Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Banques et du commerce
Fascicule 12 - Témoignages - Séance du 29 octobre
OTTAWA, le mardi 29 octobre, 1996
Le comité sénatorial des banques et du commerce se réunit aujourd'hui à 10 heures pour examiner l'état du système financier canadien (responsabilité professionnelle).
Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Nous poursuivons nos audiences sur la question de la responsabilité solidaire.
Je dois avouer que, sur le plan technique, la vidéoconférence d'hier soir s'est déroulée beaucoup mieux que je ne l'aurais cru. Les témoins étaient excellents et vos questions étaient bonnes. C'est une technique que je n'hésiterai pas à utiliser à nouveau.
Nos témoins ce matin sont des représentants de l'Association des ingénieurs-conseils du Canada. Pour ceux d'entre vous qui connaissez Pierre Franche, je tiens à vous rappeler que notre comité est le comité des banques et non le comité des transports et des communications. Beaucoup d'entre vous l'ont connu à l'époque où il s'occupait de VIA et de transport ferroviaire.
Les sénateurs ont devant eux un exemplaire de votre mémoire. Après avoir présenté votre collègue, monsieur Franche, vous voudrez bien présenter votre mémoire, puis nous vous poserons des questions. Je tiens à vous remercier d'avoir pris le temps de comparaître devant nous aujourd'hui.
M. Pierre A.H. Franche, président-directeur général, Association des ingénieurs-conseils du Canada: Je suis très heureux de comparaître devant votre comité. Nous tenons à vous remercier de nous avoir invités.
Je suis accompagné aujourd'hui de Bruce Carr-Harris, un avocat de l'étude Scott et Aylen qui possède une vaste expérience de plus d'une vingtaine d'années des litiges dans le domaine de la construction. Il va m'aider. N'étant qu'un humble ingénieur, je dois faire appel à des avocats compétents.
[Français]
Il me fait plaisir, monsieur le président, de comparaître devant le comité sénatorial des banques et du commerce. L'Association des ingénieurs-conseils du Canada est une association qui fut incorporée en 1925. Nous ne sommes pas tout à fait nouveau sur la scène fédérale. Depuis plus de 70 ans, nous représentons l'ensemble des firmes de génie-conseil du Canada, donc environ 750 sociétés de génie conseil, qui comprennent aussi au-delà de 35 000 employés dans toutes les provinces et tous les territoires.
Nous sommes aussi responsables des relations avec le gouvernement fédéral et protégeons aussi les intérêts de nos membres au niveau fédéral et international.
[Traduction]
Quand je parle de la scène internationale, c'est pour signaler au comité que le Canada est le quatrième plus grand exportateur de services d'ingénieurs-conseils au monde. C'est une industrie importante pour le Canada.
Récemment, nous avons fait une étude d'incidence économique qui a indiqué que l'industrie ayant la plus forte incidence dans le domaine des services est l'industrie des ingénieurs-conseils. Elle emploie environ 110 000 personnes dans l'ensemble du pays, à l'exclusion du domaine de la construction même.
Nous sommes reconnaissants au comité d'avoir su reconnaître les incidences que les dispositions relatives à la responsabilité solidaire pourraient avoir sur les autres professions, entre autres celle des ingénieurs. En fait, bien que le montant des dommages puisse varier d'une profession à l'autre, l'impact de la responsabilité solidaire est pratiquement le même pour l'ensemble des professions.
Comme la décision d'abolir ou de maintenir la responsabilité solidaire est une décision stratégique qui s'appuiera sur une analyse de l'actif des défendeurs et des pertes que pourraient encourir les plaignants, mon association a demandé l'avis d'études d'avocats qui se spécialisent dans les litiges dans le domaine de la construction ainsi que d'un assureur spécialisé dans la responsabilité professionnelle. Je dois également ajouter que deux avocats de nos bureaux d'ingénieurs-conseils ont participé à la préparation des mémoires que j'ai déposés auprès du greffier du comité.
Les injustices relevées en matière de responsabilité solidaire découlent de toute une gamme de circonstances qui font en sorte que les ingénieurs au Canada doivent assumer une part indue de responsabilité. Comme je suis ingénieur, il m'est plus difficile d'expliquer certains aspects juridiques de ce projet de loi. C'est pourquoi je demanderais à M. Bruce Carr-Harris de présenter les arguments énoncés dans le mémoire qui vient d'être déposé. Comme je l'ai dit, il possède une vaste expérience des litiges dans le domaine de la construction et de la responsabilité professionnelle.
M. Bruce Carr-Harris, conseiller juridique, Association des ingénieurs-conseils du Canada: M. Franche m'a demandé de vous présenter les points saillants du mémoire. Je n'ai pas l'intention de trop m'y attarder. J'ai lu ce que le juge Estey vous a dit au sujet des comptables et je n'ai certainement pas l'intention de répéter ses propos. Une bonne partie de ce qu'il a dit vaut également pour les ingénieurs.
Cependant, les répercussions sur les ingénieurs-conseils sont particulièrement graves à cause du rôle qu'ils jouent dans les projets de construction. Vous savez sans doute que dans le milieu de la construction, tout projet de construction comporte un chevauchement considérable des responsabilités et des rôles.
L'ingénieur d'études, par exemple, prépare les études utilisées par des tiers comme l'entrepreneur et les corps d'état du second oeuvre. De plus, pendant la construction, l'ingénieur d'études se rend sur place examiner le travail des corps d'état et de l'entrepreneur pour s'assurer qu'il est conforme aux études. Tous les projets de construction nécessitent ce genre d'interaction. L'ingénieur d'études attestera aussi de l'avancement des travaux, non seulement pour le paiement de l'entrepreneur mais pour les sociétés de cautionnement et les institutions financières. Toutes ces obligations l'exposent donc à des risques en matière de responsabilité financière.
Dans l'industrie de la construction, les procès types sont habituellement intentés par un propriétaire/promoteur. D'après les statistiques dont dispose l'association, 60 p. 100 des poursuites sont intentées par le propriétaire/promoteur contre l'ingénieur d'études. Le propriétaire/promoteur poursuivra l'ingénieur d'études et habituellement aussi une autre partie, soit l'entrepreneur.
Le régime contractuel dans ce milieu est évidemment le contrat passé entre le propriétaire et l'ingénieur d'études, et le contrat distinct conclu par le propriétaire et l'entrepreneur. Cependant, notre loi impose un devoir de diligence à l'ingénieur d'études et l'entrepreneur. C'est donc tout un mélange d'interactions et de responsabilités qui se chevauchent et qui occasionne des procès impliquant plusieurs parties et où un certain nombre de parties peuvent être appelées à assumer une certaine responsabilité en cas de problème. Parfois les problèmes sont immédiatement apparents, parfois ils prennent des années et des années à se manifester. Ils peuvent être très mineurs ou très graves, comme l'effondrement soudain du revêtement d'un immeuble.
Nos mémoires traitent de perte économique et non de préjudice personnel. Nous parlons d'argent. Dans ces circonstances, les liens contractuels dont je parle occasionnent et continuent d'occasionner d'importantes poursuites mettant en cause de nombreuses personnes.
L'ingénieur d'études est souvent une partie en cause importante dans ces poursuites. Il n'est pas rare que l'un ou plusieurs des entrepreneurs ou des sous-traitants soient insolvables. À cet égard, la situation est très analogue à celle des comptables agréés et de pratiquement toutes les autres professions. Au bout du compte, à cause du principe de la responsabilité solidaire, le montant que l'ingénieur d'études peut être appelé à verser peut n'avoir absolument aucun rapport avec sa faute. Je sais que vous connaissez très bien ce principe. Les conséquences pour l'ingénieur d'études sont identiques.
Le juge Estey vous en a fait une longue description. Je n'ai pas l'intention de m'y attarder. Cependant, comme vous le savez, le principe de la responsabilité solidaire repose sur la notion selon laquelle un plaignant non fautif devrait récupérer la totalité de l'argent qu'il a perdu. Par conséquent, le plaignant non fautif peut récupérer son argent auprès du défendeur qui est le mieux nanti ou le mieux assuré, si vous préférez. C'est donc au défendeur en question et non au plaignant d'obtenir des autres parties tenues responsables qu'elles contribuent au paiement des dommages. Selon ce principe, le plaignant peut se faire indemniser intégralement par le défendeur en mesure de payer. Le problème, c'est lorsque le défendeur bien nanti essaye d'obtenir des autres défendeurs qu'ils contribuent au paiement des dommages mais qu'ils sont insolvables ou incapables de payer pour une raison quelconque.
La procédure judiciaire consiste à déterminer s'il y a eu faute, ce qui est normal, mais une fois que la part de responsabilité a été établie, le montant des dommages à payer n'y correspond pas nécessairement. Il faut que le plaignant soit dédommagé. Par conséquent, ces défendeurs deviennent une source de fonds, sans rapport avec leur part de responsabilité.
L'Association des ingénieurs-conseils considère cela injuste et déplorable. Je crois que les autres professions, du moins les comptables agréés, sont du même avis.
Votre comité est donc appelé à se pencher sur cette grande question d'orientation: qui doit assumer le risque que présente le défendeur insolvable? Jusqu'à présent la loi a prévu qu'il fallait que ce soit les défendeurs. Ce que nous voulons faire dans ce mémoire, c'est vous expliquer pourquoi l'Association des ingénieurs-conseils du Canada considère que cela est injuste pour les membres de sa profession.
Il y a plusieurs points dans ce document sur lesquels j'aimerais insister. Dans notre mémoire, la première raison que nous donnons pour expliquer pourquoi cette notion de responsabilité solidaire ne convient pas dans le milieu de la construction pour les ingénieurs d'études, c'est que le plaignant, qui le plus souvent est le propriétaire/promoteur, est habituellement celui qui choisit ceux qui participeront au projet de construction. Le propriétaire nommera ou retiendra par contrat les services de l'ingénieur d'études, puis choisira l'entrepreneur en procédant à un appel d'offres.
Dans l'industrie de la construction, on est parfaitement conscient du risque d'insolvabilité d'un entrepreneur général. Ce n'est pas nouveau. En fait, vous verrez souvent dans les procès et dans les contrats l'appellation AB Contractor 1993 Limited. L'année prochaine, son nom changera pour 1994 Limited, et l'année d'après pour 1995 Limited. C'est un mécanisme de contrôle des pertes dont ils disposent pour attribuer un projet à une entreprise. Si le projet tombe à l'eau, l'entreprise aussi et ça s'arrête là.
Le problème, c'est qu'en permettant au propriétaire de se protéger contre le risque que présente le défendeur insolvable, on l'incite à devenir négligent. Par exemple, qu'est-ce qui incite un propriétaire qui reçoit l'offre d'un soumissionnaire moins-disant à s'assurer que le processus d'appel d'offres lui permet d'obtenir les services d'un entrepreneur solide et solvable, surtout lorsqu'il sait que l'ingénieur d'études est obligé par sa profession d'être présent et habituellement de souscrire une assurance, ce qui signifie qu'en bout de ligne, il devra assumer les coûts? Le propriétaire/promoteur est tout à fait en mesure de gérer ce risque dès le début du projet de construction.
Par conséquent, ne devrait-on pas se demander pourquoi le propriétaire ne devrait pas assumer ce risque dans le milieu de la construction? Il est en mesure de gérer ce risque. C'est le propriétaire qui a choisi de retenir les services de cette personne pour son projet. Pourquoi si cette personne se volatilise, ne devrait-il pas en assumer les conséquences?
J'aimerais maintenant aborder le deuxième point, à savoir pourquoi nous considérons qu'il faudrait au moins redistribuer le risque, s'il n'est pas assumé par le plaignant. Dans le milieu de la construction, ce problème est exacerbé par la période relativement illimitée pendant laquelle on peut intenter des poursuites contre des ingénieurs d'études. M. Franche m'a rappelé une déclaration faite par quelqu'un qui travaille dans ce domaine et qui pendant de nombreuses années a dû subir ce genre de frustrations. Il a défini ce délai de prescription comme «l'infinité plus six ans», ce qui n'est qu'une faible exagération de la réalité.
Des causes sont maintenant devant les tribunaux, où les fautes alléguées remontent à 10 ou 20 ans. Comme vous le savez tous, la loi à l'intention des professionnels, qui régit le devoir de diligence envers un propriétaire, mis à part les responsabilités contractuelles, court pendant six ans à partir du moment où le plaignant savait ou aurait dû savoir qu'il avait une cause d'action. Il peut donc s'écouler des années avant que l'on puisse régler les problèmes latents que présente un bâtiment. À ce stade, comme on le constate souvent dans la profession, la seule personne qui a toujours pignon sur rue, si on peut dire, est l'ingénieur d'études. Il est donc encore une fois pris pour cible.
Je reconnais que cela se produit aussi dans d'autres professions et je ne veux pas laisser entendre que ce n'est pas le cas. Cependant, lorsque l'objet d'une poursuite remonte à 10 ou 20 ans, la preuve devient plus difficile à faire. Les souvenirs s'estompent. Dans ce genre de poursuites, la faute à réparer ne peut être qu'approximative.
Si on part de ce principe, il est manifestement injuste de faire payer lourdement l'une des parties, surtout si elle n'est pas entièrement responsable de la faute dont on lui attribue la responsabilité financière. Nous avons souvent affaire à des cas qui remontent à plusieurs années. Il me semble que dans ces cas les risques devraient être plus équitablement partagés.
Je veux maintenant faire ressortir plusieurs points en ce qui a trait aux autres options. Vous avez déjà entendu parler de la constitution en société pour limiter la responsabilité des consultants. D'après ce qu'on nous a dit, le problème qui se pose alors c'est que le professionnel est personnellement responsable de ses actes de toute façon, même si la responsabilité peut être limitée par l'entremise d'une société. Le plaignant peut en remonter la filière.
Par exemple, le concepteur-ingénieur qui met son sceau sur les plans peut être tenu directement et personnellement responsable de toute négligence qui leur est associée. La solution des exclusions contractuelles avec les plafonnements ou les exclusions de responsabilité n'ont pas vraiment trouvé preneur, la profession ne les ayant pas jugées acceptables.
Enfin, l'Association des ingénieurs-conseils du Canada juge que la responsabilité proportionnelle intégrale est appropriée et estime que les causes portant sur les pertes économiques devraient mener à l'équité et à une meilleure répartition du risque. Si cela n'est pas acceptable, comme le mémoire l'indique, une formule modifiée permettrait certes d'améliorer la situation. Toute modification qui entraînerait une meilleure répartition des responsabilités non provisionnées entre les défendeurs insolvables serait, à notre avis, une grande amélioration.
Le président: N'étant pas avocat, j'aimerais que vous m'expliquiez un point qu'a abordé M. Carr-Harris il y a quelques instants et dont il est également question dans le mémoire, et je cite:
Il est aussi important de remarquer que le résultat visé n'a pas été atteint en autorisant les concepteurs-ingénieurs à se constituer en société pour protéger leur actif contre une erreur commise dans l'exercice de leur profession.
De toute évidence, on a raté l'objectif que l'on visait, dites-vous, en autorisant la constitution en société. Quelle en est la raison?
Il doit bien y avoir des moyens de régler les problèmes. Vous nous dites qu'à un certain moment les législateurs ont adopté une loi qui n'a pas atteint l'objectif visé. N'étant pas avocat, je n'en comprends pas la raison. Une autre solution possible consiste sûrement à tenter de régler le moindre problème.
M. Franche: Même si vous pouvez vous constituer en société dans certaines provinces comme firme d'ingénierie, on vous demandera d'abord, à titre de propriétaire, d'engager vos biens mobiliers. Il en est entre autres ainsi, bien sûr, parce que le bilan de ces entreprises n'est pas très impressionnant. Tout ce que nous avons à offrir en tant que société d'experts-conseils se sont des cerveaux. Vous ne pouvez inclure cela dans un véritable bilan. En règle générale, les bilans d'entreprises sont très faibles à cet égard.
Le premier emploi que j'ai occupé, c'était avec la société Shawinigan Chemicals en 1955. À cette époque, les choses étaient très différentes. Je signais les plans «Ing.». Mon employeur m'aurait protégé si j'avais commis une erreur. Dieu merci, ce n'est pas arrivé.
Les choses sont très différentes aujourd'hui. Je fais partie de l'Ordre des ingénieurs du Québec. L'an passé lorsque j'ai versé ma cotisation, l'ordre me demandait un supplément de 50 $ au titre de la responsabilité professionnelle résiduelle au cas où l'employeur n'aurait pas l'assurance pour me protéger ou ne voudrait pas le faire. Il n'est pas impossible dans deux ou trois ans, si le concept des mieux nantis est adopté, que j'aie à verser 200, 300 ou 400 dollars.
À mon avis, depuis 1955, cette «protection» s'est érodée lorsque vous travaillez pour quelqu'un d'autre.
M. Carr-Harris: Monsieur le président, il semble que deux questions soient en cause. Il y a d'une part, la responsabilité limitée et, d'autre part, la faute. La responsabilité limitée est une façon de régler la question de la responsabilité qui n'est pas associée à la faute.
Devrait-il y avoir une responsabilité proportionnelle ou solidaire. La question de la responsabilité solidaire, qui est simplement une question d'équité, il me semble, découle de la question suivante: pourquoi une personne devrait-elle verser de l'argent pour une faute qu'elle n'a pas commise? C'est là la question.
La réponse à cette question, c'est qu'il s'agit de la meilleure mesure d'intérêt public. Nous nous demandons ensuite comment protéger les particuliers dans ce cas.
Le sénateur Angus: Je crois comprendre que la responsabilité des ingénieurs et des concepteurs est une question qui relève des provinces en ce qui a trait à la propriété et aux droits civils. Est-ce que j'oublierais un aspect fédéral?
M. Franche: L'administration des professions relève des provinces et des territoires. Le gouvernement fédéral n'a pas de responsabilité à cet égard, comme vous le dites.
Le sénateur Angus: Les poursuites sont intentées en vertu de lois provinciales. Aucune loi fédérale ne régit la responsabilité des ingénieurs.
M. Franche: Je ne suis pas avocat, mais je crois que vous pouvez faire l'objet de poursuites devant un tribunal fédéral dans le cas d'un contrat passé avec le gouvernement fédéral.
Le sénateur Angus: Cependant, ce sont les principes de la common law de la province en question qui s'appliquent.
M. Carr-Harris: J'hésite à me lancer dans une discussion sur la loi constitutionnelle, sénateur, mais étant donné les contrats fédéraux et les lois fédérales qui s'y appliqueraient, je crois qu'il y a peut-être un aspect fédéral. Si ces contrats précisaient que la responsabilité solidaire est limitée, cela pourrait résoudre le problème, du moins dans ce cas.
Je suis tout à fait d'accord avec vous lorsque vous dites qu'une bonne partie de cela relève de la compétence des provinces. Il va sans dire qu'en ce qui concerne tout ce qui n'est pas du ressort fédéral, il faudrait légiférer.
Le sénateur Angus: Vous avez lu, dites-vous, les exposés et les mémoires qui ont été présentés ici par l'ICCA, l'organisation des comptables agréés, et en son nom.
M. Carr-Harris: Oui.
Le sénateur Angus: Comme vous l'aurez remarqué, les mémoires de l'Institut ont été présentés dans le cadre de l'étude des modifications proposées à la Loi sur les sociétés par actions qui contient une disposition sur la responsabilité solidaire et sur certaines questions de compétence fédérale.
Serait-il juste de penser que vous êtes plus ou moins ici pour appuyer les comptables à cet égard, mais aussi pour nous dire que, dans d'autres provinces, vous êtes peut-être vous-mêmes aux prises avec un problème?
M. Carr-Harris: Je crois que vous frappez juste.
Le sénateur Angus: Si la Loi sur les sociétés par actions n'est pas modifiée pour régler la situation dans le cas des comptables, serait-il juste de dire que les ingénieurs et d'autres professionnels peuvent se tirer d'affaire? Pourriez-vous accepter le statu quo?
M. Carr-Harris: Il est tout à fait juste de dire que le message qu'a surtout voulu faire passer l'ICCA, lorsque je lis la transcription, c'est qu'ils ne peuvent se permettre financièrement de continuer. Ce n'est pas ce que disent les ingénieurs.
Le sénateur Angus: Je ne veux pas vous faire dire ce que vous n'avez pas dit mais, comme question préliminaire, ne peut-on pas dire que votre profession ne traverse pas vraiment une crise en matière de responsabilité solidaire?
M. Franche: Il ne s'agit pas d'une crise, mais d'une grave injustice. N'oubliez pas que chaque fois qu'une société d'experts-conseils doit, par injustice, financer une réclamation que quelqu'un d'autre aurait dû payer, ce sont ses clients qui en subissent le contrecoup un jour ou l'autre. Ce sont les Canadiens qui payent. Nous devons nous tourner vers nos assurances tout en respectant nos limites. S'il nous arrive de les dépasser, c'est le particulier qui paye et qui risque de faire faillite. Cela est arrivé à quelques reprises.
Le sénateur Angus: Je comprends. Les ingénieurs du Canada ont-ils présenté aux assemblées législatives, de leur propre initiative ou par l'entremise de leur association, des doléances pour que des modifications portant sur la responsabilité solidaire soient apportées aux lois qui les régissent?
M. Franche: Lorsque vous parlez de lois provinciales, cela relève de notre association provinciale. J'ai appris il y a bien des années qu'un gars comme moi qui assume un rôle au niveau fédéral ne va pas mettre son nez dans les affaires provinciales. Nous avons des gens qui peuvent très bien s'en occuper. Je crois que le sénateur Kirby sait de quoi je parle.
C'est aux provinces de le faire. À l'heure actuelle, l'Ontario débat de la question, tout comme le Manitoba. Je ne peux pas vous donner les derniers développements dans chaque province, mais la question fait effectivement l'objet de débats.
Le sénateur Angus: Les ingénieurs sont prêts à comparaître devant le tribunal et à accepter leurs responsabilités lorsqu'ils commettent une erreur, n'est-ce pas?
M. Franche: Bien sûr. Nous souscrivons une assurance de responsabilité professionnelle. Je devrais vous dire qu'à un moment donné, la situation était si grave qu'il n'y avait pas d'assurance responsabilité professionnelle prévue pour les ingénieurs et les architectes. En 1969, notre association, conjointement avec ENCON, a créé une assurance de responsabilité professionnelle que nous gérons encore ensemble. Nous en avons donné l'orientation générale. Cette formule a beaucoup de succès.
Le sénateur Angus: Je connais très bien ce programme ENCON. Puisque vous en faites mention, je suis sûr que vous conviendrez avec moi que les ingénieurs peuvent facilement souscrire une assurance de responsabilité professionnelle.
M. Franche: Oui.
Le sénateur Angus: N'est-il pas vrai, monsieur, que le coût de cette assurance, aussi élevé qu'il puisse l'être -- je n'ai pas remarqué qu'il soit excessif -- se répercute sur l'entrepreneur dans vos prix ou vos soumissions?
M. Franche: Il se répercute sur le client, non sur l'entrepreneur.
Le sénateur Angus: Je le comprends.
M. Franche: Plus les demandes sont nombreuses, plus le coût répercuté est élevé.
Le sénateur Angus: La vie est toujours bonne pour vous autres. Vos contrats s'élèvent à X $ plus X p. 100.
M. Franche: Non, non. Attendez.
Le sénateur Angus: Je ne fais que plaisanter.
M. Franche: Aux fins du procès-verbal, ce n'est pas exactement ainsi que se passent les choses.
Le sénateur Angus: Je le comprends. Les ingénieurs ne ressemblent pas aux pauvres avocats, par exemple, qui sont exploités partout où ils vont. Les avocats ne peuvent pas se constituer en société. Par contre, les ingénieurs peuvent le faire dans certains domaines.
M. Franche: Oui, les ingénieurs se constituent en société, mais ils souscrivent toujours l'assurance, et la plupart du temps ils doivent encore engager leurs propres actifs.
Le sénateur Angus: Je le comprends. En fait cela a permis d'alléger la situation, puisque lorsque vous ne pouvez pas travailler, les coûts d'assurance diminuent, n'est-ce pas?
M. Franche: Oui. Ce n'est tout de même pas une raison pour accepter la responsabilité du travail d'autrui. Nous acceptons la responsabilité liée à notre travail et les autres devraient accepter la responsabilité liée au leur.
Le sénateur Angus: Comme les comptables?
M. Franche: Dès le début, le client qui est le propriétaire, peut gérer ce risque en fonction de la personne qu'il choisit.
Le sénateur Angus: Je comprends. Cela m'amène à une autre question, celle des solutions de rechange. Il existe une relation contractuelle entre la firme d'ingénierie et le client qui n'a rien à voir avec les réclamations éventuelles de tierces parties. Lorsque vous parlez, par exemple, d'une disposition de non-responsabilité ou d'un plafonnement de la responsabilité, cela ne vous protégerait pas des tierces parties; cette relation existerait toujours entre les deux parties seulement, n'est-ce pas?
M. Carr-Harris: Je crois que oui. C'est ce que décrètent les tribunaux à l'heure actuelle.
Le sénateur Angus: En ce qui concerne la compétence fédérale, proposez-vous que dans les contrats que concluent les ingénieurs avec le gouvernement fédéral, les avocats du gouvernement insèrent une clause stipulant que la responsabilité sera solidaire?
M. Carr-Harris: Je pense que c'est là l'impact de la loi sur le contrat, si ce n'est pas explicitement exclu.
M. Franche: Je serais prêt, si vous le permettez, monsieur le président, à déposer un contrat type qui serait négocié avec le gouvernement fédéral.
Le président: Merci. Ce serait utile.
En ce qui concerne la responsabilité solidaire, vous vous inquiétez essentiellement de l'équité. Vous ne vous inquiétez pas de l'incapacité de souscrire une assurance. Vous ne vous inquiétez pas de l'insolvabilité, car tout à coup, vos prix deviennent excessifs. Vous ne vous inquiétez pas du marché sous prétexte que cela vous coûte maintenant trop cher et que vous ne pouvez pas récupérer l'argent perdu auprès de vos clients.
Vous vous inquiétez essentiellement de l'équité et vous craignez d'avoir à payer plus que ce dont vous êtes responsables à cause de la responsabilité solidaire et parce que vous êtes bien nantis contrairement à d'autres. C'est une question d'équité, n'est-ce pas? C'est ainsi que j'ai compris vos réponses au sénateur Angus.
M. Carr-Harris: Oui, c'est exact. Je soulignerais, et je ne suis pas la personne compétente en la matière, qu'il s'agit surtout du choix du moment en ce qui concerne la crise actuelle.
Lorsque j'ai travaillé dans ce domaine, les sociétés d'assurance parlaient des problèmes relatifs au financement de ce genre d'assurance. Le financement dépend beaucoup du nombre des réclamations. Cette région du Canada, en particulier, connaît un déclin dans la construction depuis cinq ans. Il ne s'est pas passé grand chose. Par conséquent, les réclamations et les paiements sont en baisse et le processus est plus fluide. En période de prospérité, les réclamations sont plus vigoureuses. C'est là qu'entrent en jeu les facteurs économiques du processus. Les représentants de l'industrie pourraient vous en dire plus à ce sujet.
Le président: Je ne peux m'empêcher de réagir. Si l'on suppose que la probabilité d'erreur est relativement constante, lorsqu'on augmente la taille de l'échantillon, on n'a plus d'erreurs et, par conséquent, le nombre des réclamations est plus élevé. Entre-temps, vous faites plus d'argent. Je ne sais pas si le niveau des actifs personnels devient nécessairement un problème. Il n'y a pas de niveau absolu au-delà duquel vous ne devriez pas avoir à payer.
Le fait qu'il y ait plus de réclamations lorsqu'il y a plus de travaux de construction ou que peut-être cela coûte un peu plus cher ne me décourage pas du tout.
M. Carr-Harris: Je répondrais en disant que j'ai lu dans le mémoire de l'ICCA que les réclamations qui lui sont présentées sont plus importantes et que le système ne peut y répondre. Je ne dis pas que la situation est la même ici; ce que je veux dire, c'est que cela dépend de la progression du temps et de la fluidité de l'industrie. Ce qui n'est pas un problème financier pour l'industrie aujourd'hui peut le devenir demain.
Le sénateur Meighen: Si je comprends bien, dans certaines compétences les ingénieurs peuvent se constituer en société. C'est ce qui a été présenté comme solution partielle aux problèmes des comptables. Toutefois, vous torpillez cet argument en disant que, nonobstant la constitution en société, la responsabilité personnelle est toujours un facteur très important. Est-ce à cause de la loi, ou à cause des réalités pratiques qui font que lorsqu'une firme d'ingénierie présente une soumission, elle doit mettre en jeu la responsabilité personnelle ainsi que la responsabilité de la société?
M. Carr-Harris: Je peux vous parler de l'aspect juridique de la question; M. Franche sait ce que font les firmes pour obtenir le travail et offrir une garantie.
D'un point de vue juridique, la question de la responsabilité personnelle de l'ingénieur qui approuve les plans et qui participe directement au projet est toujours un élément important d'après les décisions récentes de la Cour suprême.
Dans l'affaire en question, l'ingénieur n'a pas été déclaré responsable, car les circonstances n'étaient pas bonnes, selon la cour. Toutefois, le jugement rendu n'a pas tranché la question, à savoir que même si les circonstances étaient bonnes, l'ingénieur pourrait toujours être déclaré responsable. L'industrie sait qu'il s'agit là d'un risque et elle a été tenue responsable par d'autres tribunaux. D'un point de vue juridique, il est évident qu'un ingénieur et un expert-conseil peuvent courir un tel risque. Ils ont directement et personnellement un devoir de diligence à l'égard du client, à part des sociétés.
M. Franche: Lorsque l'on fait des soumissions pour un contrat, c'est bien sûr la société qui s'en charge, mais elle doit indiquer la personne qu'elle va désigner pour le travail. J'ai été client pendant de nombreuses années. Je n'étais pas ingénieur-conseil; j'étais celui qui embauchait l'ingénieur-conseil. Il était très important de savoir qui serait désigné pour ce travail.
Enfin, en cas de poursuite, nous attaquons la société. Il peut y avoir eu certains changements, mais de nos jours, contrairement à l'époque de cette poursuite il y a 15 ans, c'est soit la société soit la personne qui est mise en cause. Lorsque vous étampez «ing.,» vous reconnaissez votre responsabilité d'ingénieur.
Pour en revenir à la question précédente, lorsque les affaires ne vont pas bien, nous avons plus de réclamations, parce que certaines sont sans fondement. Si quelqu'un veut vraiment se sortir d'une impasse, il trouve le moyen de le faire.
Dans certains domaines également, il arrive parfois que l'on ne puisse souscrire d'assurance. Il y a trois ou quatre ans, il était impossible au Canada de souscrire une assurance contre des poursuites relevant du droit de l'environnement. La situation commence à changer. Les sociétés d'assurance sont très prudentes dans le domaine du droit de l'environnement, car elles courent un risque. Le domaine de l'environnement est un «panier de crabes».
Le sénateur Meighen: Un véritable guêpier, ça a l'air de Dieu sait quoi.
Si je vous comprends bien, vous voulez que toutes les professions soient traitées de la même façon pour une raison d'équité. Pas plus tard qu'hier, des témoins nous ont dit que les comptables sont ceux qui ne peuvent pas souscrire d'assurance et que ce sont eux qui font l'objet des énormes réclamations dont nous lisons le récit dans les journaux. Les comptables occupent une position très particulière dans le monde des finances; ils sont la charnière entre les investisseurs et les actionnaires, entre tous les intervenants et la société. Ce sont donc des gens bien particuliers et il ne serait pas injuste de leur accorder un traitement spécial en matière de responsabilité.
Est-ce que j'arrive à vous émouvoir et cela vous amène-t-il à envisager que les comptables pourraient être traités différemment des autres professions?
M. Carr-Harris: Au bout du compte c'est ce qui se fera s'il y a de bonnes raisons politiques de le faire. Toutefois, du point de vue de la profession des ingénieurs et de toute autre profession, si cela se fait pour des raisons d'équité et pour garantir que l'on paie pour les erreurs commises par soi-même et non pour celles commises par d'autres, la même règle devrait alors s'appliquer à tous. Si l'on décide de ne pas y assujettir les comptables, car sans être sûr de l'impact que cela aura sur les autres professions, on sait que les comptables agréés risquent de ne plus avoir de travail, il s'agit alors peut-être d'une bonne raison politique.
Au bout du compte, les ingénieurs sont d'avis que l'on doit payer pour les erreurs commises par soi-même et non pour celles d'autrui. C'est ce qu'il faudrait. Si vous prenez le temps de régler la question pour les comptables agréés, vous devriez alors le faire pour nous également.
Il y a toujours des problèmes qui se posent dans le cas des comptables agréés comme dans celui de l'industrie de la construction. Si une poursuite met en cause des comptables agréés, cela veut-il dire que tout le monde est dispensé de la responsabilité solidaire ou simplement les comptables? Qu'est-ce qui arrive aux autres?
Je sais que vous avez parlé à des témoins de l'Australie hier soir, si bien que je m'aventure en terrain glissant; toutefois à la lecture du mémoire, certains des États australiens ont une loi du bâtiment qui prévoit la responsabilité proportionnelle, j'imagine, pour tous les intervenants du chantier, puisqu'il est très difficile d'isoler une personne et de lui accorder un traitement à part. Il est rare que les poursuites dont nous faisons l'objet mettent en cause un comptable. Ce n'est pas courant. Toutefois, si cela se produisait, vous ne feriez que remuer le couteau dans la plaie en dispensant le comptable de la responsabilité solidaire et non les ingénieurs.
Enfin, comme l'a dit le président, nous nous inquiétons essentiellement de l'iniquité de la situation. Nous ne sommes pas dans une position qui nous permette de dire que la profession d'ingénieur va financièrement s'effondrer sous le poids du problème, contrairement aux comptables apparemment, mais la question de l'équité est tout aussi importante.
Le sénateur Meighen: Je comprends. Par contre, seriez-vous d'accord pour dire qu'il faut aussi prévoir un certain élément d'équité pour l'autre partie? Je souhaite faire construire un immeuble; je vous paie et vous demande de le construire. Une fois construit, l'immeuble s'écroule. J'ignore pourquoi il s'est écroulé et je ne veux pas le savoir; tout ce que je vois, c'est le résultat. Il n'y a plus d'immeuble, et j'ai perdu beaucoup d'argent. À vous de voir qui paiera quoi, mais commencez par me payer. Voilà certes une position équitable.
M. Franche: C'est vous qui choisissez les participants à cette entreprise. Si l'erreur a été commise par un professionnel, l'assurance-responsabilité vous dédommagera. Voilà qui est équitable. Par contre, si l'erreur a été commise par une autre personne, mais que, parce qu'elle n'est plus là, vous nous demandez de payer la note, alors j'estime que c'est inéquitable.
Le sénateur Meighen: Votre mémoire, si j'ai bien compris, ne porte que sur les préjudices financiers. Qu'arrive-t-il si le pont que j'ai fait construire s'effondre? Ne pourrait-il, à ce moment-là, y avoir trois genres de préjudices, soit des dommages à la propriété, des blessures physiques et un préjudice financier? Si c'était le cas, proposeriez-vous que la responsabilité proportionnelle s'applique à tous les genres de préjudices ou seulement au préjudice financier? Si cela peut vous réconforter, je vous dis tout de suite que j'ignore la réponse.
M. Carr-Harris: Elle exclurait manifestement les préjudices personnels, sénateur. Comme la différence entre la perte de biens et le préjudice financier devient s'estompe un peu dans notre jurisprudence, du moins telle que je la conçois, je ne suis pas convaincu que les dommages aux biens seraient exclus. Par contre, le préjudice financier serait certes inclus parce que, dans la profession d'ingénieur, il représente toujours la perte la plus importante.
Le sénateur St. Germain: Je m'intéresse au fait que vous faisiez porter tout le fardeau de la responsabilité à l'entrepreneur. J'ai déjà moi-même été entrepreneur.
Le président: Au moins dans notre comité, nous affichons franchement nos couleurs.
Le sénateur St. Germain: Le fait demeure que les rapports ont toujours été meilleurs que ce que vous avez décrit ici, ce matin, entre les ingénieurs-conseils et les chargés de projet quand vient le moment de choisir l'entrepreneur. Les ingénieurs-conseils assument une grande part de la responsabilité parce que, souvent, les constructeurs et les entrepreneurs sont de simples gens qui ont fait fortune en faisant de la spéculation foncière et je ne sais quoi encore. Bien souvent, ils n'ont pas la compétence voulue et s'en remettent donc aux ingénieurs-conseils. Votre profession ne doit-elle pas faire preuve d'une certaine diligence avant de permettre le choix d'un entrepreneur pour la construction du projet? Si ma mémoire est bonne, et d'après ce que j'en sais, je ne crois pas qu'il y ait autant d'autonomie que vous aimeriez le faire croire lorsque vous dites: «Écoutez, ces gars font exactement ce qu'ils veulent parce qu'il existe en règle générale un certain esprit de cohésion dans l'industrie et que cette cohésion a habituellement une influence sur qui obtient le contrat». Ai-je tort? La situation a-t-elle vraiment changé à ce point?
M. Franche: Vous soulevez deux points, ici. Tout d'abord, bien souvent, une fois les plans dressés, on choisit le plus bas soumissionnaire. À moins que l'ingénieur ne dise que tel entrepreneur est complètement nul -- ce qui est difficile à déterminer --, on choisit le plus bas soumissionnaire.
Prenons, à titre d'exemple, le gouvernement fédéral. Quand il fait un appel d'offres pour la construction d'un immeuble, je puis vous dire, pour avoir moi-même été de l'autre côté de la clôture, qu'il est très difficile de dire: «Non, je ne choisirai pas le plus bas soumissionnaire». Pendant les six années et demie de mon mandat à la tête de la Société canadienne des ports, j'ai choisi, une fois, de ne pas retenir la plus basse soumission. Cette décision a donné lieu à un procès horrible mais, en fin de compte, nous avons réussi à prouver que le gars ne savait pas ce pourquoi il soumissionnait. Il est très rare de pouvoir faire cela.
Par contre, nos ingénieurs-conseils, s'ils réussissent en affaires, auront tenté d'établir les meilleures relations de travail possibles entre le propriétaire, l'entrepreneur, eux-mêmes et les architectes. En tant qu'association, nous nous sommes efforcés au cours des deux dernières années de promouvoir ce que nous appelons le règlement à l'amiable des différends et d'insérer cette clause dans les contrats. Je suis justement en train de modifier notre contrat type, qui vient d'être approuvé, en vue d'encourager l'insertion, au moment de la signature, de clauses types prévoyant la nomination de médiateurs afin de prévenir ces situations. Nous n'aimons pas aller devant les tribunaux. C'est un dernier recours. Auparavant, nous cherchons toujours à résoudre les problèmes. C'est ce que font tous les bons ingénieurs-conseils, mais ce n'est pas toujours possible.
Le sénateur St. Germain: Je ne crois pas qu'il existe de garantie à toute épreuve dans quoi que ce soit, mais, après avoir écouté ce qu'avaient à dire les sénateurs Angus et Meighen ainsi que les témoins, ce matin, je crois que nous en sommes au stade où il faudrait inviter les compagnies d'assurances à venir témoigner afin de pouvoir juger si la profession comptable est vraiment en danger. Je déteste l'idée d'aller de l'avant et de recommander quelque chose quand ces messieurs ne m'ont pas convaincu -- j'ignore s'ils ont convaincu les autres -- que le statu quo est inacceptable. Nous en revenons à l'ICCA. Nous en sommes au stade, actuellement, où il faudrait décider s'il convient d'interroger les compagnies d'assurances pour savoir si elles refusent d'en vendre à cette profession. Le risque est-il si grand dans le cas des experts-comptables? Voilà comment nous devrions procéder. Je fais cette recommandation en votre présence parce que je ne suis pas du genre à agir dans le dos des autres.
Le sénateur Stewart: Qu'on me permette d'afficher mon ignorance. Tous les autres ont montré à quelle enseigne ils logent. Les avocats ont commencé par dire qu'ils étaient avocats, et les entrepreneurs ont commencé par dire qu'ils étaient entrepreneurs. J'annonce donc que je ne détiens pas d'intérêt dans ce dossier et que, par conséquent, je suis relativement ignorant et innocent.
J'ai suivi le débat. Je vais donc vous dire vers quelles conclusions il m'entraîne. Étant donné le contexte constitutionnel au Canada, l'élément fédéral de cette question n'est pas le plus important. La question relève en grande partie de la compétence des provinces. Néanmoins, il existe une composante fédérale.
Quand l'exécution d'un projet donne lieu à des problèmes, on peut supposer qu'il existe deux genres de poursuites. Ainsi, le passant qui est blessé par des morceaux qui tombent de l'immeuble poursuit à l'origine le propriétaire; le propriétaire, lui, peut poursuivre en raison d'un vice quelconque de construction. Ai-je bien analysé la situation?
M. Carr-Harris: Oui.
Le sénateur Stewart: On remonte ensuite la chaîne et on en vient à l'entrepreneur. Si l'on continue de remonter, on trouvera les architectes, les ingénieurs-conseils, et ainsi de suite. Vous semblez dire que le maillon faible de la chaîne est l'entrepreneur qui peut fort bien être véreux. On lui permet de se constituer en société pour l'exécution d'un projet en particulier et, à la fin d'une certaine période donnée, quelle qu'en soit la durée, la société cesse d'être légalement responsable. Jusqu'ici, vous me suivez?
M. Carr-Harris: Oui.
Le sénateur Stewart: Je ne veux pas jeter le blâme sur les entrepreneurs. Il me semble que, si le régime juridique permet ce genre d'exploitation, l'entrepreneur est entièrement justifié de s'en prévaloir. Par contre, la loi concernant la constitution en société d'entrepreneur véreux est-elle valide? N'est-ce pas là la question de fond? Cet entrepreneur disparaît de façon tout à fait légale; il perd son caractère de personne juridique. Néanmoins, il reste les ingénieurs-conseils et les assureurs contre lesquels entamer des poursuites. Est-ce bien cela?
M. Carr-Harris: C'est un bon exemple. L'enjeu est simplement la nécessité d'assumer la responsabilité financière de quelqu'un qui a disparu et dont la faute a contribué au préjudice financier. Quand cette personne n'est plus là, quelle que soit la raison de sa disparition, on se demande simplement s'il est juste de faire payer le consultant. Le degré de responsabilité de chacun a déjà été décidé. On a déjà jugé que l'ingénieur-conseil avait une responsabilité de 10, de 20 ou de 50 p. 100. Pourquoi alors faut-il qu'il assume le fardeau de toute la responsabilité?
Le président: Par souci de clarté, monsieur Carr-Harris, vous avez dit que, selon vous, la question de fond -- je suppose qu'il s'agit d'une autre façon de définir la question d'équité -- est de savoir qui est responsable du défendeur insolvable. Actuellement, tous les autres défendeurs sont collectivement responsables du défendeur insolvable. Vous dites que cela n'est pas juste. Selon le principe d'équité, le fait qu'un des membres du groupe devienne insolvable ne devrait pas imposer des coûts additionnels aux autres membres de l'équipe.
M. Carr-Harris: C'est exact.
Le président: Dans votre mémoire, vous parlez du modèle australien. Vous soutenez qu'en tant que solution intermédiaire entre votre position et la responsabilité solidaire, il faudrait à tout le moins que la partie lésée assume une partie de la perte. Ai-je bien compris?
M. Carr-Harris: Vous avez très bien saisi.
Le sénateur Hervieux-Payette: Que c'est amusant! J'ai travaillé pour SNC. Je me rappelle qu'on nous avait demandés de refaire le toit du Stade olympique. Nous avons refusé, parce que nous ne pouvions pas garantir le travail. Nous ne pouvions pas l'entreprendre. La société a refusé de soumissionner. Selon elle, le projet présentait des risques trop élevés. Elle refusait de mettre en jeu son nom et sa réputation pour l'exécution de ce projet particulier. Une autre a construit le toit, et les contribuables continuent probablement d'en payer la facture.
De plus en plus, actuellement, les membres de votre profession n'agissent pas en tant que professionnels autonomes, mais en tant que gestionnaires de projet. Vous livrez des projets clés en main, vous vous engagez à choisir les professionnels et vous présentez le tout plus ou moins comme une coentreprise. C'est dans ce cadre que l'entrepreneur effectue les travaux et livre le tout au client. Les compagnies d'assurances sont très engagées dans le processus avant qu'une garantie ne soit donnée parce que, si elles garantissent tout le projet avant sa livraison au client, elles doivent voir à son exécution.
Pourquoi se sert-on de la formule clés en main? Je me souviens d'un projet où la formule utilisée était le pourcentage du coût de production, fort à la mode à l'époque. Vous touchiez 10 p. 100 du coût du projet; donc, plus le projet coûtait cher, plus votre pourcentage était élevé. Un jour, le gouvernement et les clients ont dit: «Nous en avons assez. Le coût du projet va doubler». Ils se sont alors tournés vers la formule clés en main qui était censée faire l'équilibre entre le coût optimal d'un projet -- sans forcément faire trop courir au client le risque d'avoir une installation non conforme aux normes -- et les critères, par exemple le nec plus ultra.
La plupart des projets d'une certaine importance sont vraisemblablement livrés clés en main aujourd'hui. Dans la plupart de ces projets, le pourcentage touché par les ingénieurs varie entre 10 et 15 p. 100, atteignant parfois 20 p. 100. Vous dites que vous voulez assumer une part de 20 p. 100, mais vous gérez le projet du début jusqu'à la fin, vous choisissez tous les professionnels et tous ceux qui se joindront à l'équipe. Ensuite, vous dites que vous ne voulez pas assumer l'entière responsabilité du projet parce que vous ne voyez qu'à une partie de son exécution.
Je ne suis pas à l'aise avec cette position. Il existe des firmes très spécialisées pour exécuter ce genre de projet. Alexander & Alexander en est une qui a acquis un certain savoir-faire. Elle garantit ses projets et fournit une assurance à couverture globale.
On peut facilement comprendre votre position. Je suis responsable soit du projet tout entier ou de 10 p. 100 du projet. Il faudrait être cinglé pour choisir d'assumer toute la responsabilité. Toutefois, si je suis le client, j'aimerais bénéficier d'une protection globale et ne pas avoir à m'occuper d'obtenir toutes les garanties de chacun. Vous travaillez avec ces gens. Vous connaissez les membres de l'industrie, même les fournisseurs. Vous choisissez chaque composante de ces projets. Quels intérêts sommes-nous en train de protéger? Protège-t-on le client ou les professionnels? Comment pouvons-nous faire en sorte que chaque projet est protégé? Lorsqu'il existe une police d'assurance globale, chacun a sa propre assurance, mais il existe aussi une autre couverture.
Je puis comprendre que vous vouliez votre petite part, mais, étant donné la nouvelle tendance, ne croyez-vous pas que l'idée de devoir poursuivre chacun déplaise au client? Il faudra tout reprendre et examiner la question de l'assurance. Je suis d'accord avec mes collègues. Nous devrions demander à une firme d'assurances spécialisée de venir témoigner. Dans le domaine de l'assurance, il existe différentes sortes de couverture. Plus le risque est élevé, plus elle est coûteuse. Le risque associé au toit du Stade olympique était assuré par le contribuable québécois. L'architecte de grand renom n'a pas payé un sou.
Comment pouvez-vous affirmer que vous êtes d'accord avec le principe de la responsabilité solidaire? Le seul choix qu'il vous reste est de dire que vous souhaitez avoir votre petite part de responsabilité. Si vous étiez le client, diriez-vous la même chose?
M. Franche: Primo, je souligne que plus de 90 p. 100, voire 95 p. 100 des contrats ne sont pas livrés clés en main. Il n'existe que deux sociétés aussi importantes que SNC-Lavalin qui, soit dit en passant, est un excellent membre de notre association.
En fait, son président était notre conférencier invité, la semaine dernière, lors de notre soirée de remise des prix.
Cependant, SNC-Lavalin est une entreprise de génie, d'approvisionnement et de construction, ce qui, j'en conviens, est très différent. La plupart des contrats ne sont pas des contrats clés en main. L'autre grande entreprise qui livre beaucoup de projets clés en main est Monenco-AGRA. Comme je l'ai dit, environ 90 p. 100 des contrats sont d'un autre genre.
Vous avez donné l'exemple du toit du stade maintenant fameux. Il illustre bien le gestionnaire conscient des risques. Quand on assume la gestion d'un projet, on inclut dans le coût un élément de profit pour le risque assumé. Dans le cas du toit du stade, SNC-Lavalin ne pouvait pas inclure cet élément de profit et elle a donc refusé de prendre le contrat. Chapeau! Voilà des gestionnaires intelligents. Le gestionnaire de projet prévoit une indemnité pour cet élément de risque. On assume certainement des responsabilités. Cependant, il est question ici des quelque 90 p. 100 de contrats qui sont d'un autre genre.
M. Carr-Harris: J'ajoute que, même si le contrat de conception-construction clés en main était plus courant, la question à l'étude me semble être la faute et qui en assume les frais. Même dans un monde où les projets sont gérés, conçus et construits par une seule société, si la matrice contractuelle change, les obligations et les responsabilités changent, de sorte que la répartition du blâme changera aussi. Le concepteur-ingénieur responsable d'un projet livré clés en main aura de la difficulté à nier sa responsabilité dans la sélection de certaines personnes insolvables. Par conséquent, sa faute sera non pas de 10 p. 100, mais de 50 p. 100 ou de 100 p. 100. Le régime de la responsabilité et son évaluation peuvent s'adapter à pareil changement.
Ce que nous tentons de faire valoir est légèrement différent. Quelles que soient les modalités contractuelles, une fois que la faute a été attribuée en fonction des rôles réels joués par les divers intervenants, nous croyons qu'il faut payer selon le degré de la faute, plutôt qu'en fonction de l'argent dont dispose les différents fautifs.
Le sénateur Oliver: Quand vous avez parlé des délais de prescription, vous avez demandé: «Pendant combien de temps a-t-on droit d'action?» Selon vous, pour des vices cachés, certains parlent d'une période infinie, plus six ans.
Êtes-vous en train de demander à notre comité d'examiner les changements projetés par les provinces à leur loi sur la prescription? Dans quel contexte soulevez-vous cette question? Les ingénieurs cherchent-ils à se prémunir contre ce genre d'action également?
M. Carr-Harris: J'en ai parlé, sénateur, non pas lorsqu'il était question de modifier les délais de prescription, mais seulement lorsque nous discutions de qui devrait assumer le risque des défendeurs insolvables. Comme ce genre de choses peut remonter fort loin dans le temps, quand la faute est déterminée, l'attribution du blâme est en réalité une forme très inégale de justice. On le fait parce qu'il faut le faire.
Selon nous, il est injuste d'obliger le concepteur à verser tous les dommages-intérêts s'il n'a été jugé responsable que de 10 p. 100 de la faute simplement parce que, par exemple, les autres fautifs sont morts depuis longtemps. Le moment est venu de répartir plus équitablement ces pertes plutôt que de simplement indemniser la partie lésée.
Le sénateur Oliver: Êtes-vous en train de demander à la présidence de considérer cela comme un élément d'équité?
M. Carr-Harris: Oui.
Le sénateur Austin: Avez-vous une certaine expérience des différentes façons de régler les litiges qu'emploient vos membres? En d'autres mots, vos membres sont-ils enclins à faire appel à l'arbitrage pour régler les litiges, ou les tribunaux sont-ils leur moyen de prédilection? Il existe quelques variantes en droit canadien sur la responsabilité. Vos membres ont-ils tendance à choisir, pour régler des différends, un recours plutôt qu'un autre?
M. Franche: Nous nous efforçons d'avoir recours à la médiation plutôt qu'à l'arbitrage. L'arbitrage est plus rigide.
Le sénateur Austin: Il applique la loi.
M. Franche: Au départ, nous préférons la médiation ou ce que nous appelons souvent le règlement à l'amiable des litiges. Au Canada, certaines compétences prévoient un mécanisme plus de circonstance que d'autres. L'exemple de la Colombie-Britannique me vient tout de suite à l'esprit. Nous en avons vu d'excellents exemples, là-bas.
M. Carr-Harris: L'industrie se tourne de plus en plus vers la médiation comme un autre moyen de régler les différends. M. Franche peut vous confirmer que le contrat type de construction prévoit maintenant un processus qui mise avant tout sur la médiation. Elle est très à la mode actuellement, dans l'industrie.
Le président: Je vous demanderais de nous fournir des données à ce sujet quand vous aurez eu le temps de les réunir. Il a été brièvement question de la fréquence croissante ou décroissante des poursuites et des réclamations. Je suppose que, quelque part dans vos dossiers, vous disposez de données empiriques sur les réclamations, les règlements et le coût qu'ils représentent pour la profession. Toute donnée relative à la responsabilité solidaire qui pourrait nous donner une idée de l'importance et de la fréquence des règlements nous serait utile.
M. Franche: En tant qu'association, nous ne sommes pas au courant de toutes les réclamations.
Le président: J'en suis conscient.
M. Franche: Par contre, nous avons un régime d'assurance et nous avons toutes les données à son sujet.
Le président: Tout ce que vous pourrez nous fournir à ce sujet sera utile.
M. Franche: Vous comprendrez que les données statistiques relatives au régime d'assurance sont des renseignements commerciaux à caractère très confidentiel parce que le régime ENCOM a des concurrents. Il faudra que je consulte à ce sujet.
Le président: Je ne tiens pas à vous causer des difficultés. Cependant, si vous pouvez nous fournir des données empiriques, ce serait bien.
Sénateurs, j'aimerais répondre à la question posée par le sénateur St. Germain au sujet de l'opportunité d'inviter des compagnies d'assurances à venir témoigner. Étant donné les délibérations d'hier soir et d'aujourd'hui, j'estime qu'il faudrait le faire. Le sénateur Angus et moi discuterons plus tard aujourd'hui des témoins que nous pourrions inviter à nous parler de la facilité avec laquelle on peut se procurer de l'assurance et de la mesure dans laquelle le problème en est un de marché de l'assurance plutôt que de véritable responsabilité.
Je remercie les deux témoins d'avoir répondu à notre invitation, ce matin. Nous vous savons gré d'avoir pris la peine d'être des nôtres.
La séance est levée.