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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 17 - Témoignages du 2 décembre 2010


OTTAWA, le jeudi 2 décembre 2010

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour procéder à l'étude article par article du projet de loi C-464, Loi modifiant le Code criminel (motifs justifiant la détention sous garde), et pour examiner le projet de loi S-12, Loi no 3 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

(Le comité poursuit ses travaux en séance publique.)

La présidente : Chers collègues, comme vous le savez, le comité de direction a convenu de procéder à l'étude article par article du projet de loi C-464 à la présente séance.

[Français]

Est-il convenu de procéder à l'étude article par article du projet de loi C-464, Loi modifiant le Code criminel (motifs justifiant la détention sous garde)?

Des voix : D'accord.

[Traduction]

La présidente : L'étude du titre est-elle réservée?

Des voix : Oui.

[Français]

La présidente : L'article 1 est-il adopté?

Des voix : D'accord.

La présidente : Adopté.

[Traduction]

Le titre est-il adopté?

Des voix : Oui.

La présidente : Adopté.

[Français]

Le projet de loi est-il adopté?

Des voix : D'accord.

La présidente : Adopté.

[Traduction]

Oui. Adopté.

Souhaitez-vous joindre les observations au rapport?

Je n'y vois aucune utilité.

[Français]

Est-il convenu que je fasse rapport de ce projet de loi au Sénat?

Des voix : D'accord.

Le sénateur Angus : Vous voyez qu'on n'a pas retardé les procédures.

[Traduction]

La présidente : Adopté.

Ainsi, chers collègues, nous avons du temps avant la comparution de nos témoins relativement au projet de loi S-12.

Le sénateur Banks : Je tiens à exprimer ma gratitude au comité, à tous ses membres, et particulièrement au sénateur Carignan. Je suis très reconnaissant au sénateur Carignan, et je tiens à vous assurer que je travaillerai aussi fort que possible avec vous pour présenter sans tarder vos amendements au projet de loi, qui sont de bons amendements, si c'est ce que vous décidez de faire, et je l'espère. J'espère que lorsqu'il en sera saisi, le comité examinera ce projet de loi avec empressement afin que nous puissions appliquer vos excellents amendements au Code criminel à la première occasion.

Je vous suis très reconnaissant, monsieur.

Je vous remercie.

La présidente : Nos témoins pour le projet de loi S-12 doivent arriver à midi. Si vous voulez discuter d'autres travaux, nous pouvons le faire maintenant. Sinon, nous allons suspendre la séance jusqu'à midi.

Le sénateur Joyal : Je ne suis plus membre du comité de direction.

Avez-vous déterminé l'horaire jusqu'au 18 décembre? Il serait bon pour nous de savoir ce qui est prévu jusqu'à la pause de Noël.

La présidente : Pour l'instant, nous planifions entendre les témoins relativement au projet de loi S-12 les 8 et 9 décembre, la semaine prochaine, et procéder à l'étude article par article du projet de loi S-12 le 15 décembre, un mercredi. Il n'y a encore rien de prévu pour le jeudi 16 décembre. J'aimerais bien convaincre le sénateur Carignan d'étudier davantage le règlement à ce moment-là, à moins que le Sénat nous donne d'autres instructions. Mais pour l'instant, voilà ce qui est prévu.

Nous présumons, à tort ou à raison, que nous ne siégerons pas la semaine suivante.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, notre principale responsabilité sera de traiter du projet de loi S-12. Je vous remercie.

La présidente : Chers collègues, nous sommes actuellement réunis pour poursuivre l'étude du projet de loi S-12.

[Français]

Nous étudions la le projet de loi no 3 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law.

Notre témoin ce matin est à titre personnel, il faut le préciser, le professeur Sébastien Grammond, doyen et professeur agrégé à la Faculté de droit civil de l'Université d'Ottawa. Nous allons entendre votre déclaration liminaire.

[Traduction]

Sébastien Grammond, doyen et professeur agrégé, Faculté de droit civil, Université d'Ottawa : Merci beaucoup, honorables sénateurs, de m'avoir invité à cette séance. Je vais parler dans les deux langues officielles.

[Français]

D'abord, la première chose que je veux dire, avant parler du bijuridisme en soi, pourquoi c'est une bonne chose pour le Parlement d'adopter des mesures qui favorisent la coexistence des deux grandes traditions juridiques occidentales au Canada. Et j'aborderai ensuite plus précisément la justification du projet de loi devant vous aujourd'hui.

Le bijuridisme au Canada est une conséquence du fédéralisme. Dans un pays où le droit privé est une affaire qui relève principalement de la compétence des provinces, il faut s'attendre, justement, à ce que le droit privé soit différent de province en province. Et historiquement, au Canada, on sait qu'il y a une différence majeure : le Québec est une province où c'est le droit civil, de tradition française, on pourrait dire romano-germanique, qui gouverne les questions de droit privé alors que dans les autres provinces et territoires, il s'agit de la common law, d'inspiration anglo-saxonne.

Face à une situation comme celle-là, le Parlement est placé devant un dilemme : doit-il respecter le choix des différentes provinces d'appliquer un système juridique plutôt qu'un autre, ou doit-il plutôt tenter d'uniformiser le droit applicable dans les matières qui relèvent de sa compétence? Et si c'est le cas, lequel des deux systèmes juridiques en cause doit-il choisir?

Pour ma part, évidemment, j'approuve le choix qui a été fait depuis plusieurs années par le Parlement de respecter le système de droit privé de chaque province, le choix donc, au lieu de tenter d'imposer des normes qui seraient les mêmes à travers le Canada et qui, je pense qu'il faut le dire, seraient fort probablement celles de la common law, de respecter le choix du Québec d'avoir un système de droit civil et donc de traiter également le droit civil et la common law comme étant les deux systèmes juridiques principaux qui régissent le droit privé au Canada.

J'ajouterais que ce choix se défend non seulement sur le plan des principes, de l'égalité entre les systèmes juridiques et les communautés qui les sous-tendent, mais aussi sur le plan pratique.

Il faut bien comprendre que l'application du droit privé de la province comme droit supplétif, qui permet de combler les manques des lois fédérales ou de soutenir l'application des lois fédérales, c'est quelque chose qui rend plus facile l'accès au droit et à la justice, notamment au Québec. Au Québec, la plupart des avocats ou des juristes — des notaires, entre autres — sont formés exclusivement en droit civil. Ils ne connaissent pas les concepts de la common law, qui s'appliquent dans les autres provinces et territoires. C'est donc dire que, si le Parlement avait décidé que des règles de la common law seraient les règles supplétives qui complètent le droit fédéral à travers le Canada, même au Québec, il aurait rendu la tâche des avocats et des notaires québécois très complexe parce que, dans les domaines fédéraux, il les aurait forcés à appliquer des concepts de droit privé qu'ils ne connaissent pas.

Je crois que le choix du Parlement de reconnaître l'application du droit civil au Québec, à titre supplétif, c'est un choix qui est juste et pratique.

[Traduction]

Plus précisément, pourquoi un projet de loi comme le projet de loi S-12 est-il nécessaire pour mettre en œuvre une telle version du bijuridisme au Canada?

Est-ce à dire que les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation, laquelle a été adoptée en 2001 dans le contexte de la première loi d'harmonisation, ne suffisent pas? Ces articles disent simplement que, lorsque des concepts de droit privé sont nécessaires pour compléter ou mettre en œuvre des dispositions d'une loi fédérale, il faut renvoyer aux règles de droit privé en vigueur dans la province en question. Ainsi, au Québec, on appliquerait le droit civil. N'est-ce pas suffisant?

Dans la pratique, il s'agit d'un outil utile, mais il ne couvre pas toutes les situations qui peuvent survenir dans la pratique du droit. Il convient de noter que les articles 8.1 et 8.2 s'appliquent, sauf disposition contraire de la loi. Il a donc été rendu possible pour les tribunaux de dire, dans des cas précis, qu'il faut qu'il y ait davantage d'uniformité au Canada, ou il y a intention de faire percevoir la loi comme un code complet et d'exclure l'application du Code civil.

Ces arguments sont utilisés, je dirais de temps à autre, et il est très utile de procéder à une harmonisation en bonne et due forme, article par article, des lois fédérales justement pour empêcher ce genre de débat.

Laissez-moi vous donner un exemple. Dans un numéro récent du McGill Law Journal, il y a un article du professeur David Duff, un spécialiste de l'imposition. Il note que le concept de la propriété est quelque peu différent dans le droit civil et dans la common law. Certaines dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu qui accordent certaines déductions pour l'acquisition d'une propriété ont divers effets, par exemple, lorsqu'elles sont appliquées à une entreprise qui obtient de l'équipement au moyen de ce qu'on appelle un « crédit-bail », ou « leasing ». Vous n'êtes pas vraiment le propriétaire; vous louez à long terme, une photocopieuse, par exemple.

Au Québec, vous n'êtes pas le propriétaire tandis que, ailleurs au Canada, selon la loi, vous êtes le propriétaire. Ce phénomène a donné lieu à des traitements fiscaux différents, ce qui a même amené les avocats du ministère de la Justice à faire valoir que nous ne devrions pas tenir compte du droit civil parce qu'il donne lieu à des résultats différents lorsque la Loi de l'impôt sur le revenu est appliquée au Québec.

Si un exercice comme celui entrepris dans le projet de loi S-12 avait été appliqué à la Loi de l'impôt sur le revenu, des discussions et des débats de ce genre n'auraient pas eu lieu, et plusieurs causes n'auraient pas eu à être plaidées devant la Cour canadienne de l'impôt et la Cour d'appel fédérale.

Je n'ai pas eu le temps d'analyser le projet de loi S-12 en détail, mais je vois, dans certains cas, des exemples très utiles de cet exercice d'harmonisation. Par exemple, à l'article 13 proposé, on amende la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Examinons ensuite le paragraphe 13(1) proposé. On avait la définition de sûreté en anglais, qui renvoyait seulement au concept de common law, et la définition en français, qui renvoyait seulement aux concepts de droit civil.

Il s'agit d'une source de différends, parce qu'il est difficile de lire les deux versions de la loi ensemble. Voilà la raison d'être de l'amendement qui ajoutera la terminologie de droit civil à la version anglaise de la loi, et la terminologie de common law à la version française de la loi.

On a maintenant une disposition qui a du sens parce qu'elle renvoie aux deux systèmes juridiques, alors il n'y a aucune confusion possible à savoir quel système s'applique. Il est clair, ici, que le Parlement veut que le droit privé de la province s'applique à ce concept. On ne peut pas faire valoir que, en utilisant le mot « interest » (intérêt) ou « charge on property » (charge grevant un bien) dans la version anglaise, le Parlement avait l'intention de rendre la common law applicable au Québec.

Avec le projet de loi S-12, il est maintenant clair que ce n'est pas le cas. Il y a aussi d'autres exemples.

Citons notamment les modifications à la Loi sur l'expropriation à l'article 127 proposé. Je vais porter votre attention au paragraphe 127(5) proposé. Il est maintenant clair qu'au Québec, ce qui peut être exproprié est un droit réel immobilier, un concept du droit civil, tandis que dans le reste du Canada, ce qui peut être exproprié est un intérêt foncier.

Il n'y a aucune confusion possible désormais relativement aux intentions du gouvernement en ce qui a trait à la loi applicable sous-tendant la Loi sur l'expropriation lorsqu'elle est appliquée au Québec ou ailleurs au Canada.

Je ne veux pas entrer davantage dans les détails, mais voilà essentiellement les remarques que je tenais à faire pour soutenir de façon générale le projet de loi S-12 comme étant un exercice législatif utile.

[Français]

Merci beaucoup. Je suis disponible pour répondre à vos questions dans l'une ou l'autre des langues officielles.

[Traduction]

Le sénateur Wallace : Je n'ai pas de question pour l'instant. Je vous remercie de votre exposé.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je vous remercie, professeur Grammond, de votre présence ici pour nous expliquer un peu les fondements. C'est toujours important, je pense, de savoir d'où vient la base de ce qu'on fait comme travail ici, particulièrement au niveau de la loi d'harmonisation.

Quelque chose me tracasse. Compte tenu qu'on a deux régimes différents de droit civil, la loi fédérale peut techniquement s'appliquer différemment au Québec ou dans le reste du Canada ...

M. Grammond : Oui.

Le sénateur Carignan : ... et avoir des effets distincts. Est-il normal que ce soit ainsi? Est-ce bien que ce soit comme cela? J'aimerais que vous nous donniez des exemples. Cela crée deux catégories de personnes; en tout cas, il y a deux types d'impacts possibles.

M. Grammond : Je vous donne comme exemple une triste affaire. On parle d'une retraitée de la fonction publique, qui est victime d'un homicide involontaire de la part de son époux — ou c'est l'inverse, je ne me rappelle plus exactement. Le problème c'est que le conjoint survivant, qui était aussi l'agresseur, a voulu se prévaloir des dispositions des lois fédérales sur les pensions du personnel de la fonction publique pour réclamer la pension de conjoint survivant. Et la question s'est posée de savoir si cette personne peut se dire héritière de la personne décédée, ce qui lui aurait donné, au sens du droit fédéral, le droit d'obtenir un paiement du plan de pension.

En common law, la réponse aurait été que dans un tel cas, la personne aurait été indigne de succéder. En droit civil, l'indignité successorale n'est que pour le meurtre ou la tentative de meurtre. Or, ici, la personne a plaidé coupable à une accusation d'homicide involontaire. Donc, la Cour d'appel fédérale a dit, dans cette affaire — qui est une affaire qui a été un peu l'une des premières illustrations du bijuridisme de l'époque moderne si je peux dire —, devoir appliquer le droit civil puisque la loi fédérale ne définit pas les successions, et qu'elle doit manifestement être complétée par le droit civil privé de la province en question, donc le Québec, en l'occurrence. Et c'est le droit civil qui doit être appliqué même si cela donne lieu à un résultat qui est différent de ce qui serait survenu si l'affaire s'était produite en Ontario.

Vous me demandez si c'est injuste et si cela crée différentes catégories de citoyens? Ma réponse est que c'est un effet inhérent du fédéralisme. Dans la mesure où nous avons un pays où le droit civil relève de la compétence des provinces, nous acceptons, de façon générale, que les personnes seront traitées différemment selon leur province de résidence.

Je peux vous dire que, en général, le droit civil et la common law mènent à des résultats qui sont relativement semblables dans la plupart des cas. Comme je le dis à mes étudiants, un contrat est un contrat, qu'on soit en droit civil ou en common law. Mais parfois, il y a des petites différences et il faut les accepter, je crois, comme étant une conséquence nécessaire de l'autonomie de chaque province dans la définition de son droit privé.

Et pour revenir à mon exemple, si jamais on estime qu'il est injuste qu'une personne au Québec ne soit pas déclarée indigne à la suite d'un homicide involontaire plutôt que d'un meurtre, il appartient à l'Assemblée nationale de modifier le Code civil en conséquence et on aura alors respecté la répartition des pouvoirs prévue dans notre Constitution.

Pour cette raison, je dirais que ce n'est pas injuste et que cela ne crée pas des catégories de citoyens au-delà de ce qui est une conséquence nécessaire du fédéralisme.

Le sénateur Joyal : Bienvenue professeur Grammond. Je serais tenté de compléter votre explication à la question du sénateur Carignan par l'exemple d'autres statuts fédéraux, d'autres lois fédérales qui reconnaissent aux provinces la capacité d'adapter les objectifs fédéraux au contexte particulier d'une province. C'est le cas dans la Loi sur les jeunes contrevenants où le lieutenant-gouverneur en conseil peut décider de déterminer lui-même des critères à l'intérieur desquels les objectifs de la loi vont être appliqués.

Donc, c'est possible que même dans des lois fédérales, on reconnaisse aux provinces la capacité de déterminer pour elles-mêmes des variations dans l'application d'objectifs qui sont par ailleurs établis pour l'ensemble du pays.

Donc, cela n'existe pas seulement, à mon avis, dans l'objectif d'assurer une application comparable du droit, mais également une adaptation du droit aux conditions particulières des provinces lorsque le fédéral légifère dans des domaines déjà couverts sous l'article 92 de la Constitution.

Je pense que c'est un élément qui existe déjà dans le droit fédéral au-delà de ce que contient le projet de loi S-12, en vertu des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation. Cela existe déjà dans d'autres domaines.

Ma question est plutôt reliée à l'interprétation que les tribunaux ont donnée à l'article 8.1, que je cite :

[...] Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s'il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d'appliquer l'application d'un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s'y opposant [...]

Ma question est sur l'interprétation de cette exception, parce que c'est une exception, qu'il faut évidemment légiférer. Parce que dans la version anglaise, on dit :

[Traduction]

[...] sauf disposition contraire de la loi.

[Français]

Cela signifie donc que le Parlement doit l'avoir nommément exprimé. Est-ce que, à votre connaissance, c'est arrivé depuis l'adoption de cette disposition de la Loi d'interprétation, en 2001, que le Parlement a fait une exception à l'égalité des deux systèmes juridiques eu égard à l'interprétation à la propriété des droits civils?

M. Grammond : D'abord, je vais réagir à votre remarque qui n'était pas une question. Oui, je suis au courant de cette situation et j'ajouterais simplement que la Cour suprême a déjà reconnu que ce n'était pas une violation du droit à l'égalité qu'une loi fédérale s'applique différemment d'une province à l'autre, par exemple dans le cas que vous mentionnez, où la Loi sur les jeunes contrevenants s'appliquait différemment selon les dispositions prises par les procureurs généraux de chaque province.

Votre question a deux volets. D'abord, je n'ai pas fait une analyse exhaustive de la législation fédérale pour voir si on avait fait des exceptions à l'article 8.1. Par contre, je peux dire que de façon générale, le droit maritime au Canada est un exemple où le Parlement applique un ensemble de normes identiques à travers le pays, qui sont généralement considérées comme étant davantage inspirées par la common law même si on pourrait prétendre que le droit maritime constitue un troisième système. On a écarté l'application du Code civil au Québec en matière maritime et ce, même dans des cas qui impliquent des collisions entre bateaux de plaisance.

Le sénateur Joyal : Dans les eaux sous juridiction provinciale?

M. Grammond : Exactement. Ça peut vouloir dire que si deux particuliers ont un accident de bateau sur un lac, quelque part dans Lanaudière ou au Bas-Saint-Laurent, en théorie leurs avocats vont devoir se fonder sur des notions de common law et non pas de droit civil. C'est un cas qui peut sembler être une anomalie.

Pour ce qui est de l'interprétation de l'article 8.1 à savoir ce qu'est une « règle de droit s'y opposant », comme vous le soulignez ça peut être un article de loi adopté par le Parlement qui dirait, par exemple, que la même règle va s'appliquer à travers le pays.

D'ailleurs, dans son article, le professeur Duff disait que le Parlement devrait peut-être intervenir pour écarter la différence entre le droit civil et la common law et déterminer de façon uniforme comment on va traiter les contrats de crédit-bail au sens de la Loi sur l'impôt. C'est une invitation à légiférer d'une manière qui écarterait les deux systèmes de droit.

Par contre, la Cour suprême a, à l'occasion, adopté des raisonnements qui consistent à trouver cette règle de droit s'y opposant dans l'interprétation générale d'une loi. Par exemple, dans une affaire jugée en 2006, la faillite de Canada 3000, se posait la question de savoir si une loi fédérale portant sur les sûretés sur les avions devait être appliquée au Québec en tenant compte des dispositions du Code civil. Et la Cour suprême a refusé en disant que dans un tel cas la loi fédérale était un code complet. Selon l'interprétation qu'en a fait la Cour suprême, le législateur a voulu que l'on trouve la solution au problème à l'intérieur de la loi et non pas en référant aux dispositions prévues dans le droit privé d'une province en particulier.

Cela a pour résultat d'écarter l'application du Code civil et d'uniformiser, en quelque sorte, le droit applicable au Canada. Je n'ai pas fait d'étude exhaustive, mais je suppose que lorsque la Cour suprême va interpréter cette loi indépendamment du droit des provinces, elle va le faire principalement en utilisant des concepts de droit privé issus de la common law, ne serait-ce parce qu'une majorité des juges de la Cour suprême sont issus de la tradition de common law ou à cause d'autres facteurs institutionnels. Par exemple, si la loi est appliquée en Ontario, personne n'aura l'idée de se demander ce que dit le Code civil et on va appliquer la common law sans se poser de questions sur l'interaction entre les deux systèmes de droit. À mon avis, ce genre de raisonnement a pour effet de marginaliser le Code civil.

C'est la raison pour laquelle je trouve utiles les dispositions d'un projet de loi comme celui-ci, qui vont spécifiquement, article par article, dire qu'on doit appliquer le Code civil au Québec ou qu'on va utiliser des concepts de droit civil au Québec.

Le sénateur Joyal : Est-ce que la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa a été consultée pour la rédaction de ce projet de loi? Avez-vous fait partie du groupe d'institutions professionnelles consultées?

M. Grammond : Pas dans la rédaction de ce projet de loi, pas à ma connaissance. Il se peut toutefois que des professeurs de la section de common law y aient participé, mais je ne suis pas au courant. Évidemment, au fil des ans, l'Université d'Ottawa a appuyé et a participé à divers efforts qui visent à promouvoir le bijuridisme. Je sais que certains professeurs ont collaboré avec le ministère de la Justice à différentes étapes du projet d'harmonisation.

Quant à moi, je peux vous dire que la section de droit civil est fière d'offrir aux fonctionnaires du ministère de la Justice, qui sont des juristes de la common law, un programme de formation complémentaire en droit civil en anglais pour le rendre le droit civil accessible à tous ces gens, indépendamment de l'obstacle linguistique auquel se butent bien des gens.

À mon avis, cela contribue à la diffusion du droit civil à travers le Canada et peut-être aussi à une attitude plus ouverte envers les questions de bijuridisme.

Le sénateur Joyal : Selon vous, quel impact peut avoir la cohabitation, dans un même statut fédéral, des deux systèmes au niveau de l'enseignement du droit dans les facultés au Canada?

M. Grammond : Je crois que la cohabitation des termes des termes de common law et de droit civil va forcer les gens de l'extérieur du Québec à réaliser qu'il existe un autre système de droit que la common law au Canada, et va forcer les gens à réaliser qu'il faut se poser des questions quant à l'interaction entre le droit civil et la common law.

Comme le soulignait mon collègue de l'Université de Montréal, Jean-François Gaudreault-Desbiens, dans un ouvrage intitulé Les solitudes du bijuridisme, bien souvent, à l'extérieur du Québec on ne se pose même pas la question. On applique la common law sans même y réfléchir, et ce n'est finalement qu'au Québec qu'on doit se demander s'il s'agit d'un cas où on devrait appliquer le droit civil comme droit supplétif à la législation fédérale. Et puisqu'on ne se pose la question qu'au Québec, on doit alors faire face à une certaine incompréhension lorsqu'il est mention de ces questions à l'extérieur du Québec.

La présence de termes de droit civil dans la législation fédérale ou la présence de dispositions dont celle que j'ai citée plus tôt, qui dit explicitement que les concepts de droit civil doivent être appliqués au Québec et que les concepts de common law doivent être appliqués à l'extérieur du Québec, va rappeler à tout le monde à travers le Canada l'existence du bijuridisme et la nécessité de se poser les questions qui s'imposent lorsqu'on aborde des problèmes d'interaction entre le droit privé et la législation fédérale.

[Traduction]

Le sénateur Joyal : Puis-je continuer?

La présidente : Je vais inscrire votre nom pour le deuxième tour. Le sénateur Baker attend et il a une question à poser.

Le sénateur Baker : Je ne prendrai pas beaucoup de temps. J'ai remarqué, monsieur Grammond, que le mois dernier, la Cour suprême du Canada a rendu des décisions dans deux causes auxquelles vous avez directement participé. Dans les deux cas, la Cour suprême du Canada a noté que vos mémoires étaient excellents.

M. Grammond : Je vous remercie.

Le sénateur Baker : Je voulais le dire aux fins du compte rendu.

À la lumière de ce que vous avez dit relativement à l'interprétation de l'article 8.1 de la Loi d'interprétation, je tiens à vous lire une phrase de la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bouchard c. Canada, 2009, au paragraphe 17 :

Selon les articles 8.1 et 8.2 de la Loi sur l'interprétation, il est approprié de faire référence au droit civil lorsqu'il est « nécessaire » de le faire et lorsqu'il n'existe aucune « règle de droit s'y opposant » [...]

Puis on dit, « voir à cet égard St-Hilaire c. Canada... ».

Ainsi, l'appelant ou le demandeur, selon le cas, aurait le fardeau de démontrer qu'il est nécessaire d'incorporer les notions de droit civil auxquelles se fie l'appelant, et qu'il n'y a pas de disposition indiquant le contraire dans la loi fédérale. Ai-je raison?

M. Grammond : Habituellement, on parle de fardeau pour ce qui est de la preuve, et non pas pour ce qui est de la loi comme telle. Il n'y a pas vraiment de présomption ou de fardeau dont il faut s'acquitter avant d'appliquer le Code civil. Il va sans dire que toutes les fois qu'une loi fédérale renvoie à un concept de droit privé, comme un contrat ou un représentant, il faut se reporter au droit privé pour en connaître la signification. On renverrait ensuite au droit privé de la province en question.

Je crois que le problème, c'est que les avocats, surtout les avocats du gouvernement fédéral, mais aussi ceux d'autres parties, ont tendance à s'en remettre à l'argument de l'égalité en disant qu'il est insensé d'avoir une loi fédérale qui ne s'applique pas de la même façon partout au Canada. C'est souvent perçu comme une raison pour soutenir qu'il y a une règle de droit contraire. Une règle de droit n'est pas nécessairement un texte législatif; il peut aussi s'agir d'une règle de droit jurisprudentielle, de common law.

Par exemple, dans l'affaire Canada 3000, en 2006, la Cour suprême du Canada a dit qu'il était question en l'espèce d'avions et qu'il était sensé d'appliquer la même loi partout au Canada — ainsi, nous allons décider qu'il y a une règle contraire et que nous n'allons pas renvoyer au Code civil. Je crois que l'idée de la nécessité à l'article 8.1 renvoie à l'idée selon laquelle une loi fédérale a recours à des concepts de loi privée sans les définir; ainsi, il est nécessaire de consulter le droit privé de la province concernée pour trouver cette définition. Voilà la nécessité.

Le sénateur Baker : Pour les cas récents portant par exemple sur la bigamie, un sujet d'actualité, relativement à l'article 290 du Code criminel, il est nécessaire de consulter le droit provincial pour déterminer les paramètres ou la définition du mariage. Je vais vous demander de vous prononcer sur un commentaire précis qui a été formulé le mois dernier à la Cour du Québec dans l'affaire Kairouz, 2010 CarswellQue 5497. C'est au paragraphe 73, qui se lit comme suit :

Or, on aurait pu croire que la réforme du Code civil du Québec, amorcée en 1991 et entrée en vigueur en 1994, ou du moins l'adoption par le Parlement canadien en 2001 de la Loi d'harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, fournirait l'occasion de clarifier l'enjeu de la sanction applicable aux mariages bigames. Mais tel ne fut pas le cas. Au contraire, le débat a depuis pris une autre orientation. Étonnamment, les auteurs ont dit qu'étant donné que la Loi d'harmonisation interdit le mariage bigame, mais qu'elle ne prévoit pas la façon dont doit être sanctionné le mariage conclu en contravention de cette prohibition, la question est de savoir si l'ancienne théorie de l'inexistence devrait être recyclée [...]

Il s'agit d'un processus continu d'interprétation et d'application, n'est-ce pas?

M. Grammond : Oui.

Le sénateur Baker : Le processus est de plus en plus difficile parfois, lorsque vous avez des cas complexes où vous appliquez une loi fédérale, mais où vous devez appliquer une loi provinciale pour trouver une solution.

M. Grammond : Vous avez raison. Je n'ai pas lu la décision, mais compte tenu du numéro de paragraphe que vous avez cité, je présume qu'elle est longue.

Le sénateur Baker : Oui, en effet. Tout comme les décisions auxquelles vous êtes normalement associé.

M. Grammond : Toutefois, l'affaire Christensen ne comptait que trois paragraphes.

Le sénateur Baker : Oui, vous avez raison; une page.

M. Grammond : Toutefois, cette cause en particulier est complexe pour une raison particulière : le mariage et le droit de la famille sont habituellement perçus comme faisant partie du droit privé et, ainsi, comme relevant de la compétence provinciale. Toutefois, l'article 91.26 de la Loi constitutionnelle façonne une très petite partie de la définition même du mariage, ce qui mène à des situations quelque peu bizarres lorsqu'on a le Code civil du Québec qui régit le mariage, qui porte sur les conséquences du mariage, mais qui ne le définit pas. Cela se trouve aux articles 5 à 7 de la première loi d'harmonisation.

Peut-être que, comme le juge dans cette affaire l'a signalé, nous n'avons pas pensé à toutes les conséquences liées à l'adoption d'une règle en particulier, une règle simple dans cette loi fédérale, ni à toutes les conséquences en ce qui a trait au reste du Code civil, et en particulier, à la bigamie, s'il s'agit du cas auquel je pense. S'agit-il d'une décision rendue ici à Gatineau?

Le sénateur Baker : Oui.

M. Grammond : J'ai entendu parler de cette cause, et elle est très complexe.

Le sénateur Baker : Oui, elle est complexe.

M. Grammond : C'est bizarre parfois. C'est toujours difficile.

Je comprends la perspective des parlementaires qui adoptent des lois et qui tentent de prévoir les conséquences des lois qu'ils adoptent selon les diverses situations qui peuvent survenir. Toutefois, nous voyons qu'il est impossible de tout prévoir. Quelqu'un devra toujours exercer une certaine discrétion ou porter un certain jugement dans l'application et l'interprétation de la loi. Il s'agissait probablement d'une cause difficile où tout a dû être examiné sous tous les angles.

[Français]

Le sénateur Chaput : J'apprécie beaucoup ce que vous nous avez dit jusqu'à présent, professeur. Merci beaucoup, c'est très intéressant et fascinant pour moi qui ne suis pas avocate.

M. Grammond : Je vous en prie.

Le sénateur Chaput : Le Canada est fondé sur la coexistence des Français et des Anglais et le processus d'harmonisation permet justement la coexistence de ces deux systèmes, le droit civil en français du Québec et la common law qui est le système anglais. Cela permet le respect de ces deux systèmes et cela traite également les deux systèmes principaux. Ça ne doit pas être très facile de pouvoir composer avec un système écrit en anglais et l'autre qui a été écrit en français.

J'aimerais savoir, professeur, quel effet cette harmonisation peut avoir ou a eu sur l'évolution de la terminologie. La common law, je présume, à un moment donné, doit être traduite en français et le droit civil doit être traduit ou réécrit en anglais. Alors quel est l'effet de cette harmonisation sur la terminologie?

M. Grammond : Vous soulevez un excellent point. Tout cet exercice d'harmonisation a été une occasion d'intensifier les efforts qu'on a faits pour permettre à la common law de vivre en français, car, effectivement, il y a un million de francophones à l'extérieur du Québec, qui vivent dans des provinces de common law, et donc un bon nombre de juristes francophones pratiquent la common law. Et, vous avez raison de le souligner, pour ces gens, la terminologie est un défi particulier parce que le système de common law a été conçue en anglais.

Pour ce qui est du droit civil, c'est peut-être un peu moins univoque, c'est-à-dire que le droit civil est un système qui tire son origine du latin, et qui, ensuite, a vécu dans bon nombre de langues, que ce soit l'allemand, le français, l'espagnol ou même des langues d'autres continents. Mais, pour ce qui est du Québec, on a tendance à faire l'équation entre droit civil et langue française, et cette équation ne tient pas compte du fait que, au Québec, il y a un bon nombre de juristes anglophones qui pratiquent le droit civil en anglais.

Donc l'exercice d'harmonisation a été l'occasion de se poser des questions sur comment on doit lire le droit civil en anglais, comment on doit traduire des concepts qui ont des termes français bien connus mais où la terminologie anglaise est parfois déficiente ou, parfois, on n'y a pas assez réfléchi. D'ailleurs, à l'Université d'Ottawa, on s'est donné un peu la mission de favoriser la diffusion du droit civil en anglais; et nous avons un programme d'enseignement en anglais. Aussi nous tentons d'écrire des ouvrages sur le droit civil en anglais.

Le sénateur Chaput : Dernière question : à votre avis, jusqu'à présent, ce fut positif comme démarche?

M. Grammond : Certainement.

Le sénateur Chaput : Pour approcher ou donner une meilleure compréhension à chacune des deux parties de la terminologie et de la définition du système?

M. Grammond : Certainement. Il y a encore du chemin à faire, mais on doit saluer les efforts faits pour dire explicitement ce qui, malgré plus de 125 ans de vie en commun, n'avait jamais encore été dit, à savoir qu'il y a deux systèmes de droit privé et qu'on doit utiliser celui de la province pertinente pour soutenir l'application des lois fédérales.

Le sénateur Chaput : Merci.

[Traduction]

La présidente : J'ai une question supplémentaire qui donne suite à la question du sénateur Chaput.

Si j'ai bien compris, par le passé, la plupart du temps lorsqu'une loi fédérale était rédigée, la version anglaise avait tendance à se servir des termes de common law, et la version française avait tendance à utiliser les termes du Code civil, dont les significations pouvaient ou non correspondre. Voilà pourquoi nous étudions cette question.

Qu'arrive-t-il dans le cas des journalistes francophones à l'extérieur du Québec? Si j'étais avocate francophone, ce que je ne suis pas, vous le savez, qui plaide devant un juge francophone — je plaide donc en français — en Ontario, qui est une province de la common law, qu'est-ce qui arriverait? Il y aurait sûrement des difficultés.

M. Grammond : Permettez-moi de vous renvoyer à l'article 13(1) proposé dans le projet de loi S-12, qui porte sur la définition de « sûreté » ou « security interest » en anglais. Selon la loi actuelle, la définition de « sûreté » est « un droit grevant les biens d'une société ». Il s'agit de terminologie du droit civil. Le fait d'utiliser le droit civil en français et la common law en anglais a pour effet de priver les avocats francophones à l'extérieur du Québec de l'accès à une version française de leur propre système juridique. C'est une chose. Le projet de loi S-12 propose « droit, intérêt ou charge », soit des termes de common law.

Il y a eu un autre effet pervers. Hypothétiquement, si la Cour suprême était saisie d'un article qui utilise la terminologie de la common law en anglais et la terminologie du droit civil en français, les juges pourraient très bien être tentés de dire que le Parlement avait l'intention de renvoyer au concept de common law, mais qu'il a adopté une mauvaise traduction en français, donnant ainsi la priorité à la version anglaise puisqu'on présume que c'est celle qui représente le mieux l'intention du Parlement. On appliquerait ainsi partout au Canada une interprétation qui ne tiendrait pas compte du Code civil. L'ancienne approche dont vous avez parlé comptait de nombreux effets préjudiciables.

La présidente : Êtes-vous au courant de cas où cette pratique a donné lieu à des problèmes? Des avocats ont-ils réussi à s'en sortir en utilisant probablement des termes anglais au milieu d'un plaidoyer en français?

M. Grammond : J'ai donné certains exemples durant mon exposé. Dans le cas de l'affaire Canada 3000, la Cour suprême a dit qu'il était sensé de procéder ainsi dans l'esprit de la common law, et qu'elle n'apporterait pas d'ajustements à la tradition juridique de chaque province. La Cour suprême a procédé ainsi pour des raisons de convenance qui ne sont peut-être pas bonnes; je ne le sais pas. Au bout du compte, le tribunal a pris une décision, et non pas le Parlement.

Le sénateur Joyal : J'ai deux questions concernant les réponses données par le témoin.

[Français]

Retournons à l'exemple que vous avez donné, celui de l'article 13, où vous soutenez très justement qu'un droit grevant les biens d'une société, au niveau de la définition d'une sûreté est un concept de droit civil.

M. Grammond : Oui.

Le sénateur Joyal : Si vous prenez la page 61 du projet de loi, le sous-paragraphe 10 est au milieu de la page et cela réfère à l'article 26 du projet de loi, qui porte des amendements à la Loi canadienne sur les sociétés par actions.

M. Grammond : En fait, si vous me permettez de corriger cela, je crois que c'est plutôt une modification à la Loi sur l'expropriation.

Le sénateur Joyal : Vous avez tout à fait raison; c'est l'article 142, ce sont des modifications à la Loi sur l'expropriation, excusez-moi. Si vous prenez le paragraphe 10 — et madame la présidente l'a soulevé hier — dans la version anglaise on dit :

[Traduction]

26(10) Lorsqu'un droit exproprié était, immédiatement avant l'enregistrement d'un avis de confirmation, assujetti à un droit réel immobilier qui n'était détenu par son titulaire qu'à titre de garantie, appelé au présent paragraphe une « sûreté », [...]

Au Québec, une sûreté est une « sûreté réelle ».

[Français]

Donc on fait référence spécifiquement au droit civil au Québec.

Quand on lit la version française du texte, on ne fait pas référence au fait que la définition de « security interest » correspond, au Québec, à « real security ». Je cite l'article en question :

Lorsqu'un droit ou intérêt exproprié était, immédiatement avant l'enregistrement d'un avis de confirmation, assujetti à un droit réel immobilier ou intérêt foncier, qui n'était détenu par son titulaire ou détenteur qu'à titre de garantie, appelé au présent paragraphe une « sûreté » :

Est-ce qu'on ne crée pas un élément d'exception sur le concept de droit civil lorsqu'on identifie nommément le concept comme étant en vigueur au Québec, alors que dans d'autres lois, dont celle dont je vous parle, à l'article 13, qui réfère à la Loi sur les sociétés par action, le concept est définitivement un concept de droit civil en vigueur au Québec, mais on ne précise pas qu'il s'agit d'un concept de droit civil au Québec? Ne concluez-vous pas que, par le fait qu'on territorialise le concept, alors qu'ailleurs les mêmes concepts ne le sont pas, on introduit dans le processus d'harmonisation, je ne dirais pas un phénomène de distorsion, mais une certaine forme d'ambiguïté interprétative?

M. Grammond : Ou une hiérarchisation? Est-ce que c'est ce que je comprends?

Le sénateur Joyal : Oui, entre autres.

M. Grammond : Il n'y a pas moyen de se sortir du fait historique que c'est seulement au Québec que le droit civil s'applique. Donc, on n'a pas le choix, quand on veut mettre les choses au clair dans la loi fédérale, de dire, dans les cas qui l'exigent, qu'au Québec, ça se passe comme ceci et ailleurs au Canada, ça se passe comme cela. J'avais donné un autre exemple dans ma présentation, qui était à l'article 127 du projet de loi S-12, au paragraphe 5.

Le sénateur Joyal : À la page 44?

M. Grammond : Exactement. On dit qu'un intérêt foncier, c'est au Canada, donc ailleurs qu'au Québec, et qu'un droit immobilier ...

Le sénateur Joyal : C'est au Québec.

M. Grammond : Oui, c'est territorialisé, mais ça l'est parce que c'est seulement au Québec qu'on retrouve un système de droit civil. Quand on veut vraiment diriger le lecteur vers le système juridique approprié, une des techniques que l'on utilise est de faire ce genre de rédaction en sous-paragraphes, où on dit qu'au Québec, c'est tel concept, et ailleurs au Canada, c'est tel autre concept.

Je sais qu'on a fait cela également dans la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, où on dit, par exemple, que l'État fédéral est responsable au Québec pour les délits — je le dis de mémoire — et ailleurs au Canada pour un délit civil ou un « tort » dans la version anglaise.

Je comprends que cela a pour effet de singulariser le Québec dans la rédaction des lois fédérales, mais en même temps, c'est une reconnaissance de la singularité du Québec dans le paysage juridique canadien. Le Québec est la seule province ou territoire à avoir un système fondé sur la tradition civiliste.

Je comprends votre préoccupation, mais je pense qu'il est nécessaire de spécifier, dans certains cas, que telle règle s'applique au Québec et telle règle ailleurs.

Il y a d'autres cas, comme vous l'avez mentionné, l'exemple de l'article 13 (1), où les termes de droit civil et de common law sont juxtaposés, sans qu'on indique quels termes sont de droit civil et quels termes sont de common law. Je ne peux pas commenter sur les choix précis de rédaction qui ont été faits pour chaque article, mais je pense que dans un cas comme celui-là, il est évident, en tout cas pour un lecteur civiliste comme moi, que les mots « intérêt ou charge » ne sont pas des mots de droit civil et on ne sera donc pas tenté de les appliquer au Québec. Dans certains cas, j'imagine que les gens, qui ont rédigé le projet de loi, estimaient qu'il était nécessaire de spécifier exactement quel concept était un concept de droit civil et lequel était un concept de common law.

Le sénateur Joyal : Ma question suivante découle de la constatation que vous faites. Quel est, à plus long terme, l'impact que peut avoir la cohabitation des deux régimes dans une même loi ou dans un même système fédéral? En d'autres mots, quel est l'effet de leur cohabitation dans une même loi sur l'évolution des deux systèmes de common law et de droit civil? On le dit toujours, le Code civil au Québec est de tradition française, sauf que le Code civil, ce n'est pas seulement la tradition française au Québec, c'est aussi un droit qui est un amalgame de différentes sources d'inspiration française, mais aussi de common law.

M. Grammond : Oui.

Le sénateur Joyal : Et aussi de droit romain et de coutumes et de traditions qui ont été revues, en 1994, et qui sont très peu semblables au modèle d'origine dont on a pensé que le code était tout simplement le reflet, à savoir le Code Napoléon ou le Code civil des Français.

Si ce système a évolué, à mon avis, en s'abreuvant d'autant de sources, quel effet peut avoir sur chacun des deux systèmes le fait de cohabiter l'un par rapport à l'autre?

M. Grammond : Vous avez raison. C'est d'ailleurs pour ça qu'on considère le système québécois comme étant un système mixte et non pas un système de droit civil qu'on pourrait appeler « pur ». Il est difficile de prédire l'avenir à long terme, mais j'ose espérer qu'en reconnaissant l'application légitime du droit civil comme droit supplétif aux lois fédérales au Québec, les efforts d'harmonisation vont permettre une meilleure reconnaissance de la tradition civiliste à l'échelon fédéral comme étant une composante de la diversité canadienne sur le plan juridique. Sans cela, on pourrait être tenté de penser que le système des lois fédérales est un système de common law, ce qu'il n'est pas. Il devrait être un système qui reflète les deux traditions juridiques principales du pays, donc le droit civil et la common law, de façon égale. Je pense qu'en le faisant, il permet une meilleure reconnaissance du droit civil à l'extérieur du Québec, de même qu'au Québec, dans les domaines de juridiction fédérale.

Le sénateur Joyal : Vous ne croyez pas à ce que j'appelle « les emprunts » ou « les phénomènes osmotiques » qui peuvent se faire en pratique à la longue?

M. Grammond : Certainement. D'abord, je ne vois pas les emprunts comme étant quelque chose de fondamentalement négatif pourvu que la décision de faire un emprunt soit prise par les juristes québécois, au moyen de leurs institutions représentatives. Cependant, je pense qu'une initiative comme celle-ci va permettre de comprendre davantage qu'on est en train de faire un emprunt, si c'est le cas, et de comprendre davantage les logiques d'osmose dont vous parlez et qui existent certainement, mais qui, si elles étaient incontrôlées, pourraient nuire à l'autonomie du droit civil québécois. Je ne pense pas que ce soit une menace, mais plutôt une occasion de comprendre le phénomène qui existe et de mieux le contrôler.

Le sénateur Joyal : Le phénomène existe aussi dans l'autre sens, c'est-à-dire qu'il y a des emprunts de la common law également à la tradition civiliste.

M. Grammond : Il y en a un petit peu, oui.

Le sénateur Joyal : Dans le droit commercial, évidemment, les éléments essentiels du droit sont de tradition de common law, mais il y a eu quand même des adaptations qui ont été faites, compte tenu de la réalité particulière dans laquelle le droit commercial s'est développé.

M. Grammond : Oui, vous avez raison.

Le sénateur Carignan : Ma question fait suite à la question du sénateur Joyal sur la référence au Québec. Lorsqu'on regarde rapidement, il n'y a pas seulement à cet endroit qu'on fait référence au Québec. Plusieurs articles font spécifiquement référence au Québec. Lorsque je regarde un terme, si je suis de tradition civiliste, normalement, quand je vais le lire, il va m'attirer parce que c'est le terme que je connais parmi l'énumération des termes.

Donc, une question en deux volets : je n'ai pas vu les autres lois d'harmonisation, mais est-ce nouveau dans le projet de loi no 3 de faire référence spécifiquement au Québec dans certaines définitions ou éléments d'articles? N'y a-t-il pas là un danger de faire référence au Québec, pas dans le sens dans lequel vous l'avez dit, mais dans le sens de si on n'a pas précisé « au Québec » dans certaines définitions, cela signifie-t-il que c'est autre chose?

M. Grammond : Je dirais, d'abord, que la référence spécifique « au Québec » ce n'est pas nouveau. Je donnais l'exemple de la Loi sur la responsabilité de l'État qui a été harmonisée; je ne me rappelle plus si c'est en 2001 ou après. Cela fait déjà un certain temps et on a cette séparation de « au Québec » « ailleurs au Canada. »

Est-ce qu'on peut faire un argument a contrario en disant que là où on ne l'a pas précisé, il faut présumer qu'on n'a pas voulu de règle différente? Mais, non, à cause de l'article 8.2 de la Loi d'interprétation, qui dit que le texte qui emploi à la fois des termes propres au droit civil du Québec et des termes propres à la common law va être employé en utilisant les termes pertinents selon le cas. Donc, je crois que lorsqu'on a un texte comme « droit » « intérêt » ou « charge », cela va couler de source qu'au Québec, c'est « droit », et ailleurs, c'est « intérêt » ou « charge ». Les juristes ont généralement toutes sortes d'outils pour comprendre quelle a été l'intention du Parlement. Je crois que dans un cas comme celui-ci, il ne devrait pas y avoir de problème majeur.

En tout cas, c'est mieux de le préciser que de laisser la chose ouverte; ce qui donne lieu au genre de saga judiciaire que décrivait le professeur Duff dans son article.

Le sénateur Carignan : On va espérer qu'ils vont utiliser les travaux du Sénat et votre témoignage.

M. Grammond : Je ne prétends pas connaître le fonds de votre intention, mais je vous remercie.

[Traduction]

Le sénateur Baker : Qu'arrive-t-il lorsque les tribunaux appliquent les règles d'interprétation des lois, et que l'une est contraire à l'intention des articles 8.1 et 8.2?

M. Grammond : En somme, les articles 8.1 et 8.2 s'ajoutent aux règles traditionnelles d'interprétation. De la même façon que nous avons dû élaborer des règles précises pour les lois bilingues, nous devons maintenant élaborer des règles spéciales pour les lois bijuridiques. On enrichit simplement l'interprétation des lois.

Le sénateur Baker : On la rend plus complexe.

M. Grammond : Si on peut dire.

La présidente : Monsieur Grammond, merci beaucoup. Nous avons été ravis d'accueillir un expert dans le domaine.

Chers collègues, notre comité se réunira mercredi prochain dans cette salle à 16 h 15. Avant de partir, chers collègues, sachez qu'il s'agit de la dernière journée de Jennifer Bird avant son congé de maternité. Nous lui souhaitons nos meilleurs vœux.

(La séance est levée.)


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