Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Finances nationales
Fascicule n° 41 - Témoignages du 17 octobre 2017 (séance de l'après-midi)
OTTAWA, le mardi 17 octobre 2017
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui, à 14 h 16, afin de poursuivre son étude sur les modifications proposées par le ministre des Finances à la Loi de l’impôt sur le revenu concernant l’imposition des sociétés privées et les stratégies de planification fiscale connexes.
Le sénateur Percy Mockler (président) occupe le fauteuil.
Le président : Honorables sénateurs et sénatrices, je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des finances nationales.
[Traduction]
Je m’appelle Percy Mockler. Je suis sénateur du Nouveau-Brunswick et président du comité.
J’aimerais souhaiter la bienvenue à tous ceux qui sont avec nous dans la salle et aux téléspectateurs partout au pays qui nous regardent peut-être à la télévision ou en ligne.
[Français]
Je rappelle à nos auditeurs et auditrices que les audiences du comité sont publiques et accessibles en ligne à l’adresse www.sencanada.ca, le site web du Sénat du Canada.
[Traduction]
J’aimerais maintenant demander aux sénateurs de se présenter en commençant par ceux qui se trouvent à ma gauche.
Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.
[Français]
Le sénateur Pratte : André Pratte, du Québec.
Le sénateur Forest : Éric Forest, de la région du Golfe, au Québec.
[Traduction]
Le sénateur Neufeld : Richard Neufeld, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice Marshall : Elizabeth Marshall, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
La sénatrice Eaton : Nicole Eaton, de l’Ontario.
Le président : J’aimerais souligner la présence de la greffière du comité, Mme Gaëtane Lemay, ainsi que de notre analyste, M. Sylvain Fleury, qui appuient aussi les travaux du comité.
[Traduction]
Aujourd’hui, notre comité poursuit son étude spéciale sur les modifications à la Loi de l’impôt sur le revenu concernant l’imposition des sociétés privées et les stratégies de planification fiscale connexes. Le ministre des Finances a proposé ces modifications au cours de l’été.
[Français]
Aujourd’hui, nous accueillons deux organisations de la province de Québec. Nous recevons M. Stéphane Forget, président-directeur général de la Fédération des chambres de commerce du Québec, et M. Marc St-Roch, coordonnateur, Comptabilité et fiscalité, de l’Union des producteurs agricoles (UPA). Merci, messieurs, d’avoir accepté notre invitation à comparaître devant notre comité.
J’aimerais vous informer que nous limiterons les présentations à 10 minutes chacune afin de permettre aux sénateurs de vous poser des questions et de faire part de leurs commentaires.
Sur ce, la greffière m’informe que M. Forget sera le premier à prendre la parole.
Stéphane Forget, président-directeur général, Fédération des chambres de commerce du Québec : Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs.
[Traduction]
Je vous remercie de nous avoir donné l’occasion de présenter aujourd’hui nos observations concernant cette réforme fiscale.
[Français]
Merci aussi de nous donner l’occasion de nous exprimer à la suite d’une consultation qui, de notre point de vue, a été plutôt courte. Cette consultation mériterait certainement d’être prolongée et même élargie.
Donc, j’aimerais vous résumer brièvement le vaste réseau de quelque 140 chambres de commerce et 1 150 membres corporatifs. La Fédération des chambres de commerce du Québec représente 50 000 entreprises exerçant leur activité dans tous les secteurs d’activités et sur l’ensemble du territoire québécois.
Pour commencer, je voudrais saluer l’annonce faite hier par le gouvernement fédéral. Cette baisse du taux d’imposition à 9 p. 100 qui est prévue pour 2019 pour les petites entreprises est une bonne nouvelle. Elle permettra à celles-ci de dégager des marges de manœuvre qui favoriseront la poursuite de leurs activités. Le gouvernement respecte ainsi un engagement électoral important.
Cependant, cette baisse ne doit pas masquer le fait que la réforme fiscale annoncée cet été crée beaucoup d’incertitude et de mécontentement. Dans leur forme originale, ces modifications fiscales inquiètent beaucoup les entreprises et les entrepreneurs québécois. Rarement avons-nous constaté une telle contestation chez nos entrepreneurs avec autant d’unanimité. Il y a plus de trois ans et demi que je suis à la fédération, et je n’ai jamais eu autant de commentaires, d’appels et de discussions avec des entrepreneurs de petites, moyennes et grandes entreprises sur un sujet comme celui-ci.
Ces modifications fiscales ont suscité beaucoup d’interrogations parmi les entrepreneurs et les producteurs agricoles, qui sont des piliers de l’économie de plusieurs de nos régions. Bien que nous soyons d’accord avec les principes visant à réduire l’évitement fiscal et à corriger les failles du régime fiscal, les moyens envisagés entraînent des conséquences importantes pour les sociétés privées. La réforme qui, essentiellement, oppose la classe moyenne aux propriétaires d’entreprises nous apparaît incorrecte. Elle invente un clivage qui n’existe pas, puisque la plupart des familles des entrepreneurs sont partie intégrante de cette classe moyenne. Les entrepreneurs ne sont pas des travailleurs déguisés et ils vivent des réalités qui sont bien différentes. Autant pour les PME que pour les plus grandes entreprises, ces changements fiscaux risquent de nuire à leur croissance. Nous craignons que la réforme décourage l’initiative et l’investissement, qu’elle ait, à terme, un impact sur la création d’emplois et qu’elle rende difficile le transfert intergénérationnel d’entreprise et, voire même, le maintien de certains sièges sociaux d’entreprises de différentes tailles ici, au Canada.
Ainsi, nous avons présenté notre mémoire il y a deux semaines au ministre Morneau — et je vous le transmettrai — en lui demandant de surseoir aux modifications fiscales annoncées en juillet. Nous avons mis en lumière les nombreuses préoccupations entendues de tous les coins du Québec et proposé quatre recommandations que je vous présenterai dans quelques instants.
Premièrement, nous avons demandé de maintenir la possibilité pour un propriétaire d’entreprise de fractionner son revenu avec des membres de sa famille et d’éviter l’analyse arbitraire. Il faut rappeler que plusieurs entrepreneurs font appel à la contribution de tous les membres de leur famille, y compris leur conjoint ou conjointe et les enfants en âge de travailler. Étendre aux adultes l’impôt sur le revenu fractionné auquel les mineurs sont assujettis ne valorise aucunement la contribution réelle des membres de la famille à la création, à la croissance et au succès d’une entreprise famille. Les entrepreneurs démarrent souvent leur entreprise en utilisant le patrimoine familial comme capital de départ. En plus de risquer leurs avoirs, les proches d’un entrepreneur font d’importants sacrifices pour assurer le succès de l’entreprise et, bien souvent, y travaillent concrètement. Les réformes ne semblent pas reconnaître ce fait ou, à tout le moins, elles semblent le remettre en question dans certains cas.
Ensuite, nous avons demandé de maintenir la possibilité pour un propriétaire d’entreprise d’accumuler et de faire fructifier dans sa société des bénéfices non répartis. Pour un entrepreneur, ces sommes servent à investir dans la croissance de ses activités ou à fournir des liquidités en cas de creux de vague commerciale. On souhaite que ce maintien vise l’ensemble des sociétés privées et non pas uniquement les PME. Les placements passifs — terme utilisé — permettent aussi aux entrepreneurs d’économiser de l’argent pour la retraite ou de pallier le fait qu’ils n’ont pas accès aux avantages sociaux offerts à leurs propres salariés. Plusieurs nous diront qu’ils n’ont pas à en être gênés. De notre point de vue, il faut que notre régime fiscal reconnaisse l’importance des entreprises privées familiales, favorise la compétitivité et soutienne l’investissement et la création d’emplois.
Dans un contexte où les prévisions de croissance économique à long terme sont plus modestes et alors que le taux d’épargne des ménages est particulièrement inquiétant, nous estimons que le fait de faire passer potentiellement le taux d’imposition des placements passifs de 50 à 73 p. 100, comme l’estiment plusieurs spécialistes, est contre-productif et injuste envers les propriétaires d’entreprise.
En troisième lieu, quant aux mesures proposées pour le transfert intergénérationnel d’entreprise, le gouvernement semble avoir pris hier un pas de côté pour restreindre l’accès à l’exonération cumulative des gains en capital. Nous croyons que le gouvernement fédéral doit aller plus loin que le statu quo et doit s’inspirer du nouveau modèle québécois en la matière. Les mesures fiscales doivent être cohérentes avec celles annoncées plus tôt cette année par le gouvernement du Québec, des mesures qui permettront de faciliter le repreneuriat et de maintenir ici l’implantation décisionnelle, souvent au sein d’une même famille. Nous demandons au gouvernement de ne pas appliquer les réformes prévues à l’accès à la déduction pour gains en capital afin d’assurer la cohérence avec les mesures annoncées pas le gouvernement du Québec qui permettront de faciliter le transfert intergénérationnel des entreprises et de maintenir les centres décisionnels ici.
Finalement, lorsque le gouvernement impose des modifications fiscales aussi importantes, il est essentiel de produire une étude sur les impacts d’une telle réforme, car nous avons véritablement l’impression que ces mesures pourraient modifier le comportement des entrepreneurs. En ce sens, nous croyons que le gouvernement doit s’inspirer d’un autre engagement électoral présenté en 2015, c’est-à-dire fournir une analyse des coûts pour chaque projet de réglementation. Pour une réforme aussi importante, il est légitime de réaliser une telle étude et de la rendre publique. Nous craignons que le gouvernement ait, à tout le moins, sous-estimé cet été l’impact de ses propositions.
En conclusion, cette réforme risque de modifier le comportement des entrepreneurs. Elle pourrait les amener à moins investir dans leur entreprise. Vous savez, un dollar qui déménage est souvent un dollar très silencieux. Il faut être attentif à cela. De même, on ne peut analyser ces mesures sans tenir compte de la réforme fiscale américaine annoncée récemment et qui fait l’objet de discussions actuellement aux États-Unis.
À une époque où les entreprises font face aux grands défis que sont les changements technologiques, la pénurie de main-d’œuvre et la concurrence internationale, il est essentiel de leur offrir un environnement d’affaires qui soit propice à la prise de risques et à l’investissement. Il est souhaitable de corriger les failles, mais il ne faut pas nuire à la compétitivité de nos entreprises et à notre économie. De plus, les contraintes administratives et fiscales ne doivent pas nuire à la confiance en notre régime fiscal. Les propriétaires d’entreprise investissent leurs propres deniers, mettent leur patrimoine à risque, assument l’entière responsabilité du destin de leur entreprise, et ce, sept jours sur sept. En outre — et c’est sage —, ils pensent à leur succession.
Les mesures présentées initialement envoient un tout autre message, malgré les objectifs de départ — et je le répète — qui sont louables. Le gouvernement fédéral doit réexaminer ses propositions qui nuiront à la croissance, à la confiance et à la prospérité de nos entreprises. Merci beaucoup.
Le président : Merci, monsieur Forget.
Marc St-Roch, coordonnateur, Comptabilité et fiscalité, Union des producteurs agricoles (UPA) : Merci, monsieur le président. Sénateurs, je suis porte-parole de l’Union des producteurs agricoles. Je ne suis pas un agriculteur, mais un employé permanent de l’organisation. Je suis le conseiller en fiscalité de l’organisation, donc ce dossier m’a été confié.
L’Union des producteurs agricoles est une organisation du Québec qui représente près de 41 000 agriculteurs et agricultrices qui travaillent dans environ 29 000 entreprises agricoles.
Les annonces faites cet été par le ministre des Finances ont créé évidemment une inquiétude importante au sein de ces entreprises et auprès des agriculteurs. À l’UPA, on s’est concentré sur l’ensemble des mesures qui avaient été proposées pour voir lesquelles étaient les plus inquiétantes en ce qui a trait au fonctionnement des entreprises, afin de déterminer si les entreprises agricoles étaient touchées par ces mesures et dans quel cadre s’ajoutaient des problèmes.
Il faut savoir qu’au Québec, environ 35 p. 100 des entreprises agricoles sont incorporées et que 25 p. 100 de ces entreprises sont exploitées en société de personnes, c’est-à-dire des individus qui s’associent ensemble pour exploiter leur entreprise. L’autre partie est composée d’entreprises individuelles qui appartiennent directement à des individus. Ces mesures ne les touchent pas directement pour le moment, mais bon nombre d’entre elles songeaient à introduire du personnel de relève et à passer à une autre structure, soit à être incorporées ou à devenir une société de personnes. Donc, ces mesures venaient peut-être nuire à leurs projets de continuité de leur entreprise.
Les mesures annoncées visent trois secteurs, et l’une des mesures qui nous préoccupent concerne les règles sur le revenu fractionné, où on examine si le partage des revenus de l’entreprise est effectivement raisonnable entre les membres de la famille. Cette mesure vise les entreprises incorporées et les sociétés de personnes. Comme je vous le disais tantôt, plus de 60 p. 100 des entreprises sont directement visées par cette mesure.
Dans le cadre de l’exploitation d’entreprises agricoles, vous savez que les exploitants habitent sur le terrain de leur entreprise. Le grand défi posé par ces mesures est de démontrer que l’implication des exploitants est raisonnable en fonction des critères que le ministre a annoncés. Étant donné que les familles vivent toujours sur place, elles sont impliquées de façon différente qu’elles le seraient dans le cas d’une entreprise qui ferme boutique à 17 heures le vendredi et qui rouvre le lundi à 9 heures, ou dans le cas des exploitations où les gens ne vivent pas sur place. Par exemple, un parent peut demander à son enfant d’aller ranger le tracteur, de le conduire à la grange et d’aider à faire le train. Souvent, toutes ces heures de travail et cette participation familiale se font sur une base non rémunérée directement. On ne calcule pas les heures travaillées. Or, cette participation ne semblait pas être reconnue dans les mesures annoncées par le ministre.
On disait qu’il fallait que ces personnes s’impliquent, qu’on démontre, selon ce qui est annoncé, qu’elles s’impliquent raisonnablement pour avoir le droit de partager les profits ou des dividendes dans l’entreprise. Cette mesure, quant à nous, est difficilement conciliable avec la réalité des fermes, tant au Québec qu’ailleurs au Canada. Il y a une difficulté importante d’application.
Un autre critère vise à distinguer les jeunes adultes de 18 à 24 ans de ceux qui ont 25 ans et plus. On augmente les critères d’implication pour les jeunes qui doivent être impliqués régulièrement de façon continue, de façon importante, alors qu’on sait très bien que ces jeunes-là généralement peuvent poursuivre des études, et donc ne passent pas tout leur temps sur la ferme. Ils reviennent à la maison le soir et donnent un coup de main. On se demande donc pourquoi ne pas reconnaître l’importance du travail que font ces jeunes même si ce n’est pas à temps plein. Ces critères nous apparaissent excessifs et mettent un fardeau supplémentaire sur les fermes. Encore là, ce sont des mesures de conformité qui sont dénoncées par les agriculteurs.
Il y en a de la paperasse lorsqu’il y a des employés, des taxes et des impôts et tout. Maintenant, on demande d’exiger un suivi serré du travail fait par les membres de la famille dans l’entreprise. C’en est trop. C’est un problème. Quand on veut évaluer la mesure de l’implication de l’enfant, on demande le temps consacré et le capital mis dans l’entreprise.
Il y a des mesures fiscales qui existent pour les transferts de biens, des parts dans des entreprises agricoles, dans la Loi de l’impôt sur le revenu qui permettent aux parents de transférer ces parts libres d’impôt à leurs enfants pour leur permettre de continuer à travailler dans l’entreprise sans avoir à débourser un montant pour acquérir ces parts, et ce, pour reconnaître la participation des enfants. Maintenant, on dit que s’il n’y a pas d’apport en capital important, peut-être que ces règles vont s’appliquer et que la part du profit qu’on pourrait partager ou la part des dividendes à partager avec l’enfant n’est pas raisonnable, et ce, même si le parent lui a cédé 35, 40 ou même 50 p. 100 de l’entreprise. Comment réévaluer cet apport en capital alors que le jeune n’a peut-être pas déboursé d’argent, mais qu’il a droit à 50 p. 100 des profits? Tout cela se trouve entre les mains du vérificateur fiscal qui jugera de la pertinence de cet apport.
Il y a des inquiétudes et de l’incompréhension au sujet de l’application de ces règles. Dans son annonce d’hier, le ministre Morneau n’a pas dit que ces règles avaient été supprimées; au contraire, c’est d’autres règles qu’il visait. Le fractionnement familial va demeurer et il en a repris les critères. L’inquiétude des entreprises agricoles et des fermiers n’a pas disparu et elle est encore présente et réelle. On croit, compte tenu de toute cette situation et de la réalité du monde agricole, que le revenu tiré d’une entreprise agricole ne devrait pas être soumis aux règles du revenu fractionné. Je ne parle pas d’autres revenus. Selon nous, le revenu tiré de la ferme n’a pas à être soumis à ces règles.
L’autre problème qui se pose est l’exemption pour gain en capital. On a appris hier que des mesures ont été retirées. Toutefois, il n’est pas clair, encore aujourd’hui, si toutes les mesures de la multiplication de l’exemption des capitaux seront retirées. L’une d’entre elles nous préoccupe en particulier, qui vise à ne pas reconnaître la plus-value accumulée jusqu’à l’âge de 18 ans pour la personne qui recevait son bien, c’est-à-dire que le gain accumulé jusqu’à 18 ans ne pouvait pas donner droit à l’exemption pour gain en capital. On ne sait pas si cette règle s’intègre à celle de la multiplication de l’exemption, mais elle est préoccupante.
Il y a des transferts qui se font entre parents et enfants en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il y a un report de gain en capital qui est permis. Est-ce que cette règle vient contrecarrer ce qui était permis pour le maintien des entreprises agricoles? On aura peut-être d’autres nouvelles cette semaine et on espère que cette mesure ne sera pas retenue comme telle au niveau du gain en capital.
Évidemment, ce qu’on souhaiterait, c’est que les règles contenues dans la Loi de l’impôt sur le revenu l’emportent sur celles qui ont été annoncées et que les biens agricoles admissibles de ces transferts ne soient pas visés par les mesures annoncées dans le cadre du projet réforme cet été.
Pour ce qui est de la détention des portefeuilles de placements passifs dans une société privée, il y a des éléments que nous trouvions préoccupants pour le monde agricole. Le gouvernement canadien a mis en place des programmes de sécurité du revenu agricole, comme le programme Agri-investissement, qui sont composés de sommes investies par les agriculteurs et différents ordres de gouvernement. Ces sommes sont conservées au cas où il y aurait des problèmes financiers sur la ferme. Ces sommes vont-elles représenter des revenus passifs aux yeux du fisc? Est-ce que les règles qui doivent être mises en place pourraient s’appliquer à ce type de placement, sachant qu’il est considéré comme un revenu de biens aux fins de la loi? On trouve un peu exagéré que cet aspect puisse s’appliquer et on souhaite que tous ces programmes de sécurité du revenu qui permettent à l’agriculteur de se faire un fonds de réserve en prévision des coups durs ne soient pas soumis aux nouvelles règles.
Il y a également des biens qui sont loués temporairement. Vous savez qu’il peut parfois y avoir une fluctuation dans une entreprise agricole. Quelqu’un peut louer des terres pendant un certain temps en visant une exploitation plus large par la suite. Ces biens, qui sont loués de façon temporaire, ne devraient pas être visés par ces mesures.
Il y a aussi le cas de biens loués à une entreprise avec laquelle une personne a un lien de dépendance. Prenons l’exemple du propriétaire d’une entreprise incorporée qui loue des terres à la compagnie ou à son enfant qui exploite la ferme; ces revenus de location ne devraient pas non plus être soumis à ce type d’imposition. Évidemment, les liquidités sont nécessaires à l’entreprise et au réinvestissement.
Donc, pour ce qui est du volet des revenus passifs, certains éléments, selon nous, ne devraient pas être inclus si le gouvernement décide d’aller plus loin avec cette mesure.
Ensuite, des règles ont été mises en place par le gouvernement du Québec pour favoriser le transfert des entreprises incorporées, pour permettre aux vendeurs, aux gens qui se retirent, de profiter de l’exemption pour les gains en capital. C’est possible lorsque la vente est faite à des étrangers, mais ce ne l’est pas quand la vente est faite à des membres de la famille. Le Québec a fait un effort en prévoyant des critères pour permettre aux cédants d’aller chercher au moins leur exemption pour gains en capital, comme s’ils avaient vendu à un étranger.
Nous recommandons que ces règles soient appliquées également au fédéral. Je sais que les documents du ministre Morneau évoquent cette possibilité. Nous croyons que ce serait un bon départ pour le gouvernement de se baser sur les règles proposées au Québec. Ces règles sont bien encadrées dans la législation du Québec, et nous pensons que cela pourrait favoriser le transfert des entreprises et le maintien de celles-ci au sein de la famille.
Cela termine notre présentation sur les éléments que nous voulions mentionner relativement au projet du ministre Morneau.
Le président : Merci beaucoup, monsieur St-Roch.
La première question sera posée par la sénatrice Eaton, qui sera suivie par le sénateur Pratte et par la sénatrice Marshall.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : Je vous remercie infiniment de votre témoignage. Monsieur Forget, dans un article qui a paru le mois dernier dans le journal Montreal Gazette, vous avez écrit que le plan fiscal proposé n’a aucun équivalent dans le monde industrialisé.
J’ai lu des déclarations semblables de la part de fiscalistes, en particulier en ce qui a trait aux placements passifs. Ce matin, nous avons entendu M. Michel Coderre parler longuement des placements passifs.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? Le Canada est-il le seul pays du G7 ou du G8 qui prend de telles mesures?
[Français]
M. Forget : Tout d’abord, je dirais que le ministre Morneau fait beaucoup référence, depuis quelque temps, au fait que nous avons le taux d’imposition le plus bas au Canada, et que la mesure qu’il a annoncée hier contribuera davantage à cela pour les petites entreprises. Nous avons effectivement un taux d’imposition très bas. Cependant, comme je le mentionnais plus tôt, la réforme américaine qui est en cours risque d’avoir un impact. C’est le premier élément.
Le deuxième élément, pour ce qui est notamment du placement passif, c’est qu’il y a des juridictions, aux États-Unis par exemple, où c’est plus contrôlé et plus serré. Cela va un peu dans le sens de la réforme proposée par M. Morneau, mais c’est beaucoup plus ciblé, selon les spécialistes fiscalistes. Donc, il y a certains endroits où le placement passif — c’est l’exemple que je peux vous donner — est un peu plus contrôlé. Mais de façon générale, on souhaite que les entreprises puissent accumuler ces sommes-là pour investir davantage, créer de nouvelles entreprises, diversifier leurs investissements, prévoir les périodes plus difficiles et être capables de garder leurs employés également pendant ces périodes. Nous constatons donc que, particulièrement dans le cas du placement passif, nous serions l’une des juridictions qui subiraient les impacts les plus importants en matière de fiscalité, si le gouvernement allait de l’avant avec ces mesures.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : Je ne comprends pas vraiment le ton employé pour exposer la suppression de ces échappatoires fiscales. Le gouvernement fédéral a lui-même indiqué qu’il ne toucherait pas beaucoup d’argent en raison de cette mesure. Elle rapportera 250 ou 300 millions de dollars, ce qui n’est rien du tout comparativement à notre budget.
Ce matin, j’ai demandé à M. Michel Coderre de me citer une tranche de revenus qui seraient considérés comme appartenant à la classe moyenne. Il a mentionné 60 000 $ pour un particulier et peut-être 150 000 $ pour une famille ou pour un revenu conjoint.
Mon esprit n’est peut-être pas assez vif, mais je ne comprends toujours pas comment la suppression de ces échappatoires fiscales profitera aux gens touchant cette tranche de revenus. Vous voyez peut-être comment les gens de la « classe moyenne » en bénéficieront.
[Français]
M. Forget : Je partage votre opinion, parce que je pense que c’est une mauvaise chose que de vouloir parler d’équité en comparant un entrepreneur et un salarié de la classe moyenne. On peut avoir de l’équité dans les classes, entre entrepreneurs et entre salariés, mais vouloir avoir des mesures comparables entre les uns et les autres, c’est extrêmement difficile parce que, comme je le mentionnais plus tôt, leur réalité est totalement différente.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : Même lorsque vous parlez des salariés et des entrepreneurs, nous savons que les recettes annuelles d’un grand nombre de petites entreprises ne dépassent pas beaucoup 60 000 ou 100 000 $. Je ne vois pas l’avantage de supprimer ces échappatoires fiscales. Comment cela aidera-t-il la classe moyenne?
[Français]
Comment cela aidera-t-il les entrepreneurs, parmi nous, qui ne gagnent que 60 000 $ ou 100 000 $ par année? Qu’est-ce que cela va changer pour eux? Quel avantage cela leur procurera-t-il?
M. Forget : Cela ne leur apportera pas d’avantages. Je le mentionnais plus tôt, c’est une réalité, et je n’ai jamais vu autant de gens me parler de cela. Plusieurs entrepreneurs disaient de façon un peu ironique : « Je suis un entrepreneur moyen », dans le sens d’un entrepreneur qui fait partie de ce qu’on appelle la classe moyenne, justement pour les raisons que vous venez d’évoquer.
La baisse du taux d’imposition à 9 p. 100 annoncée hier touche essentiellement des entreprises dirigées par des entrepreneurs qui gagnent des revenus plutôt modestes. Je suis d’accord avec vous, je pense qu’il y a une volonté de remédier aux failles d’un système dont certains pourraient abuser, pas nécessairement de façon malhonnête, car personne n’est en dehors du système fiscal actuel, même s’il y a peut-être des gens qui ne devraient pas en bénéficier. Mais en voulant régler certains problèmes, on est en train de toucher à l’ensemble des entrepreneurs, et beaucoup de spécialistes nous disent que deux ou trois de ces mesures finiront par toucher la plupart des sociétés privées canadiennes.
La sénatrice Eaton : Qui ont des revenus assez moyens.
M. Forget : Effectivement. Et je ne pense pas qu’en imposant de façon massive le placement passif, de la façon dont veut le faire, on va inciter les entrepreneurs qui ont des avoirs à investir davantage. On risque plutôt de créer un comportement tout à fait inverse, ce qui ne serait pas souhaitable pour l’économie, de notre point de vue.
La sénatrice Eaton : Est-ce qu’on peut dire la même chose pour le secteur de l’agriculture?
M. St-Roch : Oui. Je vais me référer à l’exemple tiré des documents du ministre. On parlait de gens qui avaient des revenus de 300 000 $ et plus, et qui mettaient en place des structures légales pour partager les revenus entre des membres de la famille qui ne travaillaient pas. On montrait que ces gens allaient réaliser une économie possible de 40 à 50 000 $ par année grâce à ce jeu de structures.
Dans le domaine agricole, on ne voit pas ce type de structures comme tel. Mais le fait de se demander s’il est raisonnable de donner un salaire de 15 000 $ à 20 000 $ à un enfant qui a travaillé durant l’été et un peu l’hiver, mais qui, malheureusement, a 19 ans, fera en sorte que ce jeune devra payer 53,3 p. 100 d’impôt au Québec. C’est là où on en est. On ne parle pas ici de revenus mirobolants, on parle des revenus qui sont générés en agriculture. Ces règles s’appliqueraient malgré tout au milieu, parce qu’on ne fixe pas de plafond. Les règles s’appliqueraient à tout type d’entreprise. Vous voyez donc l’impact que cela aurait. Nous pensons qu’il est excessif de cibler les revenus d’une façon aussi large.
Le sénateur Pratte : J’ai deux questions. Ma première porte sur les revenus passifs. Les données publiées hier par le ministère des Finances sur les revenus passifs indiquent que 84 p. 100 des sociétés privées n’ont aucun revenu de placements passifs et que 1,6 p. 100 des sociétés privées ont plus de 100 000 $. Le message du gouvernement a toujours été de faire payer les sociétés qui ont les plus gros revenus passifs. À sa place, j’annoncerais qu’on se limitera aux plus grandes sociétés et aux individus qui ont le plus de revenus passifs. Je fixerais un seuil qui laisserait tranquilles environ 95 à 97 p. 100 des entreprises et qui appliquerait la mesure aux 1,6 p. 100 qui font 100 000 $.
Monsieur Forget, vous avez dit que vous ne vouliez pas que la réforme sur les placements passifs soit abandonnée uniquement pour les PME, mais pour tout le monde. Une mesure comme celle dont je parle ne fait pas votre affaire. Pour quelle raison?
M. Forget : On a effectivement entendu l’idée d’un plafond. Plus tôt, j’ai parlé du comportement des entrepreneurs. Plusieurs d’entre eux nous ont dit qu’à partir de maintenant, ils devront réfléchir, compte tenu de ce qui est sur la table, à la confiance qu’ils pourront avoir dans notre régime fiscal, dans leur plan d’affaires à moyen et long terme, et qu’ils devront discuter avec un fiscaliste afin de déterminer comment procéder à l’avenir pour les investissements qu’ils veulent faire, pour le transfert d’une entreprise familiale, et cetera. Les personnes qui soulèvent ces arguments sont celles qui ont des placements passifs et qui font partie du petit pourcentage dont vous venez de parler.
Nous disons que tant qu’il n’y aura pas d’étude d’impact économique réelle sur la réforme qui est proposée, il sera difficile d’établir un plafond et de déterminer l’impact de ce plafond et le comportement des entrepreneurs à la suite de l’établissement d’un tel plafond. C’est pourquoi nous ne conseillons pas de mettre un plafond ni de considérer seulement les PME, mais plutôt de penser également aux plus grandes entreprises. Il y a un enjeu, et plusieurs nous l’ont dit. On veut de l’équité. La compétitivité d’une grande société privée ne doit pas être compromise par rapport à une société publique avec des règles fiscales différentes. Pour un ensemble de tels facteurs, les fiscalistes nous disent de faire attention à l’impact réel sur l’entrepreneur.
On commence à sentir, depuis quelques jours, une préoccupation à l’égard des agriculteurs. Il y aura peut-être une préoccupation à l’égard des femmes dans le fractionnement du revenu. Il y aura peut-être une autre préoccupation à l’égard des plus petites entreprises. Toutefois, il ne faut pas oublier que des entrepreneurs de plus grandes entreprises travaillent aussi fort et doivent être considérés de la même manière. Si on parle d’équité, il faut que ce soit vrai pour tout le monde.
Je ne sais pas si cela répond à votre question clairement.
Le sénateur Pratte : L’objectif de la réforme est quand même de viser une catégorie de gens qui utilisent ces placements non pas pour investir, mais comme fonds de pension ou encore pour économiser. Il y a tout de même un objectif dans cette réforme qui, visiblement, a été mal ciblé, mais l’un des objectifs de cette réforme me semble tout de même valable. Le problème est qu’on a mal ciblé et visé beaucoup trop large. Il faut trouver une façon de cibler. Si on ne cible pas sur le montant, il faut trouver une autre façon, sinon on abandonne tout; mais si on abandonne tout, on abandonne aussi l’objectif valable.
M. Forget : On s’entend. Cependant, est-on capable de déterminer le pourcentage des revenus passifs de ces gens qui, en théorie, va servir à faire des investissements, à agrandir, à acheter de l’équipement, à faire d’autres acquisitions? Que considérer comme étant un seuil raisonnable? Est-ce 100 000 $, 1 million de dollars? Pour un entrepreneur, le seuil raisonnable peut être plus bas que pour un autre. Il y a donc une préoccupation.
Vous parlez de cibler. Qui a-t-on voulu cibler dans cette réforme en voulant régler les failles? Est-ce qu’il s’agit des entrepreneurs en général ou d’une classe d’entrepreneurs? Toute la question se pose.
Le ministre s’inquiète du fait que de plus en plus d’entreprises s’incorporent. Il y a un certain nombre de mesures fiscales vers lesquelles les gouvernements poussent les entreprises, notamment en recherche et développement, qui demandent d’être constituées en sociétés privées. L’équilibre est difficile. Y aller à la pièce, comme on semble le faire, risque d’avoir des impacts non mesurés au moment où on se parle.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : En parlant d’établir un plancher ou un plafond pour les placements passifs, je pensais que les pays souhaitaient attirer des investissements.
Ne risquons-nous pas que cet argent quitte le pays? Si une société est assez importante ou assez lucrative, elle bénéficie des services de bons avocats fiscalistes. Si ces derniers s’aperçoivent que des pénalités seront imposées, ne trouveront-ils pas une excuse pour transférer les fonds hors du pays? Pensez-vous que vous observerez une fuite des capitaux en raison de cette mesure?
[Français]
M. Forget : Je n’ai pas de preuve tangible, mais on doit considérer ce facteur.
Je vais vous lire deux propos de l’un des fiscalistes avec lesquels nous travaillons, en parlant des revenus passifs :
De façon générale, le gouvernement devrait favoriser et non décourager l’épargne et l’investissement. Le revenu passif est l’une de ces mesures. Deuxièmement, la décision à savoir si les bénéfices doivent être réinvestis ou distribués est une question d’ordre commercial.
La question, ce n’est pas qu’on doive le faire en fonction d’une mesure fiscale ou d’une autre. C’est une mesure commerciale qu’une entreprise prend en fonction des revenus qu’elle a choisi d’épargner et qu’elle décide d’investir dans le temps. Je crois que c’est ce qui devrait guider la réflexion du gouvernement fédéral à cet égard.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Merci beaucoup. Ma première question est d’ordre général. Vos organisations respectives ont-elles donné suite aux propositions fiscales? Je pense que la date limite était le 2 octobre. Avez-vous tous deux présenté un mémoire?
M. St-Roch : Oui, ce sont ceux que nous présentons aujourd’hui au comité.
M. Forget : Je vous enverrai une copie de notre document.
La sénatrice Marshall : Nous vous en serions reconnaissants. Merci beaucoup.
Je souhaite vous poser une question à propos de la répartition du revenu. Je sais, monsieur St-Roch, que vous avez mentionné cette stratégie dans votre déclaration préliminaire, mais je me demandais, monsieur Forget, quel genre de commentaires vos membres ont faits en ce qui concerne la répartition du revenu et les contrôles de la vraisemblance.
Certains des mots employés sont « régulier, continu et substantiel ». Un certain nombre d’observations ont été formulées en ce qui concerne la question de savoir si les gens qui tirent parti de la répartition du revenu en ce moment seront en mesure de continuer à le faire en vertu des nouvelles règles. On s’interroge également sur la façon dont l’Agence du revenu du Canada appliquera ces règles.
Pourriez-vous nous informer de ce que vous entendez vos membres dire à ce sujet? Monsieur St-Roch, si vous souhaitez ajouter quelque chose, c’est avec plaisir que j’entendrai tout renseignement supplémentaire que vous désirez nous communiquer.
[Français]
M. Forget : J’aurais deux choses à dire. La première concerne la reconnaissance du rôle de la famille. On parle souvent des entreprises familiales. Ce n’est pas un terme galvaudé, mais une réalité. Une entreprise familiale veut dire qu’il y a une contribution réelle de la famille dans l’entreprise. Vous l’avez bien mentionné dans le cas de l’agriculture, mais je crois que c’est vrai pour plusieurs entreprises familiales d’autres types.
Nos membres nous ont parlé de la reconnaissance du rôle de la famille, qui joue parfois un rôle de façon très active et parfois un autre rôle, et aussi de la reconnaissance qui doit lui revenir tout au long du parcours et même à la fin. Lorsqu’on décide de vendre l’entreprise ou de fermer l’entreprise, notamment dans le cas du gain en capital, il y aura un impact réel sur le conjoint, tout dépendant qui était le propriétaire de l’entreprise. Le premier élément est donc la reconnaissance.
Deuxièmement, le test de « raisonnabilité » pour les entrepreneurs est totalement incompréhensible. Comment fera-t-on pour avoir une discussion avec l’Agence du revenu du Canada pour déterminer ce qui est raisonnable, le type de justification qui devra être faite et ce qui sera contesté? Parce que le test de « raisonnabilité » dans sa forme première sera très difficile d’application. Or, ils ont été très silencieux jusqu’à présent. Je serais curieux d’entendre ce que l’Agence du revenu du Canada pense du fait de devoir appliquer un test de « raisonnabilité » de ce type. Cela nous paraît flou, difficile à appliquer et extrêmement facile à contester. Les entrepreneurs trouvent cela compliqué en matière réglementaire que de devoir investir de l’argent et du temps pour engager des experts fiscalistes qui les aideront à déterminer ce qui est raisonnable. Cela n’a aucun sens.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Les règles vont évidemment être resserrées. C’est l’objectif premier de la réforme. Le gouvernement estime que cette mesure lui permettra de percevoir 250 millions de dollars de plus.
Lorsque vous parlez de la contribution de la famille, il s’agit de la cellule familiale. Nous avons entendu le témoignage des représentants officiels du ministère des Finances. Mon interprétation de leur témoignage, c’est qu’ils ne sont pas très bien disposés à l’égard du concept de l’entreprise familiale. Ce concept a presque été rejeté.
Je sais que ce ne sont pas eux qui appliqueront les règles et que la décision reviendra à l’Agence du revenu du Canada, mais cela a préoccupé certains de nos membres.
Monsieur St-Roch, avez-vous d’autres observations à formuler à propos de la répartition du revenu?
[Français]
M. St-Roch : Dans le cadre des consultations, nous avons rencontré des représentants du ministère des Finances. On leur a expliqué la même chose qu’on vous a expliquée aujourd’hui. Ils étaient d’avis que cela ne s’appliquera pas. Ils semblaient assez candides dans la compréhension des règles qu’ils proposaient. Ce qui est préoccupant, c’est que ceux qui rédigent les textes de loi ne sont pas ceux qui les appliquent, et les vérificateurs d’impôt n’ont pas de directives en ce moment. Pour connaître un peu leur façon de fonctionner, ils doivent appliquer la loi comme elle est écrite et, tant qu’il n’y a pas de jugement ou de décision qui trace la voie pour l’interprétation de ces règles, cela risque d’être n’importe quoi.
Qu’est-ce que tout cela va ajouter dans le fonctionnement de l’entreprise au sein de la famille pour essayer de démontrer qu’une personne a effectivement travaillé 10,25 heures, qu’elle a pris 30 minutes pour conduire le tracteur dans le fond du champ, qu’elle a aidé à faire le train, et cetera? De plus, ces règles prévoient la nécessité de comparer la situation d’une personne avec une autre personne avec qui je n’ai pas de lien de dépendance. Le salaire que je verserai à mon enfant est-il comparable à celui d’un employé responsable de la manœuvre? Cette personne a-t-elle la même compréhension de l’entreprise que mon enfant? Comment justifier de lui verser 25 $ l’heure et 13 $ l’heure à l’autre? Jusqu’où iront les comparaisons? C’est là que tout dérape. Comment évaluer la part de capital d’un jeune qui n’a pas d’argent, mais à qui on a transféré des parts pour l’impliquer dans l’entreprise? Les parts de revenus de l’entreprise qu’on lui accordera seront-elles raisonnables étant donné qu’il n’a pas investi d’argent? C’est encore très flou en ce qui concerne ces règles.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Merci.
J’aimerais également poser une question à propos des placements passifs, parce que les documents que le ministère des Finances nous a fournis indiquent qu’une société privée qui a recours à des placements passifs bénéficiera d’un avantage financier en conservant ces fonds, alors qu’un particulier n’en retirera pas le même avantage.
Certaines des réponses envoyées par quelques fiscalistes ou avocats fiscalistes indiquent que, dans certains cas, c’est en fait le contraire qui se produit. Ils soutiennent que le ministère des Finances a sélectionné seulement des exemples qui appuient ce qu’il tentait de démontrer. Il ne fournit pas tous les exemples possibles, en ce sens que, dans certains cas, il n’est pas avantageux de posséder une société privée. Il est plus profitable que les revenus soient imposés selon le taux des particuliers.
Je m’efforce de déterminer qui a raison, du ministère des Finances ou des fiscalistes. Est-ce qu’une situation de ce genre a été portée à votre attention par l’un ou l’autre de vos membres?
[Français]
M. St-Roch : Non. En règle générale, il n’y a pas beaucoup de surplus d’argent dans le milieu agricole. Les agriculteurs utilisent l’argent pour remplacer les équipements, acheter une terre supplémentaire ou rembourser des dettes, parce que le taux d’endettement est assez élevé. Lorsqu’on veut transférer l’entreprise à la génération suivante, on assainira les finances de l’entreprise pour laisser le moins de dettes possible afin de faciliter le transfert. Les parents et les enfants vivent des revenus de l’entreprise. Cela n’a pas été un élément important en ce qui a trait aux surplus accumulés. Cette question n’a pas été soulevée.
Si j’investis de l’argent dans le programme de sécurité du revenu Agri-investissement pour les coups durs, ces sommes d’argent seront-elles reconnues comme étant valables? Si j’ai loué des terres à mon enfant, continueront-elles d’être reconnues comme étant valables et seront-elles visées par les règles qu’on veut mettre en place? C’est un exemple des préoccupations soulevées, parce que les surplus ne sont pas monnaie courante dans le domaine agricole.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Je crois qu’au cours de votre déclaration préliminaire, vous avez indiqué que, dans certains cas, les revenus sont imposés à un taux de 73 p. 100. Ai-je raison?
[Français]
M. Forget : Effectivement, selon plusieurs fiscalistes, la proposition de juillet retire le remboursement partiel de l’impôt des sociétés. Lorsqu’un placement se fait, une partie de l’impôt est retenue. À la fin, lorsqu’on sortait cet argent, il y avait un remboursement sur l’impôt retenu à la base. On comprend que ce retrait partiel serait aboli et c’est ce qui amène des taux d’imposition qui pourraient atteindre 73 p. 100. C’est ce que nous expliquent les fiscalistes en cette matière.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Merci beaucoup.
[Français]
Le sénateur Forest : Je vous remercie de votre témoignage qui est fort utile. Un régime fiscal doit viser deux objectifs importants : partager équitablement l’effort fiscal des personnes physiques et morales en matière de services collectifs et créer un environnement fiscal compétitif dans un contexte économique de plus en plus mondial. À ce chapitre, pour créer une plus grande équité, on a du chemin à faire sur le plan de l’environnement.
Le fait que 1,6 p. 100 de l’ensemble des entreprises canadiennes possède plus de 85 p. 100 des capitaux passifs m’interpelle. N’y a-t-il pas là une situation qui fait qu’on est en droit de s’interroger? À titre d’exemple — et le défi est là —, ce matin, un autre témoin nous suggérait de définir un seuil et de définir aussi, compte tenu de la nature de l’entreprise, ses besoins en termes de fonds de roulement ou pour renouveler son parc technologique ou à des fins de retraite. Monsieur Forget, n’y a-t-il pas là un exercice auquel votre organisation a réfléchi qui serait de créer des balises? Parce que la réalité, c’est que 1,6 p. 100 des entreprises canadiennes détient plus de 85 p. 100 de tous les passifs au Canada. Il y a quand même là une réalité assez importante.
M. Forget : La réponse est oui, mais il faut tout d’abord examiner le tissu des entreprises canadiennes. Une grande majorité de nos entreprises sont petites et même très petites. C’est un défi. Les entreprises de grande taille et de taille moyenne, on n’en a pas beaucoup. Est-ce qu’on en veut plus? Est-ce qu’on veut en intéresser davantage à s’établir et à grandir? Est-ce qu’on souhaite qu’il y en ait davantage? Il faut souhaiter que davantage de plus petites entreprises se regroupent pour devenir plus grandes et pouvoir exporter davantage et créer davantage de produits à valeur ajoutée. On est une société exportatrice parce qu’on n’a pas le choix. Il faut favoriser le fait d’avoir des entreprises de plus grande taille. Alors, cela étant dit, oui, c’est un petit nombre de plus grandes sociétés privées qui ont ce revenu passif, mais si l’objectif ultime est d’investir davantage à terme, en tant que société, on va gagner. C’est pour cette raison que je suis mal placé pour dire quel est le seuil idéal.
Par contre, je peux vous dire que si on ne fait pas une réelle étude d’impact sur les mesures qu’on met de l’avant... Je constate et je dis toujours qu’on est souvent un bon baromètre comme organisation, parce qu’on entend les entrepreneurs et, actuellement, il y a une grande réflexion qui va modifier le comportement des entrepreneurs. Pourant, l’objectif à atteindre est de faire en sorte que cette grande masse d’argent soit réinvestie dans l’économie. Or, est-ce vraiment dans l’économie que cette masse d’argent sera investie? Je ne le sais pas. Il faut poser la question et, avant poser des gestes, il faut avoir des études sérieuses qui vont nous garantir que l’argent ne va pas disparaître ou ne sera pas investi autrement ou vendu à des sociétés étrangères.
C’est un problème complexe. Les objectifs de base sont louables, mais j’ai peur que le résultat aille à l’inverse de nos souhaits, et c’est dramatique. Oui, il y a beaucoup de petites entreprises qui ont mis de côté peu de capital, mais il y en a des moyennes et des plus grandes qui en ont beaucoup, qui souhaitent probablement faire des investissements à moyen et à long terme et qui aiment mieux le faire elles-mêmes que par l’intermédiaire des institutions financières. C’est la réalité commerciale des entrepreneurs. Alors, la prémisse ne doit pas être celle selon laquelle les entrepreneurs ont mis cet argent de côté pour sauver de l’impôt. C’est mal amorcer le débat que de penser que c’est fait exclusivement pour sauver de l’impôt. Dans bien des cas, le premier objectif de l’entrepreneur est de faire fructifier son entreprise. C’est la prémisse à mettre de l’avant.
Le sénateur Forest : On parle des entrepreneurs, mais on parle de 98,4 p. 100 d’entrepreneurs qui ont moins de 100 000 $ en capital passif, et on n’a pas de données sur les 1,6 p. 100 restants. On ne sait pas comment ils utilisent leur capital.
M. Forget : Par ailleurs, on sait que, au Québec particulièrement, on a un déficit dans les investissements privés qui est en baisse constante depuis un certain nombre d’années. Il ne faut pas négliger cela. On a besoin de plus d’investissements privés. Il faut intéresser les entreprises à investir davantage et non pas les décourager.
Le sénateur Forest : Monsieur St-Roch, la relève agricole me préoccupe beaucoup. Nous sommes dans un environnement fiscal qui motive trop souvent nos entrepreneurs agricoles à vendre leurs quotas, leur machinerie à l’encan et leurs terres. Est-ce que cette réforme vient encore accentuer cet environnement qui, au lieu de protéger l’activité agricole, protège les terres souvent vendues à de grands consortiums, ce qui est malheureux? Est-ce que cela vient encore accentuer ce problème de relève de nos entreprises agricoles pour pérenniser l’activité agricole sur le territoire?
M. St-Roch : Je dirais que oui, parce que les mesures qui sont annoncées ne font que jeter une incertitude sur le fonctionnement ou sur la répartition des revenus de la famille tirés de l’entreprise. Évidemment, il y aura les changements pour l’exemption pour le gain en capital, mais encore là, on ajoute un fardeau, une imposition supplémentaire, même s’il y a un transfert familial. Dans ce cas, les gens se disaient qu’à ce coût, ils allaient payer davantage d’impôts dans ces transferts. Souvent, s’ils transfèrent leur entreprise à leurs enfants et qu’il n’y a pas d’impôt, ça va. Mais quand il y a un fardeau fiscal qui s’ajoute au fait de ne pas avoir d’argent, parce que les enfants n’achètent pas les biens qui leur sont transférés, l’incertitude qui est créée les incite à ne pas procéder au transfert parce qu’ils risquent de taxer leurs jeunes à 53 p. 100 du revenu, compte tenu du fait que le capital qui leur a été donné ne reconnaît pas leur implication. Ils ne le feront pas et, à la limite, s’ils ne le font pas, qu’est-ce qui va arriver? Ils vont perdre leurs actifs? On va plus loin dans le raisonnement, mais cela ajoute au climat d’incertitude quant à l’avenir. Il y aura peut-être des changements favorables. On le souhaite, ou du moins des clarifications à ces règles, mais on n’en est pas là pour l’instant. Pour répondre à votre question, effectivement, oui, cela ne peut pas aider dans l’esprit des transferts des entreprises actuellement.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Merci, chers témoins. Vous avez mentionné plus tôt qu’il y avait 41 000 agriculteurs au Québec.
M. St-Roch : Oui.
Le sénateur Oh : Alors, il y a probablement plus de 300 000 personnes qui jouent directement un rôle dans les entreprises agricoles. S’il y a 41 000 agriculteurs, le nombre de travailleurs qui participent aux entreprises agricoles s’élève à plus de 300 000 travailleurs.
M. St-Roch : Oui. Si vous parlez des employés, oui.
Le sénateur Oh : Vous avez mentionné plus tôt les craintes des agriculteurs, le fait qu’ils sont très préoccupés par les réformes fiscales qui s’en viennent.
M. St-Roch : Oui.
Le sénateur Oh : Si les mesures nuisent à la capacité des agriculteurs d’épargner de l’argent dans le cadre de l’exploitation de leur ferme, qu’arrivera-t-il à la prochaine génération d’agriculteurs? Nous avons besoin de jeunes agriculteurs. Si rien n’incite les gens à exploiter des fermes, qui le fera? Cela aura une incidence sur la prochaine génération d’agriculteurs du Canada.
[Français]
M. St-Roch : Le problème est plus large que la question de l’impôt. Il est certain que les problématiques de revenus sont importantes. On le voit aujourd’hui avec les négociations de l’ALENA où la gestion de l’offre, les produits agricoles sont menacés par les Américains dans leur approche. Donc, il y a la question d’avoir les revenus du marché qui pose problème dans le cadre du transfert des entreprises pour maintenir ces entreprises en activité. Mais, évidemment, si en plus de cela on insère des règles qui risquent d’augmenter le fardeau fiscal de la famille en raison du transfert des actifs, encore une fois, on vient de décourager le maintien de ces entreprises agricoles. Les gens pourraient penser qu’il est moins intéressant de continuer et qu’il y a peut-être quelqu’un qui serait prêt à acheter leurs terres ou leurs quotas, parce qu’ils ne voient pas d’avenir et qu’en transférant, ils seront davantage dans le négatif que dans le positif.
Effectivement, ces mesures ne représentent pas un incitatif, et il y a aussi un travail à faire concernant l’aspect de l’accès aux marchés et de la protection des marchés agricoles.
On revient aussi aux efforts du gouvernement en vue de prévoir des programmes de sécurité du revenu. Je parlais tantôt du programme Agri-investissement, et il y aussi le programme Agri-stabilité; ce sont des programmes utiles et on se demande si ces modifications législatives ne nuiront pas également à ces programmes par l’application d’un impôt supplémentaire. C’est à se poser différentes questions. Tout cela est global, mais cela touche plusieurs aspects, et on a besoin de clarifications.
Il y a des règles techniques, comme certains articles de loi anti-évitement qui ont été mentionnés dans le projet de cet été, qui laissent également entrevoir une problématique quant à l’interprétation de la Loi de l’impôt sur le revenu, entre autres dans le cadre de l’article 246.1 qui semble limiter la possibilité de faire des transferts à des entreprises incorporées. Le ministre a lancé cela sans donner d’exemples. Ainsi, les gens se demandent s’ils peuvent transférer des actifs dans leur compagnie pour maintenir leurs opérations. Si cela crée du gain en capital, ils se demandent s’ils seront imposés en double. Ce sont des problèmes qui n’ont pas été expliqués, mais on a appliqué des règles en disant que des gens en abusaient. Mais on ne sait pas qui, on ne sait pas quoi.
Des transferts d’actifs agricoles à des compagnies agricoles, cela se fait couramment; est-ce visé ou non, on ne le sait pas. Il faudrait que le ministre des Finances explique mieux ce qu’il vise. Vous consulterez les documents, on n’y trouve aucun exemple d’application, mais on a tout de même dit qu’on allait viser des transactions de transfert d’actifs, et c’est tout ce qui a été dit. De quoi s’agit-il? On ne le sait pas et c’est rétroactif au 18 juillet 2017. C’est un autre facteur qui rend un peu incertain le développement des entreprises.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Convenez-vous que la réforme fiscale ne contribuera pas à notre croissance économique? En outre, maintenant que l’ALENA nous cause des problèmes, la situation du secteur agricole s’aggravera-t-elle?
[Français]
M. St-Roch : C’est une bonne question.
Je dirais que, indépendamment du projet de loi qui crée une incertitude auprès des entreprises agricoles, ces dernières vivent d’autres incertitudes face aux marchés possibles et aux dangers que pose l’accès au marché canadien par les Américains. Déjà, c’est quelque chose qui est préoccupant. Maintenant, on vient jeter un pavé dans la mare en disant que, de surcroît, on va aller gratter dans les familles pour voir si leur enfant travaille suffisamment pour avoir droit à son salaire de 15 000 $ ou 20 000 $ par année. C’est une affaire de plus, et on ne pense pas que cela devrait s’appliquer aux entreprises.
M. Forget : J’aimerais ajouter deux commentaires à ce qui vient d’être dit. Un défi démographique important se pose au Canada et il est encore plus important au Québec.
Selon la Banque de développement du Canada, de 30 à 40 p. 100 des entrepreneurs vont, au cours des 10 prochaines années, céder ou vendre leur entreprise ou encore passer la main à quelqu’un d’autre. Ce sont des nombres très importants. Il va falloir s’interroger à savoir quel genre de régime fiscal on veut mettre en place afin que ces entreprises continuent de croître et qu’elles demeurent au Canada. Il s’agit là d’un premier élément.
J’ai déjà mentionné le deuxième élément, mais je vous le répète, car je pense que la manière dont cette réforme a été proposée va laisser des traces. Il est difficile de remettre le dentifrice dans le tube, j’en conviens. Cela dit, nous devons souhaiter que le gouvernement fédéral puisse rapidement rectifier la situation, parce que la confiance envers le régime fiscal est très importante pour les décisions d’affaires des entrepreneurs canadiens et pour ceux qui auraient un intérêt à investir au Canada. Il ne faut pas négliger cela dans la séquence qui va suivre à partir d’aujourd’hui.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : J’écoutais la réponse que vous avez donnée au sénateur Oh, et je me demandais où, selon vous, cela nous mènera. Je pense en particulier aux observations que vous avez formulées au sujet des agriculteurs du Québec.
Il y a l’ALENA, il y a ces propositions fiscales, et il faut réfléchir aux changements démographiques. Plus tôt, nous parlions de la fuite des capitaux. Nous savons que les recettes liées au taux d’imposition de 33 p. 100 qui étaient prévues l’année dernière ne se sont pas concrétisées. Par conséquent, j’ignore si les gens assujettis au taux d’imposition de 33 p. 100 sont en train de déménager au sud de notre frontière.
Où pensez-vous que cela va nous mener? Croyez-vous qu’il s’agit simplement d’une déconvenue dont les agriculteurs se remettront ou à laquelle ils s’adapteront? Ou, estimez-vous que ces propositions auront une incidence plus profonde, parce que d’autres facteurs, comme l’ALENA et l’accès aux marchés, s’ajoutent à cela?
[Français]
M. St-Roch : Il est un peu difficile de prévoir l’avenir. Toutefois, même si les choses changent, les entreprises demeurent profondément familiales. Le fonctionnement est le même qu’il a toujours été; au niveau de la famille, la relation informelle qui existe dans les entreprises est menacée par ces mesures, puisqu’on s’attend à une reddition de comptes sur la façon dont on va travailler, sur l’apport en capital à investir, et ainsi de suite.
Si ces propositions sont maintenues, je crois que cela créera une autre dynamique qui pourrait même nuire à l’impulsion ou à la motivation des gens. Ils vont se questionner à savoir s’ils peuvent être rémunérés de la bonne façon, s’il faut parler au comptable, s’ils doivent consigner toutes les heures de travail, et ils vont se demander combien ils paieraient pour une autre personne qui ferait le même travail. C’est improductif de faire tout cela, alors qu’on est plutôt dans un climat de fonctionnement en groupe, en famille. Si ces mesures sont en place, cela nuira à tout cela.
Il est difficile de combiner tout cela avec les conflits commerciaux internationaux, mais je crois que cela s’ajoute à la pression imposée aux entreprises agricoles. Il y a déjà assez de pression liée au besoin d’être rentable, alors s’il faut en plus les accrocher sur des questions de conformité, c’est simplement négatif dans l’ensemble.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Monsieur Forget, qu’en est-il de vos membres? Je suppose que certains d’entre eux sont des agriculteurs, n’est-ce pas?
[Français]
M. Forget : Il y en a peu. Essentiellement, nos membres sont surtout de grandes organisations comme Agropur ou la Coop fédérée, soit de grands regroupements de fermiers.
M. St-Roch me corrigera si j’ai tort ou raison, mais je comprends que la valeur des fermes, l’actif, qui est en forte croissance, demande aussi une forme d’organisation fiscale différente. Il y a de plus en plus d’incorporations et la pression est de plus en plus grande, compte tenu de la valeur de l’actif sur les fermes. C’est un propos que j’ai entendu lors de différentes rencontres à cet égard.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Je suppose qu’avant de faire quoi que ce soit, la première étape consiste à vous poser quelques questions. Quels sont mes buts à long terme? Mes enfants peuvent-ils gagner leur vie en reprenant mon entreprise? Quels sont les enjeux à l’horizon ?
Certaines personnes peuvent penser qu’il vaudrait mieux que leurs enfants suivent une autre voie, plutôt que de rester à la ferme et de s’en occuper. Ce dilemme est très intéressant, car diverses pressions sont exercées qui ne se limitent pas aux propositions fiscales. Ces propositions sont peut-être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais d’autres facteurs contribuent également à la situation.
[Français]
Le sénateur Pratte : Beaucoup de questions ont été posées depuis le dépôt de la présentation de ce projet de réforme, par exemple, sur le sens de l’équité fiscale. Plusieurs personnes ont discuté de ce que voulait dire « l’équité fiscale ». Et comme le sénateur Forest l’a dit, l’objectif principal d’un régime fiscal est d’assurer l’équité entre les différents contribuables, mais l’équité fiscale, c’est difficile à définir. Beaucoup de gens aussi ont souligné la complexité du régime fiscal. Le projet de réforme est très complexe. À propos de ces deux questions, plusieurs personnes ont recommandé qu’on fasse un examen complet du régime fiscal. À l’échelle fédérale, cela n’a pas été fait depuis la commission Carter, il y a une cinquantaine d’années. Les témoins qui ont comparu ce matin étaient favorables à cet exercice. Qu’est-ce que vous en pensez? Une fois le cas de cette réforme-ci réglé cette semaine, est-ce que ce serait une bonne chose de faire un examen approfondi? Si oui, qu’est-ce qui devrait être examiné, à votre avis?
M. St-Roch : Je vais prendre un exemple du Québec. Il y a quelques années, un comité a été mandaté pour revoir l’ensemble des mesures du système québécois, qui est semblable au système fédéral. Ce n’est pas une copie conforme, mais il y a beaucoup de mesures qui sont identiques. Il y a eu des pages et des pages d’énoncés des mesures qui existaient. Ils ont fait une évaluation à savoir si ces mesures avaient toujours leur raison d’être en termes d’incitatifs. Parce que souvent, les mesures fiscales servent d’incitatif à des gestes économiques comme des crédits à l’investissement ou des dépenses accélérées pour certains actifs, et cetera. En tout cas, un travail a été fait.
Évidemment, le gouvernement du Québec a « fait son lit » sur certaines mesures, et il aurait fallu une plus grande réforme globale. Je pense que certains éléments ont donné des résultats au Québec. Le régime fédéral étant semblable, il y a sûrement certains éléments qui pourraient être revus dans le régime fédéral. La loi est ainsi faite; toutes les règles s’entrecroisent. Les propositions législatives de M. Morneau de cet été — je vais prendre l’exemple agricole — croisent d’autres mesures favorisant le transfert et nuisent à ces mesures-là par d’autres effets. Donc, on se retrouve à avoir des mesures fiscales qui ne vont pas dans le même sens. Je ne sais pas, on n’a peut-être pas pensé à regarder l’ensemble de la loi pour en apercevoir toutes les implications. Le fait d’appliquer cette mesure nuisait à une autre mesure qui était déjà en place.
Pour revoir la loi dans son ensemble et pour que toutes les mesures aillent dans la même direction, je pense que ce serait un exercice intéressant, parce que, effectivement, certaines dispositions se nuisent l’une l’autre. On perd de vue certains objectifs. Évidemment, c’est un long exercice, mais il pourrait en sortir des recommandations et des ajustements qui pourraient être bénéfiques. Il est bon de réfléchir de temps à autre à notre système, surtout si l’on veut s’en servir pour favoriser et améliorer l’économie. Peut-être que, quelquefois, ce n’est pas ce qui arrive à cause des contraintes imposées aux entreprises.
M. Forget : Je suis tout à fait d’accord avec cela. Comme organisation, on l’a demandé dans nos mémoires prébudgétaires au gouvernement fédéral depuis un certain temps, notamment depuis la commission Godbout, au Québec, sur la réforme de la fiscalité, qui a fait un travail assez exhaustif. Je pense que nous sommes vraiment rendus là. La complexité de notre régime fiscal dans un premier temps et, deuxièmement, au-delà de l’enjeu d’équité, qui est très important, sert-elle bien l’économie canadienne? Quatre éléments doivent être examinés dans tout cela. Tout d’abord, il y a la concurrence fiscale entre juridictions. On est dans un marché de plus en plus ouvert, on a des traités de libre-échange, il y a de plus en plus de mobilité de la main-d’œuvre avec ces traités. Prenons l’exemple des salariés plus élevés : on vient d’augmenter le taux d’imposition à 53 p. 100. Est-ce que la concurrence fiscale entre juridictions est rentable pour le Canada? C’est l’un des éléments à examiner.
Le deuxième, ce sont les dépenses fiscales. On a fait en partie l’exercice au Québec en se rendant compte trop souvent qu’on mettait en place des mesures fiscales sans les suivre et sans mesurer à la fin si l’on avait obtenu les résultats escomptés. Je ne sais pas si l’on est mieux équipé au niveau fédéral pour le faire. Dans le cas de la commission Godbout, on a même suggéré des clauses crépusculaires sur les mesures fiscales en se posant la question, à l’occasion, à savoir si elles ont donné les résultats escomptés. On risque d’être très surpris des mesures fiscales extrêmement efficaces dont on limite les possibilités par toutes sortes de contraintes, ou, à l’inverse, on peut mettre davantage d’accent sur d’autres mesures qui sont en place, qui servent peu de gens et qui ont peu d’utilité. En matière de dépenses fiscales, on aurait tout un exercice à faire.
Le troisième élément, c’est une plus grande harmonisation entre le régime fédéral et, dans le cas qui nous occupe, le régime du Québec. Combien de fiscalistes et de comptables nous disent qu’il ne fait aucun sens de ne pas avoir une meilleure harmonisation de nos deux régimes.
Le dernier élément, comme le disent beaucoup de spécialistes, c’est que ce qui nuit le plus à l’économie, c’est l’impôt sur le revenu des sociétés, après la taxe sur le capital qu’on a abolie au Canada il y a un certain nombre d’années. Donc, il y a peut-être une réflexion à faire sur ce qui est plus rentable pour l’économie canadienne. Est-ce de regarder davantage les taxes à la consommation et de diminuer l’impôt sur le revenu des sociétés et l’impôt des particuliers? Il y a une réflexion à faire sur la répartition entre l’impôt sur les revenus et les taxes à la consommation. Il y a au moins ces quatre éléments qui mériteraient d’être analysés dans le cadre d’une réforme qui nous apparaît logique d’une façon plus globale.
[Traduction]
La sénatrice Eaton : J’aimerais parler des placements passifs du secteur agricole.
J’ai siégé au sein du Comité de l’agriculture du sénateur Percy Mockler pendant cinq ans et, ce que nous avons constaté, c’est que, de nos jours, plus l’exploitation agricole est importante, plus, à certains égards, elle est productive d’un point de vue fiscal. Si les fermes du Québec et du reste du pays souhaitent demeurer rentables, elles ont tendance à devoir se développer et accroître leur efficacité. Pour ce faire, elles doivent acheter du matériel, et il est toujours possible qu’elles s’endettent et qu’elles aient de mauvaises récoltes.
Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement fédéral envisage même d’imposer les placements passifs que les agriculteurs effectuent d’une année à l’autre. Je trouve cela étonnant étant donné qu’ils sont au bord du gouffre une grande partie du temps, voir tout le temps.
[Français]
M. St-Roch : En fait, je pense que cela rejoint un peu notre préoccupation. Il est certain que, comme je le disais plus tôt, dans le milieu agricole, il n’y a pas nécessairement beaucoup de capital en argent qui est disponible. Il est surtout réinvesti, comme vous l’avez dit, dans l’achat de biens productifs. C’est pour cela que, lorsqu’on regardait la mesure du point de vue agricole, on était plus préoccupé par certains types d’actifs acquis dans les entreprises et qui pourraient, selon les documents, être considérés comme du revenu passif et être assujettis à des taux d’imposition extrêmes, si l’on veut. Selon notre compréhension, oui c’est un revenu passif ou potentiellement passif, mais lorsqu’on va retirer, par exemple, les sommes des comptes Agri-investissement pour compenser des déficits ou des problèmes dans l’entreprise, pourquoi ces sommes-là pourraient-elles être assujetties à un taux d’imposition aussi important?
C’est pourquoi on a ciblé certains investissements qui nous apparaissaient essentiels au fonctionnement des entreprises et qui ne devaient pas être soumis à toute cette réglementation en ce qui concerne les revenus passifs. Au-delà de cela, je pense que c’est peut-être la position des entreprises, autres que l’agriculture, qui font face encore davantage au problème du capital qui n’est pas réinvesti immédiatement dans des actifs productifs.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Je crois que plus j’entends de témoignages, plus je me pose de questions.
Nous avons entendu dire plus tôt que 20 000 sociétés privées disposaient de revenus passifs supérieurs à 100 000 $. Savez-vous combien de vos membres ont des revenus passifs de cet ordre?
Il semble que le gouvernement fédéral se soucie de ceux qui ont des revenus passifs de plus de 100 000 $. Savez-vous combien de vos membres appartiennent à cette catégorie?
[Français]
M. St-Roch : Non, je n’ai pas cette information. On n’a pas les détails. On connaît le type de production de nos membres et de quel type d’entreprise il s’agit, à savoir s’ils sont incorporés ou non. Toutefois, on ne demande pas quels sont leurs actifs et on ne connaît pas leur position financière. Selon mon expérience avec de nombreuses entreprises agricoles, on verra peut-être cette situation dans un cas où l’agriculteur cesserait ses opérations, vendrait ses actifs et aurait du capital à sa disposition. Généralement, cette personne n’est plus un agriculteur. Elle ne fait pas partie de notre préoccupation. Notre préoccupation porte surtout sur les agriculteurs qui sont actifs dans le domaine.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Monsieur Forget, avez-vous des connaissances de ce genre au sujet de vos membres? Disposez-vous de ces renseignements?
[Français]
M. Forget : Malheureusement, je n’ai pas de données à ce sujet. Cela dit, il faut penser à tous les entrepreneurs qui aspirent à en obtenir pour grandir et croître. Je pense aussi à ces entrepreneurs. L’objectif devrait être d’augmenter le pourcentage d’entreprises qui ont du capital passif afin qu’ils l’investissent ici ensuite. Il ne faut pas oublier qu’un certain nombre d’entrepreneurs accumulent un montant pour leur retraite, parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de le faire, ou pour d’autres enjeux de ce type. Il faut aussi tenir compte de ce point dans la réflexion sur le montant disponible en capital passif.
[Traduction]
La sénatrice Marshall : Nous savons qu’il y en a 20 000 et qu’il s’agit de 100 000 $, mais il serait intéressant de connaître d’autres caractéristiques de ce groupe.
[Français]
Le sénateur Forest : Effectivement, si on fait 1,6 p. 100, cela fait 26 800 $, donc plus de 20 000 $. Ils ont accumulé plus de 100 000 $. Les directives existent, mais l’application des règles n’est pas définie, ce qui peut être inquiétant. Un cadre du ministère des Finances a comparu devant notre comité. Il a mentionné qu’un conjoint ou une conjointe qui choisit de demeurer à la maison pour que le conjoint ou la conjointe se consacre entièrement à l’entreprise demeure un choix personnel. Il ne doit donc pas être considéré comme un partenaire du développement de cette entreprise. Cela peut poser certains problèmes en l’absence de balises, à savoir comment on appliquera les règles. Entre l’esprit et la lettre, il y a souvent un écart assez important entre l’objectif politique et l’application technocratique.
On dit qu’une image vaut mille mots. Vous avez fait référence aux dispositions contradictoires dans la fiscalité. J’aimerais que vous nous fassiez parvenir quelques exemples de politiques fiscales qui sont en contradiction avec les résultats nets de la politique. Cela permettrait d’expliquer clairement l’incohérence dans l’ensemble de la fiscalité. C’est plutôt une demande qu’une question.
Le président : Messieurs, pouvez-vous faire parvenir l’information à la greffière?
M. Forget : Oui.
M. St-Roch : Avec plaisir.
Le président : J’ai écouté attentivement vos propos, monsieur Forget, concernant la concurrence fiscale entre différentes juridictions. Ma question est la suivante : selon vous, les professionnels qui sont en train de créer une incertitude économique devraient-ils être assujettis aux mêmes règles fiscales que les autres actionnaires de sociétés privées sous contrôle canadien en matière de répartition du revenu? Quelle est votre opinion à ce sujet?
M. Forget : Tout d’abord, en tant qu’organisme, on ne représente que des entreprises. Je ne représente pas des professionnels comme tels. Quelques grands bureaux de firmes comptables sont membres de la fédération. Ce que j’ai souvent entendu au cours des dernières semaines, c’est qu’il faut faire la distinction entre le professionnel et celui qui prend des risques, qui investit dans des actifs, qui a une entreprise qui croît, qui est sujette à une faillite, le cas échéant. Ce genre de réflexion doit se faire quand on parle de professionnels dans les différentes catégories que je viens de mentionner. On a des exemples de professionnels qui se sont constitués en société et qui ont fait faillite. C’est bien différent de quelqu’un qui est seul à son compte et qui se constitue en société.
Le président : Si j’ai bien compris, on devrait plutôt mener une étude globale sur l’impôt personnel et l’impôt des sociétés afin de faire des recommandations au gouvernement, même dans les juridictions qui font concurrence?
M. Forget : Je répondais au sénateur Pratte au sujet d’une réforme globale de la fiscalité. Celle-ci devrait tenir compte de l’impôt sur le revenu des particuliers et de l’impôt sur le revenu des sociétés, et évaluer la concurrence fiscale autant du côté des particuliers que du côté des sociétés.
Le président : Devrait-on aussi prendre connaissance de ce qui se fait à l’échelle internationale et le tempérer, notamment en ce qui concerne les banques?
M. Forget : Je n’ai pas la spécialité pour répondre à votre question. Je suis désolé.
Le président : Merci de votre présence, de nous avoir fait part de vos opinions et d’avoir répondu à nos questions. Nous devrions être en mesure de déposer notre rapport d’ici les Fêtes. Entre-temps, si vous avez d’autres commentaires à transmettre à notre comité, n’hésitez pas à le faire par l’intermédiaire de la greffière ou des sénateurs.
[Traduction]
Je vous remercie infiniment, chers témoins.
Notre prochaine séance aurait lieu demain soir, à 18 h 45, dans la même salle.
(La séance est levée.)