal l'a décidé. Le registre des délinquants sexuels, pas plus que la Banque nationale des données génétiques, n'est pas assimilé à une forme de punition. Si ce registre ne constitue pas une punition — et je fais ce commentaire en lien avec la proposition du sénateur Lang, alors l'aspect dissuasif n'est pas l'élément essentiel qui détermine la nature de la loi. L'aspect dissuasif n'est d'aucun intérêt au moment d'évaluer la nature de la loi. Un juge qui doit prendre en considération cette loi et ses répercussions doit d'abord établir la nature de ce que nous sommes en train d'envisager.

Le second élément est l'efficacité. Est-elle proportionnelle? Puisqu'il y a des atteintes à la vie privée, sont-elles proportionnelles à l'objectif que la loi prétend réaliser? C'est le critère de l'espoir. Vous avez plus ou moins décrit ces éléments au quatrième paragraphe de votre exposé, à la page 3. Je pense que nous avons des données probantes sur l'efficacité des registres de délinquants sexuels. Vous l'avez mentionné au dernier paragraphe de la page 3 :

Le registre des délinquants sexuels de la province de l'Ontario est en place depuis presque 10 ans.

On ne parle pas de cinq ans; on parle d'environ 10 ans. Vous poursuivez en affirmant que le registre a fait l'objet d'une évaluation :

En 2007, le vérificateur général de l'Ontario a fait l'observation suivante : « Il existe peu de preuves démontrant que les registres contribuent à réduire le nombre de crimes sexuels ou aident les enquêteurs à trouver les coupables, et le ministère n'a pas encore établi de mesures du rendement pour son Registre. »

Autrement dit, il y a une évaluation ou un autre élément qui nous permet de tirer une conclusion. Un juge placé dans la position de décider sur la proportionnalité prendra certainement cela en considération.

Il y a ensuite le contexte dans lequel l'ordonnance d'enregistrer des renseignements est rendue. J'ai soulevé cette question auprès du ministre hier. Puisque la loi ne contient aucun élément de pouvoir discrétionnaire judiciaire — c'est- à-dire que tout le monde est sur le même pied d'égalité —, le ministre a répondu en affirmant que, oui, c'est vrai, mais la durée au cours de laquelle le nom des délinquants restera dans le registre est modulée. Le juge peut moduler cette durée pour qu'elle soit d'au moins 5 ans, 10 ans ou 20 ans. Le ministre a éliminé le critère de « l'effet nettement démesuré par rapport à l'intérêt public » et l'a remplacé par une réduction de la durée au cours de laquelle les noms et les renseignements personnels sont conservés dans le registre.

À mon avis, il n'y a aucun lien entre le fait que le nom d'un délinquant sexuel est conservé dans le registre pendant une période restreinte par opposition au fait que cela a un effet nettement démesuré par rapport à l'intérêt public. Dans certaines circonstances, un juge serait disposé à instruire une contestation fondée sur une atteinte à la vie privée, et cette loi pourrait être abolie.

Mme Stoddart : Nous soulevons la question, sénateur Joyal, que l'absence de pouvoir discrétionnaire et l'absence de preuve de l'efficacité que nous constatons à l'heure actuelle, mais dont nous ne disposions pas en 2004, font en sorte que nous en faisons une lecture différente.

Les études que nous avons citées ont toutes été terminées après 2004; nous ne les avions pas sous la main au moment où nous avons comparu pour discuter de la loi de 2004. Les éléments que vous avez décrits font que le registre des délinquants sexuels modifié est devenu une tout autre bête que le registre actuel. Ainsi, sa légitimité en matière de droit constitutionnel et de proportionnalité pourrait très bien faire l'objet d'une contestation réussie devant les tribunaux. C'est mon avis. Cependant, Mme Campbell connaît mieux que moi le droit pénal; je vais donc lui demander de répondre.

[Français]

Mme Campbell : C'est un peu ce que je disais tantôt. Les données préventives qui sont les détails sur une personne, l'endroit où elle vit, son travail, son véhicule, mélangé avec son ADN parfois, est en dehors du contexte d'enquête d'un crime est c'est quelque chose de complètement différent de ce que l'on vit présentement.

À mon avis, les tribunaux regarderaient cela de façon différente en vertu de la Charte.

[Traduction]

Le sénateur Joyal : À votre avis, la jurisprudence dont nous disposons, telle qu'elle a été citée par le sénateur Baker, sera évaluée dans un contexte différent puisque cette loi change quelque chose de fondamental dans le registre?

Mme Campbell : L'article 8 de la Charte, ainsi que tous les autres droits juridiques qui y sont enchâssés, s'applique pour protéger nos droits constitutionnels dans les circonstances les plus difficiles. C'est un exercice d'équilibre constant. Cela signifie que, dans notre système, quand une personne est accusée d'un crime grave avec violence, elle possède tout de même certains droits juridiques.

Nous nous montrons prudents au sujet de la collecte d'éléments de preuve avant qu'un crime n'ait été commis, puisque, en temps normal, la plupart des gens qui n'ont pas commis de crime et qui ne possèdent pas de casier judiciaire sont exemptés de fouilles et de saisies déraisonnables. Bien entendu, cet équilibre change quand une personne a été déclarée coupable d'une infraction et qu'elle fait l'objet d'un suivi, que ce soit par le truchement de la libération conditionnelle ou, parfois, d'un registre. Les observations que nous faisons aujourd'hui visent simplement à déterminer avec précaution dans quelle mesure les registres sont efficaces pour réaliser l'objectif que nous nous sommes fixé et, c'est- à-dire de protéger le public des délinquants sexuels. Les études que nous avons portées à votre attention tendent à laisser entendre que les registres pourraient ne pas être efficaces, et qu'il pourrait y avoir d'autres mesures plus efficaces en matière de politique, tant d'un point de vue économique que d'un point de vue d'équilibre, parce que ce registre suppose une importante atteinte à la vie privée sans la moindre occasion de pouvoir la contester devant un juge.

Le sénateur Joyal : Si la loi incluait la possibilité qu'une personne trouvée coupable puisse demander à un juge de ne pas inscrire son nom dans le registre, seriez-vous d'avis que ce serait un élément qui permettrait de rééquilibrer la loi?

Mme Stoddart : Oui; je crois qu'il y a inversion du fardeau de la preuve dans la loi.

Le sénateur Baker : Dans la loi actuelle?

Le sénateur Joyal : Dans le registre actuel.

Mme Stoddart : Oui; un peu comme dans l'ancien, la personne condamnée à avoir ses renseignements personnels dans le registre, dans des circonstances particulières, pourrait dire qu'il n'est pas fondé que son nom soit inscrit au registre en raison des circonstances de l'infraction précise dont elle s'est rendue coupable. Cette possibilité ramènerait un élément de pouvoir discrétionnaire et de proportionnalité en lien avec les conséquences de l'infraction sexuelle.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J'ai écouté avec attention votre présentation. Dans le domaine policier, lorsqu'on évalue la performance des outils et qu'on les prend de façon isolée, il en résulte parfois des doutes. L'efficacité d'un corps policier vient du fait qu'il évalue un ensemble d'outils et de moyens pour réduire la criminalité, et pas seulement un outil en particulier.

En ce qui concerne le Registre national des délinquants sexuels qui a été créé en 2004, en tant que président d'une association de victimes, j'avais prédit à l'époque que ce serait un outil quasi efficace et très difficile à évaluer tellement c'était partiel en termes d'informations. Il fallait aller plus loin.

Ma première question s'adresse à Mme Stoddart. Je suis un nouveau sénateur et je suis un néophyte, mais j'apprends beaucoup du sénateur Baker.

Est-ce que votre mémoire aurait dû porter davantage sur la portée des lois que vous administrez — la Loi de l'accès à l'information et la Loi sur la protection des renseignements personnels — que sur la valeur opérationnelle d'un fichier?

Mme Stoddart : Si vous me posez cette question, c'est que vous croyez que mon mémoire aurait dû porter sur l'étendue de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

En général, et avec égard, quand nous comparaissons devant un comité parlementaire, nous essayons de voir qu'est- ce que la Loi sur la protection des renseignements personnels ainsi que son interprétation peuvent dire sur le projet de loi en question. Nous essayons de voir comment la loi peut guider les législateurs à prendre certaines questions en considération.

En général, nous faisons davantage une comparution ciblée qu'une exposition générale de notre loi par rapport à une problématique donnée. Vous faites des suggestions implicites en vue d'un changement et il me ferait plaisir d'échanger avec vous sur ce sujet si vous le croyez utile.

Le sénateur Boisvenu : Votre commentaire m'apparaît discutable dans le sens où vous n'avez pas de compétence dans le domaine de la criminalité. Quand je lis votre mémoire, je me rends compte que les trois quarts du texte portent sur le travail qui se fait dans le domaine de la criminalité.

J'aimerais vous poser une deuxième question. Lorsqu'une entreprise privée s'installe dans mon environnement propre, elle doit m'informer au sujet des produits dangereux qu'elle a en sa possession pour protéger ma santé. La Loi sur l'environnement est très claire là-dessus.

Selon vous, lorsque le gouvernement libère un criminel dangereux, il n'aurait aucune obligation d'informer les policiers de la libération d'une personne dangereuse. Est-ce bien le cas?

Mme Stoddart : Encore une fois, ce sont des questions qui sortent de mon mandat. La Loi sur la protection des renseignements fédérale n'empêche pas que l'on prévienne les autorités policières et à leur tour, elles préviennent la communauté si une personne constitue un danger. J'ai répété ce message maintes et maintes fois. On continue de lire dans les cas où des gens sont relâchés que la Loi sur la protection des renseignements nous en empêche. Ce n'est pas vrai. Le sénateur Runciman a justement lu la partie qui en fait une exception.

Le sénateur Boisvenu : Un registre des prédateurs sexuels informe mieux les policiers si je comprends bien.

Depuis huit ans, je cours les palais de justice. Ma perception est qu'au Canada, lorsqu'on commet un assassinat, on gagne des droits plus qu'on en perd. Comme mère de famille et comme responsable de la loi, selon vous, qu'est-ce qui est plus important pour le Canada : protéger la vie privée tout court ou protéger la vie tout court? Qu'est-ce qui est le plus important? Protéger la vie des citoyens ou la vie privée?

Mme Stoddart : C'est sûr que sans vie, on ne peut pas avoir de vie privée, cela va de soi.

Le sénateur Boisvenu : Vous répondez à ma question.

Mme Stoddart : Je dis cela très sérieusement. Je ne crois pas que ce soit un choix. Il faut protéger la vie. La question est de savoir comment la protéger. Est-ce que nous prenons des mesures inutilement envahissantes à la vie privée de tout le reste de la population dont la vie se poursuivrait de toute façon? Mon intention n'est pas de faire une blague, je vous assure.

Le sénateur Boisvenu : Je crois qu'en 2002, si on avait davantage protégé la vie privée, la vie tout court de ma fille plutôt que la vie privée du criminel qui l'a assassinée, ma fille serait vivante aujourd'hui. Voilà.

[Traduction]

Le sénateur Watt : J'ai également essayé d'écouter le plus attentivement possible votre exposé. Je pense que je comprends votre préoccupation — la loi sera-t-elle efficace, particulièrement compte tenu du financement associé?

En ce qui concerne l'efficacité de la loi, demandez-vous qu'une tierce partie indépendante entreprenne une enquête pour en arriver à une solution possible ou souligner les causes qui font en sorte que le registre n'est pas efficace? Vous semblez convaincue que, en ce moment, il n'y a pas de preuve réelle de son efficacité, particulièrement dans la province de l'Ontario, si je comprends bien.

Je comprends cela, mais, en même temps, je pense que votre organisation est nouvelle. Depuis quand existe-t-elle?

Mme Stoddart : Sauf votre respect, elle existe depuis 1982.

Le sénateur Watt : C'est plus long que ce à quoi je m'attendais.

Autrement dit, votre expérience vous permet de suivre ce qui se passe dans ce domaine et d'examiner les aspects qui concernent la vie privée. En même temps, vous devez prendre en considération la sécurité publique. Je comprends tout cela.

Dans Donner une voix aux victimes, j'ai constaté comment nous aidons les victimes. Vous affirmez : « Nous ne militons pas en faveur de victimes individuelles et [...] »

La présidente : Sénateur Watt, ce ne sont pas les propos de Mme Stoddart; ce sont ceux du prochain témoin.

Le sénateur Watt : C'est sans doute le prochain témoin. Si c'est le cas, je retire mes propos.

En ce qui concerne les aspects relatifs à l'efficacité que vous avez soulevés dans votre exposé, supposons que ce projet de loi soit adopté, avec ou sans modifications. Sera-t-il alors trop tard pour demander à une tierce partie d'entreprendre une étude? Pourrons-nous l'examiner non seulement à court, mais également à long terme, et inclure de plus ce qui se passe au Canada et dans d'autres pays?

J'imagine qu'il sera possible d'améliorer le projet de loi par la suite, s'il le faut. Sera-t-il trop tard?

Mme Stoddart : Honorable sénateur, je pense qu'il est toujours temps et qu'il vaut toujours la peine d'investir pour acquérir des connaissances afin de mieux comprendre pourquoi ces événements se produisent et comment les prévenir. Chaque fois qu'un gouvernement ou que toute entité est disposée à investir dans les sciences de la criminologie, les sciences policières et ainsi de suite, il s'agit d'une mesure positive. Ce sont des événements traumatisants et tragiques. Je pense que nous sommes tous à la recherche de moyens pour les prévenir. Je recommande que nous en apprenions plus à propos de ces événements, puisque, comme je l'ai souligné devant vous aujourd'hui, les éléments de preuve semblent contradictoires.

Le sénateur Watt : D'une certaine façon, vous tentez de nous mettre en garde contre le fait qu'il pourrait y avoir des zones grises, et qu'il serait peut-être préférable que nous les examinions avant d'aller trop loin. Vous n'êtes pas en train de nous dire qu'il nous faut tout d'abord un rapport présenté par une tierce partie, et que nous pourrons traiter le projet de loi plus tard. Est-ce ce que vous êtes en train de nous dire?

Mme Stoddart : Je ne crois pas que ce soit là une suggestion réaliste au point où nous en sommes. Ce serait bénéfique que d'ajouter cette suggestion à la loi. Il y a d'autres éléments que vous pouvez ajouter à la loi, comme des exemptions exceptionnelles au registre, compte tenu de la vaste gamme des délits sexuels et des circonstances dans lesquelles ces délits sont commis. Voilà l'une des choses concrètes que vous pourriez faire en ce moment.

Le sénateur Watt : Hier, je posais des questions à nos témoins au sujet des victimes dans le contexte de personnes qui sont à la chasse. Quand la présidente a soulevé une question supplémentaire, les témoins ont répondu que c'était des questions qui pouvaient être abordées par le truchement d'un ensemble de règlements.

À votre avis, certaines des questions que vous avez soulevées peuvent-elles être traitées par le truchement de règlements plutôt que par des modifications de la loi? Avez-vous examiné cette possibilité?

Mme Stoddart : Non, nous ne l'avons pas examinée. Je vais demander à Mme Campbell de commenter ce sujet.

Mme Campbell : Les réponses, les questions que nous avons sur l'efficacité du registre et sur le retrait de considérations en matière de vie privée, sont toutes liées à la loi. Si la loi elle-même présente des lacunes au chapitre de la vie privée, je ne vois pas très bien comment cela pourrait être corrigé par le truchement d'un règlement, qui est un instrument de moindre portée.

Le sénateur Watt : Oui; pourriez-vous vous pencher sur ce sujet?

La présidente : Sénateur Watt, nous verrons si nous pouvons explorer cette solution de diverses manières.

Le sénateur Angus : Je tiens à dire que votre objectivité ne me paraît pas poser problème. Je salue votre indépendance et votre détermination, et vous vous exprimez extraordinairement bien en français.

Si vous le permettez, j'aimerais que nous revenions aux choses simples. Sous sa forme la plus simple, d'après ce que je comprends, cette loi a été déposée parce que la loi actuelle ne faisait pas l'affaire, comme on le dit familièrement.

Il m'a paru intéressant que, à l'origine, vous avez présumé que les registres seraient efficaces. Puis, vous avez entrepris vos recherches en lien avec vos fonctions. Vous nous avez dit que vous avez été étonnée de constater que les registres ne fonctionnaient pas, et que les scientifiques, les criminologues et ainsi de suite remettaient en question leur efficacité. Voilà qui nous donne le contexte.

Manifestement, les registres, tels qu'ils ont été mis en place avant l'entrée en vigueur de la loi actuelle, ne fonctionnaient pas. C'est pourquoi le gouvernement estime qu'il est approprié de déposer ce projet de loi. Le ministre de la Sécurité publique nous a dit qu'il avait été informé, au meilleur de ses connaissances, que 42 p. 100 des délinquants sexuels n'étaient pas inscrits dans le registre. Pour moi, cette situation en elle-même constituait un bon indicateur de ce qui fait que les registres ne fonctionnent pas à l'heure actuelle. Le ministre n'a pas précisé s'il s'agissait du registre ontarien ou du registre fédéral. Il a bien insisté pour dire qu'il s'agissait de ouï-dire, de ce dont on l'avait informé, et d'à quel point il était étonné, mais qu'il estimait qu'il s'agissait d'une information importante qui devait avoir une influence sur la décision que prendrait le gouvernement.

Êtes-vous d'accord pour dire que l'une des raisons pour lesquelles le registre ne fonctionne pas, c'est le fait qu'il ne contient pas tous les délinquants, ou qu'il en renferme seulement la moitié?

Mme Stoddart : C'est possible. En toute transparence, nous n'avons pas de comparaison du type de population et de l'aspect obligatoire des autres administrations américaines importantes où le signalement des délinquants sexuels est obligatoire. Nous n'avons pas de comparaison relativement à l'état actuel de l'administration fédérale ou à ce que serait le nouvel État avec les modifications proposées. Oui, il est approprié de poser des questions.

Le sénateur Angus : Pourriez-vous nous le décrire à l'aide d'une ou deux raisons; je n'ai pas lu ce document auquel vous fait allusion. Quels sont les motifs cités?

Mme Stoddart : Vous parlez du manque d'efficacité?

Le sénateur Angus : C'est ça, l'efficacité.

Mme Stoddart : Je pense que l'une des raisons est que les gens sont enregistrés, mais que, d'après ce que je comprends, les crimes futurs sont, en très grande majorité, ou enfin, de manière très importante, commis par des personnes qui connaissent leur victime. C'est l'une des principales raisons.

Le sénateur Angus : Vous n'avez pas besoin d'inscrire votre père sur le registre.

Mme Stoddart : Je n'en sais pas assez sur ce sujet, si la police estime qu'il est inutile de mettre le nom du père sur le registre, ou quoi que ce soit, mais les registres ne se sont pas révélés être les outils de prédiction de comportements récidivistes que l'on espérait à l'origine, au moment où ils ont été mis en place.

Mme Campbell : J'ajouterais que la réponse au problème des lacunes en matière d'enregistrement ou du contenu adéquat de la base de données ne consiste pas nécessairement à supprimer le pouvoir discrétionnaire de la loi. Je peux vous donner l'exemple des dispositions sur les délinquants dangereux du Code criminel. Il y a plusieurs années, la Colombie- Britannique a fait un investissement massif dans la formation de ses procureurs, ce qui a eu pour résultat un nombre beaucoup plus élevé de demandes d'application des dispositions sur les délinquants dangereux, qui ont abouti. Ce n'était pas parce qu'il y avait davantage de délinquants dangereux en Colombie-Britannique; tout simplement, les gens savaient désormais comment se servir des dispositions. Dans de nombreuses situations, nous constatons que la formation adéquate des procureurs et une plus grande contribution du côté judiciaire peuvent entraîner une certaine amélioration.

Pour en revenir à l'effet dissuasif de ces dispositions, nous serons heureux d'envoyer au comité...

La présidente : Grâce à un personnel merveilleux, j'ai reçu le rapport. Nous allons le distribuer à tous les membres.

Le sénateur Angus : Madame Campbell, j'ai peut-être mal entendu mon collègue, le sénateur Joyal, quand il a affirmé que, en raison du fait que le registre n'est pas de nature punitive, il ne peut donc pas être un élément de dissuasion. À mon humble avis, il n'y a pas de lien direct entre la dissuasion et la peine. Assurément, les peines sont parfois élaborées et mises en place en tant qu'éléments dissuasifs, mais d'autres choses peuvent servir d'éléments dissuasifs sans forcément être une peine. Êtes-vous d'accord?

Mme Stoddart : Oui, certainement.

Le sénateur Angus : Autrement dit, même si des exigences servent à maintenir et améliorer ces registres en tant qu'éléments dissuasifs, ces exigences ne les rendent pas forcément punitifs.

Mme Stoddart : Il est difficile pour moi de répondre à toute cette question de déterminer si les registres sont des éléments dissuasifs. Je dirais qu'ils semblent être punitifs. À mon avis, ces bases de données d'enregistrement sont par nature punitives, en raison de l'atteinte à la vie privée qu'elles constituent. La question posée est la suivante : l'enregistrement au registre constitue-t-il une peine cruelle et inusitée au sens de la Charte? Jusqu'ici, les juges ont répondu par la négative, mais nous avons dit que, avec ces modifications, les juges pourraient très bien répondre oui.

Les registres sont-ils un facteur de dissuasion? Je pense que si c'était clairement le cas, la protection de la vie privée l'emporterait haut la main parce que nous voulons tous dissuader ce type d'actes. Je suis à la recherche de données probantes qui me permettraient d'affirmer, oui, ces registres justifient l'atteinte à la vie privée. À ma grande surprise, d'après les études scientifiques dont nous disposons, il n'est pas clair que ce soit le cas.

Le sénateur Angus : Ces études sont fondées sur le vieux système.

La présidente : Elles sont également fondées sur les systèmes utilisés dans les États de New York et du New Jersey. Nous allons également obtenir les études citées par Mme Stoddart dans son mémoire pour les distribuer aux membres du comité.

Le sénateur Angus : Il faut faire la mise en garde habituelle, comme on nous l'a rappelé hier : on ne peut comparer des pommes et des oranges, et les choses sont organisées différemment là-bas. Ce que j'ai à dire est simple. À tout le moins, ce projet de loi vise à renforcer le système, et c'est ensuite que nous verrons si le registre est un élément dissuasif ou pas. Voilà ce à quoi sert ce projet de loi, en autant que nous ne nous en prenions pas à la vie privée. Je vous remercie. Je suis heureux de ne pas avoir été interrompu pour une fois.

La présidente : Ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Le sénateur Angus : Je sais qu'il y a une attaque concertée contre moi, mais ainsi soit-il.

Le sénateur Carstairs : Deux questions n'ont pas été abordées aujourd'hui, et elles ne relèvent peut-être pas de votre compétence. La première, c'est que le registre, sous sa forme actuelle, ne fonctionne pas parce que, c'est ce que je laisse entendre, une grande proportion des agressions sexuelles qui se déroulent au Canada ne sont jamais signalées. Les délinquants ne sont jamais condamnés. Aucune accusation n'est jamais déposée. Le nom de ces personnes ne se retrouvera jamais dans un registre, et c'est pourtant eux qui récidiveront, et pour ces personnes, il n'y aura aucun effet de dissuasion.

La deuxième question est la suivante : quand on en sait un peu sur la psychologie des délinquants sexuels, on sait que, en réalité, le fait d'avoir leur nom sur une liste n'aura pas d'effet dissuasif. Ce n'est pas la manière dont les registres fonctionnent. Ce n'est pas comme cela.

Cela étant dit, la question suivante se pose : ce projet de loi est-il censé réconforter les Canadiennes et les Canadiens, ce qu'il ne peut faire en réalité, parce que le registre ne fonctionne pas? Nous cherchons à offrir un réconfort que le registre ne peut offrir, et, en même temps, nous portons atteinte aux droits en matière de vie privée. Si j'examine les études des États de New York et du New Jersey, leurs résultats m'indiquent que les facteurs de dissuasion de ce genre ne fonctionnent pas. De fait, les résultats indiquent que le registre ne fonctionne pas. Pourquoi avoir un registre? À quoi sert d'avoir un registre s'il ne fonctionne pas?

Mme Stoddart : Est-ce la question que vous me posez, honorable sénateur? Comme vous l'avez dit, ces questions ne relèvent pas de ma compétence.

La présidente : J'ai une question qui, je crois, relève de votre mandat. Hier, nous avons établi après quelques échanges, qu'une fois qu'un nom est inscrit dans le registre, il y reste à jamais. Après un certain temps, les personnes dont le nom figure dans le registre ne sont plus tenues de respecter les exigences de déclaration — c'est-à-dire l'exigence de déclaration de cinq ans, de 10 ans —, mais une fois inscrit, un nom s'y trouve à jamais. Comment cette situation s'inscrit-elle dans le cadre des dispositions législatives sur la protection des renseignements personnels?

Mme Stoddart : D'après ce que je comprends, si un délinquant sexuel reçoit le pardon royal, son nom se trouve...

La présidente : C'est très rare.

Mme Stoddart : Il y a bon nombre de pardons royaux qui sont accordés chaque année.

La présidente : On nous a dit qu'il y en avait très peu, un pardon de prérogative royale étant différent du système de pardon qui a fait l'objet de bien des débats dans les médias dernièrement.

Mme Stoddart : La question de la durée au cours de laquelle un nom figure dans le registre est certainement une préoccupation en matière de vie privée. Dans le cadre du système actuel, je crois qu'un délinquant peut présenter une demande pour faire radier son nom du registre aux termes des dispositions qui seront supprimées dans le nouveau projet de loi. Cet aspect du projet de loi est une atteinte à la vie privée.

Mme Campbell : Aux fins de précision, madame la présidente, vous avez raison de dire que les pardons royaux sont rares. Le processus de pardons réguliers aux termes de l'article 690 est beaucoup plus fréquent. Un nom ne peut être radié du registre qu'en cas de pardon royal ou d'acquitement à la suite d'un appel, et le fait que des données personnelles puissent être gardées pendant 10 ans nous préoccupe beaucoup. Même quand les données ne sont plus mises à jour, elles sont conservées à jamais.

La présidente : Ces données incluent l'échantillon d'ADN.

Le sénateur Runciman : Le sénateur Boisvenu et moi-même avons soulevé plus tôt la question relative au fait que le signalement de la mise en liberté d'un délinquant sous responsabilité fédérale est à la discrétion du Service correctionnel du Canada — il n'est pas tenu de le faire. Les représentants du ministère de la Sécurité publique ont justifié ce pouvoir discrétionnaire en expliquant qu'ils prenaient une foule de précautions à ce chapitre. Il est assez étrange que cette mesure ne s'applique que dans ce cas. Par conséquent, je suis curieux de savoir si le ministère de la Sécurité publique ou le Service correctionnel du Canada a demandé à votre bureau d'émettre une opinion sur le sujet et, le cas échéant, quels étaient vos conseils.

Mme Stoddart : Parlez-vous du projet de loi actuellement à l'étude, sénateur?

Le sénateur Runciman : Je parle du pouvoir discrétionnaire du Service correctionnel du Canada en matière de signalement des mises en liberté, le pouvoir discrétionnaire prévu par la loi. Cette situation semble imputable à une anomalie de la loi — pourquoi n'a-t-il pas la même obligation que les autres? A-t-on demandé à votre bureau d'émettre une opinion à cet égard?

Mme Stoddart : D'après ce que je sais, nous tenons toujours des discussions sur différents sujets avec le Service correctionnel du Canada et le ministère de la Sécurité publique. Je vais devoir vérifier si mon bureau a été consulté au sujet de cette disposition particulière.

Quant à la Loi sur la protection des renseignements personnels, ses dispositions sont claires : il jouit effectivement d'un pouvoir discrétionnaire. Mon rôle n'est pas de dire comment exercer ce pouvoir, car il s'applique à tous les ministres et à tous les organismes. La façon d'exercer le pouvoir discrétionnaire dans le cadre de la libération de prisonniers dans la collectivité est — je présume — encadrée par le ministère de la Sécurité publique. Nous ne lui donnerions jamais de conseils, car mon travail ne consiste pas à examiner les critères qu'il utilise.

La présidente : Merci beaucoup, madame Stoddart et madame Campbell. Comme toujours, vos interventions ont été extrêmement utiles.

Nous avons maintenant le plaisir d'accueillir Steve Sullivan, ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels. Nous sommes heureux de vous revoir, monsieur Sullivan. Je ne vais pas accaparer le temps réservé à votre exposé. Je crois que vous avez une déclaration; allez-y.

[Français]

Steve Sullivan, ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels, Bureau de l'ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels : Madame la présidente, je veux vous remercier de m'avoir invité à comparaître à ce comité et de me donner l'occasion de présenter un important point de vue des victimes relativement au Projet de loi S-2.

Le Bureau de l'ombudsman fédéral des victimes d'actes criminels a été mis sur pied afin de donner une voie aux victimes au Canada et c'est exactement devant ce type de tribune que les victimes doivent s'exprimer.

Permettez-moi ce matin de commencer en affirmant que j'appuie généralement ce projet de loi et les mesures qu'il propose en vue de renforcer le registre des délinquants sexuels et la banque nationale de données génétiques.

[Traduction]

J'ai travaillé avec des victimes pendant plus d'une douzaine d'années. Je peux vous affirmer qu'une personne subit un préjudice émotif incroyable et, souvent, un préjudice financier si elle a été, directement ou indirectement, victime d'un acte criminel. J'ai toujours été particulièrement impressionné par le fait que la plupart des victimes, malgré leur chagrin, leur colère et leurs pertes, vous diront que ce qu'elles veulent le plus est de s'assurer que le contrevenant ne pourra plus jamais faire de mal à quiconque.

Comme je préparais mes observations à l'intention du comité, je me suis remémoré certains des progrès accomplis. Vous connaissez tous Jim et Anna Stephenson, qui ont perdu leur fils vers la fin des années 1980. Il a été assassiné par Joseph Fredericks, délinquant sexuel en libération conditionnelle. C'est l'enquête sur le meurtre de leur fils qui a mené à la création du Registre des délinquants sexuels de l'Ontario, nommé « Loi Christopher » en l'honneur de leur fils. Ils ont continué à exercer des pressions et ont réussi à mettre sur pied le Registre des délinquants sexuels de l'Ontario. Je me souviens d'avoir comparu avec d'autres organismes d'application de la loi sur le projet de loi initial. M. et Mme Stephenson ont beaucoup donné pour s'assurer que l'assassinat de leur fils n'ait pas été en vain et que d'autres enfants ne subiront pas le même sort.

Après avoir obtenu mon diplôme universitaire et commencé à travailler avec Victims of Violence, groupe constitué après le meurtre d'un enfant par Clifford Olson, j'ai écrit un article sur la création d'une banque de données génétiques nationale. J'ai expliqué comment la banque de données pourrait contribuer non seulement à l'identification, mais aussi à l'élimination de suspects et, idéalement, à prévenir le crime. J'ai livré un témoignage dans le cadre du projet initial de banque de données génétiques, il y a un certain nombre d'années, lorsque le gouvernement proposait des améliorations. J'ai travaillé avec trois femmes : une dont la fille avait été assassinée et deux dont la sœur avait été assassinée. Elles voulaient renforcer la banque de données, car le nom de l'auteur du meurtre de l'être qui leur était cher ne figurait pas dans la banque de données, et elles craignaient que ces personnes récidivent après leur libération. Elles ont lutté fermement pour l'adoption des amendements en 2006-2007. En quelque sorte, je boucle la boucle par ma présence ici aujourd'hui.

Le registre des délinquants sexuels et la banque de données génétiques constituent d'importants moyens pour aider les forces de l'ordre à réduire la victimisation. De toute évidence, comme on l'a mentionné au cours des discussions que j'ai entendues aujourd'hui, ni l'un ni l'autre de ces outils ne sont en soi une solution miracle aux problèmes du système de justice pénale. Les registres ne suffiront pas à éradiquer le viol d'enfants ou d'adultes. Néanmoins, ce sont des outils importants. Dans la lutte contre la victimisation, tous les moyens que nous pouvons donner aux femmes et aux hommes chargés de l'application de la loi vont aider.

Nombre des mesures présentées dans le projet de loi C-2 répondent directement aux recommandations que notre bureau a présentées au ministère de la Sécurité publique en 2008. Je trouve encourageant de voir que le gouvernement prend des mesures relativement à ces enjeux importants. L'une des premières recommandations faites par notre bureau a été de transformer l'utilisation du registre de façon à offrir aux responsables de l'application de la loi un dispositif qu'ils pourraient utiliser de façon proactive. Le comité de l'autre chambre a entendu un certain nombre de témoins des forces de l'ordre parler de leur frustration relative à la loi actuelle, qui ne leur permet pas de faire une utilisation proactive du registre. Ils ne sont autorisés à utiliser le registre que dans des circonstances bien précises. Le registre de l'Ontario est utilisé, en moyenne, 475 fois par jour, tandis que le registre national est utilisé 165 fois par année. Il y a une immense différence dans la fréquence d'utilisation du registre par les forces de l'ordre.

Comme vous le savez tous, dans le système actuel, la police ne peut consulter le registre que si elle a des motifs raisonnables de soupçonner qu'un acte criminel revêt un caractère sexuel. Cependant, dans de nombreux cas, comme dans les cas d'enlèvement, il n'est pas possible d'établir quels étaient à l'origine les motifs de l'acte criminel. Dans de tels cas, le temps presse. En tant que parent, si mon enfant était enlevé, je voudrais que les responsables de l'application de la loi utilisent tous les moyens à leur disposition pour le retrouver. À mon avis, le registre des délinquants sexuels est un outil de plus qui, utilisé à bon escient, pourrait aider les responsables de l'application de la loi à sauver des vies et à assurer la sécurité de nos collectivités. Nous soutenons entièrement l'amendement présenté à l'égard du projet de loi S- 2.

Nous avons également recommandé que le Code criminel soit modifié afin de faire en sorte que les contrevenants soient automatiquement inscrits au registre. Cette question est considérée comme litigieuse par certains. Du fait qu'il exige la présentation d'une demande d'inscription au registre, le régime actuel embourbe le processus et accroît le risque qu'un délinquant sexuel dangereux ne soit pas inscrit au registre. Les données probantes nous ont appris que, parfois, les avocats de la Couronne, en raison de leur lourde charge de travail, n'introduisent pas les requêtes; cela découle peut-être du processus de négociation de plaidoyer. D'autres raisons expliquent pourquoi les chiffres sont inférieurs à ce qui avait été prévu. Nous avons aussi observé ce genre de phénomène lorsque la banque de données génétiques initiale a été proposée. L'inscription était autrefois discrétionnaire lorsqu'il s'agissait d'une première infraction. Lorsque nous rendons le processus automatique, il y a un plus grand nombre de condamnés dans la banque de données.

Enfin, notre bureau a recommandé que soit modifiée la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition pour que le Service correctionnel du Canada puisse aviser plus facilement les organismes de police de la remise en liberté de délinquants sexuels. Je crois savoir que le projet de loi reflète en partie cette recommandation. Le fait de prévoir qu'il faut aviser les organismes locaux de police de la remise en liberté d'un délinquant sexuel permet d'offrir un moyen additionnel d'information susceptible d'aider davantage les forces de l'ordre.

La présidente : Monsieur Sullivan, vous m'avez sûrement entendue prier tout le monde à plusieurs reprises de se dépêcher, mais ne vous dépêchez pas trop. Il semble que les interprètes et les sténographes ont de la difficulté à vous suivre.

M. Sullivan : Mes excuses. Vu que ce projet de loi incorpore toutes les recommandations de notre bureau et va même au-delà en vue de renforcer le registre et la banque de données, j'encouragerais les membres du comité à l'appuyer au cours des étapes qui viennent.

La dernière fois que j'ai témoigné devant le comité, nous avons abordé un tout autre aspect de la banque de données génétiques. Le projet de loi ne l'aborde pas, mais c'est quand même important. Je parle du fichier de données génétiques sur les personnes disparues. Nous avons déclaré au comité que, à notre avis, le gouvernement devrait procéder à la création d'un fichier de données génétiques sur les personnes disparues pour offrir une consolation et de l'information aux familles qui ont perdu un être cher. Une certaine quantité de restes humains demeurent non identifiés partout au pays. Nous avons travaillé avec certaines familles qui ont perdu un être cher, et les restes se trouvent peut-être dans le bureau d'un coroner quelque part au pays. Je crois toujours que la banque de données est un aspect important. Le projet de loi ne prévoit rien à cet égard, mais j'espère que le comité fera connaître au gouvernement son opinion au sujet de cette recommandation.

Je répète que le registre des délinquants sexuels et la banque de données ne sont pas une solution miracle; ce ne sont que des outils. La base de données génétiques a contribué à résoudre des milliers d'affaires au cours de sa relativement brève existence. Elle a aidé à résoudre des affaires d'agression sexuelle et d'homicide et à élucider d'autres crimes. L'accent a été mis sur le registre des délinquants sexuels, mais j'avancerais que la base de données est un outil d'application de la loi plus efficace.

Je vais aborder brièvement certaines des déclarations que j'ai entendues à mon arrivée ici. On discutait de la comparaison avec certains des modèles américains. Je ne sais pas exactement à quels modèles américains vous avez fait allusion. J'hésite à faire une comparaison directe, car, aux États-Unis, il y a une forme d'accès public aux registres. Beaucoup y sont favorables, mais, selon moi, l'accès nuit à l'efficacité d'un registre. L'expérience américaine nous a révélé que les délinquants sexuels étaient beaucoup moins nombreux à s'inscrire au registre à cause de l'accès du public à l'information. En Ontario, par exemple, les taux d'inscription sont relativement élevés en comparaison, car le registre est exclusivement un outil d'application de la loi. Nous sommes en faveur du maintien de cette initiative. Je mets le comité en garde contre les comparaisons directes avec les modèles américains.

On a discuté des taux de récidive et du fait que la plupart des crimes ne sont pas signalés. Selon l'étude qu'on examine, nous savons que moins de 10 p. 100 des agressions sexuelles sont signalées aux forces de l'ordre. Lorsque nous parlons du registre des délinquants sexuels, nous devons comprendre clairement qu'il s'agit d'un outil et nous ne pouvons pas gonfler les attentes du public quant à ses capacités et ses limites. La plupart des agressions sexuelles ne sont pas signalées. Au chapitre de la récidive des délinquants dont le type de crime est peu signalé, les études en la matière affichent également une tendance à la sous-déclaration.

Les menaces varient en fonction du délinquant. En général, les études révèlent que les auteurs d'inceste — ceux qui agressent un enfant dans leur famille — affichent un risque de récidive inférieur. Chez ceux qui organisent leur vie pour être proche des enfants, qui sont plutôt du type prédateur, le taux de récidive peut être élevé. Plus on suit ces personnes, plus les taux sont élevés. Quant aux auteurs d'inceste, nous n'en savons pas très long, car ces crimes sont peu signalés.

Les renseignements dont nous disposons au sujet des auteurs d'inceste se multiplieront, selon moi, à mesure que nous en apprenons davantage sur les personnes impliquées dans l'échange sur Internet d'images de pornographie juvénile ou de violence sexuelle à l'endroit d'enfants. Nous pensions autrefois que ces personnes n'étaient pas intéressées par les enfants des autres. Nous tenons des organismes d'application de la loi que les gens le plus souvent arrêtés parce qu'ils échangent des images de violence sexuelle à l'endroit d'enfants, agressent leurs propres enfants et affichent en ligne des images de ces agressions sont ceux qui ont accès à des enfants. Ce sont des pères, des oncles, des frères, et cetera. Nous savons également qu'ils sont intéressés par les enfants des autres. Il est question d'échange des images. Nous constatons, dans le cadre de notre étude de leur utilisation de la pornographie juvénile, qu'il nous en reste encore beaucoup à apprendre au sujet du comportement de certains types de délinquants sexuels.

Quant à la question de la protection de la vie privée, j'ai beaucoup de respect pour la commissaire à la protection de la vie privée. Elle a le mandat de défendre les intérêts à ce chapitre. Notre mandat est différent. Il est difficile d'expliquer à une victime d'agression sexuelle, au parent d'un enfant assassiné ou à quelqu'un qui a subi un préjudice terrible aux mains d'un délinquant sexuel qu'on accorde tant de considération à la vie privée de l'agresseur. Il est difficile d'admettre que la piqûre d'une seringue pour prendre un échantillon de sang ou l'obligation de se rendre au poste de police une fois par année pour passer 10 ou 15 minutes avec des policiers pour leur décrire son lieu de résidence soit une énorme atteinte à la vie privée, alors que les victimes ont perdu tant d'elles-mêmes ou de leur famille. Il est difficile de tenir ces discussions avec les victimes.

En ma qualité de citoyen qui doit chaque année se rendre au bureau de l'assurance automobile pour passer 15 ou 20 minutes à faire la queue pour dire au préposé où je vis et lui donner des détails relatifs à mon véhicule, je peux vous dire que ce processus est agaçant. Nous devons tous passer par là. L'argument, c'est que, pour une personne qui a été déclarée coupable d'une infraction sexuelle, aller au poste de police une fois par année pour inscrire son adresse au registre constitue une énorme atteinte à sa vie privée. J'ai de la difficulté à légitimer ces arguments auprès des victimes. Je ne prétends pas que nous devrions empiéter sur le droit à la vie privée des gens. Ces registres devraient être des outils d'application de la loi qui ne sont pas accessibles au public. Toutefois, il faut créer un équilibre entre la vie privée d'un délinquant et la vie privée des victimes et le préjudice qu'elles ont subi.

Je vais m'arrêter ici et tenter de répondre aux questions des membres du comité.

Le sénateur Wallace : C'était instructif.

Dans votre exposé, vous avez déclaré que le registre des délinquants sexuels et la banque de données génétiques sont des outils importants qui aident les forces de l'ordre à réduire la victimisation. Nous avons entendu d'autres témoins avancer qu'un registre des délinquants sexuels ne serait peut-être bon à rien d'autre qu'à donner un réconfort illusoire. Ils ont dit que, en réalité, le registre n'aidait pas à prévenir ce genre de crimes et qu'il n'est pas l'outil d'enquête que certains aimeraient qu'il soit ou croient qu'il pourrait être pour les policiers. Cette opinion repose peut-être sur des théories et des études.

Mais votre expérience va plus loin; votre expérience a été acquise sur le terrain. Vous intervenez auprès de victimes qui ont réellement subi ces crimes. Selon vous, dans quelle mesure l'amélioration et l'élargissement de l'utilisation du registre des délinquants sexuels et de la banque de données génétiques — deux outils prévus dans le projet de loi S-2 — permettraient-ils de réduire la victimisation? Comment fonctionneront ces outils améliorés et comment permettront-ils de réaliser cet objectif?

M. Sullivan : Les données ont aidé les forces de l'ordre à résoudre 11 000 affaires sur 10 ans. Ces crimes comprennent plus de 1 700 agressions sexuelles et plus de 700 homicides. Il s'agit de délinquants sur lesquels nous n'aurions peut-être eu aucun renseignement, si ce n'était de la preuve versée dans la banque de données génétiques.

J'ai appris de mon travail avec les victimes que ce qui est le plus éprouvant, c'est lorsque l'affaire demeure non résolue, surtout dans les cas d'homicide. Un crime est une tragédie effroyable pour les familles qui ne sauront jamais ce qui est arrivé à l'être qui leur est cher ni pourquoi c'est arrivé. Savoir que la personne qui a enlevé la vie de leur être cher ou qui l'a agressé pourrait faire la même chose à quelqu'un d'autre est un terrible fardeau pour les familles et les victimes. Si nous prenons ces délinquants, idéalement, ils vont en prison et nous pouvons peut-être leur donner un traitement qui les amènera à ne pas récidiver.

Je crois que la banque de données a très bien démontré son efficacité au chapitre de la prévention du crime.

Le registre est plus difficile à évaluer, car celui que nous avons au Canada ne s'est pas révélé efficace. Les forces de l'ordre éprouvent de la frustration à cet égard. On peut difficilement voir comment il aide à prévenir le crime.

Si nous nous tournons vers les États-Unis pour établir des comparaisons, la situation est tout autre. En donnant au public l'accès aux registres, ces outils perdent leur efficacité. Il est difficile de conclure, à la lumière de leurs études, que ces outils sont efficaces ou qu'ils aident à réduire le crime, alors qu'ils l'augmentent peut-être dans certaines situations. En s'acharnant sur les délinquants et en divulguant au public l'endroit où ils vivent, il est possible qu'on incite les délinquants à se cacher, loin de leur famille. Cette conclusion ne tient pas compte des autres mesures punitives relatives au lieu de résidence qui interdisent aux délinquants de vivre dans un rayon de 100 pieds d'une école. Il y a des personnes inscrites au registre qui vivent sous des ponts, dans certains États. Il ne s'agit pas d'un bon modèle à suivre à des fins d'efficacité.

Selon les organismes d'application de la loi, lorsqu'un enfant est porté disparu ou a été victime d'agression sexuelle ou dans toute autre situation où le délinquant n'est pas identifié, on passe beaucoup de temps à cogner à la porte de délinquants sexuels pour tenter de déterminer qui vit dans la collectivité. Le registre est utile même si, dans certaines situations, il ne sert qu'à réduire le temps que consacre la police à enquêter sur les mauvais suspects. Les policiers passent beaucoup de temps à cogner aux portes, et, dans certains cas, le temps presse. Si un outil aide à orienter l'enquête et à éliminer toute une liste de personnes, alors je crois qu'il contribue à élucider des crimes.

Une étude menée aux États-Unis il y a de nombreuses années — je vais essayer de trouver le passage pour le comité — a révélé que les registres peuvent aider à identifier les suspects plus rapidement et à les arrêter plus rapidement. Est- ce une bonne chose? On n'a pas prévenu ce crime, mais on a peut-être prévenu le prochain.

Le sénateur Wallace : Toutes les études sur l'efficacité réelle du registre des délinquants sexuels au Canada sont évidemment fondées sur sa forme actuelle. Vous avez reconnu les lacunes du registre et avez formulé des recommandations, dont la plupart — voire toutes — sont reflétées dans le projet de loi S-2. Je suppose, alors, que toute étude menée jusqu'à maintenant ne peut pas démontrer les avantages éventuels de ces amendements.

Êtes-vous convaincu que ces amendements auront une incidence positive sur l'efficacité du registre des délinquants sexuels?

M. Sullivan : Je crois que les amendements permettraient d'accroître l'efficacité de l'outil. Si vous meniez une étude sur le registre aujourd'hui, vous constateriez qu'il n'est pas efficace. C'est parce que le système n'est pas efficace.

Cela dit, nous devrions prendre garde de ne pas aller trop loin et de ne pas surestimer l'efficacité qu'il peut avoir. Comme nous l'a dit le sénateur Carstairs, la plupart des crimes ne sont jamais commis. Il s'agit d'un outil de plus à la disposition des forces de l'ordre. Le registre s'ajoute à l'arsenal dont disposent les policiers pour lutter contre le crime, mais il ne s'agit pas d'une solution miracle.

Toutefois, je crois que ces amendements accroîtront l'efficacité du système.

Le sénateur Wallace : Le sénateur Runciman a fait valoir plus tôt que nous ne pouvons pas étudier ces outils séparément. Ils s'inscrivent dans un ensemble complet.

Le sénateur Angus : Madame la présidente, histoire de rentrer dans vos bonnes grâces, je vais renoncer à mon tour. Les questions de mes collègues ont suscité les réponses que je voulais obtenir.

La présidente : Vous ne rentrez pas dans mes bonnes grâces, sénateur Angus. Vous rentrez dans les bonnes grâces de vos collègues.

Le sénateur Runciman : Je connais M. Sullivan et l'excellent travail qu'il fait au nom des victimes de crime depuis bien des années, au sein du gouvernement et à l'extérieur. Je suis désolé de vous voir partir. J'espère que vous continuerez à jouer un rôle dans la défense des droits des victimes d'actes criminels dans l'avenir. Je tiens à souligner le service que vous avez donné. Beaucoup de gens vous en sont reconnaissants.

Comme vous l'avez mentionné, le projet de loi traduit un effort de rattraper la loi ontarienne. Dans le cadre de son témoignage, la commissaire à la protection de la vie privée a mis en lumière les échecs à cet égard et cité des études dont vous avez mis en question la pertinence dans les contextes canadien et ontarien. Je partage votre point de vue. Je crois que l'argument tenait au fait que ce prétendu échec ouvre la voie à d'éventuelles contestations fondées sur la Charte à l'égard de l'alinéa 8m) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, dans des cas où des raisons d'intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée. Je crois que cet aspect est pertinent ici.

La loi ontarienne est en vigueur depuis presque 10 ans. Quelle est votre expérience de l'application de cette loi? À votre avis, cette préoccupation est-elle justifiée?

M. Sullivan : Il y a des contestations fondées sur la Charte presque chaque fois que la Chambre adopte un projet de loi. À mon avis, ce n'est pas étonnant. En Ontario, un litige qui n'a probablement pas encore été tranché est l'affaire R. c. Dyck. A-t-elle été renvoyée à la Cour suprême du Canada?

Le sénateur Baker : La Cour suprême a refusé, si je comprends bien. La décision initiale tient toujours, et c'est là où vous vouliez en venir.

M. Sullivan : Oui, certainement : pour faire brièvement allusion à l'un des commentaires du juge Blair, il a admis que l'obligation de comparaître prévue dans la loi viole effectivement, dans une certaine mesure, la vie privée des délinquants sexuels. Il a conclu que ces restrictions étaient relativement modestes comparativement à l'intérêt de l'État en la matière. Il a conclu qu'elles étaient limitées, qu'elles n'empêchaient pas l'appelant d'aller quelque part ou de faire quelque chose et n'étaient pas plus radicales que d'autres exigences d'enregistrement imposées par l'État.

Soumettons-nous les délinquants sexuels à une exigence dont les autres sont exemptés? Certainement, mais elle est la conséquence de leur propre comportement. Ils ont commis ce que nous considérons comme l'un des crimes les plus graves, alors je ne crois pas que les éventuelles contestations fondées sur la Charte seront fructueuses.

Le sénateur Runciman : Vous avez mentionné la Loi Christopher et la famille Stephenson. Vous vous souviendrez sûrement bien des circonstances : un dénommé Joseph Fredericks a enlevé Christopher, l'a séquestré pendant 24 heures et l'a violé à plusieurs reprises; il ne vivait qu'à quelques rues du centre commercial où Christopher a été enlevé. Bien sûr, l'idée, c'est que, s'il y avait eu un registre où Joseph Fredericks aurait été inscrit, la police aurait eu un indice assez rapidement et aurait peut-être pu sauver la vie de Christopher.

Vous avez parlé dans votre mémoire du Service correctionnel du Canada et de son pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait au signalement des libérations. J'ai soulevé cette question ici, et le sénateur Boisvenu en a fait autant. La loi n'impose aucune obligation au Service correctionnel du Canada. Avez-vous une idée de la raison pour laquelle cette démarche particulière semble être exclue de la loi? Selon votre expérience, que se passe-t-il ici? Pourquoi n'y a-t-il aucune obligation?

M. Sullivan : Je ne suis pas certain. Ces ordonnances sont imposées par la cour à l'issue du processus de détermination de la peine. Je ne suis pas certain de la raison pour laquelle le Service correctionnel du Canada est exempté de l'obligation d'informer les forces de l'ordre de la libération d'un délinquant, mais assujetti à des restrictions imposées par les tribunaux, alors je ne suis pas certain de la raison pour laquelle le gouvernement a choisi de laisser à la discrétion du Service la décision de signaler une mise en liberté. Il me semble que le SCC devrait être obligé de donner cette information.

Le sénateur Runciman : Dans votre travail, avez-vous interagi directement avec le Service correctionnel du Canada sur cette question? Vous êtes-vous heurté à une résistance? A-t-il donné son point de vue sur la question?

M. Sullivan : Lorsque nous avons émis nos recommandations initiales en 2008, je crois savoir que le Service a commencé à transmettre plus d'avis, mais nous n'avons pas interagi directement avec lui pour voir comment cela fonctionne.

Brièvement, pour ce qui est de Jim et Anna Stephenson, vous avez raison, leur fils a vraiment été mené à pied jusqu'à l'appartement de M. Fredericks, a été agressé sexuellement en chemin, puis a été ramené au champ. Jim et Anna ne peuvent s'empêcher de se demander, chaque nuit, si un registre aurait permis de sauver la vie de leur fils.

La présidente : Puisque le projet de loi crée l'obligation de déclarer un changement d'adresse lorsqu'un délinquant déménage, le délinquant qui sort de prison — et, forcément, qui change d'adresse — doit donc aller le déclarer. Cela ne correspondrait-il pas de fait à un avis?

M. Sullivan : Oui, à condition que le délinquant avise la police. Nous voulons prendre ceux qui ne s'inscrivent pas au registre. Si quelqu'un sort de prison et va ailleurs, il serait bon de savoir si cette personne en informe la police.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci, madame la présidente. Monsieur Sullivan, je réitère les mêmes propos que le sénateur Runciman. D'abord, je vous félicite de votre travail depuis quatre ou cinq ans que l'on se côtoie, je vous souhaite beaucoup de succès dans vos futures fonctions, en espérant que vous allez demeurer dans le domaine des victimes d'actes criminels.

Monsieur Sullivan, est-ce que vous avez pris connaissance des études de M. Philippe Bensimon, un chercheur éminent du ministère de la Sécurité publique? Il a fait une étude sur les prédateurs sexuels et le taux de récidive, qu'ils suivent un programme en prison ou non, est entre 20 et 21 p. 100. Quand on considère que le gouvernement fédéral dépense deux milliards de dollars dans ces programmes de réhabilitation, 40 p. 100 s'adresse aux prédateurs sexuels. On peut présumer que dans les prochaines années, 21 p. 100 de ces criminels vont faire des victimes.

Selon vous, est-ce que les propositions dans le projet de loi devraient être rétroactives, devraient s'appliquer à tous les criminels qui sortiront de prison à partir d'aujourd'hui, peu importe quand le projet de loi sera adopté?

M. Sullivan : Je ne connais pas la recherche de M. Bensimon.

[Traduction]

Toutefois, j'ai pris connaissance de données probantes semblables selon lesquelles un certain nombre de délinquants sexuels ne suivent pas de traitement, et il y a une certaine controverse parmi les experts — ce que je ne suis pas — au sujet de l'efficacité du traitement chez certains délinquants sexuels.

À mon avis, dans un monde idéal, nous aurions un registre des délinquants sexuels sur lequel figurerait le nom de tous les délinquants sexuels. En pratique, pour en revenir aux questions relatives à la Charte, je crois qu'il est beaucoup plus difficile de faire valoir le bien-fondé de l'application rétroactive. Habituellement, nos règles de droit ne nous permettent pas de retourner dans le passé pour imposer de nouvelles restrictions aux gens.

Par ailleurs, toujours en pratique, j'ignore comment nous pourrions revenir en arrière et trouver toutes ces personnes pour s'assurer qu'elles ont effectivement été avisées qu'elles doivent désormais se conformer à une ordonnance. Nous ne pouvons pas annoncer que nous avons adopté une nouvelle loi et dire que tous ceux qui ne se rendent pas au poste de police sont en violation. Les délinquants doivent connaître leurs obligations, alors, en pratique, cette démarche serait difficile mais idéale, certes.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J'ai accès aux rapports de la commission de libération conditionnelle qui sont remis aux familles lorsqu'un prédateur sexuel est libéré à la fin de sa sentence. Et sur ce rapport, quand il est écrit noir sur blanc clairement que ce criminel est dangereux et qu'il y a de fortes de chance de récidiver dans les prochains mois, est-ce que cela ne devrait pas être le genre d'individu qui devrait être inscrit au registre?

La présidente : Exclus?

Le sénateur Boisvenu : Inscrit.

Le sénateur Carignan : Inscrit.

Le sénateur Boisvenu : Exclusivement.

[Traduction]

M. Sullivan : Idéalement, oui. Chaque semaine, on libère des délinquants considérés comme présentant un risque élevé de récidive, et bon nombre d'entre eux sont des délinquants sexuels. Il s'agit de la minorité des délinquants sexuels — ce qui est une bonne chose —, mais un certain nombre d'entre eux retournent dans nos collectivités.

Il serait difficile de justifier un processus automatique qui imposerait des conditions de façon rétroactive. Le gouvernement pourrait songer à établir un processus qui permettrait au procureur de la Couronne, au moment de la libération de délinquants sexuels qui présentent un risque élevé, de retourner en arrière et d'imposer certaines conditions, comme une ordonnance en vertu de l'article 810 ou un engagement de ne pas troubler l'ordre public. Peut- être que cela pourrait s'inscrire dans ce type d'ordonnance : on dirait que les conditions de l'engagement de ne pas troubler l'ordre public comprennent l'obligation de s'inscrire immédiatement au registre des délinquants sexuels.

Le sénateur Watt : Vous savez peut-être d'où je viens. Je viens de la région subarctique du Nord du Québec. En votre qualité d'ombudsman, avez-vous de l'information au sujet des délinquants sexuels originaires du Nord, disons, du Nunavik et du Nunavut?

M. Sullivan : Je n'ai pas de données concernant précisément les délinquants sexuels originaires d'une région donnée. Nous ne possédons pas ce genre de renseignements. J'ai accès aux mêmes études que tout le monde au ministère de la Sécurité publique, par exemple, mais nous ne disposons pas de renseignements au sujet des délinquants sexuels. Je sais que les taux d'agressions sexuelles dans le Nord, par exemple, sont élevés.

Le sénateur Watt : Je sais que votre bureau existe depuis 2007.

M. Sullivan : Oui.

Le sénateur Watt : J'imagine que, à un moment donné, vous organiserez votre bureau de façon à jouir d'une meilleure capacité d'obtenir de l'information qui pourrait s'avérer nécessaire à différentes fins. Ces renseignements peuvent servir aux forces de l'ordre et à ce genre de choses.

Allez-vous faire des démarches pour recueillir de l'information quant au nombre de délinquants qui viennent des différents secteurs du Nord?

M. Sullivan : Premièrement, je dois dire que je ne serai probablement pas la personne responsable. La tâche incombera au nouvel ombudsman qui sera nommé. Pour ce qui est de la structure de notre bureau, nous n'avons aucun mandat législatif à ce chapitre. Notre programme vise à lutter contre l'injustice, alors nous ne pouvons pas arriver et exiger de l'information de quelqu'un. Nous n'avons pas accès, si je ne m'abuse, à la majeure partie de l'information dont vous parlez et qui nous permettrait de savoir d'où viennent les délinquants sexuels, à l'exception de l'information déjà accessible au public. Nous pourrons avoir un rôle à jouer pour ce qui est de compiler cette information, si une telle chose était utile, mais nous n'avons pas accès à des renseignements qui ne sont pas déjà de notoriété publique.

Le sénateur Watt : Savez-vous s'il existe actuellement une banque de données qui renferme cette information pour les secteurs du Nord?

M. Sullivan : Le Service correctionnel possède peut-être ce genre de renseignements pour les délinquants qui sont condamnés à une peine de deux ans ou plus. Toutefois, il ne faut pas oublier que la plupart des délinquants sexuels ne sont jamais dénoncés. De ceux qui sont dénoncés, la plupart ne sont jamais condamnés, et l'affaire ne va jamais au-delà de la dénonciation.

J'ignore s'il existe une base de données — à part celles dont pourraient disposer le Service correctionnel du Canada et le ministère de la Sécurité publique — qui renfermerait ce type de renseignements.

La présidente : Sénateur Watt, j'ai demandé au personnel de la Bibliothèque de recueillir autant d'information pertinente que possible. Tout ce qu'il ne peut pas trouver, nous essayerons d'en obtenir du Service correctionnel du Canada, du ministère de la Justice ou de je ne sais qui.

Le sénateur Watt : Merci.

Je note que la façon dont nous aidons les victimes relève de votre organisme. Selon le mémoire, vous ne défendez pas les intérêts de victimes particulières et n'offrez pas de conseils juridiques. Ensuite, je vois ce qui semble être une petite contradiction sur une autre page, et j'aimerais que vous éclaircissiez ce point.

Le document explique comment vous réagissez aux plaintes. Vous dites que, comme la situation n'est jamais la même d'une victime à l'autre, vous procédez au cas par cas. À un endroit, vous dites que vous interagissez avec les personnes, et à un autre endroit, vous dites que vous n'interagissez pas avec les personnes. Pouvez-vous m'expliquer cela?

M. Sullivan : Notre mandat consiste en partie à recevoir et à examiner les plaintes de victimes au sujet des services fédéraux. Le bureau d'un ombudsman, lorsqu'il reçoit des plaintes, ne peut pas prendre un parti. Nous sommes impartiaux et n'avons pas de parti pris. Nous examinons les plaintes de la victime à la lumière de la loi et nous tentons de déterminer de façon impartiale quelle partie a raison. Nous tentons d'obtenir par médiation une solution acceptable aux yeux de la victime. Toutefois, nous ne pouvons pas plaider la cause de la victime, car nous représentons un bureau d'ombudsman.

Mais nous offrons de l'aide. Beaucoup de gens qui téléphonent à notre bureau ont des problèmes qui ne relèvent pas du gouvernement fédéral; par exemple, une personne n'a pas reçu d'indemnisation de la commission d'indemnisation de sa province, le procureur de la Couronne n'écoute pas ou la police ne porte pas d'accusations. Nous l'aiderons à trouver le bon endroit pour faire entendre ses préoccupations. Nous travaillerons avec elles individuellement pour trouver la façon de régler son problème, mais nous ne pouvons pas plaider la cause d'une victime.

Le sénateur Baker : Voici un passage du sommaire de l'arrêt R. c. Dyck de la Cour d'appel de l'Ontario cité par le témoin, qui se trouve dans Carswell Ontario 2291 (2008).

Le juge de première instance a déclaré que la loi n'avait pas force exécutoire... Il a été déclaré que la loi était dans les limites des pouvoirs de la province — l'appel de la Couronne a été accueilli, et la conclusion du juge de première instance selon laquelle la loi est inconstitutionnelle a été invalidée — l'accusé a interjeté appel — l'appel a été rejeté — la Loi Christopher est un texte législatif provincial valide promulgué par l'Ontario en vertu des paragraphes 13 et 14 de l'article 92 de la Loi constitutionnelle [...]

Dans cette affaire, le juge a conclu que la loi ne contrevient pas à la division des pouvoirs prévue dans la Constitution.

Vous serez au chômage la semaine prochaine, n'est-ce pas?

M. Sullivan : C'est exact. Avez-vous une idée en tête?

Le sénateur Baker : Je ne peux comprendre pour l'amour du ciel pourquoi on n'a pas reconduit votre mandat. Vous deviez être ahuri.

M. Sullivan : J'étais étonné.

Le sénateur Baker : Vous étiez étonné, c'est le moins qu'on puisse dire. Passons.

M. Sullivan : Alors, sénateur, la réponse à ma question initiale est « non », j'imagine.

Le sénateur Baker : J'aurais tant aimé avoir su cela hier, lorsque le ministre était ici. Toutefois, le ministre a récemment salué votre travail fantastique.

M. Sullivan : Je connais le ministre Toews depuis très longtemps, et j'ai toujours très bien travaillé avec lui.

Le sénateur Baker : Quant à la question soulevée par le sénateur Boisvenu, je vais vous lire une phrase de l'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, qui a fait l'objet d'un appel rejeté par la Cour suprême du Canada. La citation est tirée du Carswell de la Nouvelle-Écosse de 2006, 9(1). La citation se trouve au paragraphe 8 et ne fait qu'une seule phrase.

Dans le cadre de l'appel, le conseil reconnaît que les dispositions de la LERDS prévoient l'imposition d'ordonnances à certains délinquants qui ont été condamnés avant l'entrée en vigueur de la Loi [...]

Ensuite, on ajoute que, selon la conclusion des tribunaux, les dispositions avaient été conçues pour être appliquées de façon rétroactive. On dit que l'effet rétroactif de ce petit passage de la loi initiale est la conséquence implicite des effets combinés de deux articles, à savoir l'article 490.012 et l'article 490.011 du Code criminel. Le tribunal ajoute qu'il serait difficile de concevoir un libellé plus complexe pour exprimer une intention rétroactive.

Le sénateur Boisvenu pose une question légitime, car, dans cette affaire, les tribunaux se sont penchés sur la nature rétroactive des dispositions initiales dans la mesure où elles s'appliquaient aux gens déclarés coupables avant l'entrée en vigueur d'un article de la loi. Certaines personnes parlent alors de rétroaction. Bien sûr, il y a rétroaction, puisque la déclaration de culpabilité a eu lieu avant.

La question du sénateur Boisvenu est simple. Cela ne constitue pas une violation de la loi, mais le projet de loi prévoit clairement que le procureur de la Couronne n'est plus tenu d'introduire une requête d'ordonnance. Cette disposition ne s'appliquera que de façon prospective.

Autrement dit, les dispositions ne pourront pas être appliquées de façon rétroactive comme le demande le sénateur Boisvenu. Avez-vous remarqué cela? Ce n'est pas expliqué dans le projet de loi, mais le document d'information du ministère indique qu'elles ne s'appliqueront que dans l'avenir, et non pas maintenant. Avez-vous eu l'occasion d'examiner ce libellé?

M. Sullivan : Malheureusement, non, et je ne peux donc pas me prononcer en connaissance de cause à ce chapitre, mais j'aurais tendance à retourner voir si cet article fait toujours partie de la loi, même si son application n'est pas automatique. Ce ne sont que des conjectures, mais peut-être qu'on a conservé cette disposition pour permettre aux procureurs de la Couronne d'introduire une ordonnance de façon rétroactive tout en prévoyant que, dorénavant, l'ordonnance est automatique.

Le sénateur Baker : Non, les représentants du ministère de la Justice ont expliqué que la disposition ne s'appliquera qu'aux personnes qui ont été déclarées coupables après l'entrée en vigueur de la loi. Ils l'ont clairement expliqué au comité. Le ministre a exprimé ses doutes à l'égard de l'opinion et de la philosophie du ministère à ce chapitre. Le sénateur Boisvenu a de nouveau soulevé cet excellent point — et le ministre approuve —, mais les représentants du ministère sont clairs : l'application du projet de loi est prospective.

Avez-vous d'autres commentaires sur la question?

M. Sullivan : Comme je l'ai dit au sénateur Boisvenu, je peux envisager un processus compatible avec le régime actuel — mais pas nécessairement avec celui à venir — selon lequel, dans certains cas où les délinquants présentent un risque élevé, la Couronne aurait des recours lui permettant de revenir en arrière pour déposer une requête. Je ne saurais imaginer une situation où cela serait automatique, mais j'encourage le gouvernement, le cas échéant, à rétablir ce processus pour des cas particuliers afin que la Couronne dispose d'un certain pouvoir discrétionnaire à ce chapitre.

Le sénateur Baker : Pour certains cas — c'est-à-dire les cas vraiment graves que nous exécrons —, le sénateur Boisvenu demande que le processus soit en place, et le ministre a laissé entendre qu'il l'appuierait s'il proposait un tel amendement du projet de loi.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question va aller un peu dans le même sens que celle des sénateurs Baker et Boisvenu. Tout d'abord, est-ce que vous êtes avocat?

[Traduction]

M. Sullivan : Non, je ne le suis pas.

[Français]

Le sénateur Carignan : Il y a une distinction à faire entre l'effet rétroactif, rétrospectif et prospectif. La cour d'appel du Québec en 2009 a fait la distinction entre les deux. Une loi n'est pas inconstitutionnelle ou rien dans la common law n'empêche l'effet rétrospectif d'une loi, les conséquences futures à une condamnation passée plutôt que changer les conséquences passées à une condamnation passée qui serait l'effet rétroactif.

Je ne suis pas sûr si la traduction est correcte, tout à l'heure, on traduisait rétrospectif par rétroactif dans un sens. Contrairement à votre position, on pourrait très bien soutenir la constitutionnalité d'une loi avec un effet rétrospectif. C'est d'ailleurs pourquoi la cour d'appel du Québec dans l'arrêt Thériault a validé les dispositions de la loi qui avait certains effets rétrospectifs dans le registre actuel.

Ma question précise est la suivante. Je crois comprendre que vous avez été consulté et avez donné votre opinion pour des amendements à la Loi du registre, de ce qu'il y a comme amendement. On avait demandé une présentation sur ce point en particulier.

Est-ce qu'il y a d'autres éléments que vous avez demandés pour améliorer le registre qui n'ont pas été retenus et si oui, quels sont-ils?

[Traduction]

M. Sullivan : Nous n'avons pas attendu qu'on nous consulte sur ces questions. Nous avons pris l'initiative d'informer le ministre des aspects qui, selon nous, laissaient place à l'amélioration. Le projet de loi tient compte de toutes ces préoccupations. Je ne crois pas que tous nos désirs sont devenus réalité en ce qui concerne l'aspect dont le sénateur Runciman et moi-même avons parlé — c'est-à-dire la nature des obligations du Service correctionnel, comparativement aux pouvoirs discrétionnaires. Il s'agit des principaux aspects que nous avons abordés. Je sais que les forces de l'ordre ont présenté des données probantes encore plus précises à cet égard, et ce sont les experts en la matière. Nous avons parlé en termes plus généraux, et toutes les questions que nous avons soulevées ont été prises en compte, dans une certaine mesure.

La présidente : Dans votre lettre au ministre Day, vous avez rapporté les propos du juge Hambly de la Cour supérieure de l'Ontario, et je cite un extrait de ce qui semble être une liste de critiques de la Cour :

Le public ne peut pas consulter le registre. La Loi interdit à la police de divulguer publiquement l'identité du délinquant [...]

Je conclus, à la lumière de ce que vous avez dit plus tôt, que vous ne croyez pas que la divulgation publique est une bonne idée. J'aimerais savoir si, lorsque vous avez utilisé cette citation, vous avanciez que la divulgation publique est une chose qui devrait figurer dans un projet de modification de la loi.

M. Sullivan : Non, nous ne sommes pas en faveur de la divulgation publique. Selon mon interprétation des commentaires du juge — et peut-être que le commentaire est hors contexte —, il soulignait les limites de la loi pour faire valoir que le fardeau qui incombait au délinquant n'était pas excessif. Les renseignements ne sont pas publics, ils sont seulement destinés aux forces de l'ordre. Je crois que c'est cela que disait le juge. Je ne suis pas en faveur de la divulgation publique du registre.

Le sénateur Carstairs : J'ai accumulé 26 ans d'expérience à titre de parlementaire aux échelons provincial et fédéral et j'ai toujours peur de gonfler les attentes. Vous avez précisé — je crois que c'était en partie en raison de mon commentaire à Mme Stoddart — que moins de 10 p. 100 des agressions sexuelles sont signalées. Nous créons, alors, un registre pour moins de 10 p. 100 : 90 p. 100 ne se retrouveront jamais sur le registre, car ils ne seront jamais déclarés coupables.

Quel genre de programmes serait nécessaire pour aller chercher les 90 p. 100 qui restent?

M. Sullivan : C'est une question intéressante, car j'y ai pensé beaucoup dernièrement, en me demandant pourquoi les victimes ne signalent pas les crimes. Je suis actif depuis un bon moment dans le mouvement pour la défense des victimes. Je crois que l'un des espoirs de ce mouvement — à tout le moins, l'un de mes espoirs — était d'améliorer le système, d'encourager les victimes à parler, de rendre le système des plus accueillants, afin qu'un plus grand nombre de victimes sortent de l'ombre, surtout les victimes de crimes violents.

À vrai dire, nous avons constaté que, entre 1999 et 2004, lorsque nous préparions nos enquêtes sur la victimisation — qui diffèrent énormément des rapports de police au sujet des crimes signalés, car il s'agit de victimes qui ont signalé des crimes à Statistique Canada —, que le taux de déclaration a diminué. En 2004, moins de gens ont signalé un crime à la police qu'en 1999. Le prochain sondage devrait être publié cet été. J'espère que cette tendance n'aura pas progressé.

Cela nous amène à nous tourner vers le passé et à nous demander pourquoi les victimes sont moins nombreuses à faire confiance à notre système ou à avoir foi en lui. Bien des victimes ne signalent pas le crime parce qu'il n'est pas assez grave ou pour d'autres raisons, mais, lorsqu'une grande proportion de crimes violents ne sont pas déclarés — comme le font une majorité écrasante de victimes d'agression sexuelle —, nous devons nous poser de sérieuses questions.

Quant aux agressions sexuelles, les chiffres n'ont pas bougé depuis plus de 10 ans. Nous ne réussissons pas plus à encourager les gens à se manifester, et je crois que, en grande partie, cela est imputable au fait que notre système n'a pas beaucoup changé.

Des lois en place régissent les déclarations de la victime et assurent la protection des victimes de viol. Il y a des lois au sujet de la protection des témoins pendant les procès. Le système n'a pas intégré les besoins et les préoccupations des victimes à ce processus. Une victime qui voudrait s'exprimer ferait encore face à des circonstances épouvantables.

Quant aux programmes relatifs aux délinquants, selon moi, une des façons de procéder consisterait à les identifier. Nous ne pouvons pas le faire à moins d'encourager les victimes à parler.

Pour ce qui est des délinquants, nous avons tous entendu des reportages ou lu des articles d'experts qui affirment qu'un petit pourcentage — de pédophiles, par exemple, qui n'ont jamais agressé sexuellement un enfant — prendra l'initiative avant de faire quelque chose et essaiera de maîtriser la situation.

Ces personnes doivent faire preuve d'un énorme courage pour faire ce pas. S'il existe des façons de les encourager à le faire — en disant : Venez sans crainte, avant de faire quelque chose à un enfant, dites-le et vous obtiendrez l'aide dont vous avez besoin — j'ignore comment on procéderait, mais je crois que personne n'a beaucoup songé à la façon de transmettre ce message aux gens.

Le sénateur Carstairs : Je suis de votre avis. La réalité, c'est que bien des victimes ne se manifestent pas parce qu'elles ont été agressées par des membres de leur famille immédiate et qu'elles ne veulent pas détruire toute la dynamique familiale.

L'autre problème, franchement, c'est qu'il n'y a pas assez de ressources. Le projet de loi est relativement simple. Nous pouvons l'adopter, et je serai en faveur. Nous adopterons le projet de loi, mais nous ne tiendrons pas compte du problème des 90 p. 100. Nous n'établirons pas le genre de programmes essentiels pour encourager les autres victimes à signaler les crimes et, par conséquent, pour réagir à un enjeu beaucoup plus large et à une victimisation beaucoup plus générale.

M. Sullivan : Je suis tout à fait de votre avis. Nous savons que les travaux de recherche menés il y a quelques années par la Commission du droit du Canada ont révélé que les coûts annuels de la violence faite aux enfants sont de l'ordre de 15 milliards de dollars, et nous savons que la plupart de ces enfants ne diront jamais rien à personne. Certains diront quelque chose, puis on ne les croira pas ou on ne les soutiendra pas.

Nous avons beaucoup de travail à faire à ce chapitre. Sans même parler du système judiciaire, nous devons travailler pour amener ces enfants à s'exprimer et à obtenir de l'aide. En réalité, ces personnes finissent souvent par s'automutiler, sombrer dans la drogue, avoir des problèmes à l'école, être peu productives, se méfier continuellement de tout le monde et être violentes envers elles-mêmes ou d'autres personnes dans une petite population.

Il y a encore énormément de travail à faire. On a récemment tenu un débat au sujet des taux de criminalité — le nombre de crimes signalés à la police comparativement au taux de victimisation — et les gens sont incrédules devant les chiffres. Nous devrions surtout nous demander pourquoi ces crimes ne sont pas signalés. Pourquoi n'en faisons-nous pas plus pour les enrayer? Pourquoi n'y a-t-il pas plus de gens qui demandent de l'aide? Je n'ai pas la réponse à ces questions. Cela se déroule souvent au sein de la famille. Selon des études que j'ai lues, pires sont les conséquences pour papa — si papa doit aller en prison pour 10 ans, par exemple —, moins il y a de chances que son fils ou sa fille le dénonce, car ils ne veulent pas voir papa aller en prison pour 10 ans. Il y a un certain nombre d'explications. Nous devons commencer à nous poser des questions plus poussées.

Pardonnez-moi l'envolée, madame la présidente.

Le sénateur Carstairs : Je m'apprête à m'envoler à vos côtés.

Le sénateur Watt : C'est avec le plus vif intérêt que j'ai écouté les idées soulevées par le sénateur Carstairs. Cela pourrait certainement avoir une incidence sur les gens qui souffrent en silence. Cela tient non seulement au fait qu'ils ont peur de déchirer la famille, notamment, mais aussi beaucoup, à mon avis, au fait qu'ils ne savent pas où se tourner pour obtenir les fonds qui leur permettront de défendre leurs propres intérêts.

C'est l'un des gros enjeux inhérents à notre système qui mérite probablement un examen approfondi. Sommes-nous ici en notre qualité de parlementaires pour aider et offrir un filet de sécurité à la population canadienne?

Le cas échéant — et je crois que c'est bel et bien ce que nous tentons de faire —, nous avons la responsabilité de songer sérieusement aux mesures qui peuvent être mises en place à ce chapitre, lorsque les gens n'ont aucune façon de s'aider eux-mêmes parce qu'ils n'ont pas les moyens financiers leur permettant de passer à l'action. J'aimerais me pencher sur cette question. Elle se rattache à la situation des Inuits et des habitants du Nord.

La présidente : Bien souvent, ce sont les plus vulnérables qui ont le moins de ressources.

Le sénateur Watt : On ne parle même pas des Inuits particulièrement; il s'agit des Premières nations à l'échelle du pays.

Le sénateur Wallace : Pour revenir aux idées du sénateur Carstairs concernant les programmes à l'intention des 90 p. 100 qui souffrent en silence, avez-vous connaissance d'un État qui intervient à cet égard d'une façon différente que le Canada?

M. Sullivan : Nous constatons que les chiffres ne sont pas très différents de ceux de nos homologues occidentaux. Le problème afflige la plupart des pays occidentaux. Les taux canadiens sont peut-être supérieurs ou inférieurs à certains, mais nous avons un problème énorme. Le problème — surtout au chapitre des agressions sexuelles — tient toujours en grande partie aux mythes se rattachant à des personnes; l'une des raisons, d'ailleurs, pour lesquelles on a passé une loi qui protège l'anonymat des victimes. Les victimes d'agression sexuelle sont presque automatiquement protégées par une ordonnance de non-publication.

Le sénateur Wallace : Je ne veux pas vous interrompre, mais ma question n'était peut-être pas assez claire. Je parlais des programmes. Existe-t-il des programmes qui traitent du problème qu'a soulevé le sénateur Carstairs? Le cas échéant, il serait intéressant pour nous de les étudier.

M. Sullivan : Je n'ai connaissance d'aucun projet qui encourage les gens à parler. Il y a des centres d'aide aux victimes d'agressions sexuelles, par exemple, mais bon nombre des experts sur place encouragent leurs clients à se taire, car le système peut être si revictimisant.

Le sénateur Carstairs : Les tribunaux de la famille institués au Manitoba ont encouragé des gens à se manifester.

Le sénateur Rivest : À l'échelon provincial, j'imagine qu'il y a les services sociaux.

Le sénateur Joyal : J'aimerais faire un commentaire sur cette question avant d'aller plus loin. Le sénateur Carstairs a mentionné que la plupart des cas n'étaient pas signalés, mais l'un des phénomènes auxquels le registre donne lieu — je ne parlerai pas d'idée fausse, mais un phénomène qui nous mène dans une autre direction —, c'est qu'une grande proportion des agressions sexuelles surviennent au sein de la famille ou dans le circuit restreint du voisinage. La plupart des agresseurs ne seront pas dénoncés à la police pour des raisons évidentes. J'ai lu que, selon les données de la police sur les signalements — ce qui comprend des victimes de tous les âges —, dans près du tiers des cas d'agression sexuelle signalés en 2007, l'accusé était un membre de la famille; dans 10 p. 100 des incidents, il s'agissait d'un membre de la famille élargie; dans 10 p. 100 des cas, il s'agissait des parents de la victime; et dans 7 p. 100 des cas, il s'agissait d'un autre membre de la famille immédiate.

Autrement dit, le projet de loi se rattache à un phénomène qui, à mon avis, n'est pas assez explicité — ses dispositions visent des étrangers qui se trouvent par hasard dans un voisinage donné et enlèvent un enfant, et cet incident fait la une. Au moment de l'incident, les médias accroissent la notoriété de l'incident en lui accordant beaucoup d'importance. En fait, les infractions sexuelles sont le plus souvent commises par des membres de la famille, des amis, des oncles et des membres de la parenté qui se trouvent à entretenir des rapports avec les enfants.

Je crois que, d'une certaine façon, le projet de loi néglige ce phénomène plus répandu. Il s'attache aux infractions sexuelles commises par un psychopathe, un récidiviste. Il est plus effrayant de penser à un récidiviste qu'à une personne qui est accusée d'une infraction sexuelle, incarcérée, puis réhabilitée. Il semble que 80 p. 100 des délinquants sexuels appartiennent à cette dernière catégorie, selon l'étude citée ou une question qui a été posée ce matin au sujet de l'étude de Philippe Bensimon, qui affirme que de 20 à 21 p. 100 des délinquants sont des récidivistes.

Nous nous concentrons sur la récidive, car nous estimons que c'est là que réside le danger, mais le plus grand danger, à mes yeux, se trouve ailleurs. Je ne dis pas que le projet de loi ne vaut rien en soi, mais il donne lieu à une distorsion de la réalité, qui nous amène à croire que nous sommes beaucoup plus en sécurité parce que nous connaissons tous les prédateurs. Le projet de loi ne nous permettra pas de connaître tous les prédateurs.

Les événements se rattachant à l'Église catholique romaine aujourd'hui à l'échelle mondiale sont un reflet de ce danger. Pourquoi ces victimes ont-elles gardé le silence pendant 20 ou 30 ans? Cela nous montre qu'il y a un aspect de gêne, de honte, de culpabilité ou de faute — appelez ça comme vous voudrez — qui a empêché ces gens de parler. Maintenant, ils ont l'impression de pouvoir s'exprimer, bien des années plus tard, la majorité d'entre eux ayant atteint l'âge adulte.

L'intervention nécessaire à ce chapitre — à mon avis — devra reposer sur plus d'un type de mesure. Les incidents les plus effrayants sont relatés dans les médias — ils font de bons films, notamment, et effraient les gens — mais, comme vous l'avez dit vous-même, l'impact réel est limité. Je ne dis pas que le projet de loi est inutile, mais son impact est limité, n'a pas été démontré et pourrait avoir l'effet contraire en poussant les gens à rester dans l'ombre. Cette distinction est un aspect important de la réalité que nous étudions.

La présidente : Je crois que nous devons passer aux questions.

Le sénateur Joyal : Mon commentaire se rapporte à l'affaire Dyck que vous avez citée dans votre lettre; selon mon interprétation du sommaire de l'arrêt de la Cour d'appel, l'affaire donnait lieu à un problème de compétence — essentiellement, la province de l'Ontario a-t-elle le droit de tenir un registre des délinquants sexuels? La décision de la Cour d'appel reposait sur cette question. On ne s'est pas penché sur la constitutionnalité d'un registre qui, dans certaines situations, était susceptible de pousser trop loin l'atteinte à la vie privée. À mon avis, même si cette décision nous en apprend beaucoup, les questions de constitutionnalité soulevées pour le projet de loi ne sont toujours pas résolues, selon moi, d'après ce que nous en disent les témoins ce matin.

M. Sullivan : Je suis d'accord. J'ignorais que la Cour suprême avait rejeté une demande à cet égard, mais, un jour ou l'autre, quelqu'un interjettera appel et fera valoir cet argument, puis la question sera tranchée. Je crois que les tribunaux ontariens nous ont donné un bon indice de la position que les tribunaux prendront sur ce dossier, et je crois qu'ils ont raison.

Pour ce qui est de votre idée plus générale, le registre est un outil qui vise à aider les forces de l'ordre à réagir en partie au problème. L'un des défis en politique — et vous en savez tous plus long à ce sujet que moi —, c'est que le débat et la présentation d'information au public sur cet enjeu complexe sont difficiles, surtout à l'ère des déclarations chocs. Le problème, c'est que tous les délinquants sexuels ne sont pas les mêmes. Certains présentent des risques élevés, d'autres présentent des risques faibles; certains le feront à répétition, et d'autres non. Le problème global tient au fait que nous ignorons l'identité de la plupart d'entre eux.

Cet outil peut être efficace et aider les forces de l'ordre, mais, tant et aussi longtemps que nous n'aurons pas créé un contexte où l'on encourage les victimes à se manifester, à obtenir l'aide dont elles ont besoin et aussi nous aider à identifier les agresseurs et, idéalement, leur donner l'aide dont ils ont besoin, nous négligeons une partie énorme du problème. Des jeunes filles et des jeunes garçons sont dans la rue et vendent leur corps pour se nourrir et se loger, car ils ont été agressés à la maison et sont partis. Nous n'avons toujours pas tenu un débat intelligent sur une grosse partie du problème.

La présidente : Monsieur Sullivan, vos renseignements nous ont été extrêmement utiles. Je suppose que c'est aujourd'hui votre dernier témoignage devant un comité parlementaire, ou, à tout le moins, l'un des derniers. Permettez- moi de saisir l'occasion de vous remercier de l'aide que vous avez apportée au comité et aussi de tout le travail que vous avez fait pour le pays.

M. Sullivan : Merci, madame la présidente.

La présidente : Nous vous souhaitons bonne chance dans vos projets futurs.

Chers collègues, notre prochaine réunion aura lieu le mercredi 21 avril à 16 h 15 ou à l'ajournement du Sénat. Nous entendrons des représentants de la GRC et d'autres services de police et peut-être d'autres témoins.

(La séance est levée.)


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