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APPA - Comité permanent

Peuples autochtones

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones

Fascicule no 18 - Témoignages du 1er mars 2017


OTTAWA, le mercredi 1er mars 2017

Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd'hui à 18 h 45 pour étudier les nouvelles relations entre le Canada et les Premières Nations, les Inuits et les Métis.

La sénatrice Lillian Eva Dyck (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bonsoir. Je désire souhaiter la bienvenue à tous les sénateurs et aux membres du public qui assistent dans cette salle à la réunion du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones ou qui la regardent sur le Web.

Dans un esprit de réconciliation, je tiens à souligner que nous nous réunissons sur le territoire non cédé des peuples algonquins du Canada.

Je m'appelle Lillian Dyck et je viens de la Saskatchewan. J'ai l'honneur et le privilège de présider le comité. J'invite maintenant les sénateurs à se présenter.

Le sénateur Watt : Charlie Watt, du Nunavik.

Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Pate : Kim Pate, de l'Ontario.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

Le sénateur Sinclair : Murray Sinclair, du Manitoba.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l'Ontario.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Beyak : Lynn Beyak, de l'Ontario.

Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l'Alberta.

La présidente : Merci, honorables sénateurs. Nous poursuivons aujourd'hui notre étude des nouvelles relations entre le gouvernement et les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Nous continuons à examiner les études menées à ce sujet. Nous avons aujourd'hui le privilège d'accueillir Frank Tester, professeur émérite, University of British Columbia, qui est expert de l'histoire des relations entre les Inuits et la Couronne.

Professeur, vous avez la parole. Après votre allocution, nous passerons la parole aux sénateurs, qui vous poseront leurs questions. Merci.

Frank Tester, professeur émérite, University of British Columbia, à titre personnel : Merci. Je suis heureux que l'hiver de Vancouver m'ait accompagné. Les changements climatiques réussiront peut-être à unifier notre pays. Je n'avais jamais pensé à cet avantage avant d'arriver ici.

Permettez-moi tout d'abord de souligner que l'histoire de la relation entre les Inuits et la Couronne est très différente de celle de la relation entre les Premières Nations et la Couronne. Les deux sont parfois similaires, mais elles se distinguent par des différences extrêmement importantes. Je crois que cela provient du fait que cette relation a été très intense au cours de la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale.

Je vous dirais que la relation qui a précédé la Deuxième Guerre mondiale s'est surtout articulée dans un climat de négligence. La Couronne était très peu présente dans l'Arctique; elle était principalement représentée par la GRC. La Compagnie de la Baie d'Hudson occupe une place prédominante dans cette histoire. Tout au début de cette période, avant 1911, les flottes de chasseurs de baleines écossais et américains, évidemment, priment dans l'histoire des relations entre les peuples Inuits et non-Inuits. Toutefois, je vais me concentrer sur la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale.

À l'encontre de la colonisation des Premières Nations du sud du Canada, celle des Inuits se déroule au cours d'une période très intéressante pendant laquelle le Canada devient un État providence semi-libéral. On s'attendrait donc à ce que les choses se passent très différemment. Elles sont quelque peu différentes, mais dans bien des aspects, la relation développée avec les Premières Nations dans le Sud s'est reproduite dans Nord.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la vieille garde administrative a quitté l'Arctique. Bon nombre des administrateurs haut placés avaient en fait combattu pendant la Première Guerre mondiale. Leur attitude envers les Inuits de la région et de l'Arctique était parcimonieuse. Autrement dit, ils pratiquaient des économies de bouts de chandelle. Cette attitude a entraîné de graves problèmes qu'il a fallu aborder après la Deuxième Guerre mondiale... le plus connu étant, à mon avis, l'épidémie de tuberculose.

Après la Deuxième Guerre mondiale, on s'est intensément concentré sur cette épidémie de tuberculose, qui a causé d'énormes répercussions sur les Inuits qui vivaient dans l'Arctique de l'Est et dans l'Arctique québécois. On a évacué les Inuits vers le Sud pour les traiter. Vous le savez probablement, le traitement de la tuberculose a été brutal jusqu'à ce que l'on découvre l'isoniazide vers les années 1952-1953. On traitait les malades en les forçant à se reposer sous les rayons du soleil.

Quand j'étais jeune, j'ai travaillé à l'ancien Mountain Sanatorium à Hamilton, en Ontario. C'est ainsi que j'ai appris de quelle manière on traitait la TB de ce temps-là. Le Mountain Sanatorium recevait principalement des Inuits de l'Arctique québécois.

À la suite de la Deuxième Guerre mondiale, la Couronne a fait face à plusieurs situations d'urgence. L'une d'elles était l'épidémie de TB. On estime que de 33 à 35 p. 100 des Inuits qui vivaient dans l'Arctique canadien ont été évacués à un moment ou à un autre pour recevoir des traitements dans le Sud. Ces traitements étaient terribles. Je ne sais pas combien d'entre vous ont eu l'occasion de voir le film intitulé Ce qu'il faut pour vivre. C'est un film extraordinaire qui décrit cette épreuve.

Ces gens vivaient de la chasse et du piégeage. Vous enlevez le pourvoyeur de la famille pour le placer dans un sanatorium pour tuberculeux dans le Sud pendant un an, deux ans, trois ans; il y a bien des chances qu'il ne retourne jamais chez lui. Les répercussions qu'en subissaient les membres de sa famille élargie, qui comptaient sur lui pour survivre, étaient désastreuses, et le traitement que subissait le chef de famille était extrêmement éprouvant.

J'ai par exemple des photos de jeunes hommes très actifs qu'il fallait, selon la logique de l'époque, isoler et immobiliser dans un plâtre moulé en une pièce pour qu'ils ne s'activent pas. Ils devaient au contraire jouir des bienfaits du repos et des rayons du soleil sur les balcons du sanatorium. C'était horrible. Ce traitement a un peu changé à partir de 1953 lorsqu'on a découvert l'isoniazide et d'autres combinaisons de médicaments.

La relation avec la Couronne est compliquée. Les survivants de la TB nous disent deux choses. L'expérience qu'ils ont vécue était absolument horrible. Cependant, les aînés auxquels j'ai parlé sont aussi reconnaissants qu'on leur ait sauvé la vie. On observe ces deux attitudes. Le débat fait rage sur les raisons pour lesquelles on a traité les malades de cette façon. Je pourrais vous donner ces raisons, parce que j'ai fait quelques recherches sur cette question, mais Hugh Keenleyside était sous-ministre de l'ancien ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord. Vous le savez bien, ce ministère a souvent changé de nom, mais vous savez ce que je veux dire. Hugh n'a pas fait long. En 1952, il n'était déjà plus là. Il voulait réformer. Il tenait à régler ces problèmes, et il a commencé à faire bouger certaines choses.

Il est intéressant de constater que l'histoire s'est déroulée très différemment dans le cas des pensionnats. Croyez-le ou non, déjà en 1949 — les documents que j'ai trouvés dans les archives le prouvent clairement — l'administration du Nord savait parfaitement que la politique des pensionnats se soldait par un échec total. Les dirigeants du Nord ont décidé de ne pas appliquer cette politique dans l'Arctique canadien en enlevant les enfants inuits. Ils s'opposaient à l'ingérence de l'Église; j'ai des documents qui le prouvent clairement. Ils ont décidé d'établir ce qu'ils ont appelé des « externats fédéraux ».

Ces externats fédéraux étaient différents des pensionnats, mais ils ont fini par leur ressembler. En effet, les administrateurs désiraient créer des écoles pour les enfants inuits des communautés naissantes de l'Arctique canadien, mais comme les Inuits vivaient principalement de la terre dans leurs camps traditionnels, les écoles devraient loger ces enfants. Les administrateurs cherchaient à créer une sorte d'internat. En faisant ces recherches et en présentant les résultats en 2006 ou 2007, j'ai fait tout mon possible pour souligner cette différence et cette similarité.

Malheureusement, l'Église catholique romaine avait conclu une sorte d'entente avec le gouvernement avant de lancer la mise en œuvre de cette politique en 1949. Elle a donc construit le pensionnat de Chesterfield Inlet, Turquetil Hall, achevé en 1954.

C'est ainsi qu'il se trouve des externats fédéraux dans l'Arctique de l'Est. Cependant, il fallait loger ces enfants quelque part; on les a donc placés dans des établissements que dirigeaient les épouses de prêtres anglicans ou d'une autre personne de la collectivité. Je vous dirai que l'expérience de ces enfants n'était pas bien meilleure que celle des enfants des pensionnats. On a réussi à loger certains enfants dans des familles inuites, comme dans les villages de Qamani'tuaq et de Baker Lake.

Le problème le plus grave — et le sénateur Murray le sait bien — est le cas du pensionnat Turquetil Hall à Chesterfield Inlet, qui recevait des enfants de toute la région de Kivalliq, et même de plus au nord. Les enfants de ce pensionnat ont été victimes d'agression mentale, physique et sexuelle, cela ne fait absolument aucun doute. Ces méfaits ont eu lieu plus tard que ceux qu'ont subis les Premières Nations du sud du Canada, mais ils étaient très semblables.

L'intention n'était pas la même, mais les résultats se sont avérés très similaires. Ces résultats résument parfaitement cette politique scolaire. Ces choses se sont passées dans l'Arctique québécois, où le gouvernement fédéral était encore présent. Elles ont changé dans les années 1960 quand le Québec a commencé à exiger plus d'indépendance et que son gouvernement provincial a décidé d'assumer la responsabilité des Inuits. Mais c'est une autre histoire compliquée.

À l'encontre de ce que j'ai lu, dans les années 1940 et au début des années 1950, jusqu'à environ 1956 — particulièrement en 1957-1958 pour les raisons que je vous donnerai tout à l'heure —, le gouvernement ne voulait pas que les Inuits vivent dans des communautés. Il préférait qu'ils vivent sur leurs terres dans leurs « camps traditionnels », dans leurs tentes et dans leurs igloos, et cela pour une raison très simple : le gouvernement avait terriblement peur — et les documents que j'ai trouvés dans les archives le prouvent amplement — que les Inuits deviennent entièrement dépendants des services d'aide sociale de l'État, comme c'était le cas des Premières Nations du sud du Canada. Le gouvernement ne voulait pas d'Inuits flânant autour des postes et des établissements de l'Arctique de l'Est. Il les voulait sur leurs terres, aussi loin des villes que possible. Il a ordonné à la GRC — j'ai les documents où figurent ces ordres — de chasser les Inuits loin des villes afin qu'ils ne reviennent pas autour des postes pour recevoir des prestations d'aide sociale ou autres.

Cependant, cette attitude se heurtait à la Loi de 1945 sur les allocations familiales. Les Inuits avaient droit à ces allocations familiales comme tous les autres Canadiens — nous touchons ici le statut constitutionnel des Inuits, qui est un sujet très vaste et vraiment intéressant —, parce que le gouvernement considérait les Inuits comme des citoyens canadiens ordinaires. Le gouvernement ne voulait pas les traiter comme des Autochtones, même s'il le faisait en réalité. Il tenait à ce que les lois traitent les Inuits comme des Canadiens ordinaires afin d'éviter tous les problèmes auxquels il s'était heurté avec les Premières Nations des régions du sud du Canada. Pardonnez-moi de parler des régions du sud du Canada, parce que l'on ne trouve pas de Premières Nations uniquement dans les régions que les gens considèrent comme le sud du pays. J'espère que vous comprenez ce que j'essaie de dire.

Un arrêt prononcé par la Cour suprême en 1939 nous aidera à comprendre la relation entre les Inuits et la Couronne. Le gouvernement provincial du Québec avait lancé un recours au Tribunal contre le gouvernement fédéral pour essayer de récupérer l'argent qu'il avait versé aux Inuits du Québec arctique dans les années 1930, soulignant que le gouvernement fédéral était responsable des Inuits. Évidemment, on ne trouve nulle part dans la Constitution les mots Esquimaux ou Inuits. En 1935, cette affaire s'est retrouvée devant la Cour suprême, qui a rendu sa décision en 1939.

Je pourrais écrire une pièce de théâtre vraiment intéressante sur cette affaire. Un anthropologue de grand renom — ou bien connu, suivant l'angle par lequel on regarde la situation —, Diamond Jenness, était le témoin principal de la Couronne, et Franz Boas était celui de la Province du Québec.

La Cour suprême a affirmé qu'aux fins de l'administration, les Inuits étaient une autre sorte d'Indiens. Autrement dit, la Constitution avait pour intention — bien qu'elle ne mentionne ni Esquimaux ni Inuits — de placer la responsabilité des peuples autochtones du pays sur les épaules du gouvernement fédéral, et les Inuits étaient des peuples autochtones, par conséquent il incombait au gouvernement fédéral de payer les frais exigés. Le gouvernement fédéral a donc perdu son procès, et les Inuits sont considérés comme des peuples autochtones.

Le gouvernement s'est alors demandé s'il fallait inclure les Inuits dans la Loi sur les Indiens. La Deuxième Guerre mondiale a interrompu ces débats en détournant l'attention du gouvernement. En 1949, le gouvernement avait renoncé à se poser cette question. Pour éviter tous les « problèmes » auxquels il s'était heurté en administrant les affaires indiennes, il avait décidé de traiter les Inuits comme des Canadiens ordinaires. À mon avis, il ne les a jamais traités ainsi, mais c'est ce qu'il prétendait.

La construction du réseau DEW, ou réseau d'alerte avancé, est un autre facteur important de ce que j'appelle la période coloniale. Ce réseau a été construit au nom du gouvernement américain par la société General Electric, qui en un an, ou un an et demi, a construit une ligne de postes radars à travers tout l'Arctique canadien.

La société GE avait pour cela embauché de nombreux Inuits comme ouvriers. Construits bien sûr dans un paysage très plat, ces énormes appareils étaient évidemment très en vue; ils ont causé d'énormes répercussions sur la vie et sur la culture des Inuits qui vivaient autour de ces radars. Pour la première fois de leur histoire, les Inuits ont vécu l'expérience de recevoir un salaire pour leur travail. Ils ont appris à vivre dans de grands dortoirs en bois, à manger les aliments des Blancs, et cetera. Le réseau DEW a considérablement changé leur vie et leur compréhension de ce qui se passait à cette époque.

Je voudrais aussi souligner le fait que l'aspect matériel de la vie a énormément changé après la Deuxième Guerre mondiale. Ces changements ont considérablement influencé la relation entre la Couronne et les Inuits. Autrement dit, cette relation évoluait en fonction de la conjoncture économique. La réalité économique de l'époque provient du fait qu'à la fin de la chasse à la baleine dans l'Arctique, en 1911, la Compagnie de la Baie d'Hudson s'est installée dans la région. En 1911, elle a établi son premier poste à Kimmirut, tout au sud de l'île de Baffin. Dès 1925, 1926, 1928, on trouvait des postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson un peu partout.

Après avoir gagné un peu leur vie en travaillant pour les baleiniers, les Inuits se sont mis à piéger les renards pour la Compagnie de la Baie d'Hudson. L'ère du piégeage a duré à peu près jusqu'à la fin des années 1940. En 1945, la peau de renard blanc se vendait pour environ 25 $ dans toute la région de l'Arctique. Mais en 1949, ce prix avait chuté à 3,50 $, et les peaux que vendaient les postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson étaient déplorables. Autrement dit, l'économie inuite était moribonde.

Je crois que cette chute du prix des peaux de renard est due à trois facteurs. Après la Deuxième Guerre mondiale, la Russie a tenté de combler son déficit en inondant le marché des fourrures pour attirer des devises de l'étranger. En outre, la technologie fait toujours des pas de géant à la suite d'une guerre. On s'est mis à produire des matériaux synthétiques. Il est facile d'imiter la fourrure avec de la rayonne, du nylon et autre. Et puis, la mode des dames a changé; les rebords de fourrure de renard n'avaient plus leur place sur les manteaux d'hiver. C'est ainsi que le prix des peaux a chuté.

L'économie inuite était vacillante. Les Inuits faisaient face à d'énormes problèmes. Le célèbre photographe Richard Harrington a très bien documenté cette situation. Les Inuits mouraient de faim pendant l'hiver de 1949-1950. Les Inuits de Padlei, dans le sud de la région de Kivalliq — que l'on appelait auparavant la région de Keewatin — mouraient d'inanition. Il a documenté cela. Dans le livre qu'il a publié en 1952, vous verrez des photos d'Inuits qui meurent de faim.

Malheureusement, ce n'était pas tout. Pendant l'hiver de 1957-1958, 19 Inuits sont morts d'inanition à Garry Lake, dans l'Arctique canadien. On a évacué les survivants à Baker Lake, puis à Arviat, dans une nouvelle communauté du nom de Whale Cove, un centre de réadaptation situé sur la côte ouest de la baie d'Hudson. On les a aussi installés à un endroit du nom d'Itavia, un petit centre de réadaptation construit juste à l'extérieur du village qui est aujourd'hui Rankin Inlet.

Le gouvernement a ensuite réinstallé les Inuits — pour des raisons très intéressantes, mais suspectes — d'Ennadai Lake, dans la région intérieure sud de Kivalliq, juste au nord de la frontière du Manitoba. Le gouvernement y avait construit une station météorologique. Cela se passe après la Deuxième Guerre mondiale. Les avions en destination de l'Europe volaient au-dessus de l'Arctique par la Route polaire parce qu'évidemment, c'était la voie la plus courte. Mais comme les conditions météorologiques étaient importantes, le ministère des Transports a construit une station météorologique à Ennadai Lake.

Les Inuits qui vivent à Ennadai Lake sont parmi les seuls groupes d'Inuits au monde qui vivent entièrement à l'intérieur des terres. Autrement dit, ils ne vivent pas de la chasse aux phoques. Ce ne sont pas des habitants côtiers. Ils vivent principalement de la pêche et de la chasse aux caribous. Les préposés à cette station météorologique envoyaient des rapports indiquant que les Inuits mouraient de faim et qu'ils avaient de la peine à survivre parce qu'ils avaient pris l'habitude de flâner autour de la station pour mendier. Le gouvernement a alors décidé de les installer ailleurs. Nous n'avons ici qu'une parmi les multiples réinstallations d'Inuits dans l'Arctique de l'Est. J'ai d'ailleurs écrit un livre à ce sujet. Le gouvernement a décidé de les réinstaller là où ils pourraient gagner leur vie de la manière traditionnelle, en chassant le caribou et en pêchant. Il les a établis à mi-chemin entre Ennadai Lake et la communauté actuelle d'Arviat, en un lieu du nom de Henik Lake. Comme pendant l'hiver de 1957-1958, ils continuaient à mourir de faim, le gouvernement a fini par les évacuer à Arviat, qu'à l'époque on appelait Eskimo Point.

Pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi? Je soupçonne que ce n'était pas uniquement à cause des gens qui mendiaient aux portes de la station. Je soupçonne que le directeur de la station n'aimait pas voir ses jeunes employés blancs s'intéresser aux femmes inuites. Il a inventé une raison de faire transférer ces gens... causant par cela même une catastrophe.

Mon collègue Ole Gjerstad présente l'affaire Kikkik dans un film documentaire extraordinaire. Hana Gartner a abordé ce procès dans le tout premier documentaire qu'elle a présenté à son émission de CBC The Fifth Estate. Cette réinstallation s'est soldée par une catastrophe tragique dont a découlé l'un des procès les plus intéressants de toute l'histoire du Canada, à mon avis.

Une jeune mère inuite de toute petite taille avait été accusée d'avoir tué son beau-frère. Presque fou et mourant de faim, celui-ci l'avait attaquée avec un couteau pour une raison quelconque. Elle l'a tué, puis elle est partie vers le poste de la Compagnie de la Baie d'Hudson à Padlei en tirant ses enfants sur une peau de caribou. Épuisée, elle a eu le génie de leur confectionner une sorte de caverne de neige et a continué son chemin seule. Pendant ce temps la GRC, qui savait qu'il y avait eu un problème à Henik Lake, a aperçu la jeune femme au cours d'un vol de reconnaissance.

Cette histoire illustre de manière intéressante la relation confuse entre la Couronne et le peuple inuit. Dans le cas qui nous occupe, l'agent de la GRC avait un grand cœur et a fait tout son possible pour régler ce problème, qui en fait avait été causé par la politique de réinstallation du gouvernement. Je vous décris ici un exemple parmi tant d'autres. Je pourrais passer le reste de la nuit à vous en raconter d'autres du même genre.

Comme cette famine causait un énorme problème, le gouvernement a modifié sa politique. Il a décidé de cesser de repousser les Inuits dans les terres pour éviter qu'ils ne deviennent dépendants de ses prestations sociales. Au lieu de cela, il a décidé de moderniser les Inuits et de les intégrer dans sa société industrielle aussitôt que possible.

En 1958, Ben Sivertz, l'administrateur des régions nordiques au ministère des Affaires indiennes et du Nord, a rédigé un article qu'il a intitulé « Culture Change : Fast or Slow ». Publié dans la circulaire qui s'adressait à tous les fonctionnaires du ministère, cet article proposait une solution très claire : intégrer les Inuits, qu'ils le veuillent ou non, dans la culture moderne du pays aussi rapidement que possible. Cette solution est devenue la politique gouvernementale en 1958-1959.

Comment s'y prend-on pour le faire? Eh bien, on les réunit en colonies. On ne les laisse plus vivre de la chasse et de la pêche. S'ils meurent de faim, le gouvernement sera dans l'embarras. Et en fait, le gouvernement s'est retrouvé dans un embarras indescriptible. Cette famine a fait les manchettes dans le monde entier. J'ai des copies de lettres envoyées par des habitants des Antilles qui demandent : Que fait le gouvernement? Le Canada est un pays moderne, et les gens y meurent de faim? Que se passe-t-il donc! Profondément embarrassé, le gouvernement a décidé de regrouper les Inuits en colonies le plus rapidement possible.

Alors voici ce qui s'est passé. Les Inuits avaient déjà commencé à emménager dans des colonies pour différentes raisons, mais après 1958-1959, ils y sont arrivés par vagues. En 1965, les Inuits vivaient dans des colonies établies partout dans l'Arctique autour des postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson et de la GRC. On ne comptait presque plus d'Inuits vivant de la chasse et de la pêche dans leurs terres.

Les événements tragiques n'ont pas manqué. J'ai participé au tournage d'un film d'Ole Gjerstad et à la Qikiqtani Truth Commission, j'ai fait des recherches pour déterminer le sort de chiens de traîneau inuits... un vrai cortège de misères. En parlant de massacre, on ne se trompe pas du tout. J'ai déniché le procès d'un agent de la GRC à Pangnirtung qui avait tué 250 chiens en une année... un vrai massacre.

Toute cette situation baignait dans le conflit et dans la confusion. Les Inuits s'installaient dans les colonies avec leurs chiens. Leurs chiens, bien sûr, les connaissaient. Les chiens de traîneau ne sont pas des animaux de compagnie, mais les Inuits ne les attachaient pas. Pourquoi? Parce qu'ils n'avaient rien sous la main pour les attacher. J'ai regardé dans les registres de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Vendait-elle des chaînes pour attacher les chiens? Non. Allait-elle en faire livrer la semaine suivante? Non, parce qu'à cette époque, la Compagnie de la Baie d'Hudson ne recevait les articles lourds qu'une fois par année par bateau, alors il fallait attendre au moins un an. Combien coûte une chaîne? Une petite fortune. Combien d'Inuits avaient assez d'argent, dans les circonstances, pour acheter une chaîne? Très peu d'entre eux. Cette situation a provoqué un autre désastre.

Alors comme le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest venait d'adopter une loi permettant de tirer sur les chiens errants, les agents de la GRC ne se sont pas gênés. Avaient-ils tort de le faire? Oui et non. On ne laisse pas des chiens de traîneau errer dans les rues où marchent de jeunes enfants qui apportent de la viande à la maison. D'un autre côté, quand des agents de la GRC qui ne parlent pas l'inuktitut côtoient des Inuits qui ne comprennent pas ce qu'est une loi au sens euro-canadien du terme, il faut s'attendre à un autre désastre. Vous comprenez donc que la situation était extrêmement compliquée.

À mon avis, l'État a fait preuve d'une grave négligence en ne respectant pas les Inuits, en communiquant mal avec les gens, en ne traduisant et n'expliquant pas les lois, en n'abordant pas les réalités quotidiennes de la vie communautaire pour des gens qui étaient habitués à vivre sur leurs terres dans des camps de chasse et de piégeage. L'État a fait preuve d'une négligence impardonnable. D'un autre côté, les choses évoluaient si rapidement que les gens n'avaient pas le temps de prévenir les problèmes. C'était une vraie pagaille.

Entre 1955 et 1965, la relation entre les Inuits de l'Arctique canadien et le gouvernement était extrêmement chaotique. L'État n'a pas du tout abordé les problèmes de la vie quotidienne dans le sens de ses devoirs et de ses responsabilités.

J'ai fait beaucoup de recherches et j'ai écrit de nombreux articles sur le logement. C'était abominable. La politique du logement adoptée en 1959 accordait aux Inuits des logis à peine meilleurs que des chenils. Elle allait leur offrir une maison que l'on appelait la 512 — pour 512 pieds carrés. Les premières ont été montées à Frobisher Bay ou à Apex en 1954 quand Doug Wilkinson, le célèbre cinéaste, était agent de service dans le Nord. Ces maisons de 512 pieds carrés étaient d'assez bonne qualité. Elles coûtaient 10 000 $ une fois installées sur les lieux, ce qui, en 1954-1955, était extrêmement cher. Le gouvernement a donc décidé que puisque les Canadiens en assumaient les frais et que les Inuits étaient des citoyens canadiens — c'est ainsi qu'est née la politique exigeant que l'on traite les Inuits comme tous les autres citoyens canadiens —, il faudrait offrir aux Inuits des maisons qu'ils seraient en mesure de payer. Combien un Inuit pouvait-il mettre de côté pour acheter une maison, en 1959? Ceux qui gagnaient 400 $ par année étaient très fortunés.

Le gouvernement a fini par installer ce qu'on a appelé les « boîtes d'allumettes ». Elles coûtaient, sur les lieux, entre 1 200 $ et 1 500 $, et un peu moins pour ceux qui les montaient eux-mêmes. Ce fut un nouveau désastre. Ces maisons étaient mal chauffées; vous pouvez donc imaginer le coût du chauffage pour leurs résidents. Aucun d'eux ne pouvait soutenir de pareils coûts. Ces maisons étaient meurtrières.

J'ai aussi travaillé dans le domaine de la recherche médicale et de la santé publique. Je vais vous dire comment cette situation a évolué. Ces boîtes étaient très humides dans un climat extrêmement sec, et vous avez bébé Toby qui se promène à quatre pattes sur un plancher à peine moins froid que le point de congélation.

J'ai vécu dans une de ces boîtes d'allumettes quand j'étais étudiant. J'ai passé l'hiver dans mes bottes de peau de mouton. En octobre, j'ai fait l'énorme bêtise de nettoyer mon plancher... qui s'est immédiatement transformé en patinoire. Tous les enfants du village sont venus me rendre visite le lendemain et évidemment, j'ai acquis à Arctic Bay une réputation assez humiliante. J'avais créé une patinoire dans ma maison-boîte d'allumettes, les gamins s'amusaient comme des fous en glissant sur mon plancher et en se moquant de moi. C'est ainsi que j'ai appris à survivre à Arctic Bay pendant quelques années.

Évidemment que le taux de mortalité infantile a grimpé, parce que les oncles et les tantes prenaient les bébés du plancher pour les lever dans leurs bras vers un plafond où la température était cinq fois plus élevée que celle du plancher. Les enfants mouraient de pneumonie. Il n'y avait pas d'installations hygiéniques. Charlie saura de quoi je parle si je mentionne les seaux à miel. C'était des sacs à ordures en plastique vert que l'on attachait et qu'on laissait dehors. Ils gelaient, et quand on ne les ramassait pas au printemps, ils se déchiraient. Les rues devenaient de vrais égouts.

Au début des années 1960, le taux de mortalité infantile chez les Inuits était de 400 sur 1 000. Autrement dit, 4 enfants sur 10 mouraient avant d'atteindre l'âge d'un an. J'ai cherché des taux comparables dans les pays que l'on dit « en développement ». En 1958, le taux de mortalité infantile de l'Inde était de 300 sur 1 000. Je dirai par conséquent que le taux de mortalité dans l'Arctique canadien était le plus élevé au monde à cause des conditions de vie créées par un gouvernement parcimonieux qui avait décidé de considérer le logement comme un produit marchand qu'il allait offrir aux Inuits pour un prix qu'ils seraient en mesure de payer. Donc pour un somme de 1 200 $ à 1 500 $, on leur a donné une cabane en contreplaqué sans isolation et sans installations hygiéniques.

Les résidents mouraient dans ces boîtes. J'ai lu le rapport de recherche d'un médecin de la santé publique qui a comparé le taux de mortalité infantile dans les igloos et celui des résidents des maisons fournies par le gouvernement vers la fin des années 1950 et le début des années 1960 chez les Inuits de l'Arctique de l'Est. Il est absolument certain que les Inuits auraient été bien mieux logés dans des igloos que dans les cabanes en contreplaqué du gouvernement.

Mais tout cela a changé. Gordon Robertson, un fonctionnaire canadien d'excellente réputation, a été sous-ministre de 1953 à 1963. Je pourrais vous décrire en long et en large les bienfaits qu'il a apportés à l'Arctique en assumant sérieusement les responsabilités de son poste.

Ben Sivertz, un homme très intéressant que j'ai interviewé pendant des jours peu avant son décès, était figé dans une logique d'assimilation libérale. Il est responsable de la politique de 1959 sur le logement et de la catastrophe que je viens de vous décrire.

Le gouvernement libéral des années 1950 a apporté un certain changement. En 1965, on a reconnu que la politique du logement était catastrophique. D'après mes recherches, la politique du logement la plus progressiste appliquée chez les Inuits a commencé en 1965. Cette politique de logement social visait à répondre aux besoins, et non à la capacité de payer.

Je m'intéresse à l'architecture et à l'aménagement du cadre de vie. En examinant la conception des logements, j'y vois encore de nombreux problèmes, mais il n'y a aucun doute que cette politique était bien meilleure. C'était évidemment la période de l'adoption de la Loi nationale sur l'habitation et de la création de la SCHL, deux grandes innovations dans le domaine du logement social au Canada, dont les effets se sont propagés jusque dans l'Arctique de l'Est. Elles ont avantagé tous les Canadiens, comme les résidents de l'ensemble domiciliaire qui se trouve tout près de chez moi, à False Creek, en Colombie-Britannique, ceux des projets domiciliaires créés à Toronto, et cetera.

La situation a donc changé pendant une brève période. Les conditions de logement se sont améliorées, même si elles étaient loin d'être idéales.

Mes recherches sur les politiques gouvernementales se concentrent sur le logement, qui constitue un problème encore aujourd'hui. Au Nunavut, de 47 à 53 p. 100 des logements sont surpeuplés. Je n'y vois pas un lien direct de cause à effet dans le cas du logement. Toutefois, la situation actuelle du logement des Inuits au Nunavut est à la base d'une longue liste de problèmes sociaux — violence familiale, suicide, incapacité qu'ont les jeunes d'étudier et de maintenir un bon rendement scolaire, incapacité qu'ont les gens de se lever pour respecter un horaire quotidien de travail, et cetera. Les résultats de mes recherches à ce sujet sont tout à fait clairs. La situation du logement dans laquelle se trouvent les Inuits et la politique de logement qu'applique le gouvernement au Nunavut est un désastre systémique qui entraîne de graves répercussions.

Tout cela découle de l'histoire coloniale. Voilà à quoi ressemblait la situation dans les années 1940, 1950 et 1960. Nous avons hérité — mais c'est un autre sujet — d'une situation qui perdure alors que les Inuits commencent enfin à protester. Ils ont créé ITK, Inuit Tapiriit Kanatami, en 1971 et le Conseil circumpolaire inuit en 1976. Ils ont entamé la négociation non seulement d'une revendication territoriale, mais d'une revendication politique, que je ne trouve pas très idéale non plus. Quoi qu'il en soit, ces protestations ont commencé juste après la publication du livre blanc, qui ne touche pas uniquement les Inuits, mais toutes les Premières Nations. Pendant cette même période, nous avons eu l'enquête Berger, au début des années 1970.

J'ai présidé l'enquête que le gouvernement fédéral a menée sur le projet Polar Gas. En 1978-1979, la société Polar Gas proposait de construire un gazoduc à partir de l'Extrême Arctique jusqu'à Longlac, en Ontario. Ce projet allait coûter 12 milliards de dollars. Les protestations des Inuits ont déclenché une série d'événements, qui se sont soldés par la création du Nunavut en 1999.

La présidente : Merci, professeur. Vous nous avez présenté un historique très détaillé. Nous allons maintenant entamer notre ronde de questions. Mais avant cela, je voudrais souligner qu'aujourd'hui, notre comité a publié son rapport sur le logement dans le Nord. Nous en cherchons un exemplaire à vous remettre, en espérant que vous nous donnerez une note de passage.

M. Tester : Je vais regarder cela.

La présidente : Nous commençons notre ronde de questions par notre vice-président, le sénateur Patterson.

Le sénateur Patterson : Je tiens à souhaiter la bienvenue au professeur Tester, à le remercier et à le féliciter de son habillement. Vous nous avez présenté une description éloquente et passionnante de l'ère coloniale, comme vous l'appelez. Vous nous avez aussi donné une idée de ce qui nous attendra une fois que l'on aura réglé toutes les revendications territoriales des régions inuites du Canada et après la création du Nunavut.

Voudriez-vous nous présenter la situation dans laquelle, selon vous, nous nous trouvons à l'heure actuelle? J'ai été frappé d'entendre la présentation du budget à l'Assemblée législative du Nunavut la semaine dernière. Comme vous le savez, le Nunavut tire à peu près 90 p. 100 de ses fonds du Trésor fédéral. Le ministre des Finances a souligné que le budget qu'il présentait à la Législature s'élevait à presque 2 milliards de dollars. J'ai calculé que cette somme se solde à environ 53 000 $ pour chacun des quelque 36 000 habitants du Nunavut.

Certains affirmeraient qu'au cours de ces dernières années, nous avons dépensé beaucoup d'argent pour régler les problèmes de 85 à 90 p. 100 de la population qui est inuite. J'ai entendu des gens dire que pour compenser l'histoire affreuse de l'ère coloniale que vous nous avez décrite, les gouvernements se sont peut-être dirigés dans la direction opposée. Ils ont inondé les communautés en facilitant l'accès au soutien du revenu. Je ne cherche pas à atténuer l'horreur de la situation, car je sais qu'il n'y a que très peu d'emplois dans les communautés, et qu'il est bon de fournir du logement — pas vraiment assez, mais de meilleure qualité — sans loyer ou presque, surtout pour les prestataires de soutien du revenu et pour les aînés.

Pourriez-vous nous décrire la relation actuelle entre le gouvernement, ou sa politique, et les Inuits? Sans être tout à fait d'accord avec eux, je peux vous dire que certains critiques affirment que nous avons créé une culture de victimisation et du « tout m'est dû » qui a miné l'esprit d'entrepreneuriat et d'indépendance des Inuits grâce auquel ils ont survécu pendant des millénaires dans les conditions climatiques les plus rigoureuses de la planète. Certaines personnes pensent que les Inuits étaient bien mieux quand ils vivaient sur leurs terres. Elles affirment qu'ils étaient plus sains mentalement et physiquement, et que les politiques gouvernementales actuelles n'ont aucunement contribué à renforcer leur autonomie. Que répondez-vous à cela?

M. Tester : Tout d'abord, je dois dire qu'il est certain que nous payons aujourd'hui les erreurs du passé. Aucun doute. Je suis un travailleur social et j'ai reçu une formation de psychothérapeute. J'ai travaillé auprès d'aînés inuits en matière de guérison. Il y en a beaucoup, parmi eux, que je considère comme des amis personnels.

Je suis parfaitement conscient des manifestations du traumatisme intergénérationnel et j'en vois de nombreux effets dans certaines familles et certaines circonstances. Donc, même si cela s'est passé dans les années 1950, 1960 et 1970, je n'ai aucune difficulté à comprendre comment les coûts sociaux et les répercussions d'événements antérieurs, comme les pensionnats ou ne serait-ce que la façon dont les responsables des établissements coloniaux traitaient les gens, se prolongent sur des générations successives. C'est un problème dûment étayé par des documents qui concerne les peuples autochtones du monde entier.

Donc, nous payons les coûts sociaux de l'histoire. C'est pour cette raison que je me suis intéressé à la période coloniale. Ce n'est pas simplement de l'histoire, c'est toujours bien vivant aujourd'hui à beaucoup d'égard. Et il faut en tenir compte.

Il est évident que la démographie soulève de graves problèmes. C'est aussi vrai de la région arctique du Québec et du Labrador. L'évolution démographique y est comparable à celle d'un autre pays où j'ai travaillé, la Tanzanie, du point de vue du pourcentage de jeunes de moins de 25 ans. Un jour, simplement parce que j'avais fait du travail dans ce pays, j'ai comparé les chiffres du Nunavut et de la Tanzanie. Ils étaient exactement pareils : environ 48 p. 100 de la population est âgée de moins de 25 ans.

Du point de vue des possibilités d'emploi et de perspectives d'avenir, c'est un problème réel qu'on n'aborde pas suffisamment. Je vais vous donner un exemple. Vous le savez aussi bien que moi. Quelle est la bande passante pour Internet? À quoi ressemble la connexion à Internet au Nunavut? Quant à moi, j'estime que l'avenir des jeunes Inuits et tous les jeunes en général passe par Internet, et les jeunes Inuits n'y ont pas accès à cause de la bande passante et des problèmes associés à ce genre de communications électroniques.

Si vous voulez devenir dessinateur de mode... regardez tout ce qu'il y autour de vous. Tout ce que vous portez, tout ce que vous achetez et toutes les marques que vous voyez en chemin, tout cela a été conçu par quelqu'un, quelque part. C'est simplement un exemple. C'est un emploi. C'est une possibilité économique dont des jeunes, notamment de jeunes Inuits, avec leur talent et leurs aptitudes artistiques considérables, pourraient profiter. Et ils ne le peuvent pas, pas avec le genre de connexion Internet qu'ils ont. Ils ne peuvent pas créer d'entreprises en ligne. On ne peut pas concevoir de modèles en ligne. Les jeunes ne peuvent pas tirer parti de leur extraordinaire talent. Je vous le dis, et je suis quelqu'un qui communique avec de jeunes Inuits par le biais des nouveaux réseaux sociaux depuis 20 ans. C'est frustrant. Je ne peux pas communiquer par Skype avec mes jeunes élèves inuits de Gjoa Haven grâce à la bande passante. C'est ridicule.

Quand on prend au sérieux l'évolution démographique et qu'on se rend compte de ce que pourrait être l'avenir économique des jeunes Autochtones avec tout ce qu'ils ont à offrir de talent en dessin de mode, en art, en photographie, en cinéma, et cetera, on se dit que quelque chose d'aussi élémentaire ne devrait pas manquer. Nous sommes prêts à verser de l'argent à des sociétés minières et à les subventionner pour former des gens qui travailleront dans le secteur de l'exploitation minière, et nous ne pouvons pas trouver d'argent pour régler le problème de la bande passante et des communications par Internet? C'est complètement absurde.

Je ne crois pas à l'argument selon lequel les gens ont une mentalité d'assistés sociaux, qu'ils n'ont plus d'esprit d'entreprise et qu'ils n'aspirent plus à faire des choses créatives et innovatrices. Au Nunavut, les obstacles structurels sont considérables. Je vais vous donner un exemple, mais il y en a des tas d'autres. On ne s'en est pas occupé. Et je ne crois pas qu'il soit si compliqué de le faire.

Je travaille tout le temps avec de jeunes Inuits. Le problème n'est pas seulement ce qu'on leur enseigne. Les réalités structurelles sont des obstacles considérables à la possibilité pour les jeunes de réaliser leur potentiel.

Je ne connais pas de jeunes qui veuillent rester assis à vivre de l'aide sociale. Curtis, un de mes élèves, est ici dans la salle. Il pourrait probablement vous en parler bien mieux que moi. Qu'est-ce qu'il veut? Il a toutes sortes de rêves en tête, mais la réalisation de ses rêves est entravée par des réalités structurelles dont on ne s'occupe pas. Personne n'a envie de rester assis à vivre de l'aide sociale. Je n'ai encore rencontré personne qui parle ainsi ou pense ainsi. Ils ont des espoirs, ils ont des rêves, ils ont des aspirations, mais ils sont déprimés et frustrés parce que les réalités structurelles qui leur permettraient de vivre la vie qu'ils souhaitent n'existent pas.

Le sénateur Patterson : Merci beaucoup. Je me faisais l'avocat du diable en posant cette question, mais votre réponse est très claire.

M. Tester : Ce n'est qu'un exemple, au fait. Je peux vous en donner beaucoup d'autres, mais nous n'avons pas le temps. C'est donc un simple exemple, mais il y a aussi beaucoup d'autres problèmes structurels. Je vais vous en donner un autre, rapidement.

Les entreprises d'extraction de ressources devraient ouvrir des perspectives d'avenir, puisqu'on ferme des mines. Est- ce qu'on a pris des engagements et des mesures pour utiliser la richesse et les ressources produites pour trouver des solutions de rechange qui dureront au-delà de la fermeture, quelles que soient les formes qu'elles prendront? J'ai vérifié. C'est lamentable, tout ce qu'on ne fait pas pour garantir des solutions de rechange une fois qu'une bulle d'une durée de quelques années aura disparu. L'attention qu'on y porte est lamentable. Les gens vivent de leur travail à la mine, puis la mine ferme, et ils doivent de nouveau faire appel à l'aide sociale. C'est ce qui se passe dans la région arctique du Québec. Alors? On ne peut pas faire mieux?

Le sénateur Patterson : Nous sommes conscients de l'héritage colonial que vous décrivez de façon si saisissante et qui est le lot du Nunavut. Ce sont les indicateurs sociaux et sanitaires du pays et du monde.

Vous avez parlé de dépenses contestables. On vient juste d'annoncer que le gouvernement fédéral et le gouvernement du Nunavut vont construire une prison de 76 millions de dollars à Iqaluit. Je me demande ce que vous en pensez comme travailleur social... comment réagir à cela? On parle d'une génération ou de générations successives qui vivent les effets d'un stress post-traumatique. C'est peut-être une façon brutale de le dire, mais il y a beaucoup de problèmes de santé mentale qui découlent des histoires d'horreur que vous nous avez racontées. Est-ce qu'il faut aussi s'occuper de ce terrible héritage social?

La nouvelle prison sera appelée centre de guérison. C'est le titre qui a été annoncé. Mais je me demande dans quelle mesure il y aura des ressources pour favoriser une vraie guérison. Pourriez-vous nous parler des besoins en santé mentale et des stratégies qui seraient bénéfiques?

M. Tester : Je viens de terminer la rédaction et la correction d'un livre avec 12 aînés inuits, qui sera publié par Fernwood Press en octobre prochain. [Note de la rédaction : le témoin s'exprime dans une langue autochtone.] C'est au sujet du savoir traditionnel des Inuits. Une des premières choses qu'il faut faire, c'est d'arrêter de parler et de commencer à écouter. Les Inuits savaient trouver les solutions qui leur convenaient.

Je suis très favorable au principe de la justice réparatrice. Le taux de violence conjugale au Nunavut est officiellement 14 fois plus élevé que la moyenne nationale du Canada. En fait, c'est probablement au moins 30 fois compte tenu de ce que je sais de la violence conjugale et du taux de signalements. C'est un problème épouvantable. Et ce n'est qu'un parmi d'autres.

Le taux de suicide parmi les jeunes hommes inuits de 13 à 25 ans est le plus élevé au monde. Il se compare à celui de la Norvège, assez étrangement parfois. Mais il est environ 10 à 12 fois plus élevé que la moyenne nationale du Canada. Pour ceux d'entre vous qui sont au courant de la situation parmi les Premières Nations de latitudes plus méridionales, on est à environ sept à huit fois. C'est donc bien pire au Nunavut.

Je dirais donc qu'il y a lieu d'écouter. Il y a beaucoup de choses qui me sont familières, étant donné que j'ai corrigé ce livre et que j'ai travaillé avec des aînés inuits, dont certains, en fait, sont maintenant décédés. Ils ont écrit leurs propres chapitres, et nous avons fait tout ce travail. Mark Kalluak, d'Arviat, est un bon exemple. Il y a un chapitre écrit par lui dans ce livre.

Il y a des passages magnifiques où ils expliquent comment ils s'y prenaient autrefois pour créer un être humain capable. C'est leur expression, traduite de l'Inuktitut. Ils ne disent pas « élever un enfant », mais « créer un être humain capable ». La différence est importante.

La justice réparatrice appliquée autrefois par les Inuits aux personnes qui avaient de la difficulté à guérir et à se réintégrer à la collectivité n'est pas une pratique que nous appuyons. Nous leur avons imposé un système judiciaire euro-canadien, qui est une forme de justice sociale antagoniste, agressive, fondée sur la culpabilité et orientée vers le châtiment, mais qui ne permet pas d'aborder correctement les problèmes de santé mentale et les problèmes sociaux qui affligent le Nunavut.

Si j'en avais les moyens, je mettrais en place un programme d'appui à la justice réparatrice dans toutes les collectivités inuites, en formant des gens, en les sensibilisant, en formant des formateurs, peu importe, mais en introduisant des méthodes inspirées du savoir traditionnel inuit sur la façon de régler le genre de problèmes qu'affrontent actuellement les Inuits, parce que nos méthodes actuellement ne fonctionnent tout simplement pas.

En bâtissant une prison qui va coûter des dizaines de millions de dollars, même si vous voulez faire un geste... je ne vois pas à quoi pourrait ressembler une guérison dans ce genre d'environnement. Je n'y crois pas du tout. C'est du gaspillage ridicule. Je prendrais cet argent et je l'investirais dans des pratiques de justice réparatrices en m'inspirant vraiment de la façon dont le savoir traditionnel inuit règle ce genre de problèmes. C'est ce que je ferais, et c'est ce que nous ne faisons pas.

Notre culture ne nous enseigne pas à écouter. Je dois sûrement plaider coupable, moi aussi. Je viens de vous parler sans arrêt. Mais j'aime à penser que, quand je suis avec des aînés inuits, je me la ferme et j'écoute. Et c'est comme cela que j'ai appris beaucoup de choses. C'est ce que nous devons faire, moi compris.

La sénatrice Pate : Mardi, j'ai posé à un témoin une question concernant ce projet de nouvelle prison. On peut bien l'appeler comme on veut, mais ce sera une prison. Le fait est que, la dernière fois que je suis allée visiter une prison dans le Nord, c'est là qu'ils avaient retiré les femmes et les enfants victimes de violence et que le coupable présumé se trouvait dans une autre partie de la prison. Comme c'était la seule ressource disponible, on l'utilisait, mais c'était une prison. Cela m'a frappée, d'autant plus que la Commission de vérité Qikiqtani avait conclu, comme les auteurs du rapport Creating Healthy Communities, qu'il vaudrait mieux investir ces ressources dans la collectivité.

Il existe certainement des dispositions de loi fédérales permettant de mettre en place ce dont vous parlez dans la collectivité et de le financer au lieu de financer des prisons. Il est évident pour moi qu'une prison ne peut servir, au mieux, qu'à retirer des gens pendant un certain temps de la collectivité pour ensuite les y renvoyer.

Je suis plutôt en train de faire un commentaire, mais y a-t-il quoi que ce soit qui puisse vous faire penser autrement ou qu'une prison pourrait être une bonne solution là-bas?

M. Tester : Non. Je pense cependant que ce n'est pas si facile à faire. Il faut des gens très sensibles à un certain nombre de choses. C'est pour cette raison que l'histoire coloniale est un enjeu important, parce qu'elle détruit l'estime de soi des gens. Quand on n'a plus de respect pour soi-même, on ne croit plus en sa capacité à participer à quelque chose comme, par exemple, un programme de justice réparatrice. Donc, quand on met en place un programme, il ne s'agit pas simplement de le mettre en œuvre. Il faut aussi tenir compte de l'état d'esprit des gens tel qu'il est façonné par leur expérience de vie, c'est-à-dire qu'il faut faire attention à la nécessité d'aider les gens à croire de nouveau en eux- mêmes, à retrouver leur estime de soi et à retrouver leur fierté. Il se passe beaucoup de choses, mais on pourrait faire beaucoup mieux.

J'ai lui les rapports du coroner et j'ai fait quelques recherches sur le taux de suicide chez les Inuits. Je dirais que la question de l'estime de soi est un facteur fondamental dans la forte incidence du suicide chez les jeunes Inuits. L'estime de soi est vraiment un enjeu important.

Ma perspective est la suivante : il faut connaître sa propre histoire, il faut connaître sa propre culture, et il faut connaître sa propre langue. Ce sont les ingrédients essentiels du sentiment de fierté. Et, aussi difficile qu'elle puisse être, il faut quand même connaître sa propre histoire. En fait, la connaissance de l'histoire nous rend parfois fous de rage. Et ce n'est pas nécessairement une mauvaise émotion, parce que, quand les gens se mettent en colère, ils commencent à agir socialement pour faire en sorte que ce qui est arrivé n'arrive plus jamais. Ce n'est pas une mauvaise chose si cela donne sens et direction à sa propre vie. Je n'ai aucune difficulté à discuter de la nature et des réalités de cette histoire sociale.

Il ne s'agit pas juste de dire : « Bon, on va mettre un programme en place ». Il faut le faire de façon éclairée. Je dirais que, pour tous les Autochtones du pays, il est très important de comprendre l'histoire coloniale et sociale pour comprendre certains des obstacles à surmonter dans le cadre de la mise en œuvre de programmes et de politiques susceptibles de fonctionner, notamment en matière de justice réparatrice, dont je viens de vous parler.

Le sénateur McIntyre : Merci, professeur Tester, de cet exposé si instructif. Je tiens tout d'abord à dire que je suis entièrement d'accord avec vous concernant la mise en place de pratiques de justice réparatrice, absolument, et cela n'a que trop tardé.

Bien, je vois que vos publications comprennent deux livres. L'un d'eux est Mistakes, qui porte sur la relocalisation des Inuits dans l'est de l'Arctique entre 1939 et 1963.

Votre deuxième livre s'intitule Talking Back et porte sur l'histoire des relations entre les Inuits et le Canada, notamment sur la gestion de la faune, de 1900 à 1970. Vous y traitez d'un problème important, qui est l'intervention du gouvernement dans le mode de vie des Inuits. Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est que les Inuits ont contesté ces interventions par le biais d'ordonnances judiciaires et de pétitions. Cela dit, je suppose qu'il y a également eu des contestations juridiques concernant la relocalisation des Inuits dans l'est de l'Arctique.

Ma question est la suivante : à l'époque, est-ce que les Inuits avaient les ressources juridiques nécessaires pour contester ces interventions, comparativement à l'expertise juridique qu'ils possèdent de nos jours?

M. Tester : Absolument pas.

Le sénateur McIntyre : Et c'est un des gros problèmes.

M. Tester : Je dirais que le juge Sissons mérite une sorte de médaille. Il a invoqué la proclamation royale dans une affaire de chasse illégale en 1962. Il avait 10 ans d'avance sur Tom Berger. On accorde beaucoup d'importance, et c'est normal, à Tom Berger pour avoir invoqué la proclamation royale dans l'affaire Calder au début des années 1970. Mais, en fait, Sissons a fait exactement la même chose et s'est servi de la proclamation royale pour les mêmes raisons 10 ans plus tôt. Sans le juge Sissons, qui est un personnage historique intéressant et très important, ce qui serait arrivé en matière de justice inuite dans l'est de l'Arctique aurait été bien différent.

Mais non, ils n'avaient pas ces ressources, et ils ne comprenaient pas, évidemment. Ils ne connaissaient pas le droit canadien, pas plus que les procédures juridiques, et cetera. Beaucoup de lois n'étaient pas encore traduites en alphabet syllabique ou en Inuktitut, et ils ne savaient donc absolument pas ce qui se passait. Les gens se conduisaient conformément à leur culture et à leurs traditions, et ils ne savaient absolument pas qu'ils enfreignaient une loi que d'autres avaient imposée concernant la chasse hors saison, le nombre de caribous qu'il était possible de prendre ou le droit d'attraper tant de mâles ou de femelles caribous, bœufs musqués, et cetera. Ils n'en avaient aucune idée.

En fait, l'une des premières décisions de l'ITK dans les années 1970 a été de produire une petite brochure, que j'ai, pour essayer d'expliquer le droit canadien aux Inuits. Je parle des années 1970, bien longtemps après les poursuites dont je parle dans Kiumajut. C'est une énorme injustice.

Le sénateur McIntyre : Donc, l'impossibilité d'avoir accès à un soutien juridique et politique suffisant compte pour beaucoup dans tous les problèmes que ces gens ont eus.

M. Tester : Effectivement. On parle d'une culture de la chasse organisée en campements et prise en charge par la famille élargie, ce qui, en termes de politique, du point de vue de son fonctionnement, est de l'ordre de « l'autonomie gouvernementale », c'est-à-dire à des années-lumière de ce qui leur a été imposé. Cette transformation s'est faite en 10 ans dans le cas des Inuits. Je l'explique dans le film que je viens juste de réaliser sur l'histoire de la mine de Rankin Inlet et qui s'intitule Beneath the Surface. Je l'ai présenté il y a quelques heures à Bibliothèque et Archives Canada. J'explique dans ce film, et c'est sérieux, que les Inuits ont connu en 10 ans, entre 1955 et 1965, la transformation la plus rapide qui soit, passant, en 10 ans, d'une culture de la chasse à une culture industrielle. C'est le rythme de transformation le plus rapide qu'on ait enregistré dans tous les groupes autochtones de toute l'histoire, et cela s'est passé ici, au Canada. Dix ans pour passer d'une culture de la chasse et de toute la logique et des moyens qui y sont associés, à une culture industrielle, ce qui, dans le cas de Rankin Inlet, passait par le travail sous terre, dans une mine de nickel. En dix ans. C'est du jamais vu.

Ces gens ont beaucoup de mérite. Ils sont encore parmi nous. Ils fonctionnent, ils sont compétents, capables et talentueux, et cetera. Ce qu'ils ont subi est selon moi, compte tenu de tout ce que je sais dans ce domaine, absolument effarant. Je ne sais pas comment le dire autrement. Ce qu'ils ont subi et ce qu'ils ont traversé est incroyable.

La sénatrice Beyak : Merci, monsieur, de cet excellent exposé. Votre connaissance de l'histoire m'incite à poser une question à laquelle je n'ai jamais vraiment réfléchi auparavant. J'ai écouté une très intéressante entrevue, hier, avec Harold Johnson, professeur d'Harvard qui appartient à la Première Nation des Cris de Woodland. Il a écrit un livre intitulé Firewater: How Alcohol Is Killing My People (and Yours). D'après vous, quel rôle cela a-t-il joué dans votre enquête sur les différents aspects que vous avez analysés?

M. Tester : Quoi au juste?

La sénatrice Beyak : L'alcoolisme et son rôle dans les problèmes dont vous êtes en train de nous parler ce soir.

M. Tester : C'est un grave problème. Et cela tient encore une fois à une politique gouvernementale. J'ai dit que le gouvernement tenait à traiter les Inuits comme des Canadiens ordinaires. En 1962, il a décidé, et j'ai de la documentation ici à ce sujet, que, si les Inuits sont des Canadiens ordinaires, ils doivent avoir le droit de boire de la bière, mais pas de spiritueux. Il a donc permis la vente de bière aux Inuits en 1962. C'est Ben Sivertz qui a fait ça.

J'ai un petit film charmant. C'est une entrevue avec Pierre Karlik, sculpteur bien connu. J'ai vécu avec lui et sa famille de temps à autre quand j'ai fait mon enquête sur le gazoduc polaire à la fin des années 1970. Pierre a essayé de peine et de misère de m'enseigner l'Inuktitut. Il s'est donné à fond, mais j'étais probablement le client le plus difficile qu'il ait jamais rencontré. Dans cette capsule, qui a été réalisée en 1970, il explique ce que la boisson a représenté pour les Inuits, qui n'avaient aucune expérience de l'alcool. Il raconte ce que la consommation d'alcool a entraîné.

Évidemment, quand on lutte — et ce n'est pas seulement vrai pour les Inuits, c'est vrai pour tout le monde — l'alcool est un remède. Quand on boit, on ne se fait plus de souci pour ce qui nous obsède et nous inquiète. On s'en fiche. C'est bien agréable le temps que ça dure. Mais, comme vous le savez tous, c'est également mortifère.

Évidemment, quand une population a traversé tout ce dont je viens de vous parler, l'introduction de l'alcool en 1962, pile au bon moment, joue un rôle important dans l'atténuation, aussi temporaire qu'elle soit, de la douleur des Inuits, dont la souffrance est réelle et qui subissent un bouleversement social et culturel indicible.

L'alcoolisme devient donc un grave problème et le reste aujourd'hui. La consommation d'alcool et la consommation de drogues sont un problème. Ce sont des moyens. Comme travailleur social, je ne crois pas que ce soit si propice à la controverse. Ce sont des moyens d'atténuer la douleur. C'est un remède, un remède mortel. C'est un problème énorme, précisément pour cette raison. On a créé beaucoup de douleur entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1960, et même par la suite. Et on y a répondu par un moyen mis à la disposition des Inuits, dans ce cas, parce qu'ils étaient des « Canadiens ordinaires ».

Le sénateur Enverga : Merci de votre exposé très intéressant. Je vous écouterais toute la journée.

M. Tester : Oh, malheur.

Le sénateur Enverga : J'ai beaucoup entendu parler de la nécessité d'une bande passante et de pratiques de justice réparatrice. Je vous ai entendu, et vous nous avez dit d'écouter, vous voulez que le gouvernement écoute. Je suis sûr que vous savez écouter, et nous écoutons également. Mais nous passons peut-être à côté de quelque chose à cet égard. Et c'est pour cette raison que nous essayons de nouer de nouvelles relations avec tout le monde.

S'il y a une chose que nous devrions faire, que devrait faire le gouvernement pour s'assurer d'avoir l'information juste ici? Comment le gouvernement devrait-il s'y prendre pour s'assurer qu'on puisse tout régler? Pouvez-vous nous dire s'il y a une chose que le gouvernement peut faire ou réglementer? Dites-le-nous, je vous en prie.

M. Tester : Murray a beaucoup d'expérience à cet égard, et cela s'appelle écouter. Je pense vraiment qu'il faut écouter les jeunes Inuits. Quand on organise des commissions d'enquête, et cetera, on écoute beaucoup les adultes. C'est dans notre culture.

Je viens d'écouter beaucoup de jeunes du programme Nunavut Sivuniksavut, ici, à Ottawa. Ils s'expriment clairement, ils ont du talent, cela vaut la peine de les écouter. Compte tenu de la population, compte tenu de l'évolution démographique dont je viens de parler, nous ferions mieux de commencer à écouter les jeunes, parce qu'ils forment une très grande partie de la population inuite de la région arctique du Québec, du Labrador, du territoire du Nunavut, de la région d'Inuvialuit, et cetera.

Il faut écouter surtout les jeunes. Il faut que quelqu'un écoute. Quels sont leurs espoirs et leurs rêves? À quels problèmes se heurtent-ils? Quelle est leur expérience du système scolaire, et cetera? Il faut écouter les jeunes, parce qu'ils représentent près de 50 p. 100 de la population. Que peut-on apprendre d'eux?

Je ne pense pas qu'on ait même commencé à les écouter. Curtis pourrait probablement vérifier si j'ai raison, mais il faut commencer par écouter les jeunes Inuits.

Mais il faut aussi tenir compte de ce que les aînés ont à dire. Ce n'est pas du folklore intéressant, mais sans pertinence. C'est une idée qui m'est restée dans la tête, parce que j'entends souvent dire ça.

Quand je corrigeais ce livre sur le savoir traditionnel, je me demandais tout le temps : « Est-ce que ce sera un livre que quelques anthropologues aux idées romantiques vont aimer lire, mais qui, au regard de ce qui se passe en ce moment, sera parfaitement inutile? » Après avoir corrigé cet ouvrage pendant des centaines d'heures et essayé de comprendre le sens des mots en Inuktitut, dont certains ne sont plus employés puisqu'ils servaient, il y a 50 ans, à parler de la pêche dans la baie de Pelly ou peu importe, ma conclusion est qu'il y a beaucoup de choses utiles là-dedans pour ce qui se passe ici et maintenant, beaucoup de choses que nous pouvons apprendre des aînés sur la culture inuite et sur leurs inquiétudes pour la jeune génération d'Inuits. Et ce ne sont pas seulement des inquiétudes, c'est vraiment de l'amour pour les jeunes Inuits. C'est la raison pour laquelle ils ont contribué à ce livre, même s'ils ont trouvé cela difficile, parce que c'est une culture orale et que l'idée d'imprimer les choses était vraiment un obstacle que nous avons dû surmonter. Il y a beaucoup de choses utiles du point de vue des solutions à apporter à tous les problèmes et à toutes les questions dont nous parlons.

Je dirais donc qu'il faut écouter et qu'il faut écouter les jeunes et comprendre ce qu'ils vivent. Il faut aussi se faire une idée personnelle de ce qu'ils ont vécu, de leurs espoirs, de leurs rêves, de leurs aspirations et de leurs problèmes. Il faut par ailleurs recueillir la sagesse des aînés grâce à leur connaissance de leur culture et de ce qu'elle permettrait de régler. Mes idées sur la justice réparatrice viennent de là pour l'essentiel. Il faut écouter. L'évolution démographique est un facteur important dans le choix d'une nouvelle orientation, à mon avis.

Le sénateur Enverga : Vous semblez être quelqu'un qui a beaucoup écouté et qui a beaucoup d'expérience. Il y a toujours un moment où écouter ne suffit plus et où il faut passer à l'action. Quelle devrait être cette action?

M. Tester : Il y a des mesures précises à prendre. Premièrement, je dirais qu'il faut régler le problème du logement. C'est un problème structurel, mais les effets systémiques du surpeuplement des logements se manifestent en termes d'exploitation sexuelle, de violence conjugale, d'échec scolaire, d'échec professionnel, tout simplement parce que personne ne peut avoir une bonne nuit de sommeil. Il y a trois générations qui vivent sous le même toit. À Kinngate, où j'ai fait mon travail sur le logement, 13 personnes peuvent vivre dans un logement à deux Chambres. On ne peut même pas trouver de place pour dormir. Il faut s'occuper de ce problème.

C'est un problème structurel qu'il faut régler. Paul Martin a essayé. Le gouvernement Harper a coupé de moitié l'argent prévu pour régler le problème du logement chez les Inuits. La fiducie créée pour construire des bâtiments de 10 logements a été utile, mais ce n'est pas à la mesure des besoins. Le logement est un problème qu'il faut régler.

Il faut aussi s'occuper du système judiciaire et de ce que j'ai déjà dit au sujet de l'importance de la justice réparatrice.

Il y a autre chose, et c'est quelque chose qui me décourage personnellement, c'est le contenu de l'enseignement de la maternelle à la 12e année. On ne peut pas ignorer la culture, l'histoire et la langue. On ne peut pas. On peut bien vouloir remplacer tout cela par l'enseignement des mathématiques, de l'anglais, des sciences, et cetera pour créer une sorte d'équilibre entre les élèves du Nunavut et ceux du Sud, mais, si les élèves n'ont pas d'estime de soi, s'ils ne sont pas fiers de qui ils sont et de ce qu'ils sont, ils ne réussiront pas à l'école, quoi qu'on fasse. Donc, cette idée de remplacer la langue, la culture et l'histoire par les mathématiques, les sciences et l'anglais est une énorme erreur.

Je peux continuer longtemps. Il y a des mesures très précises qu'il serait possible de prendre. Je dis qu'il faut commencer par écouter, mais, ensuite, il faut traduire ce qu'on a entendu en politique et en pratique. Il y a trop de rhétorique et pas assez de concret. C'est vrai pour nous tous, dans tout le Canada, tout le temps, partout, à mon avis. Mais je ne suis pas en train de dire qu'écouter est l'alpha et l'oméga de toute l'histoire. C'est seulement le point de départ.

Je pense simplement que la plupart des Canadiens ne savent rien de ces problèmes. Quand je vais à l'aéroport et que le chauffeur de taxi me demande où je vais, c'est arrivé deux fois dans les deux dernières années, je lui réponds que je vais au Nunavut. Je n'y réfléchis pas, c'est tout naturel. Et il ne se passe rien jusqu'à ce que j'arrive devant le terminal. Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire.

Le sénateur Enverga : J'espère que vous avez lu notre rapport, et je pense que nous sommes sur la bonne voie, si j'en crois ce que vous dites, parce que nous nous intéressons au logement et aux moyens d'atténuer cette source de stress.

M. Tester : D'accord. Eh bien, ensuite, il faudrait s'occuper de la justice réparatrice.

Le sénateur Sinclair : Frank, j'aimerais bien trouver le moyen de vous allumer un peu plus à ce sujet. Nous avons parlé ensemble quelques fois, vous et moi, et je sais ce que vous en pensez. Je voudrais poser une question dont je ne sais pas si nous avons déjà eu l'occasion de discuter.

D'après mon expérience, depuis des années, non seulement en dehors du Sénat, mais aussi avec quelques-uns de mes collègues du Sénat, certains éléments de la population ont tendance à penser qu'il s'agit là d'un ensemble de problèmes sociaux qui peuvent être réglés à condition de trouver les bonnes solutions sociales, comme plus d'argent pour le logement, plus d'argent pour la protection de l'enfance, plus d'argent pour l'éducation. Et tout sera réglé, et tout ira bien. Les jeunes auront des diplômes, ils obtiendront des emplois, et tout ira bien.

À supposer que nous puissions faire une partie de cela, sinon le tout, quelles en seraient les répercussions sur la nature des relations entre les Inuits et le Canada? Et que faudrait-il faire d'autre, selon vous, s'il y a lieu, pour améliorer ces relations ou les faire repartir du bon pied?

M. Tester : Ce n'est pas seulement une question d'argent. C'est une question d'argent, mais pas seulement. Je peux peut-être vous donner un exemple pour illustrer ce que je crois qu'il faudrait faire et qui est une combinaison de financement et de bon sens.

Ce dont on a vraiment besoin, c'est que les Inuits, comme les Autochtones de tout le Canada, puissent prendre leur avenir en charge. Ils doivent être en situation de changer les choses et de prendre des décisions.

Par exemple, je me suis intéressé de près à la recherche et au financement de la recherche. J'ai siégé pendant quelques années au comité du programme des chaires de recherche du Canada. Je participe aux activités de nombreux comités du Conseil de recherches en sciences humaines chargés d'accorder des subventions. Je m'occupe en grande partie de choisir les projets de recherche dans l'Arctique canadien.

Je vérifie, par exemple, le montant d'argent dépensé pour la recherche concernant l'Arctique. Il y a, par exemple, le brise-glace Amundsen, qui coûte 19 millions de dollars d'entretien à quai, sans parler de son utilisation effective. Je pose des questions sur l'analyse coûts-avantages : qu'est-ce que le gouvernement du Canada obtient en retour de l'argent dépensé dans la recherche scientifique concernant l'Arctique? Puis je vérifié le genre de recherches qui contribuent à l'élaboration de notre politique et au développement de nos connaissances, et j'ai beaucoup de questions.

Ensuite, je m'intéresse au rôle que les Inuits jouent dans l'attribution de ces ressources, et je me rends compte que ce rôle est nul, pratiquement inexistant. Le Conseil de recherches en sciences humaines, les IRSC et le CRSNG font du bon travail. Je ne dis pas qu'ils ne font pas du bon travail, mais, compte tenu des priorités d'organisations comme l'ITK ou le CCI sur les besoins en matière de recherche au Nunavut, je constate qu'elles n'ont pas leur mot à dire, sauf de la façon la plus indirecte, et parfois la moins efficace.

Il s'agit d'une proposition. Pourquoi donc n'est-il pas possible qu'une partie de l'argent qui va actuellement à des organisations majoritairement blanches ou contrôlées par des Euro-canadiens et des chercheurs bien intentionnés, pourquoi n'est-il pas possible qu'une organisation comme l'ITK exerce un contrôle sur un montant substantiel de l'argent consacré à la recherche? Elle pourrait recevoir des propositions de chercheurs canadiens d'universités de tout le pays et les évaluer en fonction de ses priorités, c'est-à-dire des besoins réels d'une organisation inuite et en contact avec les Inuits et leurs besoins. Pourquoi cette organisation n'est-elle chargée de prendre ces décisions et n'exerce-t-elle pas de contrôle sur un montant substantiel de l'argent destiné à la recherche dans ce pays? Pourquoi les décisions sont-elles prises par des gens qui ne sont pas des Autochtones, en l'occurrence qui ne sont pas des Inuits?

Il faut donner le volant aux intéressés, il s'agit de laisser les décisions aux Autochtones, en l'occurrence aux Inuits.

Il y a des façons de le faire. La capacité est un problème, c'est évident. On ne peut pas déverser de l'argent sur les gens comme ça, ce serait une catastrophe. Il faut que les intéressés montent à bord et prennent de la vitesse. On ne veut pas provoquer d'échecs. On veut favoriser la réussite.

Alors on forme un comité de sept personnes. Quatre sont choisies par l'ITK et trois sont des délégués, chacun représentant un des trois conseils de recherches. Elles adoptent le modèle employé pour les subventions savoir par le CRSH, et c'est le comité de sept personnes, dont la majorité est inuite, mais qui compte aussi trois personnes désignées par des organismes qui savent ce qu'ils font et peuvent faciliter le transfert de connaissances, c'est donc le comité qui fixe les priorités de recherche de tous ceux qui sont engagés dans des recherches au Nunavut. Il a un budget et choisit les projets de recherche de la même façon que le CRSH.

Il faut donner le volant aux gens, les laisser prendre leurs décisions. Ce n'est qu'un exemple. Quels que soient les programmes et les activités en cours, il y a des moyens de permettre aux gens de prendre des décisions et de le faire de telle sorte que leur capacité augmente à chaque fois et que l'on obtienne des résultats au lieu de subir des échecs.

Il n'y a rien de pire que de l'argent déversé sur quelque chose. C'est l'échec garanti, et il s'ensuit généralement un contrecoup politique qui n'est bon pour personne, surtout pas pour les gens qu'on voulait aider. Il faut réfléchir à une façon de procéder qui soit à la fois intelligente et respectueuse des gens et qui favorise leur autonomisation. C'est ce que je propose.

Je travaille avec l'ITK et j'essaie de les convaincre de faire une proposition au ministre responsable des sciences pour orienter une partie des dizaines de millions de dollars consacrés à la recherche dans l'Arctique par le biais d'organisations comme ArcticNet. J'ai obtenu des fonds d'ArcticNet, je ne suis pas en train de les critiquer. Ils ont fait beaucoup de bonnes choses. Je dis seulement que, dans l'intérêt de l'équité et de la justice, je veux que l'on tienne plus sérieusement compte des priorités de recherche des Inuits qui vivent dans l'Arctique et je veux qu'ils puissent prendre des décisions. Qu'est-ce qu'il y a de si radical là-dedans? C'est de la justice sociale. Que faisons-nous ici? Pourquoi est- ce que les choses ne se passent pas ainsi?

Le sénateur Sinclair : Voilà qui m'amène à la question que j'ai posée aussi à d'autres témoins, et j'aimerais que vous me répondiez.

Compte tenu de la question des solutions fondées sur les besoins actuels et les conséquences du passé colonial, notamment des pensionnats, et de la façon d'aborder ces problèmes, la question que je vous pose est celle-ci : de quoi parle-t-on quand on parle de la collectivité inuite?

En particulier, je suis curieux, vous avez mentionné le livre dont vous dirigez actuellement la publication et le travail que vous avez accompli auprès des Inuits aînés qui vous ont parlé des connaissances ancestrales du peuple inuit. Je sais que c'est un domaine dont vous n'êtes pas en mesure de dire grand-chose, mais j'espère que vous pourrez aider les membres de ce comité à un peu mieux comprendre ce que les Inuits aînés ont à dire au sujet du rôle du savoir ancestral de nos jours et dans le futur.

M. Tester : Ils disent que le gros problème, c'est l'éducation. Le problème, c'est que les Inuits ont confié leurs enfants au système éducatif sans vraiment se rendre compte des conséquences. Le système éducatif, par conséquent, n'a pas pris en compte le savoir ancestral des Inuits. On inculque aux enfants inuits des comportements, des valeurs et des raisonnements qui ne sont pas fondés sur la culture inuite et, par conséquent, les jeunes Inuits éprouvent un fort sentiment de consternation, de confusion et de chagrin.

Ce savoir ancestral des Inuits reste pertinent dans le système éducatif et il faut lui accorder une plus grande importance, considération et attention par rapport à la manière dont les jeunes Inuits sont élevés. En termes simples, et je pourrais en parler pendant des heures, les jeunes Inuits s'instruisent par l'expérience et par l'observation de leurs parents, de leurs aînés et de leur entourage.

Je donne l'exemple du saut d'un glaçon à l'autre. Dans ma culture, laisser des jeunes de 12 ou 13 ans aller jouer dehors dans le milieu nordique pour sauter d'un glaçon à l'autre serait impensable. Je perdrais probablement la garde de mes enfants, si je les laissais faire cela. Les Inuits le faisaient, pourtant. Ils permettaient aux jeunes d'apprendre par expérience. Ils étaient là pour les rattraper, si jamais ils tombaient à l'eau, et c'est ce qui arrivait, mais ils ne leur refusaient pas de vivre cette expérience. Pourquoi? Parce qu'ils savent que si tu pars à la chasse ou à la pêche dans le Nord et si tu dois survivre dans un tel environnement, il est préférable de savoir comment sauter d'un glaçon à l'autre.

Le dernier chapitre du livre que je viens d'éditer a été écrit par Joe Karetak; il affirme que ce savoir lui a sauvé la vie lorsque le bateau dans lequel son fils et lui prenaient place a dérivé dans un floe il y a quelques années. En fait, ils ont secouru le pilote d'hélicoptère venu les sauver après que son appareil se soit enfoncé dans l'eau. Il montre ainsi plutôt bien que la manière dont on l'a éduqué dans sa jeunesse lui a vraiment sauvé la vie.

Tout ce que je dis, c'est que l'éducation et la pertinence de l'I.Q. dans l'éducation doivent être prises plus au sérieux. Au sein du ministère de l'Éducation et dans ce qu'on appelle l'éducation générale, adapter les jeunes Inuits aux réalités de notre temps ou privilégier l'I.Q. et le savoir ancestral des Inuits suscitent conflits et tensions. D'après mon expérience, l'I.Q. est vraiment important. Ce n'est pas une simple question de connaissances, c'est une question d'estime de soi, du fait d'être Inuk et d'être fier, du respect de soi, de connaître son histoire, sa culture et sa langue, assez pour pouvoir faire tout ce qu'on veut.

C'est là une chose que les aînés disent. Ils disent que les jeunes sont en difficulté parce qu'ils ne savent pas qui ils sont. Ils n'ont pas d'amour-propre. Ils ne peuvent réussir dans un système scolaire qui ne porte pas attention à leurs besoins sociopsychologiques d'êtres humains. On ne peut pas réussir quand on est déprimé, qu'on n'a pas confiance en soi et qu'on ne sait pas qui on est. On est alors sensible à n'importe quel message farfelu qui se présente. On te vend la pornographie, l'alcool et l'idée que la meilleure chose à avoir dans la communauté, c'est le plus gros VUS qu'on n'ait jamais vu de toute sa vie, et si tu avais l'argent qui te permettrait de te le faire livrer par le pont maritime l'année suivante, c'est ce que tu ferais. Peut-être que tu peux y arriver en devenant le dealer du coin pour n'importe quelle substance qu'on veut.

Vous devenez la victime d'un nombre aussi important de messages destructeurs parce que vous n'avez pas assez de bon sens, à défaut d'une meilleure façon de le dire, pour éliminer ces conneries. Vous prenez de très mauvaises décisions à un jeune âge et vous allez vous retrouver dans de beaux draps. C'est ce qui se produit quand on ne sait pas qui on est et qu'on n'a pas d'estime de soi. C'est ce que disent les aînés, et vous savez quoi? Ils ont tout à fait raison.

Le sénateur Sinclair : Je vous remercie.

Le sénateur Christmas : Merci, monsieur Tester. Entendre ces histoires, du moins pour moi, a suscité beaucoup d'émotions.

D'abord, est-ce que votre nouveau livre a déjà un titre?

M. Tester : I.Q., Inuit Qaujimajatuqangit. Je peux l'épeler, si vous voulez. Je peux sans doute l'épeler plus facilement que le prononcer. Inuit traditional knowledge: What elders have always known to be true.

Le sénateur Christmas : J'ai aimé ce que vous avez dit à propos de ce que le Canada peut faire, et que nous devions écouter. Je pense que, là-dessus, vous laissez aussi entendre que les Canadiens doivent non seulement écouter, mais comprendre aussi.

Je sais que ce n'est probablement pas possible sur le plan culturel, mais si nous étions en présence d'un groupe d'Inuits aînés ce soir, pourriez-vous nous expliquer le sens de certaines de leurs histoires? Que diraient-ils à la population canadienne, à titre d'illustration seulement, pour qu'elle arrive à comprendre à quel point le savoir ancestral des Inuits est magnifique, unique et avancé? Vous avez déjà répondu à une des questions. Vous avez indiqué leur avoir demandé de parler de leurs enfants et des besoins de ces derniers. Je pense que vous avez répondu à celle-là.

M. Tester : C'est une fort bonne question. Il est difficile d'y répondre.

La difficulté que j'ai, c'est qu'on ne parle pas seulement de langue; c'est aussi une façon de communiquer. Si j'écoute les Inuits aînés, ils me transmettent des messages assez importants, mais c'est sous la forme d'histoires, d'analogies, et cetera. Je ne sais pas combien de Canadiens sont habitués à ce mode d'acquisition de connaissances, où vous devez écouter l'histoire et deviner quel en est le message.

Si mon approche est intellectuelle, je suis profondément existentiel. Nous devons tous faire des choix. Lorsque je reçois un message, je décide de la manière dont je vais y répondre.

Les Inuits aînés excellent dans les histoires qui n'ont pas vraiment de fin. Il y a diverses façons d'interpréter et de comprendre ce qu'ils disent. Certains principes de base sont plutôt évidents, mais il reste une certaine marge de manœuvre.

Ce que j'essaie de dire, c'est que ce mode de communication doit être apprécié en soi pour que l'écoute soit vraiment adéquate. Si vous vous contentez de vous asseoir et d'écouter les gens, vous allez vous demander de quoi ils parlent. Cela n'a rien à voir avec la question que je viens de poser. J'ai été témoin de cela bien des fois.

J'ai une mauvaise nouvelle pour vous : tout a à voir avec la question que vous avez posée. C'est juste une façon différente de communiquer ce qu'ils veulent que vous sachiez. Si les gens n'y sont pas sensibles, alors la rencontre avec les aînés sera un désastre. C'est ce qui m'inquiète. Autrement dit, il faut un certain apprentissage préalable et une prise de conscience. C'est difficile.

C'est une fort bonne question. Le sénateur Sinclair pourrait probablement en parler mieux que moi. Ce n'est pas un sujet facile à traiter.

J'ai vu le phénomène se produire bien des fois alors que des Blancs venaient dans la communauté pour faire un exposé suivi d'un échange. On leur répondait qu'ils semblaient n'avoir rien compris de ce qu'on venait de leur dire et on recommençait encore une fois. C'est ce qui se passe. C'est vraiment intéressant, mais c'est aussi problématique. Nous devons réfléchir là-dessus.

Une des raisons pour lesquelles je tenais vraiment à cette publication — j'ai corédigé un des chapitres, j'ai rédigé le chapitre sur le colonialisme et j'ai édité les chapitres en collaboration avec les aînés pendant des années — c'est que ce livre tente d'aborder certains éléments que sous-entend la question que vous avez posée. On essaie de transmettre un message d'une manière qui ressemble un peu à un compromis. On cherche à aider les personnes qui sont vraiment intéressées à comprendre ce que disent les aînés, mais à l'étape de l'édition et du travail en collaboration avec eux, j'ai réellement pris conscience du problème que je viens de souligner.

Le sénateur Christmas : Il ne s'agit donc pas seulement de les écouter, alors. Nous devons comprendre comment écouter.

M. Tester : Oui, vous devez savoir écouter.

Le sénateur Christmas : Si vous permettez, un dernier commentaire : je suis tout à fait d'accord avec votre point de vue concernant la responsabilisation. Je viens d'une communauté qui est passée de la pauvreté à un certain niveau de prospérité et j'ai vu ce processus de responsabilisation à l'oeuvre. À mes yeux, si vous responsabilisez les gens, vous décolonisez. Dès l'instant où vous commencez à leur enlever toute responsabilité, vous entamez le processus de colonisation de nouveau. C'est l'expérience que j'ai vécue personnellement.

Monsieur Tester, je vous remercie infiniment. Continuez le travail que vous effectuez pour tenter de nous aider. Je suis membre d'une Première Nation, mais je me rends compte à quel point j'en sais peu sur le peuple inuit, parce que je n'ai pas les outils nécessaires pour bien écouter.

M. Tester : Je suis sensible au fait que vous le reconnaissiez. Je vous remercie beaucoup.

La présidente : Sénateur Sinclair, avez-vous une question supplémentaire?

Le sénateur Sinclair : Je veux seulement revenir sur cette idée et vous remercier d'en avoir parlé. Je crois que c'est un message important et je vous sais gré de l'avoir entendu de votre bouche.

Dans de nombreuses discussions que j'ai tenues au cours des années, j'ai souligné ce même problème et déclaré que ça ressemble beaucoup à l'enseignement aux enfants, la confiance que nous mettons dans les Contes de ma mère l'Oye : Le vilain petit canard, Boucle d'or et les Trois Ours, Le Petit Chaperon Rouge. Du point de vue d'un adulte également, les paraboles de la Bible visent à enseigner et à faire comprendre à l'aide d'une histoire. Ce n'est pas comme si c'était inconnu dans la culture canadienne; c'est simplement que les gens ont oublié la manière de s'en servir dans un contexte éducatif.

M. Tester : Vous avez absolument raison. Nous avons oublié l'art de non seulement raconter, mais également d'écouter et d'apprécier les histoires. Nous sommes tellement emballés par ce que j'appelle un paradigme scientifique positiviste où tous les faits sont expliqués bien clairement et la conclusion est tirée en deux temps trois mouvements. Nous avons oublié l'art d'écouter et de raconter, mais il fait encore partie des cultures autochtones, dont la culture inuite, qui le maîtrise toujours.

Le sénateur Watt : Je vous remercie pour votre présentation.

M. Tester : En passant, je viens juste de vous voir sur une photo prise en 1948. Vous êtes assis avec un paquet de monde autour d'un gros accordéon.

Le sénateur Watt : Ce doit être ma mère, alors, la personne qui joue de l'accordéon.

M. Tester : La photo fait partie d'une collection de Bibliothèque et Archives Canada que nous dépouillons. Je ne peux pas dire que vous n'avez pas changé, mais c'est normal, n'est-ce pas?

Le sénateur Watt : Je tiens d'abord à vous remercier d'avoir porté vos observations à notre attention. Il arrive toujours, à un moment donné, que des correctifs doivent être apportés. J'aimerais vous signaler en personne une correction à faire.

Quand vous parlez du savoir ancestral, ces connaissances concernent la vie des Inuits, et non leurs traditions. Ce savoir existe toujours.

M. Tester : Je suis d'accord.

Le sénateur Watt : Je veux seulement m'assurer qu'on ne l'associe pas au passé; aujourd'hui, c'est aujourd'hui. Le savoir ancestral désigne mal quel est notre savoir. La savoir inuit est un savoir actuel et il est encore utilisé de nos jours.

M. Tester : Je suis tout à fait d'accord.

Le sénateur Watt : Merci. Je l'associe également au nombre d'enjeux que vous avez soulignés en regard de ce qui s'est passé dans les premières années dans l'Est. Je connais très bien les événements qui s'y sont déroulés.

Par exemple, une de nos communautés, qui s'appelle Inukjuak — autrefois, elle portait le nom de Port Harrison — a été déménagée par la GRC et littéralement larguée dans le Grand Nord sans rien pour sa survie, mais cette population a réussi à survivre malgré tout. Je veux simplement le signaler parce que ça s'est produit pendant la période que vous avez mentionnée.

M. Tester : Oui. J'ai écrit un livre, intitulé Tammarniit : (Mistakes :Inuit Relocation in the Eastern Arctic, 1939-63. La moitié du livre traite de cette relocalisation, en fait.

Le sénateur Watt : Ces personnes subissent encore les contrecoups de cette expérience passée. Un grand nombre d'entre elles sont âgées aujourd'hui. Pourtant, elles n'ont pas oublié ce qu'elles ont vécu. J'ai traité avec elles afin de leur obtenir une certaine forme de compensation. Nous avons réussi en partie, mais ce fut loin de ce que nous pensions ce à quoi elles avaient droit.

Les excuses ont été très timides, soulignées par le gouvernement du Canada. Il est arrivé que le gouvernement du Canada nie que ça se soit vraiment passé, même si, à l'époque, la GRC agissait au nom du gouvernement du Canada et parlait en son nom. C'est elle qui prenait les décisions quant à ce qui devait se produire.

Pour revenir au point que vous souligniez, peut-être qu'il n'y a qu'une seule réponse qui permette de s'éloigner de la voie traditionnelle adoptée face aux Inuits. Pourtant, j'ai dit la même chose au gouvernement du Canada, lui indiquant qu'il devait se rendre compte que le temps était venu d'apporter des changements. Si ça continue, le peuple inuit n'a pas grand avenir devant lui dans le Nord, à moins qu'une véritable responsabilisation soit effectuée. Comment faire cela? C'est la question sur laquelle j'ai eu l'impression que vous n'avez pas beaucoup élaboré. J'aimerais que vous insistiez un peu plus sur la manière d'envisager cette responsabilisation.

Nous avons négocié des traités modernes. Nous nous sommes adressés aux tribunaux. Nous travaillons avec un traité toujours en vigueur. C'est ce que nous honorons. C'est notre Bible aujourd'hui. Par ailleurs, nous avons également une protection constitutionnelle. Les droits constitutionnels n'existaient pas avant 1982, date de rapatriement de la Constitution au Canada. Durant cette période, les Inuits ont eu l'occasion, du moins pour la toute première fois, d'enchâsser leurs droits dans la Constitution. Nous avons réussi. Le travail entrepris par les Inuits, et aussi par les Premières Nations et les Métis, a fonctionné.

Notre mode de vie actuel n'est pas acceptable, si je vous comprends bien. J'ai tendance à être d'accord avec vous. Ce n'est pas acceptable. Nous devons trouver une solution. Il faut trouver de nouvelles idées, donc j'aimerais avoir des discussions plus approfondies à cet égard. Il y a déjà une reconnaissance illimitée dans certains domaines du droit, mais la volonté d'agir du gouvernement est toujours absente. Même si la vie de ce peuple a été grandement améliorée, ce qui me dérange vraiment, c'est ce que vous avez indiqué précédemment, c'est-à-dire que la personne qui n'est pas fière de ce qu'elle est, de qui elle est et de ce qu'elle peut faire ne vit pas pleinement sa vie.

Quant à l'intérêt pour la population inuite d'aller de l'avant, la formule doit être trouvée. Nous ne possédons pas cette formule pour le moment.

Nous avons été en contact avec le gouvernement, les différents ordres de gouvernement, afin de trouver une solution dans le domaine de l'éducation. Nous avons, disons, dans le nord du Québec, par exemple, un contrôle sur notre système éducatif. Nous avons notre commission scolaire. Le ministre n'a aucun pouvoir de rejet en matière de langue d'enseignement. Nous sommes également exemptés de l'application de la Loi 101. Au moins dans ce cas, nous avons la possibilité de construire, de développer et d'offrir quelque chose d'un peu plus concret aux Inuits afin qu'ils soient fiers de ce qu'ils ont.

Pour ma part, comme vous, je cherche des solutions. Comment responsabiliser nos gens? C'est la clé, parce que personne n'est encore venu me voir pour me dire qu'il avait la solution.

M. Tester : La voie constitutionnelle, en ce qui me concerne, n'a rien donné. Quant à l'article 35, les trois conférences constitutionnelles auxquelles j'ai pris part et qui ont porté sur l'article 35, comme vous le savez, n'a eu comme résultat notoire que l'ajout du mot « existants » à la demande de Peter Lougheed. Sinon, les trois conférences — et j'étais présent à Ottawa lors de tous les pourparlers et débats sur la question; j'ai travaillé sur le traité no 7 à l'époque, à titre de conseiller en politique des droits des Indiens — ont été un échec.

Je ne crois pas qu'un retour sur la question soit utile. C'est là une chose qu'il faut faire comprendre clairement. Les droits établis dans l'article 35 restent indéfinis. Ils sont là, mais ils ne sont pas définis. C'est un problème.

Le sénateur Watt : Oui, mais au moins on peut dire que les tribunaux, de temps en temps, dans leurs décisions, favorisent les Premières Nations et les Inuits.

M. Tester : C'est vrai.

Le sénateur Watt : Je ne peux être d'accord avec vous pour affirmer que ce fut un échec complet.

M. Tester : Pour ce qui est de définir ces droits dans la Constitution, c'est un échec. Mais vous avez raison de dire que les tribunaux ont, depuis, suppléé à cette lacune de diverses façons. Cependant, les droits reconnus à l'article 35 ont fait l'objet d'une lutte permanente, difficile, toujours à reprendre.

Le sénateur Watt : Le problème tient à la non-volonté du gouvernement de mettre en application l'article 35. C'est là que réside le problème.

M. Tester : Oui. Le contenu est un problème également.

Le sénateur Watt : Pourriez-vous préciser quel est ce contenu?

M. Tester : Justement, il n'y a pas de contenu, sauf pour le mot « existant ». Les droits existants sont reconnus et confirmés. Mais quels sont ces droits existants? Toutes les décisions judiciaires qui ont suivi ont forcément porté sur cette question. C'est seulement de cette façon que nous avons pu nous faire une idée de ce que cet article comprend réellement.

Je voudrais revenir à votre autre question, celle portant sur l'habilitation. J'ai formulé certaines propositions concrètes, notamment au sujet de la recherche en cours et de la façon dont elle est gérée. Le même principe peut s'appliquer à d'autres secteurs de politique. J'ai fait valoir que la façon dont est menée, dans ce pays, la recherche sur l'Arctique ne respecte, ne reconnaît, ni ne prend suffisamment en considération le fait que le Nord est la patrie des Inuits et que ceux-ci devraient donc y exercer un rôle majeur en vue de s'assurer que la recherche répond à leurs besoins, non à ceux d'autres personnes.

J'ai parlé de justice réparatrice. Il y a certaines mesures concrètes qui peuvent être prises en ce qui concerne la reconnaissance, et je pense comme vous que le terme « traditionnel » pose un vrai problème. Je ne pourrais pas être plus d'accord avec vous. Il s'agit d'une culture bien vivante, et le terme « traditionnel » évoque toutes sortes d'idées erronées, mais c'est celui, malheureusement, auquel les Euro-Canadiens sont habitués. Je préférerais utiliser l'équivalent inuktitut parce qu'il ne véhicule pas de telles idées, mais personne alors ne saurait de quoi je parle.

Il y a certaines choses précises qui peuvent être faites. Je pense qu'il serait vraiment utile de pouvoir circonscrire les secteurs qui posent problème, puis les questions à examiner au préalable, avant d'envisager des solutions particulières en matière de politiques se rapportant aux secteurs problématiques clés. Qu'il s'agisse de logement, d'administration de la justice, du bien-être des enfants et des familles, peu importe, je pense qu'il y a des préalables, des choses auxquelles nous devons réfléchir. C'est pourquoi j'ai mentionné l'importance de l'écoute, avec quelques réserves, qui ont émergé de la discussion entre Murray et moi-même.

Il faut ensuite envisager des mesures précises susceptibles de régler certains de ces problèmes, par exemple, prendre au sérieux la justice réparatrice. Dans ce cas également, je préfère ne pas ouvrir ce débat parce que je crois que l'écoute des jeunes et des aînés est un préalable important à l'adoption de solutions éminemment sensées. La justice réparatrice en est une. L'habilitation des gens quant à la maîtrise de la recherche sur l'Arctique en est une autre.

L'un de mes étudiants au doctorat se penche actuellement sur les questions de bien-être de l'enfance en rapport avec le QI et sur les moyens de modifier la façon dont ces questions sont examinées et traitées de manière à respecter la culture et les traditions inuites en vue de résoudre certains des graves problèmes associés actuellement au bien-être de l'enfance au Nunavut, et cetera.

Il existe des mesures précises qui peuvent être prises afin, comme vous l'avez dit à juste titre, d'habiliter les Inuits. Il y a des situations qui doivent être définies et auxquelles il faut prêter attention. Je pourrais poursuivre longtemps dans cette veine. J'ai tenté de montrer ce à quoi elles pourraient ressembler.

Le sénateur Watt : J'ai une autre question à poser. Je souhaite, bien sûr, que vous y répondiez, mais je veux aussi que le sujet figure dans le compte rendu. Vous avez parlé du gibier, de la gestion du gibier.

M. Tester : Oui, dans mon ouvrage Kiumajut, il en est question.

Le sénateur Watt : Permettez-moi d'aborder l'aspect de la gestion du gibier, parce qu'il existe un traité qui prévoit la cogestion. Quand on prend connaissance du concept de la cogestion sans savoir exactement le problème qui y est associé, on serait porté à conclure que c'est la façon de procéder.

M. Tester : Non, pas pour ma part. Bien des problèmes naissent de la cogestion.

Le sénateur Watt : Elle crée beaucoup de problèmes.

M. Tester : N'en doutez pas.

Le sénateur Watt : Quant à la gestion de la faune, par exemple, il existe une cogestion avec des groupes de gestion de la faune du gouvernement du Québec. Elle prend la forme d'un comité de coordination, mais dont la fonction se limite à formuler des recommandations. Lorsqu'il adresse des recommandations au ministre, celles-ci ne se rendent pas jusqu'au ministre, mais seulement au sous-ministre. C'est au niveau du sous-ministre que les décisions sont arrêtées. À cet égard, nous avions, il n'y a pas très longtemps, environ 3 millions de caribous dans la région. Combien en reste-t-il aujourd'hui? Le gouvernement n'écoute pas. Voilà un exemple qui illustre parfaitement que la cogestion ne fonctionnera jamais.

Par quoi la remplacer? Vous parlez de trouver une solution permettant de cibler le problème. Ça pourrait être une solution.

M. Tester : Il est nécessaire d'habiliter les gens.

Le sénateur Watt : Permettez-moi de terminer. Je veux juste que vous sachiez où je me situe dans cette problématique.

M. Tester : Oui, je le sais.

Le sénateur Watt : Tant que le gouvernement du Québec, à titre d'exemple, cherchera à exercer la responsabilité des aspects fauniques et qu'il aura le pouvoir légal de le faire parce qu'il a été habilité alors que les Inuits ne l'ont pas été, tant que le système ne sera pas équilibré, le problème persistera.

M. Tester : Je suis bien d'accord.

Le sénateur Watt : J'éprouve un malaise à l'idée de se concentrer seulement sur le programme, mais sans vraiment s'attarder au principe, à ce qui aujourd'hui nous fait vivre côte à côte, la société inuite et l'autre société. À mes yeux, c'est très important.

Pour ce qui est du titre ancestral, nos intérêts à l'égard de nos terres ne nous sont même pas reconnus. Comment envisager l'habilitation, sachant qu'elle n'est pas reconnue en principe? Voilà l'exemple parfait.

Par-dessus tout, les règlements de revendications territoriales, les traités modernes, comportent tous des dispositions d'extinction du titre ancestral, c'est-à-dire de cession et de libération. Tant que ces dispositions ne seront pas supprimées, je ne serai pas heureux de ce que je suis. Je n'y peux rien. Comment traiter des questions qui procèdent d'un principe fondamental? Comment composer avec cela? Voilà la question que j'ai et à laquelle je n'ai pas encore reçu de réponse.

M. Tester : La question de l'extinction du titre est réellement difficile à cause des traités, qui, vous avez raison, prévoient l'extinction. Je me suis rendu impopulaire auprès de certains dirigeants inuits lorsque l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut était en négociation, au début des années 1990. La disposition d'extinction qui, il va sans dire, figure dans tous les traités est quelque chose qui, personnellement, me dérange beaucoup; je pensais que c'était une mauvaise affaire.

Je pensais aussi que l'article 25 était une mauvaise affaire parce qu'il mettait les Inuits dans une situation de conflit d'intérêts, qui est maintenant cause de beaucoup de déboires. D'une part, on a créé un organisme qui est censé protéger les droits des Inuits. D'autre part, on a donné à cet organisme accès à des paiements de redevance provenant de l'exploitation des ressources sur leur territoire. Que se passe-t-il, pensez-vous? Les droits des Inuits comprennent le droit de chasser, le droit d'exercer certaines activités faisant partie de la culture inuite. Que se passe-t-il lorsque ces droits entrent en conflit avec l'exploitation des ressources qui sont la source des paiements de redevance? Dans quel sens ira la décision? Nous avons ainsi une situation conflictuelle qui est née à la faveur de cet article, entre autres.

Les traités entraînent donc bien des problèmes. Ils ne règlent pas les problèmes, comme vous l'avez fait remarquer à juste titre; ils en créent de nouveaux.

Le sénateur Watt : Quelle est la solution de rechange?

M. Tester : Eh bien! la solution...

Le sénateur Watt : Ne pas accepter de compensation ou de redevances? Qu'obtiendra-t-on en contrepartie?

M. Tester : La façon dont les choses se présentent, la façon dont elles sont structurées, peut aider à résoudre certains de ces problèmes. Vous avez raison au sujet de la cogestion. J'ai cité l'exemple de l'affectation des fonds consacrés à la recherche, mais cela vaut autant pour la cogestion. Il n'y a rien qui empêche le gouvernement canadien d'habiliter, par exemple, les Inuits à mettre sur pied un régime de recherche dans lequel ils auraient le dernier mot et décideraient, en fonction de leurs priorités de recherche, à quels travaux de recherche il convient ou non d'accorder un financement. C'est tout aussi vrai de la cogestion.

Le sénateur Watt : Je ne crois pas qu'il y ait de désaccord entre nous sur ce point. Vous parlez de programmes. Il ne s'agit pas du principe fondamental des droits qui sont censés être reconnus et s'appliquer à partir de là.

M. Tester : Eh bien! si, dans les conseils de cogestion, le pouvoir n'appartient pas aux gens dont les ressources sont visées par la cogestion, si ces gens ne détiennent pas l'autorité ultime, s'il y a inégalité du pouvoir, la cogestion est alors essentiellement illusoire.

J'ai étudié le fonctionnement de conseils de cogestion au Yukon notamment, et c'est ce que j'ai constaté. Ces conseils font belle impression sur papier, mais le problème réside dans la façon dont le pouvoir est délégué et dans la façon dont les conseils de cogestion sont structurés. On ne peut douter de qui est réellement en charge.

Le sénateur Watt : Aucun doute là-dessus.

M. Tester : Cette situation mérite examen. Il ne s'agit pas vraiment de cogestion.

Le sénateur Watt : Parler de cogestion, c'est jouer sur les mots. Vous le savez aussi bien que moi.

M. Tester : Je suis d'accord.

La sénatrice McPhedran : Je vous remercie de votre exposé, professeur Tester, et aussi de la façon dont vous répondez à nos questions et dont vous faites avancer le débat.

Je veux revenir sur ce qui m'a paru être une constatation du fait que les décisions judiciaires ont vraiment été la seule façon par laquelle nous avons pu acquérir quelque compréhension de l'existence ou de l'absence des droits constitutionnels.

Ma question fait suite au point soulevé par le sénateur Watt au sujet des revendications territoriales et l'extinction du titre ancestral. Je condenserai. J'avais une question à plusieurs niveaux. La jurisprudence nous a-t-elle amenée à un point où nous disposons désormais d'une assise suffisante pour entreprendre l'élaboration de politiques et le financement de programmes? Si non, que nous faudrait-il de plus et quelle serait la source décisionnelle?

M. Tester : Cela dépend de ce dont vous parlez. Mais je dirais, en général, que l'orientation prise par les tribunaux en matière de droits des Autochtones est plutôt évidente. J'en suis heureux, mais je regrette qu'il ait fallu consacrer tant d'argent, de temps, d'énergie et d'efforts pour en arriver là.

Comme je l'ai déjà dit, les traités ont engendré de sérieux problèmes, certains à cause de leur libellé, d'autres à cause de leurs dispositions. J'ai déjà mentionné l'article 25 de l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, mais on pourrait trouver d'autres exemples. Les traités posent des problèmes.

Je pense qu'il faut faire un retour en arrière et les régler. Il s'agit de grands enjeux, de ceux qui exigent du temps. Dans certains cas, nous avons tenté de le faire, mais les résultats ont été moins satisfaisants que les décisions judiciaires rendues dans les différends découlant des accords.

Pour ce qui est des programmes et des politiques, il reste beaucoup à faire. J'ai tenté de le montrer au moyen de quelques exemples. Nous pouvons faire beaucoup plus pour établir des programmes et des politiques réellement sensés. J'en suis amené à croire que ce qu'il nous faut ce n'est pas nécessairement une action gouvernementale plus grande, mais une action gouvernementale intelligente. Nous devons faire les choses de manière à permettre à l'innovation, à la créativité et à ce que d'aucuns appelleraient la connaissance dissidente de s'exprimer et de jouer un rôle dans la conception des programmes et l'élaboration des politiques.

Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas entendus et qui demeurent en dehors du jeu. Il faut les amener dans le jeu. Ce sont des jeunes, des aînés, d'autres gens qu'on n'a pas l'habitude d'écouter parce qu'ils ne sont pas président ou directeur de ceci ou de cela, ni fonctionnaire haut gradé. Ils n'ont guère de poids. Il y a là des personnes ordinaires plutôt extraordinaires qu'il importe d'écouter.

La sénatrice McPhedran : Une question supplémentaire m'est accordée, et j'en profite donc pour revenir sur la source décisionnelle que j'avais mentionnée plus tôt et d'approfondir ma question quelque peu.

Constatez-vous que des programmes et politiques conformes à ce que vous venez de décrire sont élaborés par AANC? Y a-t-il d'autres sources? Pouvons-nous espérer, du côté des politiques et des programmes, une évolution analogue à celle imposée par la voie judiciaire?

M. Tester : Eh bien! dans le cas du gouvernement du Nunavut, bien entendu, à peu près 47 p. 100 des fonctionnaires sont des Inuits. Mais si vous vous arrêtez aux niveaux supérieurs de gestion et aux gens qui, du fait de leurs études et de l'autorité dont ils jouissent, tirent les ficelles et contrôlent le processus décisionnel, vous n'aurez aucun doute à ce sujet. Le pouvoir est toujours aux mains de gens recrutés dans le Sud du pays.

Des initiatives comme, par exemple, Nunavut Sivuniksavut ici à Ottawa m'inspirent une grande confiance. J'ai aussi beaucoup confiance à la future génération de jeunes Inuits. Et si je cherchais à changer les choses, je consacrerais beaucoup de ressources à l'éducation postsecondaire des jeunes Inuits au sein d'organismes comme celui-là parce que je pense qu'il est vraiment important qu'une nouvelle génération de jeunes, conscients et ayant bénéficié des possibilités éducatives comme celles dont j'ai parlé, en viendront à occuper des postes clés dans le gouvernement du Nunavut et à exercer un pouvoir réel quant aux décisions à prendre, aux politiques à formuler et aux programmes à concevoir.

L'avenir des peuples autochtones de ce pays réside dans les jeunes. Pour peu que vous prévoyiez consacrer argent, ressources, temps, efforts, énergie et créativité, c'est chez les jeunes qu'il faut le faire. Ils comptent pour presque 50 p. 100 de la population autochtone et représentent l'avenir des peuples autochtones de ce pays. Ce qu'ils ont comme idées, les possibilités qui leur sont offertes, l'estime de soi qu'ils ont ou n'ont pas, et ainsi de suite, déterminera dans une large mesure ce que sera l'avenir des peuples autochtones de ce pays, y compris des Inuits. Pour ce qui est des programmes, des politiques et des ressources, c'est là qu'il faut investir votre temps, vos énergies et vos efforts.

La présidente : Merci. Je tiens à vous remercier, professeur Tester, au nom des membres du comité, de votre témoignage. Vous nous avez fait un très bon survol de l'histoire des Inuits. Vous avez souligné l'importance des jeunes Autochtones et des changements qu'ils susciteront. À mes yeux également, c'est leur nombre qui parle; comme vous l'avez fait remarquer, ils représentent 50 p. 100 de la population, si bien qu'ils auront pour eux le nombre, le talent et l'éducation leur permettant de proposer de changer le cours des choses.

J'aimerais louer le comité pour avoir pris, il y a peut-être trois ou quatre ans, l'initiative d'inviter, outre des dirigeants de l'APN, tels que le chef national, des jeunes et des aînés autochtones à témoigner devant lui. En effet, nous avons invité des jeunes dirigeants à comparaître ici, et d'autres représentants de jeunes ont aussi, à quelques reprises, pris la parole devant nous. Nous avons ainsi pu nous inspirer de leur témoignage et nous sommes bien conscients qu'ils représentent l'avenir.

Cela étant dit, je vous remercie de nouveau au nom du comité pour les observations que vous nous avez communiquées ce soir. La séance est levée.

(La séance est levée.)

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