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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 1 - Témoignages du 26 février 2004


OTTAWA, le jeudi 26 février 2004

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit ce jour à 10 h 48 dans le cadre de son étude sur l'état actuel des industries de médias canadiennes; les tendances et les développements émergents au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne; et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Honorables sénateurs, j'aimerais souhaiter la bienvenue aux sénateurs, aux témoins, à l'assistance et aux personnes qui suivent à la télévision cette reprise des audiences du Comité sénatorial permanent des transports et des communications dans le cadre de son étude sur les industries de médias.

[Français]

Le comité recommence son étude aujourd'hui, et notre sujet, essentiellement, est le rôle que l'État devrait jouer pour aider nos médias d'actualité à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés, dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment la mondialisation, la convergence et la concentration de la propriété.

Aujourd'hui, nos premiers témoins sont du Conseil canadien des relations américano-islamiques. Le Conseil est une organisation sans but lucratif constitué de membres individuels et travaille dans divers domaines, dont les relations avec les médias, dans le but de sensibiliser la population canadienne et d'habiliter les musulmans canadiens.

[Traduction]

Nous accueillons aujourd'hui parmi nous des représentants du Conseil canadien des relations américano-islamiques: il s'agit de Sheema Khan, présidente du conseil, et de Riad Saloojee, directeur général.

Merci à tous les deux d'être venus ici témoigner. Je pense que vous connaissez notre mode de fonctionnement. Vous êtes ainsi invités à nous faire une déclaration liminaire de 10 ou 15 minutes, après quoi nous vous poserons des questions.

Vous avez la parole. Allez-y, je vous prie.

M. Riad Saloojee, directeur général, Conseil canadien des relations américano-islamiques: Honorables sénateurs, nous espérons que notre témoignage sera utile pour vous sensibiliser davantage à trois questions: tout d'abord, un aperçu de la communauté musulmane canadienne et de sa perception des médias canadiens; deuxièmement, les thèmes des médias portant sur les Musulmans canadiens — le bon, la brute et le truand; et, troisièmement, la lutte contre les obstacles systémiques au moyen de mesures d'éducation et d'émancipation.

Toutes ces questions seront abordées du point de vue de l'expérience et du travail du Conseil canadien des relations américano-islamiques. Nous sommes un organisme national sans but lucratif, qui a son siège à Ottawa, et dont les membres sont issus de la base. Nous servons la communauté musulmane et sommes le seul organisme de défense des musulmans doté d'un effectif permanent. Notre mandat va de l'éducation communautaire et des relations avec les médias à la lutte contre la discrimination et à la défense de la communauté musulmane canadienne. Notre organisme a été créé peu avant le 11 septembre et je peux vous dire qu'il a depuis connu son baptême du feu.

J'aimerais commencer par vous parler de la communauté musulmane. Selon le Recensement de 1991, il y avait plus de 250 000 Musulmans au Canada contre 98 000 en 1981 et 33 000 en 1971. Le dernier recensement évalue à environ 579 000 le nombre de Musulmans que compte le Canada. La plupart sont venus au Canada pour échapper à l'intolérance raciale ou idéologique, à la persécution religieuse et politique, à la famine et, surtout, pour connaître une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leurs familles.

Les Musulmans constituent la plus grande communauté non chrétienne dans dix des 25 principales régions métropolitaines que compte le Canada. Nous nous sommes établis partout, mais la majorité d'entre nous, soit quelque 85 p. 100, vivent dans six grandes villes. Aujourd'hui, il y a au Canada plus de 200 mosquées et les Musulmans canadiens comptent quelque 44 ethnies différentes.

La communauté musulmane canadienne est de façon générale méfiante s'agissant de traiter avec les médias. À cet égard, elle ressemble à de nombreux autres groupes confessionnels. Communauté jeune et en pleine croissance, elle a mis l'accent sur les infrastructures: mosquées, centres islamiques et écoles islamiques. Peu d'installations sont occupées par des organismes de services ou de défense. La communauté musulmane sort à peine de son cocon mode de survie, et l'intégration et la production culturelles démarrent lentement.

En ce qui concerne la couverture faite de la communauté par les médias, peu après le 11 septembre, le Conseil a mené un sondage auprès de quelque 300 Musulmans canadiens de tous les coins du pays, dont des Canadiens d'Asie du Sud, des Canadiens arabes, des Canadiens africains et des Canadiens européens. Nous les avons interrogés au sujet de la couverture par les médis canadiens de l'Islam après le 11 septembre. Environ 55 p. 100 des répondants ont indiqué qu'elle était de plus en plus biaisée, 13 p. 100 qu'elle s'améliorait et 11 p. 100 qu'elle n'avait pas changé. CBC, The Toronto Star, le Globe and Mail et CTV seraient les médias les plus objectifs dans leur couverture. Lorsque nous avons posé une question ouverte aux participants au sondage quant au parti pris des médias, les répondants ont dit que les plus coupables étaient le National Post, Global, CanWest et l'Ottawa Citizen — qui sont tous, soit dit en passant, membres de la famille CanWest. Dans le cadre de nos déplacements dans le pays et de nos discussions avec des membres, des militants et des dirigeants de la communauté, nous avons constaté que le sondage reflète bien le sentiment de la plupart des Musulmans canadiens.

S'agissant des thèmes des médias, ceux-ci ont réservé beaucoup de place à l'expression de l'opinion des Musulmans canadiens concernant les événements du 11 septembre. L'on a également fait beaucoup de place pour permettre aux Musulmans d'exprimer leur propre réalité quant à la façon dont ils vivent l'Islam et dont ils font face à la discrimination et au profilage raciaux. Malheureusement, cependant, un certain nombre de problèmes et de thèmes hostiles sont souvent repris dans les médias. J'en énumère cinq en particulier qui sont devenus des lieux communs et qui se retrouvent le plus couramment dans les éditoriaux de journaux de la chaîne Southam — n'ont pas dans de simples articles ou chroniques mais bien dans des éditoriaux.

Premièrement, certains médias sont allés jusqu'à nier l'existence même d'un mouvement de ressac à l'égard des Musulmans. On a même laissé entendre que la communauté musulmane avait fabriqué la documentation de ce contrecoup haineux généralisé Un éditorialiste a affirmé qu'il était difficile «de s'exciter face à une insulte occasionnelle proférée contre les Musulmans nord-américains».

Le deuxième thème est que l'on a souvent accusé les Musulmans canadiens d'entretenir un silence complice. On a placé la barre plus haut pour les Musulmans que pour leurs compatriotes, et on les a accusés de ne pas être à la hauteur. On a affirmé que les Musulmans canadiens sont demeurés «étonnamment silencieux» et qu'ils «se sont peu prononcés», si ce n'est que pour condamner par obligation le terrorisme. Bien sûr, cela ne reflète pas le contenu des médias. Si vous regardez les médias d'un bout à l'autre du pays, il y a eu une condamnation catégorique des événements du 11 septembre de la part des communautés musulmanes de tout le Canada et on a réservé beaucoup de place à l'expression de cette réaction. Haroon Siddiqui, du Toronto Star, a qualifié cette attitude de «test de patriotisme plus rigoureux» pour les Canadiens musulmans.

Le troisième thème est l'idée d'une cinquième colonne, autrement dit que les Musulmans canadiens sont une cellule terroriste dormante qui attend de saper les bases de la société canadienne. La plupart des représentations du genre relèvent de la pure spéculation et ne reposent que sur de très maigres données factuelles. Un commentateur a par exemple écrit: «Ce n'est pas qu'en Afghanistan qu'il y a des cavernes qui abritent des terroristes; il y en a également au Québec et en Ontario».

Le quatrième thème est celui du profilage racial, qu'ont explicitement endossé un certain nombre de médias, dont un qui a déclaré que «ce serait de la négligence criminelle» que de ne pas s'engager dans le profilage racial.

Le dernier thème est celui du choc des civilisations. De nombreux médias continuent d'exploiter la thèse, rejetée par les universitaires, d'un choc des civilisations, soutenant que les Musulmans étaient un peuple martial et que leurs valeurs jetaient l'anathème contre les nôtres. Face à de tels commentaires, aucun espoir de symbiose ne nous semble possible; seulement une prédiction de conflit de civilisations qui se réalise dès qu'on en parle.

Un cas que je citerais n'a fait que confirmer les craintes de la communauté: il s'agit d'un éditorial national publié par Southam, propriété de CanWest, le 2 avril 2002. L'éditorial a été publié sous divers titres un peu partout au pays: dans le Star Phoenix de Saskatoon, on pouvait lire «Word Games Won't Do», tandis que dans l'Edmonton Journal, on avait opté pour «Apocalyptic Creed». D'après l'article — et je vous laisse le soin de l'examiner — l'Islam et les Musulmans approuvent la violence, les Arabes et les Musulmans palestiniens envoient leurs enfants à la mort pour attirer l'attention des médias, les Arabes et les Musulmans palestiniens exploitent le caractère sacré du travail des secouristes et des ambulanciers pour promouvoir la violence et, selon l'Edmonton Journal, les Arabes et les Musulmans de Palestine s'inspirent d'un credo apocalyptique.

Pour faire face à ces barrières systémiques, la communauté musulmane s'est principalement appuyée sur l'éducation et l'émancipation. De façon générale, la communauté musulmane canadienne a une connaissance très sommaire et simpliste du fonctionnement interne des médias, des échéanciers, des délais, du peu de temps pour la recherche de fond et du réservoir commun mais fort malheureux de stéréotypes faciles et caricaturaux.

L'action du Conseil a été très diverse mais a été principalement axée sur l'éducation et l'engagement. Pour la communauté musulmane canadienne, nous avons organisé un atelier intensif sur les médias, Media Relations 101, que nous avons offert partout au Canada, dans la plupart des grandes villes canadiennes. Je pense que nous avons dû offrir plus de 25 ateliers. Cet atelier avait pour objet de faire un survol concis mais complet du vocabulaire et des outils essentiels du milieu des médias. Pour les journalistes, nous avons publié un guide de l'Islam intitulé A Journalist's Guide to Islam, ouvrage de référence pratique qui donne un bref aperçu de l'Islam au Canada, de l'histoire de l'Islam, des fondements de la doctrine, des sujets de mésentente et de controverse, ainsi qu'un glossaire de l'Islam, des ressources médiatiques et des suggestions pratiques en vue d'une couverture plus nuancée de l'Islam.

L'un des volets les plus prometteurs en matière d'action médiatique, et qui a semé l'optimisme au sein de la communauté musulmane, a été notre travail en vue de la publication de prises de position. À ce jour, nous avons publié 39 articles d'opinion, essentiellement dans The Globe and Mail, mais également, avec plus ou moins de succès et de difficulté, dans d'autres grands quotidiens. Ces papiers ont porté sur le profilage racial, Maher Arar, le multiculturalisme, la femme et l'Islam, la mauvaise interprétation des textes coraniques, l'Islam et la démocratie, la controverse du hijab, l'islamophobie, le démantèlement des structures répressives dans la société et l'antisémitisme.

En conclusion, je dirais que la production des médias n'est pas sans causer de préjudice. Notre organisation a relevé une similitude étonnante entre les mythes entretenus par les médias concernant l'Islam et les Musulmans, comme ceux dont j'ai fait état, et les textes haineux sur nombre des incidents anti-Musulmans que nous avons documentés. Les médias façonnent la société tout en en étant son miroir. Dans le cadre du premier rôle, soit celui de la production de consentement dans la société, les médias ont des responsabilités. Comme le sénateur Davey le faisait remarquer dans le célèbre rapport Davey, la liberté des médias est limitée par leur responsabilité sociale qui est de respecter la liberté d'accès à des opinions éclairées et diverses.

Les stratégies possibles sont bien sûr diverses et chaudement débattues. Une option, qui est fidèle et à la doctrine libérale et à la responsabilité sociale des médias, est de veiller à ce que les groupes lésés aient suffisamment l'occasion de faire part de leur propre interprétation. Notre marché aux idées ne saurait exiger moins que cela.

La présidente: Pourriez-vous fournir à notre greffier copie de A Journalist's Guide to Islam?

M. Saloojee: Avec plaisir.

Le sénateur Phalen: Merci de votre exposé. Cela m'intéresserait de savoir si votre organisation, ou une quelconque autre, tient des statistiques sur la représentation faite de l'Islam dans les médias.

M. Saloojee: Plusieurs enquêtes ont été faites là-dessus. L'une a été produite par le Conseil canadien des femmes musulmanes: il s'agissait d'un examen des médias post 11 septembre, surtout en ce qui concerne les Musulmans canadiens et la représentation faite des femmes musulmanes. L'autre a été réalisée par le Canadian Islamic Congress. Il s'agit d'une enquête annuelle portant sur les médias au Canada. Nous avons également écrit plusieurs articles et rapports de recherche portant sur les médias post-11 septembre et avons glané quelques exemples illustrant les thèmes que j'ai examinés plus tôt.

Le sénateur Phalen: Existe-t-il des différences ente les médias américains et les médias canadiens?

Mme Sheema Khan, présidente, Conseil canadien des relations américano-islamiques: Honorables sénateurs, les médias américains recouvrent une très vaste gamme. Vous avez, à une extrémité du spectre, le réseau Fox, et, à l'autre, le New York Times, par exemple.

Au Canada il semble qu'il y ait beaucoup moins d'idéologie dans certaines catégories de médias d'information. Nous avons cependant constaté dans le cadre de nos études que les bureaux de CanWest présentent un point de vue qui n'est à l'occasion pas approfondi ni exhaustif pour ce qui est des questions touchant les Musulmans au Canada et partout ailleurs dans le monde.

Le sénateur Phalen: Lors de leur comparution devant le comité, les représentant de Rogers Communications ont expliqué qu'il y a deux chaînes de télévision ethniques, OMNI-1 et OMNI-2, qui offrent une programmation multiculturelle et multilingue à 40 groupes ethniques différents, dans 33 langues. Avez-vous pu profiter de cette porte et, dans l'affirmative, quels avantages cela vous a-t-il procuré?

M. Saloojee: Nous avons fait pas mal de travail de média avec OMNI. Typiquement, les gens de chez OMNI sont venus nous voir pour nous inviter à nous prononcer sur les questions que nous soulevons sur la scène médiatique canadienne. Nous n'avons cependant pas eu d'émission formelle sous forme, mettons, de spot hebdomadaire ou bi- hebdomadaire. Nous n'avons pas encore avancé en ce sens. Cela est principalement dû à des contraintes côté ressources.

Je pense qu'il y a plusieurs personnes et organisations musulmanes qui profitent de ce portail particulier ainsi que d'autres possibilités, surtout du côté de la télévision et de la radio locales. Il existe par exemple une émission produite à Toronto qui s'appelle, je pense, Radio Islam, et qui est diffusée chaque semaine. Il y a également une émission montréalaise très connue: il s'agit d'une émission de radio intitulée Caravans, et qui a été très bien reçue à l'échelle nationale. Voilà les deux exemples qui me viennent à l'esprit s'agissant de production de connaissances et de contenu par la communauté musulmane canadienne.

Le sénateur Graham: Vous semblez pointer tout particulièrement du doigt le groupe CanWest, comme étant peu compréhensif à l'égard de votre cause. Quelles mesures, s'il en est, avez-vous prises pour rectifier cette situation?

Mme Khan: Je vais en citer quelques-unes, et M. Saloojee pourra peut-être compléter ma réponse.

CanWest l'a depuis supprimée, mais le réseau avait autrefois une politique éditoriale nationale en vertu de laquelle un éditorial émanant, je pense, de Winnipeg, devait paraître dans tous les journaux au pays. Nous y réagissions en envoyant des lettres pour parution dans le courrier des lecteurs et celles-ci pouvaient ou non être publiées. Dans le cas de l'éditorial qui est reproduit dans cette annexe et qui a été diffusé à l'échelle nationale, nous avons envoyé un avertissement à nos membres partout au pays pour qu'ils écrivent à leurs quotidiens locaux dans lesquels paraissaient ces éditoriaux, expliquant ce qu'ils y trouvaient de déplaisant ou d'inexact. C'est là un exemple.

Nous avons, je le répète, tenté d'exprimer l'autre point de vue dans le cadre de discussions et dans des écrits, mais nous avons constaté que cela a été un petit peu au petit bonheur. À cet égard, l'un des aspects les plus frustrants, surtout en ce qui concerne le National Post, est que les conseils provinciaux de la presse ont été un moyen efficace de régler les différends, mais il faut pour cela que le quotidien accepte de devenir membre. Lorsque le journal ne fait pas partie d'un conseil de la presse il est alors très difficile de porter l'affaire au palier supérieur. C'est là l'une des frustrations que nous avons vécues en ce qui concerne le National Post. Lorsqu'il y a eu différend, lorsque nous avons jugé une situation injuste, il n'y a pas eu de recours, si vous voulez, à un organe supérieur.

M. Saloojee: Pour ajouter quelque chose à cela, l'une de nos approches est que si quelque chose de négatif paraît dans un journal, nous y réagissons sous forme soit de lettre destinée au courrier des lecteurs, soit, ce qui est plus important, de déclaration d'opinion. Si l'affaire est si énorme et si grave qu'une simple petite lettre de 200 mots ne suffirait pas, alors nous demandons au rédacteur en chef d'accepter un article d'opinion rédigé par nous.

Nous possédons une réserve d'articles d'opinion très solide et professionnelle. Nous avons à l'occasion constaté que si l'article d'opinion est trop bien rédigé et s'il s'inscrit en dehors de la zone de confort des journaux, il n'est tout simplement pas utilisé, ce qui rend très difficile une réfutation efficace. Tout ce que nous demandons c'est qu'en cas de papier que nous jugeons inexact, voire même, dans certains, comme constituant de la mésinformation, nous ayons une juste possibilité d'y réagir et de livrer notre idée, notre version, au marché des idées.

Il y a à l'occasion eu beaucoup de résistance à la publication d'articles d'opinion. Parfois, comme dans le cas du National Post, les choses deviennent très peu éthiques. Un exemple qui me vient à l'esprit est le cas d'une lettre que nous avons écrite pour parution dans le courrier des lecteurs et qui avait été sensiblement modifiée par le National Post. On ne s'était pas contenté d'y apporter des changements stylistiques; on en a sensiblement modifié le fond. L'argument essentiel que nous étoffions dans cette lettre avait été modifié. Lorsque nous avons protesté, il y a eu de nouvelles modifications. Au bout du compte, nous n'avons réussi à en obtenir la reproduction fidèle qu'après maintes interventions et la menace de poursuites judiciaires. C'est là, à mon sens, un exemple très parlant d'une politique très biaisée, selon laquelle l'on se permet de modifier sensiblement la lettre d'un lecteur.

Dans d'autres cas, des quotidiens nous ont attaqués directement. Un cas qui me vient à l'esprit est celui d'un papier de Mme Khan publié dans le Globe and Mail sous le titre «Canadians Still Nasty to Muslims». Nous n'exerçons aucun contrôle quant au choix des titres, et ce titre-là avait été proposé par le rédacteur en chef du Globe and Mail. L'objet du papier était simplement de faire un examen de certains incidents islamophobes dans la société canadienne, par exemple l'islamophobie de l'un des partis politiques canadiens, une déclaration faite par quelqu'un dans une réunion d'association de circonscription et une autre faite par le recteur d'une université canadienne. L'article était en fait une invite à éliminer l'islamophobie de façon à retrouver l'esprit de tolérance proprement canadien. L'article n'était aucunement une condamnation générale de la société canadienne. Or, le Globe and Mail a choisi comme titre «Canadians Still Nasty to Muslims», et le Calgary Herald a embrayé en publiant un éditorial au sujet de cet article d'opinion demandant en fait de quel droit ces Musulmans critiquent-ils le Canada avec sa règle du droit et son esprit égalitaire. Qu'ils s'occupent plutôt de critiquer la sordide situation dans laquelle se trouve le monde musulman. C'était une fausse interprétation et de l'objet et de la lettre de l'article.

Le sénateur Graham: Cet article d'opinion est-il celui qui a paru le 14 février?

M. Saloojee: Je n'ai pas la date, mais je peux la trouver pour vous.

Mme Khan: Il s'agit d'un article d'opinion qui a été publié en 2003.

Le sénateur Graham: Permettez que je revienne à l'article dont vous avez dit qu'il a été très sérieusement retravaillé par le National Post. A-t-il été écourté? Le fond de la lettre a-t-il été modifié à un point tel que tout son sens, tout son contenu en étaient changés? A-t-il subi des modifications telles que le lecteur recevait un message différent?

M. Saloojee: Oui, il a été modifié à un point tel que notre message essentiel n'était plus le même. La lettre a certainement été raccourcie, ce qui est très bien, car c'est ce qui arrive typiquement avec le courrier du lecteur. Je ne me souviens plus si l'on y a apporté des modifications stylistiques, mais cela aussi est une pratique tout à fait acceptable et relève de la prérogative de la rédaction. C'est le message essentiel que nous voulions livrer qui a été modifié. Nous en avions été très surpris. Nous en avons bien sûr discuté avec le rédacteur en chef et ce n'est qu'au bout de beaucoup de va-et-vient que nous avons fini par nous entendre sur une version de la lettre qui était acceptable et qui communiquait fidèlement notre sentiment et notre argumentation.

La présidente: Serait-il possible de nous remettre copie de ces lettres. Le comité ici réuni n'a pas pour habitude de se mêler de décisions de rédaction, mais vu que l'on vient d'avoir une discussion plutôt longue et intéressante là-dessus, il nous serait utile de voir les textes dont vous parlez. Ayant été rédactrice et victime d'un rédacteur pendant de nombreuses années, je sais à quel point ces questions peuvent être controversées et à quel point les opinions peuvent diverger quant à ce qu'il devrait être autorisé au rédacteur en chef de faire.

M. Saloojee: Je pourrai vous transmettre la correspondance.

Le sénateur Graham: Sauf tout le respect que je dois à la présidente, vous avez posé la question que j'allais poser. Je pense que vous devriez nous fournir la lettre originale ainsi que la version finale, telle qu'elle a paru dans le National Post.

La présidente: Même si, d'après ce que j'ai compris, la lettre finale ne posait pas tant un problème pour eux que les versions intérimaires.

M. Saloojee: Oui.

Le sénateur Graham: Nous sommes intéressés par ce qui a en fin de compte été publié dans le journal par opposition à la lettre originale.

Mme Khan: Je souhaite simplement ajouter qu'une lettre d'avocat a été envoyée, et c'est cela qui a permis d'aboutir à la version finale que l'on a pu voir publier.

Le sénateur Graham: Ce serait là un élément important dont nous aimerions disposer également.

La présidente: En effet.

Le sénateur Graham: ... s'il y a eu intervention de juristes. J'aurai encore une question, celle-ci portant sur le site Web du Conseil canadien des relations américano-islamiques. Le site dit que vous êtes en étroite relation avec un Conseil basé à Washington, bien que vous vous distinguiez vraisemblablement nettement de celui-ci. Quelle est la différence entre les deux groupes? Quelle est votre expérience aux États-Unis? Vous avez dit qu'au Canada le réseau CanWest n'est pas très sensible à votre cause. Existe-t-il aux États-Unis une chaîne de journaux qui est très opposée ou est au contraire très favorable à votre cause?

M. Saloojee: Le CAIR, soit le Council on American-Islamic Relations, a son siège à Washington et est notre organisation sœur. Nous sommes membres de la famille CAIR. Nous sommes l'organisation sœur de CAIR aux États- Unis, mais nous sommes actifs au Canada. Nous sommes distincts en ce sens que notre conseil est composé d'universitaires, de militants et de citoyens canadiens. Nous sommes essentiellement autonomes pour ce qui est de notre activisme au Canada.

Les domaines dans lesquels nous œuvrons sont semblables. Nos deux organisations travaillent dans les domaines des relations avec les médias, de la lutte à la discrimination et de la défense d'intérêts publics. Voilà quelle est la relation avec CAIR. La relation avec CAIR aux États-Unis est, bien sûr, beaucoup plus difficile. Les médias américains sont beaucoup moins favorables. L'attitude au Canada est beaucoup plus tolérante et ouverte et nous n'avons pas été confrontés aux obstacles et aux préjugés que vit CAIR aux États-Unis.

Un aspect de cela, bien sûr, est que les événements du 11 septembre sont survenus aux États-Unis et que le climat qui y règne à l'endroit des Musulmans américains demeure très dur et très négatif. Au Canada, étant donné nos différences culturelles et le fait que le Canada soit essentiellement différent des États-Unis, notre éthique et nos normes ont tendance à être beaucoup plus axées sur la tolérance et le compromis. Notre expérience a été beaucoup plus positive que l'expérience vécue par CAIR aux États-Unis.

Mme Khan: En ce qui concerne les publications et les médias aux États-Unis, le réseau Fox a des émissions comme The O'Reilly Factor et Hannady and Colms qui n'ont pas été très gentils à l'égard des Musulmans américains. Avec la montée du néo-conservatisme aux États-Unis, les publications liées à ce mouvement ont elles aussi été la tribune de commentaires plutôt méchants à l'égard des Musulmans aux États-Unis.

Le sénateur Graham: Avez-vous demandé et, dans l'affirmative, avez-vous obtenu, des rencontres avec les comités de rédaction de grands quotidiens canadiens?

Mme Khan: Nous avons assez bien réussi avec le Globe and Mail, avec lequel nous avons une relation plutôt ouverte. Je sais qu'il y a de cela quelques années nous avions essayé d'établir ce genre de relation avec l'Ottawa Citizen, ici en ville, mais notre requête avait été rejetée. Quant au National Post, celui-ci n'est apparemment ouvert à personne. Le Canadian Islamic Congress a essayé très fort de rencontrer les gens de ce journal, mais il a été refusé. Nous n'avons pas poursuivi cela avec ce quotidien.

M. Saloojee: Nous avons également rencontré les gens de l'Edmonton Journal et cette rencontre a elle aussi été très cordiale et fort réussie.

Le sénateur Merchant: Vous nous avez beaucoup parlé de la presse écrite. Pensez-vous que ce soit ce média qui façonne l'opinion canadienne? Est-ce le média le plus important pour former l'opinion canadienne vis-à-vis de la communauté musulmane? Qu'en est-il des médias électroniques? Que pensez-vous de la façon dont vous êtes représentés à la télévision?

M. Saloojee: Je dirais que la presse écrite est importante, mais j'estime que la télévision est tout aussi importante, voire peut-être même plus. Je dis cela à cause de l'importance de l'image à la télévision, où les effets visuels, comme l'a dit Neil Postman, peuvent être mis au service du changement, de la violence et de la turbulence. Lorsque nous avons contesté des reportages dont nous pensions qu'ils étaient inexacts, c'était à cause du placement ou de la juxtaposition mal à propos d'images. Un exemple me vient à l'esprit. CBC a diffusé un reportage sur la violence, et le bruit de fond que l'on entendait en sourdine était l'appel à la prière islamique. D'autre part, les images montrées pour dépeindre l'Islam ont été violentes. Lorsque les plaques cataclysmiques du monde musulman commencent à se déplacer et à grincer, c'est là que, typiquement, l'on commence à couvrir le monde musulman.

De façon générale, l'un des problèmes ou des défis structuraux s'agissant de la couverture de l'Islam est que très peu de ressources sont consacrées à l'étude du monde musulman dans sa diversité. Rares sont les correspondants qui sont envoyés sur place pour des périodes prolongées qui leur permettraient de se familiariser avec la langue, la culture et la dynamique de la société. D'ailleurs, de façon générale au Canada, le nombre de reporteurs qui se consacrent à des reportages sur la religion est très petit. Vous pourriez les compter sur les doigts d'une main.

Voilà pourquoi les reportages, que ce soit ceux de la presse écrite ou ceux de la télévision, ne sont pas suffisamment bien éclairés du point de vue religion. Typiquement, l'Islam est examiné à travers la loupe d'une crise. Dès qu'une crise politique, économique ou autre se déclenche à l'étranger, c'est là que l'on commence à tourner. Le monde musulman est ainsi vu à travers la loupe de la crise en question. Les valeurs, les préceptes et les principes normatifs de l'Islam en tant que foi sont moins bien connus que ceux des autres cultes. Voilà tout un défi auquel nous sommes confrontés. Comment s'y prendre pour mieux éduquer la communauté journalistique et la sensibiliser aux nuances de la culture, de la politique, de l'économie et des facteurs sociaux en vue de sa couverture de questions religieuses?

Nous constatons trop souvent que l'approche aux reportages sur l'Islam est très réductionniste. Tout ce qui survient dans le monde musulman est généralement considéré comme étant synonyme de l'Islam en tant que religion. S'il s'agit d'un acte politique, cela est ramené à une cause religieuse. S'il s'agit d'une question économique ou sociale, c'est ramené à une cause religieuse. C'est ainsi que l'Islam, injustement, n'est pas présenté dans le bon contexte. L'Islam n'est pas présenté de façon nuancée. Toute chose, bonne ou mauvaise — et c'est surtout le cas des mauvaises — est en règle générale ramenée à une motivation ou à une cause religieuse, et cela a tendance à être faux.

Le sénateur Merchant: Que pouvez-vous faire pour améliorer la façon dont la religion et la communauté musulmanes sont dépeintes à la télévision, et comment amener le public canadien à regarder cela?

Mme Khan: Nous avons trouvé que les histoires d'intérêt humain sont peut-être le moyen le plus efficace de communiquer des valeurs humaines que la plupart des Canadiens, je pense, jugeraient universelles.

D'un autre côté, le pèlerinage Haj a fait l'objet d'une vaste couverture. L'on a beaucoup fait état des Canadiens qui se préparaient pour le voyage et qui l'entreprenaient. L'on parle toujours abondamment du mois du Ramadan et des valeurs liées à l'esprit de sacrifice de soi et au désir d'aider les personnes dans le besoin.

Dans ce sens-là, comme l'a indiqué M. Saloojee, les événements internationaux racontent un côté de l'histoire qui, malheureusement, d'après nous, ne correspond pas à la réalité.

Au Canada, les personnes et les communautés musulmanes commencent à entreprendre elles-mêmes d'éduquer, à la base, les organisations communautaires, les écoles et les médias au sujet de phénomènes comme le jeûne, la prière et le pèlerinage. C'est là-dessus que nous allons mettre l'accent.

Le sénateur Merchant: Comment les membres de la communauté musulmane obtiennent-ils leurs nouvelles? Par la presse écrite? Cela les intéresse-t-il de lire des histoires sur un peu tout, sur le Canada, par exemple? Cela m'intéresse de savoir quel type de médias ils préfèrent, et je songe ici tout particulièrement aux jeunes gens. Utilisent-ils l'Internet? Où obtiennent-ils les renseignements qu'ils veulent?

Mme Khan: Cela dépend du groupe. Si vous prenez les immigrants, ceux-ci comptent principalement sur l'antenne parabolique. Les gens aiment savoir ce qui se passe dans leur pays d'origine. Il y a également de nombreux journaux communautaires, de diverses langues, qui font état de ce qui se passe dans la mère patrie.

Comme vous l'avez laissé entendre, la jeune génération est davantage intéressée par l'Internet. L'Internet a été une fenêtre d'accès à différents médias. Beaucoup de gens regardent les émissions de CBC pour avoir une idée de ce qui se passe.

Le sénateur Jaffer: J'aimerais remercier les deux témoins d'être venus ici et d'avoir si éloquemment exposé leurs préoccupations. Cela nous aide vraiment.

J'aurai quelques courtes questions à poser. Premièrement, vous avez dit que l'Edmonton Journal vous avait bien reçus. C'est là, à Edmonton, qu'a été fondée la première communauté musulmane, et la ville d'Edmonton compte une importante communauté musulmane, n'est-ce pas?

M. Saloojee: Oui.

Le sénateur Jaffer: Quand avez-vous pour la dernière fois tenté de rencontrer le comité de rédaction de l'Ottawa Citizen?

Mme Khan: Nous nous sommes rencontrés suite à une plainte déposée auprès du Conseil de presse de l'Ontario: on avait utilisé l'expression «bombe islamique» pour parler de la capacité nucléaire du Pakistan. À l'époque, Russell Mills était encore l'éditeur. Il faisait beaucoup d'efforts pour nous intégrer davantage. Cela remonte à il y a peut-être trois ans.

Le sénateur Jaffer: Vous avez déclaré être le seul groupe d'intervention auprès des médias. Ai-je bien compris ce que vous avez dit?

M. Saloojee: Nous sommes le seul groupe d'intervention à temps plein. L'un de nos objectifs a été de ne pas compter sur le bénévolat. Nous avons quatre employés, deux à temps plein et deux à temps partiel.

Le sénateur Jaffer: Vous avez parlé de la mésinformation au sujet de l'Islam dans vos réponses à plusieurs questions. Comptez-vous parmi vos collaborateurs des spécialistes à temps plein — et non pas bénévoles — qui se consacrent à expliquer ce qu'est l'Islam?

M. Saloojee: L'un des membres de notre conseil est Jamal Badawi, professeur de religion et de gestion à l'Université St. Mary's, à Halifax. Il est généralement reconnu comme étant l'un des meilleurs sinon le grand spécialiste de l'Islam en Amérique du Nord. Il se trouve également en Amérique du Nord un certain nombre d'universitaires tout à fait à la hauteur auxquels nous faisons appel de temps à autre, selon le besoin. Ingrid Mattson, qui est une véritable pionnière pour ce qui est des questions liées à la femme et à l'Islam, est canadienne, bien qu'elle soit basée aux États-Unis. Il y a également l'Imam Faisal Kutty, qui vit à Toronto, qui est un savant de référence et qui a été très engagé dans le dialogue interconfessionnel et intercommunautaire.

Il existe au Canada plusieurs ressources auprès desquelles nous puisons savants et savoir islamiques.

Le sénateur Jaffer: Madame Khan, j'ai une question au sujet des femmes et de l'Islam. Je vous félicite pour les articles que vous écrivez. Pourriez-vous nous dire s'il existe des défis autres que ceux que M. Saloojee a mentionnés pour ce qui est de la représentation des femmes dans l'Islam?

Mme Khan: L'article le plus récent que nous ayons publié sur les femmes et l'Islam remonte au 14 février. Nous avons tenté de présenter une situation plus réaliste que l'idéal versus l'autre extrême, qui généralise en disant que toutes les femmes musulmanes sont opprimées. C'est à cela que nous voulons nous attaquer: premièrement, reconnaître les injustices commises au sein de notre communauté, comme il y en a dans toutes les communautés; et, deuxièmement, déclarer catégoriquement que ces actes sont tout à l'opposé des principes de la foi, pour ensuite faire ressortir ce que fait la communauté pour corriger ces injustices commises. Cette opération, soit la façon dont la communauté compose avec ses problèmes, se trouve répétée dans de nombreux types différents de communautés à l'échelle du pays.

Nous espérons ainsi apprendre au public canadien que notre humanité à nous n'est pas différente, dans ce sens-là. Nous vivons les mêmes problèmes. Peut-être que nous discutons de nos problèmes et de nos solutions à l'intérieur d'un paradigme différent.

Le sénateur Gustafson: J'ai quelques questions à poser au sujet de votre organisation en tant que telle. Vous dites que vous êtes un organisme sans but lucratif. Revenu Canada vous reconnaît-il le statut d'organisme sans but lucratif?

M. Saloojee: Nous ne sommes pas une organisation caritative, mais nous sommes sans but lucratif. Nous avons le statut d'organisation sans but lucratif. Nous ne sommes pas un organisme de charité et n'émettons de ce fait pas de reçus aux fins d'impôt. Nous comptons sur les dons que nous font des individus.

Le sénateur Gustafson: Quelle est l'envergure de votre publication? S'agit-il d'une publication hebdomadaire ou mensuelle?

M. Saloojee: Nous avons plusieurs outils. Nous avons une liste de courriels nationale, pour tout le Canada. Nous distribuons typiquement nos communiqués de presse et nos avertissements. D'autre part, deux fois la semaine, je pense, nous compilons les articles qui ont une pertinence pour les Musulmans canadiens et qui sont publiés dans les médias canadiens. Nous réunissons ces articles sous forme de bulletin de surveillance des médias, et nous diffusons cela.

Le deuxième volet de notre programme de publication est une série de guides sur l'Islam et les pratiques islamiques, destinés aux journalistes, aux éducateurs, aux employeurs et aux prestataires de soins de santé. Ces publications s'adressent de façon générale au secteur des services et ont pour objet d'éduquer les Canadiens au sujet de l'Islam et des pratiques islamiques et, dans le cas des employeurs et des éducateurs, au sujet des accommodements pour fins religieuses dont pourraient avoir besoin des Musulmans canadiens.

Nous avons également un guide-poche sur les droits des minorités, que nous avons élaboré après le 11 septembre et qui a été très demandé. Il a pour objet de mettre les Canadiens musulmans au courant de leurs droits au Canada. De nombreux Musulmans canadiens sont venus au Canada précisément à cause de la tradition juridique très solide, très fière et très enchâssée du pays, mais nombre d'entre nous ne connaissons pas nos droits juridiques. Si je n'avais pas fait des études de droit, je n'en saurais rien non plus. Cette publication a pour objet de vous renseigner sur vos droits juridiques qui vous reviennent en vertu des droits de la personne et de la Constitution et sur ce que vous devez faire si vous faites l'objet d'un profilage racial ou si la GRC ou le SCRS vous rend visite. L'on a relevé des problèmes chroniques depuis le 11 septembre et ce guide a pour objet d'améliorer la situation.

Le sénateur Gustafson: Vous nous avez donné des chiffres mais je n'ai pas noté les dates. Le Canada comptait, je pense 250 000 Musulmans et nous en sommes aujourd'hui à 570 000. Quelles étaient les dates pour ces 250 000 et ces 579 000?

M. Saloojee: Le chiffre de 250 000 a été fourni par le recensement de 1991 tandis que le total de 579 000 est celui que nous a livré le tout dernier recensement, soit celui de 2001.

[Français]

Le sénateur Corbin: Les témoins nous ont parlé de l'aspect éditorial des médias canadiens. Pourraient-ils nous faire part de leur point de vue sur la façon dont les médias de langue française, dont Radio-Canada, traitent des problèmes de l'Islam?

[Traduction]

Mme Khan: Vous voulez parler des médias de langue française, principalement au Québec, je présume. Malheureusement, s'il est une faiblesse en ce qui concerne notre organisation, c'est du côté des médias francophones et de l'engagement et de la contribution en ce sens. Nos employés sont principalement anglophones et nous n'avons donc pas consacré le temps qu'il aurait fallu à la situation au Québec.

Nous recevons cependant beaucoup de communications de Musulmans au Québec au sujet de la couverture médiatique faite dans cette province. Je ne peux cependant pas me prononcer là-dessus pour le moment car je ne suis pas très à jour quant à la situation actuelle. Les seuls renseignements dont je dispose remontent à il y a environ cinq ans.

[Français]

Le sénateur Corbin: Les émissions que j'ai pu observer sur les ondes de Radio-Canada m'ont semblé tout à fait objectives à l'égard de l'Islam. J'ai entre autres écouté une émission d'une demi-heure sur le Ramadan, qui expliquait en détails les pratiques, les us et les réunions de famille. Je crois que l'émission a eu un impact très positif.

Étant donné l'influence de Radio-Canada, par le biais de ses nombreux réseaux à travers le pays, leur programmation devrait susciter votre intérêt. Les reportages diffusés sur les ondes de Radio-Canada, en général, semblent assez objectifs.

[Traduction]

Êtes-vous pour la plupart une organisation laïque?

M. Saloojee: Une organisation laïque dans quel sens?

Le sénateur Corbin: Êtes-vous dirigés par le clergé ou bien toute cette initiative est-elle essentiellement laïque? Je sais que dans l'Islam vous ne faites généralement pas ce genre de distinction, mais je pense que cela nous serait utile de savoir qui est derrière tout cet effort. S'agit-il de clercs ou bien de personnes islamiques du genre Monsieur et Madame Tout-le-monde?

M. Saloojee: Pour répondre à votre question, je dirais que les membres de notre conseil sont des citoyens canadiens. On y compte des professeurs, des médecins, des enseignants et des avocats. Ce sont ces personnes qui s'occupent principalement de la gestion de l'organisation et nos membres sont de simples Musulmans canadiens. Nous servons la communauté musulmane canadienne d'un bout à l'autre du pays et leurs préoccupations sont ce qui nous occupe. Leurs préoccupations ont été multiples et variées: questions de multiculturalisme, un thème proprement canadien; questions de profilage racial et de règle du droit, encore une question tout à fait canadienne; questions d'érosion des droits civils, encore un dossier tout à fait canadien; questions liées à la loi antiterrorisme et au fait que l'on bafoue certains droits et libertés, et les défis que cela pose pour l'architecture constitutionnelle de ce pays, encore une question des plus canadienne.

Les préoccupations que nous avons sont certainement canadiennes. Quant à cette idée du religieux versus le laïc, notre position est qu'il n'y a pas forcément contradiction entre identité islamique et identité canadienne. De nombreux Musulmans canadiens sont venus au Canada précisément parce que le pays offre un puissant enchâssement des droits de la personne que l'on ne trouve pas ailleurs, la règle du droit, solide et régulière, et le Canada est aujourd'hui le chez- eux de nombreux Musulmans canadiens. C'est également ici qu'ils ont pu pleinement réaliser leur potentiel créatif religieux et leur potentiel en tant qu'êtres humains.

Pour vous donner un exemple, je suis né en Afrique du Sud et le gros de mon éducation religieuse, je l'ai reçue pendant huit ans en Afrique du Sud. C'était une éducation religieuse très intensive. Pendant mon séjour en Afrique du Sud, je n'ai pas été particulièrement «religieux», si vous aimez le terme, ou «spirituellement inspiré». Une fois arrivé au Canada, j'ai rencontré à l'université un assortiment époustouflant de personnes, des Musulmans canadiens et des Musulmans d'autres parties du monde, notamment Asie, Europe, Afrique, Moyen-Orient, Amérique du Nord, et je pense que cela a été le cas de nombreux autres Musulmans canadiens. Ils voient au Canada cet immense potentiel qui leur permet d'actualiser leur identité en tant que Musulman ainsi qu'en tant que Canadien; voilà pourquoi je ne vois pas de contradiction obligatoire entre les deux identités telles que je les perçois.

Le sénateur Corbin: J'accepte votre réponse et vous avez très bien répondu.

Le sénateur Gustafson: Quel pays compte pour le plus grand nombre d'immigrants musulmans au Canada?

M. Saloojee: Je ne connais pas les chiffres exacts, mais il y a un très important contingent de Musulmans canadiens originaires du Sud-Est asiatique, et l'on retrouve dans certaines villes comme Ottawa et Toronto une très importante communauté de Canadiens d'origine africaine. Je songe ici tout particulièrement aux Musulmans canadiens somaliens mais il y a également un très important contingent de Canadiens arabes qui continue d'ailleurs d'augmenter.

Mme Khan: Au Québec, vous constaterez que ces personnes viennent surtout d'Afrique du Nord et du Liban.

La présidente: Monsieur Saloojee, vous avez, en réponse au sénateur Graham, utilisé une expression que j'ai trouvée fort intéressante. Vous avez dit que vous connaissez à l'occasion des difficultés lorsque vous soumettez aux journaux des articles d'opinion qui se trouvent en dehors de la zone de confort du quotidien. Qu'entendez-vous par là?

M. Saloojee: Par là, je veux dire que notre réponse — et nous avons en la matière accumulé au fil du temps une certaine expérience — est que s'il y a quelque chose de négatif, alors nous voulons y réagir, et c'est la façon la meilleure et la plus efficace de nous y prendre. Nous vivons dans un contexte de médias ouverts. Nous ne voulons pas écarter une quelconque autre opinion, mais nous tenons à ce que soit diffusée notre opinion éclairée. Notre outil de prédilection a été l'article d'opinion. Notre comité consultatif est un groupe de personnes très éclectique et aux antécédents très variés.

La présidente: Je sais cela, mais quelle est selon vous la zone de confort d'un quotidien?

M. Saloojee: La zone de confort est telle que si vous parlez d'une question qui ne correspond pas à la politique du journal ou en tout cas pas à sa politique ostensible, ou si vous soumettez une réfutation très musclée, cela ne sera pas accepté. Parfois, si vous présentez une argumentation ou une explication contraire un peu plus douce et édulcorée, cela sera accepté. Par exemple, lorsque nous faisions notre battage auprès des journaux après la libération et le retour au Canada de Maher Arar, il y a eu des questions comme la complicité possible de la GRC et du SCRS et les problèmes en découlant pour la communauté musulmane. L'affaire de Maher Arar est représentative des préoccupations plus générales des communautés musulmanes, par exemple le profilage systémique et l'abus de pouvoir de la part de la GRC et du SCRS. Nous avons constaté que notre article d'opinion n'a pas été publié en dépit du fait que nous avions été invités à le soumettre. On nous avait dit que si nous soumettions un tel article, il serait publié à l'échelle du pays. En fait, je cite cet exemple parce que les choses ont été très difficiles après la libération de Maher Arar et sa première conférence de presse. Cela a été une période très occupée.

Nous avions accepté d'écrire l'article d'opinion avec la garantie que celui-ci serait envoyé à un certain nombre de journaux dans le pays et serait publié. Il a été publié de façon très marginale au Cap-Breton et dans une autre communauté rurale. Je m'étais en tout cas attendu à ce qu'il paraisse dans certaines des grandes villes canadiennes, mais cela n'a pas été le cas. Peut-être que c'est parce que l'article était un petit peu trop polémique et présentait une opinion sur ce qui arrivait aux Musulmans canadiens qui étaient en dehors de la zone de confort de certaines des entreprises médiatiques.

Mme Khan: Je vais vous donner un autre exemple. Cela se passait peu après l'éclatement de la deuxième Intifada au Moyen-Orient. Le National Post a publié un éditorial endossant la visite à la mosquée par Ariel Sharon. Le lendemain du début de l'Intifada, j'avais écrit une lettre au rédacteur en chef m'opposant au fait que l'on ait appuyé la visite par Ariel Sharon. Le journal a publié le tout sauf un paragraphe. Dans ce paragraphe, je comparais les Palestiniens à David et Goliath, compte tenu de l'asymétrie du pouvoir militaire. Le journal a retiré cette partie. Dans son éditorial, les Israéliens étaient David et les Palestiniens Goliath.

J'ai les deux textes. C'était incroyable. Mais cela fait bien des fois que nous avons vu la même chose.

M. Saloojee: Il y a un autre exemple qui me vient à l'esprit. Tout récemment, un article très haineux a été publié en Colombie-Britannique par un journal communautaire clairement antisémite et partisan de la propagande haineuse. Cela fait de nombreuses fois que nous parlons de l'antisémitisme. Mme Khan a écrit un article d'opinion national sur l'antisémitisme dans le monde musulman. Nous sommes de façon générale très critiques et jouissons de cette flexibilité du fait que nous travaillons dans la communauté musulmane et partageons à l'occasion le même langage et le même discours. Nous pouvons ainsi être critiques quant aux problèmes survenant au sein de la communauté musulmane. C'est une chose que nous pouvons nous permettre.

Nous avons immédiatement condamné cet article. Cela n'a pas été aussi largement repris que nos autres interventions dans les médias.

Il y a encore eu une autre affaire.

Mme Khan: Nous avons ouvertement condamné cet article paru dans ce journal en Colombie-Britannique. Notre condamnation de cet article n'a pourtant été reprise que quelques jours plus tard, et seulement de façon éparse.

Ce qui est intéressant c'est que quelques semaines plus tard il s'est produit un incident inverse, si vous voulez, à l'Université de Western Ontario: l'Israeli Action Committee y diffusait des textes clairement offensants mettant sur un même pied les événements du 11 septembre et les tours en feu et les Musulmans et la civilisation musulmane. Nous avons protesté et diffusé un communiqué de presse disant que ce genre de discours était inacceptable. Cela n'a été repris par absolument personne. Quelques jours plus tard, l'Ottawa Citizen publiait une lettre écrite par quelqu'un qui disait que la communauté musulmane est silencieuse lorsqu'il est question d'antisémitisme.

Nous avons le sentiment de nager sans cesse contre le courant. Nous agissons conformément à notre principe qui est de condamner les comportements et les termes inacceptables. Mais nous sommes à la merci des médias qui sont libres de choisir d'en faire état ou non.

La présidente: Il y a dans ce pays eu une certaine controverse quant à la question de savoir si al-Jazeera devrait être autorisé à diffuser ici. Avez-vous pris position là-dessus?

M. Saloojee: Oui. Nous avons déposé auprès du CRTC un mémoire à l'appui de cette demande. Ce mémoire est affiché sur notre site Web.

Notre position est qu'al-Jazeera élargira le débat dans ce pays. Ce radiodiffuseur présente une vision différente des événements survenant au Moyen-Orient par rapport à ce que l'on nous présente à l'heure actuelle. Ce serait une bonne chose pour le marché des idées et pour la formulation d'opinions éclairées et diverses.

Nous avons également souligné qu'en cas d'abus commis par al-Jazeera dans sa programmation, cela pourrait et devrait être contrecarré par notre très robuste loi canadienne. Nous ne devrions pas préjuger de la question mais plutôt traiter de toute violation possible et potentielle en faisant appel à la loi canadienne. De façon générale, la radiodiffusion d'al-Jazeera est un développement positif et nous devrions accueillir cela favorablement en tant que Canadiens.

Nombre d'autres publications qui sont généralement critiques de ces questions ont adopté la même position que nous.

Le sénateur Spivak: Je ne suis pas vraiment en désaccord avec vous quant à la nécessité d'avoir un débat qui soit vaste. Je ne comprends pas comment la loi canadienne traiterait d'al-Jazeera étant donné qu'il a été documenté que ce réseau montre très souvent dans ses émissions des personnes violemment antisémites et qu'il y a là un parti pris. Cela a été documenté. Comment traiteriez-vous de cela? Seriez-vous prêts à recourir à la censure? Je pense qu'il serait très difficile d'avoir à traiter de cela, étant donné votre position, bien sûr, que je comprends, face à toute la question de l'antisémitisme.

Les peuples arabes ne sont-ils pas eux aussi sémites?

Mme Khan: Ils le sont, vous avez raison.

Le sénateur Spivak: Je ne comprends pas toute cette question d'antisémitisme.

Mme Khan: Pour ce qui est d'al-Jazeera, les incidents documentés sont principalement survenus lors d'émissions lignes ouvertes, si je ne m'abuse.

Le sénateur Spivak: Il y a eu de très nombreux...

Mme Khan: Je ne suis pas au courant de toute l'étendue du problème. Je suis d'accord avec M. Saloojee, en ce sens que s'il y avait violation de la loi canadienne, le cas serait traité comme il se doit.

Le sénateur Spivak: Je comprends cela, mais comment? S'il vous vient des émissions violemment antisémites en provenance d'une agence dans un autre pays, que pouvez-vous faire?

M. Saloojee: Je ne suis pas très calé en matière de procédures du CRTC. Cependant, d'après ce que j'ai compris, le CRTC va accorder une licence pour la télédiffusion d'al-Jazeera sur une bande ou un réseau numérique particulier. Cette licence pourrait être révoquée si la programmation était en définitive antisémite et si elle violait en principe les lois canadiennes en matière de propagande haineuse ou une quelconque autre loi du pays.

D'après ce que j'ai compris il y a eu un débat assez vif au sujet de déclarations antisémites qui ont été faites, mais dans quel contexte? Était-ce le fait de responsables de la programmation ou bien surtout d'invités? Une opinion a été exposée par le Congrès juif canadien dans un éditorial. Une autre a été expliquée par la communauté arabe. Les deux groupes se sont penchés sur les données et ont une version factuelle très différente de ce qui s'est passé.

Un camp a parlé de l'antisémitisme virulent d'al-Jazeera. L'autre camp a dit que oui, il y a eu de tels incidents, mais c'était le fait d'invités participant à des émissions radiophoniques lignes ouvertes et que ce n'était pas un élément systémique de la programmation d'al-Jazeera. Voilà ce que je vous dirais.

Je n'ai pas fait une étude approfondie du dossier de chacun des deux camps. Il importe cependant de souligner que ces deux positions existent. Clairement, s'il y avait le moindre contenu antisémite, cela serait inacceptable au Canada. Je pense que la façon appropriée de réagir dans un tel cas serait de révoquer la licence.

Le sénateur Johnson: Bien sûr, il se déroule un important débat à l'interne quant à la nature de l'Islam, ses croyances et les comportements que la religion impose, ce qui est le cas de tout culte. Je ne sais cependant toujours pas très bien, en dépit de tout ce qui a été dit aujourd'hui, comment déterminez la bonne interprétation de l'Islam qui, d'après votre site Web, est sur ce quoi votre organisation a été fondée et ce dont elle fait la promotion. Cela se trouve reflété dans tous les propos que vous avez tenus, y compris sur ce que vous pensez de CanWest, de ses publications et d'autres publications dans le pays.

M. Saloojee: Il s'agit d'un sujet plutôt complexe, mais je tâcherai d'être aussi bref que possible.

Le sénateur Johnson: C'est essentiel pour comprendre les nombreuses questions que vous avez évoquées aujourd'hui et je ne pense pas que nous ayons tiré cela au clair.

M. Saloojee: Je m'efforcerai d'être précis et de vous donner un exemple.

L'Islam est bien sûr un culte monothéiste. Il y a dans l'Islam une très riche tradition savante quant à ce qu'est l'Islam — ses valeurs, ses normes, ses règles, et cetera. Une critique que nous ferions à l'égard de certaines représentations de l'Islam est que nombre des conclusions quant à ce qu'est l'Islam sont l'aboutissement de recherches très insincères, superficielles et non savantes.

Il existe toute une masse de preuves quant aux origines de la loi islamique. Il existe certaines règles et méthodologies pour comprendre le Coran. Le savoir islamique traditionnel ou classique les a mises au point. Elles sont très systématiques et rigoureuses.

Un exemple pratique et concret est celui du jihad. Certains Musulmans interprètent et utilisent le jihad pour commettre des actes violents contre des civils. Il n'y a aucun doute là-dessus. Il y a des Musulmans qui ont adopté cette position, alors que c'est en réalité tout le contraire. Selon l'Islam et la loi islamique, la grande majorité des savants, de l'opinion savante et des connaissances dont on dispose disent que le jihad est purement un outil de défense. Il s'agit d'une protection défensive des ses droits, de sa vie et de ses biens. Ce n'est pas quelque chose qui a été enchâssé dans la loi en vue de blesser ou de tuer des civils ou de poursuivre des objectifs politiques illégitimes.

C'est là l'opinion majoritaire. Les savants en sont arrivés à cette conclusion en suivant une certaine méthodologie d'examen des textes islamiques. Ils les examinent dans leur entier, de façon holistique. Ils n'en choisissent pas au hasard, en retenant sélectivement un verset ou un autre pour appuyer leur interprétation. Ils examinent également l'objet du texte, le contexte du texte et le langage du texte, et c'est ainsi qu'ils aboutissent à une conclusion donnée.

C'est ainsi que le jihad a été inscrit dans la loi en vue de l'autodéfense et non pas en tant que mesure pour attaquer des civils innocents. Le jihad est également assorti de règles clairement définies. Dans le contexte de l'autodéfense, l'on n'est par exemple pas autorisé à causer des dommages écologiques ou à combattre des civils. L'on est censé donner suite à des initiatives pacifiques justes, et ainsi de suite.

Je cite le jihad comme exemple de situation où un camp dira: «Voici ce qu'est l'Islam». Ce sera peut-être même le cas d'une minorité de Musulmans. La réalité est que la majorité des savants disent le contraire.

Aux fins de reportages sur l'Islam, je pense qu'il importe de tenir compte de plusieurs perspectives. Si, par exemple, les médias rapportent ce que dit une personne, il leur faut équilibrer cela avec ce que disent d'autres Musulmans. Il leur faut recueillir une diversité d'opinions pour faire l'équilibre entre ce qui est mineur ou marginal et ce qui correspond au courant général.

Le sénateur Merchant: Il y a un journaliste qui a fait rapport sur le dossier palestinien sur le réseau de télévision de CBC. Il y a environ un an, il a été rappelé car l'on a estimé qu'il avait été un petit peu trop pro-Palestinien dans ses reportages. Clairement, des pressions ont été exercées par quelqu'un en ce sens.

Si vous voyez quelqu'un dont vous pensez qu'il est très anti-Musulman, pensez-vous que votre organisation ou que votre communauté au Canada soit habilitée à exercer de telles pressions sur un réseau de télévision pour faire rappeler le journaliste en question? Jouissez-vous d'un tel pouvoir?

M. Saloojee: La communauté canadienne est très jeune. Nous n'avons jamais demandé le rappel d'un journaliste. Nous demandons en règle générale du travail de sensibilisation ou bien des excuses. La plupart des dossiers dont nous nous occupons sont d'ordre interne. Nous en sommes arrivés à la conclusion, bien sûr, que nous sommes une organisation musulmane canadienne et que nous ne nous prononcerons sur des événements internationaux que s'il y a clairement un ingrédient canadien. Nous avons parlé du dossier irakien à cause de la participation possible du Canada en Irak. Nous ne nous prononçons pas sur les questions internationales discrètes car nous avons notre base ici au Canada et nous représentons ici les Canadiens.

Cela pose en quelque sorte un problème car, comme l'a dit Mme Khan, vous êtes mal vu quoi que vous fassiez. S'il survient dans le monde un incident provoqué par des Musulmans, alors pour quelque raison l'on nous demande tout naturellement des comptes, comme si vous étiez coupables par association: «Pourquoi n'avez-vous pas condamné cela?» Notre réponse est que nous ne pouvons pas condamner chaque chose qui se passe ailleurs dans le monde. Nous sommes une organisation canadienne. À moins qu'il y ait un lien canadien clair, de façon générale, nous ne nous prononcerons pas.

Le sénateur Graham: Lorsque vous parlez de la possibilité qu'al-Jazeera profite de la liberté des ondes canadiennes, parlez-vous de la possibilité qu'une station ici reprenne une alimentation par satellite ou autre, ou bien simplement du privilège de capter al-Jazeera en tant que source de nouvelles de rechange, tout comme l'on est libre de capter NBC, CNN, CBS, ABC ou autre?

M. Saloojee: Je parlais tout particulièrement de l'initiative ou de la demande de certaines parties de diffuser al- Jazeera sur leur réseau numérique. Le CTRC en est saisi. Notre mémoire juridique en faisait état. Al-Jazeera serait capté et les personnes désireuses d'écouter ses émissions s'abonneraient au service.

La présidente: Madame Khan, monsieur Saloojee, merci beaucoup. Vous aurez pu constater à quel point nous avons trouvé intéressants vos témoignages. Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir pris le temps d'être des nôtres ici aujourd'hui.

[Français]

Notre prochain témoin est M. Clifford Lincoln, député de Lac-Saint-Louis, au Québec. Avant d'être élu aux Communes, en 1993, M. Lincoln a servi comme député à l'Assemblée nationale du Québec, où il a été ministre de l'Environnement. À la Chambre des communes, il a occupé le poste de secrétaire parlementaire à la vice-première ministre et ministre de l'Environnement. De 1996 jusqu'à l'an dernier — c'est pourquoi il est ici — il était président du Comité permanent du Patrimoine canadien.

[Traduction]

Nous nous souviendrons tous que l'an dernier le Comité permanent du patrimoine de la Chambre des communes a bouclé une étude exhaustive du système de radiodiffusion canadien. Par exhaustive, je veux dire énorme; c'est plus volumineux qu'un annuaire téléphonique. Cette étude a couvert un gigantesque éventail de questions.

Nous n'avons pas fait distribuer aux sénateurs le rapport intégral pour rafraîchir vos mémoires, mais nous vous avons fait remettre les recommandations issues du rapport. Cependant, compte tenu de notre travail, nos avons pensé qu'il serait utile que M. Clifford Lincoln comparaisse devant nous pour nous livrer les conclusions pertinentes de son comité eu égard à nos fins, étant donné que nous nous penchons sur les médias d'information.

Votre comité ne s'est pas penché sur la presse écrite mais a examiné le volet tout entier de la radiodiffusion, y compris le secteur du divertissement et d'autres choses qui ne s'inscrivent pas dans notre étude.

Monsieur Lincoln, si vous le voulez bien, ce serait formidable que vous nous fassiez une déclaration, après quoi nous aurons pour vous des questions.

M. Clifford Lincoln, député de Lac-Saint-Louis (à titre personnel): Merci de m'avoir invité. Je suis tout particulièrement ravi d'être ici car, bien sûr, de nombreux collègues et amis et vous, sénateur Fraser, avez la réputation de défendre la liberté de la presse depuis de nombreuses années. C'est pour moi un privilège de comparaître ici devant vous aujourd'hui.

Lorsque nous avons examiné le mandat que nous nous étions donné afin d'étudier la question de la radiodiffusion, nous avons commencé par discuter de la question de savoir si nous devrions nous pencher sur les médias en général. Nous avons jugé que, la radiodiffusion étant un sujet si vaste en soi, étant donné surtout la révolution technologique du côté des nouveaux médias, il était préférable que nous nous concentrions sur la radiodiffusion. La dernière étude sur la radiodiffusion remonte à il y a presque 20 ans, à la fin des années 80. C'est elle qui a débouché sur la Loi sur la radiodiffusion qui est en vigueur à l'heure actuelle et qui remonte à 1991. Cette Loi canadienne sur la radiodiffusion est vieille de 13 ans, et elle n'a jamais été examinée depuis.

Étant donné l'énorme révolution technologique qui est intervenue depuis, nous avions pensé qu'il était pertinent de nous pencher sur la loi, de déterminer s'il y aurait lieu de la changer et, dans l'affirmative, dans quelle mesure.

Ce que nous avons constaté, premièrement, c'est que la loi elle-même — c'est-à-dire ses objectifs — occupe trois pages de texte de loi. C'est une merveilleuse loi. Ses objectifs et principes ont résisté jusqu'à aujourd'hui à l'épreuve du temps et demeureront valides pendant longtemps encore. En même temps, nous avons découvert que les mécanismes et processus qui sous-tendent la loi méritent vraiment d'être examinés à nouveau.

Comment s'y prendre pour s'attaquer à une chose du genre? Nous avons décidé d'aborder la chose du point de vue du Canadien moyen, de Monsieur ou Madame Tout-le-monde. Comment le grand public perçoit-il la radiodiffusion et dans quelle mesure l'actuel système de radiodiffusion correspond-t-il à ses besoins?

En parcourant le pays, nous avons pu constater que les Canadiens ont beaucoup d'amour pour leur système de radiodiffusion, qui est un mélange public-privé et qui est complété par une communauté de radiodiffusion publique très dynamique.

Nous avons également découvert — et c'est peut-être là le thème dominant de ce que nous avons entendu — que les gens en région, qui vivent le plus loin des grands centres urbains, se sentent tout à fait perdus et abandonnés par les grands médias et plus particulièrement les médias électroniques. Plus la localité est petite et plus elle est loin d'un grand centre urbain, plus ses habitants se sentent abandonnés. Ce message nous a été livré haut et fort. Nous l'avons entendu dans les régions francophones de la Saskatchewan et de l'Alberta ainsi que dans les endroits reculés de Terre-Neuve et des provinces maritimes et même, d'ailleurs, en Colombie-Britannique. Ce message était omniprésent.

Nous avons décidé d'étayer un certain nombre de prémisses d'ordre général. Premièrement, le système de radiodiffusion canadien tel qu'il existe à l'heure actuelle est un mélange d'entreprises publiques et privées et devrait demeurer ainsi. Il fonctionne et il fonctionne bien. Radio-Canada et CBC devraient y occuper une place de tout premier ordre. On a aujourd'hui plus que jamais auparavant vraiment besoin d'un radiodiffuseur public. En même temps, l'on demande à CBC de faire presque tout tout seul sans lui assurer le financement stable et soutenu dont elle a besoin pour mener à bien son mandat. De quel droit peut-on reprocher à la société CBC d'abandonner les régions et les petites localités alors qu'elle ne sait pas d'une année sur l'autre quel financement elle va recevoir? Certains disent qu'elle reçoit énormément d'argent, près de 1 milliard de dollars. En même temps, il nous faut comparer cela à son mandat. Nous avons dit: accordez à la société CBC suffisamment de fonds pour qu'elle puisse exécuter son mandat, notamment en région et dans les petites localités. Si la radiodiffusion devait mourir dans les petites localités, elle s'éteindrait aussi au niveau national.

Nous avons également dit que chaque Canadien a le droit de sentir qu'on est à l'écoute de ses opinions et de ses histoires. Nous disons ceci: assurez à CBC un financement stable et fiable dans le temps. En même temps, exigez que CBC rende des comptes. Que la société produise une stratégie en vue d'un plan d'affaires. Qu'elle se soumette au Parlement chaque année, et dites-nous, mesdames et messieurs de CBC, ce que vous ferez pour ce qui est des émissions locales et régionales que vous avez dû abandonner et de la transition aux nouveaux médias, à la nouvelle ère numérique. Nous avons également fait un certain nombre de suggestions au sujet des radiodiffuseurs privés et je me ferai un plaisir d'en traiter.

Nous avons recommandé la création d'un poste de contrôleur des émissions de radiodiffusion pour le Canada, sur la base de notre expérience dans certains autres domaines. Par exemple, j'ai participé il y a quelques années à la création du poste de commissaire à l'environnement et au développement durable au sein du bureau du vérificateur général. Le travail fait par ce commissaire pour faire ressortir les problèmes de développement durable à l'intérieur du gouvernement en vue de faire avancer celui-ci a été absolument remarquable étant donné le peu d'argent que cela a coûté. Nous recommandons ainsi la création d'un poste de contrôleur des émissions de radiodiffusion chargé de vérifier l'application de la Loi sur la radiodiffusion au Canada et relevant du bureau de la gouverneure générale.

Deux des très gros dossiers qui vous intéressent tout particulièrement et dont nous avons traité, ce qui a accaparé beaucoup de notre temps et donné lieu à beaucoup de débats et d'audiences, étaient ceux de la propriété et de la concentration croisées.

Comme vous le savez, la radiodiffusion est au Canada assujettie à des restrictions en matière de propriété étrangère. En gros, une société étrangère peut posséder jusqu'à 46,7 p. 100 de toute entreprise de radiodiffusion. Nous recommandons le maintien de cette limite. Les distributeurs de signaux — c'est-à-dire les câblodistributeurs, les entreprises de radiodiffusion par satellite et ainsi de suite — poussent très fort pour faire lever les limites de propriété disant que ces limites devraient être maintenues du côté du contenu mais supprimées du côté de la distribution. Après mûre réflexion, nous avons décidé que l'on ne peut pas séparer l'un de l'autre. Les deux sont très étroitement imbriqués et intégrés et les limites en matière de propriété telles qu'elles existent à l'heure actuelle doivent demeurer.

Alors que nous en étions aux dernières étapes de l'élaboration de notre rapport, le Comité de l'industrie a produit un rapport beaucoup plus bref recommandant que l'on lève les limites en matière de propriété étrangère tant du côté distribution que du côté contenu. Le gouvernement se penche présentement sur la question. D'après ce que j'ai compris, sa décision devra être rendue d'ici le printemps. Je ne connais pas la date précise. On en discute beaucoup et je sais que le gouvernement du Canada a passé contrat avec certains experts qui ont été chargés de lui soumettre des recommandations.

Un gros dossier sur lequel nous nous sommes penchés est celui de la concentration croisée. Le Sénat s'est intéressé de très près à cette question avec le rapport du sénateur Davey dans les années 70. Puis il y a eu la commission Kent en 1981. Kent était censé étudier la presse écrite mais a élargi son étude pour englober la concentration des médias par les conglomérats et a fait état du grand danger posé par la surconcentration des médias, amenant la perte de la liberté d'opinion et d'expression. En juin 1982, un décret en conseil ordonnait au CRTC de ne pas accorder de licence à un établissement de radiodiffusion correspondant à une société possédant déjà des médias dans la région concernée. L'idée était de suivre les recommandations du rapport Kent. Cependant, avec l'installation d'un nouveau gouvernement en 1984, ce décret en conseil a été révoqué puis renversé en 1985. Le décret en conseil a été annulé.

Aujourd'hui, il n'existe aucune restriction quant à la propriété de médias écrits et de médias électroniques et vous voyez ce que nous avons devant nous.

Notre rapport demandait au gouvernement de nous fournir une réponse en conformité avec nos règles. Le gouvernement a réagi dans les délais, soit au bout de 150 jours. Cette réponse est arrivée au pire moment possible. Il s'opérait à l'époque une transition d'une administration à l'autre. Le gouvernement en place à l'époque — le gouvernement antérieur — s'était senti obligé d'émettre un rapport qui était presque un non-rapport. Il ne pouvait pas dire grand-chose, ne sachant pas ce qu'allait dire ou faire l'administration suivante. Les recommandations concrètes que nous avions faites n'ont été abordées que de façon très vague.

Par exemple, en ce qui concerne la concentration des médias, nous avions dit que le Canada était l'un des rares pays à n'avoir aucune politique quelle qu'elle soit. Nous avions recommandé que le ministre du Patrimoine canadien soit chargé d'émettre une politique sur la propriété croisée des médias avant juin 2004. Le gouvernement avait un an pour le faire. Voici ce que le gouvernement a dit au sujet de notre recommandation visant la propriété croisée, et je pense qu'il vaut la peine d'en prendre note: Le gouvernement continuera de se pencher sur la question de la propriété croisée dans les médias, y compris les pratiques dans d'autres pays et sait que le Comité sénatorial permanent des transports et des communications est en train de mener une étude portant sur les médias d'information canadiens. Il a clairement évité carrément toute la question.

Voici ce qu'il a dit au sujet de la propriété étrangère: Le gouvernement du Canada s'engage à entreprendre immédiatement une analyse de la question de la propriété étrangère. Cet examen sera réalisé rapidement et le gouvernement du Canada sera d'ici le printemps 2004 en mesure d'examiner des solutions possibles.

Nous avons demandé au nouveau ministre du Patrimoine canadien de comparaître devant notre comité. Sa comparution est imminente. Une suggestion que je vous ferais est qu'il serait peut-être intéressant d'inviter le nouveau ministre du Patrimoine canadien à comparaître devant vous pour voir ce qu'envisage le gouvernement relativement aux questions de propriété, de propriété croisée dans les médias, et ainsi de suite. Voilà une suggestion que je vous fais.

Il est intéressant que toute la question de la liberté d'opinion et de la liberté de la presse ait été examinée par les Européens, comme vous le savez sans doute. La position adoptée par les Européens est intéressante car ils ont utilisé la Convention européenne des droits de l'homme comme pilier. L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, comme je le dis dans mon mémoire, est d'une importance cruciale pour ce qui est de la diversité des médias. Il rend obligatoire pour tous les États membres du Conseil de l'Europe, qui sont au nombre de 45, le respect des droits de la personne et de la liberté d'opinion. Le paragraphe 10(1) garantit en tout premier lieu le droit individuel à la liberté d'expression. La liberté de la presse écrite et de la presse électronique en tant qu'élément d'une liberté d'opinion active et passive découle d'une interprétation de la deuxième phrase du paragraphe 10(1). Cela est perçu comme étant «une fin servant une liberté avec un droit fondamental fractionnel».

Cette approche s'appuie sur l'hypothèse que la liberté de radiodiffusion, comme les autres libertés des médias, a pour objet de veiller à la liberté d'information et doit donc offrir au public l'accès à des informations exhaustives et gratuites, ce dans l'intérêt de la démocratie. La liberté des médias suppose donc que le public ait accès à un système de médias libres qui livre des informations équilibrées, exhaustives et variées. Il s'ensuit que ce concept de liberté des médias garantit également la diversité des médias. L'État est par ailleurs tenu de prendre des mesures de réglementation positives afin d'assurer la plus vaste gamme possible de médias privés équilibrés si, pour des raisons pratiques, une telle variété n'est en fait pas réalisée.

Plusieurs cas viennent appuyer l'article 10 de la Convention des droits de l'homme. Ils soulignent le rôle démocratique spécial de la presse en tant que chien de garde public et disent que l'article 10 de la Convention non seulement enchâsse un droit individuel à la liberté d'expression des médias, mais suppose également un devoir de garantir la pluralité d'opinion et la diversité culturelle dans l'intérêt du bon fonctionnement de la démocratie et de la liberté d'information pour tous. Le pluralisme est ainsi une règle générale fondamentale de la politique européenne en matière de médias. Plusieurs pays ont néanmoins adopté des règles spéciales pour garantir le pluralisme des médias.

Je vais vous laisser copie de ceci. Je suis allé au Conseil de l'Europe il y a environ deux semaines pour discuter de la question de la radiodiffusion de service public, car le Comité de la culture et des sciences du Conseil de l'Europe présentait une résolution sur la radiodiffusion de service public qui va tout à fait dans le sens des tendances que nous avons nous-mêmes vues. En d'autres termes, nous avons appris que les problèmes que nous avons connus sont communs à un très grand nombre de pays. Je vous soumettrai donc qu'il serait peut-être très intéressant que les membres de ce comité spécial du Conseil de l'Europe viennent comparaître ici, car ils sont en train de découvrir toutes sortes d'avenues intéressantes.

Je les ai entretenus d'une initiative canadienne qui est à l'heure actuelle en train d'attirer beaucoup d'intérêt à l'échelle mondiale mais qui n'était au départ qu'une petite initiative lancée par l'ancienne ministre du Patrimoine canadien. L'idée est de protéger les institutions culturelles et les médias culturels, y compris la radiodiffusion, la presse et tout ce qui a trait à la culture par rapport au commerce. En d'autres termes, certains pays, notamment les États- Unis, perçoivent les médias culturels comme étant une marchandise plutôt que des institutions culturelles. Les Américains en particulier, mais cela ne se limite pas à eux, souhaiteraient que la culture et que les médias soient considérés comme des marchandises et relèvent ainsi de l'Organisation mondiale du commerce.

L'ancienne ministre du Patrimoine canadien a créé ce qu'elle a appelé un instrument de la diversité culturelle, ce dans le but de convaincre d'autres pays dans le monde d'adopter un instrument au service de la diversité culturelle et dont la raison d'être serait de mettre les instruments culturels à l'abri de l'Organisation mondiale du commerce. Je pense qu'au moins 40 pays y ont adhéré. Cela est en train d'être envisagé sous forme de convention et a été adopté par l'UNESCO comme étant l'une de ses plates-formes. Cette question est l'autre dossier important sur lequel nous devrions insister aussi énergiquement que possible.

Je me ferais un plaisir de répondre à vos questions.

La présidente: Merci beaucoup. Il est clair que vous avez en la matière de vastes connaissances, et je suis donc certaine que les questions vont creuser encore plus loin.

Le sénateur Phalen: J'ai déjà posé cette question deux ou trois fois, mais je vais vous la poser ici maintenant à cause de la recommandation 11.2, voulant que le CRTC mette en place un mécanisme pour assurer l'indépendance rédactionnelle des activités de radiodiffusion et que l'autorité compétente présente un rapport annuel à cet égard au Parlement.

Ma question est la suivante: lors de témoignages entendus par le comité ici réuni, il a été dit qu'il faudrait qu'il y ait un ombudsman national des médias, un commissaire indépendant qui ne serait redevable qu'au Parlement. Pourriez- vous nous dire ce que vous pensez de cette suggestion et si vous croyez qu'un tel ombudsman serait la bonne personne pour assurer une telle indépendance rédactionnelle?

M. Lincoln: J'approuve totalement la prémisse de l'honorable sénateur. C'est pourquoi nous avons consacré tant de réflexion et de discussions à l'idée de la création au sein du gouvernement d'un poste de contrôleur ou d'ombudsman, qui ne serait responsable et redevable que devant le Parlement. Nous avons retenu le terme «contrôleur». Nous avons discuté de la question de savoir s'il faudrait que ce soit un contrôleur, un ombudsman ou un commissaire. En bout de ligne, nous avons retenu le titre de «contrôleur» car nous pensions que le titre «ombudsman» enverrait peut-être le message que ce serait quelqu'un qui passerait son temps à répondre à des plaintes, selon le sens traditionnel donné au mot ombudsman. Nous avons ainsi retenu le terme «contrôleur», mais il pourrait très bien s'agir d'un «ombudsman». Nous visons exactement le même objectif. Cet agent serait redevable au Parlement, surveillerait le respect des objectifs de la Loi sur la radiodiffusion et les médias en général et ferait chaque année rapport au Parlement. Ce contrôleur produirait des rapports à la manière du vérificateur général, du commissaire à l'environnement et au développement durable et du commissaire aux langues officielles.

Si notre rapport ne débouchait que sur cela, ce serait déjà un énorme pas en avant car nous croyons que cela changerait énormément les choses.

Le sénateur Graham: M. Lincoln a clairement fourni la preuve, par écrit et dans ce rapport, ainsi que dans le cadre de sa comparution ici aujourd'hui, qu'il possède toutes les qualités requises pour comparaître devant le comité. La rumeur veut, monsieur Lincoln, que vous ne vous représentiez peut-être pas à Lac-Saint-Louis. Si c'est le cas, j'espère que vous serez disponible pour que l'on puisse vous consulter dans les domaines dans lesquels vous avez fait preuve de tant de talent, au Canada et au Québec.

Pour enchaîner, en un sens, sur ce dont parlait le sénateur Phalen, votre première recommandation au sujet de la propriété est qu'il soit ordonné au CRTC de renforcer sa politique sur la séparation des activités des salles de presse dans les situations où il y a propriété croisée de médias afin d'assurer l'indépendance rédactionnelle.

Puis vous recommandez à l'alinéa 11.4a) qu'il soit ordonné au CRTC de reporter toutes les décisions concernant l'attribution de nouvelles licences de radiodiffusion lorsqu'il y a propriété croisée. Il est ensuite fait état de la politique en matière de propriété croisée des médias que le gouvernement doit adopter et sur laquelle il doit être fait rapport avant juin 2004. Auriez-vous des recommandations sur ce que cette politique pourrait ou devrait être ou bien devrait- elle simplement correspondre à ce qui est préconisé dans le mémoire que vous nous avez livré aujourd'hui?

M. Lincoln: Cette recommandation demandant au CRTC de se pencher sérieusement sur la question de l'indépendance rédactionnelle est née de différents cas qui nous avaient été soumis par des témoins. La tendance lorsque différentes entreprises de médias fusionnent pour ne former qu'un seul gros bloc comme par exemple Vidéotron Quebecor Media, CanWest Global ou Bell Globemedia, est d'avoir des journalistes qui soient communs à tous les éléments. En bout de ligne, il n'y a plus d'indépendance rédactionnelle. Nous avons interrogé Bell Globemedia à Toronto au sujet de sa propriété du Globe and Mail et lui avons demandé si son équipe éditoriale jouit d'une indépendance totale. Nous avons demandé si les éditorialistes du Journal de Montréal exerçaient une indépendance totale vis-à-vis de Vidéotron, leur patron. La tendance veut que le patron ait les mêmes reporteurs pour les deux entités ou fonctions. Nous espérions que le CRTC examine cela de très près avant de renouveler les licences.

La deuxième question est celle de la propriété croisée au sujet de laquelle nous avons recommandé une politique au gouvernement. Le Canada est l'un des rares pays au monde à avoir laissé cette question tout à fait floue, de telle sorte que les événements ont été transparents. Si le gouvernement décidait demain matin de lever les limites à la propriété étrangère pour les médias électroniques, vous verriez débarquer d'énormes conglomérats américains. Que se passerait- il alors? Nos conglomérats, petits comparativement à ceux des Américains, seraient-ils alors d'autant plus puissants? Est-ce que cinq deviendraient deux ou trois? Notre rapport donne des statistiques pour des endroits comme la Colombie-Britannique où une société et un système possède 100 p. 100 des médias écrits et 70 p. 100 des médias électroniques. Comment cela peut-il amener l'indépendance rédactionnelle, la liberté d'opinion et d'expression et l'accès à l'information?

Nous croyons que le gouvernement devrait émettre une politique et examiner le rapport du sénateur Davey et le rapport de la Commission royale Kent sur les raisons historiques pour lesquelles le gouvernement avait décidé d'émettre un décret en conseil ordonnant au CRTC d'être beaucoup plus prudent dans sa délivrance de licences dans les cas de propriété croisée dans les médias. Il nous faut avoir des repères, ce qui fait défaut à l'heure actuelle, de façon à ce qu'il y ait plus de marge de manœuvre rédactionnelle.

Comme le savent les honorables sénateurs, il y a à l'heure actuelle une chaîne qui impose une fois par mois le même éditorial à tous ses partenaires. Que se passerait-il si elle décidait de faire cela chaque semaine ou chaque jour?

Il nous faut définitivement avoir des jalons. Il me semble que le gouvernement abdique en quelque sorte ses responsabilités en un sens en n'ayant pas de politique. Nous avions une politique en 1982 et nous l'avons supprimée en 1985. Il est pratique de simplement laisser faire afin de ne pas avoir à agir dans un sens ou dans l'autre; vous passez simplement le ballon et le CRTC peut faire son affaire tout seul. Il importe qu'il y ait un décret, une loi ou un règlement. Je sais, d'après ce que j'ai lu dans la Convention européenne en la matière, que ces pays ont presque une obligation de faire cela chez eux.

Le sénateur Graham: Dans un autre chapitre, l'une de vos recommandations est que le CTRC étudie la faisabilité d'exiger que les radiodiffuseurs canadiens diffusent un certain pourcentage d'annonces canadiennes. Cela a-t-il résulté d'une recommandation qui vous aurait été faite par des annonceurs canadiens? Ou bien est-ce là quelque chose que votre comité a tout simplement décidé d'inclure?

M. Lincoln: C'était certainement le résultat de ce que nous avions entendu. En effet, plus la publicité est concentrée, plus l'on constate la présence de grosses compagnies qui sont en fait des satellites d'énormes sociétés américaines. À ce stade-ci, les exemples seraient purement génériques. Prenons le cas d'une société. La tendance serait que toutes les publicités génériques soient tournées à Detroit ou à Cornell, aux États-Unis, là où l'entreprise a son siège. Toute l'industrie canadienne de la publicité serait ainsi contournée. Nous avons dans le monde de la publicité énormément de gens de talent et tous — graphistes, imprimeurs, et cetera. — souffriraient, car ils finiraient par être contournés. C'était là l'une des raisons à cela.

Le sénateur Spivak: Monsieur Lincoln, il est triste que vous ayez décidé de prendre votre retraite, entre autres raisons, et ce n'est pas la moindre, parce que nous perdrons ici dans cette tribune parlementaire votre mémoire institutionnelle. J'espère que vous changerez d'avis.

Le sénateur Graham: Certaines personnes se voient forcées de prendre leur retraite et d'autres le font volontairement.

Le sénateur Spivak: Cette mémoire institutionnelle est importante. Ma question a à voir avec la société CBC. Cela me frustre que les Canadiens soient si nombreux à penser que tout le monde veut regarder la télévision américaine et demande pourquoi donc nous persistons avec notre désir d'avoir notre propre petite affaire ici?

Voici ce qu'il en est. Pour ce qui est de CBC, il y a deux questions. Premièrement, que pensez-vous du fait que CBC se soit réinventée avec de merveilleuses émissions dramatiques? La société est-elle en ce moment en train de s'acquitter du mandat qui lui revient en vertu de la Loi canadienne sur la radiodiffusion? Je constate une moue de scepticisme chez mon collègue, mais la CBC diffuse de merveilleux produits, dont des comédies de situation et ainsi de suite, y compris une série tournée à Saskatoon et que j'ai trouvée merveilleuse. Cela correspond-il à la Loi sur la radiodiffusion que les Canadiens se voient eux-mêmes représentés et puissent raconter leurs propres histoires, ou bien est-on en train de s'écarter de la loi pour des raisons de concurrence?

Deuxièmement, pour parler chiffres, l'on entend souvent dire que personne ne regarde CBC. Je ne pense pas que ce soit vrai. Comment la CBC se compare-t-elle aux chaînes spécialisées? Celles-ci n'affichent pas de gros chiffres non plus, mais elles ont chacune leur auditoire. J'aimerais que vous nous parliez de toute cette question des chiffres et du mandat.

M. Lincoln: Pour ce qui est du mandat, il nous faut décider si nous avons ou non besoin d'un radiodiffuseur national public d'un océan à l'autre. Pour moi, la meilleure façon de répondre à cette question est de demander ce que nous ferions s'il n'y avait pas CBC et Radio-Canada. Si ceux-ci n'étaient pas présents sur la scène, qui nous offrirait ces documentaires ou émissions dramatiques qui ne sont peut-être pas suffisamment payants, qui ne réaliseraient pas forcément un profit mais qui sont en même temps essentiels au tissu de notre pays, au maintien de notre identité et des liens entre les gens.

Pour moi, la réponse est claire. Plus j'ai discuté avec des gens un peu partout au pays, plus j'ai été convaincu que la CBC fait partie intégrante de notre système et de nos valeurs. Nous nous sommes retrouvés en Saskatchewan dans un petit secteur francophone qui est tout à fait coupé de tout. Le seul lien entre cette communauté et la langue française est assuré par Radio-Canada, radio et télévision. Sans Radio-Canada, les résidents n'auraient aucun lien quotidien avec leur langue dans les médias.

L'histoire a été la même, nous a-t-on dit, à Terre-Neuve et à l'Île-du-Prince-Édouard dès que la CBC a commencé à se retirer. C'était tout un bouleversement pour les gens parce que la radio et la télévision commerciales ne vont pas dans ces endroits car ils ne peuvent pas y faire de profit. La CBC représente une idée de ce qu'est le service public. Cela est manifeste tout particulièrement à la radio, où la qualité est pour ainsi dire inégalée.

Les mandats qui sont conférés en vertu de la Loi sur la radiodiffusion sont énormes. Si nous les maintenons, il nous faut prévoir les fonds correspondants. Nous n'avons pas fait cela. Certains disent que la CBC coûte trop cher, à raison d'un milliard de dollars. Mais comparez le budget de la CBC à la dotation annuelle de la BBC, qui s'élève à plusieurs milliards de dollars. La CBC doit pouvoir compter sur un financement stable garanti pendant au moins cinq ans. En même temps, la société doit rendre des comptes. Elle doit soumettre un plan, une stratégie, au Parlement, et elle devrait rendre compte beaucoup mieux qu'à l'heure actuelle au Parlement, et ce une fois par an.

La CBC reconnaît qu'il doit y avoir un compromis. Il faut que cela joue dans les deux sens. En même temps, dotée d'un financement adéquat, il lui faudrait retourner dans les régions et dans les petites localités.

Pour ce qui est de l'effectif-téléspectateurs, celui-ci recule régulièrement pour le réseau de télévision anglaise de la SRC. Du côté francophone, bien sûr, les chiffres sont beaucoup plus importants. Dans le secteur anglophone, les nombres sont très faibles. En même temps, il nous faut tenter de déterminer pourquoi les chiffres baissent ainsi. Il y a eu une évolution énorme dans le monde de la radiodiffusion avec les chaînes spécialisées dont vous avez parlé. Aujourd'hui il y a des chaînes thématiques pour presque tout: l'histoire, les arts, les différents sports, et ainsi de suite. Pour quelque raison, le CRTC a décidé que la CBC ne mérite pas d'avoir des chaînes spécialisées. Certains des problèmes ont commencé là. La CBC doit concurrencer non seulement de grosses boîtes médiatiques comme CTV mais également toutes les chaînes spécialisées, sans pouvoir avoir les siennes.

Pour vous donner un exemple, la société voulait avoir une chaîne sur les arts sur le réseau français de Radio-Canada. Cette chaîne lui a été refusée, mais on lui a dit que si la société se joignait à d'autres groupes, sa demande pourrait peut- être être approuvée. Elle s'est jointe à sept autres groupes. J'ai discuté avec des gens qui y travaillent et c'est une opération monstre dès qu'il s'agit de faire s'entendre sept groupes différents sur l'émission à diffuser.

La SRC-CBC n'est donc pas active du côté des chaînes spécialisées; elle en a été écartée. Elle doit tout faire à l'intérieur de sa boîte. Les chiffres ont reculé. En même temps, j'ignore s'il est un seul radiodiffuseur public qui soit jamais en mesure de concurrencer les radiodiffuseurs privés sur le plan auditoire. Cela est presque impossible. Il nous faut convenir que là n'est pas l'objectif poursuivi. La question de savoir si nous sommes prêts à appuyer cela avec les fonds nécessaires est une question d'ordre politique et national.

Le sénateur Spivak: L'émission Newsworld n'est-elle pas le journal télévisé le plus regardé par les Canadiens?

M. Lincoln: Je ne le pense pas. Newsworld a une bonne cote d'écoute, mais je pense, si ma mémoire est bonne, que l'émission d'actualités la plus regardée est celle de CTV.

La présidente: Nous avons ces chiffres, sénateur Spivak. Nous pourrons vous les communiquer.

Le sénateur Spivak: Merci beaucoup.

Le sénateur Eyton: Merci d'être venu comparaître ici aujourd'hui. Votre comité continue de travailler. Avez-vous fait du travail de suivi depuis le dépôt de votre très gros rapport? S'est-il passé autre chose depuis, côté discussions ou mise en œuvre ou autre, et dont vous pourriez nous parler?

M. Lincoln: Nous ne rêvons que de cela, sénateur. Nous n'avons vécu que les caprices de la vie politique. Lorsque nous avons déposé notre rapport, le gouvernement était presque en transition et cela est tombé dans ce terrible trou noir. Le rapport n'a donné lieu qu'à très peu de publicité, très peu de couverture médiatique. Lorsqu'il a finalement atterri pour réponse chez la ministre du Patrimoine canadien, tout le monde avait déjà décidé que l'administration était en train de changer et a donc été extrêmement prudent. La réponse du gouvernement a pour ainsi dire été une non- réponse. Nous nous démenons depuis pour arracher le rapport à l'oubli, si vous voulez.

Plusieurs universités ont depuis adopté le rapport comme sujet de cours. Plusieurs organisations de radiodiffusion de types différents s'en servent énormément et en font la publicité. À la base, au niveau des gens, cela progresse plutôt bien, mais rien n'arrivera tant que le gouvernement lui-même, par le biais, surtout, du ministre du Patrimoine canadien, ne nous aura pas donné un coup d'envoi. Nous nous efforçons de joindre autant de groupes que possible. Nous avons demandé au ministre de comparaître devant nous afin de pouvoir dire: «La réponse a été une non-réponse. Quelle est votre réponse? Qu'allez-vous faire?» Nos recommandations ont porté sur le CRTC, la SRC, le gouvernement et sa réglementation, et la réponse doit donc passer par le gouvernement. Nous poussons très fort et le travail que vous faites ici nous aide beaucoup.

Le sénateur Eyton: J'ai parcouru vos recommandations et elles sont nombreuses.

M. Lincoln: Oui, il y en a 91.

Le sénateur Eyton: J'ai l'esprit ainsi tourné que 91 recommandations, cela veut dire aucune recommandation; il y en a tellement qu'il est très difficile de faire aboutir les trois ou quatre plus importantes.

Il est pour moi très important d'établir des priorités. Je vous pose cette question autant pour avoir des lignes directrices pour nous guider dans notre travail que pour autre chose. Y a-t-il parmi les 91 recommandations deux ou trois que vous jugez particulièrement importantes et que vous nous recommanderiez?

M. Lincoln: Votre question est très opportune, sénateur, car nous nous sommes débattus avec cela. Nous avons réalisé trois études pendant la durée de ma présidence du comité. Nous avons fait une étude sur les institutions culturelles fédérales, comportant 43 recommandations, et la plupart d'entre elles sont aujourd'hui dans le système et avancent.

Nous avons fait une autre étude sur l'industrie du livre, qui était en crise, et celle-ci comportait 23 ou 25 recommandations. Je pense que toutes sauf une ont été mises en œuvre.

Nous nous sommes interrogés quant aux 91 recommandations ici, mais le sujet est si vaste que l'on ne saurait en enlever aucune. En même temps, si vous me demandez quelles sont les deux ou trois plus importantes, voici ce que je vous dirais. Je vous dirais qu'il faut traiter de toute la question du rayonnement national de la CBC et que la société doit rendre compte et déposer un plan d'action.

Toute la question des émissions locales et régionales est un dossier énorme.

Je dirais que la propriété croisée des médias et que la propriété étrangère sont deux très gros dossiers, tout comme la création d'un poste de contrôleur de la radiodiffusion. S'il vous fallait vous limiter à quelques recommandations seulement, voilà celles que je retiendrais.

Le sénateur Eyton: Dans le cadre de vos études, et je dis cela quelque peu facétieusement, bien que nous soyons tous préoccupés par les médias américains et par leur incidence ici au Canada, avez-vous également tenu compte de notre force compensatrice avec tous ces Canadiens qui occupent des places importantes dans les médias américains, qu'il s'agisse de Mike Myers, de Céline Dion, de Shania Twain... et je pourrais vous fournir toute une longue liste. Il me semble que nous devrions reconnaître ces Canadiens qui sont allés là-bas et qui constituent toute une force canadienne au sein des médias américains.

M. Lincoln: Il y a ici deux questions distinctes. Les Céline Dion, Shania Twain, Norman Jewison et autres vont aux États-Unis en tant qu'individus parce qu'il se trouve que le centre du monde du spectacle est aux États-Unis. Si vous ne traitez pas avec Sony pour faire votre disque, alors vous vous retrouvez avec un très petit marché.

La question de la propriété est tout à fait autre. Les Américains eux-mêmes ont, par l'intermédiaire de la Federal Communications Commission ou FCC, de très strictes règles en matière de propriété applicables à leurs médias. Tout récemment, la FCC a tenté d'élargir les exigences et le Congrès a été très réticent. Je pense qu'il a en fait rejeté le plan de la FCC.

Les Américains sont eux-mêmes devenus beaucoup plus restrictifs quant au contrôle de leurs propres médias. J'ai le sentiment que nous sommes dans une situation très différente. Les Canadiens vont là-bas pour gagner leur vie et il leur faut presque être super doués, mais ils le font pour leurs propres raisons parce que le centre du monde du divertissement se trouve là-bas.

Pour ce qui est de nos entreprises, si nous ouvrions dès demain la porte aux Américains, ce serait très différent de la situation où un Américain serait désireux de venir ici en tant que personne pour s'épanouir dans notre pays. Il n'y aurait pas assez de marché pour eux, et c'est pourquoi ils ne viennent pas. S'ils voulaient le faire, alors ce serait tant mieux pour eux.

Je me suis souvent dit, tout seul dans mon petit coin, qu'AOL ou Disney ou un autre des géants pourrait venir ici et avaler CanWest ou Vidéotron. Ils pourraient le faire et ce ne serait rien pour eux. Tout d'un coup, vous auriez un énorme géant qui prendrait tous nos meilleurs cerveaux. Nous avons peut-être les meilleurs cerveaux côté dessin animé et animation, par exemple, et toutes ces personnes partiraient du jour au lendemain. Ce serait une énorme fuite de cerveaux, en plus du fait que l'on aurait perdu le contrôle et l'indépendance de nos modes d'expression de nos opinions.

Je pense qu'il nous faut vivre avec la réalité que nous sommes ici à côté d'un géant doté de pouvoirs énormes en matière de comportement commercial, pouvoir que nous ne pouvons égaler. Il nous faut être beaucoup plus protecteurs, peut-être, que d'autres pays, étant donné la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons d'après moi.

Le sénateur Johnson: Merci, monsieur Lincoln, pour le travail exhaustif que vous avez fait au fil des ans dans ce domaine fort important, qui m'intéresse, et ce depuis de nombreuses années.

Le sénateur Eyton a posé une des questions que j'avais sur ma liste, au sujet des priorités. Je suis préoccupée en tant que téléspectatrice et en tant qu'organisatrice de festival de films, qui suis sans cesse à la recherche de films canadiens et qui travaille tout le temps sur ma programmation. Votre première recommandation parle de l'importance de mesures et d'incitatifs pour veiller à ce que le public canadien puisse voir des émissions canadiennes. Puis, dans la recommandation 5(1), vous dites que le ministère concerné devrait élaborer la politique.

Pourriez-vous m'expliquer un peu cela? Comment faire pour obtenir des Canadiens qu'ils regardent ces émissions? D'après tous les témoins que vous avec entendus et sur la base de votre propre expérience, le pourcentage de Canadiens qui regardent des émissions canadiennes n'étant à l'heure actuelle pas aussi élevé que je le voudrais, comment doit-on s'y prendre? La recommandation dit que nous devrions amener cela, mais comment doit-on procéder et à quel ministère songiez-vous? Celui du Patrimoine?

M. Lincoln: Je pense qu'il vous faut examiner plus que ces recommandations précises et vous pencher sur d'autres également qui s'intégreraient bien dans le mélange. Peut-être que la question fondamentale ici est celle de savoir ce que l'on qualifie de contenu canadien. Il y en place à l'heure actuelle de nombreuses règles en matière de contenu canadien. Avant 1999, l'on a beaucoup mis l'accent sur les émissions dramatiques canadiennes et les films canadiens de telle sorte que l'on a favorisé l'éclosion de talents canadiens — producteurs, créateurs et investisseurs — désireux d'investir dans des émissions canadiennes que les gens regardaient parce qu'elles étaient là.

En 1999, à la demande de nombreuses entreprises qui jugeaient cela trop restrictif, le CRTC a élargi la définition de contenu canadien pour englober les documentaires et diverses émissions secondaires, de telle sorte que la définition a été desserrée à un point tel que le contenu canadien s'est appliqué à tout un cocktail d'émissions. En conséquence, nous avons perdu la capacité et le talent nécessaires à la réalisation d'émissions qui auraient été suivies par un grand nombre de Canadiens. C'est presque un cercle vicieux. Une fois que vous vous engagez dans cette voie, vous perdez vos créateurs, investisseurs et producteurs parce qu'il n'y a alors plus de marché pour leurs produits.

Peut-être que l'une des voix les plus stridentes que nous ayons entendues dans le cadre de nos audiences était celle des gens qui nous disaient: «Il vous faut revenir à la situation d'avant 1999 afin que nous ayons des émissions qui attireront les gens, afin que nous puissions récupérer nos auditoires canadiens».

Le CRTC lui-même s'en est rendu compte. M. Charles Dalfen, son actuel président, en est très conscient. Il a demandé le réexamen de la décision de 1999 qui est à l'origine de tout cela. Nous espérons qu'une fois ceci en place cela amène le genre d'émissions canadiennes que les gens voudront regarder et attire ici les créateurs car il y aura alors de l'espoir pour eux.

Le sénateur Johnson: Dans cet autre travail que je fais du côté du cinéma et de la télévision, nous avons remarqué que lorsque nous partons à la recherche d'émissions et de films, nous en recevons énormément du Québec. Les gens au Québec font-ils quelque chose que nous nous ne faisons pas, surtout au niveau du cinéma?

M. Lincoln: Peut-être que cela est en réalité la preuve de ce que je disais tout à l'heure. Étant donné la nature du Québec et de son marché culturel, en langue française, il n'y vient pas autant de concurrence des États-Unis. C'est ainsi que le Québec doit produire ses propres artistes et créateurs. Il a créé un marché qui est extrêmement puissant car c'est en fait une pépinière pour la production de talents indigènes, étant donné qu'il n'y a pas d'autres possibilités. Si vous ne produisez pas votre émission au Québec, vous allez peut-être l'importer de France, ce qui est très coûteux et difficile. Les émissions américaines doublées ne signifient pas grand-chose au Québec. Voilà pourquoi les Québécois produisent leurs propres émissions. Cela est plus difficile à faire dans le reste du Canada à cause de la concurrence livrée par les émissions américaines. Le défi est beaucoup plus grand, mais si vous ne commencez pas par essayer de protéger notre industrie cinématographique et nos créateurs en ayant des règles plus strictes en matière de contenu canadien, de façon à forcer ce talent et à lui donner des incitatifs pour qu'il reste, alors vous n'allez jamais même approcher de ce que fait le Québec.

Le sénateur Johnson: Je voulais simplement dire, afin que cela figure au procès-verbal, qu'ils font de l'excellent travail et que nous nous en servons dans le cadre de notre festival de films.

Le sénateur Day: Monsieur Lincoln, une chose qui nous préoccupe est la décision du CRTC de ne pas réglementer l'Internet. J'ai lu avec intérêt votre chapitre 12 et les différentes recommandations sous le titre La transition au mode numérique. Jour après jour nous voyons plus en plus de convergence avec la téléphonie et la radiodiffusion sur l'Internet. Vous évoquez cette question lorsque vous parlez des règles du CRTC et suggérez que les ministères et organismes fédéraux élaborent un plan exhaustif pour la transition au mode numérique, mais avez-vous vraiment traité de cette question dans le contexte du CRTC? Avez-vous une recommandation quelque part demandant que le CRTC intervienne et commence à réglementer cela à l'Internet?

M. Lincoln: Tout à fait. Premièrement, lorsque le CTRC a décidé de ne pas réglementer l'Internet, si ma mémoire est bonne, c'était une décision provisoire, le CRTC disant qu'il lui faudrait examiner cela. Peut-être que M. Jackson, qui est en quelque sorte l'autorité en la matière au comité, pourrait répondre à votre question. Je suis heureux de le voir assis ici car il est une force formidable et il pourra nous dire si cela a déjà commencé dans le cadre de l'examen de la réglementation de l'Internet par le CRTC. Pourriez-vous nous éclairer, monsieur Jackson?

M. Joseph Jackson, recherchiste, Bibliothèque du Parlement: À ma connaissance, cela devra se faire en 2004. Il y avait une fenêtre de cinq ans pour ce qui est du décret du CRTC en matière de réglementation de l'Internet. Il lui faudra revenir sur cette question dans le courant de l'année 2004 et l'examiner, mais je ne pense pas que cela ait déjà commencé.

Le sénateur Day: C'est ce que j'ai moi aussi cru comprendre, c'est-à-dire qu'il ne se passe rien pour le moment. Dans l'intervalle, il survient quantité de changements dans la technologie, et les tribunaux avancent lentement en utilisant de vieillies règles et de vieilles lois pour définir cela et pour essayer d'y mettre un peu d'ordre, au lieu que le Parlement fasse ce qu'il devrait faire par l'intermédiaire d'une de ses agences.

M. Lincoln: Je ne connais pas toutes ces recommandations sur le bout des doigts. Il me faudrait y jeter un coup d'œil, mais si ma mémoire est bonne, nous avons dit que le comité est d'avis que toute recommandation faite maintenant relativement à de nouveaux médias de radiodiffusion serait prématurée étant donné le plan qui prévoit un examen spécifique de la question dans l'année. Cela a été fait l'an dernier. Nous sommes en tout cas fermement convaincus — et cela figure clairement dans le texte que vous avez — que cette question ne peut pas être évitée. Le CRTC, qui s'y penche et qui a pour obligation d'examiner cela, devra déterminer s'il faut ou non des règles et, si l'on décide que certains segments doivent être réglementés, déterminer de quelle façon cela devra être fait. Il existe de nombreux modèles.

Les Européens examinent cela de très près. Des gens des gouvernements français et allemand m'ont par exemple dit qu'en ce qui les concerne ils ont décidé de réglementer certains secteurs de l'Internet. Prenez par exemple la propagande haineuse, les écrits antisémites et la pornographie. Certains pays ont choisi de réglementer cela en imposant le fardeau à la chaîne de diffusion plutôt qu'à la personne qui lit ou utilise le produit en question. Ce que nous nous disons c'est que le CRTC, ayant décidé de ne pas réglementer l'Internet, doit prouver, lorsqu'il fera son examen, que l'Internet ne peut pas être réglementé du tout, ou bien, s'il peut être réglementé dans certains secteurs clés où d'autres ont pris des mesures, qu'il existe différents modèles envisageables, et il lui faudra aboutir cette année à une conclusion quant à la réglementation de l'Internet. Vous ne pouvez pas simplement dire: «Eh bien, l'Internet est un instrument si international que vous ne pouvez pas y toucher du tout». Certains pays ont bougé pour réglementer l'Internet, non pas dans sa totalité, mais en tout cas pour ce qui est de certains segments pour lesquels ils pensent que cela est possible.

La présidente: Monsieur Lincoln, sénateurs, j'aimerais beaucoup que nous puissions poursuivre mais nous n'avons malheureusement plus de temps. Merci beaucoup d'avoir été des nôtres. Il est peu habituel qu'un membre de l'autre endroit vienne nous rendre visite ici, et vice versa, mais l'occasion est d'autant plus spéciale et intéressante pour nous. Nous vous remercions très sincèrement.

La séance est levée.


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