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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 19 - Témoignages du 2 février 2011


OTTAWA, le mercredi 2 février 2011

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 16 h 20, pour étudier les dispositions et l'application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Bienvenue. J'espère que tout le monde a passé quelques bonnes semaines de relâche. Nous reprenons nos travaux aujourd'hui; nous commençons en faisant une étude sur les dispositions et l'application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30.

[Traduction]

Le projet de loi a été adopté en 1997, et l'un de ses articles prévoit un examen parlementaire de son fonctionnement. Le Parlement dans son ensemble est un peu en retard, mais mieux vaut tard que jamais.

Nous sommes ravis d'accueillir comme premier témoin dans le cadre de cette étude Me Catherine Kane, que les membres du comité connaissent bien. Me Kane est directrice générale et avocate générale principale à la Section de la politique en matière de droit pénal, au ministère de la Justice Canada. Nous accueillons également Me Susan McDonald, chercheuse principale à la Division de la recherche et de la statistique. Nous sommes heureux de vous voir ici aujourd'hui.

Chers collègues, comme certains d'entre vous le savent, Justice Canada nous a fait parvenir de nombreux documents au sujet du projet de loi et aux fins de notre étude. Nous sommes heureux d'avoir cette information, mais malheureusement elle n'est arrivée que vers 14 h 30, alors nous sommes en train de faire des photocopies. C'est la raison pour laquelle vous ne l'avez pas déjà devant vous alors que nous entamons nos délibérations. Nous vous distribuerons les documents aussi rapidement que possible. Je vous prie de nous pardonner ce contretemps.

Nous rappelons à Justice Canada que nous aimons beaucoup recevoir de la documentation, mais que nous serions encore plus heureux si elle nous parvenait plus tôt.

Maître Kane, je crois que vous avez une déclaration préliminaire à nous présenter.

[Français]

Catherine Kane, directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Madame la présidente, je suis heureuse d'être ici dans le cadre de l'examen par le comité des modifications apportées au Code criminel en 1997, visant la communication de dossiers dans le cas d'infractions d'ordre sexuel. J'ai participé activement à l'élaboration de ce projet de loi et d'autres projets de loi concernant les infractions d'ordre sexuel au cours des 25 dernières années, lesquels portaient sur le rôle des victimes d'infractions d'ordre sexuel et des victimes d'autres crimes dans le système de justice pénale tout en respectant les droits des accusés.

[Traduction]

Comme c'est le cas pour de nombreuses réformes du droit, il faut un certain temps pour observer les tendances relatives à l'incidence de la loi et pour recueillir de la jurisprudence. En ce qui a trait à ces modifications qui ont eu pour effet de codifier un régime ou un processus pour la communication des dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel, des contestations constitutionnelles ont été soulevées presque immédiatement après l'entrée en vigueur des dispositions, en mai 1997.

L'une de ces premières contestations est l'affaire R. c. Mills. L'avis de contestation constitutionnelle a été déposé devant le tribunal de première instance le 14 mai 1997, deux jours après l'entrée en vigueur de la loi. En 1999, la Cour suprême du Canada a finalement confirmé la constitutionnalité des dispositions contestées dans le pourvoi formé contre la décision rendue dans l'affaire Mills. Toutefois, avant que la Cour suprême ne rende sa décision dans cette affaire, plusieurs contestations avaient été soulevées et une certaine incertitude entourait la loi. Ce problème a été réglé par l'arrêt Mills, et les tribunaux se sont par la suite fondés sur cet arrêt pour appliquer le régime régissant la communication des dossiers.

Je me propose de vous fournir un bref aperçu de la loi que votre comité est en train d'examiner ainsi que des renseignements supplémentaires sur le contexte ou l'évolution de nos lois relatives aux infractions sexuelles, et en particulier de ces réformes. De plus, je décrirai brièvement la façon dont la Cour suprême du Canada a interprété ces dispositions du Code criminel et je mentionnerai ensuite la jurisprudence qui a suivi l'arrêt Mills.

Ma collègue exposera les recherches menées par le ministère de la Justice Canada et les conclusions qui en découlent. Nous répondrons toutes deux avec plaisir aux questions que vous pourriez nous poser. Comme vous allez entendre d'autres témoins au cours de votre examen, nous serions toutes deux disposées à revenir à la fin de vos travaux pour répondre à des questions qui auraient pu se présenter entre temps, si cela peut vous aider.

J'espère que mon exposé n'est pas trop long. C'est un travail de rétrospective pour moi, car j'ai participé à l'élaboration de ces dispositions et j'aurai sans doute beaucoup à dire. J'essayerai de respecter le temps qui m'est imparti.

La présidente : Nous devrons peut-être vous réinviter.

Mme Kane : Comme les sénateurs le savent, au cours des 30 dernières années diverses réformes du Code criminel, la jurisprudence et, également, le changement de culture qu'a connu le système de justice pénale ont fait évoluer le droit pénal. Nous n'avons pas le temps de présenter une chronologie complète de ces réformes, mais il convient de signaler que les réformes touchant les infractions d'ordre sexuel que je vais mentionner n'ont pas eu lieu isolément. Le Code criminel a modernisé la définition des infractions sexuelles, créé des infractions d'ordre sexuel à l'encontre des enfants, traité de la pornographie juvénile, traité du rôle des victimes de crime et intégré diverses dispositions d'aide au témoignage, par exemple l'interdiction de publication, et d'autres mesures qui visaient à protéger la vie privée des victimes et des témoins.

En outre, la jurisprudence relative à la Charte a fait ressortir que les droits des accusés et d'autres intéressés, y compris ceux des victimes de crime, pouvaient entrer en conflit mais devaient être équilibrés et reconnus dans toute la mesure du possible. Pour les victimes et les témoins — et en particulier les victimes d'infraction sexuelle —, la reconnaissance des droits et de la nécessité d'équilibrer ces droits constitue concrètement une admission du fait qu'ils ont un rôle à jouer dans le système de justice pénale.

Le Code criminel a été modifié en 1983, et des infractions sexuelles désuètes comme le viol, l'attentat à la pudeur contre une personne de sexe féminin, l'attentat à la pudeur contre une personne de sexe masculin, et cetera ont alors été remplacées par le régime actuel qui comprend trois niveaux d'agression sexuelle. En outre, des dispositions désuètes en matière de preuve ont été abrogées.

L'agression sexuelle n'est pas définie dans le Code criminel, elle est plutôt interprétée dans la jurisprudence comme une agression à caractère sexuel qui, objectivement, viole l'intégrité sexuelle de la victime. L'activité non consensuelle qui peut aller des attouchements ou des baisers jusqu'à la pénétration complète constitue une agression sexuelle. Dans bien des causes, le consentement est la question essentielle. Le Code criminel prévoit qu'en règle générale, une personne de moins de 16 ans ne peut consentir à quelque forme d'activité sexuelle que ce soit.

Outre les agressions sexuelles, le Code criminel définit aussi des infractions précises dont la victime est un enfant, notamment les contacts sexuels, l'incitation à des contacts sexuels, l'exploitation sexuelle et l'exploitation sexuelle d'une personne ayant une déficience.

En 1992, des modifications ont été apportées au Code criminel pour préciser l'admissibilité des preuves relatives aux autres activités sexuelles de la victime ainsi que pour définir le terme « consentement » et limiter la défense fondée sur la croyance sincère au consentement. Ces réformes donnaient suite à l'affaire R. c. Seaboyer, qui a été tranchée par la Cour suprême du Canada en 1991. Les réformes de 1992 ont été critiquées parce qu'elles n'étaient pas conformes aux directives contenues dans l'arrêt Seaboyer et risquaient donc d'être inconstitutionnelles. La cour a toutefois jugé par la suite que ces réformes étaient effectivement constitutionnelles.

À l'époque, le gouvernement préparait des réformes pour régir la présentation en preuve des antécédents sexuels. Plusieurs fournisseurs de services, des organisations féminines et d'autres intervenants ont mentionné au gouvernement la question de la communication des dossiers, mais le projet de loi de 1992 n'en faisait pas état; il portait plutôt sur l'admissibilité du comportement sexuel.

Peu après l'adoption de la loi, la question de la communication des dossiers a été soulevée. Il s'agissait de cas où des fournisseurs de services, des médecins et d'autres intervenants qui détenaient des dossiers au sujet d'une victime d'infraction d'ordre sexuel étaient tenus de les communiquer à la défense. Ils étaient assignés à comparaître et souvent, parce qu'ils ignoraient leurs obligations, ils remettaient à l'avance ces dossiers à la défense. La défense les examinait et déterminait s'ils contenaient des renseignements qu'elle voulait faire admettre au procès. Les mécanismes utilisés se multipliaient, et il régnait une grande confusion quant à l'obligation qu'avaient les tiers de communiquer ces dossiers et à la façon de le faire.

Plusieurs affaires étaient devant les tribunaux, dont l'affaire R. c. O'Connor, qui s'est rendue jusqu'en Cour suprême du Canada. Pendant que l'affaire O'Connor suivait son cours, le gouvernement menait de vastes consultations sur les pratiques existantes auprès d'organisations féminines, de détenteurs de dossier, d'avocats de la défense, de nos collègues des provinces et territoires et d'autres intéressés et il élaborait certaines options de réforme. Ces options de réforme ont toutefois été mises en œuvre seulement après l'affaire O'Connor, et le gouvernement a donc pu bénéficier des leçons tirées de cette affaire.

Dans l'arrêt O'Connor, la cour définit les principes et lignes directrices applicables à tout dossier détenu par un tiers et à l'égard duquel il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Elle a aussi établi un mécanisme pour la communication et l'admission devant les tribunaux des dossiers privés détenus par des tiers.

Il régnait toutefois encore une grande incertitude au sujet de cet arrêt; plusieurs questions restaient toujours sans réponse, et l'on réclamait des réformes pour préciser la loi et l'adoption d'autres dispositions qui protégeraient mieux les dossiers des victimes.

En juin 1996, le gouvernement a déposé le projet de loi C-46. Ce projet de loi ne reflétait pas exactement l'affaire O'Connor, mais il était certainement inspiré tant par la décision majoritaire exposée dans l'arrêt que par l'opinion dissidente. Le projet de loi a été étudié à fond par un comité de l'autre chambre, et de nombreux témoins ont comparu. Votre comité l'a lui aussi examiné.

Avant de faire ressortir certaines différences entre le projet de loi C-46, qui est devenu la loi que vous étudiez, et l'arrêt O'Connor, j'exposerai brièvement certaines de ces réformes et les faits saillants de la loi.

Le projet de loi portant les modifications comprenait un préambule qui expliquait la nécessité d'adopter des dispositions législatives afin d'en guider l'interprétation. Il indiquait que l'objectif était d'établir un équilibre entre les divers droits garantis par la Charte et il mentionnait les effets que l'obligation de communiquer les dossiers avait sur les victimes et sur les détenteurs de dossier ainsi que la nécessité de respecter les droits aussi bien des victimes que des accusés.

Le projet de loi prévoyait un mécanisme comprenant deux étapes. En premier lieu, l'accusé qui voulait consulter des dossiers devait soumettre une demande au juge du procès — pas au juge qui préside l'enquête préliminaire, mais au juge du procès. À la première étape, l'accusé devait établir que les dossiers contenaient une information susceptible de se rapporter à un élément de la cause ou à l'habileté d'un témoin à témoigner. L'accusé devait proposer une explication réaliste des raisons qui lui permettaient de croire que l'information serait pertinente et une simple affirmation ou une hypothèse quant aux raisons pour lesquelles elle ne répondrait pas au critère.

Le juge devait concilier divers facteurs au cours de cette première étape et déterminer quelle était l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée dans ces dossiers et l'effet sur la dignité, la vie privée et la sécurité de toute personne visée par les dossiers, entre autres. Après avoir examiné tous les facteurs, le juge devait être convaincu que le dossier était vraisemblablement pertinent et que sa communication était dans l'intérêt de la justice.

Une fois cette décision prise, le juge examinait les dossiers à huis clos et reprenait ensuite le processus pour déterminer si les dossiers devraient être remis à l'accusé. À la deuxième étape, toutefois, le juge avait l'avantage d'avoir examiné les dossiers. S'il déterminait qu'il fallait communiquer les dossiers à l'accusé, il pouvait décider s'il fallait révéler la totalité ou seulement une partie de l'information, s'il fallait censurer les documents et si des conditions pouvaient être fixées à leur communication, par exemple l'interdiction de faire des copies, de les communiquer à un tiers, et cetera. Seuls les documents qui étaient considérés comme vraisemblablement pertinents pouvaient faire l'objet d'une ordonnance de communication.

Des mesures de protection supplémentaires étaient ajoutées à la loi. Le processus de présentation d'une demande précisait que l'accusé devait soumettre sa demande par écrit. En outre, une nouvelle forme d'assignation était prévue dans le Code criminel. La personne visée par l'assignation, le détenteur du dossier, recevait un avis lui indiquant qu'elle n'était aucunement tenue de produire les dossiers avant que le juge ne l'ordonne. Le détenteur du dossier recevait aussi de l'information au sujet du processus, de ses modalités, du type de dossiers visés, et cetera.

On voulait ainsi éviter que les détenteurs de dossiers qui recevaient, par exemple, une assignation se sentent tenus de communiquer les dossiers. Maintenant, ils savaient qu'ils devaient conserver les dossiers jusqu'à ce qu'un juge décide de ce qu'il convenait d'en faire.

Les audiences devaient se tenir à huis clos. Comme je l'ai mentionné, des conditions pouvaient être imposées à la communication. Rien de ce qui se trouvait dans la demande ou les renseignements fournis à l'audience ne devait être publié ou diffusé. La loi définissait en outre soigneusement les dossiers qui étaient visés par le régime et précisait bien que celui-ci s'appliquait uniquement aux affaires relatives aux infractions d'ordre sexuel.

Mis à part certaines différences, ce régime ressemblait au régime instauré par l'arrêt O'Connor. Les deux prévoyaient un processus en deux étapes; les deux obligeaient clairement l'accusé à établir que les dossiers étaient vraisemblablement pertinents.

Les différences étaient nombreuses. Les dispositions du Code, en particulier, définissaient le type de dossiers visés par le régime. Elles indiquaient qu'il ne s'appliquait qu'aux poursuites relatives aux infractions sexuelles. Elles précisaient aussi que seul le juge du procès pouvait prendre ces décisions. Le Code criminel prévoyait que certaines affirmations, en elles-mêmes, ne suffisaient pas à justifier une demande, et là encore, plusieurs garanties étaient inscrites dans le Code criminel.

Une autre différence importante était le fait que le Code criminel prévoyait que si les dossiers étaient remis à la Couronne, celle-ci était tenue de signaler à l'accusé qu'elle avait ces dossiers en main, mais non pas de les lui remettre avec les autres pièces à communiquer. Le même régime s'appliquait; l'accusé devait présenter une demande et expliquer pourquoi les dossiers étaient vraisemblablement pertinents. Les dossiers étaient donc protégés même si la Couronne les avait en main parce que, par exemple, le plaignant les lui avait remis par inadvertance.

Comme je l'ai mentionné, immédiatement après l'adoption de la loi, en mai de cette année-là, des contestations en vertu de la Charte ont été présentées, et l'incertitude a de nouveau entouré la loi. La Cour suprême du Canada a finalement entendu l'affaire Mills, qui avait d'abord été examinée par la Cour du banc de la Reine de l'Alberta.

À l'ouverture du procès, le juge a informé M. Mills, qui demandait la communication de dossiers, que sa demande serait régie par le nouveau régime, et l'avis de question constitutionnelle a immédiatement été déposé. Dans cette affaire, en première instance, le tribunal albertain a jugé que les dispositions étaient inconstitutionnelles et qu'elles ne pouvaient être maintenues en vertu de l'article premier.

Un appel interlocutoire a immédiatement été présenté à la Cour suprême du Canada, et la décision a été prononcée en décembre 1999. Entre-temps, d'autres contestations en vertu de la Charte avaient été lancées, et les tribunaux avaient tranché de diverses façons. Toutefois, en résumé, l'arrêt Mills confirmait que le régime ne contrevenait pas à la Charte.

La cour a statué que même si la procédure régissant la communication des dossiers privés définie dans cette loi différait de ce que prévoyait le régime O'Connor, elle n'était pas nécessairement inconstitutionnelle pour autant. Bref, la cour a examiné tous les aspects du régime de communication et décidé que le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière devait être interprété en fonction d'autres principes de justice fondamentale qui pouvaient englober des intérêts et des points de vue différents de ceux de l'accusé, notamment le droit du plaignant à la protection des renseignements personnels contenus dans ces dossiers.

La cour a également conclu que la définition de « dossiers » utilisée dans la loi n'était pas trop générale et que la loi s'appliquait uniquement aux dossiers à l'égard desquels existait une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. La cour a également conclu que le simple fait que le Code criminel interdise la divulgation automatique de tout renseignement pertinent et non soumis au secret professionnel détenu par la Couronne ne privait pas l'accusé de son droit de présenter une défense pleine et entière.

Quant aux critères qu'utilise le juge pour décider s'il convient de lui communiquer les dossiers ou de les remettre à l'accusé — et pour ce faire, le juge doit d'abord déterminer si la communication est nécessaire dans l'intérêt de la justice, la Cour a statué que le juge n'avait pas besoin d'analyser en profondeur les facteurs énumérés dans le Code criminel et que la disposition prévoyait simplement que le juge devait en tenir compte.

L'arrêt Mills guide les autres tribunaux depuis 1999. Il est clair que l'arrêt Mills régit la communication de dossiers dans le cadre de poursuites pour infraction sexuelle; dans les autres cas, c'est le régime O'Connor qui s'applique.

Selon nous, le succès des dispositions du Code criminel régissant la communication des dossiers ne se mesure pas au fait que les dossiers sont remis ou non à un juge, que la vie privée du plaignant est entièrement protégée ou que les dossiers sont communiqués à l'accusé, mais plutôt au fait que les tribunaux s'appuient sur ce processus, examinent soigneusement les dossiers, tiennent compte de tous les facteurs et pondèrent les droits qui s'opposent pour rendre leurs décisions.

L'examen de la jurisprudence produite depuis ces réformes semble indiquer que c'est exactement ce qui s'est passé. Les tribunaux appliquent les dispositions adoptées et prennent leurs décisions en conciliant les différents facteurs.

Quelques cas méritent d'être signalés. Peu de temps après la publication de cet arrêt, la Cour d'appel de l'Ontario déclarait dans R. v. Batte que le critère de la pertinence probable était suffisamment strict comme premier test utilisé par le juge et qu'un critère moins strict ne conviendrait pas au régime. Dans R. c. Shearing, un autre arrêt de la Cour suprême du Canada, il était précisé que le régime ne s'appliquait pas si les dossiers étaient déjà entre les mains de l'accusé, si l'accusé les avait obtenus d'une autre façon, et que le régime prévu à l'article 278 se rapportait à la communication des dossiers et non pas à leur admissibilité.

La remise de dossiers à la Couronne était en cause dans plusieurs affaires, mais l'arrêt Mills a précisé que la communication de dossiers à la police ou à la Couronne par une personne qui connaît les garanties prévues par la loi et les conséquences d'une renonciation à ces garanties constituerait une renonciation expresse aux dispositions en question. Toutefois, le fait de communiquer les dossiers à l'accusé n'équivaut pas vraiment à une renonciation expresse, et dans ce cas, les dossiers bénéficient encore d'une certaine protection.

En conclusion, je signalerai aussi que le ministère de la Justice Canada, outre qu'il suit activement les études portant sur ces réformes, a encouragé au moyen du Fonds d'aide aux victimes diverses activités de formation et de sensibilisation aux effets des infractions sexuelles. Plusieurs projets ont été financés au fil des ans pour permettre aux centres d'aide aux victimes d'agression sexuelle de fournir plus de renseignements aux plaignants et à d'autres intervenants, d'acheter des aides au témoignage pour les palais de justice, et cetera.

Tout un éventail d'initiatives peuvent être mises en œuvre grâce au Fonds d'aide aux victimes à des fins de sensibilisation et pour aider les fournisseurs de services à appuyer les victimes — pas seulement les victimes d'agression sexuelle, mais toutes les victimes. Je vais m'arrêter ici pour laisser la parole à Me McDonald et je suis toute disposée à répondre à vos questions.

La présidente : Je vous ai laissé poursuivre votre exposé parce qu'il s'agit d'un nouveau sujet pour la majorité des membres du comité et qu'il m'a paru important de leur fournir cette mise en contexte.

Susan McDonald, chercheuse principale, Division de la recherche et de la statistique, ministère de la Justice Canada : Comme Me Kane vous l'a indiqué, je suis ici aujourd'hui en tant que chercheuse principale à la Division de la recherche et de la statistique de Justice Canada. Je suis avocate et titulaire d'un doctorat en éducation des adultes. Je m'intéresse à divers titres aux questions qui touchent les victimes de crime depuis 15 ans.

Au cours des prochaines minutes, je vais vous résumer ce que les études du ministère ont permis de constater. Pendant que je vous présente cette information, et plus précisément les dispositions sur les demandes de dossiers en possession de tiers, je vous prie d'examiner également la question en fonction de la réponse du système de justice pénale aux agressions et aux infractions sexuelles.

En prévision de l'étude de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel), le ministère a mené deux études précises. Je crois savoir que vous avez reçu seulement quelques-uns des documents, mais il n'est pas essentiel de les avoir sous les yeux pendant mon exposé, et certains sont plutôt longs et pourront être consultés ultérieurement.

Les deux études dont je parle sont un examen de la jurisprudence postérieure à l'arrêt Mills, qui vous a été distribué par la greffière, et une étude sur les principaux protagonistes, qui forme l'annexe A. Il s'agit d'une étude qualitative qui repose sur des entrevues menées auprès de divers intervenants du système de justice pénale ainsi que des tiers détenteurs de dossiers.

Nous avons également dans notre liste de documents un sondage réalisé auprès des survivantes d'agression sexuelle. Cette étude a été menée par sondage auprès de 102 survivantes d'agression sexuelle en 1998, c'est-à-dire tout juste après l'entrée en vigueur de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel) et le prononcé de l'arrêt Mills.

Vous ne l'avez pas reçu, mais nous avons un excellent rapport du professeur Jamie Cameron, qui expose l'évolution des questions de protection de la vie privée des victimes en tant que droit garanti par la Charte. Je vous renvoie au chapitre 3, qui expose la trilogie des affaires auxquelles Me Kane a fait allusion.

En outre, nous avons un article au sujet d'une étude que nous avons réalisée sur le fondement des signalements d'agression sexuelle. On y examine comment les policiers classent les agressions sexuelles qui leur sont signalées. Cela s'inscrit dans un contexte où les plaignants ont plus ou moins le sentiment que les policiers, souvent le point d'entrée du système de justice pénale, ajoutent foi à leurs déclarations.

L'annexe B contient une note de recherche fondée sur les travaux que nous réalisons actuellement. En 2009, nous avons mené 231 entrevues auprès de survivants d'agression ou de violence sexuelles, hommes et femmes. Nous analysons actuellement ces données et nous avons préparé une brève note de recherche qui porte précisément sur les questions entourant le signalement et la communication de dossiers.

J'essayerai de répondre à quatre questions, la première étant le nombre de demandes présentées en vertu de l'article 278 au cours d'une période donnée, et les résultats de ces demandes; il s'agit vraiment d'un très bref aperçu.

Nous avons étudié la jurisprudence comme source de données dans Quicklaw et ailleurs, et nous savons que c'est limité parce que la couverture est incomplète. Nous savons aussi que même si les décisions sont consignées, elles ne sont pas toutes publiées.

Depuis novembre 1999 et l'arrêt Mills, nous avons environ — et je dis environ parce que certaines affaires vont et viennent — 139 affaires qui font intervenir des demandes relatives aux dossiers détenus par des tiers. Au cours des premières années, les années visées par cette étude, un quart des affaires ont été traitées au niveau des cours d'appel. Vous comprenez donc que la loi prêtait encore à interprétation et qu'un plus grand nombre d'affaires étaient en appel. Cette situation a changé pendant la période suivante, à partir de 2003, et l'on ne recense que cinq affaires portées en appel au cours de cette période.

L'Ontario a traité le plus grand nombre de cas, pas tout à fait la moitié, au cours de la première période et environ la moitié pendant la deuxième. Dans le Nord, il n'y a que peu de cas, et nos collègues du Service des poursuites pénales du Canada vous en parleront au cours de la prochaine heure.

Dans la première période, la remise de dossiers au juge a été ordonnée dans 27 des 42 cas, et une communication partielle ou entière dans 14 de ces affaires. Les dossiers ont été communiqués à la défense dans environ un tiers de toutes les affaires publiées.

Au cours de la deuxième période, la proportion est à peu près identique. L'étude examinait les affaires entendues après l'arrêt Mills, donc après le 30 juin 2003. C'est dans la liste des documents. Vient ensuite un examen que nous venons de réaliser au ministère, sans documentation écrite.

Quatre-vingts affaires ont été examinées, et dans 23 cas des documents ont été communiqués à la défense, soit une proportion d'environ 29 p. 100. Nous avons constaté que les juges faisaient preuve d'une grande prudence quand ils déterminaient ce qui devait être communiqué à la défense et à quelles conditions. L'ensemble des dossiers ont été communiqués à la défense dans seulement six affaires. Dans 17 cas, la communication était partielle, ce qui peut signifier un paragraphe ou quatre lignes, par exemple, et le juge a veillé dans tous les cas à définir clairement les conditions à respecter et les parties à censurer.

Pour ce qui est des recherches en sciences sociales, nous savons que le Centre canadien de la statistique juridique comparaîtra demain.

La présidente : Maître McDonald, je suis désolée, mais votre temps est limité. S'il vous plaît, hâtez-vous. Je sais que vous faites de votre mieux.

Mme McDonald : Est-ce que j'ai encore deux minutes?

La présidente : Vous avez encore cinq minutes.

Mme McDonald : Merci. Nous savons que pendant l'exercice 2008-2009, d'après les données des tribunaux de juridiction criminelle pour adultes, il y avait plus de 6 000 affaires en instance à ce niveau. Pendant cette période, 14 demandes ont fait l'objet de décisions publiées. Vous pouvez constater que , selon ce qu'indiquent les décisions publiées, ce nombre est modeste.

Dans l'étude sur les principaux protagonistes, qui constitue l'annexe A, les protagonistes ne sont pas tous du même avis lorsqu'il s'agit de dire si les demandes constituent une pratique standard. Les avocats de la défense jugent que les demandes sont coûteuses, lourdes et lentes, et ils n'y ont recours que si le client a de l'argent ou si l'on est absolument sûr du contenu des dossiers.

Est-ce que les plaignants ont accès à un avocat indépendant par l'entremise des services d'aide juridique ou grâce au financement provincial? Nous constatons dans la jurisprudence, dans les affaires avec avocat indépendant, soit environ la moitié, qu'un financement est disponible au Manitoba, en Colombie-Britannique, en Ontario, à l'Île-du-Prince- Édouard, et en Nouvelle-Écosse. Le Manitoba et la Colombie-Britannique ne tiennent pas compte de l'admissibilité financière. Les situations varient, car l'Île-du-Prince-Édouard a entendu une seule affaire l'an dernier, et la Colombie- Britannique, huit. D'après l'étude réalisée auprès des principaux protagonistes, vous verrez que les avocats indépendants constatent que les plaignants trouvent difficile de faire appel à l'aide juridique.

Quant aux pratiques de signalement, nos collègues du Centre canadien de la statistique juridique traiteront demain des raisons de non-signalement, en s'appuyant sur l'enquête sociale générale sur la victimisation qui est notre seule source représentative de données autodéclarées sur la victimisation au pays. Dans les cas d'agression sexuelle, 64 p. 100 des répondants ont affirmé que cela n'était pas assez important ou que c'était personnel; 62 p. 100 ont réglé l'incident d'une autre façon et ne voulaient pas communiquer avec la police.

Les autres études du ministère posaient toutes des questions sur les raisons du signalement et du non-signalement. Il est important d'examiner le système de justice pénale dans un contexte global. Les femmes et les hommes citent diverses raisons pour ne pas signaler une agression sexuelle ou une autre infraction d'ordre sexuel à la police : peur de ne pas être cru; absence de soutien de la part de la famille ou des amis; dans les cas de violence sexuelle contre un enfant, en particulier, on a dit ignorer qu'il était possible de signaler l'infraction ou penser que c'est « normal ».

Donc, les raisons de ne pas signaler un incident sont complexes et diverses. Elles sont fonction de l'intéressé, du soutien offert par la famille, les amis et la collectivité, des services disponibles.

Pour terminer, je veux mentionner deux ou trois autres points de vue sur les dispositions relatives aux dossiers en possession de tiers que nous avons tirées de nos recherches. L'étude menée auprès des principaux protagonistes est importante parce qu'elle présente un large éventail d'opinions, dont celles de la défense, des juges, des procureurs, des avocats indépendants et de tiers détenteurs de dossier, pas seulement des centres d'aide aux victimes d'agression sexuelle — un médecin a été interrogé. Les points de vue varient, mais on accepte et respecte généralement l'objectif de la loi, qui consiste à équilibrer la protection en matière de vie privée, l'égalité et le droit à une défense pleine et entière. Tous les participants ont noté que la loi à elle seule ne suffisait pas à encourager le signalement.

Finalement, j'aimerais dire que nous savons, grâce à nos études actuelles — nos plus récentes entrevues ainsi que l'enquête de 2000 —, que les survivants ne semblent pas bien connaître ni comprendre la question des dossiers, en particulier les dispositions sur les dossiers, ou ce qui se passe dans le système de justice pénale en général. Cela révèle l'existence de vastes besoins en matière d'information valable, pour au moins calmer leurs préoccupations et expliquer soigneusement ce qui se passe et ce qui pourrait se passer.

La présidente : Je déteste devoir vous demander de résumer toutes ces années de travail en si peu de temps, mais sachez que nous vous en sommes très reconnaissants. Les documents sont d'une importance primordiale.

Le sénateur Wallace : Merci beaucoup de ces exposés. C'est une montagne d'information, et nous n'avons pas encore eu l'occasion d'examiner toute la documentation qui nous a été transmise. Merci, votre résumé était excellent.

J'aimerais commencer par ce qui me semble être l'objectif global du projet de loi C-46.

La présidente : Sénateur Wallace, je vous interromps pour préciser pour le compte rendu que c'était le numéro du projet de loi à l'époque. D'autres projets de loi, depuis, ont porté ce numéro. Lorsque vous parlez du projet de loi C-46, vous parlez de la loi sur les dossiers relatifs aux infractions d'ordre sexuel.

Le sénateur Wallace : C'est exact.

Je crois savoir que le but du projet de loi à l'époque était de limiter l'accès des accusés aux dossiers en possession de tiers et, ce faisant, de mieux protéger les témoins et les plaignants qui pouvaient intervenir dans des affaires d'infraction sexuelle. C'était donc pour améliorer la situation.

D'après toutes les études que vous avez réalisées et la jurisprudence que vous avez examinée, quel effet cette loi a-t-elle eu sur ceux qui ont été victimes d'agressions sexuelles? Est-ce que le nombre des signalements a augmenté? Est-ce que les témoins semblent plus disposés à témoigner? Est-ce que cela a aidé?

Mme McDonald : Il est difficile de répondre à cette question. Nous savons que le taux de signalement pour les agressions et infractions sexuelles n'augmente pas. Les statistiques le disent et nos collègues, demain, vous en parleront et vous diront comment cela est établi.

Les entrevues nous indiquent que les dispositions relatives aux dossiers ou le fonctionnement du système de justice pénale ne semblent pas mieux connus. Cela est un peu étonnant, car nous avons recruté nos participants pour ces entrevues par l'entremise des centres d'aide aux victimes d'agression sexuelle, qui ont au moins accès à l'information. Toutefois, dans nos entrevues actuelles, nous constatons que parmi huit personnes qui indiquent avoir communiqué des dossiers, la moitié ne pouvait pas dire ce qui s'était passé; elles ignoraient si les dossiers avaient été communiqués. Elles ont donc affirmé qu'elles avaient eu l'impression que leur vie privée était envahie, et cetera, mais ces dossiers n'ont peut-être pas été communiqués à la défense. Autrement dit, elles n'ont peut-être pas compris les avantages de ces dispositions.

Les centres d'aide aux victimes d'agression sexuelle et les avocats indépendants ont fait écho aux commentaires qui déploraient un manque de connaissance à cet égard. Pour ce qui est d'encourager le signalement, je ne sais pas comment ces dispositions le pourraient puisque les gens ne les connaissent pas.

Le sénateur Wallace : D'accord. Et est-ce que vous avez participé à de nombreuses études qui comparent la situation avant l'entrée en vigueur de cette loi, en 1997? Est-ce qu'elle a eu pour effet de limiter l'accès des accusés aux dossiers? Cela me paraît plutôt logique, mais est-ce bien le cas?

Mme McDonald : Cela semble être le cas, d'après la jurisprudence. Nous pourrions examiner la jurisprudence avant 1997. En effet, nous avons maintenant une structure, un cadre qui permet d'examiner les dossiers avant leur communication et encore, uniquement dans les cas où la norme de la pertinence est stricte, ce qui découle de la décision Batte. L'accès a certainement été restreint.

Le sénateur Wallace : Nous ne disposons toutefois pas de données solides.

Un juge qui doit déterminer s'il convient de communiquer des dossiers tient compte des droits de l'accusé, des témoins et des plaignants. Le paragraphe 278.5(2) énonce les huit facteurs à considérer. Ils me paraissent bien généraux. Il me semble que leur application serait très subjective pour un juge.

Je me demande si des études visant à déterminer la cohérence entre les tribunaux dans l'application de ces facteurs ont été réalisées.

Mme Kane : Comme dans toutes les questions de jurisprudence, ce n'est pas toujours le niveau de spécificité des facteurs A, B, et cetera qui importe. L'arrêt Mills prononcé par la Cour suprême du Canada indiquait qu'il suffisait que le juge examine ces facteurs globalement, qu'il en tienne compte. Il n'est pas tenu d'expliquer en détail qu'il a tenu compte de la valeur prohibitive du dossier et pris la décision X, pour ensuite prendre un autre facteur et revenir sur cette décision, par exemple. Il faut tenir compte de tous les facteurs, et certains peuvent être plus pertinents que d'autres dans un cas donné.

Comme l'a dit Me McDonald, outre l'espoir de ne pas décourager les plaignants de se manifester, la loi vise aussi à garantir qu'il existe un processus d'examen, que tous les facteurs en jeu sont examinés et que les droits concurrents sont équilibrés. Les facteurs inscrits dans le Code criminel sont très généraux, mais ils permettent au juge de tenir compte de tout ce qui peut intervenir dans une décision donnée.

Le sénateur Wallace : Cela me semble être une bien faible limite, pour ne pas dire une limite inexistante, imposée au pouvoir judiciaire discrétionnaire, n'est-ce pas?

Mme Kane : Certainement. Il n'a jamais été question de limiter le pouvoir discrétionnaire des juges; il s'agissait de le guider, de garantir que les juges examinent les demandes de dossiers dans un contexte donné, parce que les infractions d'ordre sexuel sont différentes. Au fil des ans, les tribunaux ont reconnu que les infractions d'ordre sexuel étaient très différentes des autres. Les droits en matière de protection de la vie privée sont importants.

Le sénateur Runciman : Revenons à la question du sénateur concernant le pouvoir judiciaire discrétionnaire. Est-ce que la magistrature a exprimé des préoccupations à ce sujet?

Mme Kane : Pas que je sache.

Le sénateur Baker : Je veux féliciter les témoins de leur exposé. Je poursuis dans la même veine que le sénateur Wallace, parce que c'est important. Le sénateur Runciman a déjà fait un suivi.

J'étais député à l'époque où la loi a été adoptée; je m'en souviens bien. Il y a un verbe qui précède la liste dont vous avez parlé : il est au présent; il a donc un sens impératif et non facultatif.

Regardez la loi, le paragraphe 278.5(2) dit bien que « le juge prend en considération », puis « tient compte de facteurs suivants », c'est-à-dire les alinéas 278.5(2)a) à h).

Ce passage de votre analyse de la jurisprudence me paraît intéressant — et je cite quelques lignes de vos conclusions, à la page 32 :

En conclusion, la façon dont les juges ont interprété l'article 278.5 pour déterminer s'ils devaient ordonner la communication de dossiers pertinents est conforme à la jurisprudence qui a suivi l'affaire Mills. Les juges n'ont pas tous mis le même accent sur les facteurs énumérés au paragraphe 278.5(2) et dans les lignes directrices fournies par la loi et l'interprétation de la Cour suprême de la loi dans l'affaire Mills (et certains n'ont pas tenu compte du tout de ces facteurs).

Pensez-y, madame la présidente, pas du tout — pas même une mention. C'est entre parenthèses.

La loi que nous examinons comprend deux articles importants. L'un porte sur les facteurs dont le juge doit tenir compte pour décider s'il convient de communiquer les dossiers au tribunal, et l'autre traite des mêmes facteurs, qui doivent entrer en compte pour déterminer s'il faut communiquer seulement certaines parties ou l'ensemble des dossiers à la défense. C'est le temps présent qui est utilisé, et il a un sens impératif. Toutefois, nous avons une analyse de la jurisprudence — et je l'accepte — qui affirme que certains juges n'en font même pas mention.

En temps normal, cela justifierait un appel. Lorsqu'une loi stipule que quelque chose doit être fait et précise les facteurs qui entrent en compte, le tribunal doit indiquer d'une certaine façon dans ses décisions qu'il a tenu compte de ces facteurs. S'il ne le fait pas, c'est un motif d'appel, et le jugement pourrait être cassé. La raison pour laquelle le juge doit faire mention de ces facteurs, c'est que la loi l'y oblige.

Votre rapport affirme que parfois les juges n'en font pas mention — différents juges, une importance différente, et cetera. Votre rapport a été réalisé en 2004, comme vous l'avez dit. C'était quatre ans après la publication de l'arrêt Mills. Depuis, si vous avez examiné la jurisprudence après 2004, est-ce que vous avez constaté que les juges avaient modifié leurs façons de faire à cet égard?

Mme McDonald : Dans l'examen de la jurisprudence produite depuis, nous avons constaté que les décisions — la longueur et le niveau de détail des décisions — variaient considérablement.

Le sénateur Baker : Est-ce que c'est comme avant?

Mme McDonald : C'est comme avant. Toutefois, chaque décision doit s'inscrire dans son contexte particulier. Selon les faits en cause, des facteurs différents peuvent être plus ou moins pertinents relativement au signalement.

Le sénateur Baker : Oui, je comprends. Toutefois, les témoins qui ont comparu devant notre comité et la Chambre des communes qui a examiné la question s'appuyaient sur le fait que nous avions inséré le passage « tient compte de ces facteurs ». Ils étaient certains que le juge tiendrait compte de ces facteurs.

Le juge ne peut pas simplement tenir compte de la moitié des facteurs. Il n'est pas dit qu'il faille tenir compte de la moitié des facteurs ou d'un quart des facteurs; on parle de tenir compte de tous les facteurs.

Je soulève la question pour introduire ma question principale, qui est la suivante : les personnes dont la vie privée est exposée publiquement, parce qu'elles ont consulté des psychiatres et des médecins, ne jouissent d'aucun privilège. Le privilège n'existe pas lorsque la loi prévoit la communication obligatoire dans le cadre d'une procédure judiciaire comme celle-ci. Il est important qu'elles soient représentées par des avocats dans ces circonstances.

Ce rapport du ministère de la Justice Canada nous apprend qu'elles ne sont pas représentées par des avocats — pas toutes; de fait, pas même la moitié. En outre, nous apprenons que les provinces ont des lois distinctes à cet égard et en ce qui concerne les demandes de service d'aide juridique. Dans certains cas, certaines provinces agissent au moyen de la « juridiction inhérente » du juge de la cour supérieure, s'il s'agit d'un juge de la cour supérieure, parce qu'un juge de la cour provinciale, comme vous le savez, n'a pas de juridiction inhérente pour vous accorder des fonds afin de retenir les services d'un avocat.

Certaines provinces, dont Terre-Neuve-et-Labrador, font bien les choses parce que dans huit des neuf cas que vous avez examinés les plaignants étaient représentés par un avocat.

Le fait est que les dossiers d'une personne sont exposés et discutés à l'enquête préliminaire; puis, une décision est prise aux termes des articles 278.5 et 278.7 de la loi, alors que la personne n'est pas représentée par un avocat et ne peut généralement pas s'adresser aux services d'aide juridique et dire : « Je veux un avocat », parce qu'elle n'a pas ce privilège.

Vous avez produit un rapport à ce sujet en 2004. Vous avez mentionné que certaines compétences accordent maintenant une aide juridique, mais les avocats vous ont dit que leurs clients avaient de la difficulté à obtenir de l'aide juridique dans de nombreuses compétences. Est-ce que la situation a vraiment changé récemment?

Mme McDonald : Je tiens à préciser que dans les cas où les principaux protagonistes ont indiqué que les plaignants avaient de la difficulté, c'était en Ontario. Certaines compétences vérifient l'admissibilité financière, alors si vous avez un revenu considérable vous n'êtes pas admissible aux services d'un avocat payé par l'aide juridique.

Le sénateur Baker : Évidemment.

Mme McDonald : Seuls le Manitoba et la Colombie-Britannique n'imposent pas de critères financiers.

Le sénateur Baker : C'étaient mes deux principales questions. Je suis certain que la présidente ne m'autorisera pas à continuer.

La présidente : Vous avez raison. Ce sont d'excellents points. J'ai même une question supplémentaire à ajouter à votre première question.

Le sénateur Runciman : Le préambule de la loi — et apparemment il est unique — traite de l'intention du Parlement à l'époque où la loi a été rédigée. Je n'ai pas examiné le préambule, alors je vous pose une question au sujet de l'intention.

Est-ce que le but principal de la loi était d'encourager les femmes à signaler les agressions sexuelles? Est-ce que c'était l'intention première de cette loi?

Mme Kane : Il y avait plusieurs intentions. Je ne dirais pas que le but principal était d'encourager le signalement. C'était presque le contraire. On voulait faire en sorte qu'elles ne soient pas incitées à ne pas signaler les incidents, si vous me suivez bien.

Le préambule faisait ressortir la prévalence de la violence sexuelle, le fait que les victimes devaient avoir le sentiment qu'elles pouvaient faire un signalement en toute confiance et qu'elles seraient protégées, elles et leurs droits; il reconnaissait que les plaignants et les accusés avaient tous deux des droits et qu'il fallait les concilier.

Un préambule figurait aussi dans la loi précédente, la loi de 1992 à laquelle j'ai fait allusion au sujet de l'admission en preuve d'autres activités sexuelles d'un plaignant. Il utilisait les mêmes termes pour indiquer la volonté que les personnes puissent signaler avec confiance les infractions. Je ne dirais pas que c'était l'objectif premier : c'était un objectif parmi tant d'autres.

Le sénateur Runciman : Je lis le préambule de la loi, maintenant :

[ATTENDU] qu[e le Parlement] reconnaît que l'obligation de communiquer des renseignements personnels peut avoir un effet dissuasif sur la dénonciation d'agressions sexuelles [...]

Dans vos commentaires, vous avez parlé de « succès ». Je vous cite peut-être mal ou j'accorde trop d'importance à vos propos, mais vous avez dit que le succès était le fait que les tribunaux tiennent compte des dispositions énoncées dans la loi. C'est le seul élément de succès que vous envisagez relativement à l'intention exposée dans le préambule. Nous en avons parlé précédemment, au sujet des taux.

D'après l'Enquête sociale générale de 2009, 88 p. 100 des agressions sexuelles ne sont pas signalées à la police, et ce pourcentage ne diminue pas. Vous indiquez — là encore, je vous ai peut-être mal comprise — que le statu quo vous convient. Vous ne jugez pas nécessaire d'apporter des changements pour régler ce qui était évidemment une préoccupation notable, sinon l'objectif principal, de la loi.

Mme Kane : Ce que j'essayais de dire, c'est qu'on nous demande souvent si nous pouvons mesurer l'efficacité d'une loi. Il y a toujours tant de facteurs qui entrent en jeu qu'il est impossible d'examiner dans l'absolu une série de dispositions du Code criminel et de dire si elles ont amélioré les taux de signalement ou découragé le crime, par exemple.

Dans ce cas particulier, à mon humble avis, le succès ou l'efficacité devrait se mesurer au fait que les tribunaux examinent soigneusement les dossiers. Est-ce qu'ils ont veillé à assurer un équilibre entre les droits?

Nous ne voulons pas paraître considérer que le succès consiste à ce qu'aucun dossier ne soit jamais communiqué à l'accusé, parce que cela équivaudrait à refuser à l'accusé le droit à une défense pleine et entière, ni que tous les dossiers sont toujours communiqués à la défense, parce que cela équivaudrait à refuser au plaignant le droit à la protection de la vie privée. L'équilibre représente l'objectif ultime. Évidemment, nous aimerions que les plaignants soient mieux protégés. Dans tous les cas, nous aimerions que le nombre des infractions sexuelles diminue. Nous aimerions aussi que les infractions sexuelles soient plus souvent signalées, mais de nombreux facteurs entrent en jeu.

Le sénateur Runciman : À l'heure actuelle, la revictimisation est une question complexe. J'ai jeté un œil sur certains des commentaires des victimes et sur les recommandations que vous avez mentionnées précédemment. Il est difficile de voir comment vous pouvez avancer dans ce dossier et vraiment réussir à améliorer le taux de signalement, ce qui est notre objectif, au fond.

Vous avez parlé de l'affaire O'Connor. Dans ce cas, la Couronne, je crois, a été négligente — le mot est peut-être trop fort — ou du moins protectrice à l'égard du plaignant et elle n'a pas révélé ce que la cour considérait être une information pertinente.

Avez-vous interrogé des procureurs de la Couronne au sujet de leurs expériences ou d'éventuelles recommandations qu'ils pourraient présenter aux fins de cet examen?

Mme Kane : Non. J'imagine que le comité entendra certains procureurs. Nous ne l'avons pas fait récemment. Ils ont évidemment participé au processus qui a mené à l'élaboration du projet de loi en 1995 et en 1996. À cette époque, ils étaient confrontés aux diverses procédures que la défense utilisait pour tenter d'obtenir les dossiers. Ces dossiers étaient rarement entre les mains de la Couronne, alors ils faisaient souvent face à un dilemme quant au rôle qu'ils jouaient dans ces poursuites. Par ailleurs, lorsqu'ils détenaient les dossiers, à l'époque, ils se sentaient tenus par R. c. Stinchcombe de les communiquer.

[Français]

Le sénateur Carignan : J'ai regardé l'article de loi — je n'étais pas là lors de l'adoption du projet de loi — et je m'interrogeais sur l'utilisation des termes « plaignant » ou « témoin ». Je me posais la question : pourquoi ne pas avoir utilisé le mot « victime »? J'essayais de voir comment on pouvait avoir une situation dans laquelle on pourrait avoir une victime sans qu'elle soit témoin ou plaignant.

Il me vient à l'esprit, par exemple, une situation dans laquelle un enfant en bas âge, de moins de deux ans, pourrait être victime mais ne serait pas un témoin, ne pourrait pas témoigner, et ne serait pas un plaignant non plus. Je pense à des cas de disparitions, des agressions sexuelles lors desquelles la victime, plus tard, aurait pu être tuée; les plaignants seraient les parents, par exemple. Donc, on n'est pas non plus en présence de la victime. Dès lors, je comprends que, la victime étant décédée, elle n'a plus d'attente relativement à la protection de sa vie privée, mais peut-être que les parents veulent protéger sa dignité et empêcher qu'on aille chercher des renseignements personnels pour porter atteinte à sa mémoire. Il me semble qu'il peut y avoir des situations, la plus claire dans mon esprit est celle de l'enfant de moins de deux ans et il ne me semble pas qu'il soit protégé.

Est-ce qu'il y a eu des situations où cela a été invoqué? Est-ce que, à votre connaissance, on a discuté de cette situation lors de l'adoption du projet de loi pour ne pas utiliser le terme « victime »?

[Traduction]

Mme Kane : Pardonnez-moi de vous répondre en anglais.

À l'époque du projet de loi, la terminologie a fait l'objet de vastes discussions. Le terme préféré pour parler de la victime d'une infraction d'ordre sexuel était le mot « plaignant ». C'est pourquoi le Code criminel a utilisé le terme « plaignant » à cette époque.

Je ne suis pas au courant du cas que vous décrivez, où la personne qui était la victime de l'infraction sexuelle — la plaignante, quand il s'agit de la même personne — est décédée pendant la poursuite et que quelqu'un a tenté d'obtenir les dossiers la concernant. Les dossiers seraient encore protégés, parce que la protection de la vie privée est maintenue même après un décès dans certains cas. Je crois que la loi s'appliquerait, mais je dois admettre que nous n'avons pas réfléchi à cette situation particulière.

[Français]

Le sénateur Carignan : J'ai une deuxième question. Y a-t-il des situations de conflits juridictionnels que vous avez pu constater comme, par exemple, des endroits où une loi provinciale, concernant le directeur de la protection de la jeunesse, pouvait entrer en conflit et celui-ci refusait de transmettre le dossier; ou dans le cas d'une personne sous curatelle publique pour laquelle le curateur public refusait de transmettre l'information? Est-ce qu'il y a eu des exemples de conflits ou des contestations de ce type-là? Quel en a été le résultat? Est-ce que la collaboration avec les instances provinciales était bonne ou adéquate?

[Traduction]

Mme Kane : Certaines situations où ce type de dossier était demandé ont été portées à notre attention lors de l'élaboration de la loi. L'agence concernée, par exemple, la Société d'aide à l'enfance, refusait de communiquer les dossiers et elle n'était pas tenue de le faire, sauf en vertu de ce régime.

Le détenteur du dossier serait assigné à comparaître et demanderait, à juste titre, pourquoi il devrait communiquer ces dossiers à l'accusé. Il lui faudrait attendre la décision d'un juge quant à l'opportunité de communiquer ces dossiers, en tout ou en partie, ou quant à leur pertinence. Lorsque le juge ordonne la communication des dossiers, les agences se plient à l'ordonnance sauf si une autre disposition législative devait leur rendre la chose impossible. Je ne connais pas de situation où ce serait le cas.

[Français]

Le sénateur Carignan : Vous n'avez pas vu de cas où la juridiction provinciale attaquait la constitutionalité de la loi parce que cela pouvait empiéter sur la compétence provinciale?

[Traduction]

Mme Kane : Non.

Le sénateur Watt : Ma question s'adresse à Me McDonald. Soyez la bienvenue. Nous avons aimé votre exposé.

Je vous demande une précision. Dans votre exposé, vous avez mentionné une question financière. Pouvez-vous nous expliquer cela?

Vous avez aussi mentionné la présence ou l'absence de soutien familial. J'aimerais avoir des explications à ce sujet.

Et est-ce que mes deux questions peuvent aussi se rapporter à ce que vous avez dit au sujet du Nord?

Mme McDonald : Pourriez-vous répéter votre deuxième question?

Le sénateur Watt : La première question se rapporte au fait qu'ils ont ou non de l'argent. La deuxième, c'est le soutien familial; vous en avez parlé. Je veux savoir s'il y a un soutien et, sinon, quelles solutions sont en place. J'aimerais avoir une explication détaillée de cela, parce que vous l'avez simplement mentionné en passant et vous n'avez pas eu le temps de développer ce sujet.

Dans ma dernière question, je vous demande si ces deux aspects s'appliquent au Nord, parce que vous avez aussi parlé du Nord. J'en parle en raison notamment du coût élevé des transports. Qui paie pour cela? Comment est-ce que c'est traité?

Mme McDonald : J'ai effectivement parlé de commentaires formulés pendant les entrevues avec les avocats, mais ces entrevues étaient limitées à des avocats de la défense à Ottawa et à Toronto et elles ne représentent que leurs points de vue. Toutefois, pour eux, c'est une motion, une demande ou une procédure qui coûte de l'argent. Le rapport contient une citation qui décrit bien leur pensée. Lorsque vous faites cette demande, les honoraires de votre client s'envolent en fumée. Autrement dit, l'avocat utilise pour cela les honoraires du client.

Un des avocats a affirmé que si un client avait de l'argent, il pouvait se permettre de demander les dossiers.

Le sénateur Watt : Et sinon?

Mme McDonald : Il ne pourrait peut-être pas le faire.

Le sénateur Watt : Qu'est-ce qui arrive alors à cette personne?

Mme McDonald : Dans le cas de cette personne, par exemple, l'avocat a dit qu'elle devait soit avoir de l'argent soit avoir une certitude absolue. En quelque sorte, les avocats nous ont affirmé qu'ils n'allaient pas à la pêche quand ils demandaient des dossiers; ils ne font pas ces demandes à la légère. Ils tiennent effectivement compte des coûts, du temps nécessaire et des ressources de l'accusé. S'ils sont absolument certains, ils agissent, mais ils n'essaient pas d'obtenir des dossiers simplement dans l'espoir d'y trouver quelque chose, en raison des coûts.

Le sénateur Watt : Est-ce parce qu'il s'agit d'un accusé?

Mme McDonald : Je ne comprends pas bien votre question.

Le sénateur Watt : Si je vous comprends bien, ils ne semblent pas attacher beaucoup d'importance au fait que la personne a droit à une défense adéquate.

Mme McDonald : Non, c'est une stratégie de défense. La défense représente le client du mieux possible et elle défend ses intérêts. Toutefois, à moins d'être absolument certains que ces dossiers sont pertinents, qu'ils contiennent quelque chose, les avocats ne vont pas dépenser l'argent de leur client pour explorer de simples possibilités.

Le sénateur Watt : Je comprends. Et pour ce qui est de ma deuxième question?

Mme McDonald : Nous savons, là aussi grâce à l'Enquête sociale générale, que les victimes préfèrent leurs soutiens naturels; elles parlent aux membres de leur famille et à leurs amis. Vous imaginez bien que si quelqu'un est victime d'agression sexuelle et en parle à sa sœur ou à sa mère, par exemple — surtout si c'est une affaire d'agression au sein de la famille — le soutien peut lui être refusé en raison de la honte que ressent la famille. On aurait tendance peut-être à ne pas en parler, à garder cela dans la famille. Cela s'est certainement déjà vu.

Vous pouvez aussi avoir un cas où la famille ne veut pas reconnaître que sa fille ou son fils a été agressé sexuellement par un étranger. C'est peut-être pour des stéréotypes désuets ou par conviction religieuse. Non seulement le soutien familial est alors refusé, mais encore les parents peuvent exercer des pressions pour garder tout cela secret : « Nous ne voulons pas exposer la famille à ce genre d'examen public. C'est une question privée; ce qui touche au sexe est privé. »

La présidente : Et au sujet du Nord?

Mme McDonald : Dans le Nord, je crois qu'il y a peut-être un lien. Toutefois, je crois que ces deux questions sont tout aussi valables dans le Sud. Nous savons toutefois que les taux sont plus élevés dans le Nord.

Le sénateur Joyal : Ma question s'adresse d'abord à Me McDonald, puis à Me Kane.

Comme vous l'avez dit dans vos conclusions, page 32, celles que le sénateur Baker a citées, si les décisions judiciaires que vous avez étudiées présentent des incohérences relativement aux facteurs mentionnés au paragraphe 278.5(2) du Code criminel, est-ce qu'il ne serait pas préférable pour nous d'envisager la recommandation qui veut que nous modifiions cet article pour demander aux juges d'indiquer clairement dans leur décision les facteurs dont ils ont tenu compte? De la sorte, nous éviterions votre commentaire concernant certains d'entre eux qui ne font aucunement mention de ces facteurs.

J'interprète les facteurs différemment de l'introduction du paragraphe 278.5(2), qui mentionne, comme vous l'avez dit, les droits des accusés à une défense pleine et entière et les droits des plaignants en matière de protection de la vie privée. Si vous lisez les divers facteurs mentionnés, vous verrez qu'il y a aussi l'alinéa 278.5(2)f), qui parle de l'intérêt qu'a la société à ce que les infractions d'ordre sexuel soient signalées. C'est un autre point de vue. Il y a la victime, l'accusé et la société dans son ensemble.

Si nous voulons être certains, au moment où le juge équilibre tout cela, que ces divers éléments entreront aussi en considération, est-ce que nous ne devrions pas modifier ce paragraphe pour exiger que le juge explique clairement dans sa décision de quelle façon il a équilibré les divers facteurs?

Mme Kane : Sénateur Joyal, je dois souligner que c'est une des questions qui ont été soulevées. Elle était traitée dans l'arrêt Mills, mais on s'est rapidement demandé si la nécessité d'examiner tous les facteurs individuellement constituait une exigence trop lourde pour le juge. Dans l'arrêt Mills, la cour a bien expliqué que la disposition énoncée au paragraphe 278.5(2) exigeait uniquement que le juge tienne compte de ces facteurs et qu'il n'avait pas à les analyser en profondeur un à un.

Il serait peut-être utile que chacun de ces facteurs soit mentionné dans les motifs d'une décision sur la communication de dossiers, mais je crois que la cour a bien expliqué dans l'arrêt Mills que ce n'était pas expressément dans la loi — même si la loi peut toujours être modifiée. À son avis, cela n'est pas vraiment nécessaire, et un examen global de tous les facteurs en fonction de leur importance est suffisant.

Le sénateur Joyal : C'est l'interprétation qu'ils ont donnée à la loi dans sa forme actuelle. Toutefois, est-ce que nous ne devrions pas nous demander s'il ne serait pas opportun de modifier la loi dans ce contexte? Nous sommes certains qu'elle ne serait pas jugée inconstitutionnelle; il n'y a aucun doute à ce sujet. Si nous demandons à un juge de déterminer lesquels de ces facteurs, selon lui, sont essentiels, il n'aura pas besoin de tous les analyser. Est-ce qu'il ne faudrait pas désigner au moins ceux que le juge considère comme essentiels?

Mme Kane : Votre comité entendra tout un éventail de témoins. Il se pourrait bien que, finalement, vous formuliez une telle recommandation. Pour le moment, nous n'avons pas à ce sujet d'opinion fondée sur ce que nous savons de l'interprétation que les tribunaux donnent à ces dispositions.

Le sénateur Joyal : Donc, vous n'avez rien à nous suggérer. Vous n'avez pas répondu à la question du sénateur Runciman qui vous demandait si vous aviez des suggestions de modifications de la loi, à la suite de votre étude et de votre évaluation de la jurisprudence. Vous n'êtes pas en mesure de répondre à cette question, n'est-ce pas?

Mme Kane : Je ne suis pas en mesure d'y répondre pour l'instant. Nous lirons certainement avec intérêt les conclusions de l'examen du comité et les recommandations qu'il adressera au gouvernement au sujet de cette loi.

Le sénateur Joyal : Selon vous, d'après votre expérience et vos connaissances du droit et des politiques dans le domaine pénal, est-ce que vous considéreriez contradictoire ou malvenu de modifier la loi en fonction de ma proposition?

Mme Kane : Vous voulez dire d'exiger que le juge précise, relativement à ces facteurs, les motifs ayant mené à sa conclusion?

Le sénateur Joyal : Oui.

Mme Kane : Je ne crois pas que cela serait malvenu. Je ne crois pas que le gouvernement s'y opposerait. Les juges auraient peut-être plus de réticence, car ils considèrent qu'ils documentent suffisamment les motifs généraux de leurs décisions en matière de dossiers.

Le sénateur Joyal : Certains d'entre eux, comme vous l'avez dit, ne font mention d'aucun de ces facteurs; ils prennent une décision, c'est oui ou c'est non, mais nous ne savons rien de plus. Vous croyez qu'il y aura plus de signalements, et pourtant les signalements que nous avons ne nous sont d'aucune utilité pour comprendre comment ces divers aspects du triangle s'articulent, comment le juge équilibre l'intérêt public, le droit de la victime à la protection de sa vie privée et le droit de l'accusé à une défense entière. Essentiellement, selon moi, c'est là une étape importante dans le processus décisionnel que le juge doit suivre.

Nous avons déjà adopté ou proposé par le passé certains projets de loi dans lesquels nous demandions que le juge explique sa décision; cela est fréquent. Je pourrais vous en faire une liste.

Mme Kane : Oui.

La présidente : Je peux peut-être poser ma question supplémentaire ici, parce qu'elle se rapporte à cet aspect de la question. C'est l'un des deux points que je veux soulever.

Les paragraphes 278.8(1) et (2) stipulent que le juge doit énoncer ses motifs, et que ces motifs « sont à porter dans le procès-verbal des débats ou, à défaut, à donner par écrit. »

Il me semble que ces instructions correspondent précisément à ce que le sénateur Joyal décrit et à ce que le sénateur Baker mentionnait précédemment. Indiquez à tous les intervenants, y compris le public, les raisons pour lesquelles vous avez pris cette décision. Toutefois, les juges n'agissent pas nécessairement ainsi. Comment est-ce possible?

Mme Kane : Les juges indiquent les motifs de leurs décisions. Il serait peut-être utile que le comité entende un juge à ce sujet. Je ne veux pas donner l'impression que je parle au nom des juges.

Dans ce processus, nous demandons aux juges d'appliquer un critère après avoir envisagé un certain nombre de facteurs. Les juges doivent d'abord déterminer si les raisons invoquées par l'accusé dans sa demande répondent à un certain critère. Puis, ils doivent indiquer si l'accusé a établi que les dossiers se rapportaient vraisemblablement à un élément du procès et que la communication des dossiers était nécessaire et dans l'intérêt de la justice, en tenant compte de tous les effets bénéfiques et préjudiciables.

C'est la requête globale que nous présentons au juge lorsqu'il rend sa décision, et les facteurs qui entrent en compte sont exposés au paragraphe 278.5(2).

Si la décision relative aux dossiers traite des éléments clés du processus, elle satisfait à l'exigence de l'article 278.8 voulant que les motifs de la décision soient exposés, peut-être sans analyse détaillée de tous les facteurs. Toutefois, quand vous aurez terminé votre examen, si vous êtes d'avis qu'une plus grande précision s'impose, alors c'est là qu'il faudrait intégrer ces exigences.

La présidente : Pardonnez-moi, sénateur Joyal, je vous ai interrompu, et le sénateur Lang se montre très patient.

Le sénateur Joyal : Je crois que cela nous aidera dans nos discussions et notre étude.

Pour ce qui est de la définition de « dossier », est-ce que vous aviez des commentaires à nous faire au sujet du critère défini en termes généraux à l'article 278.1, soit l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, ou de l'énumération non exhaustive de divers types de dossiers, dans le même article?

D'après votre expérience, est-ce qu'il faudrait ajouter d'autres éléments dans la liste des documents ou dans l'exposé du principe ou du critère général?

Mme Kane : Non. À en juger par notre examen de la jurisprudence et d'autres données, il semble que cette définition soit très complète. Les tribunaux n'ont eu aucune difficulté à l'interpréter ni à déterminer si les dossiers répondaient au critère.

La seule question que les tribunaux continuent de préciser est le fait que cette définition s'applique aux dossiers à l'égard desquels il existe une nette attente en matière de protection de la vie privée dans le contexte de poursuites pour infraction d'ordre sexuel, ce qui est exactement ce que dit la loi. Si la poursuite ne porte pas sur une infraction sexuelle, c'est le régime O'Connor, moins exigeant, qui s'applique. Toutefois, nous n'avons eu connaissance d'aucun cas où certains dossiers ne s'inscrivaient pas dans une de ces catégories et où il pouvait y avoir un doute.

Le sénateur Joyal : Donc, on n'a jamais établi de distinction, par exemple, entre le secret professionnel des médecins ou des avocats, qui est protégé par la loi, et l'information générale en matière d'emploi. On peut s'attendre à ce que l'information sur l'emploi soit confidentielle, entre l'employeur et l'employé, mais elle n'est pas protégée comme le serait le secret professionnel dans un rapport psychiatrique. Si l'on consulte un psychiatre, on s'attend à ce que cela reste entre le patient et le professionnel en question. Je vois une distinction dans le niveau de secret dans cette liste de documents.

Mme Kane : C'est juste.

Le sénateur Joyal : Est-ce qu'il y aurait eu lieu de préciser le niveau de secret escompté relativement aux conseils ou à la documentation fournis par l'un ou l'autre de ces professionnels?

Mme Kane : Les tribunaux ont bien précisé qu'indépendamment de cette liste, seuls les dossiers à l'égard desquels il existait une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée étaient. Un dossier d'emploi, par exemple, ne comporte pas nécessairement d'attentes élevées en la matière. Les dossiers à l'égard desquels on ne s'attend pas à la protection de la vie privée ne seraient pas assujettis à ce régime, et les autres, selon ce qu'ils contiennent, pourraient ou non s'y inscrire. Cela n'a pas créé de grandes difficultés depuis l'adoption de la loi.

La présidente : Sénateur Joyal, je suis désolée, mais n'oubliez pas que nous pouvons inviter à nouveau ces témoins, et je crois que nous le ferons probablement.

Le sénateur Lang : J'aimerais donner suite aux questions du sénateur Baker et à la question d'une défense adéquate pour l'accusé, je m'adresse à Me McDonald.

Le sénateur Baker a mentionné qu'apparemment, dans certains cas, les personnes qui ont demandé les services de l'aide juridique ont essuyé un refus, qu'elles n'ont pas eu droit aux services d'un avocat et qu'elles n'ont pas pu examiner l'information dont elles avaient besoin dans le cadre de leur affaire.

Si j'ai bien compris votre réponse, l'admissibilité est fonction du revenu et donc, si vous avez un revenu supérieur à X, vous n'êtes pas admissible à l'aide juridique.

Est-ce qu'il y a eu des cas où même si les accusés étaient admissibles à l'aide juridique leur demande a été refusée?

Mme McDonald : Vous parlez de l'aide juridique pour les affaires criminelles?

Le sénateur Lang : Excusez-moi, l'aide juridique en matière criminelle.

Mme Kane : Je vais apporter une précision. L'accusé a droit à l'aide juridique en fonction du régime qui existe dans la province ou le territoire. L'admissibilité peut être liée au risque d'incarcération, à la gravité de l'infraction et au niveau de revenu. Nous ne pouvons pas vous donner d'indications sur le fonctionnement précis de chacun de ces régimes.

Vous nous demandez si l'on a déjà refusé l'aide juridique à un accusé, n'est-ce pas?

Le sénateur Lang : Si la personne est admissible, selon les critères de l'aide juridique, est-ce qu'il y a des cas où un accusé s'est vu refuser l'aide juridique pour défendre sa cause?

Il y a une situation où un seuil a été fixé, et si vous êtes au-dessus vous prenez vos propres décisions.

Mme Kane : Je ne crois pas que nous soyons en mesure de répondre aux questions qui portent sur l'admissibilité à l'aide juridique. Je comprends mal. Est-ce que nous parlons des accusés ou des plaignants à qui des dossiers ont été demandés?

Le sénateur Lang : Je parle de la victime.

Mme McDonald : Nous n'avons pas beaucoup d'information sur les divers régimes d'aide juridique. Nous leur avons toutefois demandé ce qu'ils pouvaient nous fournir, car nous avions une date.

Je le répète, les régimes diffèrent selon la compétence; certaines compétences n'offrent aucun financement pour un avocat indépendant. Dans ces compétences, si vous n'avez pas d'argent vous ne pouvez pas recourir aux services d'un avocat indépendant à titre de plaignant qui doit répondre à ces demandes.

Je n'ai pas de preuve qu'un plaignant qui satisfaisait au critère financier se soit vu refuser de l'aide pour répondre à une demande de dossiers en possession d'un tiers.

La présidente : C'est un aspect que le comité peut examiner, sénateur Lang, les questions d'admissibilité et les seuils.

Le sénateur Lang : Merci, madame la présidente.

La présidente : Avant de continuer, parlons de l'alinéa 278.3(4)i), qui porte sur l'insuffisance des affirmations de l'accusé.

En français, le texte se lit ainsi :

i) le dossier se rapporte à l'existence ou à l'absence d'une plainte spontanée;

En anglais, les rédacteurs ont utilisé l'adjectif « recent ».

(i) that the record relates to the presence or absence of a recent complaint;

Les adjectifs « recent » en anglais et « spontané » en français ne sont pas nécessairement des équivalents. J'ai deux questions : premièrement, est-ce que cela a créé des difficultés? Deuxièmement, lequel des deux adjectifs — et Me Kane, vous y étiez, vous vous en souvenez peut-être —, « recent » ou « spontané », les rédacteurs avaient-ils à l'esprit lorsqu'ils ont préparé ce texte?

Mme Kane : Si je me souviens bien, ce passage renvoie à une ancienne disposition de la loi qui a été abrogée en 1983, qui faisait référence à la notion de plainte spontanée. L'objectif, ici, est d'empêcher les affirmations disant que l'accusé veut obtenir des dossiers relatifs à une plainte spontanée, selon notre interprétation de la notion de plainte spontanée. Le texte français a donc été utilisé de la même façon que dans les dispositions sur la preuve d'avant 1983 qui s'appliquent à une plainte spontanée, plutôt que de comparer pour voir si nous parlons d'une plainte instantanée, immédiate, ou de la notion de plainte spontanée.

Si vous le voulez, je peux poser la question à nos rédacteurs législatifs et vous transmettre un supplément d'information par écrit.

La présidente : Je vous en serais reconnaissante. Nous sommes en 2011, et on pourrait croire que la loi dit bien ce qu'elle semble dire, alors cela nous serait utile.

Le sénateur Joyal : Vu le nombre d'affaires que l'on traite aujourd'hui et qui portent sur des infractions d'ordre sexuel qui ont été commises il y a 13 ans ou même 20 ans, c'est, à mon avis, un élément important à examiner.

Mme Kane : Cela ne figure plus dans la loi.

La présidente : Merci beaucoup à toutes deux. Comme vous le voyez, nous avons vraiment excédé le temps qui nous était alloué et nous aurions pu continuer encore longtemps, mais nous avons d'autres témoins qui attendent. Nous vous sommes reconnaissants d'être venues, et ne vous étonnez pas si nous vous invitons à nouveau.

Nous allons poursuivre notre étude des dispositions et du fonctionnement de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel).

[Français]

Nous avons le plaisir et le privilège d'accueillir comme témoins maintenant, du Service des poursuites pénales du Canada, Susanne Boucher, avocate-conseil au Bureau régional du Nunavut, et Bonnie Tulloch, conseillère spéciale sur les questions du Nord, avocate de l'administration centrale. Merci beaucoup d'être parmi nous.

[Traduction]

Je crois que Me Boucher va commencer.

Susanne Boucher, avocate-conseil, Bureau régional du Nunavut, Service des poursuites pénales du Canada : Au nom du Service des poursuites pénales du Canada, le SPPC, nous sommes heureux de nous adresser au comité relativement à notre expérience de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel).

[Français]

Merci aux membres du comité de nous avoir invitées. Tout d'abord, je voudrais expliquer brièvement le mandat du SPPC. Le Service des poursuites pénales du Canada représente le directeur des poursuites pénales (DPP) qui, à son tour, rend compte au procureur général du Canada. La Loi sur le directeur des poursuites pénales établit les responsabilités du DPP, ce qui inclut agir au nom du procureur général du Canada dans les domaines suivant : premièrement, engager et mener les poursuites pour le compte de l'État; deuxièmement, intervenir dans toute procédure soulevant des questions d'intérêt public qui pourraient avoir une incidence sur la conduite de poursuites ou d'enquêtes connexes; troisièmement, conseiller les organismes chargés de l'application de la loi et les organismes d'enquête à l'égard des poursuites de façon générale, ou à l'égard d'une enquête pouvant mener à des poursuites.

Le Service des poursuites pénales du Canada a des responsabilités en matière de poursuites dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada. Au Nunavut, au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest, le SPPC a la responsabilité exclusive de la conduite de toutes les poursuites prévues au Code criminel, conformément à l'article 2 du Code criminel. Le SPPC possède un bureau régional dans chacune des capitales des trois territoires, soit Iqaluit, Yellowknife et Whitehorse.

[Traduction]

Les infractions d'ordre sexuel représentent un nombre important des poursuites menées par le SPPC dans le Nord. Le nombre des infractions d'ordre sexuel est beaucoup plus élevé dans les territoires que dans les provinces.

Selon Statistique Canada, en 2009, le nombre d'agressions sexuelles se chiffrait à 62,03 par 100 000 habitants dans l'ensemble du Canada. Par contre, le nombre d'agressions sexuelles par 100 000 habitants est beaucoup plus élevé dans les territoires, soit 205,03 au Yukon, 428,18 dans les Territoires du Nord-Ouest et 655,62 au Nunavut. Au Yukon, le nombre d'agressions sexuelles est donc trois fois plus élevé que la base de référence canadienne, dans les territoires, il est sept fois plus élevé, et au Nunavut, il est d'environ onze fois plus élevé.

Entre 1997 et 2009, dans les territoires, il y a eu 1 751 dossiers judiciaires relatifs à des infractions d'ordre sexuel. De ce nombre, selon les décisions publiées, il n'y a eu que cinq demandes de communication de dossiers qui ont été faites en vertu de l'article 278.3 du Code criminel.

Selon l'expérience que nous avons eue dans ces rares dossiers, la loi décourage les recherches à l'aveuglette concernant des documents possibles; les tribunaux établissent un équilibre entre le droit à une défense pleine et entière et les droits en matière de protection de la vie privée du plaignant; ils exigent que les exigences en matière de préavis et de procédure soient formellement respectées et que la défense apporte des éléments de preuve clairs et propres à l'affaire pour appuyer la prétention de pertinence vraisemblable des dossiers.

Tout cela renforce le droit du plaignant à la protection de la vie privée relativement aux dossiers. Dans les dossiers qui méritent d'être instruits, dans lesquels la communication de dossiers est nécessaire pour assurer une défense pleine et entière, les tribunaux ont toutefois démontré qu'ils ordonneront la communication de dossiers.

Compte tenu du nombre relevé de dossiers d'agression sexuelle dans le Nord, il est difficile de savoir pourquoi ces dispositions sont peu utilisées. Selon mon expérience en matière de poursuite dans le Nord, et après consultation de mes collègues dans le milieu de la pratique, il me semble que les raisons principales sont qu'il y a très peu de dossiers dont la défense veuille obtenir communication et que les victimes d'agression sexuelle n'ont pas accès à une vaste gamme de services thérapeutiques dans le Nord. Même si certains services sont disponibles, leur nombre est limité comparativement aux autres provinces. De plus, il se peut que dans cette région le plaignant soit moins disposé à recourir à ces services.

Il se peut également que la défense ne possède pas suffisamment de renseignements pour satisfaire au critère préliminaire relativement élevé applicable à la communication de dossiers en vertu du Code criminel. La défense doit, en pratique, avant même de présenter une demande de communication de dossier, connaître l'existence du document, les renseignements qu'il contient et la façon dont ce document est susceptible d'être utile à la poursuite. En outre, le nombre d'affaires réglées hors cour est relativement élevé. La plupart des litiges se terminent par un plaidoyer de culpabilité, d'autres sont suspendus ou annulés. Par conséquent, nombre des décisions judiciaires ne sont pas pleinement débattues.

Il pourrait y avoir dans le Nord un accroissement du nombre de demandes de communication de dossiers si de nouvelles poursuites criminelles sont instituées par d'anciens étudiants des pensionnats indiens. La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens prévoit précisément la prestation de services de counselling pour les personnes victimes de violence dans les pensionnats. Il s'agit donc d'un des domaines où les accusés et leurs avocats connaissent l'existence probable de dossiers potentiellement pertinents. Toutefois, la défense devra satisfaire aux critères préliminaires prévus au Code criminel, et la simple existence du dossier ne suffirait pas en soi à garantir la délivrance d'une ordonnance de communication.

Il est à noter qu'il est possible que le paragraphe 278.2(1) ne vise pas expressément certaines infractions antérieures à 1970, mais il pourrait encore s'appliquer aujourd'hui dans des dossiers d'agression sexuelle anciens.

Dans l'affaire R. c. J.F.G., une affaire de 1997 dans le rapport 47 des Territoires du Nord-Ouest et qui a été entendue par la Cour suprême des Territoires, le tribunal a conclu que le régime ne s'appliquait pas aux anciennes infractions de grossière indécence et de rapport sexuel avec une personne de sexe féminin de moins de 14 ans qui n'est pas l'épouse de l'accusé puisque ces infractions n'étaient pas prévues dans la version de 1970 du Code criminel et n'étaient pas expressément énumérées à l'article 278.2.

Les affaires R. c. Gibson, tranchée en 2010 par la Cour suprême de l'Ontario, 6374, et R. c. M.H., réglée en 2005 par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, 419, proposent une autre interprétation selon laquelle on pourrait incorporer au régime certaines infractions qui existaient antérieurement. Toutefois, le Parlement pourrait envisager d'examiner s'il conviendrait d'incorporer explicitement toutes les infractions d'ordre sexuel qui existaient antérieurement à la liste des infractions visées par les dispositions de l'article 278.2, pour assurer une plus grande certitude au regard de la loi.

Nous vous remercions de nous avoir invités à comparaître devant le comité et à présenter ces remarques préliminaires. Nous serons heureux de répondre à toutes vos questions quant à l'expérience pratique du SPPC relativement à cette disposition législative.

La présidente : Maître Tulloch, vous avez quelque chose à ajouter?

Bonnie Tulloch, conseillère spéciale sur les questions du Nord, Avocats de l'administration centrale, Service des poursuites pénales du Canada : Non, merci. Je suis ici comme soutien et pour aider à répondre aux questions en général.

La présidente : Je dois dire que les statistiques que vous citez sont renversantes. J'étais au courant du problème. Je n'avais aucune idée de l'incroyable disparité entre les taux d'agression sexuelle dans le Sud et dans le Nord.

Le sénateur Wallace : Merci beaucoup de cet exposé. J'ai été étonné de voir qu'en 12 ans, la défense n'avait présenté que cinq demandes en vertu de l'article 278.3. Pour examiner cette question, le comité espère recevoir de la rétroaction sur ce qui se passe concrètement. Toutefois, il me paraît évident que vous avez très peu à ajouter au sujet de ce qui était le projet de loi C-46, d'après votre expérience dans le Nord.

Le fait que cet article ait été si rarement invoqué — et vous avez exposé quelques raisons pour expliquer cela... Est-ce que les avocats de la défense connaissent cette disposition? Est-ce que l'on pourrait faire quelque chose pour les sensibiliser?

Mme Boucher : Je crois que les avocats de la défense connaissent l'existence de la disposition, mais ce n'est probablement pas la charnière de leur défense dans de nombreux cas. Dans les procès que j'ai menés, la défense met plutôt l'accent sur l'infraction elle-même : savoir si elle a vraiment eu lieu, s'il y avait consentement. Le fait qu'il puisse exister quelque part des dossiers sur des questions connexes, cela n'est pas son principal souci.

Si les avocats connaissent l'existence d'un dossier, ils ont montré qu'ils savaient comment le demander s'ils avaient des raisons de croire qu'il est pertinent. Je n'ai pas l'impression que c'est le manque d'information de la défense qui explique la rareté des demandes de communication de dossiers.

Le sénateur Wallace : Je peux comprendre que l'accent porte sur l'infraction elle-même. Toutefois, il me semble que la plupart des avocats de la défense voudraient connaître l'expérience passée du plaignant et des circonstances susceptibles d'entacher la crédibilité de la preuve présentée par le plaignant. Quoi qu'il en soit, c'est un chiffre qui m'étonne.

Mme Boucher : Si vous examinez aussi les statistiques des provinces, le nombre de décisions prises concernant cette loi restent modeste en comparaison du total des affaires d'agression sexuelle. Dans les provinces, des milliers d'affaires d'agression sexuelle sont traitées chaque année, mais il y a relativement très peu de décisions publiées au sujet de demandes de communication de dossiers. Je crois que Me Tulloch pourrait ajouter quelque chose à cet égard.

Mme Tulloch : J'ai été avocate de la défense au Nunavut pendant sept ans, puis je suis passée du côté du procureur. Je pense que de nombreux facteurs interviennent, dont le fait que nous avons peu de temps à consacrer à nos clients, et cela vaut pour les avocats comme pour les procureurs. C'est la conséquence du système des cours itinérantes dans le Nord. C'est le juge qui se rend dans les collectivités.

Pour ma part, j'étais au courant de la loi, mais je ne me souviens pas au cours de ces sept années d'une seule affaire qui l'ait invoquée. La plupart du temps, il n'y a pas de dossier. Je me souviens d'une affaire où il y avait bien un dossier, mais la plaignante n'avait pas d'avocat, et je n'ai pas jugé le dossier pertinent alors je n'ai pas présenté de demande.

Tous ces facteurs entrent en jeu. C'est un peu compliqué, mais je crois qu'ils connaissent leurs options.

Le sénateur Wallace : Maître Boucher, vous êtes procureure de la Couronne. J'aimerais savoir ce que vous en pensez, même s'il semble y avoir peu d'expérience dans le Nord en raison de la rareté des demandes présentées. Je parle de ce qui était autrefois le projet de loi C-46 et du paragraphe 278.5(2), qui énonce les facteurs dont un juge doit tenir compte pour décider s'il convient de communiquer les dossiers.

J'ai examiné chacun de ces facteurs, ils sont très généraux. Je me demande quelle orientation ou quelle indication réelle est donnée à la magistrature au sujet de la façon de traiter ces questions. Ils semblent si généraux que la décision du juge est peut-être entièrement subjective, comme nous l'ont dit les témoins précédents. Quand ils prennent leurs décisions, ils ne mentionnent pas chacun des facteurs, alors on ne sait pas vraiment. Il se peut que vous ne sachiez pas vraiment quels facteurs ont été envisagés ou quel poids leur a été accordé.

C'est un long préambule à ma question. En tant que procureure, que répondez-vous à cela, vous qui pourriez peut- être devoir vous opposer à une demande de communication de dossiers? Que pensez-vous de ces facteurs? Est-ce qu'il y a un aspect que nous devrions envisager pour formuler des recommandations, peut-être, en vue de modifications futures?

Mme Boucher : Les facteurs sont de nature générale, mais ils sont précis et ils sont assez complets. Donc, ils guident fort bien les procureurs, le tribunal et l'avocat de la défense au sujet de la préparation des demandes, et ils nous aident aussi à répondre à ces demandes.

J'ai examiné les affaires, et il ne semble pas que les tribunaux aient de difficulté à appliquer les facteurs où à citer les facteurs précis qui sous-tendent leurs décisions. Dans toutes les décisions publiées au sujet de demandes de communication, les juges mentionnent précisément les facteurs énumérés dans cet article.

Ils ne mentionnent pas nécessairement chacun des facteurs, mais ils désignent les facteurs précis qui interviennent dans l'affaire. La pertinence varie selon les cas. Dans chaque affaire, ils équilibrent toujours le droit à une défense pleine et entière, le droit à la vie privée du plaignant et le seuil qui convient pour chaque document visé, et dans presque tous les cas ils précisent la valeur probatoire du document, son utilité dans le cadre de la procédure, l'information qui sera transmise et son utilité pour le vérificateur des faits et la décision. Il ne semble pas que la loi ne guide pas suffisamment les tribunaux.

Le sénateur Wallace : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Carignan : Au-delà des infractions à caractère sexuel, ce processus de mesure des droits des tiers à un procès est quand même intéressant car il y a peu d'endroits dans le Code criminel où on voit que des droits de tiers sont protégés — ici au niveau de leur vie privée. Selon ce que j'en comprends, cela a été assez innovateur au moment où cela a été adopté.

Vous avez parlé d'élargir à certaines infractions qui ne seraient peut-être pas comprises et qui sont des infractions à caractère sexuel, mais est-ce que vous pensez que la création de cette procédure ou de ce mécanisme est suffisamment intéressante pour l'étendre à d'autres types d'infractions au Code criminel? Que je sois victime de vol ou de viol, ce n'est évidemment pas de la même nature ou de la même importance, je peux, même lorsque je suis victime de vol, vouloir protéger certains éléments de ma vie privée. Je voulais savoir si vous pensez que cela devrait être étendu.

Deuxième question : même si on ne l'étend pas, est-ce que vous avez vu une jurisprudence dans laquelle les tribunaux se sont interrogés ou ont appliqué le mécanisme, mais en créant une jurisprudence plutôt que de l'appliquer au niveau des articles précis, pour d'autres types d'infractions que les infractions à caractère sexuel qui sont prévues ici de façon spécifique? Est-ce que je suis assez clair dans ma question?

[Traduction]

Mme Boucher : Le régime qui s'appliquerait aux infractions non sexuelles est le régime O'Connor, en common law, et c'est généralement celui que les tribunaux utilisent pour les autres types de demandes de communication de dossiers. Je n'ai jamais vu utiliser ces facteurs législatifs particuliers pour d'autres affaires, sauf en cas de doute concernant l'applicabilité du régime.

Je l'ai vu dans les affaires où, quand on hésite à appliquer ce régime à des infractions historiques, on applique par mesure de prudence les facteurs des deux régimes pour voir ce que cela donnerait.

L'utilité de ce type de régime relativement à d'autres types d'infractions est un choix stratégique qui relève du Parlement. Si le Parlement en décidait ainsi, cela serait, sur le plan opérationnel, relativement simple à mettre en œuvre, car on crée une certitude. Plus les choses sont codifiées et plus il est facile d'appliquer la loi au quotidien. Sinon, le régime O'Connor est efficace pour ce type de dossiers.

Le sénateur Watt : Premièrement, je dois dire qu'il est plus que temps que l'information sur la situation dans le Nord soit diffusée. Je peux comprendre que la principale responsabilité de votre organisation concerne le Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest, mais elle n'englobe pas le reste de l'Arctique, le Nunavik. Je crois que vous n'avez pas de dossiers pour cette région, n'est-ce pas?

Mme Boucher : Non, malheureusement pas.

Le sénateur Watt : Est-ce qu'un jour ces dossiers seront recueillis? Est-ce que c'est une possibilité ou est-ce qu'il y a des institutions provinciales qui pourraient vous aider en vous fournissant l'information?

Mme Boucher : Au Nunavik, oui, les institutions provinciales recueillent les données. Nous n'avons pas recueilli ces données pour le Nunavik simplement parce que cela n'est pas de notre compétence et ne concerne pas notre exposé d'aujourd'hui. Le même type de recherche pourrait certainement être effectué dans les données provinciales du Québec. On pourrait peut-être les trier par région au Québec, selon la méthode utilisée pour la collecte. Je ne sais pas si les provinces recueillent les données par région.

Le sénateur Watt : Il est très inquiétant de vous entendre dire que le Nunavut, qui est le territoire qui compte le moins d'habitants, affiche des taux très élevés, comme les Territoires du Nord-Ouest et le Yukon. C'est une honte, ont peut bien le dire. Je ne crois pas que les pensionnats soient les seuls responsables de cet état de choses. Ils sont l'un des principaux facteurs, selon moi.

L'autre facteur qui se perpétue, c'est qu'il y a encore des gens — au moins une personne que je connais très bien, un ancien enseignant... qui se rend à Iqaluit. Cette personne a vécu au Nunavut, mais elle a aussi enseigné au Nunavik, aux îles Belcher, à Cape Dorset, et la liste continue. Elle est même allée à l'étranger — au Mexique, je crois — et elle a fait la même chose.

Il est inquiétant de voir que les années passent et que les autorités qui embauchent cette personne pour enseigner aux jeunes ne vérifient jamais ses antécédents. C'est un des facteurs qui entrent en jeu.

Je crois savoir, d'après ce qu'on nous a dit, que si vous avez été une victime, vous risquez de vous en prendre un jour à quelqu'un d'autre. Je pense que cela est très vrai.

Je crois qu'il faudra du temps, mais j'aimerais que nous ayons une loi qui s'appliquera dans le Nord, qui s'appliquera pleinement, sans nécessairement comporter des limites justifiées par des facteurs climatiques. Je crois que vous savez ce que je veux dire quand je parle de facteurs climatiques.

Parfois, lorsqu'un tribunal itinérant est en déplacement, ce qui compte le plus, c'est : « Je suis arrivé ici, mais quand et comment pourrai-je en repartir? » Le tribunal peut facilement rester bloqué dans une collectivité pendant plusieurs jours; c'est déjà arrivé.

Je sais parfaitement que, non seulement pour les questions de violence sexuelle mais aussi pour d'autres affaires criminelles qui se déroulent dans le Nord, les victimes ou les accusés ne sont pas toujours traités comme ils le méritent. On n'a jamais le temps de s'asseoir et d'interroger les clients.

Je sais que certaines décisions sont prises dans l'avion avant même d'arriver dans la collectivité, avant de voir votre client. Tout est déjà réglé entre la défense et la poursuite, y compris le juge. On me le dit souvent, des gens de passage me parlent et ils me disent comment ils ont été traités.

Selon moi, si la loi s'applique à nous elle doit s'appliquer pleinement. Par contre, nous aimerions que les gens soient bien défendus, c'est leur droit le plus strict.

La présidente : Est-ce qu'il y a des aspects de la loi qui vous semblent appliqués différemment dans le Nord? Est-ce qu'il y a des éléments de la loi qui, selon vous, devraient tenir compte de la situation particulière du Nord pour que la justice soit la même pour tous?

Mme Boucher : Les tribunaux du Nord n'ont pas appliqué ce régime différemment des compétences du Sud, même s'ils sont sensibles aux circonstances des affaires qu'ils entendent. Par exemple, s'ils savent qu'une personne suit une cure de désintoxication et a mentionné avoir été victime de violence sexuelle, cela ne signifie pas automatiquement que les dossiers sont pertinents et doivent être communiqués. Ils comprennent qu'un journal intime tenu dans le cadre d'un traitement ou simplement un dossier relatif à un séjour dans un centre de désintoxication ne sont pas en soi pertinents et nécessaires. Je crois que les tribunaux sont conscients des situations locales, à en juger par les décisions qu'ils ont prises.

Le sénateur Watt a fait allusion au cycle de victimisation, et c'est fort à propos. Entre 1999 et 2004, le ministère de la Justice Canada a recueilli des données aux fins d'une étude et il a conclu que, dans 66 p. 100 des cas de violence sexuelle, les accusés ont eux-mêmes été victimes de violence. C'est donc un facteur très pertinent dans le cas de ces infractions.

Le sénateur Watt : J'ai encore un mot à dire, et c'est un peu délicat. Je sais qu'il vous est difficile de répondre à certaines questions directes. Je ne suis pas juriste, mais je sais que je n'y répondrais pas. C'est une question difficile.

Pouvez-vous m'aider à comprendre pourquoi les tribunaux itinérants encouragent les gens à plaider coupable? Je crois que c'est une solution de facilité, en quelque sorte. Il me semble que c'est comme de dire : « Finissons-en une fois pour toutes. » J'entends souvent cela. Cela s'inscrit dans le prolongement de la question que la présidente vous a posée.

Je le répète, je ne m'attends pas à ce que vous répondiez.

Mme Boucher : Dans le système de justice pénale, de nombreuses affaires se terminent par un plaidoyer de culpabilité, dans le Sud comme dans le Nord. J'ignore si le pourcentage est plus élevé dans le Nord. Je n'ai pas de statistiques à ce sujet.

Je sais, d'après les études de Justice Canada, qu'au total, environ la moitié des mises en accusation se soldent par un verdict de culpabilité dans les affaires d'agression sexuelle. Je ne sais pas si c'est à la suite d'un procès ou d'un plaidoyer de culpabilité, mais il y aurait une combinaison des deux dans environ la moitié des cas.

Que ce soit une solution de facilité, c'est sans doute une décision qui revient à chaque accusé, avec son avocat, en fonction de la preuve et des perspectives de succès de la défense. C'est une décision très difficile à prendre. Les tribunaux itinérants qui voyagent dans le Nord tentent certainement de faire du mieux possible pour bien administrer la justice dans chaque collectivité et offrir à chaque accusé la possibilité d'un procès ou une solution qui lui convient, selon ce qu'il préfère.

Le sénateur Baker : J'aimerais d'abord féliciter les témoins de leur excellent travail.

Les membres du comité suivent souvent la jurisprudence. Nous ne voudrions pas donner l'impression que les tribunaux n'ont pas recours aux demandes, aux contestations en vertu de la Charte, et cetera. Je crois avoir vu récemment quelque chose au sujet d'une affaire appelée R. c. Jeffrey, qui comportait 38 voir-dire. Est-ce que 38 voir- dire constituent un record, pour vous, avant même le début du procès?

Mme Boucher : C'est un nombre considérable.

Le sénateur Baker : C'est le plus important que j'aie jamais vu, et il s'agissait de diverses questions liées à la Charte.

Vous avez fait un commentaire intéressant. Pour bénéficier du régime instauré par l'article 278 du Code criminel et présenter une demande aux termes de l'article 278.3, vous devez posséder une information de base, comme vous l'avez dit. Vous devez être au courant de ce qui existe.

Quand vous avez mentionné qu'il fallait en tout premier lieu connaître l'existence d'un dossier ou d'un document quelconque, je me suis dit que, normalement, c'est à l'étape de l'enquête préliminaire que l'on vérifie s'il existe des dossiers. Il appartient à l'accusé de choisir la façon de procéder, mais est-il courant, dans ces affaires, qu'il n'y ait pas d'enquête préliminaire et que l'accusé subisse directement son procès?

Mme Boucher : Chez moi, au Nunavut, il y a une enquête préliminaire dans presque tous les cas d'agression sexuelle.

Le sénateur Baker : Pendant l'enquête préliminaire, en principe, ce genre de questions seraient examinées. La jurisprudence ne manque pas pour ce qui est des questions que vous pouvez poser. Vous ne pouvez pas poser de questions qui se rapportent directement aux documents ou aux dossiers que vous cherchez, mais vous pouvez poser des questions pendant le contre-interrogatoire au sujet de l'existence de dossiers, demander si la personne tient un journal intime ou a consulté un psychiatre, un psychologue ou un conseiller.

Normalement, cela se fait à l'enquête préliminaire. Avez-vous des preuves que ces questions sont posées pendant les enquêtes préliminaires, en temps normal?

Mme Boucher : Oui, bien sûr, si la défense croit que la question vaut la peine d'être explorée. Dans les Territoires du Nord-Ouest, l'affaire R. c. Kasook portait précisément sur cette question. Le juge chargé de l'enquête préliminaire n'a pas autorisé la défense à poser de questions sur l'existence de dossiers, le type de counselling reçu, et cetera. L'affaire a été portée en appel. Au niveau de l'appel, de la demande de certiorari, le juge a renvoyé l'affaire à l'enquête préliminaire pour que la défense puisse poser ses questions. C'est certainement une possibilité que la défense peut exploiter.

Le sénateur Baker : En règle générale, pendant la procédure préalable au procès, vous ne pouvez pas en appeler d'une décision du juge d'instance parce que les appels interlocutoires ne sont pas acceptés dans les procès au criminel. Il faut attendre la fin du procès, comme vous le savez.

Est-ce que cela constitue une sorte d'explication, êtes-vous d'accord?

Mme Boucher : Oui. À la fin de l'enquête préliminaire, la défense doit présenter une demande de certiorari à la Cour supérieure à l'égard de la décision du juge chargé de l'enquête préliminaire pour cause d'excès de pouvoir ou quelque chose du genre. Un avocat de la défense pourrait essayer de corriger la situation en utilisant une procédure de ce genre.

Le sénateur Baker : Je me suis dit que, peut-être, pour découvrir s'il existe des dossiers, on pourrait aussi chercher si la personne a déjà participé à des procédures au criminel, comme témoin ou victime présumée, comme plaignant. Pourriez-vous nous dire — et cela s'applique à tout le Canada, évidemment — pourquoi la poursuite, à l'étape de la divulgation, ne communique pas automatiquement les casiers judiciaires des témoins qui seront appelés par la Couronne et aussi ceux des plaignants?

Mme Boucher : Le manuel du SPPC nous enjoint de communiquer les casiers judiciaires des témoins si la défense les demande. C'est une information qui est toujours fournie sur demande à la défense.

La Cour suprême du Canada a entendu récemment une affaire, l'affaire R. c. McNeil, qui portait sur les casiers judiciaires et les procédures disciplinaires relativement à des policiers, et la Cour suprême a bien indiqué que cela devait être compris dans l'information divulguée au préalable. Cela peut certainement être fait à cette étape.

Le sénateur Baker : Vous parlez de l'affaire McNeil. L'arrêt McNeil a maintenant remplacé O'Connor en ce qui concerne ces types de demandes. Il traite des audiences disciplinaires et des dossiers des policiers.

Est-ce que cela ajoute au fardeau du procureur — peut-être un fardeau trop lourd — s'il faut respecter l'arrêt McNeil, puisqu'à titre de partie principale vous devez fournir de l'information sans qu'elle ait été demandée, tout dossier disciplinaire ou document qui vous semble pouvoir être utile à la défense, y compris en matière de crédibilité, lors du contre-interrogatoire? Trouvez-vous que c'est un fardeau? Comment en avez-vous tenu compte dans le cadre des procédures? McNeil, c'était l'an dernier seulement.

Mme Boucher : Dans notre compétence, l'arrêt McNeil n'a pas donné lieu à de nombreux litiges. Du point de vue administratif, nous avons dû intégrer et modifier nos procédures à l'interne, dans les bureaux de la Couronne et ceux des corps policiers. La responsabilité primaire de la collecte et de la compilation des trousses d'information à communiquer incombe aux policiers. La Couronne a la responsabilité finale de vérifier si l'information est complète et a été remise à la défense.

C'est une tâche supplémentaire que nous assumons, mais comme service opérationnel nous suivons la loi. Nous avons mis cela en œuvre au quotidien.

Le sénateur Joyal : J'ai deux séries de questions, dont l'une au sujet des taux d'agression sexuelle plus élevés dont vous avez parlé à la page 2 de votre mémoire.

Est-ce possible que dans le Nord il soit plus facile que dans le Sud de signaler ou de dénoncer les agressions sexuelles, et cela expliquerait la disparité? Est-ce que le contexte est similaire dans le Nord et dans le Sud, est-ce que les gens hésitent encore à porter des accusations? Est-ce qu'il y a d'autres facteurs qui expliquent le taux plus élevé de déclaration là-bas qu'ailleurs au Canada?

Mme Boucher : Je n'ai pas de statistiques ni de données, malheureusement, sur le niveau de crimes non déclarés dans le Nord ni de comparaison avec le niveau actuel de signalement. J'ignore si les statistiques du ministère de la Justice couvrent ce point. Les statisticiens qui témoigneront demain pourront peut-être vous en dire plus. Je ne suis pas certaine des différences pour ce qui est des taux dans le Nord.

Le sénateur Joyal : Dans votre mémoire, vous expliquez pourquoi on invoque moins l'article 278 dans le Nord. Vous dites que, concrètement, la défense doit savoir qu'il existe des dossiers, comme le mentionnait le sénateur Baker, et savoir quelle information ils contiennent. C'est un élément très important. De fait, elle doit savoir ce qu'elle cherche, et savoir que cela est sans doute pertinent pour la procédure avant de pouvoir en demander la communication.

Autrement dit, elle doit avoir établi l'existence d'un facteur que le défendeur pourra utiliser dans la défense de l'accusé.

Pensez-vous que ces critères soient plus difficiles à appliquer dans le Nord qu'ailleurs au Canada?

Mme Boucher : Il ne devrait pas être plus difficile de satisfaire au critère. La défense devrait simplement poser des questions en ce sens à l'enquête préliminaire ou le déterminer par l'examen des documents communiqués. Il n'y a rien dans le Nord qui puisse expliquer qu'il serait plus difficile de satisfaire au critère défini dans la loi.

Le sénateur Joyal : Ma troisième question porte sur l'élément principal de votre mémoire, le fait que certaines infractions sexuelles ne pourraient pas faire l'objet d'accusations aujourd'hui parce qu'elles ont été commises avant 1970. Pour pouvoir ouvrir le dossier des pensionnats, nous devrions modifier la loi.

Pouvez-vous nous expliquer cela? Je voulais poser la question aux témoins précédents, mais nous n'avons pas eu le temps. Compte tenu de toutes les poursuites qui pourraient être instituées après le règlement relatif aux pensionnats indiens, il me semble important que certaines infractions sexuelles puissent ne pas faire l'objet d'accusations, même si l'on a des preuves, parce qu'elles n'étaient pas mentionnées avant 1970.

Pourriez-vous nous expliquer, dans vos propres termes, la recommandation que vous formulez à la page 5?

Mme Boucher : Je veux d'abord apporter une précision. Ce ne sont pas les anciennes infractions qu'on ne peut pas juger. Nous pourrions certainement poursuivre pour une infraction historique, avec les lois de l'époque où l'infraction a été perpétrée. Toutefois, les droits du plaignant en matière de protection de la vie privée ne seraient pas protégés par le régime qui régit maintenant la communication de dossiers, car c'est le régime O'Connor qui s'appliquerait.

Pour un certain nombre d'infractions anciennes qui n'existent plus et qui n'existaient pas dans la version du Code criminel de 1970, il se pourrait que certaines infractions incorporées aux nouvelles versions de la même infraction soient visées par ces dispositions, en fonction de la façon dont les tribunaux interprètent la loi.

Certaines affaires indiquent que les anciennes infractions sont comprises dans le régime. Dans une affaire entendue dans les Territoires du Nord-Ouest, l'infraction n'était pas mentionnée nommément, elle avait été perpétrée avant 1970 et les protections du régime ne s'y appliquaient pas.

Si le Parlement juge opportun d'inscrire de façon plus détaillée les infractions sexuelles qui existaient avant 1970 dans la liste des infractions visées par le régime, cela permettrait certainement d'appliquer le régime à ces dossiers anciens.

Le sénateur Joyal : Vous suggérez une clause générale, en quelque sorte, qui énoncerait que l'article 278 et les autres s'appliquent à toutes les infractions définies avant 1970, c'est bien cela?

Mme Boucher : Une telle clause donnerait plus de certitude à la loi, l'article s'appliquerait à toutes les infractions passées, si c'est ce que veut le Parlement. C'est peut-être l'intention du Parlement de ne pas viser ces anciennes infractions. Toutefois, si le Parlement voulait que l'article s'applique aux anciennes infractions et s'assurer que les tribunaux l'appliquent de cette façon, le fait de le préciser, grâce à quelque chose de semblable à ce que vous suggérez, le permettrait. Je ne pourrais pas vous conseiller sur le libellé précis, car je ne suis pas rédactrice juridique.

La présidente : Le ministère de la Justice est le plus grand cabinet d'avocats du pays.

Le sénateur Joyal : C'était un aspect important, d'après les témoignages que nous avons entendus. Merci. Il faut pouvoir compter sur une expérience concrète pour relever cela sur le terrain, et je vous en remercie.

Le sénateur Chaput : Maître Boucher, vous avez dit qu'environ la moitié des affaires se soldaient par des plaidoyers de culpabilité, alors j'imagine que l'autre moitié des affaires sont suspendues ou annulées.

Dans la moitié des affaires suspendues ou annulées, quels sont les facteurs qui ont mené à cette conclusion?

Mme Boucher : Précisons que dans la moitié des cas il n'y a pas nécessairement de plaidoyer de culpabilité; l'accusé peut être déclaré coupable. Que ce soit à la suite d'un procès ou parce que la personne a volontairement reconnu sa culpabilité, la moitié des cas aboutissent à une reconnaissance de culpabilité.

L'étude réalisée par le ministère entre 1999 et 2004 concluait qu'environ 24 p. 100 des affaires étaient suspendues ou annulées, soit faute de preuves suffisantes pour satisfaire au critère exigé pour que la Couronne puisse entamer des poursuites, soit parce que le plaignant n'était pas disposé à participer au procès ou à continuer de participer à l'instance. C'est ce que cette étude concluait au sujet des raisons qui expliquent les suspensions ou les annulations.

Elle révélait aussi que dans 14 p. 100 des cas, la conclusion n'était pas publiée, alors il règne une incertitude. Il n'y a aucune information. Puis, dans 13 p. 100 des cas, l'accusé a été déclaré innocent. Les résultats sont très variés.

Le sénateur Chaput : Dans les affaires qui ne sont pas publiées, est-ce que l'étude montre si c'était une question d'âge? Est-ce qu'il s'agissait d'adolescents?

Mme Boucher : Non; pour ces 14 p. 100 des cas, les renseignements ont simplement été mal consignés dans les documents judiciaires ou dans le dossier et les données sont inutilisables. On ne peut pas savoir ce qu'il est advenu du dossier. Ce n'est pas parce que quelqu'un ne l'a pas transmis. C'est peut-être une erreur dans la tenue du dossier qui les a empêché de connaître l'issue de l'affaire.

La présidente : Je vous remercie toutes deux infiniment. Nous pensons qu'il est particulièrement important que le comité comprenne bien l'effet concret de ce que nous faisons et de ce que nous étudions dans le Nord, alors votre témoignage nous est très utile. Nous vous sommes reconnaissants d'être restées plus longtemps que prévu.

Chers collègues, nous nous retrouverons demain dans cette pièce à 10 h 30.

(La séance est levée.)


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