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OLLO - Comité permanent

Langues officielles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Langues officielles

Fascicule no 29 - Témoignages du 22 octobre 2018


OTTAWA, le lundi 22 octobre 2018

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 17 heures, en séance publique, afin de poursuivre son étude de la perspective des Canadiens au sujet d’une modernisation de la Loi sur les langues officielles, et à huis clos, pour procéder à l’étude d’un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, la séance est ouverte. Je m’appelle René Cormier, je suis un sénateur du Nouveau-Brunswick, et j’ai le plaisir de présider la réunion de ce soir.

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles poursuit son étude en cinq volets sur la perspective des Canadiens au sujet de la modernisation de la Loi sur les langues officielles.

Dans le cadre du quatrième volet de notre étude portant sur le secteur de la justice, nous avons le plaisir d’accueillir M. Ronald Bisson, directeur du Réseau national de formation en justice, ainsi que Mme Nadia Effendi, présidente de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario. Elle est accompagnée de Mme Geneviève Pilon, directrice générale par intérim. Bienvenue à vous.

Avant de laisser la parole à nos témoins, j’invite les membres du comité à bien vouloir se présenter, en commençant par la vice-présidente du comité.

La sénatrice Poirier : Bonsoir et bienvenue. Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Smith : Bonsoir. Larry Smith, du Québec.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

La sénatrice Forest-Niesing : Josée Forest-Niesing, de l’Ontario.

La sénatrice Moncion : Lucie Moncion, de l’Ontario.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

Le président : Merci beaucoup, chers collègues. Monsieur Bisson, la parole est à vous.

Ronald Bisson, directeur, Réseau national de formation en justice : Merci beaucoup de l’invitation. Nous sommes très heureux d’être parmi vous ce soir. Nous vous avons remis notre mémoire, donc je prendrai les cinq minutes qui nous sont accordées pour faire un survol de ses faits saillants.

Vous connaissez notre réseau, mais vous pouvez également vous procurer des informations à notre sujet sur notre site web, au www.rnfj.ca

Notre réseau est composé de 16 membres, dont trois centres de jurilinguistique, qui sont les experts dans le vocabulaire du droit. Nous avons six universités, dont trois facultés de droit, trois collèges communautaires et d’arts appliqués, et quatre institutions et organismes communautaires qui regroupent, entre autres, les diffuseurs d’outils juridiques et les formateurs des gens en cours d’emploi.

Pendant le temps qui m’est accordé, j’ai un message à vous transmettre ainsi qu’une recommandation. C’est vaste, et on pourrait aborder beaucoup de sujets, mais nous avons décidé de cibler une seule recommandation.

Dans notre réseau, on a vraiment simplifié le sujet de l’administration de la justice. De quoi parle-t-on exactement? On parle tout d’abord d’employés et d’intervenants au sein du système judiciaire. On parle d’employés qui doivent maîtriser les compétences linguistiques nécessaires afin d’offrir des services en français et en anglais. On parle également d’employés qui doivent avoir accès à des outils juridiques, ce qui assure l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles.

Lorsque vous déposerez vos rapports et qu’ils entreront dans la grosse machine gouvernementale, vous allez entendre des gens vous faire part de toutes sortes d’obstacles institutionnels quant aux raisons pour lesquelles ils ne peuvent pas se conformer à la loi. Ils n’ont pas assez d’employés, pas suffisamment de gens formés, ils ne peuvent pas mesurer les compétences, ils n’ont pas les outils nécessaires.

Le message que je veux vous transmettre aujourd’hui est le suivant. Ces gens, en fait, vous donnent des excuses. Nous avons tout ce qu’il faut. Nous avons un réseau pancanadien, d’un océan à l’autre. Nous travaillons dans le domaine du droit, et nous sommes outillés pour répondre à toutes les commandes afin d’encadrer les gens dans leur formation générale, former les gens en cours d’emploi, développer les outils et mesurer les compétences linguistiques.

C’est notre premier message. Nous vous exhortons à ne pas laisser les gens qui parlent d’obstacles institutionnels brouiller votre vision quant à une modernisation de la Loi sur les langues officielles qui refléterait vraiment le Canada d’aujourd’hui.

Pour ce qui est de notre recommandation, j’aimerais tout d’abord la mettre en contexte.

Je veux vous parler de deux impacts négatifs de la loi actuelle. Vous êtes des législateurs; on connaît le système, la législation conduit à des politiques publiques, à des programmes et à de l’action sur le terrain. Vous vous positionnez à un bout du télescope, en tant que législateurs, alors que nous sommes à l’autre bout du télescope, sur le terrain.

J’aimerais vous donner deux exemples de défis vraiment sérieux qui sont attribuables à certaines lacunes présentes dans la loi. Plusieurs personnes vont vous parler de la traduction des jugements des tribunaux. C’est un des sujets inclus dans votre étude. Nous, nous travaillons avec des formateurs. Nous parlons à des professeurs dans les collèges et les universités. Voici de quelle façon nous vivons avec le problème de traductions pas encore produites ou en retard.

Nos professeurs utilisent les traductions comme outils pédagogiques. Ils enseignent avec ce matériel. Certains professeurs m’ont mentionné que, en 2018, il était plutôt embarrassant d’avoir à dire à des étudiants qu’il n’y a que le texte anglais qui est disponible, puisqu’il n’est pas encore traduit en français. Ils doivent même parfois dire que, même si le texte est traduit, ils ne sont pas certains de sa valeur.

Je voulais vous donner cette illustration quant à la traduction des jugements des tribunaux. Il y a des répercussions dans l’ensemble du système y compris, à la base, les salles de classe. On forme de futurs avocats, de futurs policiers, et on leur explique l’importance de l’accès égal de la justice dans les deux langues officielles. Et ils nous demandent comment il se fait que, 151 ans après la Confédération, ces outils ne soient pas encore disponibles dans les deux langues officielles. C’est un des problèmes que je voulais souligner.

Mon second problème est le suivant. Certains d’entre vous sont juristes. Vous savez que, pour exercer le droit, on doit avoir accès à des outils juridiques en français, que ce soit dans le domaine du divorce ou autres.

Au Canada, ce sont surtout les avocats du secteur privé qui développent ces outils, par exemple, les modèles d’actes, de précédents et de gabarits de contrats. Forcément, à l’extérieur du Québec, où on compte environ 4 à 5 p. 100 du total de la population francophone, le déterminant principal quant à l’accès aux outils est notre poids démographique. Comme les outils sont produits par le secteur privé, si on compte pour un vingtième du secteur privé, on dispose d’à peu près un vingtième des outils produits en français. C’est une lacune du marché.

Un avocat qui exerce en français a besoin que tous ses outils soient bilingues. On ne peut pas demander aux gens du secteur privé francophone de produire 20 fois plus. Cela n’a aucun sens.

Je vous illustre cela comme une autre lacune du système. Nous avons chez nous des cas documentés d’avocats qui voulaient, par exemple, plaider un divorce en français. Ils se sont présentés chez des juristes en leur disant qu’ils voulaient avoir le matériel en français. En tant que juristes, ils sont mobiles, ils voyagent, ils peuvent aller dans leur province d’origine et, là-bas, exercer ou présenter leurs outils en français.

Il y a d’autres cas documentés où des avocats disent à leurs clients qu’ils peuvent plaider leur affaire de divorce, mais que le client doit payer pour la traduction du gabarit. Pour nous, lorsqu’un justiciable paie pour la traduction d’un modèle d’acte, ce n’est pas ce qu’on appelle un accès égal à la justice.

Je vous donne deux exemples. Voilà la question de fond dont j’aimerais traiter avec vous. Ces défis trouvent leurs racines dans la Loi sur les langues officielles. Deux choses manquent dans la loi. La loi ne mentionne pas du tout les objectifs que poursuit le gouvernement fédéral dans l’administration de la justice. On n’y trouve pas ces objectifs qui énoncent clairement ce que nous visons comme gouvernement fédéral quand on parle d’accès égal à la justice.

L’autre problème est que la loi reste muette sur le fait que l’administration de la justice au Canada est une compétence partagée. La loi ne mentionne pas cela. Si quelqu’un de l’extérieur lisait la Loi sur les langues officielles pour la première fois, elle ne comprendrait pas que l’administration de la justice est partagée dans le Code criminel. L’analyse des besoins menée par le ministère de la Justice en 2009 indiquait qu’à peu près 99 p. 100 des causes criminelles sont entendues dans les tribunaux provinciaux. La loi est muette à ce sujet et elle n’indique pas les principes qu’elle prône lorsqu’on travaille avec les provinces pour l’accès à la justice dans les deux langues officielles. Tout ça est laissé aux gouvernements locaux. Voici notre recommandation. Nous ne savons pas exactement où cela irait dans la loi lorsque le texte sera produit, mais il faudrait certainement que le gouvernement fédéral indique clairement ses objectifs et qu’il élabore des principes de collaboration avec les provinces.

À la page 4, nous avons indiqué des exemples d’objectifs que le gouvernement fédéral devrait inclure quelque part au sujet de la modernisation. Faut-il l’inclure dans la loi, dans le préambule, dans les règlements avec la partie VII? Je ne sais pas, mais il faut des énoncés. Il est dans l’intérêt du gouvernement fédéral d’affirmer que tout justiciable, partout au Canada, devrait avoir accès à un avocat qui veut et qui peut lui offrir un service dans la langue officielle de son choix. Vous pouvez imaginer que, à travers tout le pays, dans les différentes provinces, cela peut se révéler un énorme défi. Il est également dans l’intérêt du gouvernement fédéral d’affirmer que tout étudiant au niveau postsecondaire qui veut poursuivre ses études en français dans un domaine de droit et de justice devrait pouvoir le faire dans des conditions semblables à celles de ses voisins anglophones, qui, eux, le font en anglais. Il est important que les employés aient accès à de la formation en cours d’emploi et que les employés du système de justice puissent mesurer et certifier leur compétence linguistique professionnelle. Enfin, le gouvernement fédéral devrait affirmer son obligation d’appuyer la normalisation du vocabulaire et le développement des outils. Je vous remercie, monsieur le président.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Bisson.

Nadia Effendi, présidente, Association des juristes d’expression française de l’Ontario : Merci beaucoup, monsieur le président. C’est avec grand plaisir que nous comparaissons devant vous ce soir pour partager certaines des réflexions qui concernent la modernisation de la Loi sur les langues officielles, plus particulièrement le volet du secteur de la justice.

L’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO) est à la fois une communauté et un centre d’expertise juridique en français regroupant plus de 1 000 membres, soit des juristes, des avocats, des juges, des étudiants et d’autres professionnels du secteur, y compris des traducteurs. À ce titre, l’AJEFO est le plus grand rassemblement ou regroupement de professionnels francophones de la justice en Ontario. Nous sommes fiers de comparaître devant vous aujourd’hui et de constater que, parmi vous, il y a une ancienne membre de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario, et ancienne présidente également, la sénatrice Forest-Niesing, que nous la saluons.

L’Association des juristes d’expression française de l’Ontario œuvre depuis 1980 à favoriser l’accès à la justice en Ontario par ses programmes, et ce, de deux façons. Premièrement, en informant le grand public au sujet de ses droits, grâce à deux de nos programmes — j’y reviendrai — et, deuxièmement, en outillant les juristes francophones pour qu’ils puissent servir les individus dans la langue de la minorité grâce à notre programme Jurisource, qui vous intéresse peut-être — et j’y reviendrai également.

En plus de ces programmes, l’AJEFO est un revendicateur. Nous comparaissons, nous intervenons devant des comités comme le vôtre, mais également devant les cours et les tribunaux fédéraux. Jusqu’à tout récemment, nous avons comparu devant la Cour suprême du Canada pour le dossier Mazraani, qui traitait des droits linguistiques. Nous tenons à souligner que l’AJEFO est membre de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc., qui est membre de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, deux organismes qui ont déjà comparu devant vous. De plus, nous sommes membres du Réseau national de formation en justice, par l’intermédiaire de notre programme Jurisource. Comme vous serez en mesure de le constater, nos propos ce soir sont très similaires, en fait, aux propos que vous aurez entendus de la part de ces trois organismes.

J’entends, pendant les minutes qu’il me reste, parler de deux points. Dans un premier temps, j’aimerais vous faire part de nos réflexions quant à trois aspects de la loi, une loi qui, selon nous, doit être modernisée. Évidemment, nous appuyons plusieurs autres suggestions qui vous ont été soumises, mais nous allons nous concentrer sur trois en particulier. Dans un deuxième temps, nous voulons vous rassurer sur le fait qu’il existe des outils à la disposition des professionnels, du gouvernement et des institutions fédérales qui permettront d’assurer que les obligations qui, nous l’espérons, seront renforcées dans la loi seront respectées et ne resteront pas lettre morte. À cet égard, je vous ferai part de certains programmes de l’AJEFO qui tentent de respecter ces obligations.

Permettez-moi de soulever la question des aspects de la loi en particulier qui méritent votre attention et qui nous tiennent à cœur. Le premier est la question de la nomination de juges bilingues à la Cour suprême du Canada. Il s’agit d’un sujet incontournable pour l’AJEFO et pour nos membres, et ce, depuis fort longtemps. L’AJEFO réitère depuis plusieurs années que le bilinguisme doit être un préalable pour les juges nommés à la Cour suprême du Canada; par conséquent, l’exception qui se trouve à l’article 16 doit, selon nous, être éliminée.

En 2018, avec tout le parcours que nous avons accompli en termes de bilinguisme au pays, il est inacceptable qu’un justiciable ou un avocat qui plaide en français à la Cour suprême du Canada ne puisse être entendu et compris par tous les juges de cette cour sans l’aide d’un interprète. En fait, ces justiciables doivent justement pouvoir se faire questionner dans la langue de leur choix. En fait, selon nous, il n’est pas cohérent que les justiciables puissent se présenter à tous les niveaux de cours et plaider dans la langue de leur choix en français, mais que, devant le plus haut tribunal du pays, on se heurte à un mur.

Selon nous, les obstacles qui ont été soulevés par le passé devant votre comité, entre autres, sont dénués de fondement. Nous croyons qu’il y a désormais des juristes éminents partout au pays qui sont bilingues. Ils sont aptes à siéger à la Cour suprême du Canada, comme on l’a vu justement lors des dernières nominations qui ont été faites à la plus haute cour. Je pourrai préciser ma pensée à ce sujet lors de la période des questions. Selon nous, le fait d’exiger qu’il y ait un bilinguisme de la part de tous les juges à la Cour suprême du Canada favoriserait l’accès à la justice, parce que cela encouragerait les juristes à devenir bilingues. Ce serait vraiment quelque chose de très utile. Il est également nécessaire de consacrer dans la loi certains principes clés qui sous-tendent les obligations inscrites dans la Loi sur les langues officielles : l’offre active, l’égalité réelle et le principe du « par et pour ». Concernant ce dernier point, selon nous, il est vraiment nécessaire d’habiliter les communautés de langue officielle en situation minoritaire à participer à la mise en œuvre. Nous appuyons vraiment la recommandation qui a été faite par la FCFA, qui est de créer un système de consultation de ces communautés. Finalement, nous appuyons l’idée d’avoir un recours réel dans la loi, recours qui permettrait d’établir un tribunal administratif chargé d’entendre et de trancher les plaintes des justiciables.

Si vous me le permettez, monsieur le président, pendant les quelques minutes qu’il me reste, j’aimerais traiter du deuxième volet de ma présentation. Quels sont les outils offerts pour être en mesure de respecter les obligations conformément à la loi? Il en existe plusieurs, et nous sommes fiers à l’AJEFO d’en offrir trois en particulier, soit deux qui permettent aux justiciables d’acquérir certaines connaissances en matière de justice et un pour les professionnels. Le premier est le Centre d’information juridique de l’Ontario, qui est un service que nous offrons aux justiciables et à toute personne qui se présente au centre, soit en personne, soit par téléphone, soit une rencontre de 30 minutes avec un avocat pour donner de l’information en français. Le deuxième est le programme CliquezJustice.ca, que je vous encourage à visiter. Il s’agit d’un portail pancanadien qui fournit de l’information juridique destinée à la population minoritaire francophone au Canada et qui a pour mandat d’informer le grand public de façon claire et simplifiée.

Finalement, nous avons Jurisource, et je crois que ce comité était peut-être intéressé par ce programme en particulier. C’est un autre portail pancanadien, mais celui-ci est destiné aux professionnels de la justice dans leur travail quotidien. Il s’agit d’une bibliothèque virtuelle qui met à la disposition des professionnels des dizaines de milliers de ressources juridiques et terminologiques qui leur permettent d’offrir des services juridiques à leurs clients et aux justiciables. Comme vous le voyez, plusieurs programmes existent.

Bref, il faut continuer d’appuyer ce genre de programme pour s’assurer que les obligations prévues dans la loi soient respectées.

Merci, monsieur le président.

Le président : Merci beaucoup, madame Effendi, de votre présentation.

La sénatrice Poirier : Ma question porte sur la mise en œuvre de la loi. On a entendu plusieurs témoins qui souhaitaient que la mise en œuvre soit efficace, et que ce soit le Conseil privé, le Conseil du Trésor ou Patrimoine canadien qui s’en occupe. Cet été, le Cabinet a été modifié, la ministre Joly a changé de poste, mais a conservé le dossier des langues officielles. Pouvez-vous commenter la situation actuelle, c’est-à-dire le fait que la ministre des Langues officielles est séparée de Patrimoine canadien, et, selon vous, quelle serait la meilleure approche pour assurer une mise en œuvre efficace de la loi?

Mme Effendi : Merci beaucoup, madame la sénatrice, c’est une excellente question. Selon nous, la division du ministère n’aide pas à la mise en œuvre de la loi. Nous adoptons la proposition qui a été faite par plusieurs autres intervenants qui ont témoigné devant vous et qui suggèrent qu’il devrait y avoir une agence centrale responsable de la totalité de la mise en œuvre de la loi. Il nous faut une entité responsabilisée et qui a les pouvoirs nécessaires prévus dans la loi. Malheureusement, en ce moment, le ministère du Patrimoine n’a pas les pouvoirs nécessaires pour convaincre ses homologues de respecter la loi; il n’a que le pouvoir d’encourager et de favoriser.

Selon nous, la situation actuelle ne change en rien la mise en œuvre. Le problème existe toujours. Nous sommes d’avis qu’il faudrait avoir une entité qui aurait des pouvoirs beaucoup plus forts, comme le Conseil du Trésor, une entité qui aurait des tentacules partout dans l’appareil gouvernemental et qui serait en mesure de convaincre les gens autour de la table de respecter les obligations contenues dans la loi.

M. Bisson : Je n’ai rien à ajouter. Je pourrais me prononcer sur d’autres choses plus tard par rapport à la coordination dans le domaine de la justice.

La sénatrice Poirier : Le gouvernement a récemment annoncé son Plan d’action pour les langues officielles de 2018-2023. Le plan contient un volet afin d’améliorer l’accès à la justice avec notamment un investissement de 2 millions de dollars sur deux ans pour augmenter la capacité, ainsi qu’un plan d’action à l’intérieur du plan d’action afin d’améliorer le bilinguisme au sein de la magistrature des cours supérieures.

Selon vous, est-ce suffisant pour répondre aux besoins, et sinon, quelles mesures le gouvernement devrait-il prendre afin d’améliorer la situation?

M. Bisson : Je peux répondre à cela. Tout d’abord, je veux remercier le gouvernement fédéral pour le financement accordé au réseau et à nos membres. Nous sommes une interface entre la société civile et l’appareil de justice. Je reconnais que, dans bien des pays, on ne finance pas ce type d’interface. Alors, je suis content de cela.

En ce qui concerne votre deuxième question, est-ce que le financement accordé à l’accès égal à la justice est suffisant? C’est une question délicate, qui exige une réponse délicate et mesurée. Alors, je vais vous le dire d’une façon mesurée : la réponse est non. Le financement est carrément inadéquat pour faire avancer l’égalité d’accès à la justice.

Je vais donner quelques exemples, si vous me le permettez, monsieur le président. Dans le plan d’action qu’on avait recommandé au gouvernement fédéral — cela peut sembler étrange, mais c’est ce qu’on a fait —, on a recommandé qu’il y ait plus d’argent investi dans la bureaucratie de Justice Canada. On avait recommandé que le ministère de la Justice devienne un centre d’expertise horizontal pour tout le domaine de la justice, afin de pouvoir coordonner la question de la GRC et tous les comités FPT en justice. On a vu tout à l’heure que la majorité des causes criminelles sont entendues par les tribunaux provinciaux, donc il faut être en mesure de se coordonner avec les provinces. Comme groupe communautaire, lorsque cette coordination n’a pas lieu, notre travail devient très compliqué. Je ne sais toujours pas si cette recommandation a été acceptée.

Je vais vous donner d’autres exemples. J’étais à Edmonton ce week-end et j’entendais les représentants du ministère du Patrimoine dire que les groupes communautaires avaient eu droit à une augmentation de 20 p. 100. Je peux vous assurer que personne n’a eu d’augmentation de 20 p. 100 avec l’annonce du plan d’action. Nous avons subi des coupes et d’autres groupes aussi. Les plus grosses augmentations auraient été de l’ordre de 1 p. 100 ou 2 p. 100. Il y a d’autres choses plus sérieuses.

Si vous me le permettez encore une fois, je vais parler de la formation des policiers provinciaux et municipaux. Vous venez de différentes provinces où il y a des forces policières municipales et provinciales. À l’extérieur du Québec, il n’y a pas une seule académie policière qui peut former des policiers en français, même pas dans l’Atlantique. Nous avions donc proposé qu’il y ait de l’argent investi pour la formation des policiers au niveau des académies — je ne parle pas de la GRC —, mais cela non plus ne s’est pas réalisé.

Finalement, dans la réponse du gouvernement qui a été donnée au comité de la Chambre, il y a eu une recommandation, la recommandation no 6, qui parlait du droit de la famille. Cette recommandation annonçait avec fanfare qu’il y avait eu d’immenses améliorations dans les budgets du droit de la famille et que les priorités étaient, entre autres, les communautés de langue officielle en situation minoritaire. C’était au mois de mars. Au mois de juin, le ministère nous a dit que tous les fonds étaient épuisés, qu’il n’y avait plus d’argent pour nous. En novembre, ils nous ont dit que nous pouvions déposer des projets parce que nous pourrions avoir accès aux fonds que les provinces n’avaient pas dépensés. Je dois vous dire que c’est désagréable pour nous d’entendre des choses comme cela.

Je pense que j’ai répondu à votre question. Merci de votre indulgence, monsieur le président.

Le président : Merci, monsieur Bisson.

La sénatrice Mégie : Merci de votre témoignage. J’aime beaucoup que vous ayez mentionné que, quand on aborde la question des inconvénients administratifs ou des obstacles institutionnels, ce n’est qu’une excuse pour ne pas agir.

J’ai une question par rapport à ce que vos étudiants entendent. Comme vous l’avez mentionné, il est embarrassant de dire que la traduction existe en français, mais qu’elle n’est pas d’égale valeur à la version originale anglaise. Je me pose la question suivante : au Québec, lorsqu’un jugement est publié en français, va-t-on dire la même chose, c’est-à-dire que la version anglaise n’est pas d’égale valeur à la version française publiée?

M. Bisson : Je ne connais pas la situation du Québec. Nous travaillons avec les communautés minoritaires francophones; je ne suis pas au courant.

La sénatrice Mégie : Est-ce par rapport à la valeur de la traduction que l’on dit que les deux versions sont d’inégale valeur? Pourrait-on trouver des jurilinguistes pour que la traduction soit adéquate ou y a-t-il d’autres raisons?

M. Bisson : Je ne connais pas les raisons. Ce qu’on voit, parfois, c’est : « jugement rendu en anglais, traduction en français ». C’est dans ce cas que la question de la valeur entre en ligne de compte. Ce que l’on voudrait, c’est que la loi dise clairement que les jugements rendus dans les deux langues officielles sont d’égale valeur. C’est ce que cela prendrait dans la loi.

Le sénateur McIntyre : Merci de vos présentations. Il est clair que l’objectif est d’atteindre, dans les deux langues officielles, l’égalité dans le domaine de la justice. Comment atteindre cet objectif? En vous écoutant, nous comprenons tous que Justice Canada a des obligations qui devraient être énoncées clairement dans la Loi sur les langues officielles. Dans quelle partie de la loi? Cela reste à déterminer.

Monsieur Bisson, en ce qui concerne les besoins en matière de formation juridique, dans quels domaines du droit et dans quelles régions du Canada ces besoins sont-ils les plus grands?

M. Bisson : Il y a surtout un besoin au niveau du vocabulaire francophone dans le domaine de la justice. C’est l’un des grands besoins. En ce qui concerne les professionnels de la justice — j’ai beaucoup de statistiques là-dessus —, on n’en a tout simplement pas assez qui peuvent pratiquer dans les deux langues officielles. Le besoin est plus grand dans l’Ouest canadien et certaines provinces de l’Atlantique.

Aujourd’hui, le poids démographique des professionnels est égal à celui des communautés. En Alberta, 2 p. 100 de la population est francophone et de 2 à 3 p. 100 des professionnels de la justice peuvent pratiquer en français. Ce n’est pas suffisant.

Deuxièmement, il y a des régions du Canada où il n’y a pas de faculté de droit ou de cours de criminologie en français. Les jeunes vont donc ailleurs, ou alors ils étudient en anglais. Il faut augmenter la formation en français. L’autre grand besoin que soulignent les gens, c’est toute la question des outils pour pouvoir exercer en français. Nous prenons une approche systémique. On ne peut pas financer de petits projets à droite et à gauche et penser que cela va produire de gros changements. Une approche systémique, telle que définie dans notre document, de la normalisation jusqu’à la mesure des compétences, c’est de regarder la question dans sa globalité et d’amener les intervenants autour de la table. Aujourd’hui, ce n’est pas ce qui se passe.

Mme Effendi : J’aimerais ajouter un point à ce que M. Bisson vient de dire. Il y a une énorme lacune en ce qui concerne les outils et les modèles d’actes qui peuvent être utilisés par les professionnels. On a donné l’exemple de quelqu’un qui veut obtenir un divorce en français, et l’avocat n’a pas les documents en français et doit charger des frais au justiciable pour la traduction. C’est une des lacunes que nous tentons de combler avec Jurisource.

Le problème, c’est que c’est un programme avec lequel on se fie à nos collaborateurs et partenaires. Nous tentons de créer quelque chose de plus solide où nous pourrions créer, dans un domaine fixe, tous les modèles d’actes. Malheureusement, en raison du manque de ressources à notre disposition, nous ne sommes pas en mesure de faire cela.

Deuxièmement, on nous dit souvent que nous devrions collaborer avec nos homologues dans toutes les provinces. Nous sommes prêts à le faire, que ce soit par l’intermédiaire de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law inc. ou autre, mais évidemment, nous avons besoin de ressources. Il est difficile, parfois même impossible, de s’asseoir autour d’une table. Un des aspects qui nous empêche de le faire est que nous sommes toujours en attente de financement de base, qui permettrait une plus grande collaboration et la création et le partage d’outils avec tous nos partenaires au niveau national.

Le sénateur McIntyre : Il existe décidément des lacunes en matière de terminologie et de traduction juridique. Nous entendons souvent parler de cela. La situation peut varier d’une province à une autre ou d’un tribunal à un autre. Quelles mesures le gouvernement fédéral peut-il mettre en place pour régler ce problème? Une modification à la Loi sur les langues officielles pourrait-elle aider à réduire ces problèmes?

M. Bisson : Encore une fois, je ne sais pas si cela irait dans une loi renouvelée, un règlement ou une politique découlant d’un renouvellement de la loi.

Je vais vous donner un exemple. J’ai parlé de la formation des policiers municipaux et provinciaux. Il n’y a pas de formation en français à l’extérieur du Québec. Comme vous le savez, le gouvernement fédéral, il y a quelques années, a adopté la Charte canadienne des droits des victimes. On n’a pas du tout prévu la question linguistique des communautés minoritaires dans cette charte. Silence complet.

Nous avons l’oreille très proche du sol; les gens nous parlent de ce qui se passe sur le terrain. Récemment, dans une ville près d’ici, il y a une victime qui s’est rendue au poste de police en compagnie d’une intervenante. Elle a dit vouloir faire tout le processus en français. Le policier municipal lui a répondu : « Victims have no linguistic rights », ce qui est vrai. La Charte canadienne des droits des victimes ne traite pas des droits linguistiques des victimes.

Ce policier, qui fait de son mieux, entre en plein dans le cadre. Y a-t-il quelque part un objectif fédéral qui dit que, étant donné que l’administration de la justice est une compétence partagée et que plusieurs policiers provinciaux et municipaux mettent en œuvre le Code criminel, on va faire quelque chose avec eux? Voilà ce dont je parle. Je pense que cela répond à votre question.

La sénatrice Moncion : Ma question concerne le tribunal administratif dont vous avez fait mention. Nous avons accueilli le commissaire aux services en français de l’Ontario, Me François Boileau, ainsi que l’ancien commissaire aux langues officielles au niveau national, Graham Fraser. Les deux nous ont mentionné que ce n’était pas une bonne idée d’inclure un tribunal administratif dans la Loi sur les langues officielles. J’aimerais vous entendre là-dessus. La majorité de nos témoins à ce sujet ont dit qu’il fallait que la loi ait plus de mordant et qu’un tribunal administratif pouvant émettre des sanctions serait nécessaire. Nous avons deux points de vue différents et j’aimerais vous entendre sur cette question.

Mme Effendi : Merci beaucoup, sénatrice. En ce moment, comme vous le savez, le commissaire ne possède pas les pouvoirs nécessaires pour assurer le respect de la Loi sur les langues officielles. Tout ce qu’il peut faire, c’est émettre des recommandations aux différentes institutions fédérales. Il a le pouvoir d’enquêter et de recommander.

Au risque de me répéter, sans réparations concrètes, la loi n’a pas de mordant. Le présent régime impose une obligation onéreuse pour le justiciable, qui doit se présenter en cour et convaincre le juge de tenter de forcer le respect de la loi. C’est inimaginable. Le commissaire, lui, ne le fait que rarement.

La raison pour laquelle nous appuyons cette idée de tribunal administratif, c’est que nous avons entendu, de la part du commissaire Boileau et d’autres, qu’il est difficile de cumuler les rôles d’enquêteur et d’exécuteur de la loi. À ce moment-là, nous nous disons que le commissaire devrait conserver son rôle d’enquêteur, celui de favoriser le respect de la loi, et le rôle de policier ou d’exécuteur devrait revenir à un tribunal indépendant, qui aurait l’expertise nécessaire pour entendre ce genre de débat.

Cela existe dans d’autres domaines; par exemple, dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ce n’est pas inusité; nous retrouvons cela dans d’autres régimes législatifs. Selon nous, cela pourrait être très utile. Les cours et tribunaux pourraient toujours réviser les décisions de ce tribunal administratif. Nous voyons une possibilité de collaboration entre ce tribunal administratif d’expertise et le commissaire, qui pourrait comparaître devant ce tribunal.

La sénatrice Moncion : Donc, cela ne figurerait pas sous le rôle du commissaire, qui se trouve dans une autre section complètement séparée de la loi?

Mme Effendi : Exactement.

La sénatrice Gagné : Merci et bienvenue. Je m’excuse de mon retard. Pardonnez-moi si je pose une question dont vous avez déjà traité dans votre mémoire.

Vous avez mentionné l’importance d’assurer un continuum au niveau de l’éducation postsecondaire, qu’il s’agisse de programmes de droit de premier cycle, de formation continue ou de développement des ressources humaines et d’outils permettant aux gens de mieux servir les Canadiens et les Canadiennes. Vous avez également traité de la question du financement; vous avez exprimé de manière délicate qu’il n’y a pas suffisamment de fonds.

On ne peut pas nécessairement retrouver cela dans la Loi sur les langues officielles. Quels ajustements doit-on y faire afin de garantir le maintien des droits acquis? De quoi a-t-on besoin pour renforcer la loi afin de permettre l’accès à la justice dans les deux langues officielles à l’échelle nationale?

M. Bisson : Il y a plusieurs approches. Je vais en aborder quelques-unes. La loi ne peut pas prévoir des exceptions. Si on parle d’accès égal à la justice dans les deux langues officielles et qu’on commence à détailler des exceptions par rapport à la traduction, entre autres, les exceptions prendront rapidement le dessus. On a besoin d’une approche systémique.

Nous témoignons ici devant un comité sénatorial. Vous êtes les législateurs. Vous jouez un rôle important. Vos yeux sont là. Toutefois, dans la réalité, lorsqu’on est sur le terrain, quand on commence à avoir des exceptions, tout s’arrête. Par exemple, selon le Code criminel, on a droit à un procès en français. J’ai participé à des débats avec des policiers et des procureurs dans le cadre de stages de formation. Où commence ce droit? Est-ce au moment de l’arrestation, au moment de la première comparution? Qu’est-ce que cela signifie? Lorsqu’on commence en anglais, on sait où ça finit.

Récemment, en discutant avec des membres, j’ai compris que, dans une cause criminelle, une personne n’a pas le droit à un appel en français. Elle ne peut être entendue dans sa langue. Bien entendu, cela varie d’une province à l’autre. Dans certains cas, une personne a droit à un interprète. En réalité, il s’agit d’un accommodement. Dans certaines provinces, cela n’est pas possible.

Quand un système est décousu, le justiciable francophone minoritaire est aussi décousu. Il n’y a aucun progrès pour ce qui est de l’accès à la justice. Comment traduire cela dans la loi, madame la sénatrice? Je ne sais pas, mais, selon moi, il faut que le gouvernement fédéral fasse clairement connaître ses objectifs par rapport à l’administration de la justice, à l’accès égal à la justice. Il doit définir les principes de collaboration entre les provinces, puisque l’administration est partagée. Si on n’a pas cet énoncé de volonté, on sera toujours « dans le décousu ».

Mme Effendi : Pour ce qui est de la question des droits acquis, j’ose espérer que, de nos jours, tout le monde est d’accord pour dire qu’il s’agit d’une loi quasi constitutionnelle. Les tribunaux l’ont répété à maintes reprises : c’est quelque chose qui est acquis. Toutefois, si on a peur de perdre ces droits acquis, il existe divers moyens de les incorporer dans la loi, que ce soit dans le contexte de l’objet de la loi ou dans le préambule. Ces dispositions sont utilisées lors des interprétations. C’est un outil qui peut être utilisé par les tribunaux fédéraux.

Il ne faut pas oublier qu’il y a toujours des améliorations à apporter à la loi. Par exemple, en ce qui concerne la Loi sur le divorce, on n’est pas en mesure d’obtenir un divorce en anglais ou en français partout au pays. C’est une lacune qui existe. Est-ce qu’on devrait apporter une modification à cette loi ou à la Loi sur le divorce? Cette décision vous appartient, mais il est important de toujours continuer d’avancer.

J’aimerais également aborder la question de la consultation avec les communautés de langue officielle en situation minoritaire. C’est une façon de s’assurer qu’on progresse toujours et qu’on répond aux besoins de ces communautés. Ce sont elles qui comprennent les besoins. Il s’agit d’un outil qu’on pourrait insérer dans la loi, c’est-à-dire s’assurer que les droits acquis sont préservés et que l’on continue de progresser afin de répondre à leurs besoins.

La sénatrice Forest-Niesing : Merci à nos intervenants, qui parlent un langage que je connais et qui fait partie de mon quotidien. J’aimerais que vous abordiez plus particulièrement la question de la nomination de juges bilingues à la Cour suprême. C’est un dossier qui ne date pas d’hier et que je connais assez bien.

Après avoir consulté les documents — et veuillez m’excuser s’il y a des subtilités que je n’ai pas saisies, puisque j’ai fait une lecture éclair —, j’aimerais vous poser la question suivante : pour bien réussir le coup, ce qui est proposé, c’est une modification à la Loi sur la Cour suprême et une modification à la Loi sur les langues officielles, donc, premièrement, le bilinguisme individuel d’un juge qui siège à la Cour suprême du Canada et, deuxièmement, l’imposition d’un bilinguisme institutionnel. Dans un monde parfait, on arriverait à ce résultat avec ces deux modifications en faveur d’une égalité linguistique à la Cour suprême du Canada. Ce sont de grosses bouchées à prendre, étant donné la situation. Est-ce qu’on peut réaliser une amélioration importante en veillant à la modification de l’une ou l’autre de ces lois? Si oui, laquelle devrait être prioritaire?

Mme Effendi : En fait, l’AJEFO ne s’est pas penchée sur la question de savoir laquelle des deux lois devrait avoir priorité. Dans un monde parfait, on souhaiterait que tout le système soit modifié. Par contre, puisque nous avons devant nous la Loi sur les langues officielles — celle que vous étudiez en ce moment —, il importe de dire que c’est une loi qui est plutôt facile à modifier. Je ne dis pas que c’est cette loi qui devrait avoir la priorité, mais puisqu’elle est devant vous et qu’elle serait facile à modifier, je lui donnerais la priorité.

De plus, il n’y a pas vraiment de problème. C’est un débat qui ne devrait plus exister en 2018. De toute évidence, parmi les nominations qui ont été faites, il y a des gens très compétents qui sont bilingues et il y en a bien d’autres dans la profession. Certains ont affirmé qu’il y avait peut-être un problème constitutionnel dans le fait de modifier l’une ou l’autre des lois, mais je pense que vous avez entendu l’opinion de divers constitutionnalistes. Le juge Grammond a pris position en disant qu’un amendement constitutionnel ne serait pas nécessaire pour apporter des modifications au système législatif, que ce soit à la Loi sur les langues officielles ou à la Loi sur la Cour suprême, et nous appuyons cette position. Selon nous, il faudrait changer un aspect de la qualification des juges nommés, et non la composition de la Cour suprême du Canada. Il nous faut un outil qui serait entre les mains de ce Parlement. Il faut pouvoir changer tout ce qui vient avec l’amendement constitutionnel à ce chapitre.

Je ne suis pas certaine d’avoir répondu à votre question, madame la sénatrice. On a devant nous la Loi sur les langues officielles. Il serait facile d’y apporter des modifications. On devrait aller de l’avant. Je ne dis pas qu’il ne faut pas apporter de modifications à la Loi sur la Cour suprême, mais, pour le moment, peut-être qu’on devrait procéder étape par étape, si c’est ce que vous suggérez.

La sénatrice Forest-Niesing : J’ai une question complémentaire concernant le moyen par lequel on évalue les compétences linguistiques d’un juge, qu’il s’agisse de la Cour suprême du Canada ou de tout autre tribunal. Pour ce qui est des postes désignés bilingues, il va de soi que les compétences linguistiques seront vérifiées. Que savez-vous des moyens mis à la disposition pour évaluer ces compétences? Si vous aviez des propositions à faire à cet égard — parce que je pense que vous êtes, tout comme moi, bien au courant du fait qu’il y a certaines lacunes et que les mécanismes ne sont pas nécessairement les plus rigoureux ou les plus efficaces —, de quelle manière pourriez-vous nous suggérer de veiller à ce que les moyens le soient?

M. Bisson : Merci beaucoup, madame la sénatrice, de votre question. Un de nos membres, qui est basé au Nouveau-Brunswick, s’appelle KortoJura. Une nouvelle industrie langagière verra bientôt le jour au Nouveau-Brunswick autour de la question de la terminologie juridique française et anglaise. Je suis très fier que cette initiative soit lancée au Nouveau-Brunswick, parce qu’il s’agit d’une province bilingue.

Depuis cinq ou six ans, notre membre, KortoJura, travaille maintenant avec des linguistes et des juges afin de créer des « outils de mesure des compétences linguistiques », comme on les appelle en français juridique. Ce n’est pas que le fait de posséder des compétences linguistiques en français, il faut aussi maîtriser le vocabulaire dans le domaine juridique.

Ils ont élaboré une échelle « Français juridique » de 1, 2, 3, 4. Avec cette échelle et les tests qui sont administrés, on peut vraiment classifier le niveau de français juridique du professionnel qui est devant nous. On peut également déterminer quel niveau de français juridique doit convenir pour un certain poste ou pour effectuer une certaine tâche. C’est un outil qui existe aujourd’hui, qui est déjà en application. Nous remercions le ministère de la Justice, qui a financé en grande partie la création de ces outils.

Pour vous montrer un exemple de quelque chose qui fonctionne, l’an dernier, l’Ontario a lancé un appel d’offres afin de recevoir des soumissions de firmes ou d’entreprises pouvant mesurer les compétences dans le domaine juridique. C’est du français dans le domaine juridique, et KortoJura a été admis à ce concours. Il y a déjà une province qui a mis en place tout ce qu’il faut pour le faire.

Ce n’est pas suffisant de dire que quelqu’un peut parler français, il faut encore qu’il puisse le faire dans un français juridique. Ces outils existent, et on est prêt à les déployer davantage. KortoJura se ferait un plaisir de répondre à toutes les questions à ce sujet.

Le sénateur Mockler : J’aimerais également me joindre aux sénateurs pour vous féliciter du leadership que vous démontrez à travers le pays.

Monsieur Bisson, est-ce que j’ai bien compris que la formation obligatoire de policiers en français n’existe pas au Canada?

M. Bisson : La formation en français dans les écoles de police provinciales et municipales — je ne parle pas de la GRC — n’est pas offerte à l’extérieur du Québec en ce moment. Les collèges communautaires ont des programmes de formation de base en techniques policières; les élèves sont ensuite embauchés par les forces et vont à l’école de police. Il n’y a pas une seule formation de base en français à l’extérieur du Québec.

Le sénateur Mockler : Lorsque vous parlez d’une approche systémique, il est certain que vous devez avoir la collaboration de toutes les autres provinces, y compris les francophones à l’extérieur du Québec, afin de mettre sur pied un plan d’action.

J’ai entendu des présentations qui ont été faites sur la formation des policiers à l’extérieur du Québec, et l’École nationale de police du Québec, à Nicolet, a toujours affirmé qu’elle était l’infrastructure en place et qu’on devrait l’utiliser davantage.

M. Bisson : Pour l’extérieur du Québec, vous avez raison. Nous avons parlé beaucoup de ce projet dans notre réseau. D’ailleurs, vous allez rencontrer des représentants du Collège communautaire du Nouveau-Brunswick cette semaine. Le Collège communautaire est le chef de file de ce projet chez nous.

Il n’y a pas une seule province, à l’extérieur du Québec, où le marché francophone est assez développé pour permettre de mettre sur pied un programme d’école de police. Cela n’existe pas. Nous voulons travailler avec le Nouveau-Brunswick, l’Ontario, le Manitoba, la Saskatchewan et Calgary, et monter ensemble, avec la technologie, un programme efficace qui répondrait aux besoins de tout le monde. Vous avez tout à fait raison là-dessus.

Le sénateur Mockler : Madame Effendi, vous êtes de la région, je crois?

Mme Effendi : Je suis de la région d’Edmundston, effectivement.

Le sénateur Mockler : J’aimerais profiter de l’occasion pour vous féliciter, vous et votre famille, parce que vous avez été de grands leaders pour le fait francophone au Nouveau-Brunswick.

Mme Effendi : Je vous remercie, sénateur Mockler.

Le sénateur Mockler : Cela dit, nous sommes en processus budgétaire en ce moment. Quels montants recommanderiez-vous au gouvernement afin de pouvoir atteindre les objectifs?

M. Bisson : Le réseau national a fait un exercice très détaillé à ce sujet, et on en est arrivé à la conclusion que, pour offrir la formation systémique que l’on souhaite, créer les outils, développer une encyclopédie de modèles d’actes, on aurait besoin de 75 millions de dollars sur cinq ans.

Le sénateur Mockler : Et comment cette somme serait-elle distribuée?

M. Bisson : Il y a 16 initiatives différentes. Il y aurait des fonds, selon les chefs de file qui mettraient des projets au monde. Par exemple, un des projets qui nous intéresse, c’est la création, à l’Université de Moncton, d’un centre pancanadien pour toute la formation sur les droits linguistiques. On voudrait que ce soit à Moncton.

À Ottawa, il y a un autre projet qui s’appelle « PratiquO », afin que les juristes soient formés selon leurs exigences professionnelles. Il y avait des projets où chaque province organisait différentes initiatives, mais était un chef de file pancanadien.

Le sénateur Mockler : C’est une approche connexe?

M. Bisson : Oui, absolument. C’est une approche conjointe.

La sénatrice Gagné : On demande aux collèges et aux universités, ainsi qu’aux regroupements de juristes, de collaborer, d’avoir une approche très complémentaire, d’être en mesure de partager les connaissances, les meilleures pratiques, et cetera, et puis, finalement, pour les Canadiens et les Canadiennes, tout cela est fait de manière beaucoup plus efficace et cela coûte beaucoup moins cher au système.

Est-ce qu’on est plus exigeant envers les francophones qui vivent en situation minoritaire?

Mme Effendi : Sénatrice Gagné, je pense que la réponse simple est oui, et la raison est que notre regroupement est beaucoup plus petit que celui de la majorité. La réalité est que, pour pouvoir répondre aux besoins de cette minorité, les ressources financières sont les mêmes que pour les besoins de la majorité, mais il y a moins de gens qui ont les capacités de développer les ressources nécessaires.

Il n’y a pas de doute qu’on nous demande de faire cela, mais je vous dirais que la bonne nouvelle est que nous sommes prêts à le faire. C’est pour cette raison qu’il y a déjà une collaboration entre le réseau et l’Association des juristes d’expression française. Le problème est qu’une grande partie de cette collaboration se fait, comme vous l’avez entendu dire par d’autres intervenants, par l’intermédiaire de bénévoles et qu’on n’est pas en mesure de continuer à combler des besoins qui sont de plus en plus croissants.

Malheureusement, bien qu’on ait des gens très compétents, comme Mme Pilon et l’équipe de l’AJEFO, qui sont très créatifs, qui veulent créer de nouveaux programmes, on n’a pas les ressources financières nécessaires pour les implanter. Tout ce qu’on peut faire, c’est de maintenir les programmes existants, et malheureusement, on nous dit que, même pour le seul maintien de ces programmes, on doit désormais composer avec moins de ressources.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Bisson, en réponse à une question soulevée par le sénateur Mockler, vous avez mentionné l’Université de Moncton. Les seules universités canadiennes qui offrent des programmes de droit dans les deux langues officielles sont les Universités de Moncton, d’Ottawa et McGill.

Dois-je comprendre qu’il serait souhaitable d’étendre l’offre de programmes en français dans les facultés de droit ou les collèges anglophones à l’extérieur du Nouveau-Brunswick, du Québec et de l’Ontario?

M. Bisson : La réponse courte est oui. La réponse un peu plus longue, c’est que cela se passe en ce moment. L’Université du Manitoba, université anglophone, faculté anglophone, a créé un programme qui commence à offrir des cours en français. L’Université d’Ottawa a mis sur pied, il y a deux ou trois ans, un certificat de common law en français. On enseigne en français dans des facultés de droit anglophones de l’Université de la Saskatchewan, de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et d’une autre.

J’étais à Edmonton ce week-end et j’ai rencontré 10 étudiants d’expression française qui étudient à la faculté de droit, en anglais, à Edmonton. Ils ont créé une association d’étudiants francophones qui veulent travailler avec la communauté et qui souhaitent avoir de la formation en français. Ils n’auront pas le même niveau de bilinguisme qu’un diplômé de l’Université de Moncton ou de l’Université d’Ottawa, c’est évident, mais ils auront assez de connaissances en français pour exercer dans leur milieu. Ce qui est encore plus fort, c’est que ce sont des gens qui comprennent la question des droits linguistiques. Tout à coup, dans la faculté, la nouvelle se répand quand on a un petit programme, et la question des droits est mieux connue.

Je voudrais revenir sur une question de la sénatrice Gagné. Il y a des modèles anglophones qui existent et avec lesquels je travaille qui sont très intéressants. Il y a, entre autres, le Canadian Police Knowledge Network du collège Holland, à l’Île-du-Prince-Édouard. Les forces policières municipales et provinciales ont collaboré pour offrir toute la formation à distance à 50 000 policiers. C’est phénoménal. Je communique avec ces gens et ils sont prêts à être la courroie de transmission pour toute formation que l’on pourrait créer en français, par exemple, sur les droits linguistiques. Imaginez-vous l’extraordinaire synergie. C’est ce que l’on vise lorsqu’on parle d’une approche systémique, cela ne nous prend que les ressources nécessaires pour y arriver.

Le président : Merci beaucoup. Pour conclure, j’ai une question rapide concernant les nouvelles technologies. On parle d’outils, mais on a assez peu abordé la question des nouvelles technologies jusqu’à maintenant. Faudrait-il revoir la partie IV de la loi pour préciser les obligations des tribunaux fédéraux à l’égard de la langue d’affichage des jugements sur le Web?

M. Bisson : La réponse courte est oui. La réponse longue, avec votre indulgence, prendra une minute. Nous venons de commencer à travailler avec Innovation, Sciences et Développement économique Canada. Nous les avons approchés et nous leur avons expliqué qui nous étions. Le ministère de la Justice octroie des fonds pour le contenu de la formation, mais pas pour la technologie pour livrer cette formation partout au Canada. En ce moment, on est en train de mener une étude, payée par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, pour voir comment on pourrait organiser une approche systémique en technologie pour que toute la formation soit accessible sur l’ordinateur du professionnel ou sur le téléphone intelligent du policier qui arrête quelqu’un sur le bord de la route. C’est là où nous en sommes. Si on peut faire cela, il doit y avoir quelque chose à organiser au niveau des tribunaux.

Mme Effendi : Jurisource est un de ces exemples de technologie qui existe déjà. C’est une bibliothèque virtuelle qui permet d’offrir les ressources nécessaires, peut-être pas au niveau de l’affichage des décisions des tribunaux, mais au niveau des lexiques terminologiques et des modèles d’actes. Je vous invite à le consulter quand vous aurez une minute.

Le président : Merci beaucoup pour vos interventions très éclairantes qui vont certainement nous aider dans la rédaction de notre rapport.

Dans le cadre du quatrième volet de notre étude portant sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, nous avons le plaisir d’accueillir Me Roger Bilodeau, registraire de la Cour suprême du Canada. Il est avec nous aujourd’hui afin de nous en apprendre davantage sur les rouages des langues officielles à la plus haute cour du pays, et ce, d’un point de vue administratif et non politique.

Roger Bilodeau, registraire, Cour suprême du Canada : Merci, monsieur le président. Je suis très content de me retrouver parmi vous en cette belle soirée d’octobre.

Je ne suis pas en mesure de faire de grands discours, mais je suis très ouvert à vos questions. Je ne sais pas quels aspects des travaux de la cour pourraient vous intéresser, mais je suis prêt à répondre à toutes les questions possibles.

Le bureau du registraire est l’agence fédérale qui offre tous les services et l’appui dont les juges ont besoin pour faire leur travail. Évidemment, nous sommes partie intégrante de la cour, mais c’est tout de même une agence séparée, et le bureau du registraire et la Cour suprême prennent bien au sérieux l’application de la Loi sur les langues officielles.

En matière de rouages administratifs, vous avez sûrement des questions, sinon je peux sûrement vous en parler un peu, mais ce serait peut-être souhaitable de poser des questions dès le début, car cela m’aiderait à orienter mes commentaires. C’est comme vous voulez, je suis à votre disposition.

Le président : Merci. Nous allons tout de suite procéder à une période de questions. Cela vous permettra de nous éclairer sur les différents aspects.

La sénatrice Poirier : Je vous souhaite la bienvenue au comité, monsieur. Votre présence est grandement appréciée. La semaine dernière, le comité a entendu de très bons commentaires au sujet des services de traduction des décisions de la Cour suprême. Pourriez-vous nous indiquer quels sont les délais de publication des jugements et qui s’en occupe?

M. Bilodeau : Effectivement, nous avons une équipe bien rodée à la Cour suprême. Nous avons beaucoup de chance, d’ailleurs, d’avoir un personnel dévoué, compétent et très habile qui permet à la cour de produire chaque année ses jugements dans les deux langues officielles. Pour ce qui est des délais habituels de publication des jugements, lorsque la cour entend une cause, on peut prévoir que le jugement sera produit et publié dans les six mois environ. La moyenne est d’environ six mois entre la date d’audition d’un appel et la publication du jugement. Lorsque les juges préparent leur ébauche de jugement, et lorsque l’ébauche est relativement prête, elle est envoyée à la traduction. Cette traduction initiale est effectuée à l’extérieur par des gens du Bureau de la traduction. Nous recevons le texte traduit et notre personnel s’affaire à réviser, éditer et ajuster le texte traduit pour arriver au produit fini.

Comme je l’ai dit plus tôt, nous avons la chance d’avoir sur place une équipe d’avocats et d’avocates, une équipe de jurilinguistes et une équipe de réviseurs techniques qui assurent la qualité, la production, la révision, l’édition et la publication finale de chaque jugement. La cour émet, bon an, mal an, environ 65 à 85 jugements par année, ce qui n’est pas un nombre élevé par rapport à d’autres cours, et cela nous permet de nous pencher plus attentivement sur chaque jugement pour arriver à un produit de qualité. Bien sûr, comme c’est la Cour suprême du Canada et que chaque jugement a une incidence potentielle sur un aspect ou l’autre de la société ou du droit, chaque jugement doit être exact. On ne peut pas se permettre d’erreur en termes de terminologie, de vocabulaire, de concept juridique. Cela signifie qu’une très grande attention est portée à la qualité du vocabulaire juridique inclus, dans les deux langues, en anglais et en français, dans les deux versions du jugement. Donc, le délai est d’environ six mois pour la production du jugement, c’est-à-dire pour la publication. Comme je vous l’ai expliqué, le travail est accompli par des membres de notre équipe interne avec une traduction initiale qui est effectuée par des gens du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral. Est-ce que cela répond à votre question?

La sénatrice Poirier : Oui. Dans un autre ordre d’idées, le comité a également entendu parler de la qualité très inférieure des décisions rendues dans d’autres cours. Selon vous, comment peut-on modifier la Loi sur les langues officielles afin d’offrir le même niveau de qualité dans la traduction des décisions?

M. Bilodeau : Dans les autres cours?

La sénatrice Poirier : Oui.

M. Bilodeau : Je vais plaider une certaine réserve, parce que je ne veux pas trop m’immiscer dans les travaux des autres cours, par respect de l’indépendance et du statut des autres cours. Cependant, comme j’y ai fait allusion plus tôt, les autres cours ont un volume beaucoup plus élevé de jugements par année. Selon le nombre de jugements qu’ils ont à produire, à traduire et à publier, effectivement, il faut du personnel, des ressources et de l’expérience. Nous nous devons aussi de reconnaître que l’expertise en matière de production de jugements ou en matière de bilinguisme juridique, de manière générale, est quand même limitée. Il n’existe pas, à tous les coins de rue au Canada, des jurilinguistes, des avocats et des réviseurs qui ont le talent, l’habileté, la formation et l’expérience nécessaires pour produire des jugements de qualité supérieure dans toutes les cours canadiennes. Je ne dis pas que c’est impossible, mais cela prendra un certain temps avant d’en arriver à un stade où on a assez de ressources pour être en mesure de bien équiper toutes les cours canadiennes qui veulent ou doivent émettre des jugements dans les deux langues. C’est une question de ressources, essentiellement, de formation et d’expérience.

La sénatrice Gagné : Deux Manitobains le même soir, c’est assez impressionnant. Bienvenue, maître Bilodeau. Vous venez de parler de la question de la publication de jugements et ainsi de suite. Êtes-vous en mesure de nous expliquer comment on procède lorsque la Cour suprême entend une cause? Est-ce que les mémoires et tous les autres documents déposés sont automatiquement disponibles dans les deux langues officielles? Est-ce qu’on attend que tout soit traduit avant que les juges puissent traiter un dossier? Enfin, toute la mécanique d’un procès devant la Cour suprême.

M. Bilodeau : Je ne veux pas faire d’erreur, mais, à ma connaissance, on ne traduit pas nécessairement chaque document qui entre à la cour. Dans chaque dossier, il y a une langue de procédure qui est habituellement désignée ou choisie par une des parties à l’instance. Si un dossier a été entendu en français ou en anglais dans les cours inférieures, normalement, il sera traité dans la même langue à la Cour suprême. Les parties vont soumettre leurs documents dans la langue du dossier, mais ils peuvent choisir, dans une instance, de le déposer dans leur langue. Si, par exemple, la partie appelante dans une instance est anglophone et la partie intimée est francophone, chacun peut plaider dans sa langue, par écrit et oralement. Il incombe alors au personnel de la cour d’assimiler et de comprendre ces documents, et il en va de même pour les juges. Habituellement, les juges vont lire dans la langue de soumission. C’est ce que je comprends. Maintenant, je ne peux pas vous dire ce soir comment les juges font leur travail; cela relève d’eux. D’après ce que l’on sait, on leur soumet les documents, les soumissions, dans la langue dans laquelle ils sont présentés.

La sénatrice Gagné : Vous avez mentionné plus tôt l’importance d’avoir des spécialistes dans le domaine pour ce qui est de la traduction écrite. Il y a également de l’interprétation simultanée qui est offerte en tout temps dans les deux langues officielles, n’est-ce pas?

M. Bilodeau : Oui, dans la salle d’audience, l’interprétation en simultané est disponible en tout temps. C’est une règle d’or. Donc, à la Cour suprême, dans toute instance entendue, des interprètes sont présents et assurent une interprétation simultanée de toutes les présentations par les avocats, par les avocates et par les juges. Toute intervention orale est interprétée et traduite sur-le-champ.

La sénatrice Gagné : Vous avez mentionné un délai d’environ six mois avant d’obtenir le produit fini d’un jugement. Habituellement, à combien de révisions peut-on s’attendre?

M. Bilodeau : Combien de révisions du texte traduit?

La sénatrice Gagné : Oui, c’est ça.

M. Bilodeau : Cela relève du travail des juges, mais je sais que cela peut parfois être 5, 10 ou 15 révisions; cela dépend du jugement, de sa complexité et de sa longueur. Il faut dire qu’il y a également des révisions du texte original. Le texte original est retravaillé au fur et à mesure qu’on travaille sur la version traduite. D’ailleurs, comme on s’en rend souvent compte lors de nos travaux, de part et d’autre, lorsqu’un texte est en train de se faire traduire, cela nous amène souvent à apporter des améliorations au texte original, parce que la traduction nous force à réfléchir à la formulation du texte original en français ou en anglais. Donc, il y a souvent plusieurs révisions, mais je ne pourrais pas vous dire exactement le nombre. Cependant, ce n’est pas anormal qu’il y ait 5, 10 et parfois plus de révisions de texte.

Le président : J’ai une question assez globale. Je comprends que vous n’avez pas à porter de jugement sur la traduction des autres cours, mais quels sont les plus grandes embûches pour le bon fonctionnement de la Cour suprême et les principaux défis sur le plan linguistique dans l’arrimage et l’évolution de la documentation? Vous en avez parlé brièvement, mais y a-t-il de grands enjeux qui ressortent?

M. Bilodeau : Dans le processus de traduction des textes à la Cour suprême?

Le président : Par exemple, sur les enjeux linguistiques liés à la documentation, quels sont les grands enjeux qui ne facilitent pas les travaux de la Cour suprême, ou qu’est-ce que cela prendrait pour faciliter davantage le travail de la Cour suprême? Que pouvez-vous nous dire sur cet aspect?

M. Bilodeau : En ce qui a trait à la traduction des jugements, notre personnel est très expérimenté. Nous avons cet avantage. Ce qui nous facilite les choses, c’est qu’ils ont la connaissance du métier, du vocabulaire et l’habitude de le faire. Donc, nous sommes avantagés dans cette perspective.

En termes d’enjeux, sans doute que, oui, chaque jugement présente ses propres défis, si on veut, parce que chaque jugement est formulé un peu différemment. Cela dépend du juge qui l’écrit, cela dépend du nombre de juges qui écrivent le jugement. Il peut y avoir plusieurs motifs. Cela dit, l’équipe que nous avons est pleinement en mesure d’affronter tous ces défis.

Je dirais que, de façon générale, pour d’autres cours, il faut se poser la question, ou enfin, l’une des questions qui peuvent être posées est la suivante : est-ce que tous les jugements d’une cour ou d’un tribunal quelconque doivent être traduits? Certains diront que non, parce que ce n’est pas clair, ce n’est pas garanti que chaque jugement dans toutes les cours a une incidence importante, majeure ou marquante, sur le système juridique ou sur le public canadien. Il y a des jugements qui sont plus importants que d’autres, d’où l’importance de la fonction d’édition pour déterminer, sans doute en consultation avec le juge en chef ou la juge en chef d’une cour, quels sont les jugements qui méritent d’être traduits, pour que l’auditoire canadien puisse les lire dans les deux langues.

C’est l’une des questions qui, selon moi, pourraient être posées. Cependant, en termes d’enjeux linguistiques — j’essaie juste d’y penser à brûle-pourpoint —, en fait, je vous dirais que c’est le remplacement du personnel, le fameux problème de la planification de la relève qui frappe plusieurs secteurs d’activité, y compris celui-là. On le sait, sur le plan démographique, les gens avancent en âge et prennent leur retraite. Où doit-on chercher cette expertise, cette jeunesse qui va venir faire en sorte qu’on ait des remplaçants compétents et qui veulent faire carrière dans un domaine comme celui-là? Je dirais que c’est sans doute le défi le plus important. À mon avis, en tout cas.

Le sénateur Mockler : J’aimerais aussi saluer M. Bilodeau. Son passage au Nouveau-Brunswick a été très remarqué. Il a fait avancer la cause de la langue française dans les deux communautés linguistiques, ainsi que l’anglais.

Comme le disait M. Bisson, si vous me permettez l’indulgence de la chaise, la Loi sur les langues officielles dans sa forme actuelle tient-elle compte de la jurisprudence récente? Sur quelle décision le Parlement devrait-il porter son attention dans le cadre de la modernisation de la Loi sur les langues officielles?

M. Bilodeau : Sur quelle décision?

Le sénateur Mockler : La Loi sur les langues officielles, la modernisation de la Loi sur les langues officielles; quelles décisions le Parlement devrait-il étudier, vers quoi le Parlement canadien devrait-il se diriger afin de moderniser la Loi des langues officielles actuelle?

M. Bilodeau : Premièrement, je vous remercie pour vos bons mots. Maintenant, je suis un peu embêté, parce que mon rôle de registraire implique aussi un rôle quasi judiciaire à la Cour suprême, ce qui veut dire que j’ai un rôle de petit juge, si on veut. Non seulement cela, mais, comme officier de la Cour suprême, j’hésite à me prononcer sur ce que devraient être les orientations du gouvernement, car il y a la branche exécutive et la branche législative, comme vous le savez. C’est d’ailleurs l’une des choses que j’enseigne dans mes présentations, lorsque nous recevons des visiteurs à la Cour suprême — on en reçoit beaucoup et de partout dans le monde —, je leur parle évidemment des trois branches du gouvernement, et comment la Cour suprême joue un rôle en soi dans le domaine judiciaire, séparé des autres branches. Le Sénat est l’une de ces branches, évidemment. Je ne sais pas, cela ne me semble pas m’appartenir. J’aimerais pouvoir vous aider, mais je ne sais pas si c’est le genre de questions sur lesquelles je peux vraiment être utile. Même si je le pouvais, je suis hésitant à cause du poste que j’occupe.

Cela dit, je dirais que les gouvernements, n’importe quel gouvernement, auraient intérêt à consulter justement les groupes comme celui de Mme Effendi, l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario, tant en Ontario qu’ailleurs, d’ailleurs, consulter les communautés francophones dans le sens large, les communautés minoritaires de langue officielle dans le sens large, pour voir quelles sont leurs préoccupations. Je pense qu’on les connaît déjà peut-être en partie. C’est la suggestion que je ferais.

En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour suprême, vous avez des avocats qui travaillent pour le Sénat ou pour la Bibliothèque du Parlement qui peuvent vous renseigner. Ce serait une piste à suivre.

Je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre, mais je crois que mon rôle m’empêche de répondre de manière substantielle à votre question.

Le sénateur Mockler : Comme le dit la jurisprudence, vous êtes prudent.

M. Bilodeau : J’essaie toujours de l’être, surtout face à une salle aussi bien garnie que celle-ci.

Le sénateur Mockler : Pour terminer, monsieur le président, si vous me le permettez, les décisions des tribunaux fédéraux sont-elles de qualité égale dans les deux langues officielles, selon votre expérience? Sinon, quelles mesures le gouvernement fédéral peut-il mettre en place pour régler ce problème?

M. Bilodeau : En ce qui concerne les cours fédérales, il y en a quatre : la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel martiale. Ce sont les quatre tribunaux fédéraux. C’est vraiment une machine séparée de la mienne. Je ne veux pas commenter leur travail, ce n’est pas ma place, mais j’ai entendu dire que c’est en grande partie une question de ressources, d’avoir le personnel et les fonds nécessaires pour entamer la production et la publication des jugements dans les deux langues dans une qualité adéquate et acceptable.

Alors, dans la mesure où il leur manque ces ressources, ils sont toujours confrontés à un défi. C’est ce que je pense être la chose la plus prudente que je puisse vous dire. Cela dit, je sais qu’ils font tous les efforts possibles, mais, compte tenu du volume de jugements qu’ils rendent chaque année, car ils en traitent beaucoup plus que la Cour suprême, ce n’est sûrement pas une tâche toujours facile, compte tenu des ressources dont ils disposent.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Bilodeau, félicitations pour votre beau travail, et merci d’être présent ici ce soir et de bien vouloir répondre à nos questions.

Je comprends que la Cour suprême du Canada doit soumettre un bilan sur les langues officielles au Secrétariat du Conseil du Trésor et à Patrimoine canadien tous les trois ans. Pourquoi la Cour suprême n’a-t-elle pas indiqué de mesure, dans son bilan annuel sur les langues officielles, concernant la mise en œuvre de la partie VII de la loi?

M. Bilodeau : La partie VII de la loi. J’ai honte de le dire, mais je dois me rafraîchir la mémoire.

Le sénateur McIntyre : Cette partie comprend la promotion du français.

M. Bilodeau : Ah oui; merci. C’est la première fois qu’on me pose cette question. Je peux simplement dire que, en ce qui concerne les mécanismes de promotion, là encore, cela revient à une des réponses que j’ai soumises tantôt; pour le moment, cela ne semble pas être le rôle de la cour que de soumettre au gouvernement des suggestions sur la façon de faire la promotion des langues officielles.

En tant qu’arbitre, la cour tente de conserver un rôle indépendant — non seulement elle essaie, mais elle joue toujours un rôle indépendant. Il serait malvenu, je pense, pour la cour, de venir publiquement faire des suggestions quant à la façon dont le gouvernement devrait faire son travail ou changer la loi. Cela pourrait mettre en cause, partiellement ou totalement, son indépendance.

Donc, je m’en tiendrai là et je dirai que c’est simplement quelque chose qui, selon nous, relève de la branche exécutive, de la branche législative, et que nous en mêler serait s’engager sur un terrain glissant.

La sénatrice Forest-Niesing : Maître Bilodeau, je suis heureuse de pouvoir vous poser cette question. Dans mon autre vie, qui ne date pas de si longtemps, j’ai eu le plaisir et le choc d’entendre, dans un contexte différent, un policier qui nous parlait d’un service de distribution — un dispatcher — qui recevait des appels et qui avait traduit la phrase d’une dame qui était extrêmement inquiète pour la sécurité personnelle de son conjoint. Cette dame avait dit : « Mon mari vient de prendre le bois avec son arme à feu, venez vite. » La traduction par la distributrice avait été : « armed theft of wood », ce qui change complètement le sens. Ce que je veux illustrer par cet exemple, c’est à quel point il faut faire attention à la traduction et, en évaluant la qualité d’une traduction, à quel point il faut porter une attention particulière au respect des expressions familières et régionales afin de bien capter le sens de l’intervention. Si on dit à notre médecin : « J’ai mal au cœur », on risque de se retrouver branché à une machine, alors qu’il nous faut seulement une chaudière.

C’est à cela que je veux en venir. Je réalise que, à la Cour suprême, le souci est moins grand de recueillir des témoignages parce que cela ne fait pas vraiment partie du quotidien de la Cour suprême, mais on sait également que certaines décisions tournent autour d’un témoignage très particulier, qui provient de la cour de première instance, de deuxième instance ou de la cour d’appel, qui tourne autour d’une expression et d’un sens qui pourrait inclure ce type d’expressions familières.

Ma question est la suivante : par quel moyen vous assurez-vous de la qualité de la traduction en tenant compte de l’importance de respecter le sens contextuel régional de ces expressions?

M. Bilodeau : Merci de la question. Le mieux que je pourrais vous dire, c’est que, oui, la Cour suprême est indépendante, mais elle n’est pas infaillible. On espère que, dans les jugements de la cour, le sens est toujours exact ou, en tout cas, bien rendu dans les deux langues. Je peux vous assurer qu’il y a une vérification. Il y a une petite histoire qui est souvent racontée au sein de la cour, en passant; c’est une espèce de dicton disant que les jugements ne sortent pas de la cour à moins qu’ils aient été revus et révisés cinq, six ou sept fois. Une attention du plus haut degré est vraiment portée à chaque texte, à chaque phrase même, pour s’assurer qu’on a capté le bon sens dans les deux langues. C’est un peu un luxe d’avoir moins de jugements à traduire et à préparer; il y a aussi le fait que nous avons un personnel expérimenté et très dévoué, qui veut toujours s’assurer que le travail est toujours fait à 100 p. 100 et qu’on a toujours bien rendu, dans les deux langues, le sens exact du concept, de l’expression ou de la phrase.

Cela me rappelle un article dans un périodique juridique. Je pense que cela remonte à 1980 environ, dans le Manitoba Law Journal; le titre en latin était Traduttore, Traditore, une formule exprimant l’idée que n’importe quelle traduction est un peu une traîtrise. Il y a toujours un risque qu’une traduction ne rende pas à 100 p. 100 le sens exact de l’original.

Cela dit, à la Cour suprême, nous nous attachons à l’importance, pour chaque expression, même une expression provenant d’un segment d’un jugement d’une cour inférieure — et, bien évidemment, on ne peut pas modifier le jugement d’une cour inférieure —, si nous devons reprendre cette expression dans notre formulation propre, d’en donner la meilleure version possible.

C’est un travail continu, un travail de moine, comme on dit, car, effectivement, les réviseurs, les jurilinguistes, les avocats et avocates qui revoient chacun des jugements passent des heures et des heures à lire, relire, souligner et corriger, pour s’assurer que quasiment chaque mot est bel et bien exact.

La sénatrice Gagné : Par rapport à la traduction simultanée à la cour, comment fait-on pour évaluer la qualité de cette traduction? Est-ce que c’est un juge qui l’évalue?

M. Bilodeau : On parle ici de la traduction des soumissions orales lorsque les avocats plaident en cour, n’est-ce pas?

La sénatrice Gagné : Exactement. Comment fait-on pour s’assurer qu’on a capté le sens exact?

M. Bilodeau : Nous avons recours à des experts interprètes du Bureau de la traduction. Ce sont des gens qui ont l’habitude de faire ce travail. On leur fournit les documents relatifs à chaque dossier avant que la cause soit entendue, donc ils peuvent se familiariser avec les expressions et le vocabulaire auquel on peut s’attendre dans les présentations des avocats.

Aucune vérification comme telle n’est faite sur place. Il n’y a pas de mécanisme qui le permet, à ma connaissance. Tous les efforts sont mis de l’avant pour s’assurer que chaque interprétation est un compte rendu fidèle et exact de ce que l’avocat présente oralement. En ce qui concerne l’interprétation, les dangers sont plus grands qu’avec la traduction écrite. Avec la traduction écrite, on a le temps de réviser, de se questionner, de faire des recherches, mais lorsqu’on est en train de plaider et qu’il y a un interprète en simultané, c’est le maximum que l’on puisse faire dans les circonstances. Pour ce qui est de la qualité, cela relève du travail des interprètes qui sont formés et affectés chez nous par le Bureau de la traduction.

La sénatrice Gagné : Si je comprends bien, c’est à partir des transcriptions que la vérification peut se faire par la suite.

M. Bilodeau : Oui, il peut y avoir une vérification après l’audience en relisant la transcription.

La sénatrice Gagné : Est-ce qu’on corrige souvent des transcriptions?

M. Bilodeau : Je n’ai pas connaissance de cela. Je pourrais m’informer et vous renseigner. Je ne pense pas que cela arrive souvent, mais c’est fort possible.

La sénatrice Poirier : J’ai des questions complémentaires par rapport à des propos formulés plus tôt. À deux ou trois reprises ce soir, vous avez parlé du délai de six mois pour la traduction. Par la suite, vous avez ajouté qu’une révision peut être faite 5, 10, 15 ou 20 fois. Est-ce que ces révisions se font à l’intérieur de six mois?

M. Bilodeau : Quand je dis 5, 10 ou 15 fois, cela varie d’un dossier à l’autre. Ce sont des relectures, des vérifications. Ça ne signifie pas nécessairement qu’il faut relire tout le texte d’un bout à l’autre, mais plusieurs vérifications sont faites à l’intérieur de six mois.

La sénatrice Poirier : Quand on parle de la traduction de la Cour suprême, combien de traductions se font de l’anglais au français et combien se font du français à l’anglais?

M. Bilodeau : Je n’ai pas de statistiques, mais on reçoit plus de dossiers en langue anglaise et les jugements sont rendus dans la langue du dossier. Si les parties plaident en anglais, le jugement est rendu en anglais. En fait, le jugement est rendu dans les deux langues, mais le travail se fait d’abord en anglais et une traduction est produite.

La sénatrice Poirier : Toutes les décisions sont publiées dans les deux langues?

M. Bilodeau : Oui. Les juges préparent une ébauche d’un premier jugement. Cette ébauche est envoyée à traduction. La traduction revient et c’est là que le gros travail des juges, des éditeurs, des jurilinguistes commence. Ils prennent la traduction et ils travaillent les deux textes en même temps pour arriver à la version finale dans les deux langues au bout de six mois.

Le président : J’ai une question, et vous y avez peut-être déjà répondu. Évidemment, vous l’avez compris, on est très gourmand de mieux comprendre la question de la traduction à la Cour suprême. Par exemple, si les juges de la Cour suprême reçoivent des décisions de cours inférieures qui sont de qualité non équivalente entre le français et l’anglais, quel genre de défi cela pose-t-il?

M. Bilodeau : Ce serait préférable qu’un juge vous réponde, parce que je ne veux pas me mettre dans ses souliers. Les juges ont accès à du personnel pour les aider, à des services de recherche. Ils ont des auxiliaires juridiques qui les aident à préparer chaque dossier afin de s’assurer de bien les comprendre. Notre équipe d’avocats et d’avocates prépare également des informations par écrit pour les juges. Effectivement, eux-mêmes, selon leur propre expérience, pourront toujours évaluer, lire et comprendre les jugements portés en appel devant la cour. Je ne pense pas qu’il y a de grands problèmes à ce niveau. Je m’arrête là sur ce point pour l’instant.

La sénatrice Mégie : J’ai une brève question. On vient d’entendre que les jugements sont publiés par écrit au bout de six mois. Quand il y a un dossier chaud, tout le monde attend la date où le jugement sera prononcé. Il est prononcé et tout le monde est au courant, par exemple, que trois juges sur neuf se sont prononcés, et cetera. Quelle est la valeur de la portion verbale du prononcé du jugement?

M. Bilodeau : Si la cour émet un jugement par écrit, il n’y aura pas de jugement verbal. Je vais vous donner un exemple concret. La cour entend un dossier le 22 octobre et elle termine l’audience à 12 h 30. Les juges se réunissent pour discuter de la cause et pour planifier la préparation, l’orientation et la décision du jugement. Par la suite, un ou quelques juges commenceront à rédiger des motifs et la traduction s’ensuivra, et ainsi de suite.

Il n’y a pas de prononcé verbal lorsqu’un jugement écrit est produit. Le seul moment où il y a un prononcé, c’est lorsque la cour est d’avis — et c’est arrivé la semaine dernière — qu’une décision sera rendue sur-le-champ, le jour même. Lorsque la réponse est assez claire ou assez forte, les juristes n’ont pas besoin de rédiger un long jugement. Dans ces circonstances, ils liront, après l’audience, un court jugement oral de quelques paragraphes. Ensuite, ils prépareront la version finale de ce prononcé dans les deux langues, qui sera par la suite publiée. Ce sont vraiment les seules circonstances où il y aurait un prononcé verbal.

La sénatrice Mégie : J’aimerais faire allusion à l’aide médicale à mourir. Je n’étais pas ici à l’époque. Tout le monde attendait le jugement qui a été publié verbalement. Alors, je me demande ceci : quelle est la simultanéité entre le prononcé écrit et le prononcé verbal?

M. Bilodeau : Les juges ne se prononcent pas. Ils entendent la cause, ils préparent le jugement. Habituellement, cela prend de six à huit mois avant que le jugement soit publié. Donc, il n’y a pas d’occasion pour la cour de formuler un jugement avant que le jugement soit publié dans les deux langues.

La sénatrice Mégie : Merci.

M. Bilodeau : D’accord?

Le président : Maître Bilodeau, à votre connaissance, dans le processus de nomination des juges à la Cour suprême, y a-t-il un mécanisme d’évaluation de leurs compétences linguistiques?

M. Bilodeau : Je vais devoir refiler la question au bureau du commissariat à la magistrature fédérale, parce que c’est cette agence qui gère tout le processus de mise en candidature et d’évaluation des candidats pour un poste à la Cour suprême. Ce n’est pas que je ne veux pas vous aider, mais je crois qu’il est préférable que la réponse vienne de cette agence.

Le président : Je vous remercie, maître Bilodeau, de votre contribution et de votre éthique irréprochable, que nous avons grandement appréciée.

Sur ce, chers collègues, nous allons poursuivre la réunion à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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