Débats du Sénat (Hansard)
1re Session, 42e Législature,
Volume 150, Numéro 42
Le jeudi 2 juin 2016
L'honorable George J. Furey, Président
- DÉCLARATIONS DE SÉNATEURS
- PÉRIODE DES QUESTIONS
- ORDRE DU JOUR
LE SÉNAT
Le jeudi 2 juin 2016
La séance est ouverte à 13 h 30, le Président étant au fauteuil.
Prière.
[Traduction]
DÉCLARATIONS DE SÉNATEURS
La Journée nationale de la santé et de la condition physique
L'honorable Nancy Greene Raine : Honorables sénateurs, je tiens à vous rappeler que nous soulignerons samedi la Journée nationale de la santé et de la condition physique. C'est l'occasion pour les Canadiens de sortir à l'extérieur et d'être actifs. C'est le Sénat qui est à l'origine de la création de cette journée. En effet, il a présenté un projet de loi à ce sujet, qui a été adopté à l'unanimité par tous les partis il y a deux ans, tant à la Chambre des communes qu'au Sénat.
Au cours de cette journée, les Canadiens sont invités à pratiquer une activité physique soit seuls, en compagnie des membres de leur famille ou dans le cadre d'événements organisés dans leur collectivité. Je sais que dans ma ville, Kamloops, il y aura une zone d'activités réservée aux enfants et qu'un cours de yoga sera offert dans le parc; tous sont invités à y participer. D'autres municipalités ouvrent aussi gratuitement les portes de leurs installations récréatives ou offrent un rabais sur l'accès à celles-ci. Une activité d'envergure se déroulera aussi ici, sur la Colline du Parlement; un spécialiste de la condition physique donnera un cours de mise en forme de type camp d'entraînement à 9 heures.
Chaque année, de plus en plus de municipalités emboîtent le pas et adoptent des résolutions indiquant qu'elles souligneront désormais la Journée nationale de la santé et de la condition physique. Jusqu'à maintenant, environ 270 municipalités partout au Canada ont adopté de telles résolutions. La ville de Toronto ne l'a pas encore fait, mais nous essayons de l'inciter à adopter une résolution en ce sens. Toutes les autres grandes Ville du pays l'ont fait. Vous pouvez consulter notre site web, où vous trouverez une carte montrant toutes les municipalités qui participent à cette initiative. Nous devons poursuivre nos efforts pour que l'an prochain, plus de 300 municipalités soulignent cette journée.
En terminant, honorables sénateurs, je vous invite à vous renseigner sur les activités qui auront lieu dans votre région à l'occasion de la Journée nationale de la santé et de la condition physique. Ensemble, faisons du Canada le pays le plus en forme du monde!
Des voix : Bravo!
Le Mois de la sensibilisation à la sclérose en plaques
L'honorable Jane Cordy : Honorables sénateurs, je vous signale que le mois de mai est le Mois de la sensibilisation à la sclérose en plaques. La sclérose en plaques est la maladie neurologique la plus courante chez les jeunes adultes au Canada. La plupart des gens qui en sont atteints reçoivent le diagnostic entre 15 et 40 ans et doivent vivre avec les effets imprévisibles de la maladie jusqu'à la fin de leurs jours.
Le mois de mai est terminé, mais je vous invite ardemment à réfléchir au sort des personnes atteintes de sclérose en plaques non seulement en mai, mais aussi pendant tous les autres mois de l'année. Au cours des dernières années, j'ai eu le privilège d'assister à des conférences de la Canadian Neurovascular Health Society. Je tiens à féliciter cette société du travail qu'elle fait en mettant ses ressources à la disposition des personnes atteintes de sclérose en plaques et de leur famille et, en fait, de tous les Canadiens. J'aimerais remercier tout particulièrement la présidente de la société, la Dre Sandra Birrell, du travail qu'elle fait avec dévouement pour promouvoir le mieux-être des personnes atteintes de sclérose en plaques.
Les conférences organisées par la société sont exceptionnelles, et les conférenciers qui y participent viennent des quatre coins du monde. Au cours des dernières années, des chercheurs ont appris qu'il existait des similitudes entre la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson, la fatigue chronique, la maladie de Lyme et la démence.
Honorables sénateurs, nous savons que la recherche doit se poursuivre dans ce domaine et qu'il n'existe pas de solution unique pour les personnes atteintes de sclérose en plaques. Nous savons aussi qu'il faut améliorer le diagnostic et le dépistage de la sclérose en plaques, ainsi que le traitement des personnes qui en sont atteintes. Il faut aussi améliorer la formation offerte aux personnes responsables du dépistage.
Honorables sénateurs, lorsqu'il est question de dépistage, de diagnostic et de traitement des personnes atteintes de sclérose en plaques, nous ne devons pas nous limiter à ce qui se passe en ce moment. Nous savons qu'une saine alimentation, le fait de bouger et l'exercice sont utiles, ce qui est évidemment le cas pour tous les Canadiens. Comme je l'ai déjà dit, honorables sénateurs, nous devons améliorer le traitement et la recherche pour les personnes atteintes de sclérose en plaques et leur famille. Le statu quo ne suffit pas.
Honorables sénateurs, cette année, la conférence de la Canadian Neurovascular Health Society se tiendra à Ottawa, en octobre. Ce sera l'occasion d'entendre des médecins et des chercheurs exceptionnels, et de parler à des personnes courageuses et admirables qui ont la sclérose en plaques et qui continuent de militer pour le changement, non pas pour eux-mêmes, mais pour leurs enfants et les enfants de demain.
Nadiya Savtchenko
Libération du centre de détention russe
L'honorable A. Raynell Andreychuk : Honorables sénateurs, je me joins aux autres pour célébrer la libération de Nadiya Savtchenko, pilote ukrainienne, députée du Parlement et prisonnière politique.
Capturée par des séparatistes recevant l'appui du Kremlin en juin 2014, la lieutenante Savtchenko a passé 708 jours en détention illégale en Russie. Malgré les appels de la communauté internationale en faveur de sa libération, elle a été accusée et reconnue coupable de complicité dans la mort de deux journalistes russes, et d'avoir franchi illégalement la frontière. Son procès, marqué par un manque de transparence et de procédures équitables, a été vivement critiqué à l'échelle internationale.
Le 25 mai 2016, la lieutenante Savtchenko a été libérée du centre de détention russe lors d'un échange de prisonniers et est rentrée saine et sauve en Ukraine. Symbole de résistance et de bravoure, Nadiya Savtchenko a inspiré une nation entière par sa volonté inébranlable et son patriotisme. À son arrivée en Ukraine, elle s'est vu accorder le plus grand honneur du pays, l'étoile d'or des héros de l'Ukraine.
Je n'ai aucun doute que les sénateurs se joindront à moi pour souligner sa libération et lui souhaiter un prompt rétablissement après cette épreuve. L'engagement de Nadiya Savtchenko envers le peuple ukrainien dans sa lutte contre l'agression russe s'est intensifié à la suite de sa libération. Elle l'a réaffirmé dans son premier discours parlementaire la semaine dernière, où elle a dit ceci :
Je suis de retour et je ne vous laisserai pas oublier — vous qui siégez au Parlement — ceux qui ont sacrifié leur vie pour le pays. [...] personne n'est oublié; rien n'est oublié [...]
Même si l'attention générale était surtout tournée vers l'annexion illégale de la Crimée et la guerre au Donbass, l'oppression constante de la Russie contre les dissidents politiques a continué de s'intensifier. Au moins 20 citoyens ukrainiens continuent de croupir dans les geôles russes. Parmi eux se trouvent les militants criméens Oleg Sentsov et Alexandre Koltchenko. Les deux hommes ont été arrêtés et accusés de terrorisme après avoir refusé de reconnaître l'annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014.
De plus, un groupe ethnique minoritaire turc, les Tatars de Crimée, est constamment l'objet de persécutions de la part de la Russie et des autorités soutenues par la Russie. Le gouvernement autonome des Tatars a été interdit et qualifié d'organisation extrémiste plus tôt cette année.
(1340)
Cette semaine, Moscou a déclaré que quiconque faisait partie d'un groupe islamique en Crimée était un extrémiste et était susceptible de commettre un acte terroriste. Ces déclarations ont donné de nouvelles raisons aux autorités russes pour mener des rafles, des arrestations et des enlèvements illégaux.
Honorables sénateurs, le Canada a le devoir de faire tout pour que les membres de la communauté internationale respectent les droits de la personne et la primauté du droit. Continuons à réclamer la remise en liberté de tous les prisonniers illégaux de Russie.
Le massacre de la place Tiananmen
Le vingt-septième anniversaire
L'honorable Jim Munson : Honorables sénateurs, chaque année à la même époque, je rappelle au Sénat les horribles événements qui ont secoué la place Tiananmen les 3 et 4 juin 1989. Un seul mot peut décrire ce qui s'est alors passé, et ce mot, c'est « massacre ». Je le sais, j'étais là.
Pourtant, si vous viviez en Chine aujourd'hui, vous ignoreriez tout de cette tragédie. Pourquoi? Parce que le gouvernement chinois a effacé ces événements de la mémoire collective. Officiellement, le massacre de la place Tiananmen n'est jamais arrivé.
Les autorités chinoises ne veulent pas que la population sache qu'un million de personnes — des Chinois ordinaires : des étudiants, des enseignants, des médecins, des ouvriers, des mères, des pères et des enfants — ont pris d'assaut l'avenue Chang'an et sont descendus jusqu'au cœur de Pékin.
Que réclamaient tous ces gens? Ils voulaient simplement avoir leur mot à dire quant à la manière dont ils étaient gouvernés. Ils n'ont pas envahi la place Tiananmen dans le but de renverser le gouvernement. Ils exerçaient simplement un de leurs droits fondamentaux, le droit à la libre expression.
Hier, honorables sénateurs, la voix autoritaire de la Chine d'aujourd'hui a résonné ici même, à Ottawa. Les choses ont très peu changé depuis 1989. En fait, j'oserais même dire que, au chapitre des droits de la personne elles ont empiré. Hier, le ministre des Affaires étrangères de la Chine s'en est pris à une journaliste canadienne qui avait osé lui poser une question sur la situation des droits de la personne en Chine. Voici ce que Wang Yi lui a répondu :
Votre question est empreinte de préjugés et d'arrogance antichinoise [...] C'est tout à fait inacceptable.
Saviez-vous que la Chine a inscrit la protection et la promotion des droits de la personne dans sa Constitution?
Monsieur Wang Yi, j'ai d'autres questions à vous poser. Pourquoi emprisonnez-vous sans cesse des gens qui veulent simplement se prévaloir de la liberté de parole, ce qui est un droit humain fondamental, sans même parler de ceux qui se prévalent de la liberté de presse?
Je vais me contenter de parler d'un seul dissident, Liu Xiaobo, un lauréat du prix Nobel de la paix, qui croupit dans la prison de Jinzhou dans la province de Liaoning.
Monsieur le ministre des Affaires étrangères, quel est le crime de M. Liu? Disait-il la vérité quand il a fait les remarques suivantes?
Tout simplement pour avoir exprimé une opinion politique divergente et avoir participé à un mouvement pacifique et démocratique, un enseignant a perdu son estrade, un auteur a perdu le droit de publier et un intellectuel a perdu le droit de s'exprimer publiquement. C'était triste, à la fois pour moi en tant qu'individu, et pour la Chine après trois décennies d'ouverture et de réformes.
Ce sont les mots de M. Liu.
Monsieur le ministre des Affaires étrangères, M. Liu purge une peine d'emprisonnement de 11 ans. Pourquoi avez-vous si peur? Pourquoi votre gouvernement continue-t-il d'emprisonner un si grand nombre de ses citoyens?
Monsieur le ministre des Affaires étrangères, je me souviens de tout ce que j'ai vu à la place Tiananmen en 1989. Je ne l'oublierai jamais. Je continuerai de poser des questions. Je le dois aux familles dont les enfants sont morts à la place Tiananmen et aux alentours.
Honorables sénateurs, il est paradoxal que, dans un pays comme le Canada où la liberté d'expression est permise, le ministre des Affaires étrangères d'un autre pays réprimande une journaliste canadienne parce qu'elle a posé une simple question sur la liberté d'expression et les violations des droits de la personne en Chine. Si une question similaire était posée à Pékin aujourd'hui sur ce qui s'est passé à la place Tiananmen en 1989, j'aimerais vous poser la question suivante, monsieur le ministre des Affaires étrangères : qu'arriverait-il à ce journaliste?
J'en ai des frissons rien qu'à songer aux conséquences.
Merci, honorables sénateurs.
Des voix : Bravo!
La Commission de vérité et réconciliation
L'honorable Murray Sinclair : Honorables sénateurs, il y a un an aujourd'hui, la Commission de vérité et de réconciliation du Canada publiait le rapport sommaire dans lequel elle présentait ses constatations et ses conclusions au sujet de l'histoire des pensionnats autochtones au Canada. Des premiers jours de la Confédération jusqu'en 1996, beaucoup d'enfants amérindiens, inuits et métis du pays ont été arrachés à leur famille contre la volonté de leurs parents et envoyés dans des pensionnats prétendument pour qu'ils puissent s'instruire. Mais en fait, ils ont été endoctrinés et forcés d'adopter un mode de vie étranger.
John A. Macdonald avait des rêves de bâtisseur, mais il n'incluait pas les Autochtones dans ses projets d'édification du pays. Voici ce qu'il disait à la Chambre des communes en mai 1883 :
Lorsque l'école est sur la réserve, l'enfant vit avec ses parents, qui sont sauvages; il est entouré de sauvages, et bien qu'il puisse apprendre à lire et écrire, ses habitudes, son éducation domestique et ses façons de penser, restent celles des sauvages. En un mot, c'est un sauvage capable de lire et d'écrire.
On a fortement insisté auprès de moi [...] pour soustraire autant que possible les enfants sauvages à l'influence de leurs parents. Or, le seul moyen d'y réussir seraient de placer ces enfants dans des écoles industrielles centrales, où ils adopteraient les habitudes et les façons de penser des blancs.
En 2006, le gouvernement du Canada et les représentants des grandes Églises du pays ont conclu des règlements pour mettre fin à 30 000 poursuites judiciaires qui ont été intentées contre eux en raison des sévices physiques et sexuels qui ont eu lieu dans ces pensionnats. C'est le plus important règlement consécutif à un recours collectif de l'histoire du Canada. Jusqu'à maintenant, les défendeurs ont dû débourser presque 4,5 milliards de dollars en indemnisations. Si le gouvernement avait consacré autant d'argent à instruire convenablement ces enfants dans leur milieu de vie, comme le promettaient les traités conclus après la Confédération, la situation pourrait être très différente aujourd'hui.
Les pensionnats ont plutôt été des échecs monumentaux sur le plan éducatif. Les enfants ont reçu très peu d'instruction formelle au fil des années, les enseignants n'étaient pas tenus d'avoir une formation ou un diplôme et aucun élève n'a pu s'appuyer sur l'enseignement reçu dans un pensionnat pour accéder à un établissement d'enseignement supérieur.
Dans ces écoles, on enseignait aux enfants que leur langue, leur culture et leur peuple étaient inférieurs et que les langues, les cultures et les peuples d'origine européenne leur étaient supérieurs.
On enseignait la même chose dans toutes les écoles publiques, y compris celles que nous avons fréquentées.
Faut-il s'étonner que les enfants autochtones n'aient pas de sentiment d'appartenance aujourd'hui? Faut-il s'étonner que les enfants non autochtones éduqués dans les écoles du pays en soient venus à considérer leurs camarades autochtones comme inférieurs?
J'ai accepté de faire partie du Sénat dans l'espoir de pouvoir continuer, grâce à mes fonctions, de travailler à la réconciliation par l'éducation et la compréhension tout en veillant à ce que le gouvernement analyse ce qu'il fait à la lumière de ses obligations à l'égard de la réconciliation.
Il est difficile d'arriver à la vérité, mais ce l'est encore plus de parvenir à la réconciliation. Pour y réussir, nous devons travailler tous ensemble. Merci.
Des voix : Bravo!
[Français]
L'industrie laitière
L'honorable Pierrette Ringuette : Honorables sénateurs, vous avez certainement vu et entendu la manifestation des producteurs agricoles, aujourd'hui, sur la Colline du Parlement.
J'aimerais profiter de ce moment pour leur souhaiter la bienvenue et leur dire que, à l'intérieur de cette enceinte, leurs préoccupations sont certainement entendues. Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts examine actuellement les effets des différentes ententes commerciales sur la production laitière.
À mon avis, il y a une question de souveraineté qu'on ne devrait pas laisser de côté en ce qui concerne nos producteurs laitiers. On s'entend pour dire que toute société, tout pays qui ne peut assurer sa souveraineté alimentaire n'est pas vraiment souverain.
Dans cette affirmation, il faut reconnaître les difficultés auxquelles font face nos producteurs laitiers. Il faut reconnaître que ces familles vivent dans des régions rurales, dans des communautés isolées, et que ces agriculteurs sont au travail pour nous fournir une denrée alimentaire qui est jugée essentielle par le Guide alimentaire canadien, soit le lait et les autres produits laitiers, comme le fromage. Ces personnes travaillent pour nous sept jours par semaine.
(1350)
Il me semble que nous manquons d'égards en ce qui a trait à leur avenir. J'aimerais profiter de leur présence aujourd'hui sur la Colline pour rappeler aux sénateurs que ces gens font partie de notre souveraineté, et que leur travail répond à nos besoins alimentaires. Je crois que nous devrions les soutenir dans le cadre de nos études de projets de loi. Merci beaucoup.
[Traduction]
PÉRIODE DES QUESTIONS
Les affaires étrangères
La Russie—Le déversement de produits chimiques toxiques—La souveraineté de l'Arctique
L'honorable Dennis Glen Patterson : Honorables sénateurs, ma question s'adresse au représentant du gouvernement au Sénat.
Monsieur le sénateur, dans un article du National Post publié le 18 mai 2016, M. Michael Byers, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en politique mondiale et en droit international, attirait l'attention des Canadiens sur le lancement imminent d'un missile russe utilisant de l'hydrazine pour carburant. On prévoit que des débris d'un étage de la fusée tomberont après-demain dans la baie de Baffin, dans le Grand Nord.
Honorables sénateurs, les effets néfastes de l'hydrazine sont bien connus. Quelques articles publiés pas plus tard qu'hier expriment l'indignation des Canadiens au sujet de la présence de produits chimiques polluants dans une zone économique exclusive du Canada qui est protégée en vertu de la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques.
Le directeur général de Grise Fiord, au Nunavut, Marty Kuluguktuk, m'a dit ceci : « Les ours polaires, les phoques, les baleines, les oiseaux, bref toute la faune de la région utilise cette partie de la baie de Baffin. Quant à nous, nous nous nourrissons de ces animaux. Nous considérons que le Nord est une zone vierge. Or, ces toxines extrêmement dangereuses se retrouveront dans la chaîne alimentaire du Grand Nord et nuiront à notre santé. »
Les débris du missile tomberont dans la baie de Baffin samedi.
Voici une brève mise en contexte avant ma question. Le Canada a décidé de renouer le dialogue avec la Russie. À ce que je sache, le ministère des Affaires mondiales s'est contenté de faire une déclaration tiède pour dire qu'il avait demandé des éclaircissements au gouvernement russe sur le fait qu'il ne l'avait pas averti du lancement de cette fusée. Il a aussi fait valoir au gouvernement russe qu'il fallait l'avertir beaucoup plus tôt des lancements prévus afin que toutes les précautions puissent être prises en ce qui concerne la sûreté et la sécurité de l'espace aérien du Canada et les possibles enjeux environnementaux.
Qu'est-ce que le Canada fera de plus pour protester contre cette violation des lois canadiennes et renforcer sa souveraineté dans l'Arctique? Le Canada est-il prêt à user des recours juridiques à sa disposition pour recouvrer les sommes investies dans l'assainissement environnemental dans la baie de Baffin, comme il peut le faire en vertu de la Convention de 1972 sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux?
L'honorable Peter Harder (représentant du gouvernement au Sénat) : Je remercie l'honorable sénateur d'avoir posé cette question et d'avoir eu la courtoisie de m'en avoir fait part à l'avance. Je lui en suis reconnaissant. Je peux informer le Sénat, comme le sénateur l'a mentionné, que le gouvernement du Canada a fait part directement au gouvernement de la Russie de ses craintes relativement à ce lancement et de son mécontentement du fait qu'il n'en a pas été informé plus tôt. Il a souligné au gouvernement de la Russie la nécessité qu'il soit prévenu plus longtemps à l'avance des lancements afin que les précautions nécessaires puissent être prises pour nous protéger et protéger l'environnement.
Nous avons aussi informé le gouvernement de la Russie que nous nous attendions à ce qu'il prenne toutes les mesures nécessaires pour que les débris ne se retrouvent pas sur le territoire canadien.
Ces messages ont été communiqués clairement et le gouvernement du Canada réfléchit aux prochaines mesures qu'il prendra si jamais le lancement a lieu avec les conséquences que l'honorable sénateur a mentionnées.
Le sénateur Patterson : Sénateur, d'après ce que je comprends, les débris tomberont dans les eaux canadiennes. Ils tomberont sur la Polynie des eaux du Nord, une zone de 85 000 kilomètres carrés exempte de glace. Le Canada est au courant parce qu'un avis aux navigateurs aériens indiquant avec précision la zone où ces débris tomberont a été émis et que de l'information sur le lancement, le type de fusée et de carburant et la localisation probable du champ de débris a été rendue publique au début de mai.
Je pense que le Canada a été informé à l'avance. Je crois que de blâmer la Russie pour un avis insuffisant pourrait être perçu par certains comme une tentative de diversion parce que le gouvernement est au courant depuis un certain temps.
Le Canada enverra-t-il à Grise Fiord des équipes de recherche et de récupération munies de l'équipement nécessaire, d'hélicoptères et de combinaisons de protection contre les matières dangereuses, en prévision de la chute de ces débris dans les eaux canadiennes, ce samedi?
Le sénateur Harder : Je puis assurer à l'honorable sénateur que le Centre des opérations du gouvernement surveille la situation de près afin qu'une intervention puisse être menée le plus rapidement possible si la situation l'exige.
Le sénateur Patterson : L'hydrazine est une substance extrêmement toxique, si toxique que les techniciens qui la manipulent doivent porter des combinaisons pressurisées de protection contre les matières dangereuses. Les États-Unis ont mis fin il y a 10 ans à leur programme de missiles Titan en raison des risques pour la santé et l'environnement après que l'un des derniers étages d'un missile américain ait déversé deux tonnes d'hydrazine dans l'environnement.
Greenpeace — et je n'appuie habituellement pas, et même jamais, cet organisme — a indiqué que le déversement de ces substances chimiques à partir d'un navire constituerait une violation flagrante du droit canadien et international; or, il n'est pas plus acceptable que ces substances soient déversées du haut des airs.
Compte tenu de cet outrage, le Canada prendra-t-il la tête d'une campagne visant l'interdiction internationale des fusées propulsées à l'hydrazine?
Le sénateur Harder : Encore une fois, je remercie le sénateur de sa question et je tiens à dire que le gouvernement du Canada examine toutes les options. Je parlerai tout particulièrement de votre suggestion.
Régie interne, budgets et administration
La télédiffusion des délibérations du Sénat
L'honorable Art Eggleton : Honorables sénateurs, ma question s'adresse au président du Comité de la régie interne, qui est aussi, je crois, président du Sous-comité des communications. C'est à cet égard que je veux poser ma question.
La journée d'hier a été remarquable au Sénat. Nous avons posé beaucoup de questions et obtenu beaucoup de réponses de la part des ministres sur une période de quatre heures, ce qui a grandement attiré l'attention, et de façon positive, car certains gazouillis publiés par la suite étaient très favorables au travail que les sénateurs effectuaient hier.
Nous avions également deux caméras dans la salle du Sénat, ce qui est très inhabituel. Les seules fois où j'ai vu des caméras en 10 ans, c'était à l'occasion de l'ouverture d'une législature, du discours du Trône ou d'une autre cérémonie spéciale, mais jamais pendant une séance du Sénat, même si, en fait, nous étions formés en comité plénier.
(1400)
Ainsi, le journaliste Michael Den Tandt a fait le commentaire suivant :
Je n'ai peut-être jamais entendu à la Chambre des communes des échanges aussi profonds que ceux qui se sont faits au Sénat aujourd'hui.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Eggleton : Jordan Press a déclaré : « Des caméras au Sénat? Pourvu qu'elles y restent. »
On parle beaucoup des caméras depuis un bon bout de temps, mais je ne pense pas qu'elles soient utilisées au cours des quelque prochaines années, maintenant que nous nous préparons à déménager dans les installations spéciales situées de l'autre côté de la rue. Espérons qu'à notre retour elles fassent partie de nos délibérations quotidiennes, ce qui reste bien sûr à décider.
En attendant, un modeste pas a été franchi hier. Pour faire bonne mesure, puis-je demander au président du Comité de la régie interne et du Comité des communications de les faire venir à nouveau? Je crois comprendre que la tribune de la presse en avait fait la demande et que la chaîne CPAC avait mis ses services à disposition pour diffuser les images, que beaucoup de gens ont regardées. En fait, j'ai vu une partie de l'émission et j'ai été frappé de voir ce que l'on pouvait faire avec seulement deux caméras.
Pourrait-on les faire revenir? Nous approchons du débat sur le projet de loi C-14 à l'étape de la deuxième lecture, et le débat à l'étape de la troisième lecture aura lieu la semaine prochaine. Il pourrait y avoir aussi, à l'occasion, des débats sur d'importantes mesures législatives qui mériteraient d'être diffusés, ce qui rehausserait beaucoup, à mon avis, la réputation de l'institution.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Eggleton : Je pose donc la question au président. Fera- t-il revenir les caméras?
L'honorable Leo Housakos : Merci, sénateur Eggleton, de votre question, mais aussi de vos observations; je suis tout à fait d'accord avec vous.
Comme le sait très bien le sénateur, il y a quelques années, nous avons effectué, à la demande du Sénat, un examen de l'ensemble de la Direction générale des communications. Un rapport détaillé a été déposé au Comité de la régie interne ainsi qu'au Sénat; il proposait une marche à suivre assortie d'un certain nombre de recommandations, dont plusieurs ont été mises en œuvre. Je pense que nous sommes nombreux à avoir constaté combien elles ont amélioré la façon dont nous communiquons avec les médias et avec le public; nous avons fait des progrès, et nous en avons d'autres à faire.
L'une des recommandations, qui était le fruit de consultations avec la Tribune de la presse parlementaire canadienne, divers intervenants et de nombreux sénateurs, consistait à installer des caméras dans l'ensemble de l'enceinte du Sénat. Nous avons décidé d'être prudents et avions alors recommandé à Travaux publics d'équiper la nouvelle enceinte sénatoriale temporaire au Centre des conférences afin de permettre la télédiffusion.
Je suis d'accord, sénateur Eggleton : nous avons assisté à un moment décisif hier, car nous vivons à une ère où les communications numériques et visuelles sont bien plus importantes encore que l'audio. La Direction générale des communications était rivée sur Facebook et Twitter pour évaluer la réaction du public et de la presse, qui était extrêmement positive. La direction a également reçu d'innombrables courriels lui laissant savoir combien on était impressionné par la qualité des questions, la qualité des réponses et le décorum général au Sénat.
Je suis d'accord avec vous, sénateur, mais, pour répondre à la question, il reviendra bien évidemment au Sénat de décider quand, pendant combien de temps et dans quel contexte nous permettrons la diffusion vidéo de nos délibérations. Le Comité de la régie interne a déjà approuvé la recommandation. Je sais que le Comité sur la modernisation s'est jeté dans la mêlée et s'affaire à cerner les avantages et inconvénients de la question.
J'abonde dans le même sens que le sénateur Eggleton, qui estime que nous devrions comprendre à quel point il est important de montrer aux Canadiens l'excellent travail qui se fait au Sénat.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Eggleton : Nous sommes tous d'accord à ce sujet, mais comment pouvons-nous faire en sorte que les caméras de télévision soient présentes pendant le reste du débat sur le projet de loi C-14? Nous avons été saisis d'une motion — je crois qu'elle a peut-être été présentée par le sénateur Harder — proposant que le Sénat se forme en comité plénier. Cette motion comportait également une disposition sur les caméras de télévision. Personne n'a dit quoi que ce soit à ce sujet; tous semblaient satisfaits.
Le sénateur Harder pourrait peut-être proposer de nouveau la présence de caméras, à moins que vous ne le fassiez vous-même. L'un d'entre vous pourrait-il inscrire une motion au Feuilleton pour inviter de nouveau la télévision au Sénat?
Le sénateur Housakos : Je crois qu'il faudrait permettre aux différents leaders de poursuivre leurs discussions, notamment avec le Président. S'ils en arrivent à un consensus, ils pourraient alors présenter une motion que les sénateurs auraient le loisir d'évaluer.
La justice
Les vacances au sein de la magistrature
L'honorable Joan Fraser (leader adjointe des libéraux au Sénat) : J'aimerais poser une question au leader du gouvernement au Sénat.
Monsieur le leader, il y a sept semaines aujourd'hui, j'ai posé une question et, hier, vous avez eu l'obligeance de déposer dans cette enceinte ce qui tient lieu de réponse de la part du gouvernement. C'est à regret que je dois dire qu'il ne s'agit pas d'une réponse.
J'avais alors demandé quand nous pouvions nous attendre à ce que les postes vacants à la magistrature, à l'échelle du pays, soient comblés. Dans sa réponse, le gouvernement affirme reconnaître l'urgence de remplir les vacances, mais ajoute qu'il estime nécessaire d'examiner dans sa totalité le processus de nomination pour mieux atteindre les objectifs en matière de transparence, de responsabilité et de diversité et souligne en dernier lieu qu'il importe que le processus se fasse avec réflexion. Voilà la réponse que j'ai obtenue.
Je vous prie donc de demander au gouvernement une réponse à la question suivante : quand pouvons-nous espérer voir les postes au sein de la magistrature comblés?
L'honorable Peter Harder (représentant du gouvernement au Sénat) : Je suis toujours heureux, bien sûr, de poser des questions au gouvernement. J'ai communiqué la réponse à la question dont j'avais pris note et, évidemment, le Sénat est libre de juger de la qualité des réponses.
La sénatrice Fraser : Pouvez-vous communiquer le fait que je souhaite obtenir une réponse plus détaillée à ma question?
Le sénateur Harder : J'ai dit d'entrée de jeu que je suis toujours heureux de poser...
La sénatrice Fraser : Merci.
Le sénateur Harder : ... mais je tiens à souligner que la réponse qui a été donnée répond bel et bien à la question posée.
ORDRE DU JOUR
Projet de loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique et d'autres lois et comportant d'autres mesures
Deuxième lecture
L'honorable Larry W. Campbell propose que le projet de loi C-7, Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique et d'autres lois et comportant d'autres mesures, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, je suis heureux d'avoir l'occasion de prendre la parole pour appuyer le projet de loi C-7. Celui-ci représente un tournant historique pour la Gendarmerie royale du Canada, les relations de travail au Canada et l'ensemble de la population canadienne.
Si le projet de loi est adopté, les membres et les réservistes de la GRC se verront accorder pour la première fois les mêmes droits à la négociation collective que les autres services de police au Canada. Ils auront le droit de choisir une organisation syndicale qui les représentera auprès de leur employeur, c'est-à-dire le Conseil du Trésor, dans les dossiers concernant les relations de travail.
Chers collègues, le projet de loi modifiera à la fois la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada afin de créer un nouveau régime de relations de travail pour les membres de la GRC et les réservistes. En fait, le projet de loi C-7 rendrait les droits des travailleurs régissant ce groupe d'employés fédéraux conformes aux libertés fondamentales inscrites dans la Charte des droits et libertés.
Comme vous le savez, le projet de loi à l'étude est une réponse législative à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Association de la police montée de l'Ontario c. Canada (Procureur général). Le jugement de la Cour suprême dans cette affaire était que des parties clés du régime actuel de relations de travail de la GRC sont inconstitutionnelles. Premièrement, la cour a jugé inconstitutionnelle l'exclusion des membres de la GRC de la définition d'« employé » dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. De plus, elle a confirmé qu'un article du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada allait à l'encontre de la Charte canadienne des droits et libertés. La cour a affirmé que l'alinéa 2d) de la Charte « protège l'existence d'un processus véritable de négociation collective qui offre aux employés une liberté de choix et une indépendance suffisantes pour leur permettre de décider de leurs intérêts collectifs et de les défendre. »
(1410)
Dans le cas de la GRC, la cour a établi que « le régime actuel de relations de travail prive les membres de la GRC de cette liberté de choix et leur impose un programme qui ne leur permet pas de définir et de faire valoir leurs préoccupations professionnelles à l'abri de l'influence de la direction. »
La cour a conclu que le Programme des représentants des relations fonctionnelles ne répondait pas aux critères nécessaires à un processus véritable de négociation collective. Sous ce régime, les membres de la GRC étaient représentés par un organisme qu'ils n'avaient pas choisi. Qui plus est, ils devaient composer avec une structure qui n'était pas indépendante de la direction. Par conséquent, la cour a conclu que cela allait à l'encontre de la liberté d'association garantie par la Charte.
Ce projet de loi permettra aux membres et aux réservistes de la GRC de décider s'ils veulent être représentés par un agent négociateur indépendant de la direction de la GRC. De plus, pour être accréditée en tant qu'agent négociateur, l'organisation syndicale devrait obtenir l'appui de la majorité des membres de la GRC nommés à un grade et des réservistes en faveur d'une seule unité de négociation nationale.
En somme, le projet de loi exige que l'on forme une seule unité de négociation nationale composée uniquement de membres de la GRC nommés à un grade et de réservistes; que l'agent négociateur de la GRC ait pour principal mandat de représenter les agents de la GRC; que les officiers et les autres personnes nommées à des postes de direction ou de confiance soient exclus de la représentation; que la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique soit le tribunal administratif désigné pour résoudre les questions qui concernent l'unité de négociation collective de la GRC et les griefs liés à une convention collective; et qu'on ait recours à un arbitrage exécutoire indépendant comme processus de règlement des différends en cas d'impasse dans les négociations, sans droit de grève.
Je remarque toutefois que la loi proposée exclurait certains sujets des conventions collectives ou sentences arbitrales.
Chers collègues, il y a 40 ans, j'étais membre de la Gendarmerie royale du Canada, en poste en Colombie-Britannique. À l'époque, dans la vallée du Bas Fraser, il y avait un fort mouvement en faveur de la syndicalisation des membres de la GRC. Il n'y avait ni heures supplémentaires ni négociations salariales. Il n'y avait aucun moyen légal non plus d'exprimer son mécontentement au sujet des décisions de la force de police. Il était tout à fait illégal de se réunir pour discuter de syndicalisation.
Au prix de certains efforts, cependant, le système de représentants divisionnaires a été proposé et accepté. Nous en sommes restés là jusqu'à la décision que la Cour suprême a rendue dans l'affaire Association de la police montée de l'Ontario c. Canada (Procureur général).
Je songe aujourd'hui à mon sergent et au sergent d'état-major Fred Hardy, qui ont été à la tête de ce mouvement. Au cours des années 1970, il a reçu pour toujours le nom de « red Fred ». Je présente le projet de loi en son nom.
Il ne fait aucun doute que le projet de loi est un énorme progrès vers la modernisation de la GRC. Pendant trop longtemps, la force a été assaillie par des problèmes qui découlaient de l'application d'une culture militaire à la fonction de police. Permettre la représentation syndicale des membres est une décision clairvoyante. Cela dit, je m'en voudrais de ne pas ajouter que le projet de loi est loin d'être parfait et qu'il mérite une étude attentive, car il faut veiller à ce qu'il soit bon pour les membres de la force. Cela veut dire qu'il faut desserrer l'emprise de la haute direction sur les droits de membres de façon à rendre la force meilleure.
Le projet de loi exclut de la négociation collective les éléments suivants : les techniques de contrôle d'application des lois, les transferts d'un poste à un autre et les nominations, les évaluations, les stages, le licenciement ou la rétrogradation, la conduite, y compris le harcèlement, les compétences de base pour l'exercice des fonctions à titre de membre de la GRC ou de réserviste, l'uniforme, la tenue vestimentaire, l'équipement et les médailles de la Gendarmerie royale du Canada.
Ces exemptions perpétuent la mentalité paramilitaire de la GRC et sont la négation du fait que les membres de la GRC sur le terrain peuvent et devraient contribuer à faire progresser la force policière. Assurément, ces exemptions mettent en cause l'essence même de la négociation collective et ces éléments ne devraient pas relever exclusivement du commissaire.
On a soutenu que la GRC ferait partie de la fonction publique et que, par conséquent, elle devrait être régie par les règles en place. Je ne suis pas d'accord.
Les membres de la GRC ne sont pas des fonctionnaires. Ce sont des policiers à l'emploi du gouvernement fédéral.
Deuxièmement, la Gendarmerie royale du Canada, bien qu'elle ait valeur de symbole, n'a rien de spécial dans le monde de la police. À la différence des fonctionnaires, ses membres travaillent dans le monde policier et font face aux mêmes dangers, problèmes et enjeux que tout autre service de police. Or, aucune autre force de police au Canada ne se fait imposer des exemptions comme celles qui figurent dans le projet de loi.
L'un des objectifs de la négociation collective dans la GRC est de permettre un relèvement des normes au niveau de celles des autres services de police. Ses membres ne devraient pas être cinquante- deuxièmes en matière salariale; ils ne devraient pas avoir une puissance de feu inférieure dans une fusillade; ils devraient avoir le meilleur matériel et les meilleurs uniformes.
Quand on entame une négociation collective, on commence par tout mettre sur la table.
Des voix : Bravo.
Le sénateur Campbell : Les problèmes sont résolus ou retirés des discussions avec le consentement des deux parties. Tous les autres services de police ont un chef, des officiers brevetés et des sous- officiers. Considérez l'histoire et expliquez-moi comment ces autres forces de police peuvent fonctionner fort bien sans ces exemptions. Selon moi, les deux parties ont le bien des citoyens à cœur et s'efforcent de parvenir à des conventions qui associent bonne politique et bonne application des lois.
Je sais que le comité fera son travail et écoutera le point de vue des témoins sur les mérites du projet de loi. J'ai hâte de prendre connaissance de son rapport sur ce que je considère comme un texte législatif d'une importance vitale.
Merci de votre attention.
Des voix : Bravo!
L'honorable Terry M. Mercer : Le sénateur accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur Campbell : Bien entendu.
Le sénateur Mercer : Il me semble que l'exemption qui est faite pour les questions de santé et de sécurité au travail... Je crois comprendre que le projet de loi exclut ces questions. Il s'agit de la mise en place et du contrôle de programmes de sécurité en milieu de travail, car il y a des problèmes de sécurité, et ce n'est pas vraiment à un comité de santé et sécurité au travail de s'en occuper. C'est, tous les jours, une question de vie ou de mort pour les membres de la GRC.
Estimez-vous que le projet de loi, dans sa forme actuelle, soit la bonne mesure pour servir et protéger les membres de la Gendarmerie royale du Canada?
Le sénateur Campbell : Merci de votre question, sénateur.
Selon moi, le projet de loi est un bon point de départ. Le comité doit l'étudier et il faut en débattre. Je crois comprendre que ces exemptions sont là non pas par une volonté de contrôle de la GRC, mais pour assurer que dans la fonction publique, pour qui ces exemptions sont prévues, les règles de la négociation restent inchangées.
Ce à quoi je réponds que, même si j'aime la fonction publique et suis d'avis qu'elle fait un excellent travail, je ne me soucie aucunement du fait que ces exemptions s'appliquent à elle. Je m'intéresse ici uniquement à la Gendarmerie royale du Canada et, dans son intérêt, ce projet de loi devrait être amendé par le retrait de ces exemptions.
L'honorable Colin Kenny : Pourriez-vous répondre à une question, sénateur Campbell?
Le sénateur Campbell : Oui, monsieur.
Le sénateur Kenny : À la lumière de votre expérience, pourriez- vous énumérer les exemptions qui vous semblent le plus inadmissibles?
Le sénateur Campbell : Sénateur, elles me semblent toutes injustifiées. Il s'agit de négociation collective, et une négociation collective ne commence pas avec une partie qui dit à l'autre : « Nous ne parlerons pas de telle ou telle chose. » Tout est sur la table au départ, et les deux parties décident des éléments qui ne seront pas abordés. L'abandon de ces éléments a un coût pour les deux parties, bien sûr. Elles doivent décider de ce qui est le plus important pour elles.
(1420)
J'ignore combien d'incidents il faudra comme ceux qui sont survenus en Alberta et au Nouveau-Brunswick avant que nous ne prenions conscience qu'il y a quelque chose qui ne tourne vraiment pas rond, et je peux vous dire que c'est le cas depuis des années. Au cours des années 1970, nous avions dans nos revolvers des balles qui ne pouvaient pas traverser un pare-brise. En fait, nous y mettions nos propres cartouches pour avoir une arme capable de traverser un pare-brise. C'est inacceptable.
Nous avons une bande jaune le long de la jambe de nos pantalons. Si aucune autre force policière n'a cette bande jaune, c'est qu'il y a une raison : elle transforme l'agent en cible mouvante. Elle montre où il faut tirer. Il faut viser au-dessus de la bande jaune.
L'idée que les membres de la GRC ne doivent pas participer à la solution du problème de harcèlement me semble ridicule. C'est là que réside le problème. C'est dans la négociation collective qu'il faut en parler. Il faut que nous nous y prenions mieux.
Honorables sénateurs, je ne peux pas énumérer tous les éléments. Je crois qu'il faudrait supprimer toutes les exemptions. Elles ne devraient pas être là.
L'honorable Pierrette Ringuette : Je souscris certainement aux propos de l'honorable sénateur. Il y a une autre chose qu'il est important de comprendre : une fois de plus, nous sommes saisis d'un projet de loi assorti d'un délai à cause d'une décision de la Cour suprême.
Pourriez-vous préciser votre pensée à ce sujet?
Le sénateur Campbell : Bien sûr.
J'ai le plus grand respect pour la Cour suprême. Bien honnêtement, je ne sais pas où nous en serions sans elle, la plupart du temps. Dans le cas du projet de loi à l'étude, comme dans celui du projet de loi C-14, même si elle dit qu'il y a un délai, je ne crois pas qu'il y en ait.
Qu'est-ce qui va changer si nous n'adoptons pas le projet de loi avant l'expiration du délai? Rien du tout. Qu'est-ce qui va changer si nous prenons le temps d'étudier ce projet de loi? Tout. Tout ce qui concerne la GRC va changer en raison de ce projet de loi. Je voudrais que nous achevions l'étude du projet de loi dans les délais, mais, bien honnêtement, je ne crois pas que ce soit la fin du monde si nous n'y arrivons pas.
L'honorable Nancy Greene Raine : L'honorable sénateur accepterait-il de répondre à une autre question?
Le sénateur Campbell : Certainement.
La sénatrice Raine : Je suis très curieuse. Je remarque que le projet de loi ne prévoit pas de votes au scrutin secret dans le syndicat. Je crains que, en l'absence de scrutin secret pour tous les votes des syndiqués, les conditions ne soient réunies pour qu'il y ait une certaine mauvaise volonté. Il n'est pas difficile de tenir des scrutins secrets. Pourquoi ne pas les prévoir pour les membres du syndicat de la GRC?
Le sénateur Campbell : Je suis d'accord avec vous. Le comité devrait étudier la question.
Honorables sénateurs, je crois qu'il faut être un ancien membre de la GRC pour le comprendre, mais je suis sidéré du nombre de courriels que j'ai reçus de gens qui indiquent leur numéro de matricule et l'endroit d'où ils viennent. C'est un grand acte de bravoure, à mon avis. J'estime qu'il devrait y avoir des scrutins secrets, mais il appartient au comité d'étudier la question.
Il y a, dans le projet de loi, bien des éléments que certains approuvent et d'autres non. Si je suis intervenu, c'est à cause de ces exemptions qui, selon moi, enlèvent toute valeur au projet de loi du point de vue des membres de la GRC qui, comme ces courriels le montrent si bien, veulent faire partie de la solution. Ils veulent être partie prenante. Et, en définitive, ce sont eux qui comptent, et il faudrait les écouter.
L'honorable Vernon White : L'honorable sénateur accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur Campbell : Certainement.
Le sénateur White : Au cours des 12 derniers mois, plus ou moins, les membres de la GRC ont perdu des avantages dans le domaine des soins de santé, et on les a fait passer à de nouveaux programmes sans discussion aucune entre l'agent de négociation et l'organisation ou le gouvernement du Canada.
Maintenant que je constate que vous êtes le porte-parole et non le parrain du projet de loi, je voudrais vous demander ce que le syndicat pourra négocier, compte tenu de toutes ces exemptions et si les salaires et avantages sociaux doivent se régler par arbitrage?
Une voix : Pas grand-chose!
Le sénateur Campbell : Je devrais dire publiquement que, s'ils avaient choisi le sénateur White comme commissaire, nous ne serions probablement pas ici à discuter de cela, mais c'est une autre histoire.
Voilà exactement le problème. Il n'y a pas de négociations. Il n'y a pas de dialogue suivi entre les membres du rang et la haute direction. Tout est imposé d'en haut. Comme nous l'avons vu dans ces courriels, les réactions viennent de membres qui peuvent avoir 1 an ou 25 ans de service. Il est désolant d'entendre un jeune policier dire que c'est tout ce qu'il voulait faire dans la vie et que, un an après son entrée en service, il se demande pourquoi il a fait ce choix, puisqu'il n'y a aucun moyen de s'exprimer sur la suite des choses.
Le projet de loi est historique. Le changement est énorme. De 1873 à aujourd'hui, nous avons été une entité militaire. Nous avons été dirigés et disciplinés comme tel. Il faut que cela change. Nous sommes en 2016.
L'honorable Frances Lankin : L'honorable sénateur accepterait-il de répondre à une autre question?
Le sénateur Campbell : Oui.
La sénatrice Lankin : Je reviens sur ce que vous avez dit des scrutins secrets. En présentant le projet de loi, vous avez dit qu'il donne la possibilité de se syndiquer et de négocier collectivement aux termes du régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Je présume — sans savoir si vous êtes au courant — que ce régime contient toutes sortes de dispositions sur les votes au scrutin secret, comme cela existe dans les lois provinciales sur les relations de travail. Il n'y a donc peut-être pas lieu que le comité étudie la question. Peut-être pourriez-vous voir de quoi il retourne et informer le comité en conséquence. Il semble que ce n'est pas dans le projet de loi qu'il faille mettre ces dispositions, qui font déjà partie du régime de la Loi sur les relations de travail.
Le sénateur Campbell : J'ai l'assurance que le Comité de la défense, dirigé par un président fort compétent, étudiera tout cela. J'exprimais simplement une opinion personnelle.
Je dirai, pour conclure, qu'il est merveilleux d'être indépendant et de présenter un projet de loi, et de pouvoir vraiment en parler. Merci.
[Français]
L'honorable Claude Carignan (leader de l'opposition) : Honorables sénateurs, j'aimerais remercier le parrain du projet de loi et le féliciter de son objectivité. À mon avis, tous les sénateurs ont pour but de faire des lectures objectives des projets de loi et de tenter de trouver une façon de les améliorer. À la première lecture du projet de loi C-7, plusieurs éléments m'ont sauté aux yeux, des éléments fondamentaux qui doivent se retrouver dans un système d'accréditation et de négociations collectives. C'est donc avec beaucoup de plaisir, honorables sénateurs, que je prends la parole aujourd'hui au sujet du projet de loi C-7.
Ce projet de loi fait suite à plusieurs années de litige devant les tribunaux. C'est pourquoi il faut l'étudier avec beaucoup d'attention, et plus particulièrement, sous l'angle constitutionnel tracé dans l'arrêt Association de la police montée de l'Ontario, une décision incontournable de la Cour suprême en matière de droit du travail qui a été rendue en 2015.
Il s'agissait d'une contestation constitutionnelle intentée par deux associations privées d'agents de la GRC qui cherchaient à exercer le droit de négocier collectivement au nom des policiers. Les juges devaient se prononcer sur deux questions. D'abord, sur l'exclusion des membres de la GRC du régime de négociation collective établi par la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et, deuxièmement, sur le régime non syndical des relations de travail en vigueur depuis plusieurs années dans le cadre du Règlement de la GRC, c'est-à-dire le fameux Programme des représentants des relations fonctionnelles.
Plus particulièrement, dans l'arrêt Association de la police montée de l'Ontario, la Cour suprême a interprété la constitutionnalité du régime de négociation des conditions de travail en place à la GRC au sens de l'alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés. L'alinéa 2d) de la Charte est supposé garantir le droit des employés de s'associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs à leurs conditions de travail.
(1430)
J'avoue qu'il est particulièrement intéressant de débattre du projet de loi C-7 au même moment où l'on débat du projet de loi C-14, car ce sont deux situations dans lesquelles la Cour suprême avait rendu des jugements antérieurs, au cours des 1990 et au début des années 2000, et où, récemment, dans les deux situations, la Cour suprême a complètement changé d'idée, autant en ce qui concerne l'aide médicale à mourir qu'au chapitre de l'inclusion de la protection constitutionnelle du droit de négocier collectivement.
Les juges ont déterminé que le Programme des représentants des relations fonctionnelles excluait les agents de la GRC du champ d'application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et imposait un régime de relations de travail qui laissait énormément de place à l'arbitraire. Le « Programme », comme on l'appelait, a donc été jugé inconstitutionnel.
La Cour suprême a déclaré ce qui suit, et je cite :
[...] un processus de négociation collective n'aura pas un caractère véritable s'il empêche les employés de poursuivre leurs objectifs.
J'attire votre attention sur ce passage. La Cour suprême ajoute ceci :
[...] l'exclusion d'une catégorie particulière d'employés du régime de relations de travail en vue de les priver de l'exercice de leur droit à la liberté d'association contrevient de façon inacceptable aux droits constitutionnels des employés touchés.
Qui plus est :
[...] le législateur ne doit pas entraver substantiellement le droit des membres de cette organisation à un processus véritable de négociation collective [...]
Honorables sénateurs, au terme de cet exercice, la cour a constaté que les mesures du programme perturbaient complètement l'équilibre du rapport de force qui doit exister entre les employés et l'employeur.
[Traduction]
J'approuve sans réserve le principe sur lequel le projet de loi repose. Je ne crois pas que quelque compromission soit possible quant à l'obligation de respecter le droit constitutionnel des membres de la GRC « de s'associer en vue de réaliser véritablement des objectifs collectifs relatifs au travail », pour reprendre les propos de la Cour suprême.
[Français]
Cependant, nous devons tenir compte du cas particulier qui se présente à nous. Nous reconnaissons tous la nature unique du travail de la GRC en tant que force de police nationale et, dans ce contexte, la nécessité pour ses membres de négocier leurs conditions d'emploi dans un contexte d'équilibre des forces.
D'ailleurs, tout au long de l'étude, il faudra garder en tête le fait que les hommes et les femmes qui font l'objet de ce projet de loi, c'est-à-dire les agents de première ligne de la GRC, chaque jour, mettent leur vie en péril pour nous protéger.
[Traduction]
Nous ne devons pas oublier les quatre agents de la GRC qui ont été abattus à Mayerthorpe, en Alberta. Récemment, nous avons été secoués par la mort brutale d'agents de la GRC à Moncton pendant qu'ils étaient au service de leur collectivité. Ces incidents dramatiques ont trouvé un écho dans les témoignages sur le projet de loi C-7 entendus au comité de la Chambre des communes, car le projet de loi porte notamment sur les conditions de travail de la GRC et leur matériel de sécurité.
Pendant les audiences du comité de la Chambre des communes, les députés ont entendu le point de vue d'un représentant de l'Association canadienne de la police montée professionnelle, qui a rappelé aux parlementaires que les agents de la GRC, à cause de leur travail, ne sont pas des fonctionnaires. Je le cite :
Nous ne sommes pas des fonctionnaires, pourtant on nous compare à eux. Nous sommes une agence de police nationale et l'on devrait nous comparer à de grandes agences de police comme la Police Provinciale de l'Ontario, la Sûreté du Québec, la Police métropolitaine de Toronto, le Service de police de Vancouver ou le Service de police de Winnipeg.
[Français]
En effet, honorables sénateurs, ce projet de loi, s'il est adopté dans sa forme actuelle, aura un impact considérable sur le droit de négocier les conditions de travail des membres et réservistes de la GRC. L'étude en comité à la Chambre des communes a mis en lumière les préoccupations légitimes des témoins, dont la plupart étaient des agents ou des ex-agents de la GRC. Ceux-ci ont fait référence à des exemples concrets recueillis auprès d'autres corps de police au Canada.
Chers collègues, en tant qu'avocat qui a longtemps plaidé des causes en droit public et en droit du travail, en tant qu'enseignant dans les facultés de droit en relations de travail, je dois vous avouer que j'ai été complètement estomaqué de découvrir à quel point le régime des relations de travail au sein de la GRC était anachronique et combien des conséquences graves pouvaient découler de cet anachronisme juridique que constituait le régime en place à la GRC, qu'on appelait le « Programme ».
Toutefois, il est tout aussi préoccupant de constater que le nouveau régime de négociation collective proposé par la GRC et le président du Conseil du Trésor est extrêmement limité dans sa portée et son application, comme l'a souligné le sénateur Campbell. Il est loin des paramètres et des niveaux de structure modernes qui encadrent les relations de travail.
Le projet de loi C-7 prévoit en effet des restrictions importantes sur les éléments pouvant faire l'objet de négociations. Le sénateur Campbell en a traité, et je tiens à les réitérer, car il s'agit pour moi d'éléments fondamentaux qui doivent faire partie d'une convention collective. Or, ils en sont exclus expressément.
Une entente collective ne pourrait porter, notamment, sur les transferts, un aspect qui est tout de même assez fréquent en matière de mouvements d'emploi au sein d'une force de police comme la GRC. Les nominations, les stages, le licenciement, le congédiement, la rétrogradation, la conduite — y compris le harcèlement —, les compétences de base pour l'exercice des fonctions à titre de membre de la GRC, l'uniforme, la tenue vestimentaire et l'équipement — vous m'avez bien entendu! —, tous ces sujets sont exclus d'une négociation de convention collective.
Personnellement, je n'ai jamais vu cela. Il ne reste, en fait, à peu près que les salaires et les vacances, et, si les parties ne s'entendent pas, il y a un arbitrage de différend obligatoire.
Honorables sénateurs, comme le dit la Cour suprême en matière de droit du travail, un des objets fondamentaux de l'alinéa 2d) de la Charte est de faire en sorte que, en s'unissant pour réaliser des objectifs communs, des personnes soient capables d'empêcher des entités plus puissantes de faire obstacle aux buts et aux aspirations légitimes qu'elles peuvent partager.
Vous comprendrez qu'il est légitime pour des travailleurs de vouloir négocier sur des éléments liés à la sécurité au travail. Lors des témoignages entendus à la Chambre des communes, un agent de la GRC est venu expliquer l'importance de négocier, dans le cadre des conditions de travail, des pièces d'équipement aussi importantes et vitales que des vestes de sécurité (ou vestes pare-balles) qui peuvent protéger les policiers contre des carabines à longue portée. Pourtant, cet élément, comme je l'ai dit, fait l'objet d'une exclusion.
D'autre part, au cours des dernières années, nous avons entendu dans les médias plusieurs histoires troublantes sur des cas de harcèlement au travail, notamment à la GRC. Il est étonnant de constater que le projet de loi exclut des négociations collectives la conduite au travail. En fait, la législation propose même expressément d'exclure le harcèlement. Il n'était pas clair si cette question était ou non liée à la conduite, alors on le précise, pour plus de certitude.
Plusieurs témoins à la Chambre des communes ont partagé leurs préoccupations sur une question aussi sensible, au moment où notre force de police nationale s'efforce d'être diversifiée dans sa composition.
(1440)
Selon moi, honorables sénateurs, il est important que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense puisse se pencher sur ces exclusions, en ce qui a trait aux éléments pouvant faire l'objet de négociations. Si la Cour suprême a reconnu le droit d'association des membres de la GRC pour négocier leurs conditions de travail, comment le législateur peut-il limiter à ce point les éléments pouvant faire l'objet de cette négociation, de sorte que celle-ci n'ait presque plus de sens?
D'autre part, les articles portant sur l'arbitrage ne couvrent, par le fait même, que les éléments permis dans la négociation; or, l'arbitrage est un processus essentiel lorsque des problèmes surviennent au cours des négociations collectives.
[Traduction]
Leland Keane, qui est membre du conseil d'administration de l'Association professionnelle de la police montée du Canada, a déclaré ceci :
Pour ce qui est de l'arbitrage, l'arbitre indépendant examine et soupèse tous les facteurs pertinents. Nous souhaiterions également que les facteurs relatifs à la classification des employés, par exemple, figurent dans la convention collective. Les membres de la GRC ne sont pas des fonctionnaires et il n'est pas pertinent de nous comparer aux autres fonctionnaires.
[Français]
C'est là, chers collègues, un autre élément que le comité pourra examiner.
J'aimerais également attirer votre attention sur un autre point qui ressort de l'arrêt de la Cour suprême. La cour a déterminé que l'alinéa 2d) garantissait le droit à une véritable négociation collective et le droit de formuler véritablement des revendications collectives. La Cour suprême est toutefois allée plus loin et a précisé que ces deux concepts se divisaient en deux volets.
Le premier correspond au choix des employés. Dans une organisation démocratique, le processus d'accréditation ou d'élection de l'agent négociateur doit donner lieu à un scrutin avec bulletin de vote secret pour permettre à tous les membres d'exprimer librement leur choix sur l'accréditation. Or, le projet de loi C-7 ne codifie pas ce choix de l'employé qui, dans notre démocratie moderne, passe par un scrutin secret dans presque toutes les législations provinciales au Canada.
Les droits collectifs des membres de la GRC, en vertu de l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, peuvent être exercés en premier lieu par le choix d'association des employés, et ce choix doit être fait d'une manière qui soit conforme à nos principes démocratiques, soit par scrutin secret. Il faut que le projet de loi C-7 en tienne compte, puisqu'il s'agit d'un principe fondamental.
Dans le cadre de ma pratique en droit du travail — mes collègues qui ont été membres de la GRC pourront vous le confirmer —, j'ai constaté qu'il ne peut y avoir un équilibre des forces dans le cadre d'une négociation collective si le seul élément mis sur la table est de nature salariale. La cour le dit elle-même en précisant ce qui suit, et je cite :
Les employés se trouvent dans une position désavantageuse et vulnérable parce que le PRRF n'établit pas, entre eux et l'employeur, l'équilibre essentiel à la tenue d'une véritable négociation collective.
[...] La garantie prévue à l'al. 2d) de la Charte ne peut faire abstraction du déséquilibre des forces en présence dans le contexte des relations du travail. Le permettre reviendrait à ne pas tenir compte « des origines historiques des concepts enchâssés » à l'al. 2d).
[Traduction]
Par conséquent, nous devons nous demander si, dans sa forme actuelle, ce projet de loi respecte les droits des hommes et des femmes qui se dévouent pour la GRC et qui mettent leur vie en jeu pour protéger les Canadiens.
[Français]
Il faut se demander, honorables sénateurs, si le projet de loi C-7 respecte l'esprit et la lettre de ce que la Cour suprême a délibérément choisi de requérir de la part du législateur. J'ajouterais qu'il faut déterminer si ce projet de loi est compatible avec le courant jurisprudentiel.
En effet, la Cour suprême a été très claire dans l'interprétation qu'elle a énoncée dans l'arrêt Association de la police montée de l'Ontario, et je cite :
Tout comme l'interdiction pour des employés de s'associer porte atteinte à la liberté d'association, le modèle de relations de travail qui entrave substantiellement la possibilité d'engager de véritables négociations collectives sur des questions relatives au travail porte également atteinte à cette liberté. De même, un processus de négociation collective n'aura pas un caractère véritable s'il empêche les employés de poursuivre leurs objectifs.
Je vous invite donc, chers collègues, à adopter le projet de loi C-7 à l'étape de la deuxième lecture, afin que celui-ci puisse faire l'objet d'une étude approfondie par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Je suis convaincu que les interrogations soulevées par le sénateur Campbell et moi au sujet du projet de loi seront analysées.
Qui sait, peut-être trouverons-nous des façons d'améliorer ce projet de loi, car le Sénat a le devoir de s'assurer que les projets de loi respectent les fondements juridiques de notre pays, notamment la Charte canadienne des droits et libertés. Il serait malheureux que ce projet de loi, qui est censé répondre aux vœux des membres de la GRC, devienne au contraire un poids de plus sur le moral de nos policiers et policières.
Merci.
Des voix : Bravo!
[Traduction]
L'honorable A. Raynell Andreychuk : J'ai entendu le sénateur qui parraine ce projet de loi et le porte-parole de l'opposition remettre en question les concepts relatifs aux négociations collectives prévus dans le projet de loi. J'ai enseigné à la Division Dépôt pendant 12 ans, alors je connais bien la Gendarmerie royale du Canada et le travail qu'elle accomplit. J'ai été procureure de l'État, ce qui m'a amenée à collaborer avec les policiers qui recueillaient les preuves. Vos arguments à tous les deux sont convaincants, mais l'essentiel ne peut faire l'objet des négociations collectives.
Le sénateur Carignan : Oui.
La sénatrice Andreychuk : Alors, pourquoi devrions-nous appuyer en principe ce projet de loi?
[Français]
Le sénateur Carignan : Le projet de loi C-7 a été présenté en réponse à un jugement de la Cour suprême qui énonce plusieurs éléments essentiels de la structure de mise en place d'un syndicat. Cette structure de mise en place est bonne, et elle reprend plusieurs éléments du système contenu dans la Loi sur l'emploi dans la fonction publique.
C'est là où le bât blesse, quand on parle des éléments à négocier. Plusieurs éléments de négociation qui doivent être respectés dans le cadre d'une convention collective en sont exclus. Il s'agit donc d'apporter une attention particulière à ces éléments qui sont exclus et de cerner ceux qui sont essentiels pour respecter la Constitution canadienne et le droit de négocier collectivement, qui découle des articles 2d) et 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
[Traduction]
La sénatrice Andreychuk : Donc, vous êtes en train de dire que nous nous conformons en principe à l'arrêt de la Cour suprême.
Pourtant, il me semble que la cour n'a pas parlé d'une coquille vide. Elle a voulu dire une véritable unité de négociation avec toutes les capacités qui s'y rattachent. Sinon, ce n'est même pas une coquille vide; c'est une illusion.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je vous répondrai également à l'aide d'une image : le projet de loi met en place un véhicule automobile avec les éléments structuraux d'un véhicule automobile, mais auquel il manque un moteur pour que ce véhicule puisse avancer.
Il est possible, au sein de notre comité, de proposer des recommandations afin d'y intégrer un moteur conforme aux exigences de 2016 — il pourrait alors s'agir d'un véhicule hybride — et qui permettrait au moins d'atteindre les objectifs d'une syndicalisation et du respect des droits et libertés de nos policiers et policières.
(1450)
[Traduction]
Le sénateur Campbell : Ma réponse à ce sujet serait que, comme il faut bien commencer quelque part, c'est ici que nous le ferons. Nous devons reconnaître que ce projet de loi a été adopté à la Chambre des communes.
Son Honneur le Président : Sénateur Campbell, pardonnez-moi, mais j'imagine que vous faites allusion à une question posée au sénateur Carignan. Est-ce bien le cas?
Le sénateur Carignan : C'est ce que je crois comprendre.
Le sénateur Campbell : Toutes mes excuses, monsieur le Président. Je suis tout simplement dépassé par les événements.
[Français]
L'honorable Serge Joyal : Est-ce que le sénateur Carignan accepterait de répondre à une autre question?
Le sénateur Carignan : Oui, évidemment.
Le sénateur Joyal : Dans votre réponse à l'honorable sénatrice Andreychuk, vous avez comparé le projet de loi à une automobile à laquelle il manquerait un moteur. D'après vous, la raison pour laquelle il n'y a pas de moteur est-elle une raison d'intérêt public liée au rôle particulier qu'assume la Gendarmerie royale du Canada? Ou est-ce tout simplement, comme semblait le dire le sénateur Campbell, que l'état de l'opinion n'est pas assez avancé pour accorder véritablement toutes les caractéristiques d'un vrai système de négociations collectives?
Le sénateur Carignan : Je pense que le sénateur Campbell a bien décrit l'historique de gouvernance militaire que l'on retrouve encore au sein de la GRC et qui fait que le commissaire de la GRC est omnipotent. Il semble y avoir des réticences de le part de la direction à laisser filer — si vous me permettez l'expression — des éléments de négociation de conventions collectives ou de droit de gérance qui lui ont toujours appartenu et qu'elle a toujours gérés, si je puis dire.
Je crois qu'il s'agit d'une culture de droit de gérance dont on a de la difficulté à se détacher. Cependant, comme je l'ai dit, nous sommes en 2016 et, manifestement, ce projet de loi, comme le disait le sénateur Campbell, est un premier pas. Selon moi, le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense devra en faire un système complet, et non pas un simple premier pas.
Je suis prêt à adopter le projet de loi à l'étape de la deuxième lecture et à le renvoyer à un comité, mais on devra l'étoffer et le doter d'une véritable structure.
Son Honneur le Président : Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Des voix : Le vote!
Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d'adopter la motion?
Des voix : D'accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)
Renvoi au comité
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, quand lirons- nous le projet de loi pour la troisième fois?
(Sur la motion du sénateur Harder, le projet de loi est renvoyé au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense).
[Traduction]
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat
L'honorable George Baker propose que le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir), soit lu pour la deuxième fois.
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, avant de donner la parole au sénateur Baker, on m'informe que, compte tenu de l'importance du projet de loi, les deux côtés se sont entendus pour désigner deux porte-parole, soit le sénateur White pour l'opposition et le sénateur Joyal pour les libéraux au Sénat. Les porte-parole disposeront donc de 45 minutes chacun pour présenter leurs observations.
Y a-t-il consentement pour procéder de la sorte, honorables sénateurs?
Des voix : D'accord.
Son Honneur le Président : Le consentement est donné.
Le sénateur Baker : Honorables sénateurs, avant de formuler quelques observations sur le projet de loi, j'aimerais signaler, comme je le fais toujours, que, au cours des quatre dernières semaines, les tribunaux du pays ont fait allusion à plusieurs reprises aux travaux des comités du Sénat. J'aimerais citer quelques-uns de ces cas : dans sa décision 93 rendue en 2016, la Cour d'appel fédérale cite le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie et fait allusion à ses travaux; dans la décision 70 qu'elle a rendue en 2016, la Cour provinciale de l'Alberta fait allusion au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie; pour sa part, la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dans sa décision 661 rendue en 2016, cite avec approbation le Comité sénatorial permanent des transports et des communications.
Pour 2016, la Commission des droits de la personne de la Colombie-Britannique — c'est là que les comités du Sénat sont cités sept fois plus souvent que ceux de la Chambre des communes, dans les décisions de tribunaux et d'organismes quasi judiciaires — a cité en particulier le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Également pour 2016, la Cour du banc de la Reine de l'Alberta, dans l'affaire 230, mentionne les délibérations du Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles.
Cela dit, je veux féliciter et remercier les sénateurs qui ont participé aux travaux du comité mixte sur ce projet de loi, et particulièrement le sénateur Ogilvie, qui a rempli les fonctions de coprésident du comité. Il a fait un excellent travail.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Baker : Le comité est très souvent cité dans les jugements des cours supérieures du Canada. Dans les huit affaires citées partout au Canada concernant l'arrêt Carter c. Canada, le comité mixte et ses recommandations sont mentionnés dans chacune des décisions rendues par les cours supérieures.
Les autres membres du comité sont le sénateur Cowan, le sénateur Joyal, la sénatrice Nancy Ruth et la sénatrice Seidman.
Je voudrais également remercier les membres du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, qui ont fait une étude préliminaire du projet de loi. Ils ont fait un travail remarquable et ont communiqué à tous les députés — en fait, deux fois aux membres du comité de la Chambre des communes — l'ensemble des recommandations formulées par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles dans l'étude préliminaire. Il s'agissait non seulement des recommandations adoptées, mais aussi des recommandations rejetées et des recommandations générales.
Nous avons pu voir les résultats au cours du débat à l'étape de la troisième lecture à la Chambre des communes ainsi que dans certains des amendements proposés aussi bien à l'étape du rapport qu'à celle de la troisième lecture.
Je rends donc hommage à ces membres, et tout particulièrement au merveilleux président du comité et ancien ministre dans trois gouvernements de l'Ontario, le sénateur Runciman...
Le sénateur Plett : Bravo!
Le sénateur Baker : ... ainsi qu'à la vice-présidente du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, la sénatrice Jaffer, c.r.; à la sénatrice Batters, c.r., qui a déjà occupé les fonctions d'adjointe législative du ministre de la Justice de la Saskatchewan; au sénateur Boisvenu, expert en matière de droits des victimes; au sénateur Dagenais, ancien président de l'ensemble des agents de police du Québec, qui a une grande connaissance du droit; au sénateur Cowan, c.r., leader des libéraux indépendants au Sénat; au sénateur Joyal, constitutionnaliste reconnu, auteur et avocat; au sénateur McInnis, avocat de carrière; au président de notre Comité sur la modernisation du Sénat, le sénateur McIntyre, c.r., qui a été président du Comité d'appel du Nouveau-Brunswick pendant 25 ans et qui avait auparavant pratiqué le droit criminel dans la province; au sénateur Plett, ancien président du Parti conservateur du Canada; et, enfin, au sénateur White qui, comme nous le savons tous, est un ancien commissaire adjoint de la GRC et un ancien chef du Service de police d'Ottawa.
(1500)
D'autres sénateurs également assisté aux réunions de notre comité, soit la sénatrice Lankin, ancienne ministre et députée provinciale de l'Ontario, la sénatrice Omidvar, auteure et experte reconnue en droits de la personne et en diversité, et le sénateur Pratte, auteur respecté et ancien éditorialiste en chef de La Presse. Ces sénateurs ont assisté à chacune des réunions du comité, même s'ils n'y avaient pas le droit de vote.
Comme je l'ai dit, l'étude préliminaire a été communiquée à tous les députés. Beaucoup d'éléments ont servi à l'étape du rapport ainsi qu'à l'étape de la troisième lecture à la Chambre des communes.
Cela dit, je voudrais passer brièvement en revue l'historique de ce projet de loi. Comme vous pouvez l'imaginer, j'ai porté une attention particulière aux affaires précédentes puisque j'étudie la jurisprudence depuis 45 ans.
Il y a l'affaire Rodriguez. À l'époque, j'avais rencontré Sue Rodriguez et Svend Robinson à Ottawa. J'ai lu les jugements rendus dans l'affaire, dont s'était occupé un groupe spécial de défense composé d'avocats de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Ces avocats avaient fait un travail extraordinaire. Ils avaient perdu par une seule voix devant la Cour suprême du Canada.
En 2012, l'affaire qui est à l'origine du projet de loi dont nous sommes saisis a commencé, encore une fois en Colombie- Britannique. Et, une fois de plus, la défense était assurée par un groupe d'avocats affiliés à l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique ainsi que par une avocate nommée Grace M. Pastine. Il s'agissait de l'affaire concernant Gloria Taylor.
Il est intéressant de lire les jugements du tribunal de première instance, de la Cour d'appel, puis de la Cour suprême du Canada. Ils traitent tous des droits que la Charte garantit à Gloria Taylor. Le projet de loi que nous avons devant nous est le résultat de ces jugements.
D'autres plaideurs se sont ajoutés à l'affaire pendant qu'elle était en cours. Vous vous demandez peut-être pourquoi l'arrêt de la Cour suprême est intitulé Carter c. Canada. Comme les sénateurs qui ont déjà été juges le savent sans doute, l'intitulé d'une cause est régi par une règle. Vous-même, Votre Honneur, savez certainement ce qu'est l'intitulé d'une cause. C'est l'intitulé qui permet de reconnaître une affaire. Comme vous le savez, en droit civil, lorsque plus d'une personne est en cause, on adopte l'ordre alphabétique.
Parfois, si vous faites des recherches et trouvez une affaire intitulée Baker c. Canada, il se pourrait bien qu'elle concerne principalement un M. McDonald, qui est la personne à la base de la décision, c'est-à-dire de la violation des articles 7 et 15 de la Charte.
Dans cette affaire, au tribunal de première instance, la juge était d'avis qu'il y avait eu un changement de circonstances par rapport à l'affaire Rodriguez. Elle avait constaté que la définition de l'article 7 de la Charte avait changé dans une certaine mesure avec les années et que l'opinion publique avait évolué. C'est cela qu'on a appelé un changement d'environnement. Autrement dit, nous avons maintenant cinq ou six États des États-Unis qui admettent l'aide médicale à mourir, de même que quatre ou cinq pays d'Europe.
La juge de première instance a examiné la preuve, les lois de ces autres administrations et leurs critères. Elle a aussi examiné les sondages d'opinion faits au Canada, comme éléments du changement d'environnement.
Voici les résultats du sondage qu'elle a mentionné. Il s'agit d'un sondage effectué auprès de Canadiens par Angus Reid au sujet d'un patient qui est dans le coma, pratiquement sans espoir de réveil. Le patient avait antérieurement déclaré qu'il souhaitait qu'on mette fin à sa vie s'il se trouvait dans cette situation. Les Canadiens qui ont répondu au sondage étaient à 81 p. 100 en faveur de l'aide médicale à mourir, à 13 p. 100 contre et à 6 p. 100 incertains.
La question suivante porte sur un patient en phase terminale dont l'espérance de vie est inférieure à six mois. Il souffrira probablement beaucoup, physiquement et psychologiquement, durant cette période. Selon le sondage, 78 p. 100 des Canadiens se sont dits en faveur de l'intervention d'un médecin pour mettre fin à la vie du patient : 78 p. 100 pour, 15 p. 100 contre.
Par contre, quand il est question de maladies « non mortelles », les résultats du sondage changent.
La juge a regardé ce qui se faisait ailleurs où l'on offre l'aide médicale à mourir, par exemple en Californie. Dans cet État, il existe une loi sur les options en fin de vie. On y définit la « maladie terminale ».
« Maladie terminale » s'entend d'une maladie incurable et irréversible qui a été médicalement confirmée et qui, selon le jugement raisonnable du médecin, entraînera la mort dans les six mois.
La juge a examiné ce qui se faisait dans les autres États américains. Prenons l'Oregon, dont la loi s'appelle la « loi de l'Oregon sur la mort dans la dignité ».
L'article 12 de cette loi définit la « maladie terminale ».
« Maladie terminale » s'entend d'une maladie incurable et irréversible qui a été médicalement confirmée et qui, selon le jugement raisonnable du médecin, entraînera la mort dans les six mois.
Les exemples se multiplient, qu'on parle de « maladie terminale » ou d'« affection terminale ».
On emploie l'expression « affection terminale » dans la loi du Vermont en la matière, qui s'intitule « loi relative au choix du patient et au contrôle en fin de vie ». L'« affection terminale », qui est la condition d'admissibilité à l'aide médicale à mourir, désigne une maladie incurable et irréversible — il s'agit d'une « affection terminale » et non d'une « maladie terminale » — qui, selon le jugement raisonnable du médecin, entraînera la mort dans les six mois. C'était une condition dans tous les États américains.
La juge s'est ensuite tournée vers l'Europe. L'exemple européen dont la juge de première instance, la Cour d'appel et la Cour suprême du Canada se sont servies est la loi belge sur l'euthanasie adoptée le 28 mai 2002.
Les conditions et la procédure reflètent assez fidèlement ce que nous avons dans le projet de loi. Toutefois, on y exige que le patient :
[...] se trouve dans une situation médicale sans issue et [fasse] état d'une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d'une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable;
La loi poursuit ensuite en exigeant que le médecin vérifie auprès d'un autre médecin, garde un contact constant avec le patient, et les exigences continuent. Parfois, la personne doit faire l'objet d'une entrevue. La demande doit être faite par écrit.
(1510)
L'article 3 de cette loi dit ceci :
Si le médecin est d'avis que le décès n'interviendra manifestement pas à brève échéance, il doit, en outre : [...]
Aussi, en plus de toutes ces exigences, le médecin doit maintenant consulter un deuxième et un troisième médecin. Le troisième médecin est un psychiatre.
Puis, il y a d'autres exigences. Au moins un mois doit s'écouler entre la demande écrite du patient et l'acte de l'euthanasie. Il doit y avoir une vérification constante. Donc, même dans la loi belge, on suppose non pas que le malade est en phase terminale, mais on s'attend à ce qu'il meure dans un avenir rapproché.
Je vais lire la conclusion de la cour. La cour a établi que l'on violait les droits conférés en vertu des articles 7 et 15 de la Charte en ne permettant pas à Mme Taylor de recevoir une aide médicale à mourir. Je vais vous lire le paragraphe 1414 :
Je conclus que, afin que Mme Taylor, une partie qui a gain de cause, ait une solution efficace pendant la période de suspension de la déclaration d'invalidité constitutionnelle, la Cour accorde à Mme Taylor une dispense constitutionnelle lui permettant de recourir à une aide médicale à mourir à condition que :
a) Mme Taylor en fasse la demande par écrit,
b) son médecin traitant atteste que Mme Taylor est en phase terminale, qu'elle est proche de la mort et qu'elle n'a aucun espoir de s'en remettre.
Ceci est tiré de la décision de la juge de première instance, qui fait 330 pages, et qui traite presque intégralement du cas de Mme Taylor, hormis la loi, et c'est le fondement de la décision prise par la juge de première instance.
Maintenant, comment détermine-t-on si une maladie est en phase terminale au Canada? Y a-t-il une référence légale? J'ai pensé à quelques exemples. L'un d'eux était l'utilisation de la marijuana à des fins médicales, qui était associée à quatre catégories. L'une d'entre elles visait les personnes qui souffraient d'une maladie en phase terminale, et elle était associée à une procédure spéciale. Les autres catégories visaient d'autres maladies.
La définition en copiait une autre qui était... bien sûr, il s'agit de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et la santé. Selon la définition utilisée ici au Canada, une maladie terminale signifie qu'on prévoit la mort dans un délai de 12 mois.
Je mentionne ces conclusions du tribunal parce que lorsqu'on se tourne vers la Cour d'appel et la Cour suprême du Canada, on ne trouve aucune référence à la maladie en phase terminale. On ne trouve aucune référence à la mort imminente.
Je vais lire une seule phrase de chacun des paragraphes clés de la décision de la Cour suprême du Canada que je trouve intéressants. Au paragraphe 11, on peut lire ce qui suit :
Le présent litige a pris naissance en 2009 lorsque Gloria Taylor a appris qu'elle souffrait [...] [de] la sclérose latérale amyotrophique (ou SLA) [...], une maladie causant un affaiblissement progressif des muscles.
Puis, au paragraphe 30 :
La prohibition empiétait également sur la sécurité de la personne de Mme Taylor en limitant la maîtrise qu'elle exerçait sur son intégrité corporelle. Même si la juge de première instance a rejeté une approche « qualitative » du droit à la vie et a statué que seule une menace de mort faisait intervenir ce droit, elle a estimé que le droit à la vie de Mme Taylor était en jeu dans la mesure où la prohibition la forcerait peut-être à s'enlever la vie plus tôt qu'elle ne le ferait si elle pouvait obtenir une aide médicale à mourir.
C'est la décision qui a été rendue par la Cour suprême du Canada en 2015. Voici ce qu'on peut lire au paragraphe 32 :
En conséquence, la juge de première instance a déclaré la prohibition inconstitutionnelle, a suspendu pour un an la prise d'effet de sa déclaration d'invalidité et a accordé à Mme Taylor une exemption constitutionnelle qu'elle pourrait utiliser pendant cette période de suspension. Mme Taylor est décédée avant l'audition de l'appel de cette décision, sans recourir à l'exemption.
On peut également lire la phrase suivante au paragraphe 98 :
D'une part, comme l'a fait remarquer la juge de première instance, l'aide médicale à mourir soulève des questions complexes de politique sociale et un certain nombre de valeurs sociales opposées. La tâche du législateur confronté à cette question est difficile : il doit soupeser et pondérer le point de vue des personnes qu'un régime permissif pourrait mettre en danger et le point de vue de celles qui demandent de l'aide pour mourir.
La conclusion du jugement tient en une seule phrase, qu'on peut lire au paragraphe 126 :
Nous sommes arrivés à la conclusion que les dispositions prohibant l'aide médicale à mourir (l'al. 241b) et l'art. 14 du Code criminel) portaient atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que l'art. 7 garantit à Mme Taylor, et ce d'une manière non conforme aux principes de justice fondamentale, et que cette atteinte n'était pas justifiée au regard de l'article premier de la Charte.
C'est tout.
Il y a ensuite le paragraphe 127. Comme tous les sénateurs le savent, à l'heure actuelle, c'est le paragraphe 127 qui a force de loi au Canada. Dans un jugement rendu peu de temps après celui-ci, en 2016, la cour a déclaré que, jusqu'au 6 juin, ce n'est pas ce régime complexe de protection des personnes vulnérables qui sera appliqué; c'est plutôt la cour supérieure de chaque province qui devra agir comme protecteur du public à cet égard et mettre en application le paragraphe 127, qui aura force de loi.
Tout cela nous amène à aujourd'hui. J'aimerais que nous examinions les jugements des cours supérieures des provinces. Je vais commencer par un jugement rendu par la juge Martin, de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, soit la cour supérieure de l'Alberta, à Calgary, à qui une demande a été présentée. Je vais lire quelques paragraphes de son jugement, le paragraphe 32 et une phrase du paragraphe 33.
Dans l'énoncé de son jugement, elle a dit ce qui suit :
[32] La juge de première instance a également accordé une exemption constitutionnelle personnelle à Mme Taylor pendant cette période de suspension et l'ordonnance finale énonçait certaines conditions pour que Mme Taylor puisse se prévaloir de l'exemption.
J'ai lu les deux principales conditions.
Puis, au paragraphe 33 :
Au paragraphe 125, la Cour a jugé que le législateur était mieux placé que les tribunaux pour créer des régimes de réglementation complexes et que les exemptions constitutionnelles individuelles pouvaient susciter de l'incertitude, compromettre la primauté du droit et empiéter sur le rôle du Parlement.
C'était à propos de la décision rendue par la Cour suprême en 2015.
(1520)
[...] la juge en chef de la Cour supérieure de justice de l'Ontario...
— je rappelle que c'est la juge de la cour de l'Alberta qui parle —
... a publié un Avis de pratique — Demande d'autorisation judiciaire de l'aide médicale à mourir. En outre, le jour de l'audience de cette demande, le juge en chef de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a publié un avis sur les demandes d'exemption de la disposition du Code criminel interdisant l'aide médicale à mourir [...]
Bien que les deux protocoles se fondent sur les deux arrêts Carter et aient des points en commun, chaque province a adopté des règles légèrement différentes [...] À mon avis, certaines des suggestions ou exigences sont plus générales et plus lourdes que mon interprétation des exigences de Carter 2015.
Puis elle continue. Ici, elle établit la loi en Alberta. Comme les sénateurs le savent, il existe une chose appelée stare decisis, lorsqu'une affaire a déjà été tranchée. À moins que la cour d'appel intervienne, la décision du tribunal supérieur fait loi, à moins qu'une personne proactive et aventureuse en décide autrement.
Aux paragraphes 91 et 92, on peut lire les deux phrases suivantes :
On ne peut affirmer que le dossier est insuffisant simplement parce qu'il n'est pas aussi étoffé que le préconise l'Avis de pratique de l'Ontario ou l'avis de la Colombie- Britannique ou qu'il n'est pas sous la forme qu'ils proposent. Par exemple, aucun affidavit n'a été fourni par le médecin traitant de Mme S., un psychiatre consulté ou le médecin proposé pour dispenser l'aide médicale à mourir. Le protocole de l'Ontario prévoit ce qui devrait être fait et envisage des preuves d'affidavits de quatre personnes : le demandeur, le médecin traitant, un psychiatre consulté et le médecin proposé pour dispenser l'aide médicale à mourir.
Cela, c'est en Ontario.
Le protocole de la Colombie-Britannique requiert des affidavits du demandeur et de deux médecins. Il peut s'agir du médecin traitant et du médecin dispensant l'aide à mourir. Aucun affidavit d'un psychiatre ou d'un psychologue n'est exigé. En revanche, au Québec, la loi n'exige pas du tout de déclaration sous serment.
Elle poursuit en disant ceci au paragraphe 96 :
Comme rien n'indique que Mme S. n'est pas une personne capable, l'avis d'un psychiatre n'est pas nécessaire. La décision de la Cour suprême ne précise nulle part qu'il faille absolument une évaluation psychiatrique. Ni la loi du Québec ni l'avis de la Colombie-Britannique ne l'oblige. Seul l'Avis de pratique de l'Ontario laisse entendre que le demandeur doit fournir l'évaluation d'un psychiatre. Dans ces circonstances, je suis convaincue que la cour peut s'appuyer sur les critères établis dans l'arrêt Carter de 2015 pour tirer ses conclusions et qu'elle n'a pas besoin de l'avis d'un psychiatre.
Elle dit ceci au paragraphe 102 :
Le procureur général de la Colombie-Britannique soutient que toute ordonnance devrait exiger que la capacité de la personne soit établie lorsque la demande est soumise à la Cour supérieure et au moment du décès.
Vous vous rappelez, honorable sénateurs, que cette question nous a été signalée : lors de la demande et au moment du décès.
La juge poursuit ainsi :
Je ne pense pas que ce soit nécessaire, et ce, pour deux raisons [...] si sa demande est acceptée, Mme S. demandera très bientôt l'aide médicale à mourir.
Elle dit enfin ceci au paragraphe 121 :
L'affaire soulève aussi d'autres questions, car Mme S. laisse entendre qu'elle compte demander l'aide de deux médecins de la Colombie-Britannique et mourir dans une propriété privée de Vancouver. Les noms de ces médecins sont mentionnés dans les documents déposés devant le tribunal, mais ils ne se trouveront pas dans l'ordonnance. La loi du Québec oblige le médecin à accomplir l'acte d'aide médicale à mourir et à demeurer auprès du patient jusqu'à sa mort [...]
Le procureur général de la Colombie-Britannique se demande si une ordonnance de l'Alberta accorderait le pouvoir nécessaire aux médecins de la Colombie-Britannique [...]
Au paragraphe 124, elle dit ce qui suit :
Au paragraphe 40 de l'arrêt Carter de 2015, la Cour suprême du Canada emploie l'expression « aide médicale à mourir » pour décrire « le fait, pour un médecin, de fournir ou d'administrer un médicament qui provoque intentionnellement le décès du patient à la demande de ce dernier ». La question de savoir qui est protégé par l'emploi de cette expression par la Cour suprême a donné lieu à bien des débats, surtout dans les établissements de soins de santé où les médecins travaillent dans des équipes de traitement comprenant du personnel infirmier, des infirmiers praticiens, des pharmaciens et des techniciens. Sachant que seuls des médecins s'occuperont du cas de Mme S, la Cour n'a pas à répondre à cette question pour les infirmiers et d'autres professionnels de la santé.
Rien qu'avec ce jugement, vous pouvez constater, honorables sénateurs, l'énorme différence qui existe entre les régimes de l'ensemble du pays.
J'ai également remarqué que les règles en Ontario sont inhabituelles. Ce n'est peut-être pas le cas pour tout le monde, mais je trouve plutôt étrange de trouver l'exigence suivante dans un document juridique de l'Ontario intitulé Avis de pratique — Demande d'autorisation judiciaire de l'aide médicale à mourir :
Preuve du médecin traitant
10. Le dossier de requête devrait contenir un affidavit du médecin traitant du requérant précisant les renseignements suivants :
a. le requérant a un grave état pathologique irrémédiable (maladie ou handicap) qui lui cause des souffrances;
b. en raison de son état pathologique, le requérant subit des douleurs et une détresse intolérables et durables qui ne peuvent pas être soulagées par un traitement acceptable par le requérant;
Et cela continue jusqu'à e), où on lit ceci :
le requérant est et sera physiquement incapable de mettre fin à ses jours sans l'aide d'un médecin.
C'est ce que dit le juge Conlan dans l'arrêt A.B. c. Ontario (Procureur général) 2016 ONSC 2188. Le juge Perell, J. 2016, dans Carswell Ontario 4088, parle de cette même exigence.
Vous direz peut-être que tout cela signifie que les exigences diffèrent grandement d'une province à l'autre. Or, ce qui me trouble encore plus, dans ce régime... En effet, si le projet de loi n'est pas adopté d'ici lundi, ce sont là les régimes qui seront en vigueur.
Voyons un peu ce qu'a dit le juge en chef de la Colombie- Britannique dans l'affaire A.A. (Re) 2016 BCSC 570. Permettez- moi de lire le paragraphe 30, et une phrase des paragraphes 31 et 32. Voici ce que le juge dit :
L'arrêt Carter de 2015 exige que pour justifier une exemption à la suspension de la déclaration d'invalidité [...] les problèmes de santé graves et irrémédiables de la requérante doivent lui causer des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
Le juge poursuit :
Durant les plaidoiries, j'ai porté à l'attention de l'avocat de la requérante [...]
La requérante est la personne qui demande l'aide médicale à mourir.
[...] que la période proposée, se terminant le 6 juin de cette année, durant laquelle la requérante a demandé à être exemptée de la prolongation de la suspension de la déclaration d'invalidité [...] ne satisfaisait pas au critère établi dans la décision Carter de 2016 voulant que ses problèmes de santé lui causent des souffrances intolérables.
(1530)
C'était le 23 mars 2016. La requérante voulait avoir accès à l'aide médicale à mourir durant les mois d'avril et de mai, pour un total de deux mois et une semaine. Voici ce qu'a dit le juge :
[...] ne satisfaisait pas au critère établi dans la décision Carter de 2016 voulant que ses problèmes de santé lui causent des souffrances intolérables.
[32] J'ai appris par la suite qu'une si longue période ne serait pas nécessaire, et depuis la plaidoirie, la requérante a confirmé qu'une période plus courte suffirait. J'accepte les éléments de preuve fournis à l'appui de sa demande d'accès à l'aide médicale à mourir pendant une période devant prendre fin, pour les raisons personnelles énoncées, le 4 mai de l'année en cours.
[33] En conséquence, je suis convaincu que la requérante répond à tous les critères aux termes du paragraphe 127 de la décision Carter de 2015.
Quelle est la différence? Si vous affirmez que vos souffrances sont intolérables, le juge estime que vous ne répondez pas aux critères dans la décision Carter s'il faut les endurer pendant une période de deux mois et une semaine. En revanche, s'il faut les endurer pendant une période de seulement un mois et une semaine, vous répondez aux critères.
C'est la position non seulement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, mais aussi du juge Hinkson, juge en chef de la Cour suprême de la Colombie-Britannique; toutes les cours de compétence inférieure devront se plier à cette décision. C'est la règle. Qui donc définit ce que signifie « intolérable » lorsqu'on fait valoir que ses souffrances sont intolérables à un juge qui ne semble pas être du même avis? En l'occurrence, le juge en chef affirme que des souffrances sont tolérables s'il faut les endurer pendant deux mois et une semaine. Elles ne sont pas intolérables dans de telles circonstances. Cela dit, s'il faut les endurer un mois de moins, pendant un mois et une semaine, elles seraient jugées intolérables.
Voilà les régimes qui risquent d'être en vigueur si nous n'adoptons pas le projet de loi.
On a fait grand cas de la décision de la Cour d'appel de l'Alberta. Cette décision a été citée à maintes reprises dans cette enceinte et à l'autre endroit pour montrer que la Cour d'appel de l'Alberta a notamment statué qu'il n'est pas nécessaire qu'une personne soit en phase terminale ou en fin de vie pour demander de l'aide médicale à mourir.
À la lecture de cette décision, j'ai noté que, au paragraphe 28, la cour justifie sa conclusion en invoquant notamment la raison suivante :
[...] un document sur le contexte législatif publié par le gouvernement du Canada et fourni à la cour par l'avocat représentant le Canada précise que la déclaration décrit un droit d'une vaste portée, que les termes utilisés pour décrire ce droit, notamment « problèmes de santé graves et irrémédiables », ne sont pas définis et qu'ils pourraient inclure des conditions médicales qui ne mettent pas la vie en danger ou qui ne sont pas en phase terminale, et que la déclaration repose principalement sur des critères subjectifs.
Autrement dit, il est question dans ce document sur le contexte législatif de conditions médicales qui ne mettent pas la vie en danger. J'ai pris connaissance de ce document dont la cour d'appel fait mention et j'ai pu voir en bas de page « Canada, ministère de la Justice, Contexte législatif : aide médicale à mourir (projet de loi C- 14), ministère de la Justice ».
Cela signifie que la Cour d'appel de l'Alberta a utilisé ce document pour prouver qu'une personne ne doit pas nécessairement être près de la mort ou en phase terminale pour demander de l'aide médicale à mourir. Il va sans dire que le gouvernement explique sa position dans d'information sur le projet de loi. Il est encore plus convaincant de consulter le document lui- même puisqu'on peut y lire ce qui suit :
Ce libellé a été choisi délibérément pour éviter de limiter l'aide aux personnes qui souffrent d'une maladie fatale ou « terminale ».
Voilà ce qu'on peut lire dans le document d'information préparé par le ministère de la Justice sur le projet de loi C-14. À l'avenir, un tribunal qui se penchera sur cette mesure législative et qui se demandera à quoi correspond la notion de durée de vie dans le projet de loi n'aura qu'à se reporter à ce document d'information pour le savoir. Pourquoi? Parce que le gouvernement du Canada le précise dans ce document d'information.
C'est une considération tout à fait pertinente. Il était intéressant que la ministre de la Santé dise ici hier — et cela sera cité dans des jugements futurs — que l'espérance de vie raisonnablement prévisible ne s'appliquait pas à une personne atteinte de sclérose latérale amyotrophique. C'est ce qu'elle a dit lors de sa comparution hier. Il n'y a pas de doute que cela servira à interpréter l'expression « raisonnablement prévisible ».
Ainsi, le gouvernement a défini les mots utilisés dans ses documents d'information et dans les témoignages donnés devant le Sénat.
Je ne veux pas parler trop longtemps parce que d'autres sénateurs souhaitent prendre la parole, mais je suis frappé par ce qu'ont dit des gens qui connaissent bien la Constitution. Nous avons des constitutionnalistes ici même, avec le sénateur Joyal en tête, bien sûr. À l'autre endroit, des experts ont comparu devant le comité. Ils ont été cités. Ils ont semblé dire que, si une mesure législative déposée au Parlement s'écarte des paramètres d'une décision de la Cour suprême du Canada, décision qui établit le cadre du projet de loi dont nous sommes saisis, cette mesure est inconstitutionnelle.
Je peux donner plusieurs exemples. Vous pouvez également le faire, Votre Honneur, puisque vous avez été avocat plaidant. D'autres aussi peuvent le faire. L'affaire qui se présente à l'esprit remonte à 1999 : R c. Mills. C'est une décision portant sur un cas d'agression sexuelle. Il s'agissait d'un accusé qui essayait d'obtenir le dossier médical de la victime. La Cour suprême du Canada a annulé les exigences de la loi dans l'arrêt O'Connor. Comme les avocats plaidants le savent, on dépose ce qu'on appelait alors une requête O'Connor.
Il y a un autre genre de requête O'Connor qui contient les mêmes mots, mais qui ne s'applique pas à la même chose.
Le gouvernement avait déposé un projet de loi désigné C-46 avec un préambule semblable à celui-ci. Les faits sont semblables. La Cour suprême du Canada a entrepris une procédure après qu'un juge de première instance et une cour d'appel ont dit : « Non, cela s'écarte des paramètres de la décision de la Cour suprême du Canada dans O'Connor. Par conséquent, vous ne pouvez pas faire cela. Vous êtes allé trop loin. En fait, vous contredisez certains des éléments de la décision de la Cour suprême. » Par conséquent, l'affaire est allée devant la Cour suprême du Canada.
(1540)
La Cour suprême a déclaré ce qui suit au paragraphe 55 du verdict sur l'affaire Mills, en 1999 :
L'intimé et plusieurs intervenants qui l'appuient font valoir que la loi C-46...
— le projet de loi C-14 en reprend le texte —
... est inconstitutionnelle dans la mesure où elle établit un régime de communication...
— il s'agit de la communication de documents médicaux —
... qui diffère de celui établi par les juges majoritaires dans l'arrêt O'Connor, ou qui est incompatible avec celui-ci. Le fait qu'une loi adoptée par le législateur diffère d'un régime envisagé par la Cour, en l'absence d'un régime législatif...
— c'est ce dont il s'agit ici —
... ne veut toutefois pas dire que cette loi est inconstitutionnelle. Le législateur peut s'inspirer de la décision de la Cour et concevoir un régime différent pourvu que celui-ci demeure constitutionnel. Tout comme le législateur doit respecter les décisions de la Cour, la Cour doit respecter la décision du législateur que le régime qu'elle a créé peut être amélioré. Insister sur une conformité servile irait à l'encontre du respect mutuel qui sous-tend les rapports entre les tribunaux et le législateur et qui est si essentiel à notre démocratie constitutionnelle.
Son Honneur le Président : Votre temps de parole est écoulé, sénateur Baker. Voulez-vous cinq minutes de plus?
Le sénateur Baker : Cinq minutes.
Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Baker : Cela sous-tend les rapports au sein du tribunal. La Cour suprême poursuit en ces termes :
Notre Cour a adopté une attitude de respect envers le législateur dans l'arrêt Slaight Communications [...] où elle a conclu que, si une mesure législative prête à deux interprétations, le tribunal doit choisir celle qui en maintient le caractère constitutionnel. Par conséquent, les tribunaux doivent présumer que le législateur avait l'intention d'adopter une mesure législative constitutionnelle [...]
Je voulais parler du caractère raisonnablement prévisible. On se demande d'où vient l'expression. Elle vient du droit. Elle vient du critère de mort raisonnablement prévisible dont il est question dans le Code criminel. Elle est au cœur de l'article 215 du Code criminel. Quelqu'un dont vous avez la garde est tué. Comme le sait le juge, un élément essentiel de l'infraction touche au caractère raisonnablement prévisible de la mort. Dans un jugement prononcé récemment, soit 2016 BCSC 336, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déclaré ce qui suit :
c) Prévisibilité raisonnable de la mort ou de blessures permanentes
62 Cet élément détermine s'il aurait été possible de prévoir objectivement que le fait de ne pas pourvoir aux choses nécessaires à l'existence allait mettre en danger la vie de N, ou allait causer, ou risquer de causer, un tort permanent à sa santé.
Dans l'article suivant, il est question de traitement chirurgical. On applique le même élément essentiel relatif à la prévisibilité raisonnable.
Enfin, Votre Honneur, je tiens à louanger le travail de certains sénateurs qui ont posé des questions. Je le ferai à l'étape de la troisième lecture.
En conclusion, honorables sénateurs, je veux dire que j'ai omis de mentionner la présence du sénateur Sinclair à nos séances. Au paragraphe 319 d'une décision rendue il y a quelques semaines, la Cour d'appel de l'Ontario tire la conclusion suivante, éloquemment rendue sous la forme d'une déclaration du juge Murray Sinclair :
Au lieu de nier ou de minimiser les torts causés, nous devons reconnaître que ces préjudices exigent une réparation décente, immédiate et permanente. Nous devons plutôt agir de manière à devenir une société qui prend fait et cause pour les droits de la personne, la vérité et la tolérance, non pas en éludant notre sombre passé, mais en y faisant face.
C'est un honneur de compter le juge Sinclair parmi nous au Sénat.
Des voix : Bravo!
L'honorable Richard Neufeld : Merci, honorables sénateurs. Je ne suis pas le porte-parole. Je remercie celui qui l'est, c'est-à-dire le sénateur White, de me permettre de prendre la parole maintenant afin que je puisse m'acquitter d'autres obligations peu après mon intervention.
Je prends la parole au sujet du projet de loi C-14 sur l'aide médicale à mourir. Je suis heureux d'avoir l'occasion de m'exprimer au sujet de cet important projet de loi à l'étape de la deuxième lecture. J'ai trouvé très éclairante la séance en comité plénier tenue hier, durant laquelle la ministre de la Justice et la ministre de la Santé ont répondu aux questions des sénateurs relatives au projet de loi.
Je voudrais dire tout de suite que je suis en faveur du concept de l'aide médicale à mourir. Toutefois, j'aurais du mal à appuyer le projet de loi C-14 dans sa forme actuelle.
Je suis tout à fait conscient du fait que c'est une question très délicate pour tous les Canadiens. La décision Carter rendue par la Cour suprême en 2015 établit clairement que les lois pénales actuelles qui interdisent l'aide médicale à mourir limitent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Autrement dit, elles sont contraires à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Au-delà de la décision de la Cour suprême, nous en sommes à un point où l'aide médicale à mourir est non seulement inévitable, mais largement acceptée par la société canadienne. Personnellement, je crois que chaque personne devrait pouvoir décider, dans certaines circonstances et dans le cadre de mesures de protection précises, du moment de mettre fin à sa vie si elle le souhaite. Je crois en outre qu'une personne devrait pouvoir donner des directives anticipées ou faire un testament biologique indiquant clairement ses préférences quant à l'aide médicale à mourir, qu'elle soit ou non atteinte d'une maladie mettant sa vie en danger. J'ai cru comprendre que la ministre Philpott avait des réserves à ce sujet, mais je pense que c'est une chose qu'il vaut la peine d'envisager.
Chers collègues, je serai franc : je suis personnellement préoccupé par ma qualité de vie au terme de mon existence. C'est la raison pour laquelle j'appuie l'aide médicale à mourir. De plus, peut-être par désintéressement, je me soucie encore plus de la qualité de vie de ceux que j'aime. songe à mon épouse, à mes enfants et à mes petits- enfants. Je ne voudrais pas être un fardeau pour eux. Je sais très bien à quel point le fait de soigner quelqu'un peut être coûteux, long et démoralisant. L'aide médicale à mourir atténuerait les pressions qui s'exercent sur les autres et, dans une certaine mesure, réduirait le coût financier pour la famille et l'État.
Je fais partie de la génération du baby-boom, de ce groupe qui accapare la plus grande partie de l'argent consacré au système de santé. Je crois qu'il m'incombe de prendre ces décisions. Je ne devrais pas les laisser à mes enfants.
Comme la ministre Philpott l'a dit hier en réponse à une question sur les soins palliatifs :
Je n'ai aucune raison de croire que la mise en application de cette loi pourrait être perçue comme une excuse pour ne pas offrir de soins palliatifs de qualité.
J'appuie sans réserve cette déclaration. Je ne soutiendrai jamais que l'aide médicale à mourir est un choix qu'il faut privilégier par rapport aux soins palliatifs.
Toutefois, même si l'accès aux soins palliatifs est un droit fondamental au Canada, nous savons tous que ce domaine est sous-financé et coûteux et que l'accès dépend trop souvent de l'endroit où l'on vit. De nombreux Canadiens des régions rurales, isolées ou nordiques n'ont pas de médecin de famille et n'ont pas accès à des soins médicaux adéquats. Ces endroits, comme chez moi, à Fort St. John, dans le nord-est de la Colombie-Britannique, ont beaucoup de difficulté à attirer des médecins. Comment donc pouvons-nous nous attendre à ce que tous les Canadiens aient accès à des soins palliatifs de qualité au terme de leur vie alors qu'ils n'ont même pas un médecin de famille?
Il va sans dire que j'ai beaucoup apprécié le comité plénier d'hier, où j'ai écouté les deux ministres défendre et expliquer le projet de loi. J'ai trouvé cet exercice vraiment très utile. De toute évidence, il n'y a pas consensus : les points de vue sur la question sont extrêmement variés.
(1550)
Évidemment, je ne suis pas le seul à avoir été impressionné par le débat de quatre heures que nous avons tenu hier. Comme vous le savez, de nombreux journalistes nous ont suivis et ont reconnu l'excellent travail du Sénat. J'aimerais citer quelques commentaires publiés sur Twitter.
Michael Den Tandt, du National Post, a publié ceci :
En passant, les délibérations du Sénat d'aujourd'hui sont probablement plus substantielles que toutes celles que j'ai entendues à la Chambre des communes jusqu'à présent.
CBC News a publié ceci :
Le projet de loi sur l'aide médicale à mourir nous donne l'occasion de nous rappeler l'utilité du Sénat.
L'article publié par La Presse Canadienne commence par une phrase qui en dit long :
Le controversé projet de loi du gouvernement Trudeau sur l'aide médicale à mourir est déjà malmené au Sénat.
Honorables collègues, je crois que cette phrase à elle seule est très éloquente. Premièrement, elle reconnaît l'importance du travail que nous effectuons dans cette enceinte. Deuxièmement, elle souligne ce que je pense être la triste réalité, c'est-à-dire que le projet de loi C-14 comporte des lacunes.
Honorables sénateurs, j'aimerais maintenant me pencher sur les dispositions du projet de loi qui me préoccupent le plus. Je tiens d'abord à préciser que je ne suis ni juriste ni constitutionnaliste. Je pense que le sénateur Baker a nommé suffisamment de spécialistes en matière juridique, et l'expérience m'a démontré que, si on demande à deux juristes de fournir un avis, ils en donneront dix.
Je dois cependant dire que, contrairement au gouvernement Trudeau, et malgré les assurances que les ministres m'ont données hier, je ne suis pas convaincu que le projet de loi résisterait à une contestation judiciaire. De nombreux sénateurs se sont également penchés sur cette question. La décision de la Cour d'appel de l'Alberta confirme que, dans l'arrêt Carter, la Cour suprême n'a pas dit expressément que le droit à l'aide médicale à mourir ne vise que les mourants ou les personnes atteintes d'une maladie en phase terminale, mortelle ou qui réduit l'espérance de vie. Je crains que le libellé actuel ne soit pas conforme à la Charte.
Je voudrais insister plutôt sur les quatre critères auxquels les candidats doivent satisfaire pour que leur maladie soit jugée grave et irrémédiable. Je rappelle à tous les sénateurs que ces quatre critères définissant l'état de santé du patient s'ajoutent aux cinq critères d'admissibilité auxquels il faut également satisfaire pour accéder à l'aide médicale à mourir. En d'autres termes, les candidats doivent satisfaire à cinq critères d'admissibilité, dont l'un, portant sur la définition de « grave et irrémédiable », comporte quatre autres exigences.
Comme le dit le projet de loi C-14, une personne n'a une maladie grave et irrémédiable que si elle satisfait à l'ensemble des critères suivants : elle a une maladie, une affection ou un handicap grave et incurable; sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités; sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables; sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu'un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie.
J'ai de graves préoccupations au sujet du quatrième critère. Je le trouve trop restrictif et, pour être honnête, je ne suis pas convaincu que la regrettée Kay Carter, qui était au cœur de la décision de la Cour suprême sur l'aide médicale à mourir, aurait été admissible aux termes de ce projet de loi.
Ses enfants ont déclaré que leur mère n'aurait pas été admissible « parce qu'elle n'avait pas une maladie terminale et n'était pas à l'agonie ». Pourtant, il n'y a pas de doute qu'elle souffrait énormément et que ses souffrances auraient pu durer bien des années encore. Comme sa mort ne se situait pas dans l'avenir prévisible, je ne peux que supposer qu'elle n'aurait pas été admissible à l'aide médicale à mourir en vertu de ce projet de loi.
Pourtant, les deux ministres nous ont dit hier que Kay Carter aurait été admissible en vertu du projet de loi. La ministre Wilson- Raybould, la procureure générale du Canada, a dit qu'elle aurait été admissible « en raison de son âge et de sa fragilité ». La ministre Philpott a ajouté qu'il était raisonnable de croire que Kay Carter en était aux dernières étapes de sa vie naturelle, et que sa mort naturelle était raisonnablement prévisible.
Compte tenu de ce témoignage, je dois supposer que l'âge et une santé fragile peuvent contribuer à l'admissibilité à l'aide médicale à mourir. Je me demande sérieusement si les médecins, les infirmières et les praticiens ont été informés de ces nouveaux critères d'admissibilité. Si l'âge est maintenant un facteur, comment déterminer l'âge auquel la mort naturelle d'une personne peut être raisonnablement prévisible? À mon avis, c'est un peu arbitraire et certainement très difficile de définir le mot « prévisible ».
Je voudrais aussi dire quelques mots au sujet du troisième critère utilisé pour définir des problèmes de santé graves et irrémédiables. J'ai beaucoup de difficulté à accepter qu'un médecin ou une infirmière praticienne puisse déterminer qu'une maladie cause des souffrances physiques persistantes et intolérables. N'est-ce pas là une évaluation subjective que seul le patient peut faire?
Honorables sénateurs, je voudrais conclure en examinant une déclaration faite hier au Sénat par la ministre Philpott. Elle a dit ceci :
Tous les jours au Canada, les médecins prennent des décisions de vie ou de mort avec leurs patients. Tous les jours, nous remettons nos vies entre leurs mains...
Je suis tout à fait d'accord avec elle. J'ai vécu assez longtemps pour apprécier à sa juste valeur le dur travail et le dévouement des médecins, des infirmières et des autres professionnels de la santé. Toutefois, je ne suis pas convaincu que nous pouvons nous fier à cette mesure législative. Je ne suis satisfait ni de la façon dont les choses sont exprimées dans le projet de loi C-14 ni des restrictions qu'il impose sur l'accès à l'aide médicale à mourir.
Chers collègues, bien que j'appuie le principe de l'aide médicale à mourir, je répète ce que j'ai dit plus tôt : le projet de loi C-14 est assez imparfait pour que je trouve difficile de l'appuyer. Je suis persuadé que le débat à l'étape de la deuxième lecture sera très utile, et j'attends avec intérêt les travaux et le rapport du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles auquel, je suppose, le projet de loi sera renvoyé.
L'honorable Vernon White : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui pour participer au débat sur le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir). C'est indubitablement l'une des questions les plus importantes auxquelles j'ai eu à réfléchir au Sénat et probablement l'une des questions les plus importantes que le Parlement ait eu à examiner depuis mon arrivée ici. C'est vraiment une question de vie et de mort. Contrairement à mon ami le sénateur Baker, je serai bref pour que d'autres puissent prendre la parole. Je sais en effet que beaucoup de sénateurs souhaitent participer au débat aujourd'hui.
La Cour suprême du Canada a abordé la question de l'aide médicale à mourir en 1993 dans l'affaire Rodriguez, comme le sénateur Baker l'a mentionné. Le 5 février 2015, la Cour suprême a rendu une très importante décision dans Carter c. Canada, déclarant inconstitutionnelles certaines dispositions du Code criminel qui interdisaient d'aider à mourir une personne souhaitant mettre fin à sa vie.
La cour a jugé ces dispositions inconstitutionnelles parce qu'elles interdisent l'aide médicale à mourir à des adultes compétents qui consentent à mourir et qui sont atteints d'une maladie grave et irrémédiable qui leur cause des souffrances persistantes.
La cour a ordonné que les dispositions en cause du Code criminel demeurent en vigueur jusqu'au 6 février 2016 afin de donner au Parlement le temps de réagir à sa décision. En janvier 2016, le gouvernement fédéral a demandé et obtenu un délai supplémentaire, non de six mois comme il l'avait demandé, mais plutôt de quatre mois prenant fin le 6 juin, c'est-à-dire la semaine prochaine.
En décembre 2015, la Chambre des communes et le Sénat ont adopté des motions établissant un Comité mixte spécial chargé d'examiner le rapport du Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada et d'autres consultations pertinentes.
Le comité a publié en février un rapport final qui a été adopté par la majorité des membres du comité et qui contenait de multiples recommandations. Partout, dans le rapport et les recommandations, le comité mixte spécial insistait sur la nécessité pour le gouvernement fédéral de travailler en collaboration avec les provinces pour assurer l'uniformité.
Comme vous le savez, le comité se composait de 5 sénateurs et de 10 députés. Je voudrais souligner la participation des sénateurs Ogilvie, Cowan, Joyal, Seidman et Nancy Ruth. Chacun d'eux mérite d'être reconnu pour le dévouement, la ferveur et la compassion qu'ils ont démontrés tout au long des audiences.
Lorsque le projet de loi C-14 a été déposé à la Chambre des communes en avril, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en a fait une étude préliminaire. Il a tenu 6 réunions totalisant 20 heures, a entendu 66 témoins et a reçu de nombreux mémoires. Le comité a produit un rapport assorti de plusieurs recommandations. Même si mes collègues du comité et moi ne pouvions pas nous rallier à toutes ces recommandations, tous les sénateurs ont travaillé de façon respectueuse et de bonne foi pour tenter de faire ce qui, à leur avis, était le mieux pour le Canada et respectait le droit découlant de l'arrêt Carter.
(1600)
J'ai eu l'occasion unique de donner une attention spéciale à la question de l'aide médicale à mourir. Je dois avouer que certains témoins m'ont beaucoup frappé. J'avouerai bien honnêtement que mon opinion sur le projet de loi a changé bien souvent en cours de route, et j'ai l'assurance qu'elle changera encore dans les prochains jours. Cet enjeu fait apparaître des questions d'ordre juridique, moral et éthique. C'est difficile. Nous ne sommes pas toujours à l'aise, dans nos vies personnelles ou en société, de parler de la mort et de l'agonie. Nous avons tous vécu certaines choses dans notre famille et avec des proches, des choses qui nous touchent et nous remettent en question.
Pour ma part, je me souviens de mon père et de ma mère. Ma mère a souffert d'un cancer du poumon pendant un certain nombre d'années. Elle a subi des chirurgies pour retirer les parties cancéreuses, dans l'espoir d'éliminer le cancer, mais cela ne s'est pas produit. Elle a dû plutôt continuer à lutter, tandis que le cancer se propageait à d'autres parties de son corps et enfin au cerveau. J'ai vu ma mère devenir quelqu'un d'autre; son corps, son visage, sa voix changeaient. Je l'ai vue ne plus pouvoir reconnaître des personnes ou des situations, et je crois qu'elle devait endurer des douleurs terribles.
Mon père, qui est mort d'une pneumoconiose des houilleurs contractée pendant les 38 années où il a travaillé dans les mines de charbon du Cap-Breton, a connu une fin bien différente.
Voyez-vous, mon père voulait lutter jusqu'à la fin, vivre chaque seconde, jusqu'à ne plus pouvoir respirer, bien souvent, même si c'était pénible, alors que ma mère avait décidé qu'elle voulait mourir quand les souffrances ne seraient plus tolérables. Je crains que, aux termes du projet de loi, elle n'eût plus été apte à prendre cette décision sans une directive préalable.
Voilà la difficulté d'un projet de loi tel que celui-ci. Il prend une dimension personnelle pour nous tous, et nous sommes souvent remis en question à cause de cette dimension. Pour ma part, je le suis.
Ce que j'attends, comme beaucoup de Canadiens, je le crois, c'est un projet de loi qui permet à des gens comme ma mère, Norma, et mon père, Hector, d'avoir la vie et la mort qu'ils souhaitent. Ce que j'attendais du projet de loi, c'était ce respect de la volonté des personnes, et je ne l'y trouve pas.
Selon moi, un projet de loi qui doit permettre à des gens comme ma mère de demander et de recevoir une aide respectueuse à mourir aurait dû prévoir pour le moins la possibilité de directives préalables.
Je vous demande à vous tous de considérer de nombreux éléments dans l'examen du projet de loi, dont la décision de la Cour suprême et les multiples décisions prises par les tribunaux provinciaux, et je suis sûr que les juristes parleront de chacune d'elles dans les prochains jours. Selon moi, le respect de l'objection de conscience, pour le personnel médical qui ne peut accepter l'aide à mourir, est important, et le besoin des Canadiens de participer aux décisions sur leur vie et leur mort l'est tout autant.
Au début de mon intervention, j'ai dit que c'était le sujet le plus difficile que j'ai dû aborder depuis mon arrivée au Sénat. Je dois ajouter que je suis heureux d'avoir eu l'occasion d'en parler, car les gens comme ma mère auraient voulu que je le fasse.
Je vais appuyer les amendements qui viseraient à respecter l'esprit de la décision de la Cour suprême du Canada et l'esprit de ce que, je le crois, les Canadiens, tout comme ma mère, souhaiteraient.
Merci.
L'honorable James S. Cowan (leader des libéraux au Sénat) : Le projet de loi C-14 est extrêmement difficile pour nous tous, quelle que soit notre opinion personnelle. Chacun de nous sent peser la responsabilité qui est celle des parlementaires en étudiant cette mesure sur l'aide médicale à mourir. Le projet de loi porte sur l'une des questions les plus profondes et les plus difficiles pour tous les humains dès leur naissance : leur mort. Et le contexte est un autre sujet auquel beaucoup d'entre nous préféreraient ne pas songer, soit une situation ou soi-même ou un être cher connaît des souffrances terribles, intolérables, à cause de la maladie.
On a beaucoup discuté de ce que la ministre de la Justice décrit fort justement, à propos du projet de loi C-14, comme un « processus de transformation » pour notre pays, mais l'enjeu n'est ni soudain ni imprévu. Nous n'abordons pas ces questions seuls ni dans l'abstrait. Au contraire, le gouvernement a proposé le projet de loi comme réponse à la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'affaire Carter.
Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a statué que, dans certaines circonstances, la personne a un droit constitutionnel à l'aide médicale à mourir en vertu de l'article 7 de la Charte. En effet, cet article garantit à chacun « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ». Plus précisément, la Cour suprême conclut que l'alinéa 241b) et l'article 14 du Code criminel sont nuls :
.[...] dans la mesure où [ils] prive[nt] de cette aide un adulte capable dans les cas où (1) la personne touchée consent clairement à mettre fin à ses jours; et (2) la personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
La cour a déclaré ce qui suit :
Il appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs.
Chers collègues, il y a plusieurs points à remarquer dans l'énoncé de la cour. D'abord, elle signifie clairement que, à son avis, il n'est pas nécessaire que le Parlement ou les assemblées législatives légifèrent. J'y reviendrai tout à l'heure, mais cela donne certainement à penser que la prétendue date butoir du 6 juin n'est pas si terrible que d'aucuns l'ont soutenu. Le deuxième point auquel je veux m'attarder est essentiel : toute loi qui serait adoptée doit être, selon la décision unanime de la Cour suprême du Canada, « compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs », c'est-à-dire ceux de l'arrêt Carter.
On discute depuis longtemps au Canada de la possibilité d'autoriser l'aide médicale à mourir. Au fil des ans, les parlementaires ont proposé divers projets de loi préconisant différentes approches de la question, et il y a toujours eu un débat important, sérieux et passionné pour ou contre ces propositions. Cependant, telle n'est pas la situation aujourd'hui. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut autoriser l'aide médicale à mourir. La Cour suprême du Canada a tranché la question.
Nous sommes plutôt ici pour étudier un projet de loi par lequel le gouvernement répond à la décision Carter. Et bien que nous puissions débattre de nombreuses questions et que nous allions certainement le faire correctement, il me semble que nous devons d'abord nous assurer que le projet de loi, pour reprendre les mots de la cour, est « compatible avec les paramètres constitutionnels » énoncés dans l'arrêt Carter.
La ministre de la Justice nous a dit hier que le projet de loi C-14 répond à cet arrêt. En dépit de mes questions répétées, elle a refusé de dite que le projet de loi doit être compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans la décision. En toute déférence, je dois dire que c'est inadmissible.
Nous avons souvent discuté du fait que l'un des rôles essentiels du Sénat, en qualité de Chambre de second examen modéré et réfléchi, est d'étudier les projets de loi reçus de l'autre endroit pour s'assurer de leur constitutionnalité. Si le projet de loi C-14 marque un « processus de transformation », pour reprendre les mots de la ministre, il n'en est que plus important de s'assurer qu'il est conforme à la Charte, et cela veut dire qu'il doit être au moins « compatible avec les paramètres constitutionnels » énoncés dans l'arrêt Carter.
Chers collègues, j'ai été membre du Comité spécial mixte sur l'aide médicale à mourir, où nous avons étudié de près l'arrêt Carter. J'ai ensuite siégé au Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, qui a fait une étude préalable du projet de loi. J'ai rencontré des dizaines de juristes et de constitutionnalistes et j'ai discuté avec eux. J'ai fini par conclure que le projet de loi C-14, dans sa forme actuelle, ne respecte pas l'important critère constitutionnel. À mon avis, le projet de loi n'est pas compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans l'arrêt Carter.
Comme vous pouvez l'imaginer, ce n'est pas une conclusion que j'ai tirée à la légère. Bien franchement, je n'avais jamais imaginé que je puisse prendre la parole au Sénat à la première occasion pour parler d'un projet de loi important du gouvernement libéral du premier ministre Justin Trudeau et dire qu'il ne respecte ni les tribunaux ni la Charte. Cependant, notre travail est de faire respecter la Constitution, peu importe qui forme le gouvernement. L'important, ce n'est pas la politique, mais les droits que la Charte garantit aux Canadiens.
Je ne suis pas le seul à tirer cette conclusion au sujet du projet de loi C-14. L'Association du Barreau canadien a dit clairement dans son mémoire que le projet de loi n'est pas conforme aux critères établis dans l'arrêt Carter, et d'autres autorités juridiques et constitutionnelles ont témoigné, disant que le projet de loi est contraire à l'arrêt Carter et qu'il est donc inconstitutionnel.
Permettez-moi d'expliquer pourquoi tant de juristes sont arrivés à cette conclusion au sujet du projet de loi C-14.
D'abord, situons le contexte, ce qui me semble essentiel.
(1610)
Comme l'a noté la Cour suprême dans l'arrêt Carter, il y a eu au Canada un long débat public sur l'aide médicale à mourir. On a mentionné la décision Rodriguez d'il y a 23 ans. Entre 1991 — date de la décision Rodriguez — et 2010, six projets de loi d'initiative parlementaire visant à décriminaliser le suicide assisté ont été débattus à l'autre endroit. Ici, au Sénat, un Comité spécial sur l'euthanasie et l'aide au suicide avait été établi en 1994, sous la présidence de la sénatrice Joan Neiman.
Beaucoup d'autres études et rapports ont paru depuis l'affaire Rodriguez. Bien sûr, la Commission spéciale de l'Assemblée nationale du Québec sur la question de mourir dans la dignité a publié un rapport en 2012 recommandant l'adoption d'une loi reconnaissant l'aide médicale à mourir. Cela a mené au projet de loi 52 du Québec, qui a été adopté par une majorité écrasante de l'Assemblée nationale en 2014.
La même année, Steven Fletcher a présenté à l'autre endroit un projet de loi d'initiative parlementaire visant à légaliser l'aide médicale à mourir, et notre collègue, la sénatrice Nancy Ruth, a présenté le même projet de loi au Sénat.
Depuis que la Cour suprême a rendu sa décision dans l'affaire Carter, d'autres études ont été réalisées sur les moyens de mettre en œuvre cette décision. Le gouvernement Harper a établi le Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada, qui a présenté son rapport le 18 janvier 2016.
Le 30 novembre dernier, 11 provinces et territoires, qui avaient conjointement décidé d'établir le Groupe consultatif provincial- territorial d'experts sur l'aide médicale à mourir, ont publié leur propre rapport.
Le Sénat s'est joint à l'autre endroit le 11 décembre 2015 pour établir le Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir. Il était présidé par notre collègue le sénateur Ogilvie et par Rob Oliphant, député de Don Valley-Ouest. J'ai eu le privilège de siéger à ce comité aux côtés des sénateurs Nancy Ruth, Joyal et Seidman.
Le comité mixte a été un exemple de ce que le Parlement peut faire de mieux. Les membres des deux Chambres ont étroitement collaboré, indépendamment de leur affiliation politique, pour étudier ces questions aussi sérieuses qu'importantes. Comme je l'ai déjà dit, je crois que certains ont alors commencé à comprendre la valeur du Sénat, à cause tant de la contribution de nos collègues membres du comité que de l'impartialité avec laquelle ils ont abordé le travail à faire.
Les audiences ont été intenses. Nous avons entendu plus de 60 témoins, mais je crois qu'ils ont tous eu la possibilité d'exposer leur point de vue. La qualité des témoignages et des nombreux mémoires reçus par le comité était extraordinaire. Nous avons siégé de longues heures, comme nous allons le faire maintenant au sujet de ce projet de loi.
Le comité a déposé son rapport final le 26 février dernier. Je crois que ce rapport, qui était appuyé par les membres de tous les partis et des deux Chambres, présente un point de vue équilibré et un ensemble de recommandations également équilibrées.
L'approche du comité est succinctement reflétée dans le titre que nous avons choisi : L'aide médicale à mourir : une approche centrée sur le patient.
Il est tellement facile, chers collègues, de rester pris au piège des nombreux intérêts et soucis concurrents qui caractérisent un sujet aussi complexe. Ces intérêts et soucis sont évidemment valides et importants, mais je crois fermement que nous ne devons pas oublier que nous examinons le cas d'une personne qui connaît des souffrances intolérables.
Je suis déçu de voir que le gouvernement n'a pas donné suite aux recommandations du comité mixte spécial. Je m'inquiète particulièrement du fait que cette approche critique centrée sur le patient a été abandonnée, sacrifiée au désir du gouvernement d'apaiser d'autres préoccupations. J'espère que nous réussirons ici, au Sénat, à remettre en évidence la personne qui est vraiment au cœur du problème, le patient.
Il y a donc eu beaucoup d'études et de rapports, mais le point de départ essentiel doit être l'arrêt Carter lui-même. À moins que le gouvernement soit prêt à invoquer la disposition « de dérogation » de la Charte — et rien n'indique que c'est le cas —, le projet de loi C- 14 doit à tout le moins respecter la décision de la Cour suprême dans l'affaire Carter.
Bien qu'on l'appelle l'affaire Carter, il y avait en fait cinq demandeurs, comme l'a souligné le sénateur Baker. Comme on l'a mentionné au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, c'était tout à fait délibéré, car on a voulu garantir que la cause ne porterait pas sur une seule personne ou un seul ensemble de faits. L'une des demanderesses, comme l'a dit le sénateur Baker, était Gloria Taylor, qui était atteinte de la sclérose latérale amyotrophique. Elle a fourni l'explication suivante :
Je ne veux pas que ma vie prenne fin violemment. Je ne veux pas que la façon dont je mourrai soit traumatisante pour les membres de ma famille. Je veux qu'on me reconnaisse le droit de mourir paisiblement, au moment que je choisirai, dans les bras de ma famille et de mes amis.
Mme Taylor, comme nous le savons, est décédée en 2012 d'une infection, alors que l'affaire était toujours en instance.
Parmi les autres demandeurs, dans le cadre de la poursuite, il y avait Lee Carter et Hollis Johnson, dont la mère, Kay Carter, souffrait de sténose du canal rachidien lombaire, une maladie non mortelle ayant entraîné une perte de mobilité et des douleurs chroniques. Elle était étendue dans un lit comme une « planche à repasser », comme elle le disait. Elle a pris la décision de mettre fin à ses jours au moyen de l'aide médicale à mourir. Elle voulait le faire au Canada, mais puisque cela aurait été une infraction criminelle, en janvier 2010, elle s'est rendue en Suisse, où elle a obtenu de l'aide pour mettre fin à ses jours.
Ses enfants, Lee Carter et Hollis Johnson, ont dit à la cour que leur mère aurait dû pouvoir obtenir l'aide médicale à mourir à Vancouver, entourée de sa famille et de ses amis. Ils ont également indiqué qu'ils souhaitaient avoir la possibilité d'avoir accès légalement à l'aide médicale à mourir au Canada pour eux-mêmes et leurs proches.
Le quatrième demandeur était le Dr William Shoichet, un omnipraticien de Victoria, en Colombie-Britannique. Le Dr Shoichet s'est occupé d'un certain nombre de patients souffrant de ce qu'il décrit comme des maladies graves et irrémédiables, comme le cancer et diverses maladies neurodégénératives. Selon lui, les soins de fin de vie font partie intégrante des obligations humaines, morales, éthiques et médicales qui lui incombent lorsqu'il est appelé à traiter des patients gravement et irrémédiablement malades. À ses yeux, ces soins englobent le fait d'aider les patients gravement et irrémédiablement malades à mourir lorsqu'ils en font la demande et que les circonstances le justifient, et pourvu que les garanties nécessaires soient en place.
La cinquième et dernière demanderesse était l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Elle demandait la qualité pour agir au motif qu'elle avait toujours activement défendu et fait valoir le droit de choisir la fin de sa vie, y compris d'obtenir l'aide d'un médecin pour mourir. Le gouvernement fédéral et celui de la Colombie-Britannique se sont tous les deux opposés à sa demande, mais sans succès. L'association a de plus argué que l'aide médicale à mourir était un droit constitutionnel pour tous les Canadiens.
Si je suis allé aussi loin dans les détails, honorables sénateurs, c'est pour vous montrer que l'affaire Carter était bien étayée, que sa portée était très vaste et que les personnes qui ont soumis des éléments de preuve à la Cour suprême souffraient de diverses maladies graves et irrémédiables.
Selon ce qu'on peut voir dans la décision de la Cour suprême du Canada, certains témoins ont comparé les maladies dégénératives à la maladie du motoneurone ou celle de Huntington. Voici ses mots exacts :
Cependant, un thème revient constamment dans les dépositions de tous les témoins : ils souffrent de se savoir privés de la faculté de mettre fin paisiblement à leurs jours au moment et de la manière de leur choix.
Le premier paragraphe de la décision résume on ne peut mieux la question :
Au Canada, le fait d'aider une personne à mettre fin à ses jours constitue un crime. Par conséquent, les personnes gravement et irrémédiablement malades ne peuvent demander l'aide d'un médecin pour mourir et peuvent être condamnées à une vie de souffrances aiguës et intolérables. Devant une telle perspective, deux solutions s'offrent à elles : soit mettre fin prématurément à leurs jours, souvent par des moyens violents ou dangereux, soit souffrir jusqu'à ce qu'elles meurent de causes naturelles. Le choix est cruel.
L'affaire a été entendue pour la première fois par la juge Lynn Smith, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. La juge Smith a rendu une décision extraordinaire, qui tenait sur 398 pages. Elle a statué que l'interdiction de l'aide médicale à mourir portait atteinte aux droits des plaignants prévus à l'article 7 de la Charte.
Le gouvernement du Canada en a appelé de cette décision devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. La majorité des juges de cette cour ont accueilli l'appel, infirmant ainsi la décision de la juge Smith, au motif qu'elle était tenue de se conformer à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Rodriguez.
Cette décision a ensuite été portée en appel devant la Cour suprême du Canada, laquelle a accueilli l'appel à l'unanimité. Toutefois, comme nous l'avons entendu, elle a suspendu la déclaration d'invalidité des deux articles du Code criminel pendant un an pour que, s'ils le souhaitent, le Parlement et les assemblées législatives provinciales puissent adopter une loi.
(1620)
Aucune assemblée législative provinciale n'a proposé de mesures législatives à ce sujet. Au niveau fédéral, le gouvernement précédent avait établi le comité externe que j'ai mentionné il y a quelques instants, mais aucun projet de loi n'avait été proposé au moment où les élections ont été déclenchées en août 2015. Le nouveau gouvernement a indiqué qu'il souhaitait déposer un projet de loi et a demandé un délai supplémentaire d'un an, mais il n'a obtenu que quatre mois, ce qui nous amène à la date fatidique du 6 juin. On a beaucoup parlé de cette date et de son importance.
Chers collègues, je conviens qu'une loi définissant une norme nationale pour régir l'aide médicale à mourir partout dans le pays constituerait la meilleure option possible. En même temps, je suis fermement d'avis que notre objectif critique est d'élaborer une mesure législative adéquate plutôt que de nous hâter pour respecter un délai artificiel. Si nous nous pressons pour adopter un projet de loi qui est ensuite contesté et déclaré inconstitutionnel, qu'aurons- nous réalisé? Voilà le vrai risque d'un vide juridique qui, à mon avis, serait beaucoup plus problématique que la situation que nous devrions affronter si nous manquons le fameux délai du 6 juin.
Nous savons en fait, d'après notre étude préliminaire, qu'il n'y aura aucun vide si le projet de loi n'est pas adopté d'ici le 6 juin. Ce n'est pas un cas où aucune loi ne serait en vigueur. Il y aura une loi qui s'appliquera : c'est celle qui est décrite dans l'arrêt Carter de la Cour suprême du Canada. Ce cadre a déjà été appliqué dans quelque 29 cas qui se sont présentés depuis que le délai supplémentaire a été accordé.
Au chapitre des sauvegardes et des directives destinées à la profession médicale, elles sont déjà en place. Tous les organismes provinciaux de réglementation de cette profession ont déjà produit des lignes directrices détaillées et complètes que les médecins doivent suivre en matière d'aide médicale à mourir.
C'est logique. Comme je l'ai déjà dit, rien dans la décision Carter n'oblige à ce qu'une loi soit promulguée. Les provinces n'en ont promulgué aucune. Pendant longtemps, il y avait même lieu de douter que le gouvernement fédéral en propose une. L'ancien gouvernement conservateur n'a rien fait qui puisse nous laisser croire qu'il comptait présenter une mesure législative à ce sujet. Il n'est donc pas étonnant que les organismes de réglementation de la profession médicale se soient préparés à l'éventualité où, à défaut d'une loi fédérale, l'arrêt Carter s'appliquerait. C'est d'ailleurs précisément ce qui se produira si le projet de loi C-14 n'est pas adopté d'ici le 6 juin.
Le président de la Fédération des ordres des médecins du Canada, le Dr Douglas Grant, a comparu devant le comité lors de l'étude préalable. Je lui ai alors demandé ce qui arriverait si aucun projet de loi n'était adopté d'ici le 6 juin. Ce qu'il a dit est sans équivoque :
Il n'y aura pas de vide juridique. Ce ne sera pas le Far West. L'arrêt Carter fournit suffisamment d'orientation, et ce sont les organismes autorisés à réglementer l'exercice de la médecine qui la réglementeront.
Le 25 mai dernier, j'ai envoyé par courriel à tous les sénateurs un message que l'Association des libertés civiles de la Colombie- Britannique avait rédigé et qui décrit le régime qu'elle appliquera si le projet de loi C-14 n'est pas adopté d'ici le 6 juin. Toutes les provinces et le Yukon se sont déjà dotés de lignes directrices. Les Territoires du Nord-Ouest devraient terminer les leurs d'ici le 6 juin. Quant au Nunavut, il est en train de rédiger les siennes.
Toutes ces lignes directrices exigent que deux médecins confirment l'admissibilité et la volonté du patient. Cette exigence est d'ailleurs plus contraignante que ce que prévoit le projet de loi C-14. La plupart d'entre elles prévoient une période d'attente. Toutes exigent de nombreux documents. Toutes protègent aussi la liberté de conscience des médecins et mettent en œuvre des garanties pour les personnes vulnérables.
La sénatrice Jaffer a préparé et nous a distribué une analyse comparative très utile de ces protocoles réglementaires.
Les Canadiens peuvent donc avoir l'assurance que, peu importe ce qui se passera avec le projet de loi C-14 au cours des jours à venir, il y a — et il continuera d'y avoir — un cadre soigneusement établi qui est fermement fondé sur la décision Carter.
Toutefois, j'ai été tout aussi surpris que déçu d'apprendre lors de notre étude préalable que la Fédération des ordres des médecins du Canada qui, comme je l'ai mentionné, est l'organisme national représentant les 13 organismes provinciaux et territoriaux de réglementation de la profession médicale au pays, n'a jamais été consultée par le gouvernement durant l'élaboration du projet de loi C-14. En effet, nous avons appris que le gouvernement n'a consulté aucun des collèges de médecins provinciaux et territoriaux.
Étant donné le rôle central que joueront ces organismes, j'aurais cru que leur avis aurait été très recherché lors de la rédaction du projet de loi. Si le gouvernement les avait consultés et écoutés, je crois que le projet de loi C-14 aurait été très différent.
Chers collègues, voilà donc le contexte de ce projet de loi historique, mais selon moi truffé de lacunes, que nous avons reçu plus tôt cette semaine. Je tiens maintenant à expliquer pourquoi je crois que le projet de loi C-14, tel qu'il a été adopté par la Chambre des communes, est si problématique.
La décision de la Cour suprême du Canada a été citée plusieurs fois, mais je crois qu'il importe d'examiner ce qu'elle a réellement dit, à savoir que :
[Les articles] du Code criminel sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l'aide d'un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition. Il convient d'ajouter que le terme « irrémédiable »...
— et ce sont les mots de la Cour suprême du Canada —
... ne signifie pas que le patient doive subir des traitements qu'il juge inacceptables.
Donc, une personne est admissible à l'aide médicale à mourir selon l'arrêt Carter si elle répond aux critères constitutionnels suivants : c'est un adulte capable de donner un consentement éclairé qui souffre d'un problème de santé grave et irrémédiable lui causant des souffrances persistantes; cette personne n'est pas obligée de subir un traitement qu'elle juge inacceptable.
Le problème, chers collègues, c'est que les critères d'admissibilité établis dans le projet de loi C-14 sont considérablement plus étroits que ceux de l'arrêt Carter. La disposition cruciale à cet égard est celle qui créerait l'article 241.2 dans le Code criminel. Le paragraphe (1) de cet article emploie l'expression « problèmes de santé graves et irrémédiables », que l'on retrouve dans l'arrêt Carter, mais le paragraphe (2) donne une définition très problématique de cette expression.
Je cite le paragraphe (2) :
Une personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables seulement si elle remplit tous les critères suivants :
a) elle est atteinte d'une maladie, d'une affection ou d'un handicap graves et incurables;
b) sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités;
c) sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables;
d) sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu'un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie.
Chers collègues, ce paragraphe ajoute des critères qui n'étaient pas contenus dans l'arrêt Carter et, ce faisant, il a pour effet de rendre inadmissibles à l'aide médicale à mourir les personnes qui répondent aux critères de l'arrêt Carter, mais qui ne répondent pas à ces critères additionnels. Autrement dit, ce paragraphe refuse à des personnes le droit pourtant garanti par la Charte d'obtenir de l'aide médicale à mourir, et un tel refus est inconstitutionnel.
Par exemple, l'alinéa a) dit que la maladie, l'affection et le handicap doit être « incurable ». J'ai été surpris hier d'entendre la ministre de la Justice dire au Sénat que les mots « irrémédiable » et « incurable » voulaient dire la même chose. Chers collègues, je ne suis pas du même avis. « Incurable » est un mot différent et il semble avoir un sens passablement différent du mot « irrémédiable ».
La Cour suprême du Canada a dit explicitement que le terme « irrémédiable » ne signifiait que le patient devait subir des traitements qu'il jugeait inacceptables. « Incurable » est un critère très différent, possiblement contraire. Plusieurs témoins ont dit être grandement préoccupés par l'inclusion de ce nouveau terme.
Maureen Klenk, infirmière praticienne, a témoigné au nom de l'Association canadienne des infirmières et infirmiers de pratique avancée. Voici ce qu'elle a dit :
S'il existe, quelque part dans le monde, un traitement qui permet de guérir cette maladie, sera-t-elle considérée pour autant comme guérissable? Est-on proche de trouver un remède? Ces questions doivent être posées, car il se peut qu'il y ait quelque part un remède qui ne soit, cependant, pas disponible là où se trouve le patient. Ou bien il se peut qu'un tel remède existe, mais qu'il ne soit pas remboursé par le régime d'assurance-médicaments du lieu de résidence. Ajoutons qu'un patient doit se voir reconnaître le droit de refuser un traitement même si un tel traitement existe.
Elle n'est pas la seule personne à avoir soulevé cette question.
Le Dr Joel Kirsh, président de l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario, a soulevé le même point lorsqu'il a dit ce qui suit au comité :
L'exigence visant la nature incurable de la maladie laisse entendre que les patients doivent se soumettre à tous les traitements ou remèdes possibles avant de pouvoir demander l'aide médicale à mourir. Cette exigence force les patients à suivre des traitements qu'ils jugent inacceptables.
(1630)
Chers collègues, c'est totalement incompatible avec la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Carter. La cour a clairement précisé que nul ne devrait être obligé de suivre des traitements qu'il juge inacceptables — un critère subjectif. En effet, la cour renvoie aux témoignages décrivant « l'agonie provoquée par traitements ».
Si le terme « incurable » est employé dans le projet de loi parce que, comme l'a expliqué la ministre de la Justice, c'est un synonyme d'« irrémédiable », pourquoi ne pas éviter tout problème et simplement employer « irrémédiable »? C'est le terme employé par la Cour suprême du Canada. Comme l'a dit la Cour d'appel de l'Alberta lorsqu'elle parlait du soin avec lequel la Cour suprême du Canada a énoncé sa décision dans l'affaire Carter, « Si la cour avait voulu qu'il en soit autrement, elle l'aurait affirmé clairement et sans équivoque. »
La Cour suprême du Canada a soigneusement choisi d'employer le terme « irrémédiable » dans sa décision unanime; c'est un excellent terme selon moi.
Le deuxième critère, que l'on peut trouver au paragraphe b) et qui exige que la situation médicale du patient « se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités », ne figure pas non plus dans la décision de la Cour suprême du Canada. Curieusement, il figurait dans la décision initiale de la juge de première instance. Bien évidemment, cela rend son absence dans la décision de la Cour suprême du Canada d'autant plus éloquente.
Le troisième alinéa, l'alinéa c), est intéressant. Il stipule le critère selon lequel « [la] maladie, [l']affection, [le] handicap ou le déclin avancé et irréversible [des] capacités [de la personne] lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables ».
Cela est étrange, car les rédacteurs ont placé les paroles de la Cour suprême du Canada dans un contexte très différent. En effet, la cour a précisé qu'on ne pouvait pas obliger les personnes à entreprendre des traitements qu'elles jugent inacceptables pour soigner leur maladie. Comme je l'ai déjà expliqué, le projet de loi C-14 rejette implicitement cela en posant comme condition que la maladie soit « incurable », sans faire référence au fait que le patient soit ou non prêt à subir le traitement potentiellement nécessaire pour remédier à la maladie. Or, au troisième alinéa, les rédacteurs ont inclus ce critère subjectif de la cour, mais ils l'ont appliqué aux souffrances et à l'acceptabilité des conditions dans lesquelles elles peuvent être apaisées, plutôt que l'appliquer au traitement de la maladie. Voilà un autre exemple où le projet de loi n'est pas fidèle à l'esprit de l'arrêt Carter.
Ce qui m'amène à la divergence la plus importante entre les critères d'admissibilité formulés dans l'arrêt Carter et le projet de loi C-14. Cette divergence est celle qui éloigne le plus clairement le projet de loi des paramètres établis dans l'arrêt. Il s'agit de l'alinéa d), où il est exigé que la « mort naturelle [de la personne soit] devenue raisonnablement prévisible ».
Durant l'étude préliminaire, le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles a entendu des témoignages éclairants de la part de fonctionnaires qui ont permis de comprendre le choix des formulations employées dans le projet de loi. Simon Kennedy, le sous-ministre de la Santé, a dit ce qui suit au comité :
Ce n'est pas vraiment une loi conçue pour que les personnes qui souffrent terriblement puissent décider de mettre fin à leur vie. C'est un projet de loi pour les personnes qui se trouvent effectivement dans cette situation, mais pour qui la mort est proche, afin qu'elles puissent partir paisiblement. Le gouvernement a fait là un choix politique délibéré.
Tous les gouvernements font des choix stratégiques délibérés, mais à moins qu'ils soient prêts à invoquer la disposition « de dérogation », ces choix doivent respecter la Charte, telle que l'interprètent les tribunaux, et plus particulièrement dans une décision unanime de la Cour suprême du Canada. Dans l'arrêt Carter, la Cour suprême du Canada commence l'exposé des motifs de son jugement comme suit :
Au Canada, le fait d'aider une personne à mettre fin à ses jours constitue un crime. Par conséquent, les personnes gravement et irrémédiablement malades ne peuvent demander l'aide d'un médecin pour mourir et peuvent être condamnées à une vie de souffrances aiguës et intolérables. Devant une telle perspective, deux solutions s'offrent à elles : soit mettre fin prématurément à leurs jours, souvent par des moyens violents ou dangereux, soit souffrir jusqu'à ce qu'elles meurent de causes naturelles. Le choix est cruel.
Cette décision vise précisément à autoriser les gens qui sont aux prises avec des douleurs intolérables à décider de mettre fin à leurs jours. Ce n'est pas une décision qui touche seulement les personnes qui sont sur le point de mourir. Je sais que le gouvernement, tout comme bon nombre de sénateurs, n'est peut-être pas d'accord avec la décision de la Cour suprême du Canada, mais le respect de la Charte, de la Cour suprême du Canada et, en fait, de la primauté du droit requiert que la mesure législative que nous étudions protège elle aussi les droits prévus dans la Charte, comme l'indique l'arrêt Carter.
L'un des critères proposés, selon lequel la mort naturelle d'une personne est devenue raisonnablement prévisible, n'est pas du tout mentionné dans la décision de la Cour suprême du Canada. Ce n'est pas un oubli; les avocats du ministère de la Justice qui ont témoigné pour le compte du gouvernement fédéral ont fait valoir que l'aide médicale à mourir ne doit être offerte qu'aux malades en phase terminale. La cour a rejeté cet argument. C'est ce que Joseph Arvay, l'avocat principal qui représentait les demandeurs dans cette cause, a déclaré lorsqu'il a témoigné devant le comité lors de l'étude préliminaire. C'est on ne peut plus clair lorsqu'on lit la transcription de l'audience du comité, qui portait sur la prolongation. La juge Karakatsanis a questionné Robert Frater, l'avocat du gouvernement fédéral, et lui a posé la question suivante :
Est-ce que votre position relativement à la loi du Québec signifie que vous êtes d'accord pour dire qu'elle est conforme à l'arrêt Carter? Je pense en particulier au fait qu'il y est question d'une personne en fin de vie, tandis que, dans l'arrêt Carter, nous avons rejeté l'expression « en phase terminale ».
M. Arvay a trouvé très étrange —il aurait probablement employé un mot plus fort — que le gouvernement, après avoir été débouté par la Cour suprême, fasse volte-face et tente de faire dans sa mesure législative précisément ce que la Cour a dit qu'il ne pouvait pas faire en vertu de la Charte.
Pour appuyer ce critère dans le projet de loi C-14, le gouvernement a fait valoir que la décision de la Cour suprême était censée s'appliquer uniquement aux faits de la cause. C'est l'argument présenté dans le document d'information législatif que la ministre de la Justice a publié pour défendre sa position, selon laquelle le projet de loi C-14 est conforme à l'arrêt Carter. Voici ce que la ministre a dit quand elle a comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles :
Le projet de loi est délibérément axé sur les circonstances factuelles qui se trouvent au cœur de l'affaire Carter, dans le cours de laquelle la Cour a entendu uniquement des témoignages sur des gens qui en étaient aux derniers stages d'une maladie incurable et en train de décliner physiquement et dont le décès naturel approchait. La Cour suprême a déclaré qu'une interdiction complète de l'aide médicale à mourir dans le Code criminel serait une violation des droits garantis par la Charte dans les circonstances.
J'ai beaucoup de respect pour la ministre de la Justice, mais je crois qu'elle a été induite en erreur. La Cour n'a pas « entendu uniquement des témoignages sur des gens qui en étaient aux derniers stages d'une maladie incurable et en train de décliner physiquement et dont le décès naturel approchait ». Comme je l'ai signalé plus tôt dans mes observations, la Cour suprême a fait référence dans sa décision à des témoignages entendus au sujet d'une grande variété de maladies graves et incurables, notamment des maladies dégénératives, comme les maladies des motoneurones ou la maladie de Huntington.
Chers collègues, mon travail sur la discrimination génétique m'a beaucoup appris sur la maladie de Huntington. Ce n'est pas une maladie mortelle, ni une maladie qui se manifeste tard et afflige seulement les personnes dont la mort naturelle approche. C'est l'un des nombreux aspects terribles de la maladie de Huntington. Et il y a de nombreuses maladies neurodégénératives qui ne répondent pas à la description proposée par la ministre.
S'il subsistait quelque doute au sujet de la possibilité que la décision de la Cour suprême dans l'affaire Carter puisse être correctement et constitutionnellement limitée à ceux dont la mort est raisonnablement prévisible, ce doute a été dissipé par une décision récente, rendue le 17 mai, de la Cour d'appel de l'Alberta. La demande d'aide médicale à mourir était présentée par une femme appelée E.F. dans la foulée de la décision Carter. Cette femme souffrait d'un état pathologique appelé « trouble de conversion sévère », ce qui est un trouble psychiatrique.
Le gouvernement fédéral a soutenu que la malade ne répondait pas aux paramètres constitutionnels de la catégorie de personnes décrite par la Cour suprême du Canada dans la décision Carter, et ce, pour deux raisons : l'état pathologique n'était pas terminal et le problème de santé grave et irrémédiable était de nature psychiatrique, ce qui ne correspond pas aux critères de la décision Carter. La Cour d'appel de l'Alberta était en désaccord. Elle a statué, et je cite :
En bref, la déclaration d'invalidité dont il est question dans l'arrêt Carter de 2015 n'exige pas que le demandeur soit en phase terminale pour être admissible à l'autorisation. La décision est claire. Si la cour avait voulu qu'il en soit autrement, elle l'aurait affirmé clairement et sans équivoque. L'interprétation qu'en fait le Canada ne concorde pas avec la prémisse première de l'arrêt Carter lui-même, qui est énoncée au premier paragraphe de la décision, ni avec le jugement en première instance; elle va à l'encontre de la portée du dossier de première instance et des garanties qui étaient recommandées et que la Cour suprême du Canada a finalement validées.
(1640)
Même après avoir invoqué sans succès cet argument devant la Cour suprême du Canada, le gouvernement a tenté de le faire valoir devant la Cour d'appel de l'Alberta. L'argument a encore une fois été rejeté. Pourtant, le gouvernement maintient sa position puisqu'il a fait inscrire cette exigence dans le projet de loi C-14. Toutefois, ce n'est pas en répétant le même argument trois fois qu'il respecte pour autant la Constitution. Le fait d'exiger que la mort naturelle d'une personne soit raisonnablement prévisible constitue une violation des dispositions de la Charte.
Je profite de l'occasion pour signaler que le gouvernement du Canada a invoqué devant la Cour d'appel de l'Alberta les mêmes arguments qui nous ont été présentés lors de l'étude préalable et que, par surcroît, comme le sénateur Baker l'a indiqué plus tôt, il a présenté le même document d'information législatif. Or, la Cour d'appel de l'Alberta a explicitement rejeté ces arguments et ce document.
Depuis lors, une autre décision a été rendue, plus précisément le 24 mai dernier, par la Cour supérieure de justice de l'Ontario, au sujet d'un homme dont les problèmes de santé n'étaient pas mortels ou susceptibles d'entraîner une mort imminente mais étaient absolument horribles, aux dires mêmes de la cour. Voici ce qu'a dit la cour :
Dans l'affaire Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, ou Carter c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 4, rien n'exige que la personne soit en phase terminale ou ait une maladie mortelle.
Dans l'affaire de l'Ontario, le demandeur avait 90 ans. Il aurait été facile pour le tribunal de citer ce fait dans ses raisons, en liant ainsi l'octroi de la demande au critère du projet de loi C-14. Le tribunal a refusé de le faire, arguant que :
Dans la question qui nous intéresse, l'analyse des faits pertinents à I.J. montre que son état de santé exclut dorénavant toute qualité de vie et qu'il satisfait aux critères de l'aide médicale à mourir.
Ce qui était en question, c'est la perte de la qualité de vie et non pas l'âge ou le caractère raisonnablement prévisible de la mort.
Vous pouvez donc voir, chers collègues, pourquoi j'en conclus que les critères d'admissibilité énoncés dans le projet de loi C-14 ne sont pas conformes aux paramètres constitutionnels énoncés dans l'arrêt Carter. En limitant l'aide médicale à mourir à une catégorie de personnes beaucoup moins importante que celle définie par la Cour suprême du Canada, le gouvernement nie à des particuliers un droit en vertu de la Charte, ce qui est inconstitutionnel.
Je pense que le meilleur moyen de régler ce très grave problème au plan constitutionnel est d'amender le projet de loi C-14 et de reprendre simplement le libellé de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Carter. On n'aura plus alors à se demander si les critères d'admissibilité du projet de loi sont conformes à ceux de l'arrêt Carter; ces derniers seront ceux du projet de loi C-14.
Chers collègues, je me suis concentré sur la question urgente de savoir si, dans sa version actuelle, le projet de loi C-14 était conforme à la décision Carter, à savoir si, selon les termes de la Cour suprême, il s'agit d'une « loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs », c'est-à-dire dans l'affaire Carter. Mais notre responsabilité ne s'arrête pas là. Comme on l'a répété à plusieurs reprises lors des audiences du comité mixte spécial, l'arrêt Carter énonce des exigences minimales — autrement dit aucune mesure législative ne peut prévoir une protection inférieure à celle qu'offre l'arrêt Carter — et non des exigences maximales. Je crois, et je l'ai dit à la ministre de la Justice lorsqu'elle a pris part à l'étude préalable, que notre devoir de législateur est de faire preuve de leadership et d'adopter une loi non seulement qui réponde à la norme minimale fixée dans l'arrêt Carter mais aussi qui anticipe les prochaines contestations en vertu de la Charte.
Le Comité mixte spécial, coprésidé par le sénateur Ogilvie, a reçu le mandat de formuler des recommandations « sur le cadre d'une réponse fédérale à l'aide médicale à mourir respectueuse de la Constitution, de la Charte canadienne des droits et libertés, et des priorités des Canadiens ». Je crois que c'est le mandat que devrait respecter ce projet de loi. Cela soulève un certain nombre de questions, notamment en ce qui concerne les directives anticipées.
La question des directives anticipées n'a pas été abordée dans l'affaire Carter. Cependant, nous avons entendu le témoignage de constitutionnalistes qui sont d'avis qu'elles seront considérées comme conformes à la Charte. Les témoins nous ont exhortés à inclure dès maintenant les directives anticipées dans le projet de loi et à ne pas attendre l'inévitable décision de la cour.
Je suis sûr que vous recevez, comme moi, des centaines de courriels de Canadiens qui nous exhortent à inclure les directives anticipées. Le Dr Jesse Pewarchuk, médecin et professeur adjoint d'enseignement clinique en médecine à l'Université de la Colombie- Britannique, a communiqué avec moi récemment. Le 2 mai, il a publié dans le Globe and Mail une lettre d'opinion que vous avez peut-être lue. Il a dit que la principale lacune du projet de loi C-14 est l'exclusion des personnes atteintes de ce qu'il appelle une maladie qui aura pour conséquence inévitable et prévisible de priver le malade des capacités mentales qui le rendent apte à donner son consentement. Il décrit de la façon suivante ce qu'il appelle le traitement paradoxal que le projet de loi réserve aux personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer :
Le projet de loi C-14 leur imposerait un épineux dilemme. Ils seraient forcés de demander et de recevoir une aide médicale à mourir pendant qu'ils sont encore aptes à prendre une telle décision. Cela les obligerait à mettre fin à leurs jours de façon prématurée afin d'éviter les dernières étapes accablantes de la maladie. S'ils devaient reporter à plus tard leur demande d'aide médicale à mourir, ils courraient le risque d'être jugés inaptes à prendre cette décision. Le problème avec la démence, c'est que la personne atteinte perd généralement ses capacités avant d'atteindre le point crucial où bon nombre de personnes voudraient mourir plus rapidement.
Il s'agit exactement, bien sûr, du choix terrible que le tribunal de première instance et la Cour suprême du Canada ont cerné dans l'arrêt Carter et qui, d'après eux, faisait intervenir le droit à la protection de la vie, garanti à l'article 7 de la Charte. Chers collègues, refuser les directives préalables, c'est refuser l'accès à ce droit constitutionnel aux Canadiens qui ont des problèmes de santé graves et irrémédiables qui, à un moment donné, porteront atteinte à leur capacité.
Le comité spécial mixte a recommandé qu'on autorise les directives préalables pour toute personne chez qui on a diagnostiqué une maladie qui, selon une probabilité raisonnable, entraînera une perte de capacité, ou encore une maladie grave et irrémédiable, mais avant que les souffrances deviennent intolérables. La directive préalable ne serait pas autorisée, cependant, avant tout diagnostic de maladies de cette nature.
Je suis heureux que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles ait majoritairement appuyé cette recommandation et l'ait reprise dans le rapport sur son étude préalable. J'espère que le Sénat trouvera le moyen d'amender le projet de loi pour autoriser les directives préalables.
Hier, la ministre de la Santé nous a dit que la principale raison pour laquelle les directives préalables ne figurent pas dans le projet de loi, c'est qu'il est difficile de rédiger en peu de temps de bonnes dispositions applicables assorties de solides mesures de sauvegarde. Sauf son respect, cette raison n'est carrément pas admissible pour les nombreux Canadiens qui attendent notre aide. Comment pouvons- nous dire aux milliers de Canadiens qui nous ont écrit ou envoyé des courriels, faisant connaître leur situation hautement personnelle et nous implorant de permettre les directives préalables, que nous sommes désolés, mais que nous n'avions simplement pas l'impression d'avoir le temps de faire le travail correctement, de sorte que nous n'avons même pas essayé? C'est impossible. J'ai hâte de discuter avec des collègues de propositions qui seront acceptables pour offrir la possibilité de directives préalables.
Le sénateur Mockler : Absolument.
Le sénateur Cowan : Il y a bien d'autres questions qui se posent dans le projet de loi, et j'espère...
Son Honneur le Président : Sénateur Cowan, votre temps de parole est terminé. Demandez-vous cinq minutes de plus?
Le sénateur Cowan : Oui, si mes collègues sont d'accord.
Son Honneur le Président : Permission accordée, chers collègues?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Cowan : Il y a un certain nombre de questions à aborder dans le projet de loi, et je sais que d'autres sénateurs saisiront l'occasion de ce débat pour exprimer leurs préoccupations.
Chers collègues, nous venons d'horizons très divers et nous apportons avec nous, dans notre travail, nos convictions religieuses, philosophiques et morales. Tous nous avons vu beaucoup, beaucoup trop d'êtres chers souffrir de maladies terribles. Certains auraient peut-être souhaité obtenir l'aide médicale à mourir; d'autres ont opté pour une autre approche.
(1650)
La question ici n'est pas de savoir ce que nous choisirions ni même comment nous voudrions que ce droit soit défini. L'enjeu, c'est le droit de tous les Canadiens, aux termes de la Charte, établi et défini par la Cour suprême du Canada, à l'aide médicale à mourir.
Notre travail, d'abord et avant tout, est d'être les gardiens législatifs de ce droit, de veiller à ce que, si le gouvernement propose une loi fédérale, celle-ci respecte le droit constitutionnel des Canadiens.
J'estime, en toute déférence, que le projet de loi C-14 ne respecte pas ce critère. Je crois qu'il est possible de l'améliorer, et j'ai hâte de discuter d'amendements à une étape ultérieure. Nous avons du travail à faire avant que le projet de loi C-14 ne soit adopté. Ne tardons pas.
Je suis d'accord pour dire qu'il serait dans l'intérêt des Canadiens d'avoir une norme nationale établie par voie législative. Mais adoptons une bonne loi au lieu de créer un cauchemar pour nos concitoyens qui souffrent dans des situations terribles en adoptant une loi qui n'est même pas conforme à la Charte canadienne des droits et libertés.
Chers collègues, nous pouvons et nous devons faire mieux que cela. Les Canadiens regardent et écoutent. Nous ne pouvons pas les laisser tomber.
Des voix : Bravo.
Son Honneur le Président : Sénatrice Bellemare, vous avez une question?
[Français]
L'honorable Diane Bellemare (coordonnatrice législative du gouvernement au Sénat) : Est-ce que l'honorable sénateur Cowan accepterait de répondre à une question?
Lorsqu'on regarde les données du dernier sondage qui a été fait dans le cadre du comité des experts externes, on constate que, en ce qui concerne l'acceptabilité sociale du droit médical à mourir, les gens sont plutôt en désaccord avec le fait d'accorder le droit médical à mourir à une personne qui se trouve dans un état qui change sa vie, mais qui n'est pas mortel. Ils sont plutôt en faveur du droit médical à mourir dans des situations où il s'agit d'une maladie, d'un incident où la mort est proche.
Croyez-vous que nous avons le droit, ou le devoir, en tant que sénateurs, d'adopter une loi qui dépasse l'acceptabilité sociale pour privilégier des considérations constitutionnelles — probables ou non, selon ce que les juges décideront — non assurées?
[Traduction]
Le sénateur Cowan : J'ai essayé d'être clair dans mes observations. La Cour suprême du Canada a donné une définition claire des Canadiens qui ont le droit de demander l'aide médicale à mourir. Elles n'y sont pas contraintes. J'ai énuméré plusieurs fois les catégories de personnes comprises dans cette définition. C'est très clair.
Les juges ajoutent que le Parlement peut, s'il le souhaite, légiférer dans le cadre de ces paramètres constitutionnels. Mon opinion, c'est que nous ne pouvons enlever aucun droit qui est garanti par la décision de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Carter.
La décision parle d'adultes capables. Si nous voulons l'étendre à des mineurs matures ou la décrire d'une autre manière, nous pouvons aller au-delà. Toutefois, comme je l'ai dit, l'arrêt Carter constitue le seuil minimal. Nous ne pouvons pas priver des gens de droits constitutionnels garantis par la Charte et confirmés à l'unanimité par la Cour suprême du Canada. Voilà le vice fatal de ce projet de loi.
La ministre a dit que notre rôle est de réagir aux faits exposés dans l'arrêt Carter. Notre rôle, si nous décidons de l'assumer, est de réagir d'une façon qui respecte les paramètres constitutionnels définis par la Cour suprême du Canada.
Nous pouvons donc ajouter à ces droits si nous le souhaitons, mais nous ne pouvons pas en retrancher.
La sénatrice Bellemare : Je comprends votre réponse et l'argument que vous exposez avec éloquence.
Mais je vous ai demandé ce qu'il advient de l'acceptabilité sociale. Si, par exemple, pour respecter l'arrêt Carter, nous devons accepter la loi, cela ne correspondra pas à ce que les Canadiens souhaitent.
Le sénateur Cowan : Je ne suis pas un expert des sondages et de l'opinion publique, mais j'ai lu beaucoup d'études et de rapports. Mon sens de l'opinion publique ne se limite pas à ce que les professionnels proposent. Il s'étend à mon contexte social à mesure que je m'investis dans ce dossier. Je crois que le public est toujours très en avance sur les politiciens. Le public est en grande majorité favorable à l'aide médicale à mourir pour les catégories de Canadiens définies dans l'arrêt Carter. Il y a des difficultés relatives à la maladie mentale et aux mineurs matures. Les gens ne sont pas trop sûrs dans ces cas, mais dans celui des adultes capables, tout ce que j'ai lu indique que le public est en majorité écrasante favorable à l'accès à ce service pour les personnes qui satisfont aux critères.
La sénatrice Bellemare : Vous avez répondu à la question. Je vous remercie.
L'honorable Nancy Greene Raine : Merci beaucoup pour un excellent discours, sénateur. J'apprécie beaucoup le travail que vous avez fait et votre point de vue.
Je voudrais vous poser une question sur les directives préalables. Vous en avez parlé et vous avez dit qu'il fallait que ce soit un adulte capable. Cela m'a frappée. J'étais présente lorsqu'on a dit à ma sœur qu'elle était atteinte de la maladie d'Alzheimer. C'est un véritable choc. On rejette immédiatement la réalité et on est tellement confus et tellement déprimé. Après avoir reçu le diagnostic, je soutiens qu'on n'est plus capable.
Je suis membre d'un comité du Sénat qui étudie actuellement la démence. Nous sommes en train de découvrir l'énorme importance d'un diagnostic précoce, mais la plupart des gens ne se soumettent pas à un test diagnostic avant que leur état ne soit assez avancé.
De toute évidence, cela a été étudié, mais comment lancer cette étude pour permettre aux gens qui voient empirer leur situation d'agir avant de devenir incapables?
Son Honneur le Président : Le temps de parole du sénateur Cowan est écoulé. Pouvons-nous le laisser au moins répondre à cette question? La permission est-elle accordée?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Cowan : Vous soulevez une excellente question. Je suis sûr que le diagnostic de démence ou de cancer ou de n'importe quoi d'autre de ce genre constitue un choc épouvantable. On est alors très vulnérable et peut-être pas en mesure de prendre des décisions rationnelles. Toutefois, une fois qu'on a absorbé le choc et qu'on a eu la possibilité d'évaluer ses affaires et de bien comprendre l'évolution de la situation, c'est le moment de donner des directives préalables.
Je peux penser à ma propre expérience d'avocat devant s'occuper de décisions de ce genre. Je n'aurais jamais permis à un client de prendre une décision immédiatement après avoir reçu une nouvelle comme celle que vous venez de décrire.
Je suis sûr que nous aurons l'occasion, au cours de notre débat, de parler des directives préalables. Nous pourrions discuter alors de cette question.
Vous avez soulevé un très bon point, madame la sénatrice.
L'honorable Serge Joyal : Honorables sénateurs, je crois qu'il n'y a qu'une seule question à poser au sujet du projet de loi C-14 : sommes-nous prêts, comme Parlement, à priver des adultes capables de leur droit à l'aide médicale à mourir s'ils sont atteints d'une maladie grave et irrémédiable qui leur cause des souffrances intolérables? Voilà la question.
Sommes-nous prêts à priver des Canadiens qui ne sont pas atteints d'une maladie terminale ou qui ne sont pas près de mourir de leur droit à l'aide médicale à mourir, conformément à la décision de la Cour suprême? Sommes-nous prêts à les priver des droits garantis par la Charte? C'est la question fondamentale à laquelle il faut répondre.
Le projet de loi n'a qu'un seul problème. C'est celui-là.
(1700)
À mon avis, la façon dont le gouvernement a abordé la question est inacceptable, et je vais vous dire pourquoi. À la page 5 du projet de loi C-14, on modifie le Code criminel en réaffirmant les conditions énoncées par la Cour suprême pour l'accès à l'aide médicale à mourir. À l'article 241.2, le projet de loi dit qu'il faut être un adulte capable. Être capable signifie avoir la capacité de décider pour soi. Ensuite, il faut être affecté de problèmes de santé graves et irrémédiables et donner son consentement éclairé dans un contexte de souffrances intolérables.
Or, l'approche sournoise des rédacteurs du projet de loi veut qu'ils aient défini les « problèmes de santé graves et irrémédiables » de manière à refuser l'accès aux droits dont peuvent jouir les Canadiens selon la Cour suprême.
Ils définissent « graves et irrémédiables » en ajoutant toutes sortes d'étapes et de tournures qui mènent à conclure que seules les personnes en phase terminale ou à l'article de la mort ont accès à l'aide médicale à mourir. C'est très grave, parce que ce faisant, ils demandent à un juge qui devrait appliquer le Code criminel de lire chacune des parties parce qu'il s'agit de droit pénal. Il ne s'agit pas de politique sociale ou de bonnes intentions. Il s'agit du Code criminel. Un juge sera saisi du projet de loi et devra lire toutes les parties de la définition de « graves et irrémédiables » et les appliquer au cas dont il est saisi ou à l'allégation de comportement criminel sur laquelle il doit se prononcer.
Contrairement à la loi du Québec, le projet de loi n'établit pas clairement que les personnes qui ont accès à l'aide médicale à mourir en sont à leurs dernières semaines ou à leurs derniers jours parce qu'ils sont en phase terminale et que la mort approche. Le projet de loi nous pousse plutôt à croire qu'on peut avoir accès à l'aide médicale à mourir, mais que la mort naturelle doit être raisonnablement prévisible. L'expression « raisonnablement prévisible » est un concept du Code criminel. Ce n'est pas un concept médical, honorables sénateurs, et je vais vous expliquer pourquoi.
« Raisonnablement prévisible » est un concept du Code criminel fondé essentiellement sur la prévisibilité. La prévisibilité d'une chose renvoie à la certitude qu'elle se produira, et non à sa proximité dans le temps. Raisonnablement prévisible ne signifie pas rapproché dans le temps. Le concept de mort raisonnablement prévisible ajoute le concept de proximité temporelle, et c'est là que le projet de loi déforme le Code criminel, en utilisant le Code criminel pour exclure ceux qui auraient normalement accès à l'aide médicale à mourir s'ils souffrent d'une maladie irrémédiable, grave et intolérable et qu'ils sont capables de le demander.
Voilà pourquoi on nous demande de sanctionner ce genre de voie tortueuse, pour parvenir à l'exclusion de ceux qui sont reconnus dans la décision de la Cour suprême comme ayant accès à l'aide médicale à mourir.
Tout le reste n'est que circonvolutions, honorables sénateurs. L'exemple est la conduite des avocats représentant la procureure générale du Canada à la Cour d'appel de l'Alberta. Trois juges se sont prononcés sur l'admissibilité à l'aide médicale à mourir d'un patient qui ne souffre pas, mais dont la mort était prévisible.
Le gouvernement devait composer avec la décision de la cour de la Colombie-Britannique qui a reconnu le droit d'une citoyenne qui n'est pas en phase terminale d'avoir accès à l'aide médicale à mourir. Le gouvernement s'est fait prendre avec cette décision au moment même où l'on déposait le projet de loi C-14 à l'autre endroit. Et qu'ont plaidé les avocats du gouvernement?
Je vais me reporter au mémoire des avocats du gouvernement fédéral du mois dernier relativement à l'aide médicale à mourir. Ils ont tenté de plaider que « la définition de grave et irrémédiable doit être comprise relativement aux faits de l'affaire Carter. Tout au long du jugement, la cour a mis l'accent sur les circonstances propres à Gloria Taylor, que la cour a caractérisé comme étant à l'origine de cette affaire. Gloria Taylor était atteinte de SLA, ou de la maladie de Lou-Gehrig, et était en phase terminale. Elle le savait, mais ne voulait pas mourir à petit feu. En 2010, on lui avait dit qu'il lui restait moins d'un an à vivre. Or, elle a dépassé ce pronostic. Dans sa compréhension de la portée de l'expression, la cour considère la situation en fin de vie. »
En d'autres termes, les avocats du gouvernement ont plaidé à la Cour d'appel de l'Alberta que vous deviez être atteint d'une maladie en phase terminale pour pouvoir recevoir de l'aide médicale à mourir. Les trois juges ont dit non, que ce n'était pas ainsi que devaient être interprétés les critères de décision dans l'affaire Carter. La décision, honorables sénateurs, a été rendue le 17 mai, il y a deux semaines.
Qu'est-il arrivé il y a moins d'une semaine? Une autre décision a été rendue, cette fois-ci par la cour de l'Ontario, le 24 mai. Voici ce qu'a dit le juge Perell de la cour de l'Ontario :
Dans A.B. c. Canada (procureur général), précité...
— A.B. est le nom du patient demandant de l'aide médical à mourir —
...bien que j'aie dit qu'il suffirait que le problème de santé d'une personne menace sa vie ou soit en phase terminale...
— écoutez bien ceci —
... je n'ai pas dit qu'il était nécessaire que la maladie soit en phase terminale pour donner droit à une exemption constitutionnelle. Le fondement d'un problème de santé grave et irrémédiable n'est pas si l'affection, la maladie ou le handicap est en phase terminale, mais la menace que le problème de santé constitue pour la vie d'une personne et la mesure dans laquelle il nuit à la qualité de vie de cette personne.
Pourrait-on être plus clair que cela? Ce sont là les plus récentes décisions. Elles remontent à plus d'une semaine et font l'unanimité de la Cour d'appel et de la Cour supérieure de l'Ontario.
À mon humble avis, honorables sénateurs, on cherche, avec ce projet de loi, à refuser, par des moyens détournés, le droit, reconnu par la Cour suprême, à l'aide médicale à mourir. Et, là encore, relisez la définition de « problèmes de santé graves et irrémédiables ». Elle fourmille de toutes sortes de petits détails que le juge devra appliquer dans le Code criminel, surtout, lorsqu'on dit que la personne est atteinte d'une maladie, d'une affection ou d'un handicap graves et incurables. « Incurable ». Il faudra prouver au juge que c'est incurable. Hier, nous avons demandé ce que voulait dire « incurable ». Le sénateur Cowan a cité le président de l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario à propos de ce que veut dire incurable.
Voici ce qu'a dit le Dr Kirsh le 10 mai :
L'exigence visant la nature incurable de la maladie laisse entendre que les patients doivent se soumettre à tous les traitements ou remèdes possibles avant de pouvoir demander l'aide médicale à mourir. Cette exigence force les patients à suivre des traitements qu'ils jugent inacceptables.
(1710)
Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que le gouvernement tente de se soustraire à l'un des critères énoncés dans l'arrêt Carter, au paragraphe 127, à savoir qu'une personne n'est pas obligée de subir des traitements. L'exigence relative à la nature « incurable » de la maladie est imposée par des moyens détournés et va à l'encontre du critère énoncé au paragraphe 127. C'est ce que je n'aime pas dans ce projet de loi. Je ne l'aime pas parce que je n'accepte pas l'argument que la ministre nous a donné pour justifier pourquoi le projet de loi s'applique seulement à ceux qui sont en fin de vie.
Comment la ministre a-t-elle justifié cette décision? Elle a dit qu'elle l'avait prise pour protéger les personnes vulnérables et assurer à la population canadienne qu'elle n'était pas en faveur du suicide. Elle a dit que les Canadiens n'étaient pas encore prêts à accepter une loi plus permissive. Eh bien, les Canadiens n'étaient pas encore prêts à accepter les mariages homosexuels et les avortements. Je me souviens du débat que nous avons eu dans cette enceinte sur les mariages homosexuels il y a presque 11 ans. Quand vous reconnaissez les droits des minorités, c'est toujours difficile pour la majorité.
Ce n'est pas parce qu'un sondage indique que 61 p. 100 des Canadiens sont en faveur de l'aide médicale à mourir pour les personnes en phase terminale, mais que ce nombre chute à seulement 42 p. 100 quand il est question de personnes atteintes de problèmes de santé graves et irrémédiables leur causant des souffrances intolérables, qu'il faudrait omettre du projet de loi la recommandation de la Cour suprême que ces dernières devraient elles aussi avoir accès à l'aide médicale à mourir, et surtout pas en invoquant la notion de mort raisonnablement prévisible. Je le répète, cette notion ne tient pas debout juridiquement.
Ce n'est pas moi qui le dis. C'est l'Association du Barreau canadien. Ce sont les avocats qui sont chargés d'interpréter les lois en matière de santé.
Je veux citer le témoignage que Jean-Pierre Ménard a livré devant le Comité sénatorial des affaires juridiques. Il était l'un des principaux conseillers du gouvernement du Québec lors de la rédaction du projet de loi. Je trouve qu'il résume très bien la position de l'Association du Barreau canadien et du Barreau du Québec. Il a dit ce qui suit à propos de la notion de mort prévisible :
Cependant, le critère de la mort raisonnablement prévisible est un critère incertain et qui enfreint le droit constitutionnel du citoyen canadien, dépendamment de son interprétation. C'est un critère qui n'est pas opérationnel et qui ne correspond pas à la loi.
Un peu plus tôt pendant l'audience, il avait aussi déclaré ceci :
Au premier paragraphe 241.2(1), les critères de Carter sont repris, mais au deuxième paragraphe du même article, ces mêmes critères sont atténués et dilués.
Honorables sénateurs, voilà qui devrait vous convaincre mieux que moi que ce paragraphe devrait être supprimé du projet de loi. C'est le seul moyen pour que le projet de loi respecte la Charte et les droits des patients capables dont l'état de santé est grave et irrémédiable et dont les souffrances sont intolérables. Il faut le faire pour que ces gens aient droit à l'aide médicale à mourir. À mon avis, honorables sénateurs, c'est la seule véritable difficulté que présente le projet de loi.
Je ne veux pas dire que la protection de la liberté de conscience n'a pas d'importance. Il faut la protéger au même titre que l'orientation sexuelle, l'origine ethnique ou la religion. Elle est aussi importante que ces autres considérations. Nous ne devons pas l'oublier, surtout au Sénat.
Le projet de loi demande toutefois aux législateurs que nous sommes de sanctionner une loi parlementaire qui refusera l'accès à l'aide médicale à mourir à un groupe de Canadiens qui représente en fait une minorité. Vous avez d'ailleurs tout à fait raison, sénateur Moore. Des 29 décisions que les tribunaux canadiens ont rendues depuis 4 mois, à peine 4 concernent des patients qui ne sont pas en phase terminale.
En étudiant ce projet de loi en détail, honorables sénateurs, il importe que nous essayions de comprendre la grande responsabilité qui nous incombe, celle de cerner les incidences de cette décision.
Sous la présidence du sénateur Ogilvie et du député Oliphant, nous avons travaillé d'arrache-pied pendant deux mois l'hiver dernier, alors que sévissaient des tempêtes de neige, pour bien cerner les incidences de l'arrêt Carter. Nous avons rédigé un rapport qui est, selon moi, tout aussi valable aujourd'hui qu'il l'était il y a trois mois. Si le gouvernement voulait ignorer les recommandations et restreindre les droits, il aurait dû au moins tenir compte de la jurisprudence canadienne qui dit que, lorsqu'on empêche un groupe de citoyens d'exercer un droit qu'il devrait normalement avoir, en vertu de la Charte, il faut respecter le principe de l'atteinte minimale. Autrement dit, si l'on arrive à la conclusion que les patients ne souffrant pas d'une maladie terminale sont particulièrement vulnérables, il ne faut pas leur refuser purement et simplement l'exercice de leur droit. L'approche privilégiée par la Cour suprême consiste à se demander quelles garanties additionnelles pourraient être incluses dans la loi pour protéger ces personnes. Le gouvernement a décidé de les exclure totalement dans son projet de loi lorsqu'il a établi les conditions sournoises contenues dans le deuxième paragraphe, et la ministre n'a pas vraiment abordé ce sujet avec nous hier, ce que je déplore.
Si la ministre nous avait dit que le gouvernement n'a pas eu le temps d'établir un cadre juridique répondant à l'objectif de protection des personnes vulnérables, notamment des personnes qui lui paraissent plus à risque parce qu'elles n'en sont pas à la fin de leur vie, je lui aurais répondu que les lois canadiennes regorgent de cas où un système de protection additionnel a été conçu. Mais ce n'est pas ce que le gouvernement a décidé de faire. Le gouvernement a décidé d'éluder la question et d'exclure ces personnes en invoquant comme prétexte l'article 1 de la Charte.
Et les tribunaux sont très exigeants lorsqu'on prive des personnes de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité en vertu de l'article 7. Si on affirme pouvoir priver quelqu'un de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne dans une société libre et démocratique, le critère et la barre sont très élevés.
J'ai lu les documents d'information, et voici les objectifs généraux : protéger les personnes vulnérables, prévenir le suicide, et les Canadiens n'en sont pas encore là. En bien, ce sont tous des objectifs politiques qui ne sont pas liés directement aux personnes pour qui les protections additionnelles seraient nécessaires. Voilà pourquoi j'estime que le projet de loi est un échec.
Honorables sénateurs, vous savez combien de fois, au cours des neuf dernières années, j'ai pris la parole dans cette enceinte pour critiquer les projets de loi de l'ancien gouvernement relativement aux peines minimales, à la nomination du juge Nadon, aux suramendes compensatoires et à la détention provisoire. Le sénateur Baker et moi intervenions toujours pour souligner les ratés de ces projets de loi par rapport à la Charte. La plupart du temps, malheureusement, nous avions raison.
(1720)
Par conséquent, honorables sénateurs, je ne peux pas voter en faveur d'un projet de loi qui, selon l'interprétation que j'en fais, aura pour effet de priver de leurs droits un groupe de Canadiens. Je souhaite donc que nous l'amendions et que nous abrogions l'article en question. Je pense que c'est la seule décision honorable que nous puissions prendre en tant que groupe.
Je vous remercie, honorables sénateurs.
Des voix : Bravo!
[Français]
L'honorable Claude Carignan (leader de l'opposition) : Le sénateur Joyal accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur Joyal : Oui.
Le sénateur Carignan : Vous avez dit que les gens qui ne sont pas en phase terminale pourraient être considérés comme étant plus vulnérables, selon ce qu'on a entendu du témoignage de la ministre, et qu'il est inacceptable de faire une prohibition complète pour ce groupe, et qu'on pourrait envisager des mesures de sauvegarde supérieures à celles qui s'appliquent aux personnes en phase terminale. Avez-vous une idée du type de mesures de sauvegarde supplémentaires qui permettraient de protéger les personnes vulnérables dans le groupe non terminal?
Le sénateur Joyal : Merci, sénateur Carignan, de votre question. C'est une question pour la fin de semaine, le chapitre 3 qui suit ce que j'appelle l'infâme chapitre 2 du projet de loi, car il y a des sauvegardes. Si vous reprenez le texte du projet de loi, au bas de la page 5, on y trouve des mesures de sauvegarde. La plupart de ces mesures de sauvegarde reprennent les recommandations que notre collègue, le sénateur Ogilvie, et le député Rob Oliphant avaient incluses dans le rapport du comité.
En relisant ces mesures de protection, on pourrait les concevoir dans le contexte de la protection additionnelle qui pourrait être offerte aux personnes qu'on estimerait vulnérables dans le contexte d'une maladie accompagnée de souffrances que l'individu ne peut plus supporter. Il y en a un certain nombre auxquelles on peut penser spontanément. La question du temps est un élément important. Il faudrait aussi tenir compte de l'état de santé de la personne.
On ne peut pas vouloir prolonger les souffrances indéfiniment sans se rendre coupable de cruauté, et la Cour suprême a retenu cette notion de maintenir les personnes dans des conditions de vie qui sont insupportables, compte tenu des souffrances incommensurables qu'elles peuvent avoir à supporter.
Le facteur temps est à pondérer avec l'état de la personne, et il y a aussi l'approbation que ces personnes peuvent devoir obtenir pour accéder à l'aide médicale à mourir. À quelle forme d'approbation additionnelle peut-on penser sans nier leurs droits?
J'ai vu passer des projets de loi que je ne vous nommerai pas. J'ai voté contre le projet de loi sur les sites d'injection, où il y avait 42 conditions à satisfaire. C'est une façon indirecte de nier l'exercice du droit. Il faut toujours arriver à pondérer l'objectif, qui est l'exercice de l'aide médicale à mourir, avec la garantie de protection qu'on veut donner, mais non pas au point de nier à la personne l'accessibilité aux soins. C'est l'équilibre qu'il faut faire. Nous avons quelques jours devant nous, et le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles tiendra des audiences la semaine prochaine.
[Traduction]
Ces audiences se dérouleront sous la direction du sénateur Runciman, qui, en tant que président du comité, est très consciencieux et digne de confiance. Il est vigoureux, et vous savez qu'il manie le marteau avec beaucoup de sagesse et de façon on ne peut plus objective; nous lui en sommes d'ailleurs reconnaissants.
[Français]
Ce sont des questions que nous pourrons poser aux témoins qui viendront nous voir, et nous aurons la capacité par la suite, en Chambre, de réfléchir à la façon de proposer des amendements qui respecteront l'objectif du gouvernement de protéger ce groupe qu'on croit plus vulnérable, sans lui refuser, d'un trait de plume, l'accès à l'aide médicale à mourir.
Le sénateur Carignan : S'agissant toujours de la question de créer une distinction, à la fin du jugement Carter, il y a une phrase qui reprend l'idée suivante : « Nous n'avons pas besoin de nous prononcer sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés parce que nous l'avons déjà invalidé sur l'article 7 ». Le projet de loi fait une distinction entre le groupe des personnes qui sont en fin de vie et le groupe des personnes qui ne sont pas en fin de vie, alors que la Cour suprême a déterminé un groupe commun ayant accès à l'aide médicale à mourir. Or, croyez-vous que cette distinction fondée sur la déficience physique ou l'état d'avancement de la maladie des personnes peut constituer également une violation de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Le sénateur Joyal : Dans le cas de l'article 15, il s'agit d'une classe de personnes qui est exclue. Le problème avec le projet de loi est qu'il exclut au complet toute la classe des personnes qui ne sont pas en fin de vie et que la cour a reconnues comme ayant accès à l'aide médicale à mourir. La cour, cependant, n'a pas empêché, dans la définition de ces quatre critères, la définition de mesures de protection. La preuve est que nous avons des mesures de protection que la cour va valider.
Je n'y vois pas de problème personnellement sur le plan juridique. C'est dans le cadre de ces mesures de protection qu'on pourrait penser qu'une confirmation du diagnostic pourrait être requise. Cela ne représenterait pas une mesure de protection visant à exclure l'accessibilité à l'aide médicale à mourir. Il s'agirait simplement de veiller à ce que le consentement revête un contexte différent du consentement qui est donné au moment où la personne est en fin de vie, comme l'énonce la loi québécoise, et que nous comprenons tous très bien.
[Traduction]
Tous les sénateurs ici réunis comprennent l'expression « malade en phase terminale ». Nous avons tous des membres de notre famille et des personnes de notre entourage qui ont souffert d'une maladie en phase terminale. À mon âge, j'ai vu des membres de la génération qui précède la mienne mourir des suites de différentes maladies, et je pense que vous aussi avez tous déjà vécu une telle expérience. Je pense qu'il est possible d'imaginer des mesures de sauvegarde qui n'iraient pas jusqu'à exclure les membres de ce groupe. Le problème, ce sont les dispositions d'exclusion. C'est ainsi que j'interprète le projet de loi. On exclut les membres de ce groupe et, comme je l'ai dit, sans atteinte minimale, qui est toujours le critère utilisé par les tribunaux lorsqu'ils se rendent compte qu'un groupe de citoyens est exclu. Quelle était l'atteinte minimale exercée? Dans le cas que vous avez mentionné, nous devrions atteindre un équilibre pour que notre proposition s'inscrive dans le contexte de l'atteinte minimale.
(1730)
Vous êtes avocate. Vous comprenez comment ces concepts s'entrecroisent lorsqu'il s'agit de formuler un projet de loi juste pour les personnes dont les droits ont été pleinement reconnus par la cour.
[Français]
L'honorable Pierrette Ringuette : Sénateur Joyal, comme d'habitude, j'apprécie vos réflexions et vos commentaires. J'aimerais connaître votre opinion au sujet des directives anticipées en cas de démence et d'Alzheimer.
Le sénateur Joyal : Je vous remercie, sénatrice Ringuette, de votre question. Comme vous le savez, dans la cause Carter, les honorables juges de la Cour suprême ont eu à se prononcer sur le cas dont ils étaient saisis. Cependant, les juges ont eu la sagesse d'inscrire à la dernière ligne du paragraphe 127 — et si vous me le permettez, je vais lire cette dernière ligne du paragraphe 127, et je cite :
[Traduction]
Nous ne nous prononçons pas sur d'autres situations où l'aide médicale à mourir peut être demandée.
[Français]
Je vais la lire également en français, si vous me le permettez, et je cite :
Nous ne nous prononçons pas sur d'autres situations où l'aide médicale à mourir peut être demandée.
En d'autres mots, ils ont dit : nous avons le cas de Mme Taylor, celui de Mme Carter. L'une était en fin de vie et l'autre ne l'était pas. Ils ont défini un régime de critères qui s'appliquent dans l'ensemble, mais ils n'ont pas fermé la porte. Ils sont comme vous et moi dans cette Chambre, ils sont témoins de toutes sortes de situations de santé qui sont extrêmement difficiles et où la personne souffre de façon cruelle. Et si c'était sa volonté, sa décision à l'égard de sa vie? Fondamentalement, voilà l'essentiel de la question.
L'article 7 dit que toute personne a le droit à la vie, à la santé et à la sécurité. C'est le droit de contrôler sa vie. C'est le droit de prendre sa décision pour soi-même. Se suicider, ce n'est pas un crime. Aider une personne à se suicider, c'en est un. Cependant, si vous échouez dans votre tentative de suicide, vous ne vous retrouverez pas au palais de justice demain matin, il n'y aura pas de charge criminelle contre vous.
Le contrôle de sa vie est un droit fondamental que la Cour suprême a reconnu dans l'aide médicale à mourir. La sénatrice Raine a soulevé le point que je qualifie le plus critique d'une situation où une personne a un diagnostic de la maladie d'Alzheimer. Elle perd tout à coup tous ses moyens, et comme dirait ma mère, c'est un coup de tuyau dans la tête et on ne voit plus clair. Toute notre vie s'écroule. On sait qu'on va mourir et dans quelles conditions on va mourir. On a tous vu des gens frappés d'Alzheimer qui, évidemment, ne reconnaissent plus leur conjoint et leurs enfants. Ils ne sont plus capables de s'alimenter et de prendre soin de leur hygiène personnelle, et on est obligé de les enfermer dans des cellules pour ne pas qu'ils se sauvent et se tuent malencontreusement.
Nous savons très bien que si nous étions pris dans ces conditions et que nous avions à décider des conditions de la fin de notre vie... Il faut s'assurer, avant de ne plus avoir de connaissance, qu'il y ait un pronostic d'un, de deux ou de trois médecins peut-être pour arriver à déterminer le moment où on partira, où on ne sera plus là. Cependant, je ne serai plus la personne que j'aurai aimé être toute ma vie. Je ne serai plus la personne qui aime ceux qui m'entourent. Je ne serai plus cette personne qui est capable de profiter de la vie avec tout ce qu'elle a à offrir de joie et de plaisir. Je ne serai plus la personne qui pourra communiquer avec les autres. Je serai dans une prison mentale.
Est-ce que, dans une telle condition, je veux continuer de vivre? Je crois que la question se pose dans les mêmes termes que dans l'affaire Carter. Lorsqu'on est prisonnier de son corps au point où on est dans des souffrances intolérables, quel parallèle peut-on faire avec la condition d'une personne prisonnière de sa tête, qui ne peut plus en sortir et qui n'est plus elle-même? Le corps est là, mais l'esprit n'y est plus.
Est-ce que je veux continuer de vivre quand l'esprit qui aura caractérisé ma vie ne sera plus là? C'est la question qu'on se pose. Si on réfléchit et que l'on conclut que la personne devrait pouvoir avoir accès à l'aide médicale à mourir, dans quelles conditions s'assure-t- on que le consentement est éclairé, volontaire et réaliste par rapport aux implications de la décision qui est prise?
Dans le fond, ce sont les implications de la question soulevée par la sénatrice Raine que vous reposez d'une autre façon. Je crois que l'on peut certainement réfléchir, comme l'a dit le sénateur Cowan, aux conditions et aux mesures de protection particulières. Nous devrions nous appliquer pour déterminer le respect de ce droit à être soi-même toute sa vie. Être soi-même toute sa vie, c'est avoir sa tête et son corps de façon tolérable. Si nous n'avons plus le corps qui nous rend la vie tolérable, nous n'avons plus l'esprit non plus pour pouvoir être ce que nous sommes et ce que nous projetons être pour l'avenir.
Fondamentalement, c'est la question qu'il faut se poser. Je crois que les honorables sénateurs sont mieux placés que quiconque pour réfléchir à cette question. Notre expérience de la vie, à l'âge où nous sommes rendus, en moyenne, nous a confrontés à des situations, et cela nous permet de tenter de réfléchir aux conclusions dans le contexte des protections et des droits auxquels tous les Canadiens ont droit. À mon avis, c'est le plus grand défi.
[Traduction]
L'honorable Daniel Lang : Chers collègues, j'aimerais poser une question au sénateur Joyal, s'il le permet.
Le sénateur Joyal : Avec plaisir.
Le sénateur Lang : Je veux parler du partage de la responsabilité constitutionnelle entre les provinces et le gouvernement du Canada. En fait, les provinces et les territoires sont chargés de la prestation courante des services de soins de santé et ils s'acquittent très bien de cette tâche en général.
J'ai lu les lignes directrices sur l'aide médicale à mourir élaborées par les provinces et les territoires, sauf celles du Nunavut et du Territoire du Nord-Ouest, qui sont à les mettre en place, d'après ce que nous dit le sénateur Cowan. Tous les gouvernements seront dotés de lignes directrices en matière d'aide médicale à mourir.
J'ai été perplexe à la lecture de ces lignes directrices, lesquelles s'appliquent à l'aide médicale à mourir et aux moyens pour en faire la demande, car elles semblent beaucoup moins restrictives que ce que le gouvernement fédéral propose dans le projet de loi dont le Sénat est saisi.
Si le projet de loi dont le Sénat est saisi n'est pas amendé ou si un amendement adopté par le Sénat finit par être rejeté par l'autre endroit, les Canadiens seront-ils mieux servis par la décision Carter et par les provinces, qui auront la compétence d'établir les lignes directrices et de les ajuster en conséquence?
Le sénateur Joyal : Merci de la question, sénateur. Pendant que vous formuliez votre question, j'ai lu les directives du Yukon. Je les ai avec moi, et je vais vous en donner lecture. Je ne sais pas si vous les avez lues.
(1740)
Le sénateur Lang : Je les ai ici.
Le sénateur Joyal : Je vais les lire, car je crois qu'elles sont très éloquentes.
Au Yukon, deux médecins doivent convenir que le patient répond aux critères établis par la Cour suprême.
Le sénateur Lang : Oui.
Le sénateur Joyal : Donc, ces directives mentionnent expressément la Cour suprême. Le Conseil médical du Yukon indique qu'il ne sait pas si l'aide médicale à mourir pourrait légalement être offerte aux mineurs. Nous reconnaissons ce fait.
Le sénateur Lang : C'est exact.
Le sénateur Joyal : Pour le moment, la décision est maintenue, comme on dit.
Voici maintenant la deuxième directive : un patient doit conserver sa capacité de prendre des décisions tout au long du processus, jusqu'à ce qu'il meurt. Cela me semble tout à fait raisonnable : la personne doit demeurer capable et souhaiter recevoir l'aide médicale à mourir jusqu'à la dernière minute.
Selon la troisième directive, les demandes anticipées ne sont pas autorisées.
La quatrième directive est la suivante : la demande d'aide médicale à mourir doit être présentée par écrit et signée par le patient et par deux témoins; l'un d'entre eux ne doit pas être un membre de la famille du patient, et il ne doit pas non plus tirer un avantage financier de la succession du patient ou prodiguer des traitements à ce dernier. Il est évident que cette directive vise à garantir l'objectivité.
Voici maintenant la cinquième directive : si un médecin estime que le patient est atteint d'un trouble psychiatrique ou psychologique ou souffre de dépression et qu'il juge que cet état pourrait nuire à la capacité du patient de faire un choix éclairé, il doit aiguiller le patient vers un autre spécialiste à des fins d'évaluation.
Il s'agit d'une mesure de protection qui est très prudente. Un professionnel doit déterminer si l'état psychologique du patient s'est détérioré.
La sixième directive est la suivante : une période d'attente de quatre jours est recommandée.
J'aimerais revenir sur ce que le sénateur Ogilvie a dit hier à la ministre de la Santé. Ce n'est pas une obligation, mais bien une recommandation. Ce sont les médecins qui doivent évaluer la situation.
Enfin, le médecin peut refuser d'offrir l'aide médicale à mourir, mais il doit prendre des arrangements pour que le malade ait « accès en temps opportun » à un autre médecin ou à une autre ressource.
Si l'on me dit qu'en l'absence de projet de loi lundi, il n'y aura pas de cadre régissant l'aide médicale à mourir au Yukon, je répondrai qu'à mon humble avis le système y est en place. La première phrase du document nous reporte à l'arrêt Carter — qui, au cours des quatre derniers mois, a été interprétée 29 fois. En conséquence, il y a une jurisprudence. Nous savons ce que signifie être un adulte capable. Nous savons ce que signifie un état de santé « grave » et « irrémédiable ».
En revanche — et je veux que les choses soient claires sur ce point — je n'en conclus pas que la loi n'a pas d'intérêt ou qu'il vaut mieux ne pas en avoir. Je dis qu'il est préférable d'avoir une bonne loi, qui satisfasse aux critères de la Cour suprême.
S'il nous faut plus de temps pour atteindre cet objectif, mardi prochain, le 7 juin, je peux dire que les autorités du Yukon ont la situation bien en main.
Je pense à la sénatrice Raine, à laquelle je pourrais parler de la situation en Colombie-Britannique. Je pourrais vous faire part de la situation en Saskatchewan et dans toutes les autres provinces. Il y a des différences, comme l'a dit hier à juste titre la ministre de la Santé.
Toutefois et comme je l'ai dit, il n'y a pas de vide juridique, surtout parce que les critères de l'arrêt Carter sont bien compris et ont été correctement interprétés dans 29 arrêts judiciaires, dont l'un à l'unanimité, par le plus haut tribunal d'appel en Alberta.
À mon avis, pour avoir un projet de loi qui soit en phase avec l'arrêt Carter, il faudrait s'assurer d'uniformiser l'interprétation du Code criminel. Nous avons là affaire à un sujet qui relève de la criminalité. Comme je l'ai déjà dit, aider quelqu'un à se suicider est un crime. Si c'est autorisé en certaines circonstances, il serait certainement préférable d'avoir quelque chose d'uniforme dans l'ensemble du pays.
Quant aux patients dont l'état correspond à celui décrit par la Cour suprême, ils sont protégés. Ils le seront demain. Cela ne fait aucun doute. Les autorités provinciales et territoriales ont été assez responsables pour adopter des règlements régissant pour l'instant la situation des personnes qui demandent l'aide médicale à mourir.
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, le temps de parole du sénateur Joyal est écoulé, mais je vois trois sénateurs se lever pour poser des questions.
Le sénateur Joyal : Pourrais-je avoir cinq minutes de plus?
Son Honneur le Président : Le sénateur Joyal peut-il avoir cinq minutes de plus, chers collègues?
Des voix : D'accord.
L'honorable Nicole Eaton : Monsieur le sénateur, si le projet de loi était amendé en fonction du critère utilisé par la Cour suprême dans l'arrêt Carter, seriez-vous en faveur d'une mesure de sauvegarde supplémentaire? Accepteriez-vous qu'une évaluation des soins palliatifs soit effectuée pour une personne qui demande l'aide médicale à mourir?
Le sénateur Joyal : La question que vous posez est très importante, madame la sénatrice. Des témoins qui ont comparu devant le comité mixte spécial nous ont dit qu'au Canada, les soins palliatifs étaient accessibles à peu près à hauteur de 13 à 16 p. 100. Le sénateur Ogilvie est de retour; il pourra le confirmer.
Autrement dit, à l'heure actuelle, les soins palliatifs ne sont malheureusement pas accessibles partout au pays. Je vois mon collègue, le sénateur Lang. Je ne sais pas ce qu'il en est à ce chapitre dans les petites localités rurales du Yukon.
Je viens de Montréal. Je sais que le service y est offert. Ma mère en a profité les deux derniers jours de sa vie. Elle ne voulait aller ni à l'hôpital ni dans un centre de soins palliatifs. Elle voulait mourir à la maison, pour toutes sortes de raisons familiales et sentimentales. À la fin, comme nous ne voulions pas que mon père la voie mourir, nous avons eu recours aux soins palliatifs pour qu'on lui donne de la morphine, une substance sédative.
Bien que les soins palliatifs soient l'option optimale pour une personne en fin de vie, ils ne sont actuellement pas disponibles partout au Canada. Ils peuvent être offerts au centre-ville de Toronto, de Montréal et de Vancouver, mais, lorsqu'on vit dans une région éloignée, où il est même difficile d'avoir un médecin de famille — c'est pour cette raison que le personnel infirmier est inclus dans le projet de loi —, on peut difficilement vérifier si le patient accepterait de recevoir des soins palliatifs; je dirais oui, à condition qu'ils soient disponibles.
Hélas, dans les conditions actuelles, si les provinces devaient inclure ce genre de condition dans leur réglementation des pratiques médicales, elles devraient soudainement faire des investissements colossaux pour arriver à fournir ces services.
Voilà le problème. Même s'il est essentiel d'offrir des soins palliatifs en fin de vie, encore faut-il qu'ils soient disponibles; sinon, cette condition demeurera purement théorique. Si nous voulions imposer cette condition, dans l'état actuel où se trouvent les services de santé au Canada, la meilleure approche serait d'inclure cela dans les diverses conditions que les provinces ont déjà inscrites dans leur réglementation, puisque ces services relèvent de leur compétence.
L'honorable Frances Lankin : Merci, sénateur Joyal. Acceptez- vous de répondre à une autre question?
Le sénateur Joyal : Avec plaisir, honorable sénatrice.
La sénatrice Lankin : Merci beaucoup. J'aimerais donner suite à la question que le sénateur Lang vous a posée sur ce qui arriverait si le projet de loi n'était pas adopté d'ici le 6 juin. En vous fondant sur les lignes directrices qui sont déjà en place ou qui seront mises en place sous peu dans l'ensemble des provinces et des territoires, vous nous avez donné l'assurance que le ciel ne nous tombera pas sur la tête le 7 juin. Même si je souscris à tous vos arguments sur la nécessité d'adopter non pas n'importe quel projet de loi, mais le bon projet de loi, et bien que je convienne également qu'il vaut mieux avoir la bonne loi que pas de loi du tout, j'aimerais savoir ce que vous pensez des affirmations de la ministre selon lesquelles les médecins s'exposeront à des poursuites pénales et auront dorénavant plus de réticence à offrir de l'aide aux patients.
Voilà une chose dont nous devons tenir compte dans cette équation, et je me demandais si vous pourriez en parler.
(1750)
Son honneur le Président : Honorables sénateurs, le temps alloué au sénateur Joyal est écoulé. Accordez-vous votre consentement pour que le sénateur Joyal puisse répondre à cette dernière question?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Joyal : Merci, sénateur, de la question. Je crois que vous soulevez un point valable. D'ailleurs, il en a été question au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, lors de l'audience de l'Association du Barreau canadien et des représentants de la Fédération des ordres des médecins du Canada. Je ne sais pas si vous avez assisté à cette séance.
Il ne fait aucun doute qu'il est préférable d'avoir une loi. Cela amène de la certitude. Comme je l'ai dit dans une réponse précédente, nous traitons d'une question relevant du Code criminel. Lorsqu'un juge doit interpréter le Code criminel, le concept n'a rien de flou. Le principe de départ, c'est que le législateur parle pour dire quelque chose.
Si le législateur met « incurable », le juge devra interpréter ce que ce mot signifie dans le contexte de l'affaire dont il est saisi. Il ne peut pas dire qu'« incurable » signifie la même chose que votre « irrémédiable ». Vous utilisez peut-être ces mots de manière interchangeable, mais dans le Code criminel, ce n'est pas du tout le cas. C'est un tas de concepts que le juge doit vérifier selon le cas dont il est saisi.
Il ne fait aucun doute que les règlements provinciaux partout au Canada, dans les Territoires du Nord-Ouest et bientôt au Nunavut amènent un certain niveau d'incertitude, en particulier vu que l'arrêt Carter sera pleinement mis en application à compter du 6 juin. Pour certains professionnels, cela pourrait avoir un effet dissuasif, c'est-à- dire qu'ils préféreront attendre une ou deux semaines, le temps que le Parlement termine son étude et que nous ayons enfin une loi.
Idéalement, nous devons viser la certitude, c'est-à-dire un projet de loi qui s'arrime à l'arrêt Carter. Par ailleurs, tant qu'on avait accès au tribunal, c'était une façon pour les médecins de se protéger parce que le tribunal se prononçait sur une exemption constitutionnelle. Cela ne fait aucun doute. Si les médecins n'ont plus à demander une exemption au tribunal, alors ils se demanderont : « Est-ce que les conditions dans le cas présent sont telles que je ne coure aucun risque? ». Les professionnels auront ce genre de réflexion étant donné les 29 décisions qu'ont rendues les tribunaux canadiens au cours des cinq derniers mois.
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, comme vous le savez, à 18 heures, je suis obligé de quitter le fauteuil, à moins que vous souhaitiez ne pas tenir compte de l'heure. Plutôt que d'interrompre le prochain intervenant, j'aimerais régler la question maintenant.
Honorables sénateurs, désirez-vous que nous ne tenions pas compte de l'heure?
Des voix : D'accord.
Son Honneur le Président : Il en est ainsi ordonné. Le sénateur Sinclair a la parole.
L'honorable Murray Sinclair : Honorables sénateurs, je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir un sentiment de déjà vu en écoutant le débat cet après-midi, non pas parce que je prends la parole pour la deuxième fois aujourd'hui, mais parce que j'ai quitté une profession où je devais écouter des avocats débattre de constitutionnalité toute la journée. Tout ce qu'on a fait cet après-midi, c'est débattre de constitutionnalité. Mes commentaires porteront donc sur cela.
Je voulais ajouter ma voix à celle des autres sénateurs qui ont parlé du projet de loi sur l'aide médicale à mourir. Je vais faire plusieurs commentaires au sujet des dispositions du projet de loi et je veux également parler de constitutionnalité.
Pour commencer, je vais rappeler que, comme vous le savez tous, je siège comme sénateur depuis exactement deux mois, ayant été nommé ici le 2 avril dernier. On me dit, et je peux certainement le voir d'après non seulement le niveau et la nature du débat, mais aussi le projet de loi et les commentaires publics que nous avons tous entendus, que ce projet de loi est appelé à définir notre pays pour un bon bout de temps. Il représente certainement une occasion pour le Parlement, y compris le Sénat, d'affirmer haut et fort le caractère de notre pays et ce qui nous définit, notre sens de la compassion, notre courage comme être humains, notre gentillesse et notre respect de la vie et des autres.
Hier, alors que j'écoutais les questions posées aux ministres ainsi que les commentaires qu'un grand nombre d'entre vous, astucieux et chevronnés sénateurs, ont ajoutés à leurs questions, j'ai ressenti une grande fierté envers cette assemblée et envers vous tous.
Ici, j'ai entendu des questions difficiles qui ont été posées et auxquelles on a répondu. J'ai entendu certains parler de leur mère, de leur père et des répercussions que la mesure législative qui est proposée pourrait avoir ou pas sur eux et sur d'autres dans des circonstances semblables. J'ai observé votre intelligence et j'ai entendu et senti la passion que suscite chez vous ce projet de loi et j'ai certainement perçu votre humanité.
Bien que j'aie entendu quelques piques partisanes, ces commentaires étaient généralement dits sans méchanceté et n'étaient pas gratuits. Peut-être, comme il a été mentionné, que la présence de caméras pour diffuser les délibérations hier a incité à la civilité et à la bonne conduite et à tout ce qui a été mentionné sur Twitter et Facebook.
Cela montre, en fait, qu'il serait peut-être temps de revenir sur la question et de nous demander de nouveau si elles ne devraient pas être permises en nos murs. La séance d'hier prouve toutefois que le Sénat peut être une assemblée rigoureuse, authentique et digne qui laisse place à la sagesse et à la réflexion. Je tenais donc à vous féliciter de montrer ainsi à l'ensemble des Canadiens les valeurs que défend le Sénat, et à vous remercier de me faire sentir fier d'appartenir à cette assemblée.
Cela m'amène à vous parler de la façon dont j'estime que nous devons procéder et de la manière dont j'évaluerai le projet de loi qui nous occupe ainsi que les autres dont nous serons saisis.
Je commence par la pensée suivante. Selon mon expérience et la façon dont j'ai été élevé, je vais considérer notre assemblée, le Sénat du Canada, comme le « conseil des anciens du Canada ». Mon peuple respecte beaucoup les anciens parce qu'il estime que leur expérience et leurs réalisations leur donnent à la fois le droit d'être considérés comme des sages et le devoir d'agir ainsi.
Les anciens sont les gens qu'on consulte à propos des problèmes les plus importants de la communauté et de leurs membres. On leur demande conseil afin d'aider les gens qui doivent prendre de grandes décisions en ce qui concerne leur vie.
En cas de différend, les anciens ne prennent pas parti pour l'un ou l'autre des camps, mais les aident plutôt à surmonter leurs différences.
Les anciens sont les personnes que les jeunes chefs vont consulter et à qui ils demandent leur avis à propos d'un projet ou d'un problème. Les anciens écoutent, discutent et conseillent. Ils savent qu'au bout du compte, c'est aux personnes qui doivent agir, qui doivent régler le problème qu'il revient de décider si elles vont accepter ou non leurs conseils, car ce sont ces personnes qui devront assumer les conséquences de leur décision.
Comme je l'ai mentionné, je constate l'existence de nombreuses similitudes entre ces gens et nous, les sénateurs. Nous ne devons pas oublier que nous ne sommes pas élus. Nous n'avons pas de comptes à rendre aux citoyens de notre pays, contrairement à ceux qui sont élus. Comme les juges, nous sommes nommés. Comme les juges, nous sommes dotés de pleins pouvoirs, et si nous les exerçons trop fréquemment, trop facilement ou de façon inappropriée, nous risquons de jeter le discrédit sur le Sénat, et ce n'est pas ce que nous souhaitons.
Nous pouvons demeurer en poste jusqu'à l'âge de 75 ans, ce qui signifie que l'on s'attend à ce que nous fassions preuve de sagesse, compte tenu de l'expérience que nous avons acquise tout au long de notre vie, lorsque nous étudions les questions dont nous sommes saisis.
Lorsqu'une mesure législative nous est renvoyée, nous avons l'obligation de l'étudier avec soin et de tenir compte du fait que nous en sommes saisis parce que 337 hommes et femmes élus par la population canadienne pour gouverner notre pays l'ont étudiée très attentivement et parce que la majorité d'entre eux, qui ont été choisis pour administrer le gouvernement de notre pays, ont proposé et adopté cette mesure afin d'atteindre les objectifs du gouvernement.
En d'autres mots, les gens qui ont été élus pour gouverner notre pays ont exercé leur droit de gouverner de cette façon. Nous ne devons pas décider à la légère d'aller à l'encontre de ce droit.
(1800)
Aucun de nous ne devrait croire qu'il est ici pour s'opposer au gouvernement au pouvoir ou pour le défendre. Nous sommes ici pour examiner, discuter, mettre à profit notre sagesse collective et décider quels conseils donner à ceux qui gouvernent. Nous avons la responsabilité de veiller à ce que les intérêts régionaux soient correctement pris en compte, à ce que les droits juridiques et ceux découlant de la citoyenneté des minorités soient protégés, à ce que chaque loi soit équitable dans son ensemble et à ce que la mesure législative proposée soit claire, concise et constitutionnelle. Nous n'avons pas à approuver la loi. Si elle est adoptée en bonne et due forme et si elle résiste à l'examen du Sénat, nous devons lui permettre d'aller de l'avant, à mon avis.
Bien que nous ayons le plus grand respect pour ceux qui pensent autrement, nous n'avons pas été nommés pour gouverner. Nous avons été nommés principalement pour examiner et conseiller, mais avec le pouvoir inhérent d'empêcher le gouvernement d'abuser de ses pouvoirs.
J'ai été juge dans ce pays durant 28 ans et je peux vous assurer qu'il y a eu des moments où j'ai appliqué des lois que je n'approuvais pas personnellement, parce que j'y étais tenu dans l'exercice de mes fonctions. Cela vaut également ici.
Durant notre mandat, nous avons l'obligation de montrer aux Canadiens que nous respectons ces deux principes importants, comme ils s'y attendent. Nous aiderons le gouvernement à gouverner et nous protégerons les droits des personnes dont la situation minoritaire est menacée par la règle de la majorité. Nous devons respecter le proverbe qui dit que lorsque deux renards et un poulet votent sur la composition de leur repas, il faut prendre la défense du poulet.
Le projet de loi C-14, comme on l'a mentionné à maintes reprises, ici et ailleurs, est une mesure législative unique. Il permet essentiellement qu'une personne en aide une autre à mourir. L'interdiction d'aider une personne à se suicider ne date pas d'hier dans le droit canadien et le droit anglais. Pour nous, la vie est sacrée, et en tant que pays, nous croyons qu'elle devrait le rester. Les gens ne devraient pas se la faire enlever, même de leur propre chef.
Au Canada, il était illégal de tenter de mettre fin à sa vie depuis l'adoption du tout premier Code criminel. La modification décriminalisant cet acte a été apportée il n'y a pas si longtemps, de notre vivant. Le suicide en tant que tel ne pouvait pas être érigé en infraction puisque la personne ayant posé ce geste était bien évidemment morte et que la justice ne pouvait pas l'atteindre, du moins la justice humaine.
Cependant, ce geste avait souvent des conséquences juridiques pour ceux laissés derrière. La common law britannique, par exemple, imposait des sanctions juridiques aux membres de la famille d'une personne qui s'était suicidée. On pouvait confisquer leurs biens, les expulser de leurs terres et les excommunier. De plus, on pouvait interdire l'enterrement de victimes de suicide ou de membres de leur famille dans les cimetières locaux ou ceux des églises.
Nous avons fait beaucoup de chemin depuis, mais il faut souligner que, au Canada et ailleurs, il est encore courant d'autoriser légalement les compagnies d'assurances et les sociétés de fonds de pension à refuser des prestations aux familles des victimes de suicide.
Le suicide n'était pas un geste facilement admis dans aucun pays, et nous ne voulons pas vivre dans une société qui croit que le suicide est toujours une option. Nous ne voulons certainement pas que des personnes en encouragent d'autres à se suicider. Ces interdictions sont toujours en vigueur.
Par principe, nous croyons toujours que la vie devrait être sacrée. Par conséquent, quand on nous demande d'étudier un projet de loi qui est contraire à ce principe, nous devons agir avec prudence. À titre de sénateurs, nous avons l'obligation de veiller à ce que cette loi protège les faibles, les gens impressionnables et les personnes vulnérables contre eux-mêmes, si cela est nécessaire, et certainement contre les autres.
Nous devons nous assurer, par principe, qu' il n'est pas facile de s'enlever la vie. Nous ne devons pas être trop permissifs ou tenter d'imaginer tous les scénarios où une personne pourrait souhaiter mourir et nous servir d'une loi pour en faciliter la concrétisation. Nous devons agir prudemment et progressivement.
Nous devons être conscients du facteur limitatif dans ce dossier, à savoir que l'État fédéral peut y intervenir uniquement en matière de droit pénal et de santé publique.
Je voudrais aborder la question qui a été soulevée toute la journée dans cette enceinte, soit la question de la constitutionnalité. Certains sénateurs pensent que le projet de loi n'atteint pas son objectif et risque d'être inconstitutionnel parce qu'il ne respecte pas les principes établis dans l'arrêt Carter.
Nous ne devrions pas nous étonner que les questions de légalité et d'interprétation fassent l'objet de désaccords. Les avocats sont bien connus pour leur grande aptitude à fendre les cheveux en quatre et à diverger d'opinion. Mais nous devons prendre ces objections au sérieux. Nous avons l'obligation de le faire.
Je voudrais toutefois souligner, comme le feraient mes anciens collègues de la magistrature, que la moitié des avocats qui comparaissent devant nos tribunaux se trompent. La plupart des gens semblent dire que le projet de loi n'atteint pas son objectif parce qu'il définit l'exercice d'un droit constitutionnel d'une manière plus étroite que ce qui est écrit dans l'arrêt Carter. Ils pensent que seuls les quatre principes établis par la Cour suprême au paragraphe 127 de sa décision devraient figurer dans le projet de loi et que toute restriction additionnelle est inconstitutionnelle. Cette idée vous a été présentée aujourd'hui au Sénat. L'hypothèse voulant que le projet de loi soit inconstitutionnel provient, à ce que j'ai pu comprendre, de l'ajout de l'expression « mort naturelle [...] devenue raisonnablement prévisible ». Je sais bien que ces mots ne sont pas dans l'arrêt Carter, mais je ne suis pas d'accord pour dire qu'ils rendent le projet de loi inconstitutionnel.
En tant que juge, j'ai entendu plusieurs causes où des lois avaient été adoptées après que des dispositions eurent été invalidées pour cause d'inconstitutionnalité et où le gouvernement avait choisi une formulation en deçà de ce que la Cour suprême avait indiqué. Les demandes O'Connor, dont le sénateur Baker a parlé aujourd'hui, en sont le meilleur exemple. Des centaines de demandes de ce type sont entendues par les juges chaque année.
Évidemment, les juges connaissent tous la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire Mills, à laquelle le sénateur Baker a encore fait allusion ici aujourd'hui. Dans cette cause, la Cour suprême avait rejeté un argument voulant que la loi faisant suite à une invalidation antérieure doive être entièrement conforme à sa décision précédente. Ce n'est pas le cas. Elle doit être conforme à la Charte. Et, à mon avis, le projet de loi à l'étude aujourd'hui est conforme à la Charte.
Comme Thomas McMorrow l'a fait remarquer dans un article en ligne :
Dans l'arrêt Carter, la Cour suprême a écrit : « Il appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs. »
Cet extrait de la décision a été cité ici à maintes reprises.
Fait important, la Cour suprême a souligné que le « législateur [...] est mieux placé que les tribunaux pour créer des régimes de réglementation complexes ». Qui plus est, pourquoi la Cour suprême aurait-elle accepté à deux reprises de repousser les délais accordés au Parlement pour qu'il puisse concevoir une nouvelle loi si l'arrêt Carter lui avait imposé un carcan législatif?
Dans son témoignage devant le comité permanent, Diane Pothier a déclaré que, à son avis, le projet de loi était constitutionnel. Comme nous l'avons entendu au Sénat hier, le gouvernement estime aussi que le projet de loi est constitutionnel. Il a étudié très attentivement l'idée de restreindre le droit à l'aide médicale à mourir. Il a tenu compte de la volonté de la population d'appuyer le projet de loi. Il a conclu que les Canadiens souhaitent que le droit à l'aide médicale à mourir se limite aux cas des personnes dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible.
Il me semble que le gouvernement a procédé à une analyse appropriée de la conformité du projet de loi avec la Charte. Lors de la rédaction d'un projet de loi, il incombe à chaque gouvernement, tout comme au Sénat, d'examiner l'article 1 de la Charte et de se demander si le projet de loi est conforme à celui-ci.
(1810)
Son Honneur le Président : Votre temps de parole est écoulé, sénateur Sinclair. Demandez-vous cinq minutes de plus?
Le sénateur Sinclair : Deux suffiront.
Son Honneur le Président : La permission est-elle accordée, honorables sénateurs?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Sinclair : Elle dit :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
La Charte elle-même reconnaît le droit des gouvernements d'adopter des dispositions législatives limitant les droits qu'elle énonce.
Si le projet de loi faisait l'objet d'une contestation, le gouvernement aurait à mon avis de fortes chances de convaincre le tribunal que l'exigence selon laquelle un demandeur doit pouvoir démontrer que la mort naturelle est raisonnablement prévisible est justifiable.
Ainsi, bien que je comprenne tous les arguments qui ont été présentés aujourd'hui sur la question de la constitutionnalité, je ne les trouve pas convaincants, sauf le respect que j'ai pour les sénateurs. J'estime que le projet de loi n'a pas à être conforme à l'arrêt Carter, seulement à la Charte, et que le gouvernement a donc retenu la bonne approche.
Merci.
L'honorable David Tkachuk : Honorables sénateurs, permettez-moi de vous lire un passage lié au contexte de la décision Carter :
Au Canada, quiconque aide ou encourage une personne à se donner la mort commet un acte criminel [...]
Puis, elle cite les dispositions pertinentes du Code criminel.
Ainsi, une personne ne peut demander une aide médicale à mourir. Il y a 21 ans, la Cour a confirmé par une faible majorité cette interdiction générale de l'aide au suicide : Rodriguez c. Colombie-Britannique [...]. S'exprimant au nom de cinq juges, le juge Sopinka a estimé que l'interdiction ne contrevenait pas à [...] la Charte [...]
Malgré l'arrêt Rodriguez de notre Cour, le débat entourant l'aide médicale à mourir s'est poursuivi.
Comme l'a souligné le sénateur Cowan, la question a été soulevée à la Chambre des communes à maintes reprises.
De 1991 à 2010, la Chambre des communes et ses comités ont débattu pas moins de six projets de loi d'initiative parlementaire visant à décriminaliser l'aide au suicide. Aucun n'a été adopté. Bien que les opposants à la légalisation aient souligné le caractère inadéquat des garanties et la possibilité de dévalorisation de la vie humaine, une minorité s'est exprimée énergiquement en faveur d'une réforme [...]
Les juges évoquent également l'évolution du portrait juridique et mentionne qu'en 2010, une certaine forme d'aide à mourir était permise à huit endroits dans le monde : les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l'Oregon, l'État de Washington, le Montana et la Colombie. Voilà le groupe dont nous faisons partie.
Honorables sénateurs, c'est avec réticence que je participe à l'application d'une décision de la Cour suprême — laquelle a été en mesure de changer avis —, mais, en tant que législateur, je dois me soumettre à l'arrêt. Je m'efforcerai de faire en sorte que le projet de loi protège les citoyens qui ne veulent pas prendre part à cette affaire.
En parlant du rapport du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, le sénateur Ogilvie a invité « [...] tous les Canadiens à entamer une profonde réflexion sur l'ensemble de ces questions ».
Il s'est senti obligé d'exhorter ainsi les Canadiens malgré le fait que le comité mixte spécial avait cumulé 37 heures d'audience, entendu 61 témoins et examiné 100 mémoires.
Il a dit cela tout en assurant que le comité avait, et je cite, « étudié ces questions le plus attentivement possible en se fondant sur toutes les données probantes qu'il avait à sa disposition non seulement dans notre propre pays, mais dans le monde entier ».
Et pourtant, le sénateur Ogilvie s'est senti obligé de presser tous les Canadiens à examiner la question en profondeur.
On sent, dans l'avertissement du sénateur Ogilvie, qu'en dépit de toute l'étude qu'a menée son comité, ce dernier n'a pas, ou ne devrait pas avoir, le dernier mot sur le sujet.
En témoigne le fait que quatre membres du Parti conservateur ont joint au rapport principal un rapport dissident, et deux membres du NPD, un rapport supplémentaire.
Au congrès du Parti libéral tenu récemment à Winnipeg, l'ancien premier ministre Paul Martin affirmait qu'il continuait de réfléchir à propos du projet de loi C-14 et disait qu'il fallait bien faire les choses.
À cette même occasion, le libéral Bob Rae affirmait de son côté que le projet de loi C-14 lui restait en travers de la gorge.
Les libéraux de la base ont essayé, mais en vain, de présenter une résolution d'urgence à l'ordre du jour de Winnipeg, afin de discuter du projet de loi C-14. La ministre de la Justice, qui devrait être plus avisée, leur a répondu que le projet de loi devait être adopté d'ici le 6 juin, faute de quoi, il n'y aurait, à son avis, ni protections ni dispenses.
Ainsi, le projet de loi C-14 divise les libéraux. Il divise l'opposition. Quoiqu'on en pense — que l'on soit pour ou contre —, il est impensable qu'il ne suscite pas de sentiments contradictoires.
C'est en ma qualité de citoyen ordinaire que je terminerai mon intervention. Je ne suis ni avocat ni médecin, mais législateur.
C'est une décision difficile à prendre pour nous tous et c'est pour moi le vote le plus important que nous ayons à faire. Je veux vous dire pourquoi je suis en principe contre ce projet de loi, mais aussi pourquoi je me sens en même temps forcé de m'en occuper pour essayer de protéger les gens qui ont finalement besoin de l'être.
Il me paraît étrange qu'au Parlement du Canada nous parlions de la façon de s'occuper des personnes qui demandent à mourir plutôt qu'à vivre. Nous devons être conscients du danger d'une logique qui peut conduire une personne à demander la mort simplement parce qu'elle ne peut pas endurer la douleur ou les désagréments de la vie. L'intervention est traitée comme un acte médical et le régime d'assurance-maladie paie le pharmacien, l'hôpital et le médecin, de sorte que nous y participons tous par l'intermédiaire de nos impôts.
Mon expérience en cette matière ressemble à celle de beaucoup d'entre vous. Mon père était dans un état de démence avancée quand il est décédé à 90 ans. Les gènes sont bons.
Un jour, je l'ai amené faire une balade en voiture le long de la rivière Saskatchewan. C'était l'automne et les couleurs des feuilles étaient magnifiques. Mon père n'arrêtait pas de dire combien c'était beau, et je me suis rendu compte qu'il voyait cela pour la première fois.
Ce sont des personnes comme lui que nous allons mettre dans cette situation. La démence et même l'Alzheimer ne sont pas la fin de la vie. Loin de là.
Quand quelqu'un se suicide, parmi les premières choses que ses proches se demandent, c'est ce qu'ils auraient pu faire de plus et comment il se fait qu'ils n'ont pas vu les choses venir. Ils se disent que, s'ils avaient su, ils auraient pu faire davantage pour sauver la personne, pas pour l'aider à poser son geste.
Le suicide est normalement un acte qu'on commet soi-même : on saute d'un pont, on se met un fusil dans la bouche, on prend une surdose de médicaments. On le fait pour diverses raisons : parce qu'on est déprimé, parce qu'on a perdu son emploi, parce qu'un être cher a disparu ou tout simplement parce qu'on en a assez de la vie.
La cour dit que nous, l'État, devons maintenant participer à ce choix, qui est un mauvais choix selon moi, que nous devons appuyer sur la détente. Ce sera plus propre, socialement acceptable et le gouvernement en assumera les frais.
Je sais qu'il y a des mesures de sauvegarde robustes, mais pouvons-nous avoir la certitude que personne ou qu'aucun groupe de personnes ne dira, à un moment donné, qu'un petit suicide assisté par le gouvernement peut permettre d'économiser beaucoup d'argent en matière de soins de santé futurs?
Notre instinct le plus fondamental est de nous autoprotéger, de vivre et de respecter le droit de vivre d'autrui. Même ceux qui sont reconnus coupables des crimes les plus horribles au Canada ne sont plus assujettis à la peine de mort. La dernière exécution au pays remonte à 1962, et la peine de mort a été officiellement abolie en 1976.
(1820)
Je ne cherche pas à assimiler l'aide médicale à mourir à la peine de mort, mais à souligner à quel point la vie est sacrée pour chacun d'entre nous et à quel point l'aide à mourir autorisée par l'État est une question complexe.
Nous sommes maintenant sur le point de permettre à l'État d'autoriser la mort de nos proches alors que nous refusons catégoriquement de lui permettre de mettre fin à la vie des criminels les plus odieux et les plus cruels. C'est un paradoxe pour le moins étrange.
La défense du caractère sacré de la vie est un combat perpétuel. Tout au long de l'histoire, des gens ont oublié les luttes qu'a menées l'humanité afin de défendre cette idée qui touche au fondement même des droits de la personne. Le suicide est depuis toujours à la disposition de ceux qui perdent espoir en la vie, mais les sociétés civilisées ont toujours tenté de décourager ce choix, de ne jamais baisser les bras, de trouver des remèdes, de mener et de financer des travaux de recherche médicale. Serons-nous moins motivés à le faire maintenant ou dans un proche avenir? Laisserons-nous tomber la recherche en matière de soins palliatifs pour financer autre chose sous prétexte qu'il existe désormais une nouvelle option moins coûteuse?
Honorables sénateurs, personne ne veut voir ses proches souffrir, mais notre propre malaise doit nous amener d'abord à chercher de meilleures façons de leur offrir des soins palliatifs et non à demander à l'État de mettre fin à leurs jours.
Je suis ravi que, dans le préambule du projet de loi, le gouvernement s'engage à collaborer avec les provinces, les territoires et les organisations de la société civile afin de faciliter l'accès à des soins palliatifs et aux soins de fin de vie. Je suis cependant préoccupé par le libellé que le projet de loi propose pour l'article 241.2, qui permettrait au patient de refuser des soins palliatifs parce qu'il les juge inacceptables. Je pense que le projet de loi doit encourager davantage le recours aux soins palliatifs.
Je m'inquiète aussi du fait que, dans son préambule, le projet de loi évoque la possibilité d'étudier l'éventuelle admissibilité de l'état mental d'une personne comme critère alors que, selon la définition complète, une personne atteinte de maladie mentale n'est pas saine d'esprit. Certaines personnes échappent à une condamnation criminelle parce qu'elles ne sont pas saines d'esprit, parce qu'elles sont atteintes d'une maladie mentale ou qu'elles vivent une démence temporaire. Or, nous laissons entendre que les gens atteints de maladie mentale peuvent décider d'obtenir l'aide de l'État pour mettre fin à leur vie?
Je crois également que le projet de loi place nos professionnels de la santé dans une position très complexe. Complexe, parce que le même projet de loi qui présente un guide pour aider les personnes à mourir, pour poser un geste humain, énonce également les peines d'emprisonnement possibles pour les médecins à titre de mesure de protection contre l'abus.
Je ne dis pas qu'il n'est pas nécessaire de prévoir des sanctions; je dis seulement que, si j'étais médecin, je me demanderais dans quoi je m'embarque exactement, et c'est une autre raison pour laquelle nous devons veiller à offrir les meilleurs soins palliatifs possibles à titre de premier recours.
Je me préoccupe également du fait que le projet de loi utilise à titre de critère d'inclusion les patients dont la mort est raisonnablement prévisible. La formulation est négligente, faible et laisse place à l'abus. Les avocats attentifs salivent probablement à l'idée de questionner un malheureux médecin sur la façon dont il a déterminé que la mort était raisonnablement prévisible ou pas, selon le cas.
Une approche plus raisonnable consisterait à miser davantage sur les soins palliatifs et à réserver l'aide médicale à mourir pour les cas où la mort est prévue dans les six mois ou moins, et le projet de loi devrait être amendé à cette fin.
Il faudrait mieux protéger les médecins, les infirmiers praticiens, les pharmaciens et les établissements comme les hôpitaux catholiques qui, pour des motifs religieux ou simplement pour des raisons de conscience, veulent se retirer sans craindre des sanctions. La clarification du paragraphe 241.2(9) le fait dans une certaine mesure, mais elle ne mentionne pas les établissements et ne va pas assez loin, et il faut veiller à ce que les personnes sachent qu'elles ne seront pas obligées de participer et qu'elles ne seront pas pénalisées pour ne pas avoir participé.
En tant que citoyen, par l'entremise de mes impôts, je suis maintenant partie malgré moi à cet acte, et les juges continuent d'en parler, d'abord en Alberta, puis en Ontario, donnant des conseils contradictoires aux pauvres législateurs comme nous qui sommes maintenant forcés et pressés de prendre une décision pour respecter une date butoir artificielle.
Je me demande parfois ce que les juges regardent ou lisent. Ils savent qu'il faut un an au Parlement pour adopter un projet de loi normal. Or, pour un projet de loi de cette importance, on aurait dû nous accorder au moins deux ans. Il faut consulter la population partout au pays; on aurait dû prévoir du temps pour cela. Hélas, les juges ont dit un an un point c'est tout.
On ne peut échapper aux juges. Cela n'a rien de personnel. Le nouveau sénateur a prononcé un excellent discours. Je vous le dis, c'était excellent, alors ma remarque n'a rien de personnel. Toutefois, on ne peut leur échapper. Les juges avaient l'habitude d'interpréter les lois que nous faisions; maintenant, ils nous disent comment faire les lois selon les décisions qu'ils prennent dans les tribunaux. Leur excuse est qu'ils ne font qu'interpréter la Charte. Je me demande si ceux qui ont écrit la Charte auraient envisagé dans quelle mesure nos instances judiciaires l'interprètent. Ce qui était un crime l'an dernier sera cette année considéré comme étant notre devoir.
Merci.
Des voix : Bravo!
Son Honneur le Président : Le temps alloué au sénateur est écoulé, mais je vois que le sénateur Ogilvie se lève pour poser une question. Aimeriez-vous demander cinq minutes de plus, sénateur Tkachuk?
Le sénateur Tkachuk : Pourquoi pas.
L'honorable Kelvin Kenneth Ogilvie : Sénateur, lorsque vous avez fait référence à ma déclaration indiquant mon désir que tous les Canadiens réfléchissent à fond à cette question, vous l'avez décrite en me prêtant une possible motivation, que j'interprète comme laissant entendre la possibilité que je n'approuve pas une telle loi.
J'aimerais préciser que ce n'est pas le cas et vous assurer que ma motivation est de veiller à ce que les Canadiens insistent sur la nécessité de protéger les personnes vulnérables qui endurent des souffrances intolérables, avec une loi qui protège toutes les personnes vulnérables et tient compte d'autres questions. Ce n'est donc pas que je m'opposais à ce que nous ayons une mesure législative dans ce domaine.
Le sénateur Tkachuk : Ce n'était pas mon intention. Si c'est l'impression que je vous ai donnée, elle est fausse. Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai seulement dit que je pensais que, d'après vous, le rapport ne constituait pas le dernier mot sur cette question. C'est tout ce que j'ai dit.
Le sénateur Ogilvie : D'accord, ce n'était pas le cas.
L'honorable Elizabeth (Beth) Marshall : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui au sujet du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois, aussi connue comme la loi sur l'aide médicale à mourir.
L'aide médicale à mourir est un concept nouveau au Canada. Bien qu'un petit nombre de pays et d'États offrent l'aide médicale à mourir, au Canada, nous sommes en train de nous pencher sur cette question parce que la Cour suprême du Canada a forcé le Parlement à légiférer en la matière après avoir rendu une décision unanime dans l'affaire Carter c. Canada. La Cour suprême a invalidé les articles 14 et 241b) du Code criminel et a suspendu sa déclaration d'invalidité pour une période de 12 mois, après quoi elle a accordé un délai supplémentaire de quatre mois. Nous sommes donc maintenant saisis, au Sénat, du projet de loi C-14, sur l'aide médicale à mourir, pour en faire un second examen objectif sérieux. On a beaucoup débattu la mesure législative et des amendements ont été proposés à la Chambre des communes et au Sénat, tant sur des questions d'ordre moral que sur des questions juridiques.
Toutefois, aujourd'hui, j'aimerais parler de l'article 4 du projet de loi. Le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles a récemment déposé son troisième rapport sur la question et a fait une série d'importantes recommandations pour le projet de loi C-14. J'appuie particulièrement la recommandation suivante formulée par le comité, la recommandation 8, qui dit :
[...] que le ministre de la Santé prenne, plutôt que puisse prendre, des règlements régissant la fourniture, la collecte, l'utilisation et la destruction de renseignements relatifs aux demandes d'aide médicale à mourir ou à la prestation de celle- ci, ainsi que l'exemption applicable.
Je tiens à signaler que la recommandation no 8 a été adoptée à l'unanimité par le comité.
(1830)
Je veux parler un peu des détails de l'article 4. Il y est question des règlements qui prescriraient la communication et la collecte de renseignements pour pouvoir surveiller le recours à l'aide médicale à mourir, probablement de manière à s'assurer qu'il n'y a pas d'abus et que la loi est respectée. Je songe en particulier aux dispositions relatives aux mesures de sauvegarde.
L'article 4 parle des renseignements que devraient fournir les médecins, les infirmiers, les pharmaciens, les coroners et les médecins légistes, qui ont tous un rôle à jouer dans l'aide médicale à mourir.
L'article parle aussi de la forme, de la manière et des délais de communication des renseignements ainsi que de leur utilisation, de l'analyse et de l'interprétation qu'on en ferait, de leur protection, de leur publication, de leur communication et de leur destruction.
Le projet de loi dit que le ministre « peut » prendre des règlements, et non qu'il les prendra effectivement. Donc, jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas de règlement.
Nous sommes en train d'envisager l'adoption d'un projet de loi prévoyant des règlements qui auraient pour but de veiller à ce que l'aide médicale à mourir soit fournie comme il se doit, mais les règlements en question n'existent pas. Je tiens à rappeler, de surcroît, que cet article n'entrera pas en vigueur en même temps que le reste du projet de loi. Cela me semble refléter un manque de considération pour les personnes vulnérables, et ce manque s'est manifesté de manière très évidente au cours de certaines de nos délibérations antérieures.
Honorables sénateurs, pourquoi le projet de loi C-14 ne prévoit-il pas l'obligation de prendre des règlements? Il contient des dispositions importantes sur la surveillance de l'aide médicale à mourir, mais les règlements sont laissés à la discrétion de la ministre.
Cet article n'entrera même pas en vigueur au même moment que les autres articles, alors je pense qu'il est impératif que nous examinions les conséquences de ce projet de loi et que nous nous gardions bien de l'adopter à la hâte.
J'aimerais parler de certaines dispositions prévues dans la partie 4. La première disposition, soit le paragraphe 241.31(1), est ainsi libellée :
[...] le médecin ou l'infirmier praticien qui reçoit une demande écrite d'aide médicale à mourir doit, en conformité avec ces règlements, fournir à la personne qui y est désignée à titre de destinataire des renseignements ou, à défaut, au ministre de la Santé, les renseignements qui y sont exigés.
Si d'entrée de jeu, il n'y a pas de règlement, alors aucun renseignement n'aura à être fourni concernant la demande écrite d'aide médicale à mourir. Ce n'est tout simplement pas logique.
Avant de me présenter ici aujourd'hui, j'ai consulté Internet pour voir combien d'avortements avaient été pratiqués au Canada l'an dernier. Je me demande maintenant, lorsque j'examine la partie 4, qui n'est pas prescriptive. concernant la communication de renseignements, si nous saurons combien de personnes ont obtenu une aide médicale à mourir une fois que le projet de loi aura été adopté. Si la partie 4 n'entre pas en vigueur, qui recueillera les renseignements? Allons-nous devoir compter sur les différentes administrations? Comment veillerons-nous à assurer l'uniformité?
La partie 4 prévoit également une dispense dans les règlements qui permet aux médecins et aux infirmiers praticiens de ne pas fournir les renseignements demandés. Donc, s'il n'y a aucun règlement, quand les médecins praticiens seront-ils dispensés de fournir les renseignements concernant les demandes d'aide médicale à mourir? Pourquoi ne sont-ils pas tenus de fournir ces renseignements?
Il y a une autre disposition selon laquelle les pharmaciens qui délivrent des substances dans le cadre de la prestation de l'aide médicale à mourir doivent communiquer certains renseignements prévus dans les règlements à une personne également désignée dans ceux-ci.
Encore une fois, il n'y a aucun règlement. Par conséquent, les renseignements devant être fournis par les pharmaciens ne sont pas définis non plus que la personne à laquelle les renseignements doivent être communiqués.
Si les renseignements à communiquer et la personne qui devrait les recevoir ne sont pas définis, comment le gouvernement peut-il s'assurer que l'aide médicale à mourir est administrée conformément à la loi?
En parcourant les différents paragraphes du projet de loi, vous allez voir qu'on fait allusion à des règlements. Cependant, tout à coup, un peu plus bas, la disposition relative aux certificats de décès ne fait nullement mention de règlements. On dit que le ministre « peut établir des lignes directrices ». Cette expression, qui sort de nulle part, ne figure que dans cette disposition. Elle prévoit que le ministre « peut établir des lignes directrices sur les renseignements qu'il faut inclure dans le certificat de décès des personnes ayant eu recours à l'aide médicale à mourir [...] ». Cette disposition du projet de loi prévoit que les renseignements en question « peuvent » préciser clairement que l'aide médicale à mourir est le mode de décès et indiquer clairement la maladie, l'affection ou le handicap qui ont poussé la personne à y avoir recours.
Cette disposition me préoccupe, car, premièrement, je ne suis pas d'accord avec l'expression « lignes directrices ». Je pense qu'il devrait plutôt être question de règlements. Je pense que ces renseignements devraient être obligatoires. Le mot « peut » devrait être remplacé par le mot « doit ». Il devrait aussi être obligatoire de préciser clairement dans le certificat de décès que l'aide médicale à mourir est la cause du décès ainsi qu'y déclarer la maladie, l'affection ou le handicap sous-jacent.
Lorsqu'on lit cette disposition du projet de loi, qu'on voit le mot « peut » et qu'on sait que les règlements ne sont pas en vigueur et que cette disposition n'entrera pas en vigueur au même moment que le reste du projet de loi, on peut se demander où se trouveront les renseignements. Qui va recueillir les renseignements? Quels renseignements seront communiqués? Le saurons-nous au bout du compte?
Il se trouve des dizaines de milliers de médecins au Canada. Lorsque le projet de loi sera adopté, les médecins seront en mesure d'aider des patients à mourir, mais quels renseignements seront fournis? Comment allons-nous surveiller la situation? Après avoir lu le projet de loi, je n'en ai aucune idée.
À la fin de l'article 4, on peut lire que toute personne qui contrevient sciemment aux règlements — qui n'existent pas — commet une infraction et se rend coupable d'un acte criminel ou d'une infraction. Comme je l'ai dit, toutefois, il n'y a pas de règlement. Par conséquent, personne ne peut y contrevenir.
Sans règlement, rien ne garantit que les règles qu'adopteront les provinces seront uniformes. J'ai posé la question à la ministre, hier, et elle a répondu que trois provinces se sont dotées de lignes directrices. Elle semblait se satisfaire de ce nombre, mais qu'en est-il des autres provinces et territoires? Je sais que le sénateur Joyal a parlé du Yukon, mais, selon moi, il faudrait chercher à établir des règles uniformes.
J'estime qu'il faut adopter un règlement fédéral pour que la production des rapports et la tenue des dossiers soient uniformes d'une province à l'autre et que les personnes vulnérables soient protégées.
De nombreux groupes, personnes et organismes s'interrogent sur l'aspect moral du projet de loi C-14 et craignent que les personnes vulnérables qui demandent l'aide médicale à mourir ne soient pas suffisamment protégées. Nous ne pouvons pas déterminer qui sont ces personnes vulnérables et mieux les protéger si aucun règlement n'encadre la transmission, la cueillette, l'utilisation, l'élimination et l'exclusion des données relatives à ces demandes.
Bref, voici les problèmes : lorsque le projet de loi recevra la sanction royale, les articles 4 et 5 n'entreront pas en vigueur en même temps que les autres articles. La mesure législative est fragmentée.
Il me semble qu'en voulant faire adopter le projet de loi à la hâte, on ait accordé la priorité à certaines dispositions, mais pas à celles- ci.
Comme je l'ai dit, la ministre n'a pas précisé hier le moment où ces articles entreraient en vigueur. Elle s'est contentée de dire que les fonctionnaires et elle se penchaient sur la question.
Il doit donc y avoir un processus défini permettant de consigner des renseignements sur chaque cas où une aide médicale à mourir a été fournie afin que l'on puisse recueillir des données. Je suppose que ces données devraient inclure les noms de la personne, du médecin, de l'infirmier praticien et du pharmacien ainsi que ceux des principaux intervenants, de même que tout renseignement pertinent.
Ce qui me pose problème, c'est que cette information n'a été prévue ni dans le projet de loi ni dans le règlement et qu'on ne donne aucune directive non plus sur ce qu'on doit en faire.
C'est une énorme lacune, à mon avis. Nous ne savons pas quelles données doivent être recueillies, qui va les recueillir, ce qu'on en fera, quelles mesures il faudra prendre pour protéger ces renseignements très personnels, comment les données seront détruites — si elles le sont — et quels renseignements figureront sur les certificats de décès.
Honorables sénateurs, je demande que nous prenions sérieusement en considération l'absence de règlement dans le projet de loi C-14, le fait que l'article 4 n'entrera pas en vigueur en même temps que le reste du projet de loi et les conséquences possibles qui pourraient en découler.
La Cour suprême du Canada nous a demandé de légiférer sur la question de l'aide médicale à mourir. Nous avons donc une obligation envers la cour, mais surtout, nous avons une obligation envers les citoyens, celle de mettre en place les mesures adéquates pour assurer la protection de tous les Canadiens.
L'honorable Mobina S. B. Jaffer : Honorables sénateurs, je prends la parole à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14. Il s'agit du projet de loi le plus difficile que j'ai eu à examiner. J'ai passé bien des nuits à y réfléchir et à penser aux personnes qu'il toucherait. Je me suis battue toute ma vie pour les droits des personnes les plus vulnérables de la société. En tant que sénatrice, je me suis battue pour protéger la Constitution. Le projet de loi C-14 met ces droits et protections en équilibre.
(1840)
La question est extrêmement personnelle pour beaucoup de Canadiens, car elle a touché notre vie à tous d'une façon ou d'une autre. Nous connaissons tous quelqu'un qui a éprouvé des souffrances intolérables, que ce soit un collègue, une connaissance, un parent éloigné ou un être cher. Nous avons tous une histoire à raconter.
Honorables sénateurs, j'aimerais vous raconter l'histoire d'Elayne Shapray de Vancouver, en Colombie-Britannique. Elle en était à un stade avancé de la sclérose en plaques progressive secondaire. La sclérose en plaques n'est pas nécessairement mortelle, mais elle inflige des souffrances intolérables à bien des gens. Elle touche plus de 100 000 Canadiens. La maladie d'Elayne l'a fait souffrir pendant plusieurs années et l'a rendue entièrement invalide. Elle a défendu pendant longtemps la cause de l'aide médicale à mourir et a raconté son histoire émouvante dans une déclaration sous serment après la décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique venant invalider la décision de la Cour suprême de la même province en donnant gain de cause à Gloria Taylor et à l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Comme l'a dit Howard, le mari d'Elayne : « Elayne est décédée en toute paix et sérénité en compagnie de ses amis et de sa famille » le 2 mai.
Elayne a pu demander une exemption de l'application de la déclaration d'invalidité de la Cour suprême et a eu le droit de mourir dans la dignité. En vertu des critères restrictifs établis aux termes du projet de loi C-14, Elayne n'aurait fort probablement pas été admissible à l'aide médicale à mourir. Elle n'aurait eu d'autre choix que de se laisser mourir de faim pour devenir admissible; il est d'une cruauté indicible que d'obliger quelqu'un à faire une telle chose.
Honorables sénateurs, je vous fais part de l'histoire d'Elayne pour vous exhorter à accorder à cette question importante l'attention qu'elle mérite. En tant que sénateurs, nous sommes les ultimes protecteurs des droits enchâssés dans la Constitution. Tâchons de nous acquitter de cette responsabilité qui nous incombe en tant que sénateurs.
Aujourd'hui, j'aimerais expliquer en quoi l'aide médicale à mourir et la décision de la Cour suprême dans l'affaire Carter sont liées à la Charte. J'aimerais également préciser en quoi le projet de loi C-14 restreint l'accès à l'aide médicale à mourir, compte tenu des paramètres énoncés dans l'arrêt Carter, et met en lumière la nécessité d'adopter une mesure législative appropriée.
L'aide médicale à mourir concerne le droit constitutionnel le plus fondamental des Canadiens. L'article 7 de la Charte indique que chaque Canadien a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il prévoit aussi qu'il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Dans l'affaire Carter, la Cour suprême devait respecter l'article 7 de la Charte ainsi que l'article 14 et l'alinéa 241b) du Code criminel. L'article 14 du Code criminel se lit comme suit :
Nul n'a le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée, et un tel consentement n'atteint pas la responsabilité pénale d'une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement.
Quant à l'alinéa 241b), il indique ceci :
Est coupable d'un acte criminel [...] quiconque [...] aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort, que le suicide s'ensuive ou non.
Honorables sénateurs, l'affaire Carter n'est pas la première cause liée à l'aide médicale à mourir dont la Cour suprême a été saisie à la suite d'une contestation judiciaire. Avant Kay Carter et Gloria Taylor, il y a eu Sue Rodriguez. En 1993, Mme Rodriguez, qui était atteinte de la sclérose latérale amyotrophique, a perdu sa contestation judiciaire devant la Cour suprême, qui a rendu une décision à cinq contre quatre. Entre 1993 et 2015, la perception du public à ce sujet a changé, et la société a évolué. D'autres administrations ont commencé à légiférer sur l'aide médicale à mourir, et le travail de sensibilisation positif accompli par l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et par des gens comme Gloria Taylor, Kay Carter et Elayne Shapray a permis de montrer à la population qu'on peut mourir dans la dignité lorsqu'on a recours à l'aide médicale à mourir. La population et les personnes qui offrent des soins de santé ont commencé à se rendre compte que l'aide médicale à mourir peut être un acte de compassion. Si nous écoutons les Canadiens à ce sujet, nous pourrons commencer à comprendre que l'aide médicale à mourir se veut un geste de compassion.
Par le passé, la Cour suprême a refusé l'aide médicale à mourir en s'appuyant sur des principes de justice fondamentale. Ceux-ci ont évolué depuis et, par conséquent, la Cour suprême a fait de même. Le 6 février 2015, celle-ci a établi des paramètres régissant la prestation de l'aide médicale à mourir au Canada.
Le projet de loi C-14 constitue la réponse législative à la déclaration d'invalidité énoncée dans l'arrêt unanime de la Cour suprême dans l'affaire Carter, déclaration d'invalidité dont la prise d'effet a été suspendue. Le projet de loi C-14 ne répond pas aux paramètres établis par la Cour suprême ni aux normes du public.
La Cour suprême a été catégorique et unanime dans l'affaire Carter.
Dans sa déclaration d'invalidité, la cour soutient que l'alinéa 241b) et l'article 14 du Code criminel sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l'aide d'un médecin pour mourir à une personne.
La cour présente des conditions selon lesquelles l'aide médicale à mourir pourrait être donnée :
[...] à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
Plus loin, la Cour suprême ajoute une précision cruciale : « le terme ``irrémédiable'' ne signifie pas que le patient doive subir des traitements qu'il juge inacceptables. »
C'est le langage que le plus haut tribunal du pays a employé dans cet arrêt historique et unanime. Ce qui a été déposé s'en éloigne largement.
Les paramètres et les critères d'admissibilité proposés dans le projet de loi C-14 sont restrictifs. En effet, selon le projet de loi, une personne n'est admissible que si elle souffre d'un problème de santé grave et irrémédiable, c'est-à-dire si elle est « atteinte d'une maladie, d'une affection ou d'un handicap graves et incurables ». De plus, la situation médicale de la personne doit se caractériser « par un déclin avancé et irréversible de ses capacités. » Troisièmement, « sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables ». Enfin, une personne n'est admissible selon le projet de loi C-14 que si « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ».
Pour désigner une maladie terminale, l'arrêt Carter ne fait pas mention de maladie incurable ou d'euphémisme du genre la « mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ». Or, honorables sénateurs, ce sont les mots que l'on peut lire dans le projet de loi C- 14. Ce libellé aboutit à des critères d'admissibilité restrictifs qui ne satisfont pas à ceux énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Carter.
Je vais maintenant vous expliquer pourquoi je pense que ces critères d'admissibilité restrictifs du projet de loi C-14 devraient être remplacés par ceux qu'a énoncés la Cour suprême dans l'arrêt Carter.
Le projet de loi C-14 comporte des aspects à la fois juridiques et médicaux. Il y a d'un côté l'enjeu de légalité et de l'autre les médecins, les infirmiers praticiens et les responsables de la réglementation qui auront à interpréter la loi, une fois qu'elle sera entrée en vigueur.
Il y a ceux qui doivent administrer l'aide médicale à mourir. De Montréal et Vancouver jusqu'au Yukon et à Thunder Bay, ils devront être en mesure d'interpréter ce que signifie « grave et irrémédiable » et agir en conséquence. Par ailleurs, il n'est pas question de mal interpréter le projet de loi C-14. Or, d'un point de vue médical, on ne peut qu'aboutir à toutes sortes d'interprétations erronées si l'on ne remplace les critères restrictifs du projet de loi C- 14 par ceux de l'arrêt Carter.
Exiger de quelqu'un qu'il souffre d'une maladie ou d'une invalidité incurables est restrictif. Les médecins nous ont dit qu'une telle exigence suppose que le malade doit, afin de guérir, demander et subir toutes sortes de traitements même s'ils sont inacceptables pour lui.
La Cour suprême du Canada a clairement précisé que le terme d'« irrémédiable » ne suppose pas que le malade subisse des traitements qu'ils jugent inacceptables. L'écart que l'on constate entre l'arrêt de la Cour suprême et le projet de loi C-14 est évident. Exiger que la mort naturelle soit devenue raisonnablement prévisible est restrictif.
Lors de l'étude préalable, la ministre de la Justice nous a dit que le fait d'exiger que la mort soit raisonnablement prévisible laisse aux professionnels de la santé toute latitude pour tenir compte de la situation du malade.
Tout au long de l'étude préalable, honorables sénateurs, je n'ai pas cessé de penser à cette affirmation de la ministre. Oui, ce sont les avocats qui ont rédigé le projet de loi, mais c'est le personnel médical d'un bout à l'autre du pays qui va l'interpréter.
(1850)
J'ai demandé à Douglas Grant, président de la Fédération des ordres des médecins du Canada, comment son organisme allait interpréter la « prévisibilité raisonnable ». Il a été assez clair : il m'a dit qu'il ne le savait pas. Il a ajouté qu'il craignait que, si cette notion demeurait dans le projet de loi C-14, son interprétation varie selon les provinces, les autorités sanitaires et les médecins.
Honorables sénateurs, voilà ce que de nombreuses personnes qui œuvrent dans le domaine des soins de santé pensent du projet de loi C-14. L'expression « raisonnablement prévisible » n'existe pas dans le lexique médical. Les professionnels de la santé voulaient quelque chose de clair. Ils voulaient des lignes directrices pour la suite des choses. Ils ont plutôt eu de l'incohérence et de la confusion.
Honorables sénateurs, notre plus grande responsabilité dans ce dossier est de nous assurer que le projet de loi C-14 est celui qu'il faut aux Canadiens. Nous devons nous assurer qu'il protège les droits et les libertés de tout le monde. Les parlementaires doivent absolument y accorder le temps, l'effort et l'étude qu'il mérite.
Si le projet de loi C-14 n'est pas adopté le 6 juin, il n'y aura pas de loi fédérale régissant l'aide médicale à mourir. Cela ne veut pas dire qu'il y aura un immense vide au chapitre des mesures de sauvegarde, contrairement à ce que le gouvernement a laissé entendre. Les collèges des médecins et chirurgiens de toutes les provinces de même que le gouvernement du Yukon ont établi d'importants règlements qui définissent les critères d'admissibilité et les mesures de sauvegarde procédurales. Le Nunavut et les Territoires du Nord- Ouest travaillent actuellement à des règlements, qui seront en place d'ici le 16 juin.
Honorables sénateurs, je vous ai tous fourni une carte du Canada qui indique quels sont les régimes en place dans chacune des provinces. Il est vrai que l'application d'une loi fédérale serait l'idéal, mais nous devons rester fidèles à notre rôle. Nous devons accorder au projet de loi C-14 le second examen objectif qu'il mérite. L'empressement ne doit absolument pas l'emporter sur la rigueur.
Si le projet de loi C-14 est inadéquat, des gens comme la Québécoise Louise Laplante n'auront pas accès à l'aide médicale à mourir. Louise est décédée le 13 mars. L'un des moments les plus émouvants de notre étude préalable a été le témoignage de sa fille, Léa Simard, qui a fait preuve d'un courage extraordinaire en nous racontant ce que sa mère a vécu. Dans son témoignage émouvant et captivant, Léa nous a expliqué que sa mère, Louise, était inadmissible à l'aide médicale à mourir à cause de la nature restrictive du projet de loi du Québec, qui exige que le patient soit atteint d'une maladie en phase terminale. On a refusé à Louise la possibilité de mourir dans la dignité. Elle a été forcée de se laisser mourir de faim dans des souffrances cruelles et intolérables. Avec le projet de loi C-14, les gens comme Louise ne seraient pas traités différemment. Ils ne seraient pas en mesure de trouver la paix et la sérénité, car ils ne seraient pas admissibles à l'aide médicale à mourir.
Honorables sénateurs, nous ne devrions pas laisser l'empressement nous détourner de nos obligations. Pour conclure, je vous invite à vous projeter dans l'avenir.
Honorables sénateurs, vous savez tous que je suis une musulmane pratiquante. Dès mon jeune âge, on m'a appris que notre mort arrive quand le temps que nous avons à passer dans ce monde est écoulé, et qu'il ne faut pas la précipiter en se suicidant ou en avalant des pilules. Le Créateur vous accueillera quand Il aura déterminé que le moment de mourir est venu pour vous. Toute ma vie, jusqu'à ce que nous soyons saisis de ce projet de loi, j'ai toujours eu la conviction que j'allais vivre ma vie jusqu'au bout. Je peux faire ce choix. Personne ne m'oblige à en décider autrement, et j'ai moi- même choisi d'être fidèle à mes croyances religieuses.
Honorables sénateurs, ces dernières semaines, depuis que nous avons été saisis de ce projet de loi, j'ai dû me livrer à une introspection. Je suis musulmane pratiquante, mais mon pays me donne le grand privilège d'être législatrice. En tant que législatrice, je suis un chef de file. Parfois, les gens nous suivent; parfois, il faut leur emboîter le pas.
Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Des voix : D'accord.
La sénatrice Jaffer : Parfois, les gens nous suivent; parfois, il faut leur demander de nous suivre. Nous écoutons certainement les gens. Honorables sénateurs, nous sommes tous des chefs de file, quelles que soient nos croyances personnelles. J'ai exposé les miennes; personnellement, je crois que je resterai sur Terre aussi longtemps que le Créateur le souhaitera. C'est ma croyance personnelle, mais en tant que législatrice, je dois écouter les Canadiens. Je dois examiner la Charte et je dois voir au-delà de mes croyances personnelles.
Cela m'a pris tout pris. Je crois que j'ai vieilli de 10 ans. Cependant, j'ai compris que, en tant que législatrice, je dois protéger les personnes les plus vulnérables et faire en sorte qu'elles meurent dans la dignité.
Merci.
L'honorable Pamela Wallin : Honorables sénateurs, je prends la parole ce soir au sujet du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel relativement à l'aide médicale à mourir. Il ne s'agit pas d'une question partisane. Il ne s'agit pas d'une question où il n'existe que deux positions bien tranchées. Il s'agit d'une question qui vient nous chercher au plus profond de nous. L'expérience de prendre soin de mes parents malades et vieillissants m'a changée et m'a éclairée. Je les ai perdus tous les deux à six jours d'intervalle. Ce débat et ce projet de loi revêtent donc un caractère très personnel pour moi.
Ma famille a toujours été d'une franchise brutale au sujet de l'argent, de la politique et même de la mort. Lorsque des gens se joignaient à notre famille par alliance, nous les prévenions : ce qui vous concerne nous concerne. Nous aurons des opinions sur chacune de vos actions et nous en ferons part.
Il y a plus de 20 ans, ma sœur et moi avons eu une première conversation avec nos parents, à la demande de mon père, au sujet de ce qu'il fallait faire s'ils étaient frappés par un autobus ou subissaient une crise cardiaque ou un accident vasculaire cérébral. Mes parents ont toujours été d'une franchise brutale. Ils ont été clairs : ils ne voulaient pas continuer à vivre s'ils n'étaient pas sains de corps ou d'esprit.
Ma mère et mon père ont accueilli ma grand-mère maternelle à la maison lorsque la maladie d'Alzheimer a atteint un stade avancé. Leur compassion leur a coûté cher — sur le plan émotif, psychologique et financier — et ce geste n'a pas aidé ma grand- mère à se sentir mieux.
Après plusieurs années, il a fallu placer ma grand-mère dans une résidence où peu de gens comprenaient la maladie ou comment la gérer, et où les ressources étaient rares. Ma grand-mère et moi étions très proches, puisque j'avais habité avec elle pendant le secondaire pour lui permettre de rester chez elle.
Plus tard, lorsque j'étais une jeune professionnelle qui tentait de faire sa place en journalisme, je vivais à des milliers de kilomètres de ma grand-mère et les billets d'avion coûtaient très cher. Lorsque j'étais à la maison pour Noël, j'en profitais le plus possible; je m'assoyais près de son lit. Lors d'un moment de lucidité, elle a pris ma main et a dit qu'elle voulait me dire au revoir parce que, selon ses propres mots, sa tête « allait à certains endroits » dont elle n'était pas certaine de revenir. C'est là le cauchemar de la démence et de l'Alzheimer. Je n'ai jamais revu ma grand-mère lucide après cela. Plus tard, ma mère a connu le même sort, et c'est ce que l'avenir nous réserve à ma sœur et à moi.
Il y a plusieurs années, mon père a appris que son cœur était en mauvais état et qu'il avait le cancer. Il aidait ma mère au quotidien, mais il avait lui aussi près de 90 ans. Comme il était sourd, il ne l'a pas entendue faire la cuisine à trois heures du matin; c'est l'odeur d'aliments brûlés ou de fumée qui l'a réveillé.
Ma sœur avait des obligations familiales et des contraintes liées à sa santé, et je faisais la navette depuis Ottawa, mais ce qui devait arriver arriva. Cela m'a brisé le cœur de placer ma mère dans ce que je considérais comme un entrepôt pour les vieux. Les employés étaient formidables. Ma mère avait enseigné à beaucoup d'entre eux de même qu'à leur mère et à leurs grands-mères. Donc, quand elle était lucide, elle trouvait du réconfort. Cependant, les bons jours, elle disait aussi : « Pourquoi ton père et moi devons-nous vivre séparément? C'est mon mari et, à mon âge et où j'en suis, c'est un crime. » La tristesse dans son regard, dans son cœur et sur son visage était palpable et déchirante. « Je ne veux pas vivre ainsi. Nous vous l'avons dit, les filles, il y a des années. »
Mon père qui, à ce moment-là, était atteint de trois types de cancer, a dû quitter la maison familiale pour aller habiter à un endroit qui servait les repas. Il avait toute sa tête, mais le déménagement a eu un effet dévastateur et lui a enlevé sa liberté. Cela signifiait également qu'il fallait euthanasier ses deux chiens bien-aimés, et cela lui a aussi brisé le cœur.
(1900)
La maladie de mon père et le « voyage dans le temps » de ma mère signifiaient que leur union de 68 ans s'effondrait davantage. Ils nous ont suppliés de ne pas les obliger à vivre leurs derniers jours dans cette situation, séparés et souffrants, l'ombre des personnes qu'ils étaient auparavant.
Malgré un testament biologique et de nombreuses conversations franches avec les médecins, il n'y avait rien que nous, leurs filles, pouvions faire pour les aider. Je leur avais promis que je ne laisserais pas se produire ce qui était arrivé à ma grand-mère, mais, en fait, j'avais les mains liées.
Un testament biologique, qu'un grand nombre d'entre nous envisage ou rédige afin de l'inclure dans nos dernières volontés et testament, ne constitue pas une directive anticipée. Il ne donne pas le pouvoir à quiconque de demander une aide médicale à mourir, peu importe la souffrance qu'endure la personne ou le fait que sa mort soit imminente.
Les choses les plus simples, comme tenter d'obtenir que soit administrée à mon père de la morphine par voie intraveineuse, étaient un problème. Mon père avait cessé de manger parce que son cancer de l'œsophage l'empêchait d'avaler, mais, compte tenu du système en place, mon père était tenu d'avaler des comprimés pour éviter, si vous pouvez le croire, qu'il ne devienne dépendant à la morphine. Il allait mourir dans quelques semaines, mais les règles avaient tout de même préséance sur le bon sens et sur ses souhaits lucides, ou, comme le disait la ministre hier, sur « une volonté authentique et ferme de mourir ».
Lorsque j'ai senti que la fin était proche, j'ai amené ma mère en fauteuil roulant à l'hôpital pour voir mon père. Celui-ci a déclaré que son heure était arrivée et qu'il voulait faire ses adieux. Ma mère, qui était atteinte de la maladie d'Alzheimer, ne parlait presque plus depuis un certain temps. Je les ai laissés faire.
Jamais je n'ai entendu de communication plus puissante que leur silence; ils sont demeurés assis à ne rien dire et à se remémorer les bonheurs et peut-être aussi les malheurs qui avaient ponctué leur vie, pour finir d'une manière aussi ignoble. Quand je suis finalement rentrée pour aller chercher maman et la ramener au centre d'hébergement, elle m'a d'abord regardée puis, dans un moment de totale lucidité, elle a regardé mon père et lui a dit : « Si c'est vraiment le temps des adieux, tu ferais mieux de m'embrasser, mon trésor. » C'est ce qu'il a fait.
Papa est mort la veille du jour de l'An, après avoir souffert pendant des années. Les derniers mois ont toutefois été les pires. Maman est morte de chagrin le lendemain de ses funérailles. Elle a fait ce que je n'ai pas pu faire pour elle : elle a mis un terme à ses souffrances longtemps avant d'être considérée en phase terminale.
Je prie les honorables sénateurs de m'excuser, car je sais que, des histoires comme la mienne, ils en ont lu et entendu des centaines, certaines ici même aujourd'hui, d'autres par courriel, et qu'il s'en raconte des pareilles dans toutes les chaumières du pays. Cependant, en tant que sénatrice à qui on demande de se prononcer sur le projet de loi C-14, mon opinion est nécessairement influencée par mon vécu. Selon moi, on ne peut permettre qu'une autre génération soit privée de sa dignité et de son droit de choisir. Ce serait le plus innommable des crimes que de condamner les gens à une mort aussi violente.
La Cour suprême du Canada a tranché. En février de cette année, un comité mixte Chambre des communes-Sénat a recommandé une série d'options à la ministre de la Justice pour l'aider à rédiger son projet de loi, et nous sommes aujourd'hui saisis du produit final. Cette mesure législative est un bon point de départ qui nous fait avancer d'un pas, mais elle ne va pas assez loin.
J'ai des réserves au sujet de plusieurs éléments du projet de loi, mais quand je pense à mes regrettés parents, à ma sœur et à tous ceux que j'aime, c'est le fait qu'on n'y mentionne nulle part le droit de donner des « directives anticipées » qui me dérange le plus. Les patients atteints de démence ou d'Alzheimer seront ainsi privés de leur droit de choisir. Une fois disparue la capacité de consentir, c'est en effet impossible de demander l'aide d'un médecin pour mourir. J'aimerais donc qu'on me dise selon quelle logique on peut justifier d'empêcher une personne capable et lucide de déclarer d'avance, par écrit, qu'elle souhaite, lorsque la perte de ses facultés aura atteint un certain point, pouvoir mourir dans la dignité et à l'abri de la souffrance? Pourquoi, comme l'a si bien dit un de mes collègues hier, créer de la discrimination entre les gens qui sont mourants et ceux qui sont souffrants? Pourquoi la fin de la vie serait-elle plus importante que la fin de la qualité de vie?
On peut lire ce qui suit au paragraphe 66 de la décision de la Cour suprême dans l'affaire Carter c. Canada :
La réaction d'une personne à des problèmes de santé graves et irrémédiables est primordiale pour sa dignité et son autonomie.
Il faudrait que cela se voie dans notre mesure législative.
Honorables collègues, respectons les Canadiens qui souhaitent mettre fin à leurs jours de la manière qui leur convient, à eux et à leur proches, et au moment qu'ils auront choisi.
Je vous remercie.
L'honorable Judith Seidman : Honorables sénateurs, je parlerai aujourd'hui du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir). Ce que je m'apprête à dire est le fruit des connaissances que j'ai acquises en écoutant les spécialistes qui ont témoigné devant le Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, en janvier et en février de cette année, et auquel j'ai moi-même siégé, de l'exercice de profonde introspection auquel je me suis livrée tout le temps des travaux du comité, et de ce que j'ai retenu du témoignage des ministres de la Justice et de la Santé, qui ont comparu hier devant le comité plénier du Sénat.
Le projet de loi C-14 encadrerait l'aide médicale à mourir par une approche réglementaire pancanadienne assortie de garanties visant à protéger les personnes vulnérables et d'un régime national de surveillance et de collecte de données. Il a été jugé trop restrictif par certains, et pas assez par d'autres. Personnellement, je considère que le projet de loi C-14 constitue un strict minimum et si je peux concevoir de l'appuyer, c'est parce que je sais que la plupart des pays qui ont emprunté cette voie législative avant nous y sont allés de manière progressive, en ajoutant ou en supprimant des dispositions au fil des ans, au fur et à mesure qu'ils acquéraient de l'expérience. Cela dit, la manière dont sont rédigés les critères d'admissibilité suscite toutefois de graves réserves à mes yeux.
L'arrêt Carter de la Cour suprême précise que l'aide médicale à mourir doit être offerte aux personnes :
[...] affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) [leur] causant des souffrances persistantes qui [leur] sont intolérables au regard de [leur] condition.
L'un des critères retenus par le projet de loi C-14 est celui de la « mort raisonnablement prévisible ». Or, cette expression ne se trouve nulle part dans la décision rendue par la Cour suprême, sans compter qu'elle peut donner lieu à des interprétations différentes de l'admissibilité. En règle générale, on l'interprète toutefois comme voulant dire que, pour être admissible, un patient doit être atteint d'une maladie en phase terminale.
Chaque fois qu'ils se sont adressés aux différents comités parlementaires, l'Association du Barreau canadien et le Barreau du Québec ont jugé que la disposition sur la prévisibilité raisonnable était trop restrictive. Selon l'avocat qui a défendu l'affaire Carter devant la Cour suprême, Joseph Arvay, « [...] ce projet de loi, dans la mesure où il contient une disposition sur la prévisibilité raisonnable, va à l'encontre de la décision Carter et est inconstitutionnel », et la plupart des gens seront sans doute d'accord avec lui. Il ajoute que le projet de loi C-14 est trop restrictif, puisqu'il n'aurait même pas permis à Kay Carter de se prévaloir de l'aide médicale à mourir.
La disposition sur la prévisibilité raisonnable a aussi été vivement décriée comme n'étant d'aucune utilité aux médecins. La Fédération des ordres des médecins du Canada, qui représente les 13 collèges des médecins des provinces et des territoires, explique que l'expression « raisonnablement prévisible » relève de la « langue juridique » et qu'elle est « trop vague » pour que les médecins puissent déterminer avec certitude si un patient est admissible ou non à l'aide médicale à mourir. Pendant que les médecins cherchent à interpréter les différents aspects de la décision de la Cour suprême, les organismes de réglementation affirment de leur côté que « les critères énoncés dans le jugement étaient plus faciles à gérer ».
Pourtant, nous n'avons d'autre choix que de croire que le gouvernement et la Cour suprême ont tous les deux soigneusement pesé leurs mots, car ces mots ont une incidence énorme sur la manière dont tout un chacun comprend le projet de loi et la véritable portée juridique de la mesure décisive proposée.
(1910)
En fait, la décision rendue le 17 mai par la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, c'est-à-dire il y a à peine quelques semaines, illustre à merveille les complications que risque de causer la disposition sur la prévisibilité raisonnable. Dans son jugement, la cour a autorisé une dame qui n'était pas en phase terminale et souffrait plutôt d'un problème psychiatrique à demander l'aide d'un médecin pour mourir. Voici ce qu'elle déclare dans sa conclusion :
Il n'y a pas lieu [...] de revenir sur ces questions, qui ont été décortiquées et tranchées par la Cour suprême dans l'arrêt Carter de 2015 [...]
[...] l'arrêt Carter de 2015 n'exige pas que le demandeur soit en phase terminale pour être admissible à l'autorisation [...] La décision est claire. Rien dans le texte ne permet de conclure quoi que ce soit d'autre. Si la cour avait voulu qu'il en soit autrement, elle l'aurait affirmé clairement et sans équivoque. Ce n'est pas ce qu'elle a fait.
Lundi de cette semaine, le 30 mai, nous avons appris que la Cour supérieure de l'Ontario avait fait écho au jugement albertain et avait estimé que « [...] la norme minimale établie par la Cour suprême pour avoir le droit d'obtenir l'aide médicale à mourir est l'absence de qualité de vie, et non le fait que la mort naturelle soit ``raisonnablement prévisible'', comme le prévoit le projet de loi libéral. » Le juge Paul Perrel, de la Cour supérieure de l'Ontario, a quant à lui déclaré que « [r]ien ne dit [...] qu'il doit s'agir d'une maladie en phase terminale ou de problèmes de santé susceptibles de provoquer la mort ».
Honorables sénateurs, le comité spécial mixte a formulé 21 recommandations, dont 3 portaient plus précisément sur les demandes anticipées, les mineurs matures et les personnes souffrant de problèmes psychiatriques.
Bien que le projet de loi ne permette pas aux patients dont la maladie mentale est le seul problème de santé sous-jacent de demander l'aide médicale à mourir, il prévoit néanmoins que ce point pourrait être abordé dans les prochaines moutures de la loi. Or, d'aucuns prétendent que cette simple omission rend le projet de loi C-14 vulnérable à une contestation judiciaire, et qu'une telle contestation condamnerait une personne extrêmement vulnérable à subir un châtiment cruel et inusité en remettant de nouveau en cause le jugement de la Cour suprême.
Pour tout dire, le projet de loi C-14 fait fi de deux autres recommandations formulées par le comité mixte spécial : la première sur l'accès des mineurs matures et la seconde sur les demandes anticipées. Le préambule précise toutefois que ces sujets seront étudiés à une date ultérieure.
Je signale par ailleurs que le cadre législatif établi par le projet de loi C-14 prévoit un régime de surveillance obligatoire et la compilation des données nécessaires pour faire l'analyse de l'aide médicale à mourir en contexte réel. Le projet de loi prévoit en outre un examen parlementaire complet de ses dispositions afin de voir s'il y a lieu de modifier le cadre actuel ou de l'élargir.
Honorables sénateurs, on nous a souvent répété ces jours-ci qu'il vaudrait mieux ne pas avoir de loi fédérale que d'en avoir une qui soit imparfaite. M. Arvay a même déclaré récemment que la mesure législative du gouvernement était « désastreuse » et qu'il « préférerai [t] voir ce projet de loi avorter » que de le voir adopté.
Le comité mixte spécial a entendu le témoignage du constitutionnaliste Peter Hogg, selon qui il faut absolument une loi fédérale pour que tous les Canadiens aient également accès à l'aide médicale à mourir, surtout dans les provinces où aucune loi n'a encore été adoptée.
Je signale toutefois que, comme le temps commençait à presser, les organismes de réglementation — c'est-à-dire les collèges des médecins des provinces et des territoires — ont pris sur eux de publier des lignes directrices précisant qui est admissible et qui ne l'est pas. Toutes ces lignes directrices respectent l'essence de l'arrêt Carter de la Cour suprême.
Personnellement, j'estime que le gouvernement fédéral doit absolument adopter une loi afin d'instaurer un cadre minimal garantissant que, dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada, le régime d'aide médicale à mourir sera sûr, cohérent, universel et accessible.
Si le gouvernement fédéral adopte une loi, en l'occurrence le projet de loi C-14, les médecins, les infirmiers praticiens et les pharmaciens auront l'assurance qu'ils ne s'exposeront pas à des poursuites judiciaires. Le projet de loi C-14 garantit en outre leur droit aux objections de conscience, comme l'ordonnait le jugement de la Cour suprême.
L'adoption d'une loi fédérale permettrait en outre de répondre à deux besoins essentiels à mes yeux en matière de surveillance, à savoir la création d'un régime national d'information et de surveillance de l'aide médicale à mourir et l'inscription dans la loi d'un examen cinq ans après son entrée en vigueur, car nous disposerons ainsi des données nécessaires pour mettre le cadre législatif à jour.
Nous avons l'occasion, nous les membres de la Chambre de second examen objectif, de faire ce que la Cour suprême a demandé aux parlementaires de faire, mais pour cela, il nous faudra amender le projet de loi C-14.
Voici donc mon jugement : même si l'expérience des autres pays nous a appris que l'adoption d'un cadre législatif complet régissant l'aide médicale à mourir est un processus graduel qui peut prendre des années, il n'en demeure pas moins que tous les Canadiens doivent avoir accès à l'aide médicale à mourir et que ce service doit être visé par des mesures de sauvegarde adéquates; j'estime donc que nous devons amender le projet de loi et reprendre mot pour mot les critères d'admissibilité qui figurent dans l'arrêt Carter de la Cour suprême, ni plus ni moins.
Il faudrait pour ce faire supprimer l'alinéa 241.2(2)d), qui dit : « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible [...] »
Je suivrai attentivement la suite du débat à l'étape de la deuxième lecture ainsi que les travaux du comité. Je suis consciente que nous sommes saisis de la mesure législative la plus difficile qu'il nous sera sans doute jamais donné d'étudier pendant notre carrière parlementaire, mais dans l'intérêt des Canadiens, nous devons absolument faire les choses de la bonne façon. Je vous remercie.
L'honorable Claudette Tardif : Honorables collègues, je suis contente de pouvoir vous faire part de mes réflexions sur le projet de loi C-14.
Comme plusieurs d'entre vous l'ont fait remarquer, l'aide médicale à mourir est un enjeu difficile et délicat — probablement le plus complexe sur lequel j'ai eu à me prononcer depuis que je siège au Sénat —, car il touche à la fois à la morale, à l'éthique, au droit, aux sciences et j'en passe. Peut-être plus encore que toutes les autres questions de conscience, l'aide médicale à mourir comporte une dimension extrêmement émotive et personnelle, car nous avons tous déjà perdu un être cher.
J'ai perdu mon père il y a deux ans. Il avait formulé le souhait de mourir. Malheureusement, je n'ai pas pu accéder à sa demande à l'époque. De toute évidence, comme nous l'avons mentionné, nous interprétons les renseignements que nous avons devant nous en fonction de notre expérience personnelle. Cela dit, comme mon collègue le sénateur Neufeld l'a mentionné plus tôt aujourd'hui, c'est aussi une question profondément intime, car chacun de nous doit envisager la possibilité qu'un jour, il puisse être aux prises avec des problèmes de santé graves et irrémédiables.
Si l'aide médicale à mourir devient une possibilité pour ceux qui se retrouvent dans cette situation, je pense qu'à titre de législateurs, notre responsabilité première consiste à examiner soigneusement la question et à veiller à ce que les choses soient faites correctement, notamment en tenant compte de toutes les facettes de cet enjeu avant d'adopter le projet de loi, même si cela signifie que nous devrons en discuter au-delà de la date butoir, qui a été fixée au 6 juin.
D'abord et avant tout, nous devons garder à l'esprit que l'aide médicale à mourir a pour objectif d'éliminer des douleurs intolérables et interminables chez les malades. Il est question ici d'empathie et de compassion. Dans ce cas, l'enjeu qui doit être pris en compte n'est pas nécessairement la mort, mais bien la qualité de vie. Nous devons aussi discuter de la médecine moderne, de ses réussites et de ses échecs, et du fait que l'on doit s'occuper des personnes les plus vulnérables de la société et de celles qui sont en fin de vie.
Nous devrions aussi discuter du fait que nous devons pouvoir exercer un contrôle sur nos vies et savoir aussi quand lâcher prise. Qui plus est, comme de nombreux sénateurs l'ont mentionné, à juste titre d'ailleurs, la discussion porte également sur la raison, le droit à la liberté de conscience, les mesures de protection, l'uniformité et la responsabilité. Cela dit, le projet de loi C-14 doit aussi porter sur la décision qui a été rendue l'an dernier par la Cour suprême et sur notre cadre constitutionnel. En fait, c'est pour cette raison que nous abordons cette question.
(1920)
Par conséquent, j'ai examiné très attentivement la question en me posant trois questions clés. Le projet de loi C-14 permet-il d'atteindre les grands objectifs que je viens tout juste de mentionner? Tient-il bien compte de l'arrêt Carter c. Canada? Est- il constitutionnel?
[Français]
De la façon dont je vois les choses, deux visions s'opposent depuis le dépôt du rapport du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir en février dernier. Il y a ceux qui demandent des normes protectrices sûres, strictes et nombreuses pour encadrer et limiter au maximum l'accès à cette pratique, notamment pour éviter des abus. Et il y a les autres, qui recommandent que le plus grand nombre possible de personnes souffrant de conditions graves et irrémédiables puissent avoir droit à cette option, à l'intérieur, bien sûr, d'un cadre clair et bien mis en œuvre, justement pour éviter les abus.
Tous ces points de vue méritent notre entière considération. D'ailleurs, je me rends compte que plusieurs éléments reflétant ces deux prises de position ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs. Cela dit, de toute évidence, il semble que le gouvernement ait choisi la voie la plus restrictive possible. En effet, le projet de loi C-14, dans sa présente forme, et tel qu'il a été transmis au Sénat cette semaine, semble vouloir limiter grandement le nombre d'individus qui auraient droit à l'aide médicale à mourir.
Je fais partie de ceux qui considèrent que le projet de loi C-14 est trop restrictif, notamment en ce qui a trait à certains critères d'admissibilité que je trouve trop contraignants, discriminatoires et injustes.
[Traduction]
Tout d'abord, j'aimerais parler de l'une des exigences, qui prévoit que toute personne demandant l'aide médicale à mourir doit être atteinte de problèmes de santé graves et irrémédiables. À mon avis, le problème qui se pose dans ce cas, c'est la définition que le gouvernement donne au terme « problèmes de santé graves et irrémédiables ».
Il y a aussi d'autres exigences qui sont encore plus problématiques. En effet, la situation médicale d'une personne qui demande l'aide médicale à mourir doit se caractériser par un déclin avancé et irréversible de ses capacités, et sa mort naturelle doit être devenue raisonnablement prévisible.
Je suis donc obligée de demander à quel endroit il est question de la notion ou du concept de prévisibilité raisonnable dans l'arrêt Carter.
La Cour suprême a délibérément refusé de restreindre les droits des malades en phase terminale, ce que la Cour d'appel de ma province, l'Alberta, a récemment confirmé. Depuis, un tribunal de l'Ontario a lui aussi abondé dans le même sens. La norme minimale établie par la Cour suprême pour décider qu'une personne a le droit de demander l'aide médicale à mourir est la perte de sa qualité de vie, et non le fait que sa mort naturelle est raisonnablement prévisible.
Cela a été confirmé par un juge de la Cour supérieure de l'Ontario, Paul Perell, qui a statué qu'une personne peut avoir droit à l'aide médicale à mourir si « l'affection médicale en question représente une menace pour la vie de la personne et a une incidence négative sur sa qualité de vie » et « [s'il] n'y a aucune exigence voulant que l'affection soit mortelle ou que le patient soit en phase terminale ».
Honorables collègues, le projet de loi C-14 est plus restrictif que les paramètres établis dans l'arrêt Carter. Malgré les assurances que nous avons reçues hier de la ministre de la Justice, de nombreux spécialistes ont affirmé qu'il était loin d'être certain que la demanderesse dans l'affaire Carter, Mme Kay Carter, aurait pu obtenir l'aide d'un médecin pour mourir si ce projet de loi avait été en vigueur.
De plus, comme l'ont souligné de nombreux constitutionnalistes, y compris certains de nos estimés collègues, le concept de « prévisibilité raisonnable » va à l'encontre de l'article 7 de la Charte des droits et libertés, qui dit que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne [...] » C'est en tout cas la position défendue par l'Association du Barreau canadien, l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et de nombreux juristes.
Je terminerai par ce qui pourrait bien être le point le plus important de tous. Je me demande en fait si ce n'est pas injuste et cruel de laisser une personne souffrant de problèmes de santé graves et irrémédiables souffrir indéfiniment parce que sa mort n'est pas « raisonnablement prévisible ». Comme tous mes honorables collègues, j'ai reçu de très nombreux messages, lettres et appels téléphoniques de citoyens et de familles directement affectées par les problèmes de santé graves et irrémédiables d'un proche. En fait, voici quelques extraits d'une lettre qui m'a été envoyée par quelqu'un de l'Alberta. Je cite :
Les dernières semaines de vie de ma mère, qui était encore saine d'esprit mais physiquement fragile, se sont très mal passées, et cela l'a profondément marquée. Devenue immobile et dépendant entièrement des autres pour voir à ses besoins les plus élémentaires, elle était humiliée d'avoir ainsi perdu son indépendance et bouleversée à l'idée qu'elle puisse être un fardeau pour sa famille et pour le réseau de la santé [...]
Sa fierté, sa dignité et son esprit ont été tellement meurtris qu'elle a supplié qu'on l'aide à mettre fin à ses jours. Cette possibilité étant toujours illégale, elle a décidé de cesser de manger et de boire; pendant des jours [...]
D'avoir vu ma mère réduite à une telle extrémité m'a fait comprendre que personne ne devrait être placé devant une telle alternative. Ma mère recevait des soins palliatifs, mais c'était insuffisant pour répondre à ses besoins. Elle a demandé qu'on lui offre la possibilité de mourir avec l'aide d'un médecin; elle en aurait été soulagée [...]
J'habite l'Alberta; j'espère donc pouvoir compter sur vous pour que la mesure législative à l'étude respecte le jugement de la Cour suprême et offre à tous les Canadiens la possibilité de mourir avec l'aide d'un médecin [...]
Le système doit respecter le fait que chacun devrait avoir le dernier mot sur ce qui arrive à son corps et sur la manière dont se déroulera la fin de sa vie [...]
Le concept de prévisibilité raisonnable qui sous-tend ce projet de loi est discriminatoire, car à cause de lui, les personnes qui sont en phase terminale ou dont la mort est imminente seront traitées différemment de celles qui éprouvent des souffrances intolérables mais dont la mort n'est pas pour tout de suite.
[Français]
Selon l'Association des libertés civiles de la Colombie- Britannique, si le projet de loi C-14 n'est pas modifié afin d'en éliminer l'exigence qu'un trouble médical soit incurable et que la mort naturelle soit raisonnablement prévisible, les Canadiens qui n'auraient pas accès à l'aide médicale à mourir pourraient souffrir terriblement. De même, l'exigence selon laquelle un individu doit être en déclin avancé et irréversible pour pouvoir bénéficier de l'aide médicale à mourir pourrait condamner certaines personnes, notamment les patients souffrant d'une maladie dégénérative grave et irrémédiable, comme la sclérose en plaques ou la sclérose latérale amyotrophique, à plusieurs années de souffrance intolérable, si la pathologie dont ils souffrent dépasse le seuil de la souffrance tolérable, tout en étant encore à une étape intermédiaire de sa progression.
Ces exclusions sont particulièrement choquantes, car ces personnes ont le droit de recevoir l'aide médicale à mourir en vertu du jugement de la Cour suprême du Canada.
Parlons maintenant du critère selon lequel un individu doit consentir de manière éclairée à recevoir l'aide médicale à mourir, ainsi que du critère de l'âge de consentement.
(1930)
Je suis tout à fait consciente du fait que l'on veut assurer un maximum de protection pour les personnes les plus vulnérables de notre société. Cependant, comment pouvons-nous y arriver sans enlever le droit aux Canadiens de faire une demande anticipée d'aide médicale à mourir pour qu'ils puissent avoir le contrôle de leur vie et de leur liberté jusqu'à la toute fin?
Nous devons aussi, je crois, garder en tête le fait que toute personne souffrant de problèmes de santé mentale n'est pas forcément inapte à prendre des décisions éclairées. Fermer la porte à ces gens en érigeant des barrières impossibles à franchir pourrait, de toute façon, s'avérer discriminatoire.
Enfin, s'il faut certainement établir des balises pour le critère de l'âge de consentement, limiter cet âge à 18 ans, parce que notre société considère que c'est l'âge de la majorité, n'est peut-être pas la meilleure approche, car cela laisse de côté systématiquement les mineurs dits « matures ».
J'estime que ces éléments qui n'ont pas été inclus dans le projet de loi C-14 doivent être réexaminés le plus rapidement possible, particulièrement le concept de demande anticipée.
Enfin, je crois que nous ne devons pas négliger l'élaboration de politiques et de règles rigoureuses à la suite de l'adoption éventuelle du projet de loi C-14, mais que nous devons aussi passer en revue les services palliatifs pour nous assurer qu'ils sont adéquats et accessibles pour tous les Canadiens.
De plus, nous devons nous assurer que la formation du personnel médical appelé à mettre en œuvre la loi et les politiques relatives à l'aide médicale à mourir sera adéquate.
Son Honneur le Président : Je suis désolé, sénatrice Tardif, mais le temps de parole qui vous était alloué est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus?
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d'accorder cinq minutes de plus à la sénatrice Tardif?
Des voix : D'accord
La sénatrice Tardif : Enfin, nous devons veiller à protéger ce personnel de première ligne d'un point de vue juridique et à respecter son droit de conscience.
[Traduction]
Honorables collègues, en conclusion, je crois sincèrement que, pour être efficace et humain, un projet de loi sur l'aide médicale à mourir doit respecter nos droits individuels ainsi que nos obligations morales communes. Autrement dit, je veux un projet de loi qui reflète mieux l'arrêt Carter c. Canada et les droits garantis par la Charte de ceux qui réclament le droit à l'aide médicale à mourir même si leur mort n'est pas imminente, tout en offrant des mesures de sauvegarde adéquates sans imposer pour autant des obstacles inutiles.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi C-14 ne répond pas à mes attentes. Honorables sénateurs, je ne pourrai pas appuyer le projet de loi tant que des amendements n'y auront pas été apportés afin que les restrictions décrites dans mon intervention, et soulevées par d'autres, soient examinées et abordées au comité.
Je suis impatiente, honorables sénateurs, de travailler avec vous tous ici pour discuter de manière plus approfondie de ce projet de loi au cours des prochains jours.
L'honorable Betty E. Unger : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui au sujet d'un projet de loi que je n'aurais jamais cru voir au Sénat. Le titre du projet de loi C-14, dont nous débattons actuellement, fait faussement mention d'aide médicale à mourir. Pourtant, il n'a rien à voir avec l'aide médicale. Il ne faut pas se tromper.
L'aide médicale est ce que les médecins en soins palliatifs offrent à leurs patients lors de leurs derniers jours. Ces médecins s'assurent que leurs patients souffrent le moins possible. Ils mettent l'accent sur la vie en gérant efficacement la douleur et d'autres symptômes de détresse, comme la dépression, et ils considèrent la mort comme une étape normale. Ces professionnels de la santé s'assurent que les gens meurent dans la dignité et que leur vie est valorisée et respectée.
Il y a une différence entre offrir de l'aide médicale à mourir et tuer les gens. Le projet de loi C-14 ne porte pas sur l'aide médicale à mourir. Il vise plutôt à autoriser légalement un médecin ou un assistant médical à tuer des patients ou à les aider à s'enlever la vie.
Comme l'a dit récemment le cardinal Thomas Collins, de Toronto, le simple fait que nous soyons obligés d'employer l'expression « aide médicale à mourir » montre bien le problème qui existe. Pourquoi ne pas employer le mot « tuer », puisque c'est bel et bien ce que l'on va faire?
Les Canadiens sont probablement plus familiers avec les termes employés dans d'autres pays : euthanasie et suicide assisté. Même ces termes conviendraient mieux que le vocabulaire trompeur employé par le gouvernement Trudeau, qui a pour seul but d'embrouiller l'affaire et d'empêcher les gens de comprendre ce qui se passe vraiment. Pourquoi essayer d'enjoliver la réalité lorsqu'on sait très bien qu'il est question d'un comportement cruel et horrible?
Nous sommes en train de créer une catégorie d'homicides légalisés. Si mes collègues sénateurs pensent que j'exagère, alors ils ne comprennent nettement pas le projet de loi, qui vise à modifier les articles du Code criminel apparaissant sous la rubrique « homicide ». Le paragraphe 222(1) du Code criminel dit qu'une personne commet un homicide lorsqu'elle cause directement ou indirectement, par quelque moyen que ce soit, la mort d'un être humain.
Le projet de loi C-14 modifie les articles du Code criminel qui définissent ce qui constitue un homicide. Nous légalisons une catégorie d'homicides, et personne ne peut le nier. Honorables sénateurs, personnellement, je m'oppose pour des raisons morales à tout homicide, y compris un homicide légalisé.
Comme beaucoup d'autres Canadiens, je ne suis vraiment pas d'accord pour que l'on tue des gens, même s'ils veulent qu'on les tue. Qualifier un tel acte d'aide médicale à mourir n'est pas seulement trompeur, mais également répréhensible à mes yeux.
Au fil de mes lectures et de mes discussions avec d'autres Canadiens, j'ai appris que beaucoup de gens appuient ce projet de loi parce qu'ils le croient nécessaire pour abréger les souffrances des personnes qui agonisent. C'est tout simplement faux. Nous disposons déjà de méthodes médicales fiables pour réduire la douleur. Nous pouvons compter sur des experts médicaux qui se consacrent entièrement à la gestion de la douleur et qui sont capables d'éliminer ou de réduire au minimum la douleur chez des personnes qui, à défaut d'un tel traitement, souffriraient terriblement.
Le médecin peut, en dernier recours, administrer une sédation palliative pour soulager une douleur intense. Le patient entre alors dans un état de conscience affaiblie, et on peut même provoquer l'inconscience en fin de vie. La sédation palliative soulage ce qui pourrait autrement être une douleur intolérable pour un patient en phase terminale, et elle le fait dans le respect du patient, de la famille, des amis et de la profession médicale.
Honorables sénateurs, combien connaissez-vous de personnes qui ont dû endurer des souffrances terribles pendant une opération médicale? Combien connaissez-vous de personnes qui ont vécu l'angoisse de souffrir sur une table d'opération?
Je suppose que vous n'en connaissez aucune. Pourquoi? Parce qu'on met les patients sous sédation afin qu'ils n'aient pas à souffrir. C'est une pratique courante qu'on appelle l'anesthésie, généralement pratiquée par un anesthésiste, et on l'emploie tous les jours dans tous les hôpitaux du monde. Pourtant, pour des raisons qui m'échappent, certaines personnes veulent nous faire croire que la sédation n'est pas accessible à des personnes qui souffrent d'une maladie incurable ou d'un handicap.
(1940)
Ce n'est là qu'un exemple des faussetés que l'on véhicule à propos de la nécessité de l'euthanasie. Je crois qu'on fait croire aux gens, en faisant preuve de fausse compassion, que l'euthanasie est un acte charitable et compatissant. Rien n'est plus loin de la vérité.
Votre Honneur, j'aimerais que nous disposions de plus de temps pour discuter de cet enjeu avec les Canadiens, car honnêtement, je crois que plus ils en apprennent sur cette question, moins ils y sont favorables. Selon des sondages récents, il y a une baisse des appuis à l'euthanasie, mais je ne parlerai pas des sondages maintenant. Si on accordait davantage de temps aux Canadiens pour mieux s'informer sur la question, je crois que nous verrions les appuis diminuer encore plus.
Ce que nous devrions vraiment faire, c'est invoquer la disposition de « dérogation » de la Charte des droits et libertés afin de donner plus de temps aux Canadiens et aux parlementaires pour traiter adéquatement de la question. Un projet de loi comme celui-ci ne devrait jamais être adopté à toute vapeur.
Si le gouvernement souhaite autant qu'il le dit faire adopter le projet de loi avant la date limite imposée par la cour, soit le 6 juin, il peut toujours choisir cette option dans la Charte des droits et libertés.
Cependant, je suis tout à fait consciente du fait que notre chef actuel n'a pas le courage et la conviction politiques nécessaires pour prendre cette initiative. Il préfère laisser neuf personnes non élues obliger 36 millions de Canadiens à prendre une direction qu'ils ne veulent pas nécessairement prendre.
Peu importe que la Cour suprême ait pris la décision contraire il y a un peu plus de deux décennies. Elle a infirmé son jugement antérieur avec l'arrêt Carter, dont trois personnes sont à l'origine.
Comprenez-moi bien. La Charte appartient au peuple, et le peuple devrait être convenablement informé et consulté avant qu'entrent en vigueur des changements aussi radicaux aux politiques publiques. Cela prend du temps, et en refusant d'invoquer la disposition de dérogation, nous avons privé les Canadiens de cette possibilité et d'un droit démocratique fondamental.
Comme il est évident que nous ne consulterons pas convenablement les Canadiens, il est impératif que, à tout le moins, nous veillions à ce que le projet de loi C-14 contienne des mesures de protection efficaces.
Je sais que certains de mes collègues sont tout à fait prêts à ouvrir la porte aussi grande que possible. Je ne suis pas d'accord avec eux. Comme on l'a déjà expliqué à maintes reprises ici, la Cour suprême n'a pas donné le droit à tout le monde d'avoir recours à l'aide médicale à mourir. Elle a plutôt dit que la loi actuelle porte atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne dans des situations précises, lorsque des critères très détaillés sont remplis.
Notre responsabilité consiste à limiter les conséquences négatives de ce très mauvais projet de loi. Ce n'est pas pour rien que la Cour suprême n'a pas abrogé l'alinéa 241b) — aider ou encourager quelqu'un à se donner la mort — et l'article 14 — consentir à la mort — du Code criminel. Elle a plutôt affirmé que les articles du Code criminel qui interdisent l'aide au suicide devraient être déclarés invalides uniquement lorsque des critères précis sont remplis.
Il est évident que la Cour suprême a voulu restreindre l'accès à l'aide médicale à mourir afin de « pondérer des valeurs opposées d'une grande importance ».
La Cour suprême a mis en garde les parlementaires en faisant remarquer que les personnes vulnérables doivent être protégées au moyen d'un « régime soigneusement conçu, qui impose des limites strictes scrupuleusement surveillées et appliquées ». Elle a aussi déclaré que « rien dans la déclaration d'invalidité que nous proposons de prononcer ne contraindrait les médecins à dispenser une aide médicale à mourir ».
Il faut tenir compte de tous ces facteurs pour s'assurer que la modification de la loi n'enfreint pas la Charte des droits et libertés et ne met pas en danger les personnes vulnérables.
Honorables sénateurs, les recommandations qui figurent dans le rapport du comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes laissent énormément à désirer à cet égard. À en croire de nombreux sondages, les Canadiens ont eux aussi lu, compris et écarté les recommandations du rapport. Cette fois-ci nous, parlementaires, devons mieux faire, mais la tâche ne sera pas facile.
Le projet de loi esquive les questions difficiles et nous obligera à les rouvrir à l'avenir. Au premier coup d'œil, il semble s'éloigner des propositions radicales du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, mais un regard plus attentif révèle que le gouvernement est en fait revenu sur ses pas et qu'il a préféré ne pas se mouiller.
Il y a deux questions auxquelles j'estime qu'il faudrait d'abord s'intéresser : premièrement, les soins palliatifs. Les soins palliatifs ne cherchent ni à accélérer ni à retarder la mort. Ils veillent aux besoins physiques, psychologiques et spirituels du patient. Ils consistent en un système de soutien qui aide les patients à vivre le plus activement possible jusqu'au moment de la mort naturelle et ils peuvent être administrés dans les premiers stades de la maladie en conjonction avec d'autres traitements visant à prolonger la vie, comme la chimiothérapie ou la radiothérapie.
D'après l'Association canadienne de soins palliatifs, actuellement, de 16 à 30 p. 100 seulement des personnes mourantes au Canada ont accès ou font appel aux soins palliatifs ou aux services de fin de vie, selon la région du Canada où elles habitent. La proportion de Canadiens qui bénéficient de services d'aide aux personnes en deuil est encore plus faible.
Par acquit de conscience, il faut absolument veiller à ce que les patients aient accès aux soins palliatifs avant de leur offrir l'aide médicale à mourir. Il serait parfaitement aberrant de leur donner accès à l'aide médicale à mourir avant de leur offrir une aide médicale à vivre.
L'appui aux soins palliatifs est généralisé. Légiférons en conséquence au lieu de nous contenter de dire que ce serait une bonne idée.
Si nous croyons réellement à l'importance des soins palliatifs et que nous sommes convaincus qu'un choix n'en est pas un s'il n'est pas assorti d'options, tâchons alors d'amender le projet de loi en conséquence afin d'exiger que l'on propose systématiquement tous les traitements médicalement nécessaires, dont les soins palliatifs, aux personnes qui demandent l'euthanasie ou le suicide assisté.
Les gens ont le droit de les refuser, mais nous devons garantir leur disponibilité. On ne peut nier l'état lamentable des choses lorsqu'un gouvernement en fait davantage pour permettre aux vivants de mourir que pour offrir aux mourants la possibilité de vivre.
Numéro deux, le droit de conscience. Le projet de loi ne va pas assez loin pour protéger le droit de conscience des individus et des institutions. À cet égard, le projet de loi offre une certaine assurance modérée, mais il ne garantit nullement la liberté de conscience et de religion.
À cet égard, il échoue sur deux plans. Premièrement, il ne protège pas les personnes qui pourraient être obligées ou sanctionnées par leur employeur ou leur association professionnelle. Dans la Loi sur le mariage civil, une formulation plus rigoureuse est employée pour protéger le droit de conscience. On devrait recourir à ce genre de langage dans le projet de loi à l'étude.
Son Honneur le Président : Sénatrice, votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus?
La sénatrice Unger : Cinq minutes de plus.
Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Des voix : D'accord.
La sénatrice Unger : Deuxièmement, il n'empêche personne d'obliger les établissements à offrir l'aide médicale à mourir dans leurs murs.
Il existe de nombreux hôpitaux, tant confessionnels que séculiers, et centres de soins palliatifs qui ne veulent pas prendre part aux procédures de ce genre. Des représentants de certains d'entre eux m'ont rendu visite. Aucune autre administration dans le monde qui a légalisé l'euthanasie ou le suicide assisté ne contraint les médecins, les travailleurs de la santé ou les établissements de santé à agir contre leur conscience à cet égard. Pourquoi le Canada serait-il le premier à le faire?
(1950)
La liberté de conscience doit être protégée dans la mesure législative comme elle l'a été dans la Loi sur le mariage civil. Il serait tragique de protéger un droit prévu dans la Charte et d'en bafouer d'autres. Nous devons faire les choses correctement. Les deux questions, tant les soins palliatifs que la liberté de conscience, doivent faire l'objet d'un débat beaucoup plus long. La journée ne suffira pas.
Pour terminer, je crois avoir fait savoir clairement que je m'oppose moralement à ce que les médecins, les infirmiers ou tout autre adjoint médical, quelles que soient les circonstances, tuent des personnes ou aident celles-ci à se suicider. Dans les pays qui ont adopté de telles lois, la pente glissante dont nous entendons parler est très réelle. Si nous n'invoquons pas la disposition de dérogation, alors nous sommes tenus de veiller à ce que cette mesure législative prévoie des mesures de sauvegarde rigoureuses et protège la liberté de conscience. Au nom de 36 millions de Canadiens, nous avons une grande responsabilité. Nous ne pouvons pas les laisser tomber.
Merci.
L'honorable Dennis Glen Patterson : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui pour participer à cet important débat sur le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir). Mes opinions ne reflètent pas nécessairement celles de la majorité de mes collègues, mais je me sens obligé de faire entendre la voix des habitants de ma circonscription et d'autres Canadiens.
Je veux dire également que, alors que j'examine les questions que soulève le projet de loi, je tiens compte de la crise qui sévit chez les Inuits, où l'on retrouve les taux de suicide les plus élevés au Canada. Les habitants de notre territoire et le gouvernement territorial, ainsi que d'autres régions où vivent des Inuits au Canada, sont angoissés à l'heure actuelle, alors qu'ils cherchent des moyens de faire cesser les pertes de vie. Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés, et certains sont des enfants.
De nombreuses préoccupations ont été exprimées au cours du débat au sujet de l'élaboration de mesures de sauvegarde pertinentes qui protègent les personnes vulnérables, celles qui souffrent de troubles mentaux et les mineurs matures.
La ministre de la Santé nous a dit hier qu'il nous fallait plus de temps pour travailler à ces mesures de sauvegarde. Celles-ci ont été reportées à plus tard. On nous dit qu'on étudiera l'amélioration des soins palliatifs et qu'on y travaillera à un moment donné, mais qu'on ne s'y arrêtera pas en même temps qu'à l'aide à mourir.
Les deux ministres entendues hier présentent ce projet de loi comme une première étape seulement, et je dirais, sauf le respect que je leur dois, qu'il a été fait à la hâte.
À l'instar du sénateur Joyal, que je tiens en haute estime, je pense que la ministre aurait dû admettre que nous n'avions pas assez de temps.
Je félicite le comité parlementaire mixte d'avoir assidûment étudié le projet de loi pendant le temps des Fêtes et en janvier, mais il n'a pas eu le temps de consulter abondamment la population.
Nous sommes aussi bousculés parce que le gouvernement précédent, reconnaissant qu'il s'agissait d'une question fondamentale concernant tous les Canadiens et que des élections étaient prévues pour l'automne, a reporté après les élections la réaction à l'arrêt Carter. À mon avis, ce n'était pas une approche raisonnable de la part d'un gouvernement en fin de mandat, compte tenu de l'importance capitale de la question.
Ensuite, le nouveau gouvernement a eu besoin de temps pour s'organiser et former le Cabinet. Il a donc demandé plus de temps. Il a demandé au tribunal six mois de plus — ce que j'estime raisonnable —, mais il n'en a obtenu que quatre.
Qui est l'autorité suprême? Les tribunaux ou le Parlement? Comme l'a si bien dit le sénateur Tkatchuk, je trouve fort préoccupant que la Cour n'ait pas pris en considération ce qui constitue un délai raisonnable pour élaborer une loi après y avoir mûrement réfléchi, surtout quand il s'agit d'une question aussi complexe et délicate.
Le gouvernement s'est dépêché, sans tenir de vastes consultations publiques, d'élaborer un projet de loi qui réserve de nombreuses questions pour l'avenir. Pour prendre le temps d'établir un nouveau régime législatif, le Parlement peut affirmer sa suprématie sur les tribunaux, comme le permet la Constitution, à la suite de consultations avec les Canadiens de même qu'avec les provinces et les territoires concernés.
Selon la Constitution, le Parlement est suprême. J'ai entendu la ministre de la Justice dire hier au Sénat qu'elle avait un grand respect pour la Cour suprême du Canada. Je dis qu'il faut également faire preuve d'un grand respect à l'égard du Parlement du Canada, et notre débat au Sénat sur le principe de ce projet de loi confère à cette importante question tout le respect et la gravité qu'elle mérite.
Lorsque j'ai entrepris l'étude du projet de loi, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la conférence des premiers ministres de novembre 1981, à la suite du rapatriement de la Constitution. En réponse à un article proposé dans la Charte des droits, maintenant connu à titre d'article 33, la disposition dérogatoire, G.W.J. Mercier, alors procureur général du Manitoba, avait dit ce qui suit :
Les droits des Canadiens seront protégés, non seulement par la Constitution mais, plus encore, par la continuité du droit politique fondamental dont notre peuple a toujours joui : le droit d'avoir recours à l'autorité du Parlement et des assemblées législatives élues pour déterminer, définir, protéger, améliorer et étendre les droits et libertés dont jouissent les Canadiens.
Peu de temps après la conférence des premiers ministres, le premier ministre de l'époque, Pierre Elliott Trudeau, avait admis ceci au sujet de l'article 33 lors d'une entrevue : « C'est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot. »
Je suis du même avis que d'autres sommités de l'histoire canadienne comme Roy McMurtry, Thomas Axworthy et Jean Chrétien, qui ont fait valoir au fil des années que la disposition dérogatoire était un mécanisme qui ne pouvait pas être utilisé librement, mais qui devait être utilisé pour veiller à ce que l'assemblée législative et non les tribunaux ait le dernier mot sur les questions de politique publique.
Je m'explique donc mal que le gouvernement n'ait, semble-t-il, même pas envisagé d'invoquer l'article 33 dans ce cas-ci.
Maintenant, je sais que la disposition dérogatoire n'a pas été invoquée souvent — une seule fois, que je sache, depuis que la Constitution a été rapatriée —, mais cela ne veut pas dire qu'elle ne peut pas l'être, surtout quand il est question d'un enjeu aussi fondamental suscitant autant d'opinions différentes. Si nous l'avions fait, nous aurions le temps qui nous fait si cruellement défaut pour faire les choses de manière responsable.
Les questions soulevées sont complexes et abstraites; on ne peut donc pas y répondre comme ça, en tenant simplement un débat. Le gouvernement nous répète que bon nombre d'entre elles, dont la très importante question des soins palliatifs, requièrent une réflexion plus approfondie. La ministre de la Santé a déclaré hier qu'elle avait la « ferme intention » d'améliorer l'accès à des soins palliatifs de qualité. Je m'étonne donc que le gouvernement veuille à tout prix adopter une loi qui laisse autant de questions sans réponse, sous prétexte qu'il faut respecter le délai arbitraire qui nous a été imposé par les tribunaux. Personnellement, je suis fermement convaincu que nous ne devrions pas avoir de délai à respecter, car la loi sur laquelle nous travaillons se traduira après tout par la mort de nombreux Canadiens.
La question de la liberté de conscience doit elle aussi être résolue de manière satisfaisante. Les deux ministres responsables nous ont dit que le projet de loi n'obligeait en rien les médecins à administrer la dose fatale. À en croire la ministre Wilson-Raybould, des solutions auraient déjà vu le jour dans les provinces et les territoires. Or, les recherches que j'ai effectuées m'ont appris que, dans certains cas, la solution trouvée par les provinces consiste à obliger les médecins à diriger les patients demandant l'aide médicale à mourir vers un médecin disposé à les aider.
Cette façon de faire rendrait quand même de nombreuses personnes complices de la mort d'un être humain. Harry Underwood, avocat à l'Association médicale canadienne, a fait remarquer ceci : « Pour les médecins, le fait qu'une pratique soit conforme à la loi ne la rend pas automatiquement acceptable à leurs yeux. » Pour bien des gens, ce projet de loi contrevient directement à l'obligation qu'ont les médecins de ne faire de tort à personne.
Chers collègues, le poids éthique associé au fait d'aider un être humain à commettre ce que bon nombre de Canadiens considèrent comme un suicide tombe sur les épaules des médecins. Ce sont eux qui devront administrer la dose fatale. Pourquoi donc ignorons- nous les objections exprimées par les médecins?
(2000)
Néanmoins, le point de vue que j'aimerais faire entendre dans le présent débat est celui d'une personne qui s'oppose au projet de loi pour des raisons morales. C'est le père Daniel Perreault, le curé de la paroisse catholique Notre-Dame-de-l'Assomption, à Iqaluit, au Nunavut. Il m'a envoyé des arguments convaincants, que j'aimerais porter à votre attention aujourd'hui. Je le cite :
L'euthanasie est-elle un choix éthique? La question pourrait être posée différemment. Est-il bien de pouvoir choisir le moment de sa mort lorsque l'on est gravement malade et que l'on ne veut plus souffrir?
Nous devons chercher la réponse dans les valeurs que nos sociétés acceptent communément, les valeurs dont la promotion et l'acceptation se sont faites au prix de grands sacrifices consentis par des générations d'êtres humains. La valeur en cause est celle du caractère sacré de la vie humaine, qui existe depuis que la vie humaine existe. Cela va bien au- delà de toute croyance religieuse. Depuis ses origines, l'humanité accorde une valeur de plus en plus grande à la vie humaine, qui est une priorité pour tous. Cette valeur a vu le jour dans les sociétés primitives comme moyen de protection individuelle et collective contre tout ce qui peut nous détruire. Il est rapidement devenu nécessaire de protéger la vie pour assurer la viabilité d'un groupe ou d'une société en formation. Progressivement, la valeur de la vie humaine est devenue universelle et sacrée parce qu'au-delà de la protection que nous en retirons, nous y trouvons un élargissement de nos horizons vers la contemplation d'une réalité qui nous transcende, celle de la vie elle-même... de toute la vie.
La vie qui nous transcende nous est prêtée; elle ne nous appartient pas. Je peux la faire grandir en moi et dans les autres en en prenant grand soin et en étant attentif à ses besoins. Ce faisant, je cultive la croissance et l'harmonie autour de moi. Je choisis la vie. Je peux aussi la détruire en moi et dans les autres en ne vivant que pour moi-même, en n'en prenant pas soin et en n'étant pas attentif à ses besoins. Ce faisant, je détruis l'harmonie en moi et autour de moi. Je choisis alors la mort.
La maladie et la mort font aussi partie de la vie. Ce sont des moments moins agréables, certes, mais qui n'existeraient pas sans la vie, pas plus que la vieillesse. Ce sont des phases dans notre vie et la mort en est la fin naturelle. Nous sommes souvent tentés de les ignorer jusqu'au jour où nous sommes directement touchés. À ce moment-là, nous avons un choix, si l'on peut dire : fuir ou les accepter comme des étapes importantes de notre existence.
Lorsque nous sommes en santé, la maladie, la souffrance et la vieillesse des autres nous donnent une foule d'occasions de donner le meilleur de nous-mêmes, sans crainte, sans inconfort et inconditionnellement. C'est de l'amour, le don de soi. C'est de la compassion. Les aidants, les êtres chers et les proches ont en eux ce potentiel humain extraordinaire d'exprimer leur amour en prodiguant au malade réconfort, tranquillité et tendresse.
Les patients, sans le savoir, donnent aussi le meilleur d'eux- mêmes, en donnant aux autres l'occasion de donner le meilleur d'eux-mêmes. Une fois la réalité acceptée, elle a le pouvoir de rapprocher les gens, de les unir dans une solidarité qui révèle la grandeur de l'humanité au moment même où nous sommes plus faibles que jamais.
Même si l'on parle beaucoup aujourd'hui de mourir dans la dignité, nous oublions qu'il est tout à fait possible, avec toutes les ressources de la médecine moderne, de vivre jusqu'à la fin dans la dignité. Il est dommage que notre civilisation post- moderne nous pousse à tendre vers une efficience telle que nous oublions de vivre. Lorsque les temps sont plus difficiles, nous sommes tentés de prendre des raccourcis pour oublier la maladie, la faiblesse, la souffrance et la vieillesse. Par efficience, nous voulons dire le plus vite possible et en payant le moins cher possible.
Ce sont là les réflexions du père Daniel, chers collègues.
Honorables sénateurs, je le demande, comment pouvons-nous, en toute bonne foi, adopter à la hâte un projet de loi incomplet sans tenir compte des préoccupations de tous les Canadiens?
Je crois que nous avons le devoir et le mandat de veiller à ce que toute loi ayant des conséquences de cette ampleur soit aussi réfléchie que possible, et que nous ne devons pas nous laisser arrêter par cette date limite arbitraire.
Je crois fermement que le Sénat et son très compétent comité sauront accomplir le travail correctement. Merci, honorables sénateurs.
L'honorable André Pratte : Merci. J'amorce mon premier discours au Sénat.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Pratte : Je vais commencer par vous faire un aveu. Je n'aime pas faire des discours. Comme je suis journaliste, j'adore poser des questions et écouter les réponses. J'aime aussi discuter, mais je suis un écrivain. J'aime lire et écrire. Cependant, pour une raison inexpliquée, je ne peux pas lire ce que j'écris. J'ai donc des notes pour me guider. Heureusement, il y a plusieurs générations d'avocats dans ma famille. Malheureusement, je suis le mouton noir et je ne suis pas devenu avocat.
Des journalistes, des anciens collègues, m'ont demandé hier, à mon arrivée au Sénat, si nous allions voir ici ce prétendu « nouveau Sénat indépendant » en train de prendre son envol. J'ai dit non, qu'il fallait simplement y voir le Sénat en train de faire son devoir.
Des voix : Bravo!
Le sénateur Pratte : Je pense que nous avons eu un exemple magnifique hier, et que nous avons aujourd'hui un autre bel exemple, de ce que fait le Sénat pour s'acquitter de ses obligations. Pour dire comme le sénateur Sinclair, je suis certainement très fier d'être membre de cette assemblée. Je trouve remarquable qu'on puisse entendre dans un silence presque parfait les différentes opinions exprimées aujourd'hui. Il est dommage que les caméras ne soient plus ici, parce que je trouve que nous avons aujourd'hui dans cette enceinte un remarquable exemple de démocratie.
Le Sénat a le devoir de protéger les droits fondamentaux des minorités, et selon ce que je comprends, il a également le devoir de veiller à ce que les lois qui sont adoptées soient rédigées correctement, à ce qu'elles soient bien écrites. Malheureusement, à mon avis, le projet de loi dont nous sommes saisis soulève des inquiétudes sur les deux plans.
[Français]
En tant que journaliste, je reconnais que la rédaction de n'importe quel projet de loi est extrêmement complexe pour un gouvernement. Il est facile, pour un journaliste, de critiquer le gouvernement, et on le fait constamment. Comme journaliste auparavant, et encore plus aujourd'hui comme législateur, je comprends qu'il est difficile de gouverner, d'autant plus lorsqu'on doit rédiger un projet de loi sur un sujet aussi complexe que celui-ci.
Je pense qu'il faut reconnaître que le gouvernement a fait un travail difficile, en essayant de respecter le jugement de la Cour suprême et la Charte canadienne des droits et libertés et en écoutant les opinions différentes des juristes et des différents représentants des corps professionnels médicaux. Les médecins et les autres professionnels de la santé, les gouvernements, les Canadiens de régions, de cultures, de religions et de croyances différentes, ne s'entendent pas tous. Il faut donc tout de même admettre que le gouvernement a fait un effort substantiel pour essayer d'arriver à un projet de loi qui correspondait à toutes ces attentes.
Il y a tout de même, dans ce projet de loi, bon nombre de choses qui sont correctes. Le projet de loi constitue, par rapport à ce qui existait jusqu'à maintenant, une avancée considérable. Le Canada, même si le projet de loi était adopté tel quel, aura fait, en l'espace de deux ans, une avancée considérable. Il y a dans ce projet de loi des mesures de sauvegarde qui, je pense, sont reconnues comme étant excellentes. Il y aurait la mise en place d'un système de collecte de données qui permettrait de suivre de très près la mise en place de ces mesures. Il y aurait un examen de l'application de la loi, après une période de cinq ans, qui nous permettrait de voir ce qui s'est passé et de corriger le tir, si nécessaire. Il y aurait des examens indépendants, d'autres avancées possibles, en ce qui a trait, par exemple, à l'aide médicale à mourir pour les mineurs matures. Ces examens, s'ils étaient faits assez rapidement, nous permettraient peut-être d'offrir ce service, si on peut dire, à d'autres clientèles qui en ont besoin.
[Traduction]
(2010)
Donc, le projet de loi C-14 comporte des éléments valables. Malheureusement, à mon avis, ce projet de loi limite l'accès à l'aide médicale à mourir aux personnes atteintes d'une maladie en phase terminale. Je crois que c'est encore plus clair depuis la période des questions d'hier. Avant cela, le gouvernement semblait dire qu'il ne limitait pas l'aide médicale à mourir aux malades en phase terminale et qu'en fait, il offrait cette aide à un plus grand nombre de personnes.
Hier, lorsqu'elles ont répondu aux questions des sénateurs, les ministres ont été très claires. Elles ont dit que c'est exactement ce que le gouvernement fait et qu'il s'agit d'un choix politique délibéré. En réponse à l'une des questions qui lui ont été posées, la ministre a déclaré ce qui suit :
Nous devons être très prudents dans toute mesure additionnelle que nous voudrions prendre au sujet des patients qui ne sont pas en phase terminale parce que les risques et les conséquences sont plus grands dans le cas des personnes vulnérables.
Donc, les choses sont claires : le gouvernement a décidé de limiter l'accès à l'aide médicale à mourir aux patients en phase terminale parce qu'il craint les risques associés au fait de l'offrir à un plus grand nombre de personnes.
Cela dit, je suis d'accord pour dire que l'on devrait faire preuve de prudence, car de toute évidence, il est question ici de la vie et de la mort. Nous devons donc être prudents. Par exemple, je suis d'accord pour qu'on n'autorise pas les mineurs matures à avoir recours à l'aide médicale à mourir, même si certains témoins qui ont comparu devant le comité étaient d'accord pour qu'on leur confère ce droit, et même si certaines personnes ont mentionné pendant les réunions du comité sénatorial que nous devrions aller de l'avant à cet égard. Par contre, je suis d'accord pour qu'on attende quelques années et pour qu'on réétudie la question ultérieurement. Je crois qu'en procédant de cette façon, nous agissons avec prudence.
Cela dit, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas offrir l'aide médicale à mourir aux adultes capables qui souffrent et qui sont en mesure de prendre une décision, surtout lorsque la seule chose qui les attend, ce sont des années et des années de souffrances intolérables parce qu'ils sont atteints de problèmes de santé graves.
S'il y a des risques supplémentaires, comme la ministre semble le craindre, je crois que la solution consiste à ajouter des mesures de protection et non à priver tout un groupe de personnes de ce que la Cour suprême a déclaré être un droit fondamental.
[Français]
Alors, il y a un premier problème dans l'énoncé. Cela a été dit par de brillants avocats ici, mais je veux prendre mon chapeau de journaliste et de personne ordinaire. Lorsqu'on lit le passage suivant :
[Traduction]
d) sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu'un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie.
[Français]
— ce n'est vraiment pas clair.
[Traduction]
Je suis désolé, mais ce n'est vraiment pas une façon claire de dire les choses, surtout que la ministre a dit sans équivoque devant nous hier que leur but était de restreindre l'accès à cette procédure aux personnes malades en phase terminale. Pourquoi ne pas le dire clairement au lieu de semer la confusion? De nombreux médecins ont déclaré qu'ils ne comprennent pas ce que ce critère veut dire. Nous pourrions discuter longtemps de ce qu'il signifie pour les avocats, mais ce qui m'importe avant tout, c'est ce qu'il signifie pour les patients et les médecins qui devront l'appliquer sur le terrain. Si eux ne comprennent pas la signification de ce critère, c'est un problème très grave.
On m'a dit que le rôle du Sénat est de veiller à ce que l'objet de notre vote soit clair. Dans mon esprit, ce critère n'est pas clair. J'invite à nouveau le gouvernement, si son but est bien de restreindre l'accès à ce que prévoit le projet de loi aux patients en phase terminale, même si je ne suis pas d'accord, à au moins l'indiquer clairement.
Je ne vais pas parler de l'aspect constitutionnel parce que je suis le mouton noir de la famille, mais parce que je pense au point de vue humain. Comme je l'ai dit à la ministre hier, si j'examine les choses dans une perspective humaine, je ne peux tout simplement pas comprendre comment on peut dire ceci à un Canadien : « Vous souffrez tout autant de douleurs intolérables qu'un autre Canadien, mais, comme celui-ci est atteint d'une maladie en phase terminale et qu'il ne lui reste plus que six mois, un an ou trois semaines à vivre, il a droit à l'aide médicale à mourir. Mon ami, votre seul problème, c'est qu'il vous reste de 10 à 15 ans à vivre; par conséquent, vous ne disposez pas du même droit, qui a été qualifié de fondamental par la Cour suprême du Canada. Vous n'avez pas droit à l'aide médicale à mourir parce qu'il vous reste trop de temps à vivre. »
Selon moi, c'est illogique et inacceptable. S'il existe des risques supplémentaires attribuables au fait que des personnes pourraient être plus vulnérables pour une raison ou une autre, alors il faut prévenir ces risques.
En fait, c'est exactement ce que la ministre a dit en répondant à une question hier. Voici ce qu'elle a déclaré :
Nous devons engager des discussions et des dialogues très sérieux si nous devons avoir un régime élargi [...] Nous devons réfléchir au genre de sauvegardes qu'il conviendrait de mettre en place.
Tout à fait. Ces mesures auraient dû être inscrites dans le projet de loi C-14, et il n'est certainement pas trop tard pour le faire.
Le projet de loi C-14 représente une étape historique dans le contrôle de la vie des Canadiens malades et souffrants. J'aimerais l'appuyer, car il s'agit d'un grand pas en avant. Toutefois, il est question ici de défendre le droit fondamental à une mort paisible des Canadiens qui sont condamnés à une vie de souffrances prolongées et intolérables. Par conséquent, je vais voter en faveur d'amendements qui permettront d'améliorer le projet de loi afin qu'il aide les Canadiens à avoir accès à ce droit fondamental. Puis, en fonction du produit final des efforts visant à défendre ce droit fondamental et en tenant compte de ce qu'a déclaré le sénateur Sinclair — à savoir que nous sommes nommés, et non élus, et qu'il nous incombe de protéger les droits fondamentaux des minorités et des Canadiens vulnérables —, je déciderai de voter pour ou contre le projet de loi C-14.
Son Honneur le Président : La sénatrice Fraser souhaite poser une question.
[Français]
L'honorable Joan Fraser (leader adjointe des libéraux au Sénat) : Est-ce que le sénateur accepterait de répondre à une question?
Le sénateur Pratte : Certainement.
La sénatrice Fraser : Tout d'abord, félicitations! Vous n'avez pas besoin d'un texte. C'était clair et très intéressant.
Je voulais vous poser une question sur cet élément de confusion. Je pense que ce mot est excessivement gentil. Quand vous n'étiez pas simple journaliste, mais rédacteur, vous deviez approuver les textes qu'on vous soumettait. Si on vous soumettait un texte qui disait, d'une part, que la mort doit être prévisible et, d'autre part, qu'il n'y a pas besoin de pronostic, auriez-vous accepté cela?
Le sénateur Pratte : Non.
Son Honneur le Président : Sénateur Pratte, votre temps de parole est écoulé. Voulez-vous encore cinq minutes?
Le sénateur Pratte : Oui, pour répondre à la question.
[Traduction]
Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Des voix : Oui.
(2020)
[Français]
Le sénateur Pratte : J'ai lu le projet de loi d'abord comme journaliste, et cet article m'a sauté en pleine figure, car il n'est vraiment pas clair. En tant que journaliste, j'aurais demandé au journaliste en question de refaire sa copie.
La sénatrice Fraser : Moi aussi.
Le sénateur Pratte : Vous aussi! Je dois avouer que, comme patient, si un médecin me disait : « Je peux vous dire que vous allez mourir, mais je ne sais pas quand, et je pourrais peut-être vous le dire, mais je n'ose pas vraiment », je ne serais pas très heureux, même si je sais que cela est difficile pour un médecin. Alors, non, je trouve que c'est vraiment mal écrit.
[Traduction]
L'honorable Nancy Ruth : Honorables sénateurs, j'attends depuis longtemps que l'on propose de modifier le Code criminel afin de laisser une personne choisir comment disposer de sa vie, ce qui, à mes yeux, comprend la possibilité de mettre fin à ses jours.
Je suis fière que le projet de loi S-225, qui portait sur la même question, et que Larry Campbell et moi avons présenté dans cette enceinte le 2 décembre 2014, ait contribué à promouvoir la modification des pratiques actuelles en matière de soins de fin de vie au Canada.
Le projet de loi S-225 a été présenté avant que la Cour suprême rende sa décision dans l'affaire Carter, et avant la publication du rapport du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, dont j'ai eu le privilège de faire partie.
Je prends la parole aujourd'hui afin de saluer la décision du gouvernement du Canada de reconnaître, avec le projet de loi C-14, que les Canadiens veulent et doivent avoir la possibilité de mettre fin à leurs jours.
Dans l'affaire Carter c. Canada, l'honorable juge de première instance, Lynn Smith, a dit de l'aide médicale à mourir qu'il s'agit d'un choix personnel qui relève d'un droit fondamental. Or, le projet de loi C-14 ne répond pas à cette norme. Sa principale lacune consiste à ne pas nous faire confiance à nous, Canadiens lorsqu'il s'agit de prendre la décision qui nous convient le mieux.
À mes yeux, le projet de loi ne répond pas à ce critère. La grande fille que je suis n'aura pas besoin d'un grand frère qui lui impose des limites lorsque son heure sera venue et qu'elle décidera de prendre cette décision avec ceux qui la conseilleront et qui l'appuieront.
La juge Smith a également dit que tous les Canadiens devraient avoir le même droit à la dignité.
Le projet de loi C-14 ne répond pas non plus aux besoins de mes concitoyennes. Bien que le gouvernement se soit engagé à mener une analyse comparative entre les sexes, il n'a pas fourni une analyse transparente de cette nature à l'égard de ce projet de loi. J'exhorte de nouveau le gouvernement à accompagner dorénavant tout projet de loi d'une analyse comparative entre les sexes complète et transparente, comme tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 1995 se sont engagés à le faire; un engagement qui, dans une large mesure, n'a jamais été respecté de façon convaincante ou utile.
Les femmes sont proportionnellement plus nombreuses à être soignantes pour les autres : leurs parents, leurs beaux-parents, leur époux, parfois même leurs enfants et leurs amis. Les femmes sont payées et non payées. Nous vivons plus longtemps. Nous survivons souvent à nos propres soignants, famille et amis, et nous passons nos derniers jours dans des établissements, plus ou moins seules, et plus ou moins dépendantes de l'effet de désavantage systémique.
Le projet de loi C-14 est nettement inférieur aux recommandations contenues dans le rapport du comité mixte, en particulier en ce qui a trait à la définition étendue de l'expression « problèmes de santé graves et irrémédiables » et à l'omission des demandes anticipées.
J'estime que la définition que donne le projet de loi C-14 de l'expression « problèmes de santé graves et irrémédiables » contient des pièges pour les Canadiens qui ne bénéficient ni aux personnes les plus vulnérables, ni à l'ensemble des Canadiens.
La définition contient quatre éléments obligatoires, c'est-à-dire que la personne doit réunir les quatre éléments pour être admissible. Seulement, l'un de ces éléments obligatoires, le troisième, est subjectif, c'est-à-dire fondé sur l'opinion du patient. Je cite le projet de loi :
c) sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables;
Les autres éléments obligatoires sont que la maladie, l'affection ou le handicap doit être « grave et incurable »; la personne doit avoir un « déclin avancé et irréversible de ses capacités »; et « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale ».
Ces trois éléments obligatoires mettent le pouvoir dans les mains du système médical dans lequel se trouve le patient. Ils ne donnent pas de respect, c'est-à-dire de pouvoir, au patient. Ils confèrent le pouvoir aux décideurs de l'établissement de soins et protège ceux-ci.
Ne pas proposer de directives préalables revient à ne pas protéger le malade et alimente l'angoisse à l'idée de perdre son indépendance et d'éprouver un sentiment d'impuissance.
Les lois actuelles permettent aux Canadiens de refuser un traitement de survie aux termes de directives préalables ou en temps réel, à leur choix. En ne prévoyant pas de directives préalables, le projet de loi C-14 les abandonne à leur sort.
Ce que je constate dans le projet de loi C-14, ce sont des limites au droit à la mort — limites qui favorisent les opposants à ce droit. Et ce que j'y vois aussi, ce sont les obstacles et les souffrances inutiles qu'il suscite.
Honorables sénateurs, il a fallu au Canada plus de 20 ans pour en arriver à envisager cette démarche. Je me réjouis à la perspective d'étudier les amendements au projet de loi C-14 qui nous permettront de surmonter ces formidables obstacles au droit à la mort. Nous en avons le temps et ce n'est pas le temps de faillir à la tâche.
L'honorable Denise Batters : Honorables sénateurs, je prends aujourd'hui la parole à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, mesure législative du gouvernement Trudeau portant sur l'aide au suicide. Vous êtes nombreux à le savoir, j'ai déjà soulevé de graves préoccupations sur cet enjeu, surtout par rapport à la maladie mentale. C'est d'autant plus important pour moi que l'un de mes proches s'est suicidé. À titre de sénatrice, par ailleurs, je me dois de faire en sorte que cette mesure législative prévoie les protections auxquelles s'attendent les Canadiens.
Le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, dont je suis membre, a récemment terminé une étude préalable approfondie de cette mesure sur le suicide assisté. Lors du débat sur cet enjeu complexe, nous avons entendu 66 témoins pendant plus de 20 heures de séance. À l'issue du processus, nous avons proposé une série d'amendements rigoureux prévoyant, entre autres protections, de considérer la « maladie terminale » comme critère de l'aide au suicide. Je dois vous avouer que j'ai été déçue en constatant que le gouvernement libéral avait essentiellement rejeté ces propositions, dont aucune ne figurait dans le projet de loi renvoyé par la Chambre des communes.
Dans l'actuel débat, il ne faut surtout pas oublier que le suicide assisté concerne d'abord et avant tout la vie des gens et, plus précisément, l'autorisation de se faire euthanasier. Il ne faut jamais perdre cela de vue tandis que nous débattons de cette loi au Sénat. Le projet de loi C-14 ne porte pas sur le retrait du maintien des fonctions vitales, mais plutôt sur l'intervention de l'État pour mettre fin à une vie humaine, ce qui constitue une énorme responsabilité. En tant que parlementaires, nous avons l'obligation de débattre de la question d'un point de vue théorique et philosophique, tant avec notre tête qu'avec notre cœur, et d'instaurer des mesures de sauvegarde qui protégeront les Canadiens les plus vulnérables.
Selon les sondages, les Canadiens sont en grande majorité pour le suicide assisté pourvu que des balises strictes soient en place. Certains s'opposent moralement à toute forme de suicide assisté.
Peu importe notre opinion sur la question, il demeure que la Cour suprême du Canada a établi dans l'arrêt Carter que la décriminalisation du suicide assisté fera désormais partie de la réalité canadienne. En tant que sénateurs, il nous incombe de rendre le processus aussi sécuritaire que possible par la mise en œuvre de mesures de sauvegarde rigoureuses.
Penchons-nous d'abord sur les critères d'admissibilité à l'aide médicale au suicide que la Cour suprême formule dans l'arrêt Carter. Au paragraphe 127, la cour déclare que l'aide médicale à mourir devrait être accessible à toute :
[...] personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
La cour poursuit ainsi :
Cette déclaration est censée s'appliquer aux situations de fait que présente l'espèce. Nous ne nous prononçons pas sur d'autres situations où l'aide médicale à mourir peut être demandée.
(2030)
Les faits sur lesquels repose l'arrêt Carter se rapportent à la situation de deux femmes : Gloria Taylor et Kay Carter. Mme Taylor souffrait d'une maladie neurodégénérative mortelle, tandis que Mme Carter était atteinte d'une sténose du canal rachidien. Les deux personnes étaient des adultes capables, qui étaient aux prises avec des problèmes physiques plutôt que des troubles psychologiques.
Au paragraphe 111, la cour a rejeté l'argument concernant l'euthanasie pour les mineurs et ou les personnes atteintes de troubles psychiatriques, affirmant qu'il s'agit de cas « auxquels ne s'appliqueraient pas les paramètres proposés dans les présents motifs. »
Il est par conséquent curieux que, dans le projet de loi C-14 — qui, au dire de la ministre de la Justice Wilson-Raybould, répond à l'arrêt Carter —, le gouvernement libéral s'engage à étudier de plus près la question des demandes faites par des mineurs matures, des demandes anticipées et des demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée. Aucune de ces situations n'était pertinente dans l'arrêt Carter et, à mon avis, aucune ne devrait se retrouver dans la mesure législative dont nous sommes saisis.
Au cours de l'année dernière, j'ai discuté de la question du suicide assisté avec des centaines de personnes. Beaucoup sont atterrées de constater que le projet de loi proposé par le gouvernement Trudeau n'exige pas que le requérant soit en phase terminale, mais ouvre la porte à la possibilité pour des enfants et des malades mentaux, notamment, d'avoir accès au suicide assisté.
Honorables collègues, la grande majorité des Canadiens ne veulent pas de cela. Ceux qui sont en faveur du suicide assisté veulent qu'il soit offert aux personnes en phase terminale — pour leur faciliter le passage de vie à trépas, qui peut être long et pénible. Ils ne veulent pas que la solution effroyablement irrémédiable qu'est le suicide assisté soit offerte à des personnes atteintes d'une maladie mentale, dont les symptômes peuvent fluctuer et nuire à leur capacité de consentir pleinement et en toute connaissance de cause à l'aide médicale à mourir. Les Canadiens rejettent aussi massivement l'accessibilité de l'aide médicale à mourir aux enfants de moins de 18 ans.
À peine neuf États dans le monde permettent une forme quelconque d'aide médicale à mourir. Parmi eux, six imposent le critère de la maladie en phase terminale. Certains États qui ont donné accès à l'aide médicale à mourir à des patients qui ne sont pas en phase terminale commencent à remettre en question leur décision.
La professeure de droit Margaret Sommerville a comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et elle a dit que, si le régime qui a cours aux Pays-Bas et en Belgique était instauré au Canada, nous pourrions nous attendre à environ 9 000 décès par année au Canada. Honorables sénateurs, ce nombre dépasse la population totale de petites villes de ma province, la Saskatchewan. L'aide médicale à mourir ne devrait pas devenir la « norme » au Canada, mais constituer strictement un dernier recours.
La Cour suprême a déclaré, dans l'arrêt Carter, que l'interdiction complète de l'aide médicale à mourir n'était pas constitutionnelle et que les personnes qui fournissent l'aide médicale à mourir à des patients qui répondent aux critères définis dans l'arrêt Carter ne devraient pas être poursuivies aux termes du Code criminel. Le tribunal n'a pas établi que l'État devait aider les patients à mourir de cette façon ni qu'il avait l'obligation de rendre le suicide assisté accessible au plus grand nombre.
La permissivité du projet de loi C-14 m'inquiète. Quel est l'objectif? S'agit-il de donner accès à l'aide médicale à mourir de façon généralisée ou de protéger les personnes vulnérables? Il faut manifestement trouver l'équilibre entre les deux. C'est essentiel. Les professeurs Dianne Pothier and Trudo Lemmens nous ont dit qu'il fallait fixer des limites au fameux « droit à la mort » afin de protéger les personnes vulnérables. Mme Pothier a déclaré ce qui suit au Comité sénatorial des affaires juridiques :
[...] en l'absence d'une telle condition contraignante, les risques de faire une erreur augmentent considérablement. Si le risque d'erreur et d'abus est faible, l'arrêt Carter affirme que l'autonomie prévaut. Si le risque d'erreur et d'abus est élevé, la protection de la personne vulnérable devrait s'imposer.
Honorables sénateurs, à titre de législateurs fédéraux, il nous incombe d'élaborer un projet de loi qui modifie le Code criminel, et à mon avis, dans le cadre de ce processus, notre principale responsabilité consiste à protéger les personnes vulnérables. Je soutiens, et la majorité des Canadiens sont d'accord avec moi, que la meilleure façon d'atteindre cet objectif consiste à limiter l'accès à l'aide médicale à mourir aux patients en phase terminale dans le projet de loi. Autrement, les risques sont beaucoup trop grands.
Le Comité des affaires juridiques a entendu le témoignage de nombreux experts du domaine juridique et constitutionnel, qui ont affirmé que le Parlement respecterait la Constitution s'il restreignait les critères d'admissibilité au suicide assisté, comme il le fait dans le projet de loi C-14. Voici ce que le professeur Dwight Newman a déclaré à ce sujet :
[...] l'arrêt Carter n'a pas un caractère législatif. Ce n'est tout simplement pas le rôle de la Cour suprême, et le Parlement n'a pas à s'assujettir à la Cour suprême comme s'il s'agissait d'un corps législatif. Le vocabulaire employé par la Cour suprême dans cet arrêt n'a donc pas à être entièrement déterminant.
Il a ensuite affirmé ceci :
[...] la cour a rendu une décision sur certaines questions constitutionnelles, mais la déclaration de la cour n'est pas une loi, et c'est au Parlement qu'il incombe en fin de compte d'élaborer une loi qui réponde aux objectifs qui semblent le plus valables au Parlement.
Le professeur Hamish Stewart a lui aussi témoigné devant le comité. Il a déclaré que la formulation actuelle du projet de loi C-14 établit « des mesures de sauvegarde constitutionnellement valables pour garantir que les gens qui, comme l'a dit la cour, seraient tentés de se donner la mort dans un moment de faiblesse en seront dissuadés. » Selon le professeur Stewart, la Cour suprême a rejeté l'interdiction générale relative à l'aide médicale à mourir parce qu'elle était un peu excessive, mais les limitations qui figurent dans le projet de loi pourraient être justifiées par l'article 1 de la Charte, « si le gouvernement peut convaincre le tribunal que c'est le mieux qu'on puisse faire pour distinguer entre les personnes vulnérables et les personnes non vulnérables qui veulent obtenir une aide médicale à mourir. » Le professeur Stewart soutient que les dispositions du projet de loi C-14 survivraient à une contestation constitutionnelle.
La meilleure façon de protéger les personnes vulnérables contre l'aide au suicide est d'inclure dans le projet de loi des mesures de protection vigoureuses. Le projet de loi C-14 propose un début de solution à cet égard, mais il va falloir aller plus loin si nous voulons adéquatement protéger les Canadiens.
Comme je l'ai mentionné précédemment, je me soucie tout particulièrement de l'absence, dans le projet de loi, de mesures de protection pour les personnes atteintes de troubles de la santé mentale qui cherchent à obtenir l'aide médicale à mourir. D'abord et avant tout, quiconque demande une aide à mourir en invoquant pour seul motif la souffrance psychologique ne devrait pas être admissible. Point. Je reconnais qu'il en est vaguement question dans le préambule du projet de loi C-14, mais ce n'est pas assez si on n'en parle pas dans le corps du texte.
Randal Graham, professeur de droit, a dit ceci au Comité des affaires juridiques :
[...] le projet de loi C-14 est une loi portant modification et non pas une loi autonome. S'il est adopté, il ne fonctionnera pas comme loi autonome, mais comme loi portant modification du contenu d'autres lois, dont le Code criminel. Une fois que les modifications créées par la loi portant modification sont mises en œuvre, la loi portant modification est considérée comme périmée, ce qui veut dire que, à toutes fins pratiques, elle n'a plus d'autre utilité juridique. [...] Le préambule proprement dit ne sera pas incorporé dans d'autres lois courantes et n'existera que dans la loi portant modification, elle-même périmée.
C'est pourquoi il est essentiel que nous renforcions l'interdiction pour les demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée pour demander l'aide au suicide en incluant une disposition en la matière dans le corps du texte.
Pourquoi est-ce si important? Parce que beaucoup d'aspects de la maladie mentale amoindrissent la capacité que l'on a de donner son consentement éclairé à l'égard de la décision finale qui consiste à demander l'aide médicale à mourir. Il est impossible de changer d'avis après avoir obtenu de l'aide au suicide, honorables sénateurs; c'est pourquoi nous devons veiller à protéger adéquatement les Canadiens vulnérables au moyen des dispositions proposées.
De nombreux psychiatres et spécialistes de la santé mentale ont témoigné devant notre comité, et tous sauf un ont convenu qu'un régime d'aide médicale à mourir devrait prévoir une considération et des sauvegardes spéciales dans les cas de maladie mentale.
Honorables sénateurs, il n'existe aucune norme dans le domaine des soins de santé mentale pour déterminer ce qui peut être considéré comme « irrémédiable ». La maladie mentale peut souvent être traitée et elle n'est pas fatale. Dans bien des cas, les symptômes peuvent fluctuer, et le patient est plus lucide à certains moments. Même ce que l'on appelle la « dépression réfractaire au traitement » ne peut pas nécessairement être qualifiée d'irrémédiable. Étonnamment, cette expression signifie que les symptômes de la dépression ne se sont pas suffisamment résorbés à la suite de deux cycles de traitement. Souvent, il faut de multiples traitements ou médicaments pour apporter une amélioration sensible; il faut donc beaucoup de patience et de temps pour traiter la maladie mentale.
Certaines thérapies reposent sur la confiance entre le patient et le fournisseur de soins — une relation qui ne s'établit généralement qu'avec le temps. En outre, l'évaluation et le traitement de la maladie mentale sont souvent plus complexes et doivent tenir compte non seulement des systèmes biomédicaux, mais aussi des facteurs psychosociaux. Ces facteurs sociaux peuvent certainement influer sur la gravité de la maladie mentale et les risques de rechute. La réflexion non objective qui accompagne nombre de maladies mentales peut accentuer les tendances suicidaires. Nous avons aussi entendu des témoignages selon lesquels certains médicaments utilisés en psychiatrie peuvent accroître le risque de suicide — car l'apparition d'idées suicidaires peut malheureusement en être un effet secondaire! La maladie mentale est extrêmement complexe, en particulier devant la terrible finalité du suicide assisté.
Comme je l'ai déjà dit, je crois que la souffrance psychologique ne devrait pas constituer à elle seule une base suffisante pour accéder à l'aide médicale à mourir, et cela devrait figurer dans les dispositions du projet de loi. Compte tenu de la complexité de la maladie mentale, je pense également qu'il faudrait prévoir des sauvegardes supplémentaires dans la loi lorsqu'un patient qui éprouve une souffrance physique intolérable est également atteint de maladie mentale. La principale de ces mesures de sauvegarde devrait être l'exigence qu'un psychiatre évalue la capacité du patient à donner un consentement éclairé au suicide assisté dans les cas de maladie mentale.
Le président de l'Association des psychiatres du Canada a déclaré au comité qu'il appuyait cette mesure de sauvegarde dans les cas de maladie mentale, parce que certains changements cognitifs associés à la maladie mentale peuvent être fort subtils et qu'il est facile de ne pas les reconnaître si l'on n'est pas spécialiste du domaine. Lorsque les conséquences d'une erreur d'évaluation sont si graves, il nous incombe de veiller à ce que la compétence, dans de telles situations, soit adéquatement évaluée. Malheureusement, il y a des lacunes importantes dans notre système de santé mentale au Canada. Bien qu'il ne relève pas du droit pénal de combler ces lacunes, nous devons être réalistes quant aux façons dont ces lacunes pourraient toucher une personne atteinte d'une maladie mentale qui demande de l'aide médicale à mourir. Notamment, les délais d'attente pour consulter un professionnel en santé mentale au Canada peuvent s'étendre sur des mois, voire des années, selon la région. Le projet de loi C-14 fixait une période d'attente de 15 jours avant que l'aide soit fournie. Le comité de la Chambre des communes à majorité libérale a réduit cette période à 10 jours. Ce délai est totalement insuffisant en cas de maladie mentale. La Commission de la santé mentale du Canada a suggéré une période d'attente de trois mois pour les patients qui demandent de l'aide médicale à mourir et qui sont atteints d'une maladie mentale. Je suis d'accord avec cet organisme de spécialistes.
(2040)
Certains prétendent que de demander des mesures de protection supplémentaires pour les patients atteints de santé mentale serait discriminatoire. À titre de défenseure des personnes souffrant de maladie mentale depuis plusieurs années, je crois que rien n'est plus faux. Le Dr K. Sonu Gaind, président de l'Association des psychiatres du Canada, avait ceci à dire à ce sujet :
[...] il n'est pas discriminatoire de tenir compte des caractéristiques particulières de la maladie mentale dans le cadre des discussions sur l'AMM. L'« équité » ne signifie pas que tout le monde doit être traité de la même façon; cela signifie qu'il faut traiter les choses de façon équitable et impartiale. Le fait de ne pas prendre en considération les circonstances particulières de la maladie mentale et leur impact possible sur les processus liés à l'AMM, pourrait être considéré comme de la stigmatisation et de la discrimination, puisqu'une telle position ferait fi des réalités de la maladie mentale sur les malades et dans le cadre de leur vie.
Étant donné la complexité des troubles psychologiques, des mesures de protection supplémentaires sont requises. La Cour suprême a jugé que l'interdiction générale de l'aide médicale à mourir avait une portée excessive, mais a convenu avec la juge de première instance « qu'un régime assorti d'exceptions, rigoureusement circonscrit et surveillé attentivement » permettrait de réaliser l'objectif du législateur de protéger les personnes vulnérables. Une évaluation psychiatrique et une période d'attente plus longue pour les patients atteints de maladie mentale sont deux précautions que nous devons inclure dans ce projet de loi pour éviter le risque que des Canadiens vulnérables soient mis à mort par erreur en vertu de cette loi.
Mais il y a, bien sûr, d'autres catégories de personnes vulnérables qui, dans le cadre d'un régime de suicide assisté, doivent elles aussi être protégées. Certains souhaitent que des enfants, les soi-disant « mineurs matures », des jeunes de moins de 18 ans, se voient eux aussi reconnaître le droit au suicide assisté. Selon le projet de loi C- 14, le gouvernement devrait plus tard se pencher sur la question d'étendre aux mineurs le droit à l'aide médicale au suicide. Je ne suis pas du tout de cet avis, et cela est vrai de la plupart des Canadiens. Je précise qu'au comité, un représentant du groupe Dying with Dignity, pourtant favorable à l'euthanasie, a dit que, selon lui, le droit à une aide médicale au suicide ne devrait être reconnue aux mineurs que s'ils souffrent d'une maladie terminale ou s'ils sont en fin de vie.
Son Honneur le Président : Vous avez écoulé votre temps de parole. Voulez-vous encore cinq minutes? Le consentement est-il accordé?
Des voix : Oui.
La sénatrice Batters : Il nous faut, alors que nous nous penchons sur la question, réfléchir à la gravité de ce que nous encouragerions en autorisant une étude plus poussée de l'idée de reconnaître aux mineurs matures le droit à une aide médicale au suicide. Ainsi que l'a fait remarquer mon collègue le sénateur White, dans ses fonctions antérieures de policier, il n'avait même pas le droit d'interroger une personne de moins de 18 ans sans la présence de l'un de ses parents. Un mineur mature n'a pas le droit de voter. Et pourtant, si ce projet de loi C-14 n'est pas amendé, nous allons continuer à envisager l'idée d'accorder à cet enfant le droit de demander à être tué avec l'aide d'un professionnel de la santé.
Chers collègues, nous avons tous eu 12, 14, 16 ans, et je suis certaine qu'aucun d'entre nous n'a oublié combien il était difficile d'imaginer que notre situation allait changer. C'est pour ça que « It Gets Better », la campagne contre l'intimidation et les brimades, a été lancée à l'intention des adolescents, afin de favoriser chez eux une certaine distanciation par rapport à la situation immédiate, ce qui est parfois très difficile à cet âge.
Les enfants sont parmi les plus vulnérables d'entre nous. Honorables sénateurs, nous ne devons pas envisager de leur reconnaître le droit à une aide médicale au suicide et je ne peux pas souscrire aux dispositions de ce projet de loi autorisant que la question soit étudiée plus avant. Selon l'arrêt Carter, il est clair que seuls les adultes capables doivent avoir le droit à une aide à mourir. La cour n'a manifestement pas voulu reconnaître ce droit aux enfants.
Je pense, dans un même ordre d'idées, que dans le cadre de ce projet de loi C-14, le gouvernement Trudeau a pris certaines libertés en élargissant la catégorie des professionnels de la santé autorisés à évaluer la capacité d'un patient à se prévaloir d'une aide au suicide, à autoriser cela, et à prescrire et administrer des médicaments provoquant la mort. Pour la première fois, les infirmiers praticiens se voient, aux termes du projet de loi C-14, reconnaître à cet égard les mêmes pouvoirs que les médecins.
Les juges de la Cour suprême ont voulu que seuls les médecins puissent fournir une aide médicale au suicide. Je précise que, dans l'arrêt Carter, on trouve le mot « médecin » plus de 100 fois alors que le mot « infirmière » ou « infirmier » ne s'y trouve pas du tout.
Le gouvernement Trudeau a dit avoir élargi à cet égard la catégorie des professionnels de la santé et englobé les infirmiers praticiens afin d'élargir l'accès à l'aide au suicide dans les zones rurales et éloignées. Or, on ne trouve aucune restriction géographique de cet ordre dans le texte du projet de loi. Ainsi, non seulement les patients pourraient-ils faire la tournée des médecins afin d'en trouver un ou deux qui accepteront de les aider à mourir, mais ils pourraient désormais faire la tournée des infirmières praticiennes afin d'en trouver deux qui n'auraient pas besoin de l'aval d'un médecin.
Je tiens à préciser que je n'entends aucunement amoindrir le rôle ou les compétences des infirmiers praticiens. Je reconnais l'importance du travail qu'ils effectuent, notamment dans les communautés rurales et éloignées. Il se peut très bien que ce soit les professionnels de la santé qui connaissent le mieux la situation du patient. Reconnaissons, cependant, que malgré leur éducation et leur formation, les infirmiers praticiens ne sont pas des médecins. L'Ontario et la Colombie-Britannique, deux des provinces canadiennes les plus peuplées, ne permettent pas aux infirmiers praticiens de prescrire des opiacés. Cela dit, je me demande pourquoi le gouvernement fédéral envisage d'élargir le champ de pratique des infirmiers praticiens en leur autorisant à évaluer la capacité de décision du patient, et donner suite à une demande d'aide au suicide. Il n'y a pas en effet de geste médical plus grave que celui qui consiste à avaliser la mort d'un patient. D'après moi, une telle évaluation doit être réservée aux médecins qui seuls possèdent l'éducation et les connaissances nécessaires.
L'Association des infirmières et infirmiers du Canada a déclaré au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles que le personnel infirmier aurait le temps d'appeler un médecin en renfort au cas où l'opinion d'un médecin serait nécessaire pour approuver une demande de suicide assisté, et ce, même dans les régions rurales et éloignées.
L'élargissement de la catégorie des fournisseurs de soins de santé pour inclure les infirmiers praticiens est emblématique de tout ce qui cloche au sens large, selon moi, avec le projet de loi C-14. Sans aucune raison valable, ce projet de loi ouvre des portes qui n'ont pas besoin d'être ouvertes. Il étend la catégorie de fournisseurs de soins de santé habilités à prendre part au suicide assisté aux infirmiers praticiens en plus des médecins et il laisse entrevoir que nos concitoyens les plus vulnérables, c'est-à-dire ceux qui souffrent de maladie mentale et même les enfants, auront eux aussi accès au suicide assisté. En essayant de plaire à tout le monde, ce projet de loi ne plaît à personne.
Je vous en conjure, honorables sénateurs : prenez toute la mesure de la gravité des décisions de vie ou de mort que nous devons prendre en décidant quoi faire avec ce projet de loi. Nous risquons de n'avoir qu'une seule chance de faire les choses correctement, et les décisions que nous prendrons ici-même au sujet de ce projet de loi auront de profondes répercussions pendant très longtemps.
Tout au long du débat sur ce projet de loi, le gouvernement libéral a énormément mis l'accent sur le fait d'aider des gens à mourir. Je crois qu'il devrait consacrer davantage d'efforts à aider les gens à vivre. Nous devons utiliser notre second examen réfléchi pour renforcer les mesures de sauvegarde concernant le suicide assisté prévues dans le projet de loi afin que nos concitoyens les plus vulnérables soient protégés.
Merci.
Son Honneur le Président : La sénatrice Lankin a la parole pour poursuivre le débat.
La sénatrice Lankin : Merci, Votre Honneur.
Honorables sénateurs, avant d'aborder les aspects précis du projet de loi, je tiens à dire à quel point je trouve que notre débat a profité de l'ajout de deux porte-parole, pour lesquels il nous a fallu prévoir une exemption au Règlement et donner notre consentement. Si nous avions pu en ajouter d'autres, et peut-être pas des représentants des deux partis qui ont pris part à la discussion, nous aurions peut-être pu entendre plus longuement le point de vue du sénateur Murray Sinclair, par exemple. Je crois que cela aussi aurait certainement pu éclairer notre débat.
La sénatrice Lankin : Cela nous aurait évité de laisser tout un groupe de sénateurs sur la touche. Il est beaucoup question des exclusions prévues dans le projet de loi. La parabole du sénateur Sinclair sur les deux renards et le poulet aurait peut-être pris un tout autre sens. Primo, c'est toujours une bonne idée d'inviter le poulet à prendre part aux discussions, et secundo, nous aurions pu vous implorer de mieux défendre, à l'avenir, les intérêts des poulets que nous sommes, nous les « poissons flottants » de cette institution. J'espère que dorénavant, quand il sera question de déroger aux règles régissant les décisions que doivent prendre les caucus politiques, les sénateurs indépendants pourront aussi prendre part aux discussions.
Je suis contente d'être ici. C'est un véritable honneur de me trouver parmi vous en ce moment et de discuter d'une mesure législative extrêmement importante.
Bon nombre de nos collègues qui ont pris la parole ce soir ont abordé les différents enjeux et problèmes selon leur perspective personnelle. Je suis moi aussi d'avis, en ce qui concerne le concept de « mort raisonnablement prévisible », que la solution trouvée par le gouvernement, qui consiste à créer une interdiction générale et à instaurer une structure qui exclurait tout un groupe de citoyens, va à l'encontre de la Constitution.
Je ne suis pas avocate et je ne ferai pas semblant d'en être une. Tout ce que je sais, c'est que, en vous lançant dans la mise en œuvre d'un système réglementaire complexe, vous allez retirer aux gens des droits qui ont été établis. Je suis d'accord pour dire qu'il revient au législateur de faire ce travail.
(2050)
Cependant, lorsque le législateur s'acquitte de sa responsabilité, il doit s'efforcer de porter le moins possible atteinte aux droits des personnes concernées. La ministre affirme avoir inclus ce critère dans le projet de loi parce qu'elle s'inquiète du sort des personnes vulnérables. Elle craint les conséquences sur ces personnes de l'élargissement de l'accès, et je suis d'accord avec elle. Toutefois, il faut alors inclure de meilleures garanties dans la loi, et non exclure totalement certains cas ou interdire complètement l'accès à une catégorie entière de personnes.
Je voudrais parler de l'effet de la formulation employée. J'ai l'intention d'appuyer tout amendement qui visera à supprimer le passage où l'on dit que la mort doit être raisonnablement prévisible ou qui ajoutera des garanties plus solides concernant ce groupe de personnes.
Je voudrais parler de l'expression employée, c'est-à-dire de la mort raisonnablement prévisible et des conséquences imprévues qui risquent de découler de l'emploi de cette expression. J'essaie de comprendre ce que l'on entend par là, et un certain nombre de personnes nous ont déjà dit qu'il y avait passablement de confusion à ce sujet. Nous savons que la profession médicale ne sait pas exactement ce que veut dire cette expression, alors il faut aller fouiller dans les pensées de ceux qui ont rédigé le projet de loi pour comprendre ce qu'ils avaient en tête lorsqu'ils ont choisi cette expression. C'est ce que les tribunaux feront pour interpréter la loi. Ils examineront le contenu des documents d'accompagnement et chercheront à y déceler des indices. Ils prendront connaissance de ce qui a été dit à ce sujet.
À la suite de la décision rendue il y a une semaine par la Cour supérieure de l'Ontario, des représentants du ministère de la Justice ont été questionnés et ont répondu que, selon eux, le projet de loi C- 14 était conforme à l'arrêt Carter et que, si les dispositions juridiques proposées avaient déjà été en vigueur, l'homme visé par la décision de la Cour supérieure de l'Ontario aurait été jugé admissible à l'aide médicale à mourir puisqu'il répondait aux critères définis dans le projet de loi, soit le caractère « grave et irrémédiable » du problème de santé, le « déclin avancé et irréversible », la maladie « grave et incurable », et ainsi de suite.
Selon l'interprétation des représentants du ministère de la Justice, l'homme aurait aussi répondu au critère de la « mort naturelle raisonnablement prévisible » parce qu'il était âgé de 90 ans. Cela m'a retourné l'estomac. Je leur ai renvoyé un courriel avec d'autres questions, en leur demandant notamment si l'âge avait bel et bien été le facteur déterminant dans cette décision. Je crois que c'est un terrain très dangereux sur lequel s'aventurer
J'ai reçu la réponse suivante : « Comme les autres critères que nous avons mentionnés, l'âge est assurément l'un des facteurs en cause. C'est un élément qu'il importe de prendre en considération. » Je pense même me rappeler que, dans l'un des deux courriels, les représentants du ministère ont affirmé qu'ils croyaient que Kay Carter aurait elle aussi satisfait aux critères du projet de loi C-14 parce qu'elle avait 89 ans.
Si vous supprimez le critère de souffrances intolérables et même celui de maladie incurable, ou tout ce qui a trait au caractère irrémédiable d'une maladie ou d'un problème de santé dans l'arrêt Carter, il reste seulement la notion de mort naturelle. Nous comprenons en quoi consiste la phase terminale. Or, les représentants du ministère de la Justice semblent seulement se fonder sur le critère de l'âge pour définir le concept de mort naturelle raisonnablement prévisible.
On a beau dire que l'âge est seulement l'un des facteurs pris en considération, mais si je souffrais des mêmes problèmes de santé que l'homme de 90 ans visé par la décision de la Cour supérieure de l'Ontario, que j'étais aussi fragile que lui, en tant que femme de 62 ans, je ne serais pas admissible à l'aide médicale à mourir aux termes de ce projet de loi, puisqu'il reste encore des années avant que ma mort naturelle devienne raisonnablement prévisible. Cela évoque pour moi le spectre de l'âgisme dans le système de santé, problème qui y est déjà très répandu et qui, je le crains, risque de grimper en flèche.
Dans une entrevue publiée, je crois, lundi ou mardi dans le Globe and Mail, la ministre de la Justice a elle aussi affirmé que Kay Carter aurait respecté les critères établis parce qu'elle avait 89 ans.
En qualité de ministre de la Santé, j'ai connu une période durant laquelle, par exemple, on a fait des expériences, en Oregon, où on donnait la possibilité à des personnes de choisir, dans une liste d'actes médicaux, lesquels seraient couverts par le régime de santé de leur État. Comme c'était l'époque de la génération des baby- boomers, ce sont majoritairement eux qui ont voté. Je peux vous dire que les enjeux retirés de la liste, ceux qui ne seraient pas couverts, étaient presque tous des interventions de soins de santé dont auraient bénéficié les personnes âgées.
Nous vivons dans une société où l'âgisme est monnaie courante, et nous devrions nous en inquiéter dans cette enceinte. Nous vivons dans cette société. D'autres sociétés ont commencé à s'attaquer à ce problème. Il y a plusieurs années, le système national de santé du Royaume-Uni a lancé une initiative visant à éradiquer l'âgisme et à instaurer des systèmes qui répondaient aux besoins des personnes âgées et qui étaient plus respectueux à leur égard.
J'ai écouté très attentivement les ministres et j'ai entendu une autre définition de ce que pourrait être une mort naturelle raisonnablement prévisible; elle vient de la ministre de la Santé. Elle a utilisé l'exemple d'une personne atteinte de la sclérose latérale amyotrophique et elle a dit qu'il pourrait être question de mois, ou même de quelques années. Je ne comprends pas très bien. De quoi parlons-nous? Est-il question de l'âge? La mort est-elle raisonnablement prévisible s'il s'agit d'une maladie qui, nous le savons, continuera de progresser? Si on est atteint d'une maladie, la mort est raisonnablement prévisible sur une certaine période non définie, mais si on souffre d'une autre maladie — et le sénateur Cowan a parlé de la maladie de Huntington —, on ne satisferait pas aux critères.
Je regarde maintenant l'article de la Charte qui porte sur l'égalité et je me dis que l'âge est un facteur de discrimination qui déterminera si la loi sera appliquée. Elle pourrait s'appliquer ou non, et maintenant, le type d'incapacité ou de maladie est un facteur de discrimination. Je suis très préoccupée, pas parce que je crois qu'on l'a fait volontairement, mais par les conséquences fortuites qui pourraient en découler.
J'aimerais également parler des directives anticipées. Chacun d'entre nous a une histoire à raconter. En effet, à quelques exceptions près, les sénateurs appartiennent à une génération de personnes qui se sont occupées de leurs parents dans leurs vieux jours, et nous sommes nombreux à avoir des parents atteints de la maladie d'Alzheimer ou d'autres formes de démence. Pour ma part, il y a plus de 20 ans, en ma qualité de ministre de la Santé de l'Ontario, j'ai contribué à l'élaboration du cadre législatif régissant le consentement au traitement et l'évaluation des capacités, qui s'intéressait notamment aux mineurs matures et à la définition du consentement. Ce sont des commissions qui ont établi les principes maintenant bien connus que sont le consentement au traitement et l'évaluation des capacités.
Je n'arrive pas à comprendre les réserves émises par la province que je représente au Sénat compte tenu de l'expérience que nous avons acquise depuis plus de 20 ans. Je ne me puis me prononcer au nom des autres provinces, mais je suis sure que d'autres sénateurs auraient également des choses à dire à ce sujet. J'estime que les commissions qui s'intéressent au consentement et aux capacités ont les compétences spécialisées nécessaires pour répondre aux préoccupations que soulèvent certaines parties au sujet des moyens d'évaluer qu'une personne est en pleine possession de ses moyens et des conditions à imposer. Elles sont à la hauteur de la tâche, je ne me fais aucun souci à cet égard. Je sais que la grande majorité des personnes dont des membres de la famille sont atteints de démence et qui craignent eux-mêmes pour leur avenir, comme mon frère et moi, veulent garder leur vie en main.
Rien ne mine le contrôle et l'autonomie autant que la démence; c'est quelque chose qui m'inquiète beaucoup, et je préconiserai des amendements qui renforceraient la mesure à cet égard.
Soit dit en passant, je n'écarte pas la notion selon laquelle nous pouvons encore en faire davantage pour renforcer les mesures de protection dans la loi. Je trouve que ce serait très utile. Cela dit, je ne vois pas pourquoi cela devrait nous empêcher d'aller de l'avant avec le projet de loi afin que les systèmes de santé provinciaux puissent bénéficier des dispositions à l'étude.
Je tiens à ce que les personnes qui ont parlé des examens indépendants mentionnés dans le préambule jettent un coup d'œil au texte qui nous a été renvoyé. Ces examens ont été retirés du préambule et inscrits à l'article 9.1. Je reconnais que ce n'est peut- être pas encore assez, cependant.
D'aucuns nous ont dit ce qu'ils aimeraient que le projet de loi contienne tout en sachant que ces choses y figurent déjà. Je pense entre autres aux examens, qui devront débuter dans les 180 jours suivant la date où le projet de loi sera promulgué. Selon moi, un autre examen indépendant devrait être ajouté à cette disposition.
(2100)
La ministre nous a parlé de ses inquiétudes quant à la possibilité d'étendre l'aide médicale à mourir à un groupe de Canadiens qui ne sont pas atteints d'une maladie en phase terminale. Elle nous a aussi dit craindre que ce projet de loi fasse en sorte que des personnes vulnérables soient forcées d'avoir accès à l'aide médicale à mourir ou qu'elles tentent d'y avoir accès de manière inappropriée. Elle a parlé de la solitude, de l'isolement social, de la pauvreté, du deuil et de la marginalisation. Je lui dis que je me préoccupe aussi de ces choses, tout comme, j'en suis persuadée, chacun d'entre nous. Je pense donc qu'il est nécessaire de mettre en place des mesures de protection.
Selon moi, ces questions entrent dans la catégorie des conditions sociales et des déterminants sociaux de la santé. Des personnes sont atteintes d'incapacité et sont vulnérables et marginalisées à cause d'une maladie mentale ou pour d'autres raisons. Compte tenu des déterminants sociaux de la santé, ces personnes sont susceptibles de devoir endurer de plus grandes souffrances.
Par exemple, si vous n'avez pas les moyens d'obtenir les soins à domicile dont vous avez besoin; si vous ne connaissez pas les services de soutien ou les soins palliatifs offerts aux personnes handicapées ou atteintes de maladie mentale ou n'y avez pas accès; si vous vous trouvez dans une situation d'isolement social, vous n'êtes peut-être pas en mesure d'avoir accès aux services de soutien, et ce, même s'ils existent.
Il me semble qu'il nous incombe d'examiner les conditions sociales ou les déterminants sociaux de la santé qui ont pour effet d'accroître les souffrances d'une personne ou qui la poussent à avoir recours à l'aide médicale à mourir peut-être avant qu'on puisse lui offrir les services de soutien nécessaires en tant qu'option et solution de rechange.
Cela dit, j'ai l'intention de proposer un amendement. Je n'en ai pas encore finalisé le libellé et je suis ouverte aux commentaires. Nous allons parler de cette question. L'amendement viserait à ajouter un autre examen indépendant, qui consisterait à déterminer des mesures législatives et non législatives permettant d'assurer le consentement entier et éclairé à l'aide médicale à mourir lorsqu'on craint que des conditions sociales et des déterminants sociaux de la santé aggravent les souffrances d'une personne et la poussent à demander l'aide médicale à mourir.
En cas d'une telle crainte — de la part du personnel médical, de témoins ou d'autres intervenants, selon la condition de la personne concernée —, ces questions seraient explorées et il faudrait que le régime réglementaire complexe offre la possibilité d'aiguiller la personne vers les sources d'aide appropriées en cas de besoin.
Selon moi, il faut étudier cette question, car il faut bien la comprendre. Il s'agit d'une chose que la communauté des handicapés réclame.
Je crois que mon temps de parole est écoulé, je vais donc conclure.
Des voix : Cinq minutes.
La sénatrice Lankin : Merci. J'aurai bientôt terminé.
L'autre partie de l'amendement exige que, lorsqu'une étude est effectuée, le ministre en fasse rapport dans les 18 mois qui suivent son lancement.
Il faudra du temps, mais je crois que nous jugeons tous urgent d'obtenir des réponses aux questions soulevées, d'instaurer des mesures de sauvegarde appropriées et veiller à ce que la majorité des Canadiens obtiennent le soutien et la protection nécessaires tout en pouvant exercer leurs droits fondamentaux.
Merci beaucoup.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Acceptez-vous de répondre à une question, sénatrice Lankin?
La sénatrice Lankin : Oui. Merci.
La sénatrice Batters : Sénatrice Lankin, durant votre allocution, vous avez affirmé que la partie du préambule traitant des examens indépendants avait été supprimée et remplacée par l'article 9.1.
Vous devriez peut-être jeter un autre coup d'œil au projet de loi. J'ai un exemplaire de la version du projet de loi adoptée par la Chambre. Dans le préambule figure toujours un paragraphe où il est question d'explorer d'autres situations « où une personne peut demander l'aide médicale à mourir, à savoir les cas de demandes faites par les mineurs matures, de demandes anticipées et de demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée [...] »
L'article 9.1 indique que les examens indépendants doivent être lancés au plus tard 180 jours après la date de la sanction du projet de loi.
Je me demande si votre perception est différente ou si cela clarifie les choses?
La sénatrice Lankin : Merci beaucoup. Non, ce n'est pas plus clair. Je pense que les deux choses que nous avons dites sont vraies.
Ces aspects font encore partie du préambule. Je ne pense pas avoir dit qu'ils n'y figuraient plus.
Je tenais à souligner que les examens indépendants font maintenant partie de la mesure législative. Ainsi, il y est question de la date de début de ces examens, mais on y indique aussi qu'il faut lancer :
[...] un ou des examens indépendants des questions portant sur les demandes d'aide médicale à mourir faites par les mineurs matures, les demandes anticipées et les demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée.
Puisque ces examens indépendants sont prévus dans le projet de loi et que la nature de ceux-ci y est également précisée, à mon avis, nous pourrons apporter des amendements beaucoup plus importants que si on modifiait simplement le préambule, même si le préambule et le sommaire devront aussi être modifiés en conséquence si cet amendement est adopté.
L'honorable Tobias C. Enverga, Jr. : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois.
Je tiens à remercier le parrain du projet de loi, le sénateur Baker, ainsi que les autres sénateurs qui nous ont fait part de leur point de vue et de leurs inquiétudes au sujet de cette mesure législative historique. Je tiens aussi à profiter de l'occasion pour remercier nos collègues qui ont siégé pendant de longues heures au comité mixte spécial, car le temps pressait, ainsi que nos collègues du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui a étudié la teneur du projet de loi.
Honorables sénateurs, je dirai d'entrée de jeu que je suis contre l'aide médicale à mourir. Je crois que la vie doit se terminer quand la mort vient naturellement et qu'elle ne devrait pas être raccourcie avec l'aide d'une autre personne, qu'il s'agisse d'un médecin agissant dans des conditions contrôlées légalement, d'un exécutant qui applique la loi ou d'un assassin. Il ne devrait jamais arriver qu'une personne enlève la vie d'une autre.
Cela dit, sachant que bon nombre d'entre vous ne sont pas d'accord avec moi, je dois bien accepter la décision de la Cour suprême du Canada dans la décision Carter c. Canada et m'acquitter de mon devoir de sénateur en m'assurant que nous adoptions une loi qui éliminera tout risque d'abus pouvant porter atteinte aux plus vulnérables de notre société.
Honorables sénateurs, une personne atteinte d'une maladie grave qui endure des souffrances intolérables compte parmi les plus vulnérables de notre société. Dans la même catégorie se trouvent des personnes encore plus vulnérables, par exemple des mineurs qui ont des troubles mentaux ou développementaux. Nous avons le devoir de les protéger contre un certain nombre de dangers, notamment contre les gens qui pourraient, pour une raison ou une autre, tenter d'influencer leur décision. Pensons aussi aux patients qui pourraient prendre une décision malavisée parce qu'ils n'ont pas accès aux soins palliatifs qui soulageraient leur douleur et leur permettraient de passer leurs derniers jours dans un milieu agréable.
Honorables sénateurs, je vous raconte une anecdote personnelle qui illustre bien pourquoi je crois que tous les patients méritent qu'on leur donne le summum des soins, c'est-à-dire les meilleurs soins palliatifs et un accompagnement compatissant, plutôt que la possibilité de mourir plus vite.
Ma belle-mère était vieille et fragile, et elle vivait avec nous lorsqu'elle est tombée gravement malade après avoir fait une réaction allergique aiguë à un médicament qu'on lui avait prescrit. Elle a fait ce qu'on appelle un effondrement du système immunitaire. Elle est restée quelques mois aux soins intensifs. Elle était branchée à toutes sortes de machines qui suivaient ses signes vitaux et la gardaient en vie. Sous respirateur artificiel, elle était entourée d'une potence pour les transfusions, d'une machine à dialyse et de bien d'autres appareils.
Pendant les premières semaines, elle était inconsciente, mais elle a fini par reprendre connaissance. De toute évidence, elle souffrait et au mieux était inconfortable. Le personnel de l'hôpital avait même mis la mention « Ne pas réanimer » à son dossier. Mon épouse a immédiatement protesté, et cette mention a été rapidement effacée. Par conséquent, nous avons engagé du personnel pour la surveiller en tout temps à l'hôpital, pour aider le personnel infirmer et aussi pour qu'elle ait une personne avec qui communiquer alors qu'elle était alitée et branchée à toutes ces machines.
Au cours de cette période, mon épouse et moi avons reçu la visite régulière de médecins et d'éthiciens qui nous disaient qu'il n'y avait pas d'espoir, qu'elle ne récupèrerait pas et qu'elle n'avait aucune qualité de vie.
En d'autres termes, les médecins laissaient entendre — et les éthiciens proposaient clairement — qu'il fallait la débrancher et la laisser mourir pour la libérer de ses souffrances. Le plus cruel avec certaines de ces conversations, c'est que ma belle-mère était à proximité et qu'elle pouvait nous entendre. Cela nous laissait le sentiment que les éthiciens et les médecins tentaient de la persuader de demander à ce qu'on mette fin à sa situation fâcheuse. En dépit de toutes ces difficultés, ma belle-mère n'a jamais exprimé le souhait de mourir pour mettre fin à ses souffrances. Nous savons pourquoi elle a choisi de demeurer en vie. C'était non seulement en raison de sa foi, mais parce que les gens qui lui rendaient visite la réconfortaient et lui permettaient de bavarder un peu. Un petit contact avec ses petits-enfants et ses amis faisait disparaître une partie de la douleur et de l'inconfort.
(2110)
Avec de l'amour, des prières et des soins constants, elle a pu survivre et se rétablir. Pendant les deux années qui ont suivi, elle a pu vivre et profiter pleinement de la vie. Elle a même voyagé aux Philippines avant de mourir d'une affection n'ayant aucun rapport avec cet épisode.
Bref, honorables sénateurs, amis et collègues, un médecin ne sait pas vraiment si ou quand un patient va mourir d'une affection. La science médicale a fait des progrès au cours des 20 dernières années et elle continue d'évoluer. Ce qui n'était pas possible auparavant l'est peut-être aujourd'hui. Il y a des progrès dans la gestion de la douleur grâce à de nouveaux médicaments, voire à la sédation.
J'estime que si nous faisons preuve de compassion et d'amour envers nos patients et que nous offrons la bonne option de traitement ou de soins palliatifs, il y a de bonnes chances que personne ne demandera à mourir.
Honorables sénateurs, il y a beaucoup à dire au sujet du projet de loi et de tout le travail fait par les comités, mais, faute de temps, je suis forcé de ne présenter que quelques-unes des principales préoccupations que j'ai et que de nombreux membres du public ont exprimées au cours de la dernière année.
Ce qui me préoccupe le plus, chers collègues, c'est l'absence de soins palliatifs et de soins de fin de vie pour les Canadiens, en particulier pour ceux — nombreux dans notre vaste pays — qui vivent dans des régions éloignées. Je vais citer un membre du Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, un honorable sénateur qui a échangé avec Son Éminence le cardinal Thomas Collins, archevêque de Toronto, quand celui-ci est venu témoigner devant le comité le 3 février. Voici ce que le sénateur a dit :
[...] vous prêchez à des convertis, car nous sommes tous d'avis que toute la population devrait pouvoir avoir accès plus facilement à de meilleurs soins palliatifs. Mais ce n'est pas la question dont nous sommes saisis.
Je ne suis pas du tout d'accord. C'est exactement ce dont nous sommes saisis. On nous demande à nous, sénateurs, de permettre à l'État de prendre la vie de gens qui ne sont pas une menace pour la première fois depuis que la peine capitale a été abandonnée, en 1962. Comment une personne qui souffre peut-elle prendre une décision éclairée quand on ne lui offre pas de soins palliatifs? Avant de permettre à des adultes capables de choisir de mettre fin à leurs jours, nous devons leur offrir des options. Un choix sans options n'est pas un choix; en adoptant cette mesure législative, c'est comme si nous renoncions aux soins palliatifs et aux soins de fin de vie.
La Chambre haute existe depuis 150 ans, et elle ne s'est jamais trouvée dans une situation aussi horrible.
Ma deuxième source de préoccupation, honorables sénateurs, est l'absence de mesures de sauvegarde dans le projet de loi. La Cour suprême a été très claire dans sa décision. Elle a employé l'expression « adultes capables » pour indiquer qui devrait avoir accès à l'aide médicale à mourir. J'ai été extrêmement préoccupé par le rapport du comité mixte quand il a été déposé ici, parce qu'il ouvrait la porte aux mineurs matures et aux personnes aux prises avec un trouble mental sous-jacent. Le projet de loi dont nous sommes saisis à l'heure actuelle ne précise pas que les personnes aux prises avec un trouble mental sous-jacent ne sont pas admissibles à l'aide médicale à mourir. Il y est fait allusion dans le préambule du projet de loi quand il est question de l'élaboration de mesures non législatives, mais c'est loin d'être clair.
Les fonctionnaires et les ministres responsables ont dit à plusieurs reprises que l'aide médicale à mourir ne sera pas offerte à une personne dont le seul problème médical est une maladie mentale, mais cela ne figure pas dans le projet de loi. Les deux principaux arguments sont, d'une part, que les critères d'admissibilité rendent très peu probable l'admissibilité du patient dans un tel cas et, d'autre part, que toute proposition ultérieure d'élargir l'accès à l'aide médicale à mourir sera soumise à une nouvelle étude.
Honorables sénateurs, ce n'est pas une mesure de sauvegarde suffisante. J'aimerais citer l'exemple d'un problème de santé mentale qui, à mon avis, rendrait une personne admissible. Les troubles de l'alimentation sont des maladies mentales potentiellement mortelles. Ce terme général inclut notamment l'anorexie mentale, la boulimie et la frénésie alimentaire, qui, selon les estimations, peut toucher entre 600 000 et 990 000 Canadiens à tout moment. On estime que les deux premiers troubles que j'ai cités tuent de 1 000 à 1 500 Canadiens par année, et que le taux de mortalité est de 10 p. 100 à 15 p. 100 chez ceux qui souffrent d'anorexie, et de 5 p. 100 chez les personnes boulimiques.
Honorables sénateurs, bien qu'on puisse faire valoir que c'est un problème de santé dont on peut se remettre, ce n'est pas nécessairement vrai. L'aspect déterminant se trouve à l'alinéa 241.2(2)c), qui parle d'un problème de santé qui cause à la personne :
[...] des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu'elle juge acceptables [...]
Étant donné que ce projet de loi propose une approche centrée sur le patient, comme le dit de manière si éloquente le titre du rapport du Comité mixte spécial, l'acceptabilité du traitement dépend en quelque sorte de celui qui le reçoit. On pourrait croire que l'acceptabilité du traitement et la volonté de le recevoir diminuent dès que la personne demande l'aide à mourir.
Honorables sénateurs, je suis membre du Comité sénatorial des peuples autochtones, où nous nous penchons souvent sur la dure réalité d'un grand groupe vulnérable de notre population. Mes honorables collègues se souviennent probablement de l'état d'urgence qui a été déclaré le 9 avril dernier dans la réserve de la nation d'Attawapiskat, dans le Nord de l'Ontario, après une épidémie de tentatives de suicide; il y a eu 100 tentatives en 7 mois. Le mois précédent, au Manitoba, la nation crie Pimicikamak a aussi déclaré l'état d'urgence à la suite d'une vague de suicides chez des jeunes. Encore une fois, on nous assure que ceux qui veulent se suicider ne sont pas admissibles à l'aide à mourir aux termes de ce projet de loi, mais ce n'est pas dit expressément. Sans être médecin ni spécialiste de la santé, je suppose qu'un problème de santé qui amène une personne à vouloir s'enlever la vie pourrait rendre cette personne admissible à l'aide à mourir aux termes de ce projet de loi parce que les tentatives de suicide répétées de cette personne finiraient par rendre sa mort raisonnablement prévisible.
La troisième préoccupation dont je vais parler, c'est l'absence de mesures de sauvegarde. Au moment d'examiner le projet de loi, notre premier devoir doit être de veiller à ce que personne ne reçoive une aide médicale à mourir sans que les procédures appropriées soient suivies et que personne ne reçoive indûment une aide médicale à mourir. Si l'on examine des mesures législatives semblables qui sont en vigueur en Belgique et aux Pays-Bas, il faut prendre note des difficultés qui ont été relevées après que ces pays ont donné aux médecins l'autorisation d'aider leurs patients à mettre fin à leur vie.
Honorables sénateurs, aux Pays-Bas, qui comptent environ 17 millions d'habitants, près de 5 000 personnes ont reçu une aide médicale à mourir en 2013. Leur système comporte un mécanisme de surveillance, c'est-à-dire cinq comités d'examen régionaux qui évaluent chaque cas après le fait pour établir le caractère légal du processus qui a eu lieu. Selon un article paru dans le British Medical Journal de 2011, sur 3 136 cas signalés, 9 ont été jugés non conformes aux critères. On attend une décision concernant 500 autres cas. Le pourcentage est faible, mais, lorsqu'il est question de mettre fin à la vie d'une personne, aucun pourcentage n'est acceptable.
En Belgique, un pays à qui revient le douteux honneur d'avoir joué un rôle de premier plan en matière d'aide médicale à mourir, les statistiques sont plus inquiétantes. Le droit belge exige des médecins qui pratiquent des euthanasies de qu'ils signalent chaque cas, aux fins d'examen, à un comité fédéral d'évaluation et de surveillance. Un fait troublant a été signalé dans une étude publiée en 2010. Dans la région des Flandres de la Belgique, seuls 52,8 p. 100 des cas d'euthanasie ont été signalés en 2007. Cela signifie, honorables sénateurs, qu'un cas sur deux n'a pas été signalé.
(2120)
Comment est-il possible de garantir le respect des lignes directrices lorsqu'un nombre aussi important de cas n'est pas signalé? L'étude sur la Belgique renvoie à une étude semblable réalisée aux Pays-Bas pour la même année de référence, qui démontre qu'un peu plus de 80 p. 100 des cas seulement y ont été signalés. Ces chiffres sont renversants, et ce pourrait être la voie que le Canada suivra, avec notre autorisation, à moins que nous ne fassions notre devoir constitutionnel et veillions à ce que cette mesure législative historique soit examinée de très près et soit dûment amendée pour garantir qu'aucune vie ne soit perdue par erreur ou de manière irrégulière.
Honorables sénateurs, j'ai essayé de faire ressortir trois lacunes importantes du projet de loi dont nous sommes saisis aujourd'hui, mais il y a aussi d'autres aspects que je ne peux pas examiner, mais que d'autres mentionneront probablement, notamment la liberté de conscience, afin de protéger les praticiens et d'autres personnes contre l'expérience horrible et traumatisante que constitue le fait de tuer un patient plutôt que de le guérir. J'ai fait cela pour montrer que les termes utilisés...
Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénateur Enverga, demandez-vous cinq minutes de plus?
Le sénateur Enverga : Oui, j'aimerais demander une prolongation, s'il vous plaît.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Est-ce d'accord, honorables sénateurs?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Enverga : J'ai fait cela pour montrer que les termes utilisés dans la mesure législative ne correspondent pas à ce que nous disent les ministres et les fonctionnaires des ministères de la Justice et de la Santé.
Comme je l'ai dit au début, je m'oppose au fait de tuer, avec l'approbation de l'État, une personne qui ne représente pas une menace immédiate. Ma crainte est bien plus profonde que ce dont j'ai pu vous faire part pendant le peu de temps qui nous est imparti.
Ce que je veux, c'est que les honorables sénateurs comprennent les faiblesses législatives du projet de loi, qu'ils constatent que les mesures de sauvegarde ne sont pas établies dans la version actuelle et qu'ils ont une occasion unique d'apporter les amendements nécessaires pour assurer une protection maximale des personnes vulnérables tout en respectant et en honorant la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Carter c. Canada.
Honorables sénateurs, nous devons protéger l'honneur du Sénat et ne pas être l'accessoire dans un meurtre qui pourrait être commis en raison de la faiblesse d'une loi. Merci beaucoup.
Des voix : Bravo!
[Français]
Le sénateur Carignan : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui dans le cadre du débat à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir).
Tout comme plusieurs d'entre vous, j'ai longuement réfléchi à ce projet de loi, ainsi qu'aux discours et au vote auquel nous prendrons part dans le cadre de ce projet de loi. J'avais des doutes, mais comme à mon habitude quand je dois prendre une décision, je me suis imaginé dans la position d'une personne paralysée de la tête aux pieds ou d'une personne irrémédiablement atteinte d'une maladie et qui subit une souffrance intolérable, et je me suis demandé si, dans une telle situation, j'aimerais avoir le loisir de prendre ma propre décision. Serais-je d'accord avec l'idée d'être soumis à la décision, à la croyance ou à la religion d'une autre personne? Je me suis dit que j'aimerais être traité avec respect.
J'ai relu la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec. Cette loi a été adoptée avant le jugement Carter. À l'article 2, on indique les principes qui doivent guider la prestation de soins de fin de vie, et plus particulièrement, au premier paragraphe, on peut lire ce qui suit :
Le respect de la personne en fin de vie et la reconnaissance de ses droits et libertés doivent inspirer chacun des gestes posés à son endroit.
Par la suite, au deuxième paragraphe, on peut lire ce qui suit :
La personne en fin de vie doit, en tout temps, être traitée avec compréhension, compassion, courtoisie et équité, dans le respect de sa dignité, de son autonomie, de ses besoins et de sa sécurité.
Selon moi, ces passages sont extrêmement puissants et inspirants.
Le projet de loi C-14 sur l'aide médicale à mourir, son titre le dit, porte sur des questions de vie et de mort, deux mots diamétralement opposés, mais inévitablement reliés à perpétuité.
Nous débattons rarement de projets de loi au caractère si intense et personnel. Nous n'avons jamais traité d'un enjeu aussi déterminant, qui nous force à équilibrer les droits fondamentaux qui sont ceux de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, tel que l'énonce la Charte.
En fait, qui ce projet de loi concerne-t-il? Ce sont nos proches, nos frères, nos sœurs, nos êtres chers, ainsi que nous-mêmes qui risquons un jour ou l'autre de nous retrouver dans une situation où la souffrance devient intolérable et où nous voulons être en mesure de faire un choix. Choisir. Où, quand et avec qui.
Chers collègues, nous travaillons sous le poids d'une date butoir imposée par la Cour suprême. Plusieurs organisations, le Barreau du Québec notamment, ont souligné ce très court délai qu'on leur a imposé pour analyser une mesure législative aussi importante.
Le Barreau du Québec mentionne, dans son mémoire, avoir dû se limiter à ce qui suit, et je cite :
[...] suggérer des modifications à certains articles précis du projet de loi.
Nous avons compris que d'autres modifications auraient été suggérées, n'eût été la contrainte de temps.
Il faut prendre le temps nécessaire, chers sénateurs, pour effectuer une étude adéquate de ce projet de loi et faire notre travail avec diligence. Nous devons retourner chaque pierre et nous assurer d'élaborer la meilleure loi dans les circonstances. Ce n'est pas nous qui avons choisi le sujet. Par contre, nous avons accepté la responsabilité et, avec cette responsabilité vient un devoir de fiduciaire, un devoir de prendre soin.
Permettez-moi donc de commencer en disant que, en principe, je suis d'accord avec le projet de loi C-14, un projet de loi qui s'impose pour créer la stabilité et la certitude à l'intérieur des paramètres juridiques qui encadrent l'application du Code criminel. Cependant, après avoir étudié soigneusement le projet de loi et la jurisprudence, notamment l'arrêt Carter, comme bon nombre de mes collègues, j'ai de graves préoccupations tant d'ordre juridique, constitutionnel que personnel, qui ont été mises en lumière lors de l'étude préalable effectuée en comité et dans le cadre de la séance du comité plénier.
Je crois qu'il faut atteindre un équilibre prudent et mesuré entre le droit des personnes vulnérables, d'une part, et le droit des personnes qui souffrent, d'autre part. Au même moment, nous devons nous assurer que les personnes qui demandent l'aide médicale à mourir le font dans le cadre d'un mécanisme de protection très clair et structuré qui ne laisse place ni à l'incertitude ni à l'imprécision.
Ce projet de loi devait essentiellement dissiper les doutes en matière d'aide médicale à mourir dans l'application du Code criminel. Comme vous le savez, le droit criminel requiert un langage très particulier en raison de son emprise sur les droits et libertés des individus. Le droit criminel, de par sa nature coercitive, exige donc un langage précis, ancré, et lié à des références bien connues et précises.
(2130)
C'est dans ce contexte que les juristes nous ont mis en garde contre l'utilisation de l'expression « mort raisonnablement prévisible ». Il s'agit d'une terminologie qui ne trouve aucune référence, aucun point d'ancrage. La nouvelle loi ne s'appuie sur aucun précédent pour exiger que la mort naturelle soit devenue raisonnablement prévisible.
Cette restriction est inacceptable, disent ses opposants. Selon Dying With Dignity Canada, cela imposerait des années de souffrance sévère et indésirable à des Canadiens comme Kay Carter, qui souffrait de façon intolérable à cause d'une maladie grave et irrémédiable, mais qui n'était pas en phase terminale.
Les médecins nous ont même mis en garde contre une terminologie vague et sans point de référence. Pourquoi cette ligne de démarcation? Ce n'est pas seulement une ligne de démarcation entre un groupe de personnes qui auront droit à l'aide médicale à mourir et ceux qui ne l'auront pas; c'est aussi une ligne qui délimite qui verra son droit constitutionnel respecté et qui le verra bafoué. C'est aussi la ligne qui délimitera le comportement du bon médecin empathique qui donne des soins et l'aide médicale à mourir et, de l'autre côté de la ligne, celui du médecin passible de poursuite criminelle.
La précision de cette ligne de démarcation est fondamentale dans le projet de loi. Le président de la Fédération des ordres des médecins du Canada, le Dr Grant, de la Nouvelle-Écosse, a dit ce qui suit :
Il s'agit de jargon juridique bien trop vague pour les médecins. Si cette mention est maintenue, les médecins seront incapables de déterminer avec certitude l'admissibilité de certains patients qui souffrent.
Même le ministre de la Santé du Québec, qui a été un fervent partisan du régime des soins de fin de vie au Québec, alors qu'il était président d'un ordre médical professionnel, a déstabilisé complètement les fondements de ce projet de loi. Le ministre Barrette a dit ce qui suit :
L'élément qui me rend le plus rébarbatif, c'est la question de la mort raisonnablement prévisible. C'est médicalement impraticable. Je ne suis pas enclin personnellement à prendre le chemin de C-14 sur la base de l'élément qui est la mort naturelle raisonnablement prévisible. Ça ne se peut pas. C'est quelque chose qui est inapplicable.
Le sénateur Joyal a d'ailleurs cité, avec raison, ces avertissements du ministre Barrette.
Il est donc souhaitable, comme le disait le Barreau du Québec :
[...] que les médecins aient une relation franche avec leurs patients et puissent échanger au sujet de toutes les possibilités de soins qui s'offrent à eux.
Pour parvenir à ce lien de confiance avec les patients :
Les médecins doivent avoir l'assurance qu'ils ne sont pas vulnérables ou qu'ils ne sont pas à risque d'être accusés lorsqu'ils discutent avec leurs patients.
Ils ne pourront pas les informer adéquatement si le projet de loi n'est pas clair. Ils ne pourront y parvenir qu'avec l'assurance que cela ne constitue pas une infraction criminelle.
Le projet de loi C-14 ne réussit pas à rassurer les deux parties dans le débat : ceux qui demandent des restrictions additionnelles, et ceux qui en veulent moins. Peu importe notre position légitime dans ce débat, il faut faire en sorte que la loi soit claire, sans ambiguïté, et fondée sur des lignes directrices nettes qui sauront guider les patients, les médecins, les procureurs et les familles.
Lorsque la ministre de la Justice s'est présentée devant nous hier en comité plénier, nous avons entendu davantage de questions que de réponse au sujet de la contestation constitutionnelle qui découlera de ce projet de loi. Ses réponses ont déclenché des alarmes chez moi et chez certains d'entre vous, j'en suis sûr.. Elle a maintenu que ce projet de loi respecte la Charte et les obligations constitutionnelles.
Pourtant, des données factuelles, sociales et claires ont découlé du procès Carter initial. En fonction de toutes ces données, la décision Carter était claire, et je cite :
Nous concluons que la prohibition de l'aide d'un médecin pour mourir à une personne est nulle dans la mesure où elle prive cette personne, un adulte capable, dans les cas où la personne touchée consent clairement à mettre fin à ses jours et la personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables, y compris une affection, une maladie ou un handicap, lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
Je veux bien interpréter la Charte comme le sénateur Sinclair nous l'a souligné, mais il y a un jugement de la Cour suprême. Et lorsqu'il y a un jugement de la Cour suprême qui interprète la Charte, je dois utiliser ce jugement, surtout lorsqu'il vient de la Cour suprême et qu'il est signé de façon unanime, « La cour ».
Pour connaître l'étendue des droits et garanties prévus à la Charte, la Cour suprême a cerné un groupe de personnes dont les droits sont non seulement violés... On ne peut dire « mission accomplie » si on ne garantit le respect du droit qu'à un sous-groupe de victimes, comme c'est le cas dans ce projet de loi, en ne limitant qu'à certains types de personnes de l'ensemble identifié dans le jugement de la Cour suprême.
Des amendements ont été proposés pour faire en sorte que le projet de loi C-14 respecte la Constitution. Pourtant, le gouvernement n'en a pas tenu compte. Plusieurs tribunaux au Canada n'ont même pas accepté les arguments du gouvernement. Il y a la décision de la Cour d'appel de l'Alberta et, plus récemment, des décisions de la Cour supérieure de l'Ontario qui sont directement en opposition au projet de loi C-14. La Cour d'appel de l'Alberta a rendu une décision le 17 mai dans l'affaire E.F., et je cite :
Le juge a rejeté l'argument du Canada voulant que Carter se limite aux patients en phase terminale et a déterminé que E.F. respectait les critères de Carter. » Le Canada a fait appel de la décision et a perdu l'argument en appel.
Le gouvernement n'a rien fait pour amender le projet de loi C-14 après cette décision importante et innovatrice. Dans cette même décision, le juge de motion a jugé, et je cite :
Dans Carter 2015, la Cour suprême n'a pas expressément limité aux personnes mourantes ou à celles ayant une condition médicale terminale potentiellement mortelle ou qui réduit l'espérance de vie [...]
Qui plus est, la décision stipule clairement de ne pas tenir compte de la terminologie de Carter dans l'ensemble, et je cite :
La décision elle-même était claire. Rien dans cette décision ne donne à penser le contraire. Si la cour l'avait voulu ainsi, elle l'aurait dit clairement et sans équivoque. Elle ne l'a pas fait.
L'absence d'amendements acceptés par le gouvernement est extrêmement préoccupante, non seulement à la lumière des procès tenus en Alberta et en Ontario. Le gouvernement a reçu un rapport à la suite de l'étude préalable menée par le Sénat 15 jours avant la présentation du projet de loi. Or, il n'y a eu aucun amendement. Il n'a pas donné suite aux recommandations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles sur le projet de loi C-14. Le gouvernement n'a pas non plus suivi le rapport du comité parlementaire conjoint coprésidé par notre collègue. le sénateur Ogilvie.
Honorables sénateurs, dans cette Chambre, nous avons la responsabilité non seulement de faire respecter les droits des minorités, de représenter les droits des personnes vulnérables et souffrantes, mais nous avons également le devoir de faire respecter leurs droits constitutionnels.
Limiter les critères d'admissibilité pour viser seulement les personnes en phase terminale aurait pour effet d'exclure un groupe de gens qui répondent à tous les critères énoncés, notamment ceux qui vivent des souffrances intolérables liées à une maladie dégénérative comme la sclérose en plaques, la sclérose latérale amyotrophique, la maladie de Parkinson et la maladie de Huntington, par exemple.
(2140)
Nous avons tous vu dans les médias des reportages qui font état de personnes au Québec qui ont décidé de se laisser mourir de faim pour devenir admissibles à l'aide médicale à mourir.
Ces cas préoccupent bien des gens, à commencer par moi. Ces préoccupations se sont fait entendre partout au Canada. Les Canadiens veulent une approche équilibrée, et nous devons être une lueur d'espoir pour toutes ces personnes qui souffrent atrocement, tout en nous assurant de la présence de mesures sévères de sauvegarde pour protéger les personnes vulnérables.
Nous devons réussir, honorables sénateurs. Nous devons réussir. Prenons le temps de scruter ce projet de loi avec toute l'attention qu'il mérite et à laquelle les Canadiens sont en droit de s'attendre. C'est pourquoi nous sommes ici, chers collègues. La Chambre de second examen objectif joue un rôle crucial dans le processus et les études. Les débats et les discours que nous avons entendus ici confirment notre raison d'être. Sans le Sénat, ce projet de loi plein de lacunes serait entré en vigueur cette semaine.
Le gouvernement a mis fin au débat à l'autre endroit et a fait franchir à toute vapeur les étapes législatives à un texte qu'il savait imparfait. Le Sénat est ainsi appelé à jouer un rôle important, à veiller à ce que cette loi soit constitutionnelle, qu'elle protège les personnes vulnérables et qu'elle vienne en aide à ceux qui souffrent. C'est la tâche qui nous attend, que les Canadiens et Canadiennes nous ont confiée. Nous avons une obligation fiduciaire envers ces personnes vulnérables, et c'est à nous de la remplir.
Des voix : Bravo!
[Traduction]
Le sénateur Baker : Sénateur, au moment de faire votre allocution, ne convenez-vous pas que vous semez la confusion concernant les directives données par la Cour suprême du Canada aux juges des cours supérieures du Canada, c'est-à-dire que la Cour suprême leur a donné des directives à suivre, que les juges doivent jouer un rôle de gardien pour veiller à ce que justice soit faite, que la Cour suprême du Canada n'avait donné comme directive que de faire fonctionner le système pendant quatre mois? Elle n'a pas indiqué en quoi la loi devrait consister.
N'êtes-vous pas d'accord que vous semez la confusion quant aux directives données par la Cour suprême du Canada aux juges des cours supérieures, afin que ceux-ci respectent les limites établies? Vous ne prétendez sûrement pas que la Cour suprême du Canada aurait déclaré aux parlementaires : « Voilà la loi. Nous n'avons pas besoin de vous parce que la loi a déjà été établie. » Le Parlement n'est pas nécessaire? Vous devez reconnaître que vous confondez les directives données aux juges des cours supérieures pour ce qui est du délai de quatre mois avec la responsabilité du Parlement d'adopter une loi qui remplacera ce que faisaient les juges des cours supérieures.
[Français]
Le sénateur Carignan : Je remercie le sénateur pour sa question. Il est un peu tard, j'ai pris quelques médicaments, mais je ne pense pas faire trop de confusion. La Cour suprême du Canada a interprété l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et a identifié et interprété les mots « Liberté », « Vie » et « Sécurité ». Elle n'a pas placé la liberté, la vie et la sécurité dans un ordre croissant ou décroissant. Elle les a mis au plus haut niveau.
Elle a cerné un groupe de personnes comparables, à savoir des personnes souffrant de façon intolérable, ayant une maladie, un handicap ou une déficience irréversible et pour lesquelles il n'y a pas d'issue, et a statué que ces personnes doivent avoir le droit et la liberté de choisir. Elle a donc présenté ce groupe, et elle dit que lorsqu'on ne vous donne pas le choix ou lorsqu'on vous prive de la liberté de choisir, on viole votre droit constitutionnel.
Évidemment, en tant que législateurs, nous devons tenir compte de cette interprétation donnée par la Cour suprême, cette inconstitutionnalité du Code criminel, et déterminer à l'intérieur de ce groupe quels sont les paramètres, les moyens ou les mesures à prévoir pour que les droits constitutionnels de ces personnes ne soient pas violés.
C'est comme cela que je comprends le jugement de la Cour suprême. Évidemment, compte tenu de la requête en prolongation du délai accordé au législateur pour adopter une loi, il y a eu des autorisations et des directives données aux cours supérieures pour entériner une exemption constitutionnelle pour les personnes qui demandent l'aide médicale à mourir en attendant qu'il y ait des mesures prises par nous, les législateurs.
Cependant, d'une façon très claire, la Cour suprême a cerné un groupe de personnes dont les droits ont été violés.
[Traduction]
Le sénateur Baker : La Cour suprême du Canada a sans doute dit qu'elle rendait un jugement que les juges des cours supérieures pourraient suivre en ce qui concerne les personnes souhaitant présenter une demande et que ces juges agiraient comme gardiens. C'est le terme qu'a utilisé la Cour suprême du Canada. Jusqu'à ce qu'une loi soit adoptée, les juges des cours supérieures agiront comme gardiens. Comment cela fonctionnera-t-il? Quel est le cadre? Il y a trois phrases pertinentes au paragraphe 127.
J'ose espérer que vous n'êtes pas en train de nous dire que la Cour suprême a décrété que la nouvelle loi canadienne et le Parlement ne pouvaient pas s'éloigner de ces trois phrases sous peine d'aller à l'encontre de la Constitution? J'ose espérer que vous n'êtes pas en train de dire que c'est la Cour suprême du Canada qui fait les lois ici et que le Parlement ne sert pas à grand-chose?
[Français]
Le sénateur Carignan : Je pense effectivement que l'intervention du législateur n'est pas nécessairement essentielle. On l'a vu dans le cas de l'avortement notamment, où le Code criminel a été annulé et le législateur n'est pas intervenu.
Cependant, cela crée pour le législateur, pour nous comme parlementaires, une obligation d'agir pour créer un cadre afin d'éviter les situations d'incertitude, et je pense que c'est le mandat qui nous est confié aujourd'hui, soit celui d'essayer de faire en sorte que, lorsque les droits constitutionnels d'une personne sont violés, on puisse fixer des paramètres pour minimiser l'impact et lui donner un accès, donc éviter que ces droits constitutionnels soient violés, et lui donner un accès à l'aide médicale à mourir à l'intérieur de certains paramètres.
C'est l'obligation que nous avons comme législateurs. Nous pouvons choisir de le faire ou de ne pas le faire. Si nous ne le faisons pas, cela risque de créer encore plus d'incertitude. C'est pour cela, et c'est inscrit dans le Code criminel, compte tenu de l'intérêt supérieur des Canadiens dans ce domaine, que nous devons agir et fixer des paramètres pour éviter des abus et protéger les personnes vulnérables.
C'est le but du projet de loi, la ministre de la Justice l'a dit, et il y a des inquiétudes certaines.
(2150)
Je crois que les paramètres, les mesures de sauvegarde qu'on doit fixer pour les personnes qui reçoivent des soins de fin de vie, peuvent être différents pour ceux qui ne sont pas en fin de vie, parce qu'une personne qui est placée dans une situation où elle ne reçoit pas de soins de fin de vie peut avoir besoin d'un plus haut niveau de protection.
Une personne peut être paralysée de la tête aux pieds, être souffrante, mais avoir une espérance de vie de 15 ou 20 ans. Elle est couchée dans son lit à regarder le plafond. Elle est peut-être beaucoup plus vulnérable que la personne qui est en fin de vie, car il y a peut-être des gens qui ont un intérêt à ce que cette personne décède, que ce soit pour des raisons d'assurances ou d'héritage. Les mesures de protection doivent donc être plus élevées. C'est le genre d'élément que nous devons examiner dans le cadre de certains amendements.
[Traduction]
Le sénateur Baker : Vous semblez avoir une préférence pour la loi québécoise — c'est en tout cas ce que vous avez dit il y a quelques instants. Êtes-vous en train de nous dire que nous devrions amender le projet de loi afin qu'il s'applique uniquement aux personnes en fin de vie?
[Français]
Le sénateur Carignan : Il doit y avoir des problèmes de traduction. Je n'ai pas dit que je suggérais qu'on limite le cas aux personnes en fin de vie. Ce serait restreindre encore plus le groupe de personnes ayant droit à l'aide médicale à mourir. On augmenterait encore de façon plus importante le groupe qui voit ses droits constitutionnels violés.
Ce que j'ai dit par contre, c'est que je me suis inspiré des principes de la loi québécoise sur les soins de fin de vie en me demandant comment moi, si j'étais dans une telle situation, j'aimerais être traité.
L'article 2, paragraphes 1) et 2), qui traite de reconnaissance des droits et libertés, de compassion, de courtoisie, d'équité, de respect de la dignité, de respect de mon autonomie, de mes besoins et de ma sécurité, sont sûrement des concepts et des principes de base que j'aimerais voir appliqués si j'étais dans cette situation et, surtout, j'aimerais pouvoir choisir. Je n'aimerais pas me faire imposer les croyances d'une autre personne.
[Traduction]
Le sénateur Cowan : Pour dissiper toute confusion dans l'esprit du sénateur Baker, je me demande si vous conviendrez avec moi, sénateur Carignan, que le paragraphe 127 de l'arrêt Carter établit et définit quelle catégorie de citoyens a le droit constitutionnel de demander l'aide d'un médecin pour mourir et que notre rôle, en tant que parlementaires, pour peu que nous acceptions de le jouer, consiste à fournir à ces citoyens un cadre établissant la manière dont ce service peut leur être offert et les circonstances dans lesquelles il peut leur être offert.
Ce n'est pas à nous de distinguer tel ou tel sous-groupe parmi les personnes correspondant aux caractéristiques et aux conditions énoncées au paragraphe 127. Ce n'est pas à nous de faire cette distinction et de décider que nous allons rendre l'accès à l'aide médicale à mourir plus difficile que ce qui est décrit au paragraphe 127.
Conviendrez-vous qu'il s'agit là d'une lecture exacte des propos tenus par la Cour suprême et d'une description adéquate du rôle qui nous incombera si nous acceptons de relever ce défi?
Le sénateur Carignan : C'est plus clair ainsi, j'en conviens. Pour la gouverne du sénateur Baker, je répondrai donc oui.
Le sénateur Ogilvie : Chers collègues, nous sommes à un moment charnière de notre évolution sociale. Nous pouvons nous compter extrêmement chanceux d'être ici aujourd'hui et d'avoir à trancher une question aussi importante pour l'ensemble de la société et tous ceux qui en font partie, tant du point de vue conceptuel que pratique.
En plus d'avoir été nommé membre de ce groupe, j'ai eu la chance unique, voire le privilège, de faire partie du groupe de 15 personnes qui ont pu conseiller le gouvernement sur la manière de piloter ce changement unique et historique dans la société canadienne. J'ai eu de surcroît la chance de coprésider ce groupe, ce qui m'a permis non seulement de prendre part à tout le dialogue, mais aussi de voir la dynamique qui animait les participants au cours des travaux.
Je tiens à vous répéter ce que j'ai dit tout à l'heure, à savoir que ce groupe de personnes a agi au nom des Canadiens d'une manière dont nous pouvons tous être énormément fiers.
Ce fut un privilège extraordinaire de pouvoir participer à l'élaboration du rapport majoritaire issu des délibérations du comité mixte spécial. Je peux vous dire que je suis chaque jour de plus en plus fier de ce rapport. Le comité ne s'est pas contenté de formuler la réponse à l'arrêt Carter dont il vient d'être question et à propos de laquelle divers points de vue ont été exprimés toute la soirée, s'agissant des conséquences à prévoir. Le comité a pu également envisager l'avenir et voir quels pouvaient être les effets de cette réponse et jusqu'où cela pourrait nous mener. Nous nous sommes penchés sur d'autres questions, et les Canadiens auront presque certainement l'occasion de bénéficier de tout ce travail.
Au cours de ma vie, j'ai toujours cru que les parlements et la démocratie avaient pour fonction de répondre aux besoins de la société et que les parlementaires devaient songer autant que possible à l'avenir et offrir à la société des possibilités régies par un cadre législatif.
Au cours de cette discussion, j'ai entendu des gens dire que les tribunaux n'ont pas le droit de dicter à la société canadienne comment elle doit gérer les questions de ce genre. Je crois bien franchement qu'au cours de l'histoire récente, nous avons pu voir que les assemblées législatives canadiennes avaient plutôt tendance à éviter les questions épineuses, ce qui fait que les personnes qui s'estiment lésées doivent s'adresser elles-mêmes à la Cour suprême pour obtenir gain de cause. C'est ainsi que des progrès sociaux importants sont réalisés.
Je pense que, en tant qu'assemblée législative, il nous incombe de reconnaître, à cette étape de notre évolution, que nous pouvons comprendre parfaitement les besoins de notre société, d'offrir les possibilités nécessaires à la société et, en l'occurrence, d'éviter de forcer des personnes aux prises avec des souffrances intolérables de consacrer les derniers jours de leur vie à engager des contestations en vertu de la Charte des droits et libertés pour faire valoir des droits que nous, en tant qu'assemblée législative, devrions garantir.
Dans le cas qui nous intéresse, comme on l'a indiqué, la Cour suprême a pris une décision qui nous a poussés à tenir ce débat aujourd'hui. Je ne vais pas répéter tous les arguments importants qui ont été avancés pour défendre un bon projet de loi qui est fondé sur l'arrêt Carter et qui procurera des avantages, des occasions et une protection aux Canadiens. Je partage tout particulièrement la description que font mes collègues, les sénateurs Cowan, Joyal et Carignan, des enjeux d'un point de vue juridique, ainsi que l'interprétation donnée par d'autres sénateurs dans un contexte individuel et social.
Je ne vais pas passer en revue tous ces enjeux et tous ces détails ce soir, mais je tiens à parler de quelques questions qui, jusqu'ici, n'ont été abordées que de façon incomplète.
En premier lieu, je crois que nous devons adopter une loi. Deuxièmement, je suis extrêmement déçu du projet de loi C-14. Je pense que toutes les dispositions de cette mesure législatives sont bancales.
(2200)
Le Comité mixte spécial a tenté de reconnaître la décision Carter comme étant une décision judiciaire, puis de tenir compte de ses conséquences sur la société. Nous nous sommes surtout attardés à la question de la vulnérabilité. Dans notre rapport, nous avons tenté de conseiller le gouvernement sur la façon d'assurer la protection des personnes les plus vulnérables. Il y a deux grandes catégories. Il y a les personnes qui pourraient être poussées à demander l'aide à mourir contre leur gré, et il y a celles sur qui s'appuyait le principe fondamental de la décision Carter, soit celles dont les souffrances sont intolérables.
J'ai entendu des choses remarquables ici, ce soir. J'invite les sénateurs qui pensent qu'il ne devrait pas être permis de soulager les douleurs intolérables à passer une seule nuit dans une chambre d'hôpital avec des personnes souffrant de la sclérose latérale amyotrophique, de la maladie de Huntington ou d'autres maladies. Elles sont admises à l'hôpital lorsqu'elles ne peuvent plus être prises en charge à domicile, mais le moment de leur mort naturelle est encore loin. Si vous pouvez supporter ces souffrances et si vous pensez qu'elles devraient supporter ces souffrances, je cède face à votre force de caractère, mais j'ai une tout autre opinion.
En tant que scientifique, je sais que nous ne disposons pas, actuellement, de mesures d'atténuation de la douleur qui peuvent soulager une grande partie des souffrances de ces personnes tout en leur assurant une bonne qualité de vie. Si vous croyez, comme on l'a laissé entendre ce soir, qu'anesthésier une personne en permanence est une solution, alors je vous dis bien franchement que je ne suis pas du tout d'accord.
Plusieurs d'entre vous ont du mal à comprendre cette question et certaines possibilités rattachées à l'aide médicale à mourir, notamment en ce qui concerne les maladies psychiatriques. J'exhorte chacun d'entre vous à lire la décision de la Cour d'appel de l'Alberta. Il s'agit d'un exemple précis d'une maladie psychiatrique causant des souffrances intolérables à une personne durant des années; pourtant, cette personne est tout à fait capable de prendre les décisions qui la concernent. Si vous ne trouvez pas la décision, communiquez avec mon bureau. Vous devez la lire avant d'en arriver à une conclusion.
Dans la décision, il est aussi question des concepts de troubles de santé terminaux et continus, que nous avons explorés à fond ce soir. Nous avons le devoir d'aider les personnes qui sont affligées de souffrances intolérables depuis des années malgré de nombreux traitements physiques ou psychiatriques, dont l'état décline constamment et qui pourraient vivre encore longtemps dans ces conditions intolérables. En ce qui concerne le massacre à grande échelle de Canadiens, rappelons qu'il faut être une personne capable et présenter une demande qui, selon les recommandations du comité mixte spécial, fera l'objet d'une analyse indépendante. Une personne compromise ou en conflit d'intérêts ne peut pas prendre part à la décision. Il faut empêcher les dérives à cet égard avec le projet de loi C-14, qui est pour le moins imparfait.
J'aurais espéré que le gouvernement, une fois saisi des recommandations du Comité mixte spécial, respecte notre avis quant à la création d'un projet de loi proposant la principale décision. Il ne l'a pas fait. Je ne peux donc qu'exprimer ma déception devant le fait que le gouvernement n'a pas retenu l'idée des demandes anticipées. Il songe en quelque sorte à mener des études afin de mieux comprendre les questions entourant les mineurs matures et d'autres sujets de cette nature.
Chers collègues, une décision a été prise concernant la Charte des droits de la personne, qui est essentiellement basée sur la non- discrimination. Comparativement à notre recommandation, les restrictions incluses dans le projet de loi C-14 représentent une peine cruelle et inusitée pour les Canadiens souffrant d'un problème de santé qui, dans les circonstances, leur est intolérable. Je ne comprends pas ceux qui prônent la création d'un projet de loi qui obligerait des personnes à subir les douleurs atroces et l'inconfort des traitements médicaux modernes sur une longue période.
Pas une personne ne réagit à la chimiothérapie de la même façon. Je vous encourage à passer une nuit dans un centre de chimiothérapie, où les patients sont en fin de vie. Certains d'entre eux ne peuvent rien faire, pas même s'étendre ou s'asseoir. Les médicaments ont des effets différents selon les personnes. En tant que société, nous ne pouvons pas et ne devons pas forcer les gens à subir de plus grandes souffrances en les obligeant à subir un traitement qu'ils jugent inacceptable dans les circonstances.
Honorables sénateurs, tâchons d'envoyer le projet de loi au comité. Il faut l'adopter à l'étape de la deuxième lecture. C'est ce que je souhaite de tout cœur. J'espère que le comité réfléchira sérieusement aux recommandations qu'il nous fera, et j'espère que le Sénat décidera de présenter au moins quelques propositions d'amendement clés qui seront d'un grand intérêt pour les Canadiens et feront en sorte que personne ne doive éprouver des souffrances intolérables afin d'obtenir un droit qui leur a déjà été accordé.
Merci beaucoup.
Le sénateur Tkachuk : Le sénateur Ogilvie répondrait-il à une question?
Le sénateur Ogilvie : Oui.
Le sénateur Tkachuk : Les premières études que vous avez faites vous ont-elles donné une idée du nombre de personnes par année qui demanderaient l'aide au suicide si la pratique était légale?
Le sénateur Ogilvie : Merci, sénateur, de votre question.
Ce n'est pas un aspect que nous avons analysé relativement à ce qui s'est passé dans les autres pays qui ont adopté une loi semblable. Cela dit, on nous a fourni le nombre de personnes à qui on a accordé l'aide médicale à mourir à l'étranger.
Je n'ai pas réponse à votre question, mais je peux vous donner mon estimation personnelle, que je ne serai pas en mesure de justifier. À mon sens, compte tenu de la population du Canada, on pourrait s'attendre à ce que de 100 à 500 personnes par année demandent l'aide médicale à mourir, du moins les premières années, mais ce n'est que mon impression personnelle.
(2210)
Le sénateur Tkachuk : Étant donné que d'autres pays ont déclaré 5 000 recours à l'aide médicale à mourir en un an, est-ce que leurs lignes directrices sont moins strictes que celles auxquelles nous nous attendons? Il semble y avoir une si grande différence par rapport à ce que nous avons entendu d'autres intervenants, et certainement par rapport à ce que j'ai entendu à propos de ce que sont les chiffres dans les autres pays qui autorisent l'aide médicale à mourir.
Le sénateur Ogilvie : Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Son Honneur le Président : Accordez-vous le consentement, chers collègues?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Ogilvie : Merci. Si vous regardez plusieurs des pays européens, par exemple, au cours des premières années suivant l'adoption de leur loi, les nombres étaient plutôt faibles, semblables à ce dont je parle. Il a fallu plusieurs années avant que les chiffres atteignent leur niveau actuel. Nous devons également tenir compte de la population. Le Canada compte 36 millions d'habitants, et bon nombre des pays qui possèdent une telle loi ont une population supérieure.
Je vous ai dit clairement, sénateur, qu'il s'agit d'une estimation personnelle. Je n'y accorde pas plus de crédibilité ou de foi que cela. Je dirais que, si vous examiniez tous les chiffres dans tous les pays pour une certaine période et que vous parveniez à une conclusion, votre estimation serait probablement aussi valable que la mienne.
Le sénateur Baker : La vaste majorité des gens avec qui je me suis entretenu dans cette Chambre suggèrent des directives anticipées. Notre comité, le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, a adopté une motion pour saisir l'autre endroit de la question. Vous, le comité mixte, avez décidé et adopté une motion. L'idée des directives anticipées a été rejetée environ trois fois à la Chambre des communes : deux fois à la Chambre même et une fois au comité.
Des directives anticipées sont prévues dans les lois de chaque province au Canada. Des lois provinciales prévoyant des directives anticipées permettent à une personne, lorsqu'elle se trouve dans un certain état, de refuser du matériel servant au maintien de la vie et de recevoir une sédation palliative, qui la rend inconsciente et qui accélère sa mort. C'est ce que ces lois font, selon tous les éléments de preuve que j'ai consultés. C'est autorisé. Cela figure dans des lois. N'importe qui peut le faire dans n'importe quelle province au Canada, y compris dans ma propre province. Il est possible de prévoir des directives anticipées.
Le comité s'est-il penché sur la question? Pouvez-vous dire alors pourquoi il n'y a pas de moyen, puisque des directives anticipées liées à la sédation palliative existent déjà, de l'appliquer à l'aide médicale à mourir dans les situations énoncées dans le projet de loi?
Le sénateur Ogilvie : Je vous remercie, sénateur. En fait, votre question comporte divers éléments. D'abord, il faut reconnaître, comme l'a fait le comité mixte spécial, qu'il y a des situations où l'acte prévu dans toute mesure législative doit être exécuté selon les règles établies par la province, et les procédures et autres qui serviront à mettre en application la mesure législative doivent faire l'objet de négociations entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial. Si vous examinez notre rapport, vous constaterez qu'il y a de nombreux cas.
En ce qui concerne votre question précise, l'une des observations que vous avez faites est en partie la raison pour laquelle j'estime que nous, en tant que société, sommes prêts à accepter l'autorisation de demandes anticipées dans la mesure législative. Nous avons de l'expérience au Canada relativement aux ordonnances de non- réanimation et d'autres demandes présentées dans toutes les provinces du Canada, et les Canadiens possèdent une expérience considérable en la matière.
Ce que je dirais, toutefois, c'est que nous aimerions que le gouvernement fédéral offre une orientation quant aux demandes anticipées présentées sous le régime d'une telle mesure législative, car la façon dont cela fonctionne varie énormément. Cela signifie que la société est prête à accepter ce genre de chose, mais nous recommandons qu'un processus très clair soit établi en ce qui concerne les demandes anticipées, afin qu'elles répondent aux besoins des Canadiens et que des mesures de sauvegarde soient prévues.
La sénatrice Jaffer : Le sénateur Ogilvie accepterait-il de répondre à une autre question?
Le sénateur Ogilvie : Certainement.
La sénatrice Jaffer : Merci. Monsieur le sénateur, ce que je trouve difficile, c'est que le projet de loi, comme tous les projets de loi — et vous m'avez entendue poser la question aux ministres hier — est rédigé selon des termes que les avocats comprennent : « prévisible », « raisonnable », « probable ». En tant que scientifique, qu'aimeriez- vous voir dans le projet de loi pour qu'on comprenne ce qu'il signifie et la façon de procéder?
Son Honneur le Président : Honorables sénateurs, le temps de parole du sénateur Ogilvie est écoulé, mais je demande une fois de plus votre indulgence pour qu'il puisse répondre à la question. Est- ce d'accord?
Des voix : D'accord.
Le sénateur Ogilvie : Merci beaucoup. Tout d'abord, je suis très fier de notre rapport, qui a été rédigé dans un langage clair et qui a été reconnu pour avoir abordé ces questions très importantes de façon compréhensible.
Madame la sénatrice, je suis consterné par la façon dont le projet de loi est rédigé. Je suis consterné par la façon dont les conseils formulés à la ministre de la Justice sèment souvent la confusion au point où le Canadien moyen éprouve une grande difficulté à les interpréter.
En tant que Canadien et en tant que scientifique, je ne peux pas comprendre pourquoi les mesures les plus importantes, qui ont une incidence sur nos vies, ne peuvent pas être rédigées de manière à ce qu'une personne raisonnable puisse les comprendre.
Une voix : Bravo!
Une voix : Que feraient les avocats alors?
Le sénateur Ogilvie : C'est exact. Ils ne feraient pas beaucoup de profit.
Son Honneur le Président : Nous reprenons le débat. Le sénateur Oh a la parole.
L'honorable Victor Oh : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois.
Chers collègues, bien que j'accepte le principe de l'aide médicale à mourir, j'ai quelques réserves à l'égard du projet de loi. Certaines de mes préoccupations ne sont peut-être pas nouvelles, mais j'aimerais tout de même en parler.
Ma première réserve concerne les critères d'admissibilité proposés. On ne dit pas clairement dans quelles circonstances la mort devient raisonnablement prévisible. Je sais que la médecine n'est pas une science exacte, et que cette incertitude amène les fournisseurs de soins de santé à prendre ces décisions au cas par cas. Cependant, je crains que les différentes interprétations possibles ne mènent à des normes de soins inégales.
Je suis surpris que le caractère « raisonnablement prévisible » de la mort ait été ajouté aux critères d'admissibilité. À ce que je sache, ce critère n'est imposé à aucun autre endroit où l'aide médicale à mourir est légale.
Lorsqu'il a comparu devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, le 10 mai, Dr Grant, de la Fédération des ordres des médecins du Canada, a dit que, « si le libellé n'est pas modifié, le caractère "raisonnablement prévisible" » sera interprété de diverses façons d'une province à l'autre.
Honorables sénateurs, je vous exhorte à exiger que le gouvernement du Canada fournisse des paramètres plus précis aux provinces et aux territoires afin que les fournisseurs de soins de santé soient prêts à traiter les demandes d'aide médicale à mourir. Ainsi, on permettrait aux Canadiens qui ont besoin de recourir à une aide en fin de vie de bénéficier d'un accès équitable à ce traitement, et aux intervenants concernés d'obtenir les directives et les garanties nécessaires.
Ma deuxième réserve concerne l'exclusion des Canadiens qui souffrent d'une maladie progressive ou chronique, mais qui ne sont pas en phase terminale. Ceux qui se font diagnostiquer une maladie physique ou mentale débilitante peuvent voir leur qualité de vie se dégrader de façon considérable même si leur mort n'est pas raisonnablement prévisible.
(2220)
Chers collègues, je pense que nous devrions nous demander qui nous sommes pour déterminer ce qui constitue une qualité de vie acceptable pour une autre personne. On ne peut pas décider de ce qui représente un bon choix pour quelqu'un d'autre.
C'est pourquoi je veux insister sur l'importance de respecter le droit du patient de choisir. La décision de mettre fin à ses jours est personnelle. Nous devons éviter toute approche paternaliste.
En limitant l'admissibilité à l'aide à mourir aux personnes qui sont au seuil de la mort, le projet de loi ne tient pas compte de l'arrêt Carter. Nous devons y apporter des amendements pour qu'il respecte les droits constitutionnels garantis par la décision de la Cour suprême. C'est une question de compassion et de justice.
Enfin, je suis déçu que le projet de loi C-14 n'offre pas la possibilité de faire une demande anticipée d'aide médicale à mourir.
Je souscris à la recommandation du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles de permettre aux personnes chez qui on a diagnostiqué une maladie chronique ou progressive non mortelle, comme l'Alzheimer, de prendre eux-mêmes les décisions médicales importantes les concernant.
Je me permets de parler brièvement d'un cas qui me touche personnellement. Un de mes bons amis était atteint d'une maladie qui lui causait des souffrances intolérables que les soins palliatifs ne pouvaient soulager. Sa maladie a considérablement détérioré sa qualité de vie jusqu'à ce qu'il se rende à l'étranger, l'an dernier, pour avoir accès à l'aide médicale à mourir.
Je ne suis pas certain que le projet de loi lui aurait donné accès à l'aide médicale à mourir, mais je me réjouis qu'il ait pu mourir paisiblement et en toute légalité, entouré des siens.
Je suis peiné que d'autre personnes aient eu à endurer des souffrances inimaginables jusqu'à leur mort naturelle ou à prendre des mesures draconiennes pour s'enlever la vie. C'est inacceptable.
Les Canadiens m'ont fait part de leur point de vue au sujet du projet de loi C-14. Je sais qu'il s'agit d'une question délicate, mais nous nous entendons tous pour dire que cette mesure législative est nécessaire et que nous devons faire de notre mieux pour l'améliorer.
Honorables sénateurs, nous avons une occasion unique d'aider ceux qui veulent mettre fin à leurs jours à le faire de façon sûre et digne. Le projet de loi C-14 n'est pas parfait, mais il représente un bon point de départ.
Merci.
(La séance est levée, et le Sénat s'ajourne à demain, à 9 heures.)