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Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste

Fascicule 4 - Témoignages - Séance de l'après-midi


OTTAWA, le lundi 14 mars 2005

Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste se réunit aujourd'hui à 13 h 15 afin de procéder à un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41).

[Traduction]

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

La présidente : C'est la huitième séance, avec témoins, du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste.

Au bénéfice de ceux qui nous regardent, je vais expliquer brièvement le but de nos travaux. En octobre 2001, en guise de réponse directe aux attaques terroristes à New York, à Washington D.C. et en Pennsylvanie et à la demande des Nations Unies, le gouvernement du Canada a déposé son projet de loi C-36, la Loi antiterroriste. Reconnaissant l'urgence de la situation, on a demandé au Parlement d'étudierrapidement ce projet de loi, ce qu'il a accepté de faire. Il n'avait que jusqu'à la mi-décembre 2001 pour l'adopter. On craignait cependant qu'il soit difficile d'évaluer en profondeur cette mesure législative en si peu de temps. Voilà pourquoi il a été convenu que le Parlement ferait, trois ans plus tard, un examen des dispositions de cette loi et deleurs conséquences pour la population canadienne. Ainsi, il aurait pris du recul et l'environnement public serait moins émotif.

La création de ce comité spécial est le début des efforts qui seront déployés par le Sénat pour satisfaire à cette obligation. Une fois notre étude terminée, nous ferons rapport au Sénat de tout problème qui, selon nous, devrait être réglé et nous rendrons publics les résultats de nos travaux à l'intention du gouvernement et de la population canadienne. Il est à noter que la Chambre des communes entreprend actuellement un processus semblable.

Jusqu'à présent, le comité a entendu l'honorable Anne McLellan, vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada, l'honorable Irwin Cotler, ministre de la Justice et procureur général du Canada, et Jim Judd, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité. Nous continuons nos discussions du contexte dans lequel la Loi antiterroriste est réputée s'appliquer.

Cet après-midi, nous entendrons le professeur Michael Clarke, qui est à Londres et se joint à nous par vidéoconférence. Bienvenue, professeur. Le professeur Clarke est directeur de l'Institut international de politique au King's College de Londres.

Se joindra ensuite à nous le professeur Martin Rudner, directeur du Centre canadien des études d'intelligence et de sécurité, à la Norman Paterson School of International Affairs, de l'Université Carleton, ici, à Ottawa.

Enfin, chers collègues, nous conclurons l'après-midi en compagnie de John Thompson, président du Mackenzie Institute de Toronto. Vu le peu de temps dont nous disposons, je vous demanderais, une fois de plus, d'être brefs dans vos questions et, si possible, succincts également dans vos réponses.

Nous allons maintenant laisser la parole à notre témoin à Londres. Monsieur Clarke, nous vous invitons à faire une déclaration pour le comité, après quoi nous vous poserons quelques questions.

M. Michael Clarke, directeur, Institut international de politique, King's College de Londres : Le terrorisme international fait l'objet de nombreux débats, comme vous le savez, à Londres dans notre propre Parlement. Ces discussions traitent en bonne partie de la nature exacte de la menace terroriste qui pèse sur les démocraties contemporaines. Pour seule remarque préliminaire, je voudrais dire que nous entrons maintenant dans une seconde phase des structures terroristes. Car il y a une seconde phase naturelle. Quand des organisations terroristes ont remporté un succès évident et que les gouvernements se mettent sur leur piste et parviennent, jusqu'à un certain point, à les mettre en déroute, ces organisations entrent alors dans une seconde phase. C'est ce qu'on a constaté avec la plupart des groupes terroristes à l'œuvre en Europe : l'Armée républicaine irlandaise, l'IRA, bien sûr; Euskadi ta Askatasuna, l'ETA, en Espagne; les Brigades rouges en Italie; et enfin la Faction de l'Armée rouge en Allemagne. Beaucoup de ces organisations européennes sont passées par ces processus dans les années 70 et 80. On constate à présent que le terrorisme djihadiste, le mouvement du djihad salafiste mondial, que l'on qualifie généralement d'al-Qaïda, pour gagner du temps, est entré dans cette seconde phase. Le mouvement conserve une structure pyramidale. Il a établi ce que j'appellerais l'idéal des organisations terroristes, c'est-à-dire une franchise. Il a une marque de fabrique, bien reconnue, si bien que de nombreux organismes veulent s'y intégrer. Il conserve une structure terroriste, relativement centralisée, très unie et déterminée au sommet, mais vraiment excentrique en dessous. Cet aspect excentrique ne dérange pas le mouvement parce qu'il permet de compliquer le travail des services de sécurité qui s'efforcent de lui mettre la main dessus. Il y a donc ainsi une structure hiérarchique pour le noyau central mais une structure décentralisée dans le reste du mouvement. C'est une des raisons pour lesquelles le djihad salafiste — j'utiliserai maintenant les mots djihadisme ou al-Qaïda pour en parler — présente des défis uniques pour nos organisations de lutte contre le terrorisme.

Le sénateur Lynch-Staunton : Nous avons suivi avec un intérêt particulier les débats de votre Parlement sur la nouvelle loi antiterroriste suite à la décision de la Chambre des Lords que nous connaissons bien, et nous nous intéressons particulièrement à ce que vous appelez les ordonnances de contrôle. L'équivalent ici est le certificat de sécurité. La différence, au Canada, c'est que le certificat de sécurité relève de la Loi sur l'immigration et non de la Loi antiterroriste. Les services de renseignements utilisent ces certificats de sécurité pour détenir les personnes soupçonnées de terrorisme. Pourriez-vous résumer en quoi la nouvelle loi diffère de l'ancienne, notamment en ce qui concerne les ordonnances de contrôle, afin que nous puissions peut-être en tirer des enseignements?

M. Clarke : Oui, au niveau le plus bas, les ordonnances de contrôle fonctionnent exactement comme n'importe quelle ordonnance restrictive prise dans bien d'autres cas au pays. La loi peut contraindre une personne à respecter un couvre-feu, à accepter une surveillance électronique ou à s'abstenir de certains déplacements, de certaines rencontres et de certaines actions. Ces restrictions font partie de la panoplie juridique à laquelle on a communément recours dans les affaires intérieures du Royaume-Uni. Les ordonnances de contrôle du nouveau projet de loi, qui font l'objet de discussions, peuvent appliquer les mêmes restrictions mais peuvent aussi aller beaucoup plus loin. Elles peuvent en fait imposer une assignation à résidence où la personne est privée de tout contact avec le monde extérieur, ou elle doit obtenir une permission spécifique à l'avance pour rencontrer quelqu'un ou avoir une communication de quelque sorte que ce soit. Les restrictions susceptibles d'être imposées par une ordonnance de contrôle peuvent vraiment aller très loin.

Cela suscite toutes sortes de préoccupations, car ces ordonnances de contrôle ne découleraient pas d'un processus véritablement judiciaire. On ne sait pas trop aussi quand elles cesseraient de s'appliquer. Quelqu'un considéré comme un danger pour la société peut le demeurer pendant une période vraiment longue; ces ordonnances de contrôle ont une durée indéterminée, ce qui n'est généralement pas le cas des restrictions appliquées dans d'autres circonstances.

Il y a une autre différence entre l'ancienne loi, devenue caduque à minuit la nuit dernière, et la nouvelle. Dans l'ancienne loi, la Prevention of Terrorism Act, il était entendu que les ordonnances de contrôle s'appliquaient uniquement aux ressortissants étrangers qui ne pouvaient pas être déportés, pour une quelconque raison. Nos Lords juristes ayant déterminé que cela était contraire à la loi, les nouvelles ordonnances de contrôle peuvent s'appliquer à tous, aux citoyens britanniques comme aux ressortissants étrangers. Voilà, à mon sens, les principales différences.

Le sénateur Lynch-Staunton : Pouvez-vous nous en dire un peu plus long sur le processus lié à une ordonnance de contrôle? Comment est-elle rendue, que faut-il pour qu'elle soit rendue? Qui rend l'ordonnance? Enfin, est-elle soumise à un quelconque examen judiciaire permettant au détenu de répondre aux accusations portées à son encontre?

M. Clarke : Comme c'était déjà le cas, les ordonnances de contrôle de base continueront à être rendues par un magistrat. La controverse qui a fait rage la semaine dernière portait sur les ordonnances de contrôle de plus haut niveau. Dans ces cas, le gouvernement voulait que seul le ministre de l'Intérieur puisse rendre ces ordonnances. Au bout du compte, nous sommes parvenus à un compromis, tard vendredi soir, selon lequel il faudrait la participation d'un juge pour toute ordonnance de contrôle de haut niveau. Il y a ainsi une participation judiciaire à tous les niveaux, ainsi qu'un processus d'examen, effectué par les juges. Toutefois je n'ai encore rien vu spécifiant exactement l'intervalle entre le moment où l'ordonnance est rendue et celui où a lieu l'examen judiciaire. Je dois dire que je n'ai pas de données sur ce détail particulier.

Un autre aspect intéressant du compromis intervenu vendredi dernier est la disposition d'examen requise. Il ne s'agit pas d'une disposition qui cessera automatiquement de s'appliquer six mois plus tard; c'est une disposition exigeant un réexamen complet de la loi, susceptible d'être entièrement réécrite si elle est jugée insatisfaisante, d'ici un an.

Le sénateur Lynch-Staunton : C'est donc un magistrat qui rend l'ordonnance ou qui l'autorise? Ou y a-t-il aussi une participation politique, disons au niveau ministériel?

M. Clarke : Un magistrat est habilité à rendre les ordonnances de contrôle de base et cela s'est produit par le passé. Toutefois, il est difficile d'imaginer que soient traités à ce niveau de base les types de cas qui préoccupent le gouvernement. Ce sont des cas où le gouvernement intervient sur les conseils des services de sécurité qui agissent sur la base de soupçons raisonnables, de motifs raisonnables. Les partis d'opposition et la Chambre des Lords se sont efforcés d'imposer la prépondérance des probabilités comme charge de la preuve, mais le gouvernement a résisté et, au bout du compte, les services de sécurité ont seulement besoin de soupçons raisonnables. Je vois mal comment, avec seulement des soupçons raisonnables de la part des services de sécurité, on pourrait se passer de l'intervention du ministre de l'Intérieur appuyé par un juge haut placé, mais, techniquement, un magistrat est habilité à rendre ces ordonnances de contrôle.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je suis heureux que vous ayez clarifié ce point car, la dernière fois que je me suis penché sur la question, vous en étiez encore à essayer de remplacer les motifs raisonnables par quelque chose de plus substantiel. D'après ce que je comprends, les motifs raisonnables sont donc maintenus.

Une fois que les détenus sont l'objet d'une ordonnance de contrôle, comment peuvent-ils réfuter les témoignages, les preuves ou les prétendues preuves? Peuvent-ils comparaître devant un magistrat après un certain laps de temps ou sont- ils susceptibles d'être détenus indéfiniment sans jamais comparaître devant un magistrat ou un tribunal?

M. Clarke : D'après la loi, il n'est pas nécessaire d'informer une personne soumise à une ordonnance de contrôle de la nature des preuves à son encontre. Bien que soit prévu un examen du cas après un certain laps de temps — je devrais savoir combien de temps, mais pour l'instant je l'ignore —, rien ne garantit que la personne soumise à l'ordonnance de contrôle en saura suffisamment pour être en mesure de réfuter les preuves. Toutefois, toutes les personnes soumises à une ordonnance de contrôle ont une représentation juridique, ou en avaient une par le passé. Malgré les mesures plutôt draconiennes envisagées par la loi, son application a été beaucoup plus judiciaire que ne le concèdent ses critiques.

Le sénateur Lynch-Staunton : Si je comprends bien, la nouvelle loi s'appliquera seulement pendant six mois, après quoi interviendra un examen et, avec un peu de chance, un remplacement par quelque chose de plus permanent et de plus équitable?

M. Clarke : C'est exact. Il doit y avoir un examen en novembre, puis six mois après cela. Ce n'est pas tout à fait la même chose qu'une disposition de temporisation vu qu'il y a deux possibilités : un remaniement complet de la loi ou, peut-être, un projet de loi général que le gouvernement contraindrait le Parlement à accepter tel quel ou à rejeter. Bien entendu, cela causerait alors à nouveau bien des remous politiques. Sans donner aux opposants à la loi la satisfaction d'une disposition de temporisation, les dispositions prévues s'en approchent, avec une période d'essai de six mois, suivie d'une période de mise à l'épreuve de l'essai de six autres mois.

Le sénateur Lynch-Staunton : Le fait que vous allez probablement avoir des élections en mai a-t-il joué un rôle dans le débat? A-t-il été aussi peu partisan que possible? Ou, histoire de courtiser l'électorat, chaque parti a-t-il dit et fait des choses dont il se serait peut-être abstenu si vous n'aviez pas été en période préélectorale?

M. Clarke : Personnellement, je suis convaincu que l'approche des élections a effectivement exacerbé la controverse. Nous aurions dû régler la question de l'ancienne loi depuis longtemps. En attendant la dernière minute puis en essayant de faire adopter la nouvelle loi tambour battant par la Chambre des communes et celle des lords, le gouvernement a couru après les ennuis. Cela laissait très peu de temps pour la discussion de questions pourtant fondamentales. Pourquoi cette hâte? En partie à cause du calendrier électoral et en partie à cause de la décision des lords juristes rendant l'ancienne loi caduque. D'autre part, l'hystérie dont ont fait preuve les deux camps, la semaine dernière, tenait beaucoup au désir de ne pas prêter le flanc aux accusations. Le gouvernement et l'opposition s'efforçaient tous deux de faire porter le blâme à l'adversaire, au cas où la loi serait un échec ou, simplement, si elle devient extrêmement controversée dans sa mise en œuvre. À mon sens, ce n'était pas une heure particulièrement reluisante pour la politique britannique.

Le sénateur Smith : J'ai lu un entrefilet comme quoi le premier ministre Tony Blair en voulait particulièrement aux pairs héréditaires de la Chambre des Lords, si bien qu'il envisage à présent de s'en débarrasser une fois pour toutes. Je n'ai pas compris, par contre, ce qu'avaient fait ces pairs pour l'irriter à ce point.

M. Clarke : Oui, il reste 90 pairs héréditaires. Ils estiment que n'étant pas élus, ils sont là précisément pour assurer une certaine continuité et pour exprimer un point de vue sur les questions constitutionnelles. Vu que ce projet de loi soulevait la question de la substitution de l'habeas corpus, cela semblait important du point de vue constitutionnel. Les 90 pairs héréditaires ont donc voté contre le gouvernement, en partant du principe que leur devoir était avant tout de se poser en défenseurs de la Constitution. Les autres pairs, pairs à vie, ont tous été créés par le gouvernement. Ils ne sont pas élus et restent en poste aussi longtemps qu'ils le veulent ou jusqu'à leur mort. Le gouvernement s'est cependant heurté à une résistance de ce bord aussi, car il a, en quelque sorte professionnalisé la Chambre des lords, où siègent des politiciens purs et durs qui ont des vues bien arrêtées sur le projet de loi en question : d'anciens ministres, d'anciens ministres de l'Intérieur, d'anciens chefs de la police et d'anciens militaires hauts placés. Le premier ministre était d'autant plus frustré qu'il croyait pouvoir compter sur le soutien de toute personne ayant oeuvré dans le domaine de la sécurité. Il partait du principe que les services de sécurité lui faisaient des recommandations on ne peut plus claires, et qu'il serait irresponsable de ne pas prendre ces recommandations en compte. Mais il s'est heurté à une Chambre des lords animée par une vigueur politique dont elle n'avait pas fait preuve depuis un certain temps, qui voyait dans le projet de loi non une question de sécurité mais une question constitutionnelle, à laquelle il était de son devoir de s'opposer.

Le sénateur Smith : Merci de ces précisions. J'avais le sentiment que tel était le cas, mais ce n'était pas spécifié noir sur blanc dans l'article que j'ai lu. Merci d'avoir clarifié les choses.

Lors d'un témoignage que nous avons eu plus tôt aujourd'hui, nous avons abordé la question de la mosquée de Finsbury Park, que vous connaissez bien, j'en suis sûr. Nous nous demandions si les mesures prises à cet égard par le gouvernement britannique il y a quelques mois avaient porté leurs fruits et si elles étaient justifiées. Tout compte fait, ce témoin pensait que oui, vu que c'était une entreprise de recrutement pur et simple de terroristes, qui se poursuivait depuis un certain temps. Quant à vous, que pensez-vous de la situation et des approches adoptées? Quelle est l'approche la plus appropriée dans ce type de situation?

M. Clark : Il y avait en fait deux questions en jeu. Parlons d'abord de la mosquée de Finsbury Park. Il était devenu manifeste, non seulement pour les services de sécurité britanniques mais pour les musulmans britanniques ordinaires du Royaume-Uni, notamment à Londres, que la mosquée ne reflétait pas les opinions de la majorité et constituait un pôle d'attraction dangereux pour le radicalisme salafiste et djihadiste. En soi, ce n'était pas une raison suffisante pour intervenir, mais il existait suffisamment de preuves d'une menace à la sécurité publique. De ce fait, les mesures prises par le gouvernement n'ont généralement pas suscité d'objections, certainement pas de la part de l'opinion publique musulmane ordinaire en Grande-Bretagne.

L'autre question concernait l'homme religieux radical Abu Hamza, à qui on a interdit de prêcher à la mosquée et qui s'est mis à prêcher dans les rues et à attirer, chaque vendredi, des foules considérables. La presse à scandale du Royaume-Uni a poussé les hauts cris, auxquels ont fait écho certains secteurs de l'opinion publique. Les services de sécurité, par contre, à mon sens, devaient être au septième ciel : tous les vendredis, ils pouvaient savoir exactement qui assistait aux prêches de cet homme; ils pouvaient prendre des photos et effectuer une vérification complète. Peut-être Abu Hamza était-il bien moins dangereux quand il prêchait dans la rue devant la mosquée de Finsbury Park que maintenant qu'il est incarcéré et sous le coup d'une demande d'extradition provenant des États-Unis.

Le sénateur Smith : Est-ce que les musulmans ordinaires du Royaume-Uni le considèrent maintenant comme un martyr?

M. Clarke : Non, mais les sections les plus militantes de la collectivité musulmane en Grande-Bretagne, oui, en deux ou trois endroits. Ils voient dans le cas d'Abu Hamza une mise à l'épreuve. Le gouvernement britannique n'a pas d'accusations spécifiques à l'encontre d'Abu Hamza, mais participe à une procédure d'extradition, les États-Unis ayant, quant à eux, des accusations assez définies à son encontre, accusations présentement évaluées par les tribunaux britanniques. Abu Hamza et son équipe juridique s'efforcent de gagner du temps et de faire traîner le processus en longueur, parce que c'est bon pour la propagande et, également, parce que Abu Hamza n'est pas pressé d'être envoyé aux États-Unis.

Le sénateur Andreychuk : Beaucoup ont souligné le fait que nous consacrons notre temps, au Canada, au Royaume- Uni et ailleurs, à examiner les mêmes mécanisme et outils que nous avons mis en place plutôt rapidement après les attentats du 11 septembre. Je voulais vous demander si, à votre avis, nous étions bien dans la bonne direction en examinant le processus et en nous efforçant de le perfectionner. Ou alors, conviendrait-il d'envisager d'autres façons, d'autres moyens et d'autres lois nous permettant de nous protéger contre les terroristes?

M. Clarke : Sénateur, c'est une question importante. À mon sens, la menace est de nature complexe mais provient essentiellement de deux entités. La première entité est celle des amateurs enthousiastes qui constituent un problème du seul fait de leur nombre potentiel. En Grande-Bretagne et dans les autres pays européens, la plupart de ces amateurs enthousiastes laissent tant de preuves criminalistiques qu'il est relativement aisé de les repérer et de les infiltrer. Les services de sécurité s'efforcent de mettre fin à leurs activités sans invoquer la prévention du terrorisme, mais plutôt pour des délits liés aux armes à feu, au faux-monnayage ou à des fraudes sur les cartes de crédit, parce qu'ils ne veulent pas révéler leurs preuves criminalistiques. Si ces groupes prenaient conscience du nombre d'erreurs qu'ils commettent, ils apprendraient à les éviter. C'est précisément ce qui s'est passé au Royaume-Uni dans la lutte contre l'IRA, au milieu des années 70. La transcription des débats judiciaires a graduellement donné à l'IRA un manuel lui permettant de remédier à ses erreurs. Du coup, la plupart des policiers britanniques à qui j'ai parlé concèdent que, dès le début des années 80, l'IRA était plus avancé sur le plan criminalistique que nous l'étions. Si les amateurs de talent constituent cependant une menace, c'est par la multiplicité de leurs complots et de leurs réseaux, qui constituent un écran de fumée devant les activités des personnes qui nous intéressent véritablement. La menace existe toutefois.

Il existe cependant une menace plus importante : les événements spectaculaires que continue d'imaginer le noyau du djihadisme et d'al-Qaïda qui compte de 30 à 35 personnes. Ils y consacrent en général de trois à cinq ans. Les données dont nous disposons montrent ainsi que les attentats du 11 septembre ont nécessité de quatre à cinq ans de préparation; et l'attaque contre le navire USS Cole, malgré ses allures de coup de génie opportuniste, de trois à quatre ans de préparation. Nous savons que ce type de planification se poursuit et que, de temps à autre, ces attentats spectaculaires réussiront effectivement ou réussiront presque. Nous nous trouvons donc en présence d'une dynamique où il y a d'un côté des professionnels confirmés capables de ronger leur frein jusqu'à ce que se présente l'occasion idéale et, de l'autre côté, une pléiade d'amateurs enthousiastes qu'il est facile de repérer mais qui sèment la confusion. Le problème du contre-terrorisme, c'est qu'on ne dispose pas de renseignements vraiment fiables sur les professionnels confirmés et, qu'étant donné le grand nombre d'amateurs enthousiastes, nos services de sécurité ne savent plus où donner de la tête.

D'un point de vue juridique, cela ne veut pas dire qu'il soit nécessaire de créer des versions exotiques de nos lois de prévention du terrorisme. Je trouve un certain mérite au modèle français, où la constatation d'une association avec des groupes terroristes est un délit relativement grave. C'est une façon de fournir des preuves relativement peu discutables, sans révéler des preuves criminalistiques vitales; il est ainsi possible de traiter du cas des personnes se mêlant à ces groupes d'amateurs enthousiastes. Il faut un code juridique qui jugule ces comportements potentiellement criminels avant qu'ils s'établissent en réseaux; on a ainsi une vue plus claire des véritables problèmes stratégiques terroristes, qui existent toujours. Les attentats seront moins fréquents mais, quand ils auront lieu, seront le résultat de complots bien orchestrés.

Le sénateur Andreychuk : Pour enchaîner, parlons de la définition d'activité terroriste adoptée en Grande-Bretagne. Pensez-vous qu'il faille revenir sur cette définition?

M. Clarke : Il est toujours difficile de définir une activité terroriste et il n'existe pas de consensus international à cet effet. Le groupe d'experts de haut niveau des Nations Unies qui, pour des raisons que l'on comprend bien, était très fort sur la question du terrorisme, n'a pas pu élaborer une définition unique. Le groupe a d'ailleurs indiqué qu'en 40 ans d'existence, jamais ses membres n'avaient pu s'entendre sur une définition. En ce qui me concerne, la définition dont on se sert au jour le jour aux États-Unis fait l'affaire, à condition qu'on s'arrange pour l'encadrer des dispositions juridiques voulues. Nous n'aurons jamais une définition pleinement satisfaisante du terrorisme. Elle dépendra toujours du contexte politique présidant à la tentative des définitions. Je sais que c'est une réponse plutôt vague, mais je ne peux pas vous donner une bonne définition du terrorisme, une définition qui exclut les autres types de comportement que l'on ne qualifierait pas habituellement de terrorisme.

Le sénateur Fraser : Monsieur Clarke, vous vous souviendrez peut-être que, au début de la séance, mon collègue, le sénateur Lynch-Staunton, a comparé vos ordonnances de contrôle, en Grande-Bretagne, à nos certificats de sécurité. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de vous familiariser avec notre loi antiterroriste, mais vos ordonnances de contrôle se comparent également aux dispositions, dans notre loi, visant les cautions avec conditions, parfois aussi appelées détention préventive. Pour résumer, ces dispositions stipulent que, dans les 24 heures suivant votre arrestation, vous devez comparaître devant un juge qui, après avoir entendu les témoignages, peut soit vous relâcher sans condition, soit vous relâcher avec diverses conditions ou vous emprisonner si vous refusez d'accepter lesdites conditions. Conditions et emprisonnement durent un maximum de 12 mois. Comment cela se compare-t-il avec le système que la Grande-Bretagne vient d'adopter?

M. Clarke : Notre système est très similaire, sauf pour la durée maximale de 12 mois. Nos ordonnances de contrôle sont susceptibles de s'appliquer indéfiniment. Il existe toutefois maintenant une disposition d'examen. Le principe des ordonnances de contrôle est simple : il suffit de soupçons raisonnables de la part des services de sécurité pour faire comparaître quelqu'un devant un juge, qui examine le témoignage. Ce qui est difficile, c'est de veiller à ce que les témoignages soient entendus en privé, afin de garder confidentiels des témoignages qui compromettraient les services de sécurité ou qui seraient révélateurs d'un point de vue criminalistique pour les terroristes et les groupes terroristes, comme je l'ai indiqué plus tôt. Or, dans le tollé suscité par la question en Grande-Bretagne la semaine dernière, personne n'est véritablement allé au coeur du problème : pourquoi les témoignages ne peuvent-ils pas être présentés en privé? Si la population comprenait pourquoi le problème est délicat, peut-être serait-elle plus réceptive à l'idée des ordonnances de contrôle.

Le sénateur Fraser : D'une façon plus générale, en fait, nous constatons dans plusieurs pays un mouvement de rejet contre les mesures antiterroristes adoptées à la suite des attentats du 11 septembre, dans un effort pour protéger les libertés individuelles. Pensez-vous que ce mouvement de rejet constitue une menace collective, que nous allons trop loin en ce sens?

M. Clarke : Non, je ne pense pas que nous allions trop loin. J'ai une conception plus nuancée des menaces auxquelles nous sommes exposés. Le terrorisme est effectivement un problème, mais pas un problème plus important, pour la majorité des gens, que le crime organisé. Sans vouloir en faire fi, j'estime que les menaces que doit affronter l'Europe aujourd'hui ne sont pas radicalement différentes de celles qui existaient il y a 20 ans; et ce, malgré les attentats du 11 septembre et un ou deux autres événements semblables. Il faut discuter de la question des libertés civiles. Mais j'estime que notre système a les ressources voulues pour faire respecter notre loi sans nuire aux libertés civiles, dans la vaste majorité des cas.

Au Royaume-Uni, je pense que 701 personnes ont été détenues en vertu de la Loi sur la prévention du terrorisme depuis 2001, dont 17 ont été reconnues coupables. Environ la moitié ont été libérées après avoir reçu une forme de blâme judiciaire et l'ensemble de ces personnes ont été suivies après leur libération. Les cas difficiles ne sont pas fréquents mais soulèvent des questions importantes de libertés civiles. Ce qui est difficile, c'est de trouver un juste équilibre.

Le sénateur Kinsella : J'aimerais savoir si la collecte des renseignements se fait efficacement aujourd'hui et si les différents services du renseignement communiquent suffisamment à l'échelle internationale. En sommes-nous arrivés au point où il nous faudrait maintenant renforcer nos activités de collecte de renseignements dans le cadre de notre lutte contre le terrorisme? Quels seraient les paramètres de nouveau plateau et comment faudrait-il faire pour concilier ces activités avec nos valeurs démocratiques et la protection des droits de la personne?

M. Clarke : Pour ce qui est de la collecte de renseignements, tout le monde s'entend pour dire que les pays occidentaux ont amélioré leurs techniques depuis les attentats du 11 septembre. Dans certains cas, ces techniques ont été considérablement améliorées mais sont loin d'être suffisantes pour garantir l'efficacité de notre campagne générale de lutte contre le terrorisme.

La collecte et l'échange de renseignements sont problématiques à deux niveaux. D'abord, la plupart des organisations et des pays ont du mal à unifier leurs propres activités de collecte de renseignements; c'est en tout cas le cas au Royaume-Uni et dans la plupart des pays européens. On peut même dire que les services du renseignement, qui comprennent les services de police du renseignement militaire et du renseignement national, ne sont pas particulièrement efficaces. Ils se sont améliorés, c'est vrai, mais ils ne sont pas particulièrement efficaces.

Ensuite, lorsque nous réussissons à nous mettre d'accord au niveau national, nous avons du mal à échanger les renseignements dont nous disposons avec nos partenaires. On a tendance à collaborer aux mauvais niveaux. En effet, nous échangeons des renseignements qui sont tellement abstraits qu'ils en deviennent presque inutiles, ou encore des renseignements à l'état brut parce qu'ils n'ont pas été validés. Et pourtant c'est le niveau intermédiaire, comme les renseignements nationaux et évalués, qui est le plus utile; mais on risque de dévoiler les sources. C'est alors qu'on doit composer avec le manque de confiance entre les différents pays et les problèmes qui ont effectivement fait surface lorsqu'il y a eu des fuites de renseignements. Il nous reste un long chemin à parcourir avant qu'on apprenne à échanger les renseignements pertinents. Il y a de vastes quantités d'information qui sont échangées, mais malheureusement ce ne sont pas des informations pertinentes.

Le facteur clé, c'est le type de renseignement dont nous avons besoin. L'Agence de sécurité nationale américaine intercepte des informations en tout genre partout dans le monde à un rythme de 2 millions par heure. En d'autres termes, pour toute période de 24 heures, 50 millions d'informations doivent être étudiées et évaluées, puis sélectionnées. C'est très impressionnant, mais en même temps, il ne serait pas étonnant que certaines informations se perdent. Il existe beaucoup d'exemples d'informations très utiles, par exemple celles de décembre 2003 qui décrivaient de façon détaillée l'attentat à la bombe de Madrid. Les informations étaient là, mais on n'en a pas compris l'importance, ce qui n'est pas surprenant étant donné la quantité de renseignements.

Il ne faudrait pas continuer de penser que si l'on collecte suffisamment d'informations et qu'on les intercepte suffisamment tôt, cela suffira. Ce qui fait défaut, c'est le renseignement fourni par l'homme. C'est toujours ce genre de renseignement qui est le plus utile; et pour ce qui est du cœur d'al-Qaïda et du djihadisme dont je vous parlais, pour ce qui est des professionnels du mouvement djihadiste, c'est le genre de renseignement le plus difficile à obtenir. Même après des années, il est très difficile d'infiltrer les hauts échelons.

En fait, on se retrouve face à une pyramide dont la base est facile à pénétrer, mais à ce niveau on trouve seulement des informations contradictoires. Le sommet de la pyramide est quasi impénétrable et il est difficile d'obtenir des renseignements de source humaine. L'Occident accorde trop d'importance aux affirmations qui circulent sur Internet, par téléphone ou courriel. Ces informations sont pertinentes, c'est vrai, mais même si on les comprenait mieux, ça ne nous donnerait pas accès aux renseignements de source humaine dont on a besoin.

Je n'ai pas de solutions brillantes à proposer pour y parvenir. Mais il faut que tous nos organismes du renseignement se réorientent beaucoup plus vite. Même en Europe, où nous nous targuons d'avoir l'expérience du monde arabe, nous manquons désespérément d'arabophones qui pourraient comprendre assez rapidement des documents dont nous disposons et tisser de meilleurs liens avec les communautés proches des djihadistes eux-mêmes.

J'ai une dernière observation, en matière de pénétration. L'une des meilleures manières de pénétrer ces organisations est par le biais de leurs liens avec la pègre. Tous les groupes djihadistes ont des activités criminelles; bon nombre d'entre eux utilisent des réseaux criminels pour certaines choses à certains moments. Vu que les objectifs des terroristes et des criminels sont habituellement plutôt différents — les criminels ont besoin de stabilité et les terroristes s'efforcent de créer de l'instabilité —, je pense qu'on peut pénétrer certains des groupes terroristes grâce à leurs contacts avec la pègre. Je sais que de nombreux organismes du renseignement explorent cette option, mais il me semble, avec le recul, que les choses ne progressent pas aussi vite qu'elles pourraient.

Le sénateur Joyal : Je voudrais revenir aux ordonnances de contrôle dont vous avez parlé plus tôt. Vous avez dit qu'il serait bon d'avoir un examen public des ordonnances, plutôt que privé, que cela améliorerait l'efficacité de l'ordonnance. Pourriez-vous développer un peu votre pensée à cet égard? Il ne me semble pas que ce soit là l'orientation du nouveau projet de loi.

M. Clarke : Que ce soit dans une optique politique ou dans une optique de défense des droits de la personne, il me semble que s'il était possible de prendre des mesures législatives contre le type de réseautage que pratiquent ces individus, de criminaliser certains aspects de cette pratique, les preuves avancées pour ce type de délits moins graves compromettraient moins les sources de preuves qu'exploitent les services de sécurité et de renseignement. Dans nos sociétés ouvertes, ces individus tissent des liens en toute liberté et se moquent de nous pour la facilité avec laquelle ils peuvent comploter et planifier. Prenons un groupe relativement amateur comme celui de Luton, dans le Bedfordshire, en Grande-Bretagne, qui est très actif dernièrement. Il semblerait que certains de ces groupes accumulent les éléments d'armes de destruction massive, des éléments chimiques, des technologies qui les aideraient à construire des bombes. Mais divulguer les preuves de ces activités révélerait les erreurs criminalistiques qu'ils commettent, ce que rechignent à faire les services de sécurité. Par contre, si l'on pouvait coincer certains de ces groupes, simplement compte tenu de leur association délibérée avec des organisations terroristes, ce serait un type de preuve qui ne serait pas aussi compromettant ou révélateur. On pourrait même utiliser les écoutes téléphoniques, à supposer que l'on parvienne à régler un problème technique, le fait qu'elles sont trop faciles à trafiquer, pour les rendre admissibles en preuve.

Le sénateur Joyal : Pourriez-vous répéter quelles sont les dispositions en matière d'appel ou de réexamen? D'après ce que vous avez dit, les services de renseignements fournissent des preuves à un magistrat, qui rend une ordonnance; après quoi intervient un appel automatique, quand douze mois se sont écoulés. La police ou le service de sécurité doit alors se présenter à nouveau devant le magistrat et expliquer une fois de plus pourquoi l'ordonnance devrait être maintenue. Est-ce ainsi que cela fonctionne dans le nouveau projet de loi?

M. Clarke : Il n'est pas nécessaire de rendre à nouveau l'ordonnance, mais il existe une procédure de révision dans l'année suivant l'émission de l'ordonnance. Techniquement, il reste possible que l'ordonnance soit examinée et purement et simplement prolongée, la personne concernée ignorant toujours les raisons, les preuves ou les accusations qui justifient cette ordonnance.

Dans la pratique, la plupart des gens ayant fait l'objet d'une ordonnance de contrôle disposent, en fait, d'une forme de représentation juridique, même distante, qui s'efforce de garder leur situation à l'esprit des gens.

Le groupe qui s'occupe de ces cas d'ordonnance de contrôle affiche sur son propre site Web toutes les données qui peuvent être divulguées sans compromettre la sécurité : preuve ou nature des preuves. Il est donc possible de savoir quelle est la nature des accusations à l'encontre de certains de ces détenus d'une nature particulière, du moins du point de vue d'un journaliste.

D'ailleurs, la semaine dernière, même si on n'avait pas le nom des détenus actuels et si on les connaissait juste par des lettres, sauf dans trois cas, les journaux britanniques ont tous indiqué en quelques lignes quelle était la nature générale des accusations à l'origine de l'ordonnance de contrôle. On a ainsi vu des tournures comme : « ayant une association prouvée avec des groupes de moudjahiddines afghans » ou « présumé à la recherche d'équipement de fabrication de bombe ». Sans être spécifiques, les renseignements donnaient bien une idée de la nature des accusations. Le processus des nouvelles ordonnances de contrôle continuerait de comporter ces révélations partielles, mais s'y ajouterait une obligation d'examen judiciaire.

Le sénateur Joyal : Quels sont les droits des détenus? Peuvent-ils être représentés par un avocat, pour contester certains des faits présentés au juge? Dans l'hypothèse, par exemple, d'une erreur d'identité, comment est-ce que cela pourrait être signalé au magistrat, afin que soit prise la bonne décision?

M. Clark : La représentation judiciaire qui est possible entre effectivement en jeu. Dans le cas que vous envisagez, la représentation judiciaire devrait avoir lieu lors du processus de révision du cas. S'il y avait erreur sur la personne, c'est à ce moment que cela devrait être prouvé. Je dois dire, d'ailleurs, que ce n'est pas un problème mineur. L'erreur d'identité intervient fréquemment dans la plupart des procédures sous-judiciaires auxquelles a recours le gouvernement, par exemple pour l'internement, qui ressemble un peu à ce qui nous préoccupe aujourd'hui.

Le sénateur Joyal : Les nouvelles procédures s'appliquent-elles aux citoyens britanniques comme aux ressortissants étrangers n'ayant pas le statut d'immigrant en Grande-Bretagne?

M. Clarke : Oui. D'après l'ancienne loi, que les lords juristes du Royaume-Uni ont jugé illégale, les ordonnances de détention ne s'appliquaient qu'aux ressortissants étrangers qui, pour une quelconques raison, ne pouvaient pas ou ne voulaient pas être déportés. En fait, elles se sont également appliquées à un ou deux ressortissants étrangers qui étaient dans des hôpitaux psychiatriques. Un homme a refusé de quitter l'hôpital quand on a tenté de le mettre dehors. Sur les neuf cas ayant fait l'objet de controverse au Royaume-Uni, deux, peut-être trois, étaient également des cas de nature psychiatrique. Toujours est-il que la nouvelle loi s'applique aux citoyens britanniques comme aux ressortissants étrangers, alors que l'ancienne s'appliquait seulement aux ressortissants étrangers qui, pour une quelconque raison, ne pouvaient pas être déportés.

Le sénateur Joyal : Si je comprends bien l'ancienne loi, elle ne précisait pas après combien de temps le détenu devait comparaître devant un magistrat pour un processus de révision.

M. Clarke : Vous avez raison. Les ordonnances de détention de l'ancienne loi étaient plus draconiennes que ne le seront les nouvelles. Les préoccupations concernant l'examen et la défense des libertés civiles ont imposé certaines limites aux nouvelles ordonnances, peut-être du fait de la controverse de la semaine dernière, peut-être parce que nous ne sommes plus dans l'atmosphère surchauffée qui existait dans bien des pays à l'époque où a été adoptée l'ancienne loi, la Loi sur la prévention du terroriste.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je voudrais enchaîner sur les questions du sénateur Joyal, afin d'avoir une idée de l'ensemble du processus ou de mieux le comprendre. Les données fournies pour que soit rendue une ordonnance de contrôle sont des données réunies par les services de renseignements et présentées comme preuve, vu qu'il suffit de soupçon raisonnable, etc. Les détenus ont-ils le droit de voir toutes ces preuves? Ou les services de renseignements peuvent-ils refuser de lui montrer l'ensemble ou une partie de ces preuves, pour des raisons de sécurité?

M. Clarke : Les preuves seraient présentées par la police par l'intermédiaire des services de renseignements, et le détenu n'aurait pas le droit de les voir. Si la police choisissait de renseigner le détenu sur la nature générale de ces preuves, c'est à elle qu'il incomberait de le faire. En vertu de la loi, les détenus n'ont pas le droit, en principe, de voir les éléments de preuve. C'est ce que prévoyait l'ancienne Loi sur la prévention du terrorisme, et c'est ce que dispose la nouvelle loi.

Le sénateur Lynch-Staunton : Un magistrat n'a-t-il pas le pouvoir d'autoriser la communication d'éléments d'information au détenu?

M. Clarke : Que je sache, non. L'information ne serait consultée qu'en privé, et c'est la police qui décidera des éléments d'information qu'elle est disposée à communiquer au détenu et à quel degré d'abstraction.

Le sénateur Lynch-Staunton : Avez-vous eu des cas où une ordonnance de contrôle a été annulée faute d'information exacte ou un cas où le détenu a pu prouver que les prétendus éléments de preuve étaient tels qu'ils ne pouvaient être recevables parce qu'ils contenaient des erreurs ou quelque chose du genre?

M. Clarke : Dans une telle éventualité, encore une fois, rien n'exige que l'on révèle au détenu la nature des éléments de preuve, et ce, pour les mêmes raisons qui ont motivé l'arrestation du détenu. Je dois dire que dans une telle éventualité, le détenu pourrait intenter une poursuite civile contre le gouvernement pour arrestation injustifiée, et il serait alors très difficile pour le gouvernement de refuser de divulguer à tout le moins quelques éléments d'information. Des poursuites de ce genre créeraient des précédents intéressants.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je présume que ce n'est pas encore arrivé?

M. Clarke : Non, pas encore.

Le sénateur Lynch-Staunton : En fait, le détenu peut être gardé sous les verrous tant que la police estime que c'est nécessaire pour la sûreté de la nation?

M. Clarke : C'est exact. Une des critiques formulées à l'endroit de cette loi, et sur laquelle le gouvernement n'a pas fait de compromis, c'est qu'on ne sait pas avec certitude quand ces ordonnances de contrôle arriveront à échéance. Pensez-y : si quelqu'un fait l'objet d'une ordonnance de contrôle sous prétexte qu'il y a risque à la sûreté de l'État et que cette personne ne sait pas en quoi consistent les preuves, le détenu ne sait alors pas quoi faire pour obtenir une annulation de l'ordonnance. On ne donne pas au détenu la possibilité de se réformer ou de devenir un membre utile de la société.

Un des véritables problèmes que posent ces ordonnances est qu'une fois qu'elles sont rendues, il est très difficile de voir comment on pourrait les résilier sans donner l'impression que le gouvernement et la police ont été très injustes ou incompétents. Qu'est-ce qui aura changé dans trois ou quatre ans quand le détenu aura satisfait à toutes les conditions de l'ordonnance sans pour autant que celui-ci sache ce qu'il devra faire différemment? C'est un problème très difficile à régler.

Le sénateur Lynch-Staunton : Pour revenir au cas actuel des huit ou neuf individus ayant fait l'objet de la décision du lord juriste, est-ce qu'on les a relâchés sous conditions? Si oui, quelles conditions?

M. Clarke : J'ai raté la dernière partie de votre question.

Le sénateur Lynch-Staunton : Je crois qu'il y a huit ou neuf détenus qui ont été directement assujettis à la décision du lord juriste. Je crois savoir qu'ils ont été relâchés, ou qu'ils sont sur le point d'être relâchés à certaines conditions : assignation à domicile, interdiction de communiquer avec autrui, interdiction électronique et ainsi de suite.

M. Clarke : Oui.

Le sénateur Lynch-Staunton : A-t-on pris une décision à ce sujet?

M. Clarke : Oui, ils ont tous été relâchés sous conditions, conditions qui varient légèrement les unes des autres. Un ou deux d'entre eux sont rentrés chez eux. Leurs ordonnances de contrôle prévoient le port de bracelets électroniques et des couvre-feux, et leur interdisent de faire partie de groupes ou de partis politiques. Quelqu'un comme Abu Katada est retourné dans sa famille, mais il est assujetti à une ordonnance de contrôle extrêmement stricte. Un autre individu, dont nous ne connaissons pas le nom, fait l'objet d'une ordonnance de contrôle encore plus stricte, en vertu de laquelle il est assigné à résidence et n'a pas le droit d'utiliser un téléphone. On lui interdit également de communiquer avec autrui. L'affaire a suscité un scandale, et on a même dit que l'individu en question était resté chez lui sans rien à manger, sans argent, sans contact, sans ligne directe pour communiquer avec le Home Office et ainsi de suite. Il y a de nombreuses difficultés initiales, mais les individus en question ont été relâchés et font l'objet d'ordonnances de contrôle à divers niveaux, en fonction de la menace qu'ils représentent. L'individu qui est considéré comme étant un véritable problème est le dénommé Abu Katada. Or, il ne fait pas l'objet de la forme la plus stricte des ordonnances de contrôle, quoi que ce soit très strict. Je pense que les autorités veulent connaître tous ses faits et gestes.

Le sénateur Joyal : Toujours dans la même veine que la question que vous a posée le sénateur Lynch-Staunton, n'est-il pas possible que, s'agissant des ordonnances de contrôle, les services de police décident de suivre la voie de la facilité, évitant ainsi d'avoir à présenter des cas blindés devant un magistrat dans notre système de confrontation? D'une année à l'autre, ils jugeront que le cas a déjà été traité étant donné que chaque année ils diront au juge exactement la même chose. Au fond, on se retrouve avec quelqu'un en prison pendant des années sans qu'on ait eu l'occasion de déterminer s'il est coupable ou pas, ou si les services policiers ont tout simplement bâclé leur enquête.

M. Clarke : C'est justement le point qu'ont fait ressortir de nombreux groupes de protection des libertés civiles au Royaume-Uni durant ces dernières semaines. C'est en effet un prétexte, comme vous dites, pour cacher un travail policier bâclé ou une incapacité à examiner comme il se doit les tenants et aboutissants d'une affaire.

La garantie que cela ne se produira pas est entre les mains de la magistrature dans la mesure où, à l'heure actuelle, étant donné que le Secrétaire de l'Intérieur n'est pas responsable de ces ordonnances, c'est un juge qui en aura la responsabilité. C'est pourquoi nous avons quelque peu confiance que les magistrats prouveront le bien-fondé de ces ordonnances. Personnellement, j'en suis raisonnablement convaincu. Je pense que les magistrats sont tellement mal à l'aise face à cet écart par rapport à la loi coutumière que je suis très confiant que dans quelques années, ils passeront au crible tous ces cas et refuseront de se laisser berner par le travail bâclé de la police.

Il y a un autre aspect en rapport avec votre question qui mérite d'être mentionné. Ces ordonnances de contrôle ont été conçues avec les djihadistes et al-Qaïda à l'esprit. La nouvelle loi qui fait que ces ordonnances s'appliquent à tout citoyen du Royaume-Uni signifie aussi qu'elles pourraient être appliquées à d'autres dans d'autres affaires. On a notamment signalé qu'on pourrait les utiliser contre Gerry Adams et Martin McGuiness en raison de leur association avec le Sinn Fein et l'IRA. On se demande également dans combien de temps les militants pour les droits des animaux tomberont sous le coup de cette loi. Dans combien de temps d'autres personnes qui défendent des causes totalement différentes seront-elles considérées comme une menace à la sécurité nationale sur la base d'éléments de preuve que les services de sécurité ne peuvent révéler?

Dans tout ce contexte, nous nous en remettrons à l'indépendance des magistrats qui devront prendre des décisions très prudentes et équilibrées à la lumière des arguments que la police et, derrière celle-ci, les services de renseignements produiront.

Le sénateur Lynch-Staunton : Si la police ne réussit pas à convaincre un magistrat de rendre une ordonnance de contrôle car celui-ci estime que la prétendue preuve est faible, la police pourra-t-elle alors s'adresser à un autre magistrat pour obtenir de celui-ci une ordonnance de contrôle ou est-ce que la police a une seule chance?

M. Clarke : Il n'y a pas de prescription sur ce point. Si un magistrat refuse de rendre une ordonnance de contrôle, la police peut toujours faire une nouvelle demande. Encore une fois, si la police et les services de sécurité tiennent à obtenir une ordonnance de contrôle, il serait difficile d'imaginer qu'on la leur refuse si les éléments de preuve montrent que les motifs de suspicion sont raisonnables. C'est un peu l'argument que nous avons avancé la semaine dernière. Étant donné que le degré de preuve est relativement bas, un magistrat trouvera probablement que les motifs sont raisonnables.

La présidente : Merci beaucoup, honorables sénateurs, d'avoir bien voulu être concis. Monsieur Clarke, ce fut un plaisir de nous avoir avec nous aujourd'hui. Vous avez répondu à de nombreuses questions suscitées par cette loi en particulier. Il se peut que nous fassions appel à vous de nouveau à l'avenir.

M. Clarke : Ce fut un immense plaisir pour moi aussi. Merci infiniment.

La présidente : Honorables sénateurs, nous avons avec nous de la Norman Paterson School of International Affairs de l'Université Carleton, M. Martin Rudner, directeur du Centre of Intelligence and Security Studies, de l'Université Carleton. Bienvenue, monsieur Rudner. Veuillez faire une déclaration liminaire, après quoi les sénateurs vous poseront des questions.

M. Martin Rudner, directeur, Canadian Centre of Intelligence and Security Studies, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton : Honorables sénateurs, merci de l'honneur et du privilège que vous me faites en m'invitant à comparaître devant votre comité. Cet après-midi, j'aimerais vous faire part d'une analyse de l'évolution du terrorisme djihadiste depuis le début de la guerre en Irak afin d'examiner les genres de changements que j'ai observés dans ce que nous appelons communément al-Qaïda ou le mouvement djihadiste et, en particulier, ses ramifications et leur importance pour notre pays et pour les secteurs d'intérêts, à savoir la sécurité nationale et la sûreté publique.

S'agissant des événements en Irak, nous pouvons distinguer deux types de violence. Le premier, c'est l'insurrection contre ce que certains nationalistes irakiens et baathistes voient comme étant l'occupation par la coalition dirigée par les États-Unis. Cette violence semble diminuer depuis les élections du 30 janvier.

Pour les fins qui nous intéressent, le plus important est la seconde campagne de violence menée par un groupe qui se fait appeler al-Qaïda en Irak, et dont les cibles, les objectifs et la stratégie sont très différents. En effet, ce groupe voit en l'Irak le nouvel Afghanistan des talibans et le nouveau théâtre de guerre sur lequel il voudrait tester sa stratégie et lancer une campagne mondiale de djihad ou de terrorisme, tel que nous le concevons, dont nous sommes notamment les cibles.

Nous constatons une différence entre les insurgés et les terroristes même en Irak. En effet, il y a une différence au niveau du leadership. Ainsi, nous savons que le chef d'al-Qaïda est un dénommé Abu Musab al-Zarqawi, qui n'est pas irakien lui-même mais jordanien. Ce groupe terroriste est composé d'individus principalement étrangers à l'Irak : des recrues d'Arabie saoudite, de Syrie et d'ailleurs dans le monde arabe voire de l'Europe occidentale et du Royaume-Uni. D'un autre sens, leurs cibles sont très différentes.

Permettez-moi de vous donner un exemple de ce que nous savons de leurs sources au sujet des cibles premières des actes de violence qu'ils perpètrent actuellement en Irak, car cela a une pertinence pour nous.

La première cible, et ils ne s'en cachent pas, c'est la population chiite d'Irak. Ils décrivent les Chiites en utilisant des qualificatifs les plus racistes et les plus péjoratifs que l'on puisse imaginer. Je ne pense pas que ce soit de bon aloi de les répéter ici au Parlement du Canada. Ils considèrent que les Chiites sont des sous-hommes et qu'ils méritent d'être anéantis et c'est pourquoi nous voyons que la campagne de terrorisme en Irak cible des innocents dans des mosquées, des mariages, des boulangeries, dans la rue, des gens cherchant à voter pour des candidats aux élections, ainsi que les membres de la magistrature et les avocats.

La deuxième cible est la population kurde, qu'ils considèrent comme s'étant compromise en se faisant l'alliée de l'Occident, d'Israël et de la démocratie.

La troisième cible explicite, c'est la population arabe sunnite d'Irak elle-même et, en particulier, les gens qui ont manifesté en penchant pour la démocratie. Ces gens sont ciblés, parce que la démocratie est considérée comme étant une loi positive, c'est-à-dire une loi positive qui va à l'encontre de la loi divine telle qu'ils la comprennent. Les terroristes ciblent donc la population laïque d'Irakiens arabes sunnites.

La quatrième cible dans leur ordre de priorité, ce sont les États-Unis et la coalition. Il n'y a que quatre cibles prioritaires. En fait, les terroristes disent qu'ils n'ont même pas besoin d'attaquer cette cible, parce qu'ils prétendent que « les Américains sont les plus lâches du monde. » En d'autres termes, les terroristes croient qu'ils peuvent les faire sortir d'Irak en les effrayant. Que signifie tout cela? Comment peuvent-ils prétendre pouvoir effrayer les États-Unis, sa coalition et l'Occident dans son ensemble?

La stratégie pour effrayer l'Occident comporte deux volets. Le premier volet est la mobilisation d'une nouvelle génération de djihadistes au sein des sociétés démocratiques d'Europe. Je ne sais pas si cette mobilisation a traversé l'Atlantique pour atteindre l'Amérique du Nord ou non. Ces djihadistes seraient notamment de jeunes musulmans de la deuxième génération nés aux Pays-Bas, en France, au Royaume-Uni, en Italie et en Espagne. Je mentionne ces pays, car les services de sécurité de ces derniers ont arrêté des individus répondant à ce profil dans ces pays qui faisaient du recrutement et menaient des activités ayant trait au terrorisme. Il s'agit d'une nouvelle génération de jeunes gens, très bien éduqués et non pas d'une population immigrante.

Un second élément concerne les détenus convertis. Nous pouvons voir ce phénomène, en Espagne surtout, mais aussi en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Les religieux radicaux font le maximum pour convertir les détenus non musulmans qui sont considérés comme des marginaux ou des opprimés sociaux et les convaincre de former un nouveau cadre de ce mouvement révolutionnaire militant djihadiste, avec pour but de s'en prendre aux institutions démocratiques des pays d'Europe occidentale.

Voilà donc le premier axe de la stratégie. Le second axe de la stratégie, et qui intéresse surtout le Canada, c'est le secteur énergétique dont le pétrole fait partie. Nous avons pu le voir en Irak. Les djihadistes, le mouvement al-Qaïda en Irak, s'en prennent expressément aux champs de pétrole et de gaz, à l'infrastructure pétrolière et gazière, aux oléoducs qui relient Kirkuk à Ceyhan en Turquie, les installations de remplissage des pétroliers et le réseau de distribution d'électricité. Le fait de cibler le secteur énergétique a bien entendu nui aux efforts de reconstruction de l'économie irakienne, mais ce n'était pas là l'objectif premier. L'objectif premier était et est toujours de faire grimper les prix mondiaux de l'énergie. Pour eux, le pétrole à 50 $ le baril allait « saigner l'Amérique à blanc ».

Pour eux, l'Amérique est une société de lâches parce que les Américains ont besoin de se chauffer en hiver, de climatiser leurs maisons l'été, de se déplacer en voiture et d'alimenter leur industrie en énergie. Pour eux, le fait de priver les Américains ou les Occidentaux de leurs voitures, de leur industrie, de leurs climatiseurs et de leur chauffage central aurait pour effet d'affaiblir ces lâches et de les contraindre à capituler. À cet égard, le secteur énergétique est devenu un objectif stratégique de premier ordre pour cette nouvelle branche d'al-Qaïda née en Irak.

On m'a demandé de parler pendant 10 minutes et je pense l'avoir fait avec précision, et je serais donc maintenant ravi de discuter avec vous de cette question et des autres questions connexes. Je vous remercie de votre attention.

La présidente : Merci, monsieur Rudner, vous êtes un témoin parfait.

Le sénateur Andreychuk : Monsieur Rudner, c'est donc l'analyse que vous avez faite de la situation. Concorde-t-elle bien avec les conclusions de nos services de renseignement et de sécurité? Est-ce que ceux-ci ne voient pas sous un angle différent le développement de ce mouvement djihadiste?

M. Rudner : À mon sens, sénateur, nous partageons eux et moi le même avis. C'est un constat qui a été comme un coup de tonnerre, surtout aux Pays-Bas. Comme vous le savez peut-être, l'an dernier, un cinéaste hollandais très controversé, Theo van Gogh, a été assassiné aux Pays-Bas. Cet assassinat a conduit à la découverte d'un véritable réseau de la terreur dans ce pays, ce qui a littéralement laissé les Néerlandais pantois parce qu'il s'agissait principalement de jeunes gens qui soit étaient nés dans ce pays, soit y avaient passé la plus grande partie de leurs années d'études et qui faisaient donc partie, du moins c'est ce que les Néerlandais pensaient, d'une société hollandaise multiculturelle. Mais ils ont découvert que ces gens étaient extrêmement marginalisés et, plus important encore, qu'ils concevaient une véritable rage à l'endroit du système.

Ce qui s'est donc passé aux Pays-Bas a littéralement abasourdi toute l'Europe occidentale. Les Suédois, les Norvégiens, les Allemands, les Français, les Espagnols et il y en a d'autres encore, ont tout d'un coup commencé à creuser eux aussi pour découvrir à peu près la même chose chez eux. Comme l'Europe et le Canada échangent des renseignements, on peut dire que nos propres services de renseignement et la GRC sont parfaitement au courant de ce nouveau phénomène qui monte en puissance en Europe. Un des nouveaux groupes qui a fait son apparition chez les djihadistes s'appelle Al Takfir wa al-Hijrah, ce qui veut dire — la chose est intéressante — dispersez-vous et partez en exil. En l'occurrence, cela veut dire sortir de la communauté musulmane au sens large et prendre le chemin de l'exil. Bien sûr, il s'agit là d'une analogie avec le prophète Mohamet qui a quitté les siens à La Mecque pour partir en exil à Médine, pour ensuite contre-attaquer et remporter la victoire.

Al Takfir considère Oussama ben Laden comme un faible et un traître. Les services de renseignement considèrent cela comme l'évolution d'une menace, mais dans une direction beaucoup plus inquiétante que n'avait été le cas jusqu'à présent. Il faut donc prendre cela beaucoup plus au sérieux parce que ce mouvement ne se limite plus à la communauté immigrante, qui est facile à identifier, mais plonge ses racines beaucoup plus profondément dans le milieu des immigrants de la deuxième génération, ainsi que dans le milieu carcéral converti à l'Islam, un milieu dont les membres apportent au mouvement terroriste toutes leurs spécialités, pourrait-on dire, de criminels, représentant ainsi une menace beaucoup plus sérieuse.

Le sénateur Andreychuk : Lorsqu'on met quelqu'un en prison, lorsqu'on le marginalise, il n'est pas étonnant qu'il apprenne des choses qui ne sont pas très positives, il n'y a rien de bien nouveau à cela. Nous savons que le grand banditisme, les groupes criminalisés et ainsi de suite ont toujours cherché à étoffer leurs rangs dans ce milieu. Alors en quoi ce nouveau mouvement qui existe dans nos pays, un mouvement qu'on qualifie de terroriste, diffère-t-il de ces gens qui sont attirés par le crime, par le grand banditisme, par tout ce genre de comportements criminels antérieurs et ainsi de suite?

M. Rudner : Il y a une différence fondamentale entre un criminel et un terroriste, dans la mesure où, au bout du compte, le criminel veut tirer un profit de son activité criminelle. Prenez le cas du terroriste qui avait mis des explosifs dans ses chaussures. Il n'était pas né musulman. Il avait été en prison. Et c'est en prison qu'il avait été converti à une philosophie et à une religion qui l'ont conduit à embarquer dans un avion pour tenter de faire exploser une bombe qui se trouvait dans sa chaussure afin d'abattre l'avion et de se tuer lui aussi, ce qui n'est plus simplement un acte criminel. Il n'avait rien à y gagner. Il était prêt à se sacrifier. Il s'agit donc d'une transformation d'un ordre de grandeur très différent, dirais-je, du recrutement plus ordinaire d'éléments criminels, même en milieu carcéral. Il s'agit d'une véritable transformation que de transformer un criminel en terroriste.

Le sénateur Andreychuk : Autre chose encore à ce sujet : ayant moi-même évolué professionnellement pendant très longtemps dans le milieu du crime, j'ai très facilement compris que ceux qui étaient recrutés aux échelons les plus bas ne gagnaient finalement pas grand-chose. C'était toujours l'organisation qui en profitait. Je n'ai pas perçu ce genre de différence. Dans le cas de votre terroriste à la chaussure, celui-ci cherchait une attache quelconque, pour une raison psychologique ou autre. Est-ce de la psychologie? Est-ce de l'idéologie? Je l'ignore.

Ce sont là des gens qui semblent une proie facile pour un manipulateur. C'est cela que j'essaie de vous dire. Quelle différence existe-t-il, du point de vue de la manipulation ou de l'attraction, entre ce que font les terroristes et ce que font les milieux criminels?

M. Rudner : La question est très importante. Il y a quelques rares textes à ce sujet, et cela pour une excellente raison. C'est la notion du terroriste, prêt à commettre un attentat-suicide et qui est anonyme. Al-Qaïda ne divulgue pas le nom de ses kamikazes. Ce sont des gens qui sont prêts à se suicider dans l'anonymat le plus complet, ce qui fait toute une différence. Et bien entendu, il nous est impossible d'aller interroger ces gens-là.

Quelques études ont été faites sur des kamikazes qui n'avaient pas réussi dans leur tentative. Il y a par exemple un chercheur, Marc Sageman, qui a écrit récemment un ouvrage précisément pour essayer de déterminer au juste quels sont les motifs de ces gens qui semblent prêts à se livrer au terrorisme, à se livrer à des actes de terreur, au risque d'y laisser leur vie mais dans l'anonymat. Le problème, c'est que le sous-échantillonnage qu'il a réussi à interroger était précisément des kamikazes ratés, fort heureusement d'ailleurs, de sorte qu'il n'a pas pu interroger également des kamikazes qui avaient réussi, façon de parler, leur coup.

C'est donc un problème grave. Nous ne comprenons pas ce qui motive les gens, au sens laïc du terme, à faire ce genre de choses. Je m'empresse d'ajouter qu'il existe bien des textes à caractère théologique qui donnent une explication théologique donc, en s'inspirant de la loi et de la doctrine islamiques, des raisons pour lesquelles les gens sont prêts à faire ce sacrifice, mais cela est en l'occurrence un paradigme tout à fait différent.

Le sénateur Smith : Monsieur Rudner, vous avez parlé avec beaucoup d'autorité de l'ampleur du problème créé par le mouvement djihadiste. Je ne pense pas que quiconque puisse vous reprendre lorsque vous dites que ce mouvement existe et qu'il représente un problème.

J'imagine que vous connaissez bien l'essence du projet de loi dont nous sommes saisis. Ce que vous nous dites, je pense, c'est écoutez, vous avez un gros problème, il faut donner aux pouvoirs publics compétents les moyens d'attaquer ce problème. Pour être plus précis, si vous étiez à notre place, seriez-vous enclin à adopter ce texte de loi en l'état ou diriez-vous plutôt qu'il faudrait le modifier, le renforcer ou au contraire l'alléger? Quel est votre sentiment au sujet de ces questions qui nous interpellent?

M. Rudner : Pour répondre succinctement à cette question, le véritable problème qui est le nôtre, c'est qu'il nous faut des outils qui nous permettent d'empêcher les actes terroristes. Nous ne voulons pas des enquêtes après coup pour déterminer qui les a commis. Nous voulons pouvoir faire enquête de façon préalable pour déterminer comment déjouer les attaques, et nous voulons pouvoir le faire en respectant la loi, en respectant la Charte des droits et libertés, cela ne fait aucun doute. Par contre, je pense qu'il y a également quelque chose qui manque dans cette loi. Il s'agit d'un de mes dadas, et je vais vous en dire un mot pour votre gouverne.

Si l'une des cibles — une cible de première importance, à mon avis, pour les terroristes — est effectivement le secteur énergétique, il faut que la loi prévoie quelque chose pour protéger l'infrastructure énergétique essentielle, ce qui n'est pas le cas actuellement. Le problème tient en partie au fait que le secteur énergétique canadien appartient majoritairement à des intérêts privés. À ce moment-là, il faut se demander jusqu'à quel point les propriétaires ont-ils la responsabilité de protéger cette infrastructure pour le bien de la collectivité. Ne faudrait-il pas que la loi exige des propriétaires de ces infrastructures essentielles qu'ils agissent de concert avec le gouvernement et les pouvoirs publics de manière à assurer la protection de l'infrastructure en question et la sécurité d'accès à cette infrastructure et au produit qu'elle sert à acheminer, en d'autres termes l'énergie?

C'est une réponse un peu différente de la question que vous avez posée, mais je pense qu'elle est suffisamment importante pour attirer l'attention du comité.

Le sénateur Smith : J'ai oublié qui a été à l'origine de cette histoire concernant l'absence de sécurité dans les centrales électriques du nord du Québec et la vulnérabilité de ces centrales aux attentats. Manifestement, il y a une corrélation entre les activités qui concernent le pétrole, par opposition à l'électricité en général, et d'autres sources. Parlez-vous ici en général ou plus particulièrement du pétrole? Si les exportations pétrolières du Koweït, de l'Arabie saoudite, de l'Iran et de l'Irak venaient à être gravement compromises, cela ferait grimper les prix en flèche. Vous parlez donc surtout du pétrole, ou de l'énergie en général?

M. Rudner : Les djihadistes s'en sont pris au secteur pétrolier dans tous les pays que vous avez mentionnés, mais il faut dire que toutes les installations pétrolières sont extrêmement bien gardées. Si j'étais un terroriste, si je voulais m'en prendre à l'économie américaine en agissant dans le secteur énergétique, c'est-à-dire le pétrole, le gaz naturel et l'électricité, je pourrais songer au fait que le Canada est un gros fournisseur de ces trois types d'énergie pour les États- Unis. Je me hasarderais à dire que nos installations ne sont pas fortifiées. Je ne veux pas dire pour autant que nous ne les protégeons pas, mais il est certain que nous ne les avons pas fortifiées. Si quelqu'un voulait s'en prendre à notre ventre mou, pour utiliser l'expression bien connue, eh bien ce ventre mou, c'est nous. À cet égard, si vous me demandez s'il y a des choses que la loi devrait prévoir alors même qu'elle est à l'étude au Parlement, l'un des éléments qui devraient être pris en compte dans le cadre de cet examen, c'est précisément la question de savoir si la loi ne devrait pas comporter des dispositions afin de protéger les infrastructures essentielles, dans le domaine énergétique notamment. En fait, voici la question qu'il faut se poser : quelles sont les obligations des propriétaires de ces éléments d'infrastructure privés en matière de sécurité nationale?

Le sénateur Smith : Lorsque vous avez pu lire il y a trois ou quatre semaines ces reportages sur la vulnérabilité des centrales électriques du nord du Québec dont la sécurité était très approximative, avez-vous pensé que cela revenait pratiquement à inviter un djihadiste à faire un petit tour là-bas?

M. Rudner : Pour moi, il n'y a rien de nouveau là et effectivement, cela a confirmé une crainte que j'avais déjà. D'ailleurs, je ne pense pas être le seul à m'inquiéter ainsi au Canada, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Le secteur privé doit avoir les mêmes craintes que moi. Si les États-Unis annonçaient le passage au niveau d'alerte orange, qui est un niveau d'alerte très élevé, il faudrait se demander ce que nous devrions faire. Qu'est-ce que cela signifie pour nous? Et qui va payer pour ce que nous faisons? Que sommes-nous censés faire en réaction à cela? En d'autres termes, il y a toute une série de questions qui surgissent rien qu'en ce qui concerne le niveau d'alerte, et cela est une tout autre question. Comment protéger, comment renforcer ces installations pour les prémunir contre toute attaque, surtout étant donné la vulnérabilité et l'intégration du marché énergétique canadien, qui est un marché producteur, et du marché nord-américain tout entier?

Le sénateur Smith : Selon vous, comment l'Occident devrait-il répondre à l'Iran et au contentieux nucléaire dans ce pays?

M. Rudner : C'est une question extrêmement difficile, sénateur. À mon avis, rien ne justifie que l'Iran se dote d'une capacité nucléaire étant donné les énormes réserves d'énergie fossile que possède ce pays. L'effort nucléaire de l'Iran ne peut probablement servir qu'à une seule chose, à une fin militaire. Avec le régime qui existe actuellement en Iran, la militarisation de ce pays représente un danger pour ses voisins et pour les autres pays également. Il s'agit d'une menace très grave et très sérieuse.

Le sénateur Kinsella : Je voudrais revenir à ce que disait le sénateur Smith au sujet de la loi que nous étudions actuellement. Voudriez-vous que cette loi soit assortie d'un contrôle parlementaire renforcé?

M. Rudner : Un élément extrêmement important aussi bien de la loi que de toute activité antiterroriste est que la population doit faire confiance au système mis en place pour lutter contre le terrorisme. Et pour cela, il faut un mécanisme efficace d'examen et de contrôle. À mon avis, il faut trois niveaux de contrôle, ce qui n'est pas inhabituel lorsqu'on songe à ce qui se passe dans d'autres pays. Il faut d'abord un contrôle de la part de l'exécutif. Ainsi, au Canada, il y a l'inspecteur général du Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS, qui est subordonné au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et auquel il fait rapport des activités du SCRS. Ensuite, il faut un contrôle plus général de la part de l'exécutif et qui, au Canada, dans le cas du SCRS, est assuré par le CSARS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. Il faut également un contrôle parlementaire. Tous ces niveaux de contrôle ne sont pas répétitifs, pas plus qu'ils ne sont redondants. Chaque dispositif de contrôle a un rôle utile à jouer, et chacun renforce le fait que la population peut avoir l'assurance que tout ce qui doit se faire dans le secret, et nous savons que c'est obligatoire, est assorti d'un certain niveau de transparence à l'endroit des institutions auxquelles nous faisons confiance. Nous faisons confiance au Parlement, nous faisons confiance au CSARS, et nous faisons confiance à un inspecteur général. Oui, un contrôle est nécessaire, et un contrôle parlementaire est de mise.

Le sénateur Kinsella : S'agissant des droits humains, de la composante libertés civiles de ce texte de loi, pensez-vous que le modèle qui fait partie de ce texte, avec son principe de temporisation dont l'échéance est dans deux ans, et qui fera que certaines dispositions cesseront alors d'exister, pensez-vous qu'il faille rétablir cela? En deuxième lieu, ce mécanisme qui prescrit qu'après trois ans, il y aura un réexamen effectué par les deux Chambres, pensez-vous que ce modèle soit le bon, qu'il faille le conserver et qu'il faille procéder à un examen lorsque la loi aura été en vigueur depuis trois ans? Y a-t-il d'autres modèles de contrôle qui pourraient s'appliquer à cette loi?

Je comprends ce que vous nous avez dit à propos de ces autres domaines mais, pour revenir à la loi qui nous occupe, qu'en est-il de la protection des libertés civiles et des droits de la personne?

M. Rudner : Le principe de la temporisation et du réexamen est fondamental précisément parce que, à mon sens, et au sens de ceux qui sont à l'origine de ce texte de loi, ce que nous disons, c'est qu'il s'agit d'une urgence. Il s'agit d'une guerre asymétrique, c'est le terme technique qu'on utilise pour cette situation d'urgence. Nous combattons le terrorisme et nous menons un genre de guerre contre le terrorisme, alors même que nous avons une société civile qui veut vivre en paix dans une vie civile ordinaire.

Certes, il nous faut une loi dans l'urgence et il s'agit ici d'un genre de loi d'urgence. Cette loi doit être assortie d'une disposition d'extinction et elle doit être réexaminée par le Parlement. Si le Parlement juge alors que l'urgence existe toujours, il faut qu'il décide que la loi doit continuer à s'appliquer précisément parce qu'il y a toujours urgence. À mon avis, l'urgence existe toujours et la situation devient beaucoup plus dangereuse. Cette loi doit donc demeurer, voire être renforcée à certains égards, notamment en ce qui concerne les infrastructures essentielles.

Le sénateur Kinsella : Je suis heureux que vous ayez parlé des infrastructures essentielles, pas seulement de l'énergie, mais également des choses comme l'eau potable et ainsi de suite, en disant qu'elles sont d'une importance critique. S'agissant de l'énergie, étant donné le genre de crainte qu'on peut avoir et tout ce qu'on peut lire au sujet de la défense côtière, des navires sales et des conteneurs sales qui passent par nos ports, il y a aussi les puits de pétrole et de gaz situés en mer. À votre avis, jusqu'à quel point sont-ce là des cibles particulièrement vulnérables pour un bateau-suicide qui viendrait des eaux internationales? En faisons-nous suffisamment pour contrer ce genre de menace très loin en mer?

M. Rudner : Sans vouloir donner des conseils à nos ennemis, si un adversaire ayant des intentions hostiles venait à se rendre maître d'une plate-forme de forage au large, les répercussions seraient catastrophiques pour la sécurité du Canada, pour notre secteur énergétique, pour le prix du pétrole, pour la réaction des pays voisins dont les États-Unis, mais aussi pour notre capacité de nous protéger ainsi que de protéger l'approvisionnement énergétique de nos voisins. Si l'on songe à une action qui « saignerait l'Amérique à blanc », c'est précisément ce genre de choses qui vient à l'esprit. Je suis convaincu que les pouvoirs publics canadiens dans le domaine de la défense et de la sécurité en sont conscients et qu'ils prennent les mesures qui s'imposent. C'est précisément le genre de choses auxquelles il faut songer dans le cadre de notre action antiterroriste. Ce n'est pas uniquement une question de souveraineté ou de défense nationale. C'est quelque chose qui concerne la lutte contre le terrorisme.

Le sénateur Kinsella : Pensez-vous que les puits situés au large de notre littoral atlantique sont aussi bien protégés que ceux du golfe du Mexique?

M. Rudner : Ici encore, j'hésite à m'aventurer sur ce terrain, principalement parce que je ne voudrais pas donner des conseils à l'ennemi. Mais je dirai simplement que les Norvégiens ont un secteur pétrolier et gazier offshore extrêmement important, et qu'ils ont mis en place des mesures de protection, qu'ils conduisent des exercices pour assurer la protection de ces installations, de manière à ce que rien ne puisse leur arriver. La Norvège est un de nos alliés à l'OTAN, et le service de renseignement norvégien est en bons termes avec son homologue canadien. Il faut donc penser que les deux services s'échangent des renseignements et des informations.

Le sénateur Fraser : Professeur, je voudrais revenir à ce que vous disiez en évoquant le fait que les Hollandais avaient découvert l'existence de réseaux terroristes qui trouvaient leurs racines dans le milieu des immigrants de la deuxième génération. Il serait facile de dire que si c'est le cas aux Pays-Bas, c'est probablement aussi le cas chez nous. Mais les hypothèses trop faciles sont toujours dangereuses. Y a-t-il quelque chose qui prouve que le même phénomène existe aussi chez nous?

M. Rudner : Malheureusement oui, sénateur. Il y avait à St. Catharines, en Ontario, de jeunes Canadiens musulmans qui avaient fait leurs études à l'école catholique. On ne pourrait pas trouver plus typiquement canadien que cela. Ces jeunes gens se sont retrouvés en Afghanistan dans un camp d'entraînement des Talibans. L'un d'entre eux a été arrêté lors d'une tentative de reconnaissance dans le cadre d'une attaque terroriste contre Singapour; un autre a été arrêté ailleurs en Afghanistan. Je crois qu'il y en avait trois, et tous trois ont fini par être traduits devant les tribunaux ou mis en prison par les pouvoirs publics.

Effectivement, nous avons lieu de croire qu'il y a des jeunes Canadiens, issus de parents immigrants, qui ont été recrutés. Les Israéliens ont arrêté un jeune Canadien qui, prétendait-il, avait prévu de revenir au Canada pour y commettre des attentats sous la commandite du Hamas. Effectivement, nous constatons déjà ce phénomène ici, quoique rien ne prouve encore qu'il soit aussi institutionnalisé qu'il l'est devenu en Europe avec Al-Muhajiroun en Grande-Bretagne, par exemple, qui préconise publiquement une djihad massive parmi les jeunes musulmans britanniques et les jeunes Britanniques convertis à l'Islam. Cela n'existe pas encore ici. Ce qui se passe actuellement au Canada, seuls les services de sécurité et du renseignement le savent. Et à très juste titre, ils ne veulent pas en parler publiquement parce que personne ne veut provoquer une panique, personne ne veut créer un ressentiment au sein de la société canadienne. Il est de loin préférable de laisser le service de sécurité y travailler discrètement mais efficacement, dans les limites du secret qu'il convient de garder sur ce genre de choses.

Le sénateur Fraser : Dans l'entrefaite, que fait la société au sens plus large du terme? Vous parlez de la rage qui sévit en Europe. Que faisons-nous ici pour éviter ou mitiger ce phénomène? Nous ne pouvons pas nous contenter de rester là en disant qu'il y aura toujours des jeunes en colère et laisser les espions s'en occuper. Nous devons travailler au niveau de la société tout entière pour éviter ce genre de problèmes. Alors que faisons-nous?

M. Rudner : Je vais pour vous répondre parler de la carotte et du bâton. Il y a environ trois semaines, un important organisme américain de défense des droits humains, Freedom House, a publié un rapport au sujet des mosquées américaines et de la diffusion, par ces mosquées, de textes provenant d'Arabie saoudite qui appellent au djihad. C'est un rapport public facilement consultable où on ne peut qu'être choqué par les constats qu'on y lit. J'ignore si ce genre de texte circule au Canada. J'aurais pensé qu'au Canada, ce genre de publication contreviendrait à une loi sur la propagande haineuse. L'un des bâtons que nous pourrions utiliser consisterait à faire en sorte que tout matériel qui appelle ainsi au djihad devrait être interdit d'importation, peu importe que ce matériel soit destiné aux mosquées, aux tigres tamouls, à la LTTE, ou à n'importe qui, peu importe, car il s'agit d'un appel non dissimulé au terrorisme.

Le ministère de l'Intérieur britannique a, il y a environ un an, lancé une stratégie intitulée « Cohésion et équité ». Cette stratégie vise expressément la communauté musulmane. Les Britanniques veulent encourager la cohésion au sein de la communauté musulmane britannique, tout en garantissant aux musulmans britanniques l'équité dans la société. Cette stratégie reposait sur un principe, principe qui avait été exposé à la communauté musulmane par le secrétaire de l'Intérieur de l'époque. Et la communauté musulmane l'avait fort bien accueillie. Il faut prouver sa loyauté. Voilà qui est intéressant, parce qu'en démocratie, nous ne demandons normalement pas aux gens de prouver leur loyauté.

Le sénateur Fraser : En effet.

M. Rudner : Ce qui est intéressant, c'est que la communauté musulmane britannique a accepté ce principe. Nous allons prouver notre loyauté à l'endroit du Royaume-Uni. Ce sont là deux exemples de formules utilisées par des pays dont les valeurs sont semblables aux nôtres. Il faut arrêter d'inciter au terrorisme d'une part et promouvoir la cohésion et l'équité d'autre part; peu importe d'ailleurs ici qu'on veuille ajouter à cela une preuve de loyauté. Ce qui est important, c'est la cohésion et l'équité.

Le sénateur Fraser : Ce genre de propos me dérangent un peu. Cela me fait penser à toutes ces questions que le sénateur Jaffer a coutume de poser au sujet du profilage racial, des hypothèses collectives et des communautés. Je vous écoute et je suis très perturbée. Je ne conteste pas le fait qu'il y ait des terroristes partout dans le monde et qu'il y en ait sans aucun doute aussi au Canada. Mais dans vos propos, je semble détecter un ton qui va beaucoup plus loin que cela, et cela me dérange. Alors je vous donne la chance de corriger cette perception.

M. Rudner : Permettez-moi de revenir à ce que nous disions au sujet de l'Irak. Les principales cibles de ce djihad ne sont ni les Canadiens, ni l'Occident, ni les « infidèles ». Ce sont en fait d'autres musulmans. Et chez ces musulmans, la cible, ce sont ceux qui sont laïcs, ceux qui sont en faveur de la démocratie et qui veulent un juste milieu entre leur foi et les valeurs d'une société en état de diaspora. Cela, pour les djihadistes, est intolérable. Ils qualifient ainsi leurs coreligionnaires d'apostats et, pour un djihadiste, l'apostasie doit être punie de mort. D'un autre côté, nous qui appartenons à la société laïque non musulmane, donnons l'impression aux djihadistes que nous soumettons leurs coreligionnaires à la tentation d'abandonner leur vraie foi pour devenir des apostats, voilà donc notre crime. Cela dit, il faut en l'occurrence pour penser cela une mentalité bien différente de celle dont nous sommes coutumiers, voire qui nous donne des points de repère confortables. C'est un paradigme tout à fait différent, mais là n'est pas la question. Par contre, le système de croyances des djihadistes est un système de croyances pour lequel ils sont prêts à se battre et à attaquer d'autres musulmans ainsi que des non-musulmans.

Cela ne nous plaît peut-être pas. Par rapport à nos valeurs, ce n'est peut-être pas là quelque chose de très appétissant, mais si c'est le cas, c'est précisément parce que cela attaque nos valeurs. Cela attaque les valeurs qui affectent ce en quoi les musulmans doivent croire selon eux, selon leur inclination et pas la nôtre.

Le sénateur Fraser : Quelle serait la proportion des extrémistes dans l'ensemble de la communauté musulmane? Est- ce 1 p. 100 ou moins, peut-être un dixième de 1 p. 100?

M. Rudner : Personne ne le sait, mais je vous donnerai certaines statistiques qui, elles, sont connues. Aux États-Unis, 8 p. 100 des musulmans américains fréquentent assidûment la mosquée. De ces 8 p. 100, une fraction probablement très petite est favorable au djihad. Le problème tient, entre autres, au fait que le nombre de mollahs, c'est-à-dire de membres du clergé, qui souscrivent au djihad est différent, car la plupart des communautés musulmanes en Europe et en Amérique du Nord sont relativement pauvres; dans la plupart des cas, ce sont des communautés de classe moyenne ou de classe ouvrière. La plupart des mollahs sont financés par des organisations caritatives et d'autres sources, provenant essentiellement de l'Arabie saoudite. Les chefs religieux musulmans et les documents dont ils se servent sont généralement de doctrine wahhabite ou salafiste. En un mot, on pourrait les qualifier de djihadistes, faute de meilleur terme. Autrement dit, il existe dans la communauté un segment beaucoup plus favorable au djihadisme que l'ensemble de la communauté. Ce segment influence la deuxième génération, les musulmans plus jeunes, d'une façon qui inquiète leurs parents. Ce sont les pères et les mères de ces jeunes qui communiquent avec le ministère de l'Intérieur britannique pour exprimer leur loyauté et qui demandent au gouvernement britannique d'intervenir pour veiller à ce que leurs enfants ne deviennent pas des adeptes du terrorisme à cause de ce djihadisme radical.

Le sénateur Lynch-Staunton : J'ai deux questions, dont l'une a été posée par le sénateur Fraser et a reçu une réponse satisfaisante en ce qui concerne la deuxième génération de musulmans et sa présence au Canada. Ma deuxième question a trait à la question posée par le sénateur Smith la semaine dernière, quand notre comité a entendu MM. Jim Judd et Dale Neufeld. Le sénateur Smith leur a demandé s'il y avait des mosquées où l'on prêchait l'extrémisme, comme la mosquée notoire de Londres. Voici la réponse de M. Neufeld :

[...] nous pensons qu'il y a effectivement certaines mosquées qui ont pour tâche de recueillir des fonds et peut-être aussi de recruter des jeunes pour les camps d'entraînement.

Malheureusement, on n'a pas poussé plus loin la discussion de ce sujet dont ils étaient les mieux placés pour parler. Que savez-vous de cette question? Y a-t-il plus de deux mosquées qui s'adonnent à de telles activités et qui prônent la guerre sainte?

M. Rudner : D'après des renseignements publics, il y a une troisième mosquée en Colombie-Britannique où l'on sait qu'au moins quelques jeunes musulmans canadiens ont été recrutés. Je crois qu'un de ces jeunes a été tué en Tchétchénie et l'autre est porté disparu à la suite de ce conflit djihadiste. On a rapporté les propos incendiaires du chef religieux en question au sujet des Juifs canadiens et de l'ensemble des Canadiens. Oui, de tels éléments sont présents au Canada.

Je peux vous donner un exemple de documents émanant de ce courant djihadiste. Cela va peut-être choquer les sénateurs, mais en Grande-Bretagne, Al-Muhajiroun a dit, et ses propos sont rapportés textuellement, qu'ils se battront jusqu'à ce que le drapeau vert de l'Islam flotte au-dessus du Parlement britannique.

Il ne s'agit nullement de métaphores politiques. Il existe un courant islamiste qui prône la prise de pouvoir des forces islamiques aux États-Unis pour convertir par la force ce pays à l'Islam. Bien sûr, on peut se demander s'ils parlent sérieusement. D'un point de vue laïc et occidental, de telles positions nous semblent littéralement incroyables, mais d'après la perspective historique musulmane, elles sont plausibles. Si cette question intéresse le sénateur, il existe des études réalisées par des universitaires à ce sujet; les Islamistes prétendent que tout cela s'est déjà fait dans le passé. Les Islamistes auraient perdu l'Espagne parce qu'ils n'étaient pas de bons musulmans; ils auraient perdu Vienne et les Balkans à cause des apostats. Ils affirment que, tout comme ils se sont déjà trouvés aux portes de Vienne et de Paris, ils pourraient arriver aux portes de Washington et de Londres. Je n'invente rien. Ils le disent dans ces termes-là. Je n'invente pas des histoires pour vous effrayer. Je ne pense pas que le terrorisme réussira à nous terrifier et, encore moins, à nous vaincre. Ce qui m'inquiète, c'est que les terroristes vont peut-être essayer de nous vaincre.

Le sénateur Lynch-Staunton : Vous nous donnez un cours d'histoire et rien ne semble avoir changé sauf les outils. La doctrine et les objectifs sont les mêmes et n'ont pas changé depuis des siècles.

M. Rudner : Le problème tient entre autres au fait que dans nos universités et notre société, nous avons tendance à ne pas prendre les autres au sérieux, nous croyons qu'ils pensent comme nous et qu'ils sont notre reflet. Nous présumons que les autres ont exactement la même vision du monde que nous, les mêmes paradigmes et la même échelle de valeurs, à l'exception de certaines préférences somme toute mineures à propos desquelles il suffit de négocier un peu pour s'entendre. Or, nous nous trouvons en l'occurrence devant un paradigme entièrement différent. Notre vision du monde est différente de la leur, dans laquelle le monde se divise entre ce qu'ils appellent le Dar-ul-Islam, le refuge ou le monde de l'Islam, et le Dar-ul-Harb, le monde du chaos, c'est-à-dire le monde non musulman.

En réalité, du point de vue des adeptes du djihad, nous sommes fondamentalement faibles et désorganisés. Nous ne les menaçons que dans la mesure où nous transformons de bons musulmans en apostats en leur présentant des tentations qui les détournent de la véritable foi. Nous devons donc être corrigés et le cours de l'histoire aboutira à la domination de la perfection sur l'imperfection et du divin sur le laïc. Nous comprenons l'aboutissement qu'ils souhaitent, mais nous devons commencer à reconnaître qu'ils sont sérieux et instruits. Il existe dans le monde musulman des universitaires, des philosophes et des penseurs compétents, mais ils s'inspirent d'un paradigme qui est l'antithèse du nôtre. Ce que nous considérons comme les droits de la personne, ils le considèrent comme de l'idolâtrie. Quand ils voient les Parlements adopter des lois, ils considèrent cela comme le fait d'êtres humains médiocres qui se livrent à des activités sacrilèges.

Le sénateur Joyal : Monsieur Rudner, j'aimerais parler de votre étude commandée par le ministère de la Justice et parue le 31 mars 2004. J'attire votre attention sur la page 64 et le paragraphe intitulé « Protéger la diaspora arabe et musulmane ».

M. Rudner : Je n'ai pas d'exemplaire sous la main, mais allez-y.

Le sénateur Joyal : Je vous lis la première phrase :

Les communautés arabes et au sens plus large, les communautés musulmanes du Canada, sont particulièrement vulnérables aux attaques du terrorisme mondial. Non seulement les groupes et cellules terroristes islamistes s'infiltrent dans leurs communautés par ailleurs paisibles, mais en plus, leurs activités opérationnelles ou de recrutement de militants, d'incitation et de collectes de fonds, servent à radicaliser les institutions communautaires et à miner l'autorité des dirigeants communautaires modérés par des moyens subversifs.

M. Rudner : Monsieur le sénateur, ce rapport n'a pas été commandé par le ministère de la Justice. C'est plutôt un article universitaire paru dans la revue La politique étrangère du Canada.

Le sénateur Joyal : Je crois comprendre qu'il a également été publié par le ministère de la Justice.

M. Rudner : Je l'ignorais.

Le sénateur Joyal : Les auteurs ont peut-être été subventionnés par le ministère de la Justice.

M. Rudner : Non, c'est un article purement universitaire que j'ai rédigé personnellement et pour lequel je n'ai reçu aucune rémunération.

Le sénateur Joyal : Les points de vue qui sont présentés ne correspondent pas nécessairement à ceux du ministère de la Justice.

M. Rudner : On a peut-être réimprimé cet article de la revue universitaire qui l'a publié.

Le sénateur Joyal : Sans doute. Je voulais souligner la source de cet écrit.

Pour en venir au passage que je viens de citer, sauf tout le respect que je vous dois, je crois qu'il manque quelque chose dans votre recommandation; il serait trop facile de prendre tout un train de mesures pour donner l'impression qu'on combat le terrorisme en oubliant ce que j'appellerais le défi à moyen terme de mobiliser la communauté arabe du Canada afin de l'amener à assumer sa part de responsabilité à cet égard. Il faut éviter à tout prix de donner l'impression qu'une communauté aussi importante que la communauté arabe du Canada est la coupable, qu'elle est à l'origine de ces maux et que par conséquent, elle doit être contrôlée. Pour la contrôler, il faut la surveiller. Or, si on la surveille, elle réagira à cette répression. Nous savons tous que c'est là une recette infaillible pour attiser le radicalisme.

Tout en reconnaissant l'urgence de la situation et la nécessité de nous munir de moyens pour réagir à cette urgence, nous devons songer aux répercussions négatives que certaines décisions risquent de susciter — sans que nous le voulions — chez la communauté arabe du Canada. Il faut que le Parlement et le gouvernement fassent en sorte que la communauté arabe se sente partie prenante de la société pacifique et stable dans laquelle chacun peut vivre, prospérer, pratiquer sa religion, éduquer ses enfants et avoir les mêmes chances que tout autre Canadien.

Je suis étonné de voir que dans ce passage, « Protéger la diaspora arabe et musulmane », vous y adoptez une approche paternaliste face à la communauté musulmane. À mon avis, cette approche n'exprime pas les principes d'égalité que nous prônons au Canada, particulièrement en ce qui concerne ce groupe qui est accusé partout au monde d'être l'incarnation même du mal. Nous devons nous assurer que la loi que nous examinons est efficace, juste et équilibrée et réfléchir aux conditions sociales que nous créons au Canada. Autrement, nous devrons intensifier le contrôle et l'espionnage et nous résoudre à vivre dans une société orwellienne.

Il faut viser l'équilibre. À mon avis, tant que les dirigeants de la communauté arabe ne se prononceront pas publiquement en faveur de la paix, de l'égalité et de leur droit de vivre selon leurs croyances, la guerre contre le terrorisme ne sera pas gagnée.

M. Rudner : Sénateur, je suis tout à fait d'accord avec vous. J'exprime exactement les mêmes arguments quelques pages plus loin dans cet article. J'y recommande que premièrement, nous mettions en place des systèmes permettant de mobiliser la communauté musulmane pour contrer le terrorisme. Cela suppose, aussi bien au niveau politique qu'au niveau opérationnel, que les services du renseignement, les services policiers et les services de sécurité s'efforcent délibérément de recruter de jeunes Canadiens musulmans ayant fait l'objet d'une vérification de sécurité, de sorte que la communauté musulmane sente qu'elle fait partie de la communauté canadienne qui réagit à une menace contre les musulmans et tous les Canadiens. Nous sommes tout à fait d'accord.

Le passage que vous avez cité est un diagnostic en quelque sorte. Quel est le problème? Le problème, c'est qu'une communauté paisible est minée par certains éléments radicaux; j'explique comment ces éléments radicaux se sont infiltrés dans cette communauté et la menacent. La solution est d'amener cette communauté dans le giron canadien en la faisant participer au gouvernement, à l'élaboration des politiques publiques, à la guerre contre le terrorisme et aux services antiterroristes proprement dits. Nous sommes tout à fait d'accord.

Je suis heureux de dire que cet article est paru avant que le gouvernement du Canada ne décide d'établir la nouvelle table ronde multiculturelle. Je n'y fais pas mention de cette table ronde parce que mon article a été rédigé et publié un an avant même que le gouvernement ne la propose. C'est cependant là le genre de mesure que l'article laisse présager. Cela va au-delà de la table ronde. Si vous lisez le reste de l'article, vous constaterez que vous et moi sommes du même avis.

Le sénateur Joyal : Jusqu'à un certain point, car je trouve que le gouvernement a tardé à créer cette table ronde. Il en avait fait la promesse voilà trois ans. Quand nous avons adopté le projet de loi au début de l'hiver 2001, le ministre de la Justice de l'époque a déclaré — sauf erreur, dans une lettre — que le gouvernement s'engageait à mettre sur pied cette table ronde. Je ne veux pas faire de procès d'intention, mais la table ronde a été établie quelques mois avant le début des travaux de notre comité. Chacun peut en tirer les conclusions qu'il veut, mais le fait est que pendant trois ans, le gouvernement n'a rien fait pour mobiliser la communauté arabe et cette communauté s'est sentie montrée du doigt.

On peut comprendre qu'elle a eu cette impression, même si elle n'était pas justifiée. Ça, c'est un autre débat. Cependant, il est raisonnable de conclure que la communauté arabe a été montrée du doigt et qu'elle se sent mal à l'aise au Canada.

Vous avez dit qu'il fallait assurer une surveillance; je cite encore une fois ce que vous dites dans cet article,

[...] Au Canada, cette surveillance a été relativement faible et fragmentaire au niveau parlementaire, surtout si on la compare à celle exercée dans d'autres systèmes parlementaires de type Westminster comme le Royaume-Uni ou l'Australie.

À mon avis, s'il y a surveillance parlementaire, la communauté arabe aura davantage la chance de plaider sa cause. Quand certains aspects de l'initiative gouvernementale seront mis en œuvre, ou encore d'initiatives émanant du SCRS, de la GRC, des agents d'immigration ou des douaniers — enfin de tous les intervenants chargés de maintenir la sécurité au Canada — les membres de la communauté arabe auront des recours à leur disposition s'ils veulent s'adresser au Parlement.

Cette surveillance est importante, non seulement pour le maintien de l'efficacité du SCRS et de la GRC, mais pour faire en sorte que tous les Canadiens prennent part à ces initiatives; qu'ils sachent qu'ils ont des recours et qu'ils peuvent se faire entendre. C'est tout aussi important pour les uns que pour les autres.

M. Rudner : Je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le sénateur. Plus loin dans cet article, je préconise un examen parlementaire, de même que d'autres systèmes d'examen, précisément pour raviver la confiance de la population à l'égard de la démocratie dans un domaine qui, par définition, doit évoluer dans le secret et peut comporter certaines ingérences dans la vie de personnes.

Permettez-moi de faire un peu de publicité pour une activité qui pourrait intéresser votre comité. Les 18 et 19 mai prochains, mon centre, de concert avec le CSARS, tiendra un Colloque international sur la responsabilisation en matière de sécurité nationale : Perspectives internationales sur la surveillance et le contrôle du renseignement. Ce congrès réunira des universitaires de pays d'Europe et d'ailleurs qui sont réputés à l'échelle mondiale — praticiens, éminents avocats défenseurs des droits de la personne et le juge en chef de la Cour fédérale — qui discuteront justement de ces enjeux pendant deux jours. Que les sénateurs et les membres de leur personnel n'hésitent pas à assister et à participer à ce colloque.

Le sénateur Joyal : Merci du renseignement.

En terminant, j'aimerais aborder la question de la loyauté, qui me dérange quelque peu.

J'ai toujours cru qu'on ne pouvait pas imposer la loyauté à quelqu'un. La loyauté vient de la conviction d'un citoyen qu'il a droit à la même justice, aux mêmes possibilités et à la même protection que tout autre citoyen.

En tant que Canadien français, je veux être loyal au Canada. Pourquoi? Parce que j'estime que le Canada me traite équitablement. Si je me sens lésé, je peux invoquer la Charte des droits et libertés. Je peux également porter plainte devant d'autres instances et institutions. Si je me sens lésé, j'ai des recours. Le système judiciaire fonctionne équitablement, et je lui fais confiance.

Pour s'assurer la loyauté de quelqu'un, il ne suffit pas de lui demander de prêter serment et de jurer d'être loyal devant un agent de la Couronne. La loyauté, cela ne se commande pas. La loyauté découle d'une conviction que l'on acquiert lorsqu'on est traité équitablement dans un pays. Voilà pourquoi on demeure loyal à ce pays et qu'on le défend. C'est comme si on défendait sa propre situation. Des gens peuvent prêter serment ou faire une déclaration solennelle, la main posée sur les textes sacrés qu'on voudra, sans être convaincus, dans leur for intérieur, qu'ils seront entièrement loyaux envers le pays en question.

La loyauté est bien plus étroitement liée à l'éducation, à la compréhension du système et des institutions qui les protégeront, qu'à autre chose, à moins que je n'aie pas bien compris ce que vous entendez par loyauté.

M. Rudner : Sénateur, la loyauté peut être vue comme l'une des obligations qui sont la contrepartie des droits de la personne. Chacun jouit des droits de la personne. Or, ces droits ont, pour corollaire, l'obligation de respecter le système qui vous garantit ces droits.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Il y a eu des cas, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où des membres de la communauté musulmane ont remarqué certains agissements plutôt inquiétants. Ils ont avisé les autorités pour que celles-ci prennent les mesures voulues pour arrêter les groupes terroristes. De tels cas se sont produits. Autrement dit, il ne faut pas penser que les musulmans ne sont pas loyaux ou qu'ils ne se sentent pas obligés d'assurer la sécurité de la société. Bien au contraire. Pour porter fruits, les mesures antiterroristes, l'intervention policière et la collecte du renseignement exigent que les membres de la société civile, dans toutes les communautés, soient prêts à remarquer les transgressions et se sentent obligés d'en informer les autorités lorsque ces transgressions menacent la sécurité nationale et la sécurité publique, parce que c'est de leur propre sécurité qu'il s'agit. Cela se produit.

Le sénateur Joyal : Si j'apprends qu'un crime est sur le point d'être commis, j'ai la responsabilité de prévenir un policier; si je ne le fais pas, je peux être accusé de complicité en vertu du Code criminel. Cette notion est peut-être difficile à saisir, mais où la loi s'arrête-t-elle? Quel rôle le citoyen doit-il jouer pour contribuer à l'atteinte des objectifs du Code criminel ou des lois pénales? Quant à moi, si un citoyen du Canada ou quiconque d'autre est témoin d'une infraction susceptible de causer des lésions à une personne ou des dommages à la propriété, ou apprend qu'une telle infraction est sur le point d'être commise, il a la responsabilité d'en informer la police.

Je ne veux pas laisser entendre que les activités de terroristes ne sont pas des actes criminels. Il ne fait aucun doute qu'un citoyen, quelle que soit son origine, a la responsabilité de signaler de tels actes s'il apprend qu'ils sont sur le point d'être commis. La responsabilité de dénoncer des actes terroristes n'est pas plus lourde que celle qui incombe à tout citoyen face à tout autre acte interdit par le Code criminel ou une autre loi du Canada. Il n'y a aucune différence découlant de la nature du crime. Un crime est un crime. Si des citoyens apprennent qu'un crime est sur le point d'être commis, ils ont la responsabilité de le signaler. J'estime qu'il s'agit d'une question d'éducation. Il ne faut pas cibler un groupe particulier pour un genre de crimes précis.

La présidente : Sénateur Joyal, c'est un débat fascinant et je suis sûr qu'il se poursuivra. Je regrette de devoir vous interrompre mais je dois le faire car il reste très peu de temps et le sénateur Andreychuk veut poser une question. Je vous remercie de votre contribution au débat, monsieur Rudner.

Le sénateur Andreychuk : J'allais dire que c'est une discussion philosophique fort intéressante.

Je veux revenir sur cette même question que je n'aborderai pas en termes d'obligation légale. Nous avons créé une table ronde non parce qu'il s'agit d'une question légale mais pour pouvoir connaître le point de vue de la communauté et en tenir compte. Il s'agit des communautés qui se sentent les plus vulnérables en vertu de cette nouvelle loi. On a signalé que cette table ronde aurait dû été créée il y a trois ans. Cela aurait peut-être beaucoup contribué à apaiser les inquiétudes de la communauté.

Monsieur Rudner, croyez-vous vraiment que la table ronde suffira? Y a-t-il d'autres mesures que devraient prendre une société qui se targue de son multiculturalisme partout dans le monde? À part la table ronde, quelle autre mesure devrions-nous prendre?

M. Rudner : Il y a toute une gamme de mesures qu'on peut prendre, sénateur. La table ronde est importante mais, en toute franchise, je crois qu'il s'agit d'un élément mineur dans l'ensemble.

Quant à moi, j'aimerais par exemple qu'on examine les meilleures pratiques d'autres sociétés dans une situation semblable à la nôtre et les mesures qu'elles ont prises, afin de voir si ces mesures pourraient s'appliquer à notre cas.

Ainsi, en Grande-Bretagne, le gouvernement entend créer des programmes de formation des chefs religieux musulmans. De cette façon, les mollahs et les prédicateurs musulmans apprendraient les principes du droit britannique et les principes qui déterminent les valeurs sociales britanniques.

Soit dit en passant, ils ont eu du mal à définir l'identité britannique. Tout le monde connaît l'identité des Anglais, des Irlandais et des Écossais, mais personne ne pouvait définir l'identité britannique. Ils ont déployé beaucoup d'efforts dans ce sens et j'ai été invité à participer à cette démarche par le secrétaire de l'Intérieur. Comment définir « l'identité britannique » d'une façon qui soit inclusive tout en ayant une certaine cohésion?

Au Canada, il faudrait peut-être créer une maison d'enseignement où les chefs religieux pourraient parfaire leur formation; ainsi, en enseignant leurs doctrines religieuses, ils pourraient les harmoniser avec les valeurs canadiennes, notamment notre Charte des droits et libertés. Le gouvernement de la France a rendu cette formation obligatoire. Quant à moi, je ne suis pas sûr qu'on arrivera à persuader les gens en forçant les chefs religieux musulmans à écouter un professeur marxiste de l'Université de Paris. Nous devrions examiner les meilleures pratiques. Ce serait un exemple de la meilleure pratique en ce qui concerne les chefs religieux.

Il faudrait se pencher sur les programmes scolaires. Il faudrait instaurer un programme de mise en valeur du patrimoine du Canada, trouver des façons d'harmoniser les diverses traditions religieuses avec les valeurs de la société canadienne, nos principes en matière de multiculturalisme et des droits de la personne. Autrement dit, nous voulons favoriser l'inclusion et bien faire comprendre que les valeurs canadiennes ne sont pas incompatibles avec les traditions d'autres peuples. Bien au contraire, elles les complètent et les enrichissent.

Nous devrions réexaminer les modes de fonctionnement de plusieurs de nos institutions, notamment le recrutement de membres de nos services secrets. À l'instar des Britanniques et des Américains, nous devrions redoubler d'effort pour recruter des membres des communautés arabes et musulmanes pour que celles-ci aient l'impression de participer à la lutte antiterroriste et d'être incluses, dans tous les sens du mot, dans la résistance canadienne aux menaces terroristes. Ces nouvelles recrues amélioreraient à mon avis nos services de sécurité et de renseignement grâce à leurs connaissances — linguistiques, culturelles, sociales et religieuses — connaissances dont bénéficieraient les milieux de la sécurité et la lutte antiterroriste et qui permettraient de cibler très précisément les menaces. Effectivement, sénateur, il faudrait envisager toute une gamme de mesures.

Le sénateur Andreychuk : J'aimerais aborder un sujet quelque peu différent. Vous avez dit tout à l'heure qu'une très petite fraction des musulmans du Canada — à peine 1 p. 100 d'entre eux — souscrivent aux idées prônées par l'Arabie saoudite et d'autres pays. D'après vous, dans le reste de la communauté musulmane, les dialogues et les discours portent probablement sur des questions d'interprétation et de foi, tout comme dans les autres religions.

D'après certaines critiques portées à ma connaissance, ici au Canada et dans d'autres sociétés occidentales, nous accordons trop d'importance à cette petite fraction des musulmans, ce qui renforce son emprise au Moyen-Orient. D'autres font valoir que les combats qui se livrent dans les communautés d'Arabie saoudite ont des racines beaucoup plus profondes que la religion. C'est une société qui n'est pas laïque, une société qui évolue et fait face à beaucoup de changements au chapitre notamment des nouvelles technologies, du rôle des femmes, de la place de la religion et des différentes philosophies qui ont émergé depuis la chute du mur de Berlin. À cause de cette effervescence, un petit groupe d'hommes puissants, instruits et bien financés exercent beaucoup de pouvoir et de contrôle. Ils font des grandes déclarations qui ont bien moins de rapport avec la religion qu'on ne le croit. Que répondez-vous à ces critiques?

M. Rudner : Votre description de la situation en Arabie saoudite est très juste. Cette situation a des répercussions, et ces répercussions sont ici au Canada. Dans les communautés musulmanes du Canada, il y a des chefs religieux et la plupart sont originaires d'autres pays. Il y a très peu de ces leaders musulmans, qu'il s'agisse de juristes, de prédicateurs ou d'enseignants, qui soient nés au Canada. Ils immigrent au Canada en provenance, dans la majorité des cas, de l'Arabie saoudite ou de pays fortement influencés par la doctrine salafiste ou wahhabite. C'est du moins l'impression qu'on en a, même s'il n'y a pas eu d'étude concluante à ce sujet. Et c'est de là que vient la plus grande partie de leur financement. Un petit groupe de personnes constitué de prédicateurs, d'enseignants et de juges peut avoir une influence énorme sur une communauté lorsqu'il devient la seule voix de l'autorité religieuse. C'est ce qui s'est produit en Europe de l'Ouest et, d'après les renseignements, aux États-Unis; on peut présumer qu'il en va de même au Canada. Nous devons donc poser la question suivante : comment faire en sorte qu'ils respectent les valeurs canadiennes? Ce n'est pas à nous de le faire, mais bien à la communauté musulmane. À mon avis, le Canada a la responsabilité d'aider la communauté musulmane à faire ce qu'elle doit faire pour veiller à ce que les doctrines religieuses prônées à l'intérieur de sa communauté soient acceptables à ses yeux.

Le sénateur Andreychuk : Ce n'est pas la seule religion qui a des problèmes d'idéologie et d'intervention de la part de prêtres. Pourquoi pensez-vous qu'il n'y a pas de tel conflit interne au sein de la collectivité musulmane?

M. Rudner : Il y a peu d'information à propos de ce qui se passe au sein de la collectivité musulmane au Canada parce que les gens n'osent pas en parler pour les raisons dont nous avons discuté cet après-midi. Ils ne veulent pas en parler pour éviter que les Canadiens jugent qu'il existe un problème de terrorisme chez les musulmans. Je comprends leur réticence.

Il y a d'autres groupes dans la même situation en Europe occidentale où l'on discute de ces questions. Ces groupes sont établis depuis plus longtemps que la collectivité musulmane au Canada. Ils sont installés depuis deux ou trois générations. Ils ont des membres au Royaume-Uni et ailleurs en Europe qui veulent créer leurs propres établissements d'enseignement, leurs propres écoles et leurs établissements de formation pour religieux. Ils discutent de ces choses. La collectivité musulmane est alors en mesure de demander l'aide de leur gouvernement pour établir ces écoles afin de pouvoir créer une collectivité islamique britannique. C'est un terme que les djihadistes trouvent contradictoire.

Le sénateur Andreychuk : Vous n'avez pas de renseignements sur la réaction de la collectivité musulmane au Canada à cette petite minorité au sein de leur propre collectivité. Nous ferions mieux de dialoguer avec la collectivité musulmane du Canada.

M. Rudner : Sénateur, vous aurez bien du mal à convaincre les gens de vous parler ouvertement parce qu'ils ont des craintes tout à fait légitimes. Certains peuvent craindre que le fait de discuter de tout cela fera penser au reste de la société qu'il y a de la subversion et des menaces chez la collectivité musulmane. Les gens hésiteront à parler et je les comprends.

Le sénateur Andreychuk : Comment y a-t-il pu y avoir un débat public en Grande-Bretagne? Ce que vous dites n'est pas logique.

M. Rudner : Comme je l'ai déjà dit, la collectivité musulmane en Grande-Bretagne est établie depuis beaucoup plus longtemps. Les musulmans sont établis en Grande-Bretagne depuis un siècle et demi. Il y a des gens dont la famille est établie en Grande-Bretagne non seulement depuis deux, mais depuis cinq générations et ils se sentent très à l'aise. Ils font partie de la classe moyenne. Ils demandent : « Pourquoi se passent-ils ces choses qui sont tout à fait contraires à nos convictions à la mosquée de North Finsbury? » Ils ont établi leurs propres mosquées et ils ont leurs propres prêcheurs formés au Royaume-Uni. Ils ont les moyens de construire des mosquées et des collèges où leurs enfants peuvent étudier et devenir prêcheurs à leur tour. Comme ils forment un groupe bien établi, ils peuvent tenir tête aux nouveaux venus.

La collectivité musulmane au Canada est beaucoup plus jeune. Elle aura peut-être besoin de l'aide de la société et du gouvernement du Canada.

La présidente : Je tiens à remercier le sénateur et M. Rudner de cette discussion intéressante.

Quand nous aurons terminé cette partie de nos audiences, nous inviterons les gens de tout le Canada de nous dire quelles conséquences les règles et les mécanismes établis par le Parlement il y a trois ans ont eu pour eux.

Nous avons eu une discussion très intéressante et animée cet après-midi. Je vous en remercie.

Sénateurs, notre dernier témoin cet après-midi sera John Thompson, président de l'Institut Mackenzie.

Vous avez assisté à une partie de la discussion, monsieur Thompson, et vous savez que nous avons ici des gens qui ont bien hâte de vous entendre. Allez-y et nous passerons le reste de l'après-midi à vous poser nos questions.

M. John Thompson, président, Institut Mackenzie : Merci de votre invitation. Je n'ai pas préparé de déclaration écrite. Je vais plutôt vous parler pendant environ cinq minutes. J'ai cru comprendre que vous discutiez aujourd'hui de ce que nous aurions appelé une menace à l'époque où je faisais partie du service de renseignement militaire. Vous entendrez peut-être bien des choses, surtout lors d'autres audiences, à propos de certaines activités qui ont eu lieu au Canada. Il y a certes eu divers incidents d'importance secondaire au Canada. Pour ma part, je voudrais parler d'une dimension différente de la menace terroriste, soit la menace douce, et dire pourquoi le terrorisme est maintenant une notion beaucoup plus large que les actions violentes de quelques personnes. Les terroristes armés de mitraillettes et de bombes ne sont qu'un aspect de la menace du terrorisme. Laissés à eux-mêmes, ils sont en réalité impuissants s'ils ne sont pas appuyés par un groupe politique capable de réunir des fonds. C'est une chose qu'on oublie souvent.

Il y a notamment le cas de Sinn Fein qui, pendant des années, se prétendait un parti légitime et un organisme non apparenté à l'IRA. Ensuite, l'IRA a organisé un important vol de banque en décembre dernier et nous avons constaté que Gerry Adams, le chef du Sinn Fein, avait approuvé le vol. Cela montre comment la section politique d'un organisme peut avoir des liens étroits avec la section opérationnelle.

Les Tigres tamouls, un groupe auquel je me suis longuement intéressé, surtout à cause de la menace qu'il pose au Canada, ont un champ d'action très restreint. Ils commettent des actes de violence uniquement contre les membres de leur propre collectivité, et ce très rarement. Par ailleurs, la taille de leur organisme politique et de collecte de fonds m'a toujours effrayé, surtout parce que c'est un exemple qui pourrait être repris par n'importe quel autre groupe et que cela poserait une menace considérable.

Dans le cas du djihad, dont l'élément le plus représentatif est sans doute al-Qaïda, une espèce de super réseau, il constitue une nouvelle menace quand un très grand nombre de groupes, de sociétés et d'organismes qui ont plus ou moins de rapports entre eux décident de fonctionner parallèlement. Leurs seuls liens ont tendance à être idéologiques. C'est très difficile de prouver que leurs organismes visibles ont des rapports entre eux, mais ils ont tous des organismes visibles, c'est-à-dire des gens qui appuient le mouvement soit de propos délibéré et en toute connaissance de cause, soit indirectement ou parfois même inconsciemment.

Ces organismes visibles propagent le message politique d'un groupe terroriste. Ils favorisent le recrutement et la collecte de fonds et travaillent pour que ces activités puissent se poursuivre le plus librement possible. Jusqu'ici, le djihad, surtout en Europe, en Australie, et dans une moindre mesure aux États-Unis, a pu trouver des nouvelles recrues grâce à ces organismes paravents, qu'ils soient liés délibérément ou non à un groupe terroriste. Chaque cas est différent.

L'autre chose qu'il faut se rappeler à propos des organismes paravents, et nous avons vu toutes sortes de groupes d'insurgés pendant le XXIe siècle, c'est qu'ils ont toujours un point en commun. Je ne veux pas parler des causes du terrorisme comme tel. J'ai cessé de le faire il y a longtemps parce que j'ai conclu que le terrorisme est une question de choix individuel qui découle de la mentalité de ceux qui décident de l'adopter. En quelque sorte, il s'agit d'un crime d'autoréalisation ou d'auto-identification. Quelqu'un qui devient terroriste doit épouser une idéologie qui lui permet de s'exprimer, mais pour devenir terroriste il faut d'habitude pouvoir se mentir à soi-même. Ceux qui épousent une telle idéologie ont d'habitude une vision relativement biaisée du reste du monde. Je pense que c'est Lénine qui a déclaré en 1918 que le révolutionnaire épouse une seule vérité, soit la victoire inévitable ou l'aspect sacré de sa cause, à l'exclusion de toutes les autres vérités. Ceux qui deviennent terroristes tendent à se mentir à eux-mêmes, et à mentir à leurs partisans et au reste du monde. Bien sûr, c'est la même chose pour les organismes paravents. Parfois, ils sont tout à fait satisfaits de mentir. Ils croient en une seule vérité, soit que leur cause remportera la victoire, et le reste importe peu. Ils mentent à propos de la source de leur financement et ils mentent à propos de leur message. Leur propagande a tendance à refléter une vue biaisée du monde.

Cela veut dire que quand quelqu'un porte plainte, par exemple, au sujet du comportement des policiers ou des services de sécurité, certaines de ces plaintes ont une origine quelque peu biaisée. Depuis un an, parce que son conseil de commandement central et certaines structures en Afghanistan avaient été éliminés, al-Qaïda a publié une série de ce qu'il appelait des manuels du djihad sur l'Internet à l'intention de ses partisans pour essayer de créer toute une nouvelle organisation. Ils essaient d'établir un grand nombre de partisans et de cellules autonomes qui ne dépendraient plus du commandement central. Bien entendu, certaines parties du manuel disent aussi que les partisans du mouvement doivent s'efforcer de tromper le reste du monde le plus souvent possible.

Par exemple, on a conseillé à tous les partisans du djihad que s'ils sont arrêtés, on doit toujours dire que c'était à cause de racisme ou de profilage ethnique, qu'un suspect est toujours innocent et, bien sûr, une fois qu'il sont relâchés d'un endroit comme Guantanamo Bay, ils doivent toujours déclarer avoir été torturés. Ce processus est relié à un autre aspect du terrorisme, qui est en fait une activité psychologique. Cela est aussi relié à un conflit psychologique. La guerre psychologique et la propagande sont des choses que nous ne comprenons pas très bien. On n'en discute pas tellement. Pour nous, la propagande c'est un message qui ne correspond pas à nos propres convictions et que nous trouvons déplaisant. Mon frère adore regarder les nouvelles du réseau Fox et déteste CBC. Selon lui, CBC fait uniquement de la propagande. Mon voisin croit au contraire que Fox fait de la propagande et que CBC est le protecteur de la vérité. C'est tout ce qu'ils savent de la propagande. Bien entendu, il n'y a rien de vrai là-dedans.

À l'Institut Mackenzie, nous avons toujours essayé d'étudier et de comprendre la propagande et la guerre psychologique. Pour vous donner une version simplifiée de ce qu'est la guerre psychologique, je peux vous dire que tout groupe ou société mêlé à un conflit doit avoir trois convictions profondes. La première conviction, c'est que nous sommes du bon côté. La deuxième conviction, c'est que l'ennemi est le méchant et, la troisième conviction, c'est que nous allons gagner. Essentiellement, la guerre psychologique consiste à appuyer ses propres convictions et à miner celles de l'adversaire. Quand un djihadiste déclare que chaque fois qu'un partisan du mouvement est arrêté c'est à cause de profilage ethnique ou de racisme ou encore que chaque détenu a été torturé, il appuie les convictions communes aux autres djihadistes, soit qu'ils sont du bon côté et que les sociétés contre lesquelles ils luttent sont mauvaises et corrompues. Bien sûr, ces allégations sont reprises par nos médias et certains membres de notre propre société ont tendance à croire ces allégations, ce qui tend à miner notre propre engagement à nous défendre et notre confiance dans nos propres organismes de sécurité et nos propres services policiers.

Certains disent que nos lois sont strictes, et qu'elles laissent à désirer et qu'elles sont dangereuses et ces arguments ont peut-être un certain fondement. Nous devons examiner nos lois de près, mais il faudrait aussi se rappeler que ceux qui font de telles critiques n'ont pas des motifs entièrement altruistes et qu'on doit voir qui critique notre système parce que leurs objectifs sont peut-être bien différents des nôtres.

J'ai probablement déclenché moi-même une petite explosion dont vous voudrez peut-être discuter. Je vais donc m'arrêter là.

Le sénateur Kinsella : Je vais commencer par ce que vous avez dit au sujet de Gerry Adams. Il affirme ne pas avoir autorisé le vol de banque. Comment pouvons-nous savoir quelle est la vérité?

M. Thompson : Il y a probablement deux façons de savoir quelle est la vérité au sujet de Gerry Adams et la façon la plus sûre consiste à attendre et voir ce qui va se passer. Vous n'aimerez peut-être pas cette comparaison, mais je me rappelle qu'il y avait eu des allégations au sujet de partis communistes dans les pays occidentaux, par exemple à propos du Parti communiste du Canada pendant la guerre froide. On disait toujours que c'était de la pure invention que de prétendre que ces partis étaient financés par Moscou. C'est seulement plus tard que nous avons appris que 90 p. 100 du financement de ces partis venaient de l'Union soviétique.

Le sénateur Kinsella : Pensez-vous qu'on devrait ajouter le Sinn Fein ou l'IRA à la liste? Devrait-on avoir 36 entités?

M. Thompson : Tout à fait. Il est vraiment ridicule de prétendre qu'ajouter Sinn Fein à la liste va nuire au processus de pacification. Le processus dure depuis 10 ans.

Le sénateur Kinsella : Il est certain que les Tigres tamouls devraient figurer également sur cette liste.

M. Thompson : Absolument.

Le sénateur Kinsella : Passons à un autre sujet. La loi que nous étudions prévoit des mécanismes pas lesquels certaines personnes peuvent se voir imposer des interdictions et des audiences d'enquête. Pensez-vous que le recours à des techniques d'interrogatoire qui, par définition, peuvent relever de la torture, puisse être justifié?

M. Thompson : Je suis peut-être un peu mieux placé que d'autres pour en parler. Lorsque j'étais dans l'armée canadienne, j'ai été formé aux techniques d'interrogatoire et je les ai appliquées dans plusieurs exercices réalisés en temps de paix. Mes instructeurs prenaient grand soin de nous enseigner deux principes. Le premier, c'est que celui qui recourt à la torture s'avilit. L'autre argument, qu'on rappelait constamment, c'est que l'un des meilleurs interrogateurs de l'histoire était un officier de la Luftwaffe de la Seconde Guerre mondiale qui a obtenu des tonnes d'information des aviateurs alliés et capturés par les Allemands en leur offrant du thé, des cigarettes et en leur témoignant de la sympathie. Il a été tellement apprécié par les aviateurs capturés qu'il a reçu la citoyenneté américaine après la guerre.

Cela étant dit, il faut parfois recourir à des techniques qui, selon la définition de Amnestie Internationale, relèvent de la torture. Certains interrogateurs les considèrent comme anonymes; elles peuvent être dures et cruelles, sans que ce soit nécessairement de la torture.

Le sénateur Kinsella : Pouvez-vous nous donner un ou deux exemples?

M. Thompson : Quand nous devions nous occuper de soldats canadiens qui participaient à des exercices d'évasion, nous voulions les préparer à certaines situations relativement bénignes qui auraient pu leur être imposées s'ils avaient été capturés dans une opération réelle. On les désorientait pendant six à huit heures, en leur imposant ce qu'on appelle du conditionnement, c'est-à-dire généralement des exercices; on les force à courir avec un bandeau et une cagoule et on les empêche de dormir jusqu'à ce qu'ils commencent à livrer de l'information.

Le sénateur Kinsella : Et le recours aux produits pharmacologiques?

M. Thompson : Il n'en a jamais été question dans ma propre expérience. Je n'en ai jamais entendu parler. La documentation semble indiquer que les différents suppresseurs donnent des résultats mitigés. On peut avoir un sujet qui parle beaucoup, mais de ce qu'il faisait à l'école primaire, et non pas du sujet de la question qui lui a été posée.

Le sénateur Kinsella : À votre connaissance, est-ce que les Forces canadiennes ont encore aujourd'hui des programmes de formation aux techniques d'interrogatoire qui ne seraient pas conformes aux critères d'acceptation d'Amnestie Internationale ou de Human Rights Watch?

M. Thompson : Je sais que les Américains en ont. Je n'en ai jamais entendu parler dans l'armée canadienne. Depuis une vingtaine d'années, de nombreuses capacités ont disparu et je crois que les cours d'interrogatoire font partie des éléments qui sont passés à la trappe.

Le sénateur Kinsella : À votre avis, le Canada devrait-il déroger aux obligations que lui impose le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, que nous avons ratifié en 1976, et qui stipule ceci : dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation, il existe certains droits civils auxquels il ne peut pas être dérogé, notamment celui de ne pas être soumis à la torture?

Pensez-vous que le Canada devrait renoncer à ce traité?

M. Thompson : Non. Cela étant dit, reste toujours la question de la définition de la torture. S'il est question de coups, d'électrocutions avec une batterie de voiture et de tout le reste, ces pratiques doivent être bannies en toutes circonstances. Elles ne donnent rien de bon, ni du point de vue de l'information recherchée, ni pour celui qui administre de tels traitements. Cependant, si l'on apprend qu'il y a 500 kilos d'engrais au nitrate d'ammonium dans un camion quelque part dans la région de Toronto et que le tout va probablement exploser dans huit heures, on peut envisager des mesures ne comportant aucune douleur physique pour essayer de savoir où se trouve ce camion. Pour moi, la torture commence avec la douleur physique. Mais c'est une définition que d'autres n'acceptent pas.

Le sénateur Kinsella : Trouve-t-on beaucoup de choses à ce sujet, ces méthodes d'interrogatoire inusitées, dans les textes publiés?

M. Thompson : Dans ceux qui sont publiés et que j'ai vus, non. La torture fait partie de ces zones grises. Si on essaie de trouver une distinction, une différence entre ce qui est blanc et ce qui est noir, eh bien on tombe sur une très large bande de gris. Où exactement, dans cette bande grise, se situe la limite? C'est là quelque chose pour quoi il n'y a pas vraiment de réponse concrète. Personnellement, je préférerais me limiter à la bande gris clair.

Le sénateur Fraser : Monsieur Thompson, pourquoi pensez-vous que les Tigres tamouls doivent figurer sur la liste des entités terroristes?

M. Thompson : C'est une guerre qui a fait 65 000 victimes; ils recourent systématiquement à l'intimidation pour recueillir des fonds dans les communautés d'exilés; ils se livrent au trafic d'héroïne; c'est le seul groupe terroriste au monde à avoir assassiné deux dirigeants politiques nationaux; ce sont eux qui ont les premiers songé à utiliser une ceinture d'explosifs pour des attaques suicides; et, jusqu'au début de la seconde Intifada en 2000, ce sont eux qui ont lancé plus d'attaques suicides que tous les autres groupes terroristes confondus dans le monde entier.

Le sénateur Fraser : Laissez-moi présenter les choses sous un angle un peu différent. Quelle différence cela fait-il d'inscrire une organisation sur la liste des entités terroristes? Cela change-t-il vraiment quelque chose?

M. Thompson : Pour commencer, il y a actuellement à Sri Lanka certains indices qui portent à penser que le conflit va bientôt renaître. J'aurais dû le signaler, cela m'est venu à l'esprit lorsque je vous parlais du Sinn Fein et du processus de paix. Le fait que les groupes terroristes en arrivent à se rendre ou à accepter un processus de paix est quelque chose de très problématique. Souvent, le terrorisme est un crime d'auto-identité. Ceux qui se livrent au terrorisme ne réussissent jamais à arrêter. Cela leur est très difficile. Si mon seul talent est de tronquer l'histoire et de fabriquer des bombes, qu'est-ce que je vais pouvoir faire dans une société moderne : être tenancier de café, vendre des ordinateurs? Ce n'est pas possible.

Le terrorisme leur donne un revenu. La plupart des groupes terroristes tant soit peu établis de longue date ont réussi à le faire en se liant de plus en plus au milieu criminel. Ces groupes finissent à en arriver à un point où, de groupes terroristes qu'ils étaient, ils se transforment en sociétés criminelles organisées. Ainsi, les triades en Chine étaient au début des rebelles opposés à l'empire manchu. Mais le dernier empereur manchu est mort en 1911. Au début, la mafia sicilienne était composée de rebelles nationalistes italiens, c'était dans les années 1820. Mais l'Italie est unie depuis plus de 150 ans et la mafia existe toujours.

Pour les Tigres tamouls, pour leurs dirigeants, ce conflit leur donne du prestige et un statut, ce qu'ils n'auraient pas pu avoir autrement. Cela a également été très profitable sur le plan financier. Comme dans le cas de l'IRA, dix années de négociations n'ont pas vraiment produit beaucoup de concret sur la voie de la paix en Irlande du Nord. Ces gens ne parviennent pas à arrêter.

C'est la même chose pour les Tigres tamouls. Lorsqu'on songe au processus de négociations, ils ne cèdent rien dans les dossiers les plus fondamentaux. Ils veulent l'autonomie pleine et entière. Ils veulent une terre à eux, mais lorsqu'on songe à Velupillai Pirapaharan, le dirigeant national de l'Eelam tamoule, lorsqu'ils parlent d'une terre pour les Tamouls, cette terre est un sanctuaire de criminels. M. Pirapaharan est un terroriste pas comme les autres en ce sens qu'au début, en 1973, c'était un criminel bien organisé. Il faisait de l'extorsion de fonds dans la pègre sri lankienne. La première manifestation d'activités des Tigres tamouls à l'étranger, cela était le trafic d'héroïne.

Après le tsunami, nous avons pu constater très clairement que les Tigres tamouls s'étaient servis de cela pour faire des stocks. Certains textes qui ont été publiés ces derniers mois vous montrent bien qu'ils préparent la reprise des hostilités. Il y a beaucoup de Tamouls, parents et enseignants, qui ont fait le maximum depuis 20 ans pour que leurs enfants ne s'engagent pas chez les Tigres. Les Tigres sont bien connus pour avoir utilisé des enfants soldats et, avec tous les bouleversements sociaux provoqués par le tsunami, il y a beaucoup d'enfants qui se sont retrouvés sans protection, et les Tigres en ont profité pour recruter à tour de bras.

Le sénateur Fraser : Ce que je voulais savoir, c'est la différence que cela fait d'inscrire une organisation sur la liste des entités terroristes en vertu du projet de loi C-36. Est-ce que cette disposition de la loi dérange de quelque façon que ce soit les organisations terroristes?

M. Thompson : Certainement.

Le sénateur Fraser : Mais comment?

M. Thompson : Au Canada, les Tigres tamouls sont extrêmement présents. Leurs assises politiques sont bien établies; ils dominent toute la vie culturelle tamoule, surtout dans la région de Toronto. Au Canada, il y a eu des cas d'actes de violence de la part des Tigres tamouls. C'était ce présentateur indien de Nadu qui travaillait pour une station en langue tamoule et qui avait refusé de faire passer des publicités favorables aux Tigres lesquels, en guise de représailles, ont tiré sur sa maison depuis une voiture. David Jeyarajran, le seul journal opposé à l'idéologie des Tigres. Ils n'ont pas réussi à le trouver, mais ils ont trouvé son distributeur, ils lui ont cassé les jambes et ils ont mis le feu à sa camionnette. Un centre culturel tamoul avait fait valoir publiquement que les deux camps aux prises dans cette guerre civile s'étaient peut-être rendus coupables de violations des droits humains. En représailles, un cocktail Molotov a été jeté dans une fenêtre du centre qui a été complètement détruit par les flammes. Les immigrants tamouls qui arrivent au Canada découvrent que les services aux immigrants qu'ils consultent sont en fait des porte-parole des Tigres. Les Tigres contrôlent toute la vie dans la collectivité. Si un immigrant prend un boulot, la garderie où il envoie ses enfants est exploitée par les Tigres. Et cela de façon tout à fait ouverte et les Tigres ne se privent pas de s'en vanter. Il y a des milliers de Tamouls qui en ont marre de se faire demander de l'argent chaque mois. Ils en ont marre de ne pas pouvoir exprimer leurs opinions, ils en ont marre de voir leurs familles en danger même à la maison. Ils seraient ravis que les Tigres finissent par faire leurs valises, ce qui leur permettrait d'être eux-mêmes.

Le sénateur Lynch-Staunton : Comment répliquez-vous à l'argument avancé par deux ministres des Affaires étrangères, par le ministre de la Justice et par la vice-première ministre qui tous ont dit qu'en n'inscrivant pas les Tigres tamouls sur la liste des entités terroristes, nous favorisons le processus de paix alors que si nous les inscrivions sur la liste en question, nous ferions obstacle au processus de paix, peu importe de quoi il s'agit.

M. Thompson : Le processus de paix va bientôt se terminer, et la même stratégie n'a jamais fonctionné dans le cas du processus de paix avec l'IRA. Les Tigres tamouls ont emboîté le pas au processus de paix pour deux raisons. D'abord, militairement parlant, ils étaient dans une impasse. L'armée sri lankaise ne pouvait pas les battre ni les chasser de leur sanctuaire dans le nord du pays, mais les Tigres ne pouvaient pas non plus battre l'armée sri lankaise. Tout cela était devenu un face à face sanglant. Dans la foulée des attentats du 11 septembre, ils ont pensé que lorsque la communauté mondiale, et en particulier les États-Unis, parlait de faire la guerre au terrorisme, c'était sur un plan très général et donc les Tigres risquaient eux aussi d'être dans le collimateur. Mais la seule attaque jamais menée par les Tigres tamouls contre une cible occidentale fut cette bombe qui a explosé dans un hôtel de Colombo où séjournaient des Bérets verts américains. Les Tigres ont pensé que ces nouvelles mesures pourraient s'appliquer à eux, de sorte qu'ils ont accepté d'aller aux pourparlers de paix en vue d'un cessez-le-feu. Mais ils n'ont jamais rien cédé sur les questions importantes. Ils l'ont fait juste pour pouvoir garder en vie leur mouvement. Ils ont utilisé ces trois années pour reconstituer leur arsenal. Ils n'ont jamais arrêté de percevoir l'impôt de guerre, ils n'ont jamais arrêté de faire de la conscription, même pendant les trois ans de cessez-le-feu. Ils n'étaient pas prêts à parler de paix. Ils pourraient être prêts à le faire s'ils risquaient de perdre l'un de leurs principaux sanctuaires à l'étranger et l'une de leurs principales sources légitimes d'argent.

Le sénateur Lynch-Staunton : À combien pourrait-t-on chiffrer ce que la communauté sri lankaise envoie chaque année à Sri Lanka?

M. Thompson : En 1995, le service de police de Toronto a calculé de façon approximative que la perception de l'impôt de guerre à Toronto s'élevait chaque mois à environ un million de dollars, et c'est là une estimation prudente.

Le sénateur Lynch-Staunton : C'était il y a près de dix ans.

M. Thompson : À l'heure actuelle, ce chiffre est de l'ordre de deux à trois millions de dollars par mois je crois.

Le sénateur Lynch-Staunton : Par mois, dites-vous?

M. Thompson : Oui. J'ai parlé dernièrement au propriétaire tamoul d'un magasin du centre de Toronto qui m'a dit que les Tigres essayaient de lui extorquer 2 000 $ par mois. Il ne veut pas payer, mais cela met en danger sa mère qui est à Sri Lanka. Cette organisation est tellement étanche et tellement structurée que s'il refuse de payer l'impôt de guerre au Canada, cela signifie que le responsable de la structure des Tigres à Sri Lanka va le savoir et qu'il va s'en prendre à la mère de l'homme en question et l'empêcher de se faire soigner.

Le sénateur Andreychuk : Vous avez étudié les Tigres tamouls et vous nous avez dit que ce qui fait surtout la force de ce groupe au Canada, c'est la peur. En va-t-il de même pour tous les mouvements dont les pays d'origine sont en état de guerre? Y a-t-il au Canada d'autres communautés qui soient contrôlées ainsi par la peur ou s'agit-il de quelque chose qui soit propre à la communauté sri lankaise?

M. Thompson : Je ne dirais pas que c'est quelque chose de propre aux Sri Lankais, mais ce n'est pas universel non plus, c'est un peu entre les deux. Les militants du Babbar Khalsa dans la communauté sikh ont également utilisé la peur entre 1979 et 1994, lorsqu'ils essayaient de reprendre le contrôle du trésor du temple. Il y avait dans la communauté sikhe des luttes intestines très dures, chose que peu de gens connaissaient en dehors de la communauté, si ce n'est pour avoir entendu parler à l'occasion d'une bagarre dans un temple ou d'un assassinat. Mais après l'attaque menée contre le Temple d'or à Amritsar, cet outrage a eu pour effet d'unir temporairement quasiment tous les sikhs. La communauté sikhe ordinaire a fini par se calmer, mais sans pour autant refuser de se laisser intimider. Dans la communauté islamique, il n'y a rien de semblable. Les djihadistes ne sont pas loin, mais à ce que je sache il n'y a eu de leur part aucune manoeuvre d'intimidation à l'endroit de la communauté islamique au Canada. Je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'ils veuillent se livrer à ce genre de manoeuvre parce que leurs motivations sont très différentes.

L'Islam veut en effet que tous les musulmans appartiennent à l'umah, la communauté. Même si tout le monde est censé, je pense, être l'esclave de Dieu, obéir à Dieu, c'est à chaque individu qu'il appartient de choisir son obédience. Il y a dans la communauté islamique des gens qui se paient la tête des djihadistes; Irshad Manji par exemple, dans son livre aussi brillant que courageux. J'ai cru comprendre qu'elle devait maintenant vivre comme une paranoïaque dans la crainte que les djihadistes ne la retrouvent.

Le sénateur Andreychuk : Vous faites un peu un parallèle avec la communauté islamique. Le problème est-il dû en partie au fait qu'il y ait tant de communautés issues d'autant de pays, alors que les Tamouls sont isolés et soudés?

M. Thompson : Oui, les Tamouls du Sri Lanka sont issus d'une petite communauté. Ils constituent une minorité dans un petit État insulaire. Je suis toujours sceptique lorsque quelqu'un se fait passer pour dirigeant musulman d'une communauté parce que ce n'est pas la première fois que j'entends cela. Il y a des communautés qui sont trop variées pour qu'on puisse les qualifier de communautés. Si quelqu'un me dit qu'il est un dirigeant d'une communauté islamique, je lui demande de quelle communauté il s'agit. S'agit-il des Libanais de la quatrième génération dont les parents sont arrivés au Canada en 1900? S'agit-il d'Ismalis pakistanis ou de Shiites iraniens? Quand quelqu'un prétend représenter toute une communauté, automatiquement je deviens soupçonneux, c'est une réaction automatique. Je me suis fait la main sur les mouvements insurgés au sein de la société des guerriers mohawks il y a 15 ans. Il y avait là des hommes masqués et armés qui prétendaient représenter tout le peuple mohawk alors que les dirigeants mohawks traditionnels et certains dirigeants élus fulminaient à l'idée que ces types-là bénéficiaient de toute l'attention de la presse en prétendant représenter tous les Mohawks.

Le sénateur Andreychuk : Je voudrais revenir au projet de loi C-36. Une des choses que nous craignons, c'est qu'en invoquant cette loi, ou d'autres lois encore, on donne l'impression de faire du profilage racial. Que diriez-vous à ce sujet?

M. Thompson : Il y a une blague qui circule sur l'Internet depuis les attentats du 11 septembre. Comme presque tous les actes commis par al-Qaïda ont été le fait de jeunes gens originaires du Moyen-Orient, pourquoi les Américains arrêteraient-ils, dans les aéroports, les vieilles grand-mères africaines ou les jeunes recrues aux cheveux en brosse alors que ce qu'ils recherchent, ce sont des jeunes gens originaires du Moyen-Orient? Si je voulais pister un Tigre tamoul, je chercherais quelqu'un de petite taille, au teint foncé et qui a des traits dravidiens.

Le terrorisme et le crime transnational sont habituellement issus de groupes ethniques spécifiques. C'est ainsi que procèdent les groupes insurgés ou criminels lorsqu'ils recrutent des nouveaux membres, et c'est d'ailleurs ce qu'ils recherchent : des gens qui sont de même origine. Il est impossible de traquer les groupes importants des criminels organisés ou les groupes majeurs d'insurgés sans cibler un groupe assez restreint de personnes.

Le sénateur Andreychuk : Nous dites-vous que la police et les services de sécurité établissent des profils?

M. Thompson : Je ne leur ai pas posé cette question, surtout parce qu'ils se retrouveraient dans une position très délicate s'ils tentaient d'y répondre. Je soupçonne qu'ils sont obligés de le faire. Cela étant dit, les gens d'origine islamique peuvent ressembler à presque tout le monde. En outre, avec al-Quaïda, il y a des terroristes qui viennent des Philippines et de Singapour. Certains Africains noirs sont musulmans. Il est difficile d'identifier des personnes qui paraissent venir du Moyen-Orient, car la diversité qui existe au sein de la communauté wahhabite est tout à fait extraordinaire.

La plupart des personnes d'idéologie djihadiste semblent être originaires du Moyen-Orient arabe, c'est-à-dire d'Égypte, d'Irak et d'Algérie, et nous nous sommes intéressés à ces personnes dans le passé. Ce sont les mêmes groupes auxquels les services policiers vont continuer de s'intéresser.

Le sénateur Andreychuk : Cela ne vous fait-il pas craindre qu'au Canada, une communauté entière soit ciblée?

M. Thompson : Dans une certaine mesure. Par contre, il est impossible de l'éviter. L'autre point qu'il faut garder à l'esprit, comme l'a dit M. Rudner, c'est le fait que les policiers doivent se tourner vers des personnes issues de cette communauté pour obtenir de l'aide. Les policiers ne peuvent pas vraiment mener d'enquête sans délateurs. Ils ne peuvent être alertés d'avance si personne ne les informe des incidents qui risquent de se produire.

Quand la GRC et la police de la communauté urbaine de Toronto s'attaquent à la criminalité dans la communauté tamoule, alors ils se fient aux renseignements obtenus des délateurs tamouls. Ces personnes parlent la langue de leur communauté et n'aiment pas les Tigres. C'est la même chose pour tous les autres groupes.

Quand les services de police traquent les djihadistes, et qu'ils s'intéressent particulièrement aux jeunes hommes originaires d'Algérie, d'Égypte ou d'Irak, alors ils doivent également se tourner vers d'autres jeunes hommes originaires d'Algérie, d'Égypte et d'Irak.

Le sénateur Andreychuk : En fait, la question que je voulais vous poser est la suivante : que se passe-t-il si une personne est soupçonnée à tort? Cette personne est incarcérée; elle est détenue pendant une période indéterminée. Cela n'équivaut-il pas à adopter les tactiques des groupes mêmes que nous prétendons combattre? N'utilisons-nous pas leurs tactiques? N'est-ce pas ce que vous me dites?

M. Thompson : C'est l'un des problèmes fondamentaux de la lutte contre le terrorisme, et cela a toujours été un problème dans toutes les campagnes anti-insurrectionnelles : c'est-à-dire qu'il faut prendre des mesures contre ces groupes, et ces mesures peuvent créer un malaise ou être impopulaires. Si les autorités ne prennent pas de telles mesures, alors on le leur reproche, mais, si les autorités agissent, alors les responsables se retrouvent en situation difficile.

Il n'existe aucune autre possibilité que celle de rechercher des suspects issus d'une communauté en particulier si l'on veut s'attaquer aux problèmes qui proviennent de cette communauté. Il n'y a pas d'autre solution.

Les autorités ne recherchent des personnes qui ne sont pas russes lorsqu'elles traquent la mafia russe. De même, les services policiers ne s'intéressent pas aux Sud-Africains lorsqu'ils tentent de démanteler les triades chinoises. Et les autorités n'entrent pas sur des sites sikhs lorsqu'elles visent les Tigres tamouls. Il n'existe aucune autre solution.

Le sénateur Andreychuk : Laissez-vous entendre que nous ne sommes pas tout à fait honnêtes, comme gouvernement ou comme citoyen du Canada, lorsque nous affirmons que nous ne procédons pas de cette façon?

M. Thompson : Il n'a pas d'autre choix, à moins de laisser de côté ce problème et de s'occuper de ses conséquences à un autre moment.

Le sénateur Smith : Je ne connais la réponse à la question que je m'apprête à poser, et cela peut paraître cynique mais ce n'est pas mon but. Je suis curieux car j'ai l'impression que votre organisme n'a pas été nommé en l'honneur de William Lyon Mackenzie, ou en l'honneur d'Alexander Mackenzie. Il s'agissait peut-être de Chalmers Jack Mackenzie. Quel Mackenzie a servi d'inspiration au nom de votre organisme?

M. Thompson : Alexander Mackenzie, le voyageur. Nous l'avons choisi comme modèle d'identification. C'est un explorateur qui, selon sa réputation, était toujours prêt à emprunter quelque route que ce soit.

Le sénateur Smith : Ils étaient tous les deux originaires de Dunkeld, en Écosse, alors peut-être qu'ils ont des rapports de parenté.

Le sénateur Andreychuk : Cela ne milite pas en faveur de votre argument.

Le sénateur Smith : Je n'ai pas d'argument; j'ai un esprit ouvert. Pourriez-vous nous décrire, en trois ou quatre phrases, la philosophie politique du Mackenzie Institute?

M. Thompson : Notre mission est de fournir des rapports de recherche et des observations sur tout ce qui touche la violence organisée ou l'instabilité politique. Nous nous intéressons à toutes les personnes qui y sont liées depuis 20 ans. Je me souviens que, lors d'une même semaine, j'ai été traité de « traître à ma race vendu aux Juifs » et de « fauteur de guerre fasciste », par deux personnes qui m'ont chacune téléphoné. J'imagine que je me retrouve donc au centre.

Le sénateur Smith : En ce qui concerne le projet de loi dont nous sommes saisis, craignez-vous plutôt qu'il porte atteinte aux droits de la personne ou qu'il ne soit pas assez strict?

M. Thompson : Si vous parlez du débat qui oppose la sécurité aux droits de la personne, alors je crois qu'il faut un équilibre. Si vous insistez sur les nuances qu'il faut apporter au sujet de cet équilibre, alors je crois que, dans certaines circonstances, la loi devrait pencher en faveur de la sécurité davantage qu'elle ne le fait actuellement.

Le sénateur Smith : Si vous étiez à notre place, auriez-vous tendance à envisager certains amendements? Si c'est le cas, quels seraient ces amendements? Sinon, est-ce que vous adopteriez essentiellement les dispositions dont nous sommes saisis?

M. Thompson : Je n'apporterais aucun changement. Nous nous sommes dotés d'un bon jeu d'outils. Et nous n'avons même pas utilisé une bonne partie de ces outils jusqu'à maintenant. Ils sont à notre disposition, et nous pourrions y avoir recours si c'était nécessaire, mais la plupart des possibilités issues du projet de loi C-36 n'ont pas été utilisées jusqu'à maintenant. Il est possible qu'elles ne le soient jamais.

Certains éléments contenus dans le projet de loi C-36 me préoccupent. J'aimerais que la loi fasse l'objet d'un examen chaque cinq ou dix ans, néanmoins, à l'heure actuelle, j'estime qu'il serait prématuré d'assouplir ces dispositions.

Près de quatre ans se sont écoulées depuis les attaques du 11 septembre. Toutefois, il existe une formule mathématique dans le domaine de la lutte contre le terrorisme selon laquelle succès égal relâchement de la vigilance égal vulnérabilité. Les groupes djihadistes sont toujours en vie et très actifs. On entend parfois parler d'activités menées par ces groupes, parfois même au Canada, qui donnent à penser qu'ils souhaitent toujours lancer une attaque. La menace n'a pas été tout à fait écartée.

Le sénateur Smith : Pour ce qui est de la situation des Tigres tamouls, il semble que vous vous y intéressiez beaucoup. Pouvez-vous nous dire ce qui a suscité un tel intérêt?

M. Thompson : Nous avons commencé à faire des recherches sur les Tigres tamouls en 1995. Essentiellement, l'Institut compilait depuis longtemps un dossier composé de coupures de presse. Nous avons remarqué que notre dossier sur les Tigres tamouls devenait de plus en plus volumineux. Nous avons jugé bon de l'examiner de façon plus approfondie afin d'en découvrir le contenu.

Lorsque nous avons examiné le dossier la première fois, j'ai commencé à comprendre que les Tigres tamouls constituaient un groupe très dangereux à cause de la combinaison à des organisations qui leur servaient de façade et de leurs activités financières internationales. Nous comptions parmi notre équipe une personne qui avait participé à certains dossiers d'immigration et à laquelle certains Tamouls parlaient de l'extorsion qu'ils subissaient. Ces Tamouls disaient craindre les Tigres qui se trouvent ici. Nous avons réfléchi à la question et nous avons décidé de rendre public un document en décembre 1995, et, par la suite, ce document a fait le tour du monde.

Cela nous a valu de nombreuses critiques de la part des Tigres, et je crois que notre organisme a noué des liens très particuliers avec eux car je m'en suis pris aux Tigres à trois autres reprises. Quant aux Tigres, ils ont harcelé notre institut au fil des ans.

Le sénateur Lynch-Staunton : Pour poursuivre dans la même veine, parmi les 35 groupes qui font partie de la liste que contient la loi dont nous sommes saisis, combien, à votre connaissance, sont actifs au Canada?

M. Thompson : Il y en a que je ne connais pas. Ce sont des sous-groupes de al-Qaïda.

Le sénateur Lynch-Staunton : Ou qui ont été actifs.

M. Thompson : Le Babar Khalsa était actif ici, tout à fait.

Le sénateur Lynch-Staunton : Lequel?

M. Thompson : Ils ont tué plus de citoyens canadiens que tous les autres groupes terroristes réunis.

Le sénateur Lynch-Staunton : De qui s'agit-il?

M. Thompson : Babbar Khalsa. Ils ont été inscrits sur la liste seulement en juin 2003; c'est l'avant-dernier ajout à la liste. Ils sont responsables non seulement de la mort des 154 Canadiens tués dans l'attentat à bord de l'avion d'Air India, mais aussi d'une douzaine d'autres meurtres, pour la plupart en Colombie-Britannique.

Certains sous-groupes de al-Qaïda sont certainement présents ici. Comme vous le savez bien, environ 25 personnes ont été identifiées comme faisant partie d'al-Quaïda. Cela comprend certains sous-groupes : deux Canadiens ont été ramassés en Irak par les Kurdes; certains Salafistes venant d'Algérie, Ahmed Rassam et cette cellule particulière.

Le djihad islamique palestinien a une présence au Canada. Nous n'avons pas été en mesure de les repérer, mais nous soupçonnons qu'ils sont présents dans certains groupes d'étudiants arabes radicaux, surtout à l'Université de Toronto et à Concordia. C'est ce que nous soupçonnons. Je ne peux pas le prouver car je n'ai pas les ressources voulues, mais je pense qu'ils y sont, d'après ce qu'on entend et ce qu'on constate.

Je pense que nous avons mentionné le groupe iranien MEK qui a été impliqué en Irak et nous les avons énumérés. Ils ont été très visibles au Canada à l'occasion. D'autres groupes sont presque disparus de la scène et d'autres sous- groupes d'al-Quaïda, surtout ceux du Cachemire ou du Pakistan, sont apparus au Canada seulement une fois. J'essayais de me rappeler par cœur le nom du groupe, mais c'était un groupe pakistanais qui avait également une présence dans l'île de Trinidad. Des membres de ce groupe étaient à Toronto en 1993. Ils avaient prévu de placer une bombe incendiaire dans un cinéma hindou. Ils sont peut-être impliqués dans le meurtre de deux journalistes indo- canadiens.

Le sénateur Lynch-Staunton : Est-ce que le fait d'être inscrit sur la liste a ralenti cette entité, ou tout au moins l'a empêchée d'amasser des fonds ou de recruter des gens, ou bien sont-ils simplement entrés dans la clandestinité?

M. Thompson : La plupart avait très peu de présence visible et il est donc difficile de dire s'ils sont encore dans les parages.

J'avais coutume de voir des membres du groupe anti-iranien basé en Irak sur les coins de rue à Toronto et à Ottawa, en train de passer le chapeau. Ils avaient un panneau dénonçant les atrocités du gouvernement iranien. Ils demandaient de la menue monnaie aux passants. Ce n'est pas une menace terrible, mais je ne les vois plus ramasser de l'argent depuis quatre ans.

Le sénateur Lynch-Staunton : Les deux qui sont les plus visibles au Canada, l'IRA et les Tamouls ne sont pas sur la liste.

M. Thompson : Les membres de l'IRA ont tendance à se faire assez discrets. L'un de mes tests pour repérer la présence de l'IRA était d'aller dans les bars à thématique irlandaise pour repérer la présence d'une tirelire pour amasser des sous pour les prisonniers. Je n'en ai pas vu depuis 1995. À l'occasion, j'entends dire dans les milieux irlandais que quelqu'un de Sinn Fein s'en vient et ils organisent alors un dîner et font circuler un panier à cette occasion. L'appui du Canada à l'IRA a toujours été un peu comme celui des États-Unis. Plus symbolique que réel. Il faut se rappeler que 90 p. 100 de leur financement vient d'activités criminelles organisées. Les dons venant de Boston ou de Montréal leur permettent de dire : « Notre argent vient de nos partisans à l'étranger et non pas du racket de l'extorsion, de la contrebande, des activités de recouvrement ou encore des débits de boisson illégaux. »

Le sénateur Lynch-Staunton : À part ces deux noms-là, y a-t-il d'autres noms qui devaient être ajoutés à la liste?

M. Thompson : À l'heure actuelle, non. Les Tigres sont un groupe important et évident, et l'IRA existe depuis longtemps. Comme je l'ai dit, l'argent de l'IRA vient surtout du crime organisé. S'attaquer aux Tigres serait envoyer un signal très clair à bon nombre d'autres pays, manifestant que nous sommes sérieux dans nos efforts contre le terrorisme. Cela pourrait aussi nous donner des exemples que nous pourrions utiliser à l'avenir et cela aiderait grandement à rétablir les perspectives d'une véritable paix au Sri Lanka.

Le sénateur Lynch-Staunton : Autrement, nous demanderions aux Américains, aux Britanniques et aux Français de les rayer de leurs listes, si cela pouvait aider le processus de paix.

M. Thompson : Les Britanniques, les Danois et les Américains les ont inscrits sur cette liste pour des raisons légitimes. Nous ne l'avons pas fait pour des raisons que je ne peux que deviner.

Le sénateur Joyal : Monsieur Thompson, je voudrais revenir à votre déclaration d'ouverture. Vous avez mentionné la propagande ou la guerre psychologique. Je suis tenté de citer le fameux diction selon lequel la première victime de toute guerre, c'est la vérité. Je pense que cela s'applique de part et d'autre de l'équation. Vous avez évoqué la trinité des convictions : premièrement, c'est nous qui sommes les bons gars; deuxièmement, c'est vous qui êtes les méchants; et troisièmement, nous allons gagner. Je pense que la trinité des croyances s'applique aux deux côtés dans toute guerre, parce que les nombreux mensonges que nous avons entendus de la part de l'autre partie et qui se sont avérés sont aussi dommageables à la position de ceux qui luttent contre le terrorisme qu'ils sont nuisibles pour ceux qui essaient de commettre des actes de terrorisme.

M. Thompson : Je suppose que l'ouvrage classique sur la propagande, c'est le livre de Jacques Ellul intitulé Propagandes. Il date de 1960 et je le relis encore de temps en temps. Je me rappelle aussi que des membres du Parti communiste du Canada qui suivaient une formation en Union soviétique se faisaient dire par leur conseiller soviétique : « Vous devriez lire ce type. Sur le plan dialectique, il est un peu dans l'erreur, mais il est très bon. » Ils trouvaient que M. Ellul avait dit tout ce qu'il y a à dire sur la propagande. M. Ellul a essentiellement fait observer que si l'on a un tissu de mensonges, il faut quand même que ce tissu s'appuie sur un cintre de vérité. Il a aussi fait remarquer qu'il y a trois grands systèmes de propagande. Le système de Pavlov, le système freudien et le système américain, lequel est fondé sur la théorie de l'éducation.

En bref, on ne peut pas vraiment mentir pendant longtemps quand on fait de la propagande, surtout dans une société démocratique. Dans une société libre dotée d'une presse libre, il est quasi impossible pour un gouvernement de faire de la véritable propagande, parce qu'il se fait toujours dénoncer. Dans une société démocratique, dès qu'on fait de la propagande, la presse doit être consentante pour devenir partie intégrante de cet instrument de propagande. La seule raison pour laquelle la Grande-Bretagne et les États-Unis ont réussi à lancer de vastes campagnes de propagande au cours de la Seconde Guerre mondiale, c'est que la presse se voyait elle-même comme partie de l'effort de guerre. Dans toutes les activés depuis — Corée, Vietnam, guerre actuelle en Irak — aucun gouvernement occidental n'a jamais réussi à obtenir la coopération pleine et entière et enthousiaste de la presse. Cela n'arrive tout simplement pas.

Dans un groupe terroriste, on déploie souvent beaucoup d'efforts pour s'assurer que ce que dit le chef du groupe terroriste et le message du groupe terroriste sont le message exclusif des gens que ce groupe prétend représenter. L'un des premiers gestes posés par chaque groupe terroriste, ce n'est pas de s'en prendre au gouvernement ou à l'autorité en place que le groupe veut abattre; c'est plutôt de s'en prendre aux gens qui occupent la strate intermédiaire et qui pourraient offrir un message différent. Le premier geste que Prabhakaran a posé aux débuts des Tigres tamouls a été d'abattre un politicien tamoul. Leurs seules actions violentes au Canada même ont visé à s'assurer qu'ils étaient la seule voix s'exprimant publiquement au nom de la communauté tamoule. On peut en dire autant de presque n'importe quel autre groupe terroriste. L'IRA a consacré beaucoup de temps et d'efforts à écraser ses rivaux au cours des 35 dernières années pour s'assurer que son message était exclusif.

En fin de compte, on pourrait accuser le gouvernement américain d'essayer de mentir de temps en temps, mais ses mensonges sont dénoncés, les médias sont très critiques à cet égard, et il n'y a pas de consensus. En bout de ligne, mentir mine nos propres efforts de nous protéger.

Les terroristes veulent être en mesure de mentir le plus impunément et le plus efficacement possible. Ils investissent beaucoup de temps et d'effort pour y parvenir.

Le sénateur Joyal : Nous affirmons vouloir préserver un certain degré de démocratie en tant que société libre et ouverte. Il s'avère que les médias aux États-Unis se sont excusés récemment. Comme vous le savez, le New York Times surtout, ainsi que certaines stations de télévision, ont exagéré concernant la guerre en Irak, en manquant de faire preuve de l'objectivité dont la population américaine et la communauté internationale étaient en droit de s'attendre de ces médias qui sont lus et écoutés à travers le monde. Un des meilleurs moyens de s'assurer, en tant que société, qu'on n'exagère pas dans l'utilisation des pouvoirs extraordinaires que le gouvernement exécutif réclame afin de combattre le terrorisme est de prévoir un mécanisme permanent de révision dans la loi. Ce mécanisme rappellerait au gouvernement qu'il faut rendre compte sur une base régulière des décisions et des initiatives prises. Il faut montrer à la population que le principe démocratique constitue un facteur permanent dans le suivi des initiatives entreprises par le gouvernement, afin d'éviter le genre d'excès que nous avons vu au cours des dernières années.

M. Thompson : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Comme le dit Nietzsche, qui combat un monstre doit veiller à ne pas devenir un monstre. Si vous regardez au fond de l'abysse, l'abysse va finir par regarder au fond de vous.

La menace que pose le terrorisme contre une société démocratique consiste en partie dans l'érosion de nos valeurs démocratiques. C'est pourquoi il est extrêmement difficile pour nous de lutter contre le terrorisme.

Ces nouvelles lois puissantes, même si nous ne les avons pas encore toutes utilisées, sont dangereuses. Il faut les revoir à tous les cinq ans environ, pour voir si nous voulons les maintenir; pour le moment, nous en avons toujours besoin.

Il faut dire aussi, et je pense ici à certains des points déjà soulevés, que nous avons créé au Canada une société cosmopolite brillante. J'habite Toronto. J'observe les résultats des initiatives des 20 dernières années et j'en suis ravi. Toutefois, ces nombreux arrivants récents incluent un certain nombre de personnes qui ont d'autres intentions et qui ont limité la capacité de certaines communautés de participer pleinement à la vie canadienne. Là encore, si on pouvait vraiment combattre les insurgés et affaiblir la capacité des groupes terroristes de mener leurs activités ici, les membres de ces communautés pourraient participer davantage que ce n'a été le cas jusqu'ici. Les sikhs canadiens ont dû mener un conflit civil invisible pendant une vingtaine d'années contre des militants. Plusieurs d'entre eux ont été assassinés, et presque personne ne l'a remarqué. Beaucoup de Tamouls se trouvent encore très réprimés par les Tigres tamoules. Ils ne sont pas encore en mesure de participer pleinement à la société de leur nouveau pays. C'est l'autre aspect de ces lois, qui en fait favorise une plus grande liberté, surtout dans les communautés qui sont plus vulnérables au terrorisme que les Canadiens ordinaires.

Le sénateur Joyal : Je crois personnellement aussi qu'il devrait y avoir un mécanisme dans ces lois d'exception, comme un juriste les appellerait. Je vous signalerais que l'article 145 de la Loi antiterrorisme que nous examinons ne prévoit pas de mécanisme permanent de révision. Le paragraphe 145(1) dit ceci :

Dans les trois ans qui suivent la sanction de la présente loi, un examen approfondi des dispositions et de l'application de la présente loi doit être fait [...]

C'est ce que nous faisons actuellement; cela se fait une seule fois. Une fois l'examen terminé, on n'y revient pas. Le paragraphe n'indique pas qu'il faut revoir la loi encore après trois ans ou cinq ans.

Le paragraphe (2) du même article se lit ainsi :

Dans l'année qui suit le début de son examen... le comité visé au paragraphe (1) remet son rapport au Parlement [...]

En d'autres termes, ce n'est pas le mécanisme dont vous parlez et que je préconise moi-même. Je crois qu'il faut éviter d'employer le mot « guerre » parce qu'il fait partie, à mon avis, de l'initiative de propagande. Je pense qu'une société démocratique devrait avoir la capacité, par la voie de son Parlement, d'examiner régulièrement l'utilisation des pouvoirs extraordinaires attribués à l'exécutif. Nous devrions donc envisager de recommander au gouvernement de modifier cet article de la loi, pour prévoir un mécanisme permanent dans la loi même.

M. Thompson : Je crois que nous sommes tout à fait d'accord sur ce point.

La présidente : Votre témoignage a été très utile ici aujourd'hui, monsieur Thompson. Cela fait longtemps que vous communiquez vos opinions et votre expérience aux comités du Sénat. Nous sommes heureux de vous avoir accueilli ici aujourd'hui, et il se peut bien que nous fassions appel à vous encore à l'avenir. Je tiens à vous remercier et aussi à remercier tous les sénateurs de leur persévérance aujourd'hui.

La séance est levée.


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