Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 39 - Témoignages
OTTAWA, le mardi 1er juin 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 37 pour examiner les ramifications pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie.
Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Nous avons l'honneur de recevoir cet après-midi le major-général Lewis MacKenzie. Vous connaissez probablement quelques épisodes de sa brillante carrière. Il a déjà témoigné devant des comités parlementaires à plusieurs reprises pour exprimer ses opinions en ce qui concerne notre matériel militaire ou le genre d'opérations auxquelles nous avons des chances d'être appelés à participer activement.
Je demande au major-général MacKenzie de faire d'abord une déclaration préliminaire, puis de répondre à diverses questions. J'espère qu'il n'insistera pas trop sur les aspects historiques du conflit parce que ce qui nous intéresse surtout, c'est de savoir dans quelles situations les opérations de maintien de la paix des Nations Unies ou de l'OTAN ont des chances raisonnables d'aboutir. Si l'OTAN assume ce nouveau rôle, nous voudrions savoir dans quelles circonstances elle a des chances d'être capable de l'assumer efficacement. Allez-y, général.
Le major-général Lewis MacKenzie (retraité): Honorables sénateurs, je vous remercie beaucoup pour votre invitation. Je suis vraiment heureux de comparaître devant les représentants du Sénat du Canada. Les trois dernières fois que j'ai témoigné, c'est devant le Sénat américain. Aux États-Unis, je suis considéré comme un étranger et, du même coup, comme un expert.
Votre mandat consiste notamment à examiner «la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN)». En fait, le mandat de l'OTAN n'a pas changé, pour ce qui est de l'essentiel. C'est toujours une alliance défensive. C'est sa raison d'être. La situation a toutefois évolué au cours des années 90, en ce qui concerne la gestion des situations d'urgence, les opérations de maintien de la paix et, si je peux m'exprimer ainsi, la «conduite de la guerre»; nous hésitons toutefois à utiliser ces derniers termes à propos de la situation au Kosovo.
Le Canada a beaucoup plus besoin de l'OTAN que l'OTAN n'a besoin de lui. Par conséquent, la question de notre adhésion à l'OTAN ne se pose même pas. Si l'on reconnaît ce principe, la stratégie adoptée dans le cadre de l'opération au Kosovo, ses objectifs et les ressources mobilisées ont de quoi nous préoccuper au plus haut point, du fait que nous devrions nous efforcer de jouer un rôle plus persuasif dans le processus décisionnel au sein de l'Alliance et au siège même de l'OTAN. Nous ne pouvons pas nous contenter d'être des suiveurs ou accepter d'être mis au pied du mur, comme c'est le cas actuellement.
Je suis diplômé de la promotion de 1983 du United States Army War College où des colonels hauts gradés, c'est-à-dire les 2 p. 100 de gradés supérieurs des Forces armées américaines, étudient l'évolution de la politique étrangère, la stratégie étrangère et d'autres sujets analogues. Si au cours de mes études, on m'avait demandé, à titre d'exercice, de faire des recommandations au sujet de la situation au Kosovo et en ex-Yougoslavie, et si j'avais proposé les objectifs et les ressources stratégiques actuels de l'OTAN, on ne m'aurait pas fait échouer; on m'aurait renvoyé chez moi. On aurait dit que j'étais incapable d'assimiler les connaissances nécessaires pour être officier supérieur des forces armées de mon pays. J'aurais été retourné à mon unité.
Dans les années 90, pendant que j'étais au service des Nations Unies, j'ai eu à subir les conséquences de très mauvaises décisions mais je comprenais leur raison d'être. Je comprenais pourquoi on avait des difficultés à nous libérer -- nous en avions tous -- du joug du concept du maintien de la paix de Lester Pearson -- qu'il repose en paix -- pendant la guerre froide, à savoir que: «Par votre présence, vous dissuaderez les États de s'entre-déchirer. Vous représentez une institution des Nations Unies et par conséquent les belligérants hésiteront à s'attaquer à vous». C'était vrai lorsque les guerres se faisaient surtout entre nations ennemies.
Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, nous avons malheureusement eu affaire à des factions dont le drapeau ne flottait pas devant le siège de l'ONU, qui n'avaient pas d'ambassadeurs ni de représentants au siège de l'ONU. Par conséquent, notre présence ne suffisait pas.
L'ONU a dû faire face à de nouveaux défis. Si les deux décisions qui ont été prises dans ce contexte ne sont pas les décisions les plus stupides du XXe siècle, elles sont certainement parmi les 10 plus stupides. Deux décisions ont été prises à propos du conflit en Bosnie, l'une concernant les zones de sécurité, qui était une solution suicidaire, et l'autre consistant à adopter un système de double-clé pour autoriser les frappes aériennes: deux commandants sur le terrain et deux commandants au siège du Conseil, à New York, doivent tourner symboliquement deux clés pour autoriser les vols de frappe. Si l'on enfermait quelques personnes dans une pièce capitonnée en leur demandant d'élaborer, en 24 heures, une politique vouée à l'échec, elles ne pourraient pas faire mieux.
La campagne de Bosnie s'est terminée et de nombreux soldats ont été envoyés à Dayton à cause de l'offensive terrestre menée par les Croates et inspirée par les États-Unis dans la région de Krajina. Cependant, quand les révisionnistes examineront cette période de l'histoire, ils diront que cette situation a été engendrée par les frappes aériennes. Les frappes aériennes ne représentent qu'un aspect répressif minime de l'offensive terrestre menée en 1995. C'est l'offensive terrestre croate qui a gagné la Bosnie, a été dirigée sur le nord-est et a menacé les quartiers généraux serbes à Banja Luka. C'est le nouveau siège du gouvernement à Banja Luka qui a provoqué les négociations de Dayton, et pas les frappes aériennes.
Cependant, ce n'est qu'après que le Kosovo ait commencé à devenir un point chaud et que l'Armée de libération du Kosovo (UCK) se soit mise à faire des provocations, comme l'année dernière -- d'après l'UCK, la CIA et les autorités yougoslaves, l'UCK avait le contrôle sur 40 p. 100 du Kosovo il y a un an --, que l'OTAN est intervenue énergiquement. Je pensais que la situation justifiait une intervention lorsque les cinq États membres permanents du Conseil de sécurité -- les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni -- ont dû prendre une décision. Dans ma naïveté, je m'attendais à ce que l'OTAN prenne des décisions plus judicieuses. Dix-neuf chefs d'État devaient faire une recommandation ou proposer au moins une stratégie. En l'absence de leadership des États-Unis et surtout en raison de la réticence des Américains à accepter le risque d'avoir des victimes, les responsables ont convenu de conduire l'opération à une distance de 15 000 pieds.
J'ai écrit dans le Washington Post un article à la suite duquel j'ai reçu de longs messages électroniques de deux ambassadeurs américains à l'OTAN, dont l'un était au siège de l'OTAN pendant le conflit bosniaque. Ce dernier disait dans son message que mes commentaires étaient exacts mais uniquement en raison de l'absence de leadership de la part des États-Unis. D'après eux, dans les futurs conflits, il ne faudra pas compter sur le leadership américain au front. Les Américains sont prêts à lutter pour défendre ce principe mais pas à sacrifier leur vie. Il me semble que si l'on est prêt à lutter pour défendre un principe, on doit être prêt à mourir s'il le faut.
Les frappes aériennes ont aggravé la situation. On se demande s'il s'agissait d'un complot de la part du président Milosevic et s'il avait déjà prévu de faire disparaître un million d'Albanais du Kosovo ou s'il n'a entrepris de faire ce nettoyage qu'après l'ultimatum de Rambouillet 1, décrétant que s'il ne signait pas l'accord, il perdrait le Kosovo dans les trois années.
Contrairement à l'opinion courante, le Canada n'est pas une nation vouée au maintien de la paix. Par habitant, nous avons tué davantage de personnes au cours du présent siècle que n'importe quel autre pays du monde, à l'exception de l'Australie qui se classe au deuxième rang pour ce qui est de la défense des causes justes. Je fais allusion aux personnes tuées au cours de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée. L'espèce de synergie engendrée par la défense des causes justes, nous vaut la réputation d'être une nation vouée au maintien de la paix et on nous attribue également plusieurs caractéristiques nationales intrinsèques dont la plupart viennent du fait d'avoir eu la bonne fortune d'être nés ou d'être venus s'établir au Canada.
Après notre participation à la guerre du Golfe, bien des observateurs ont dit que nous avions perdu notre crédibilité comme gardiens de la paix. Nous avons toutefois reçu davantage de demandes de participation à des missions de l'ONU ou autres missions de maintien de la paix depuis cette guerre qu'au cours des 40 années antérieures. Notre réputation n'a pas été ternie. L'avenir nous dira si la présente opération la ternira. Pas beaucoup, je suppose. Il y aura toujours des peuples en difficulté et, parmi la liste des 185 membres des Nations Unies, le Canada demeurera un des 10 pays les plus sollicités pour obtenir de l'aide.
Ce que je vais dire n'est pas du tout flatteur pour les forces armées, loin de là. Je ne suis plus obligé de mettre des gants et je dirai franchement ce que je pense. Contrairement à ce qui est indiqué dans le livre blanc du gouvernement sur la défense, nous ne sommes pas en mesure de respecter les modestes engagements de nos forces armées. Ces engagements consistent à envoyer dans les trois semaines un groupement tactique d'avant-garde de 1 200 soldats, prêts au combat. Il pourrait s'agir d'un groupement tactique blindé ou d'un groupement tactique d'infanterie. Ce groupement pourrait être composé de quatre groupes de manoeuvre. Il serait doté d'un élément de soutien logistique autonome, de tir indirect par exemple. Nous nous sommes engagés à fournir 1 200 hommes ainsi qu'un groupe-bataillon de 1 000 personnes qui ne serait pas tout à fait autonome non plus ni aussi engagé sur le champ de bataille, mais il s'agirait tout de même d'une unité combattante. Tels sont les effectifs que nous sommes censés mobiliser avec trois mois de préavis.
En outre, deux groupements tactiques ou plus de la force principale, représentant 2 400 personnes, ont 90 jours de préavis pour se mettre en route, ce qui équivaut à deux unités combattantes ou plus représentant au total 2 400 personnes, soit le reste de notre groupe-brigade.
Je dirais qu'il faut être prêt à envoyer en tout temps une brigade sur le terrain, sinon notre identité canadienne se fondra dans la masse. C'est d'ailleurs le cas pour les 800 soldats en route vers la Macédoine. Cela ne fait pas 800 en fait. Cela fait 200 faisant partie du groupe de reconnaissance, 200 faisant partie du groupe des hélicoptères et 150 faisant partie d'une unité de génie, auxquels il faut ajouter les effectifs des services logistiques et ceux du quartier général. Le drapeau canadien disparaîtra dès l'instant où ces soldats franchiront la frontière pour entrer en Macédoine. Ils seront alors intégrés à la brigade britannique, ce qui n'arriverait pas s'il s'agissait d'un bataillon ou d'un groupement tactique.
Cela ne représenterait que de 7 000 à 8 000 personnes. Aujourd'hui, même le Ottawa Citizen a dit que nous n'avions pas le nombre de soldats voulu. Ce n'est pas une question de nombre. Nous avons assez de personnel. Nous sommes capables d'envoyer sur le front environ 18 000 membres des forces armées, mais ils ne sont pas capables de combattre ensemble ou de former une équipe. Ces hommes et ces femmes ont un bagage de connaissances spécifiques et utilisent du matériel spécialisé. Certains sont d'aussi bons soldats que ceux de n'importe quel autre pays et d'autres sont meilleurs que la plupart des soldats. On ne peut toutefois pas les envoyer vers un théâtre d'opérations à 90 jours de préavis. Ce serait possible, mais il ne resterait plus qu'à se croiser les doigts et à prier pour qu'ils ne soient pas attaqués ou obligés d'attaquer.
Il nous faut déjà une semaine ou deux rien que pour rassembler tous ces soldats. Ils ne se connaissent pas. Ils viennent de diverses unités. Ils ont reçu un entraînement différent. Il est nécessaire qu'ils suivent un entraînement ensemble s'ils doivent mourir ensemble. Il faut prévoir le temps nécessaire pour les réunir, pour accomplir toutes les tâches administratives et pour leur accorder une période d'entraînement raisonnable. À mon avis, ils devraient être ensemble pendant au moins six mois avant de recevoir l'ordre de partir.
À une certaine époque, les membres des diverses brigades s'entraînaient ensemble deux fois par an, en hiver et en été, dans le cadre de grandes manoeuvres. Ce n'est plus le cas depuis une dizaine d'années. On ne peut pas prélever ces soldats dans les diverses unités pour en former une nouvelle et s'attendre à ce qu'ils soient prêts à se rendre sur le théâtre des opérations.
Les chiffres sont peut-être exacts -- et cela se décide entre les décideurs et mes ex-collègues du quartier général de la Défense nationale -- mais demandez aux intéressés s'ils sont prêts à aller au front en deux semaines, après une semaine de démarches administratives.
On vous dira également que nous avons des soldats en mission dans 18 pays différents, ce qui semble impressionnant. Qu'ils soient bénis! Ils font de l'excellent travail. Cependant, tous ces soldats ne représentent pas beaucoup de personnel. Permettez-moi de vous citer quelques exemples. À la frontière entre l'Irak et le Koweit, il y a cinq militaires canadiens. Dans la zone ouest du Sahara, il y en a deux. Le Bureau des Nations Unies pour la région soudano-sahélienne a 12 militaires canadiens au Moyen-Orient. Au siège de la mission d'observateurs, à Sarajevo, il y en a un. Il y en a 19 qui participent à la mission de l'ONU en Bosnie. Il y en a trois à Chypre. Il y en a 186 sur le Plateau du Golan alors que c'est le deuxième déploiement le plus important après celui en Bosnie. Même si nous faisions rentrer tous ces soldats au Canada, y compris les 1 200 ou 1 300 qui sont en Bosnie, on ne pourrait pas remplir les engagements prévus dans le Livre blanc tels qu'ils ont été établis par les militaires sur l'ordre du gouvernement, pour ce qui est des unités combattantes du moins.
Comment en est-on arrivé là? D'après moi, la situation a commencé à se détériorer vers le milieu des années 70, c'est-à-dire 15 ans avant la fin de la guerre froide. Nous avons alors réduit notre force de moitié en Allemagne. Chose curieuse, à la fin de la guerre froide, nous avons dû donner un autre dividende de paix. Le Canada est le seul pays à en avoir donné deux. Ce qui est paradoxal, c'est que c'était au moment où nous étions le plus en demande. On dit que les forces armées n'ont jamais été aussi occupées que pour le moment, mais je vous rappelle qu'en 1991-1992, le Canada avait un bataillon à Chypre, l'équivalent de deux bataillons dans l'ex-Yougoslavie, à savoir un régiment de génie et un bataillon, ainsi qu'un groupe-bataillon en Somalie. Nous avions environ 5 000 militaires à l'étranger.
Depuis lors, le personnel des forces armées a été réduit de 30 p. 100. Le budget de la défense a par ailleurs diminué de 23 p. 100. Nous serons pourtant de plus en plus en demande. J'ai le plaisir de vous signaler que nous sommes un des pays les plus en demande lorsqu'il s'agit de donner un coup de main. J'en suis fier. Les Canadiens en sont fiers. Le gouvernement, quel que soit le parti au pouvoir, est toujours prêt à recevoir de nouvelles demandes.
Pendant le voyage pour venir ici, je lisais des articles sur la Colombie. Je pense qu'il y a un léger malentendu en ce qui concerne le maintien de la paix dans ce pays. Le maintien de la paix ne consiste pas à former des forces armées indigènes pour le maintien de la paix. C'est dangereux. La force de maintien de la paix est une force qui fait preuve de bienveillance à l'égard des problèmes internes du pays et qui aide les intéressés à démêler leurs problèmes. Je ne pense pas que notre rôle consiste à former des forces armées indigènes pour qu'elles puissent régler les problèmes des opérations de guérilla. C'est peut-être une autre étape.
Bien que nous ayons des problèmes personnels, l'ONU et les autres alliances ne cessent de nous demander de participer aux missions de maintien de la paix les plus difficiles. Les 43 guerres actuellement en cours dans diverses régions du monde sont des conflits internes, c'est-à-dire des conflits civils. Les règles concernant le maintien de la paix qui sont appliquées depuis une quarantaine d'années, c'est-à-dire depuis la crise de Suez (1956), sont axées sur le règlement des conflits entre divers pays. Nous avons notre façon de penser et notre pays s'efforce davantage que les autres de trouver une solution à tous ces problèmes.
Si nous voulons, quand on nous demandera de l'aide, nous pourrons toujours prier discrètement nos interlocuteurs de ne pas nous en demander et on cessera de s'adresser à nous. Je crains que désormais nous ne soyons plus en mesure de dire que nous sommes fin prêts et d'apporter notre contribution à une opération qui nous vaudrait beaucoup de reconnaissance, étant donné que nos ressources sont limitées, surtout dans les forces terrestres. Ce n'est pas uniquement une question de satisfaction personnelle. Notre participation est dans notre intérêt économique et géopolitique. Elle nous aide à faire notre part en prévision du jour où nous aurons besoin d'aide nous-mêmes.
Le gouvernement du Canada se doit d'offrir au minimum aux jeunes les ressources, le personnel et le temps de formation nécessaires pour accomplir les tâches qu'il leur confie.
Le président: Au début de votre exposé, vous avez fait certaines observations qui pourraient être interprétées comme une critique du leadership des États-Unis au sein de l'Alliance. Tant que l'OTAN survivra avec les États-Unis comme membre, ne faudra-t-il pas accepter les vicissitudes de la politique américaine, dues à la structure constitutionnelle de ce pays, au rôle du Congrès ou à d'autres facteurs et se résigner au manque de discipline de leurs partis? On a beau rouspéter mais ne devons-nous pas, en fin de compte, l'accepter et le supporter?
Le mgén MacKenzie: Je suis d'accord. On pourrait toutefois s'efforcer davantage d'exercer une influence sur les décisions. Ainsi, malgré tout le respect que j'éprouve à l'égard du premier ministre, je tiens à vous signaler que, dans le cadre d'une interview qu'il avait donnée en 1993 pour un film documentaire, je me souviens de lui avoir posé la question suivante: «Pourquoi ne faisons-nous pas partie du groupe de contact? Nous avons laissé plus de sang sur le sol de la Bosnie et plus de bras et de jambes que tout autre pays. Les soldats français étaient peut-être en plus grand nombre au total mais notre effectif était proportionnellement plus élevé par habitant. Par conséquent, ne pensez-vous pas que nous méritions de faire partie du groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie?» Il m'a répondu qu'on ne nous l'avait pas demandé. Quelqu'un m'a dit qu'il en avait été question mais que, comme nous n'avions pas réagi avec enthousiasme, on ne nous l'avait pas demandé officiellement. J'ignore si c'est vrai. J'estime que l'on aurait dû faire du lobbying, en public et en privé, pour faire partie du groupe de contact.
Les chefs d'état-major des forces de l'OTAN se sont réunis la semaine dernière en Europe pour prendre une décision au sujet d'une stratégie d'intervention terrestre en cas d'invasion ou d'occupation du Kosovo. On ne cesse de nous dire que nous sommes au troisième ou quatrième rang en ce qui concerne la quantité de bombes lancées et le nombre de missions aériennes effectuées mais personne ne nous a invités à la fête. Il faudrait insister pour participer.
Au United States Army War college, toute une section était consacrée aux pays membres de l'OTAN. Une autre était consacrée aux États-Unis. Les étudiants étaient un peu contrariés quand je leur ai rappelé l'existence d'une autre «organisation» -- le Canada. Ils partent du principe que nous approuvons automatiquement toutes leurs décisions. Je leur ai dit que c'était une erreur parce que nous sommes complètement différents. Nous les respectons beaucoup, mais nous n'avons pas voix au chapitre en matière de politique étrangère et de politique de défense.
Il s'agit de s'imposer et pour cela, il faut participer au processus décisionnel de l'OTAN. Je suis d'accord avec vous, monsieur le président, mais je crois que l'on pourrait faire davantage d'efforts.
Le président: Vous avez également dit dans votre déclaration préliminaire que nous n'avions plus affaire à des conflits entre États mais plutôt à des conflits entre factions internes. Quelles sont les chances réelles de l'OTAN d'arriver à régler de façon durable les conflits internes, dont l'origine remonte pour la plupart à plusieurs siècles mais qui ont été ravivés par des démagogues?
Le mgén MacKenzie: L'OTAN peut probablement jouer un rôle efficace à court terme; tout dépend de la taille de sa force de frappe. À court terme, elle peut imposer une solution. Par contre, elle ne peut pas régler la situation de façon durable, c'est-à-dire pour une période de cinq ans ou plus.
En ce qui concerne le Kosovo par exemple, certains observateurs pensent que tout sera terminé lorsque nous aurons réglé les problèmes. C'est faux. Il ne faut pas oublier le Monténégro. De nombreux conflits couvent encore dans les Balkans. La situation s'est considérablement détériorée en Albanie et en Macédoine.
Le président: Les lectures que j'ai faites le confirment dans une certaine mesure: cette région n'a jamais été pacifique. Elle n'a jamais connu une véritable paix interne qui ne lui ait été imposée de force par quelqu'un comme l'empereur de l'Autriche-Hongrie ou comme le maréchal Tito. À moins que nous ne soyons disposés à lui imposer notre loi ou que l'OTAN ne se comporte en fait comme un gouvernement impérial, avons-nous la moindre chance que les ardeurs belliqueuses de ces diverses factions se calment et qu'elles vivent dans un climat de coexistence pacifique à long terme?
Le mgén MacKenzie: Vous serez peut-être étonné de m'entendre répondre que c'est tout à fait possible. Le premier saut en parachute que l'on fait est assez facile parce qu'on ne sait pas à quoi s'attendre. C'est le deuxième qui est difficile. En 1993, j'ai dit au président Milosevic que les premières élections démocratiques dans son pays seraient faciles. Je l'ai averti que c'est lorsqu'il devrait solliciter un nouveau mandat, après avoir manipulé à fond les médias et avoir censuré leurs déclarations, que les problèmes surgiraient.
Il reste toute une génération d'ex-dirigeants communistes -- qui n'habitent pas tous la région de la Serbie -- et j'ai bon espoir que lorsqu'ils auront disparu, les habitants de l'ex-Yougoslavie, c'est-à-dire de la Croatie, de la Serbie et d'autres pays, décideront d'adhérer aux principes démocratiques. Je crois qu'ils le feront.
Le dilemme pour l'Occident est d'essayer d'accélérer le processus de remplacement de ces personnes-là. Nous n'avons pas choisi la bonne formule pour le faire. Je ne critique pas l'alliance militaire. Rambouillet est un des exercices diplomatiques les plus lamentables dont j'aie été témoin. Ce n'était pas de la diplomatie mais une série d'ultimatums qui ont malheureusement exacerbé les problèmes.
J'ai confiance dans les habitants de la région des Balkans. Je ne crois pas que ce qu'ils sont en train de faire ait le moindre rapport avec leurs origines ethniques. Ils continueront de s'égorger mutuellement. Ils doivent se débarrasser de quelques dictateurs qui profitent des tensions pour rester au pouvoir. Le président Milosevic a perdu la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et est sur le point de perdre le Kosovo, mais il est toujours président. Il aurait dû disparaître il y a dix ans.
Le sénateur Di Nino: Bonjour. Cela fait plaisir d'apprendre que quelqu'un veut venir se joindre à nous. Le premier ministre fera peut-être une faveur aux Canadiens et nous donnera un coup de fil pour nous annoncer une nomination au Sénat.
Le mgén MacKenzie: Je ne défends pas une politique de parti mais plutôt une politique universelle.
Le sénateur Di Nino: La question que nous sommes chargés d'examiner concerne le rôle futur de l'OTAN. Vous avez fait un commentaire que j'approuve, mais il appelle une question sérieuse. Vous avez dit que le Canada a beaucoup plus besoin de l'OTAN que l'OTAN n'a besoin du Canada. A-t-on besoin de l'OTAN à l'échelle internationale?
Le mgén MacKenzie: Le réflexe conditionné que j'ai acquis au cours de 35 belles années de carrière sous l'uniforme refait parfois surface. Du fait qu'elle est la principale alliance internationale, l'OTAN fait davantage pour le maintien de la paix dans le monde que toute autre alliance. Cette alliance maintient en fait la paix entre ses États membres. Plus elle s'élargit et plus sa contribution sera importante, à condition de ne pas négliger la Russie.
Imaginez que les États-Unis se retirent de l'OTAN et redeviennent une «forteresse». Ils ne feraient pas la guerre mais la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni se battraient comme des fous pour prendre la direction de l'OTAN. Par conséquent, la présence des États-Unis et la participation de l'Europe sont primordiales pour maintenir la stabilité dans une région où la situation est critique et où le Canada n'a de toute évidence aucun intérêt personnel à défendre.
Pour autant que l'on arrive à modérer son exubérance et à l'empêcher d'appuyer des initiatives diplomatiques malvenues -- et ce n'est que la première fois en 50 ans mais c'est assez grave, du fait que d'autres solutions étaient possibles -- l'OTAN joue un rôle utile à l'échelle internationale.
Le sénateur Di Nino: Quelles sont les conséquences de ces erreurs pour les Nations Unies?
Le mgén MacKenzie: Ces erreurs ont effectivement causé des torts à l'ONU. J'espère qu'ils ne sont pas irréparables. Le fait, que l'OTAN sollicite actuellement l'aide de l'ONU pour se sortir du pétrin n'est-il pas paradoxal? Je n'en ai pas encore parlé mais, en 1995, la situation en Bosnie était contradictoire puisque nous y avions envoyé des forces de maintien de la paix en pleine guerre. Ce n'est qu'après le cessez-le-feu que la machine de guerre de l'OTAN devait intervenir pour stabiliser la situation. L'OTAN devrait être, à mon avis, un sous-traitant de l'ONU, tout comme les États-Unis l'ont été en Somalie et à Haïti.
Je ne comprends toujours pas très bien la réponse qui m'a été donnée par un membre du Cabinet quand j'ai posé la question suivante, juste avant les événements du Kosovo: «Ne faudrait-il pas demander à l'ONU de faire adopter une résolution par le Conseil de sécurité pour cette opération contre une nation souveraine?» Mon interlocuteur m'avait répondu: «Nous savons que les Chinois et les Russes imposeront un veto». Ma réaction a été que c'était précisément pour cette raison que l'ONU a été créée en 1945. L'Organisation était censée empêcher les superpuissances de se quereller. Nous venons d'investir beaucoup d'argent et de déployer beaucoup d'efforts diplomatiques pour devenir membres du Conseil de sécurité et, à la première occasion, nous lui faisons faux bond.
J'estime que c'est regrettable pour l'ONU et j'espère qu'elle s'en remettra. Je pense que oui, si elle participe à la recherche d'une solution.
Le sénateur Di Nino: Quel rôle entrevoyez-vous pour l'OTAN au XXIe siècle?
Le mgén MacKenzie: L'OTAN se rendra compte qu'un armement sophistiqué est précisément ce qu'il faudra pour les futures guerres totales. Par contre, il n'est pas très utile dans le genre de crises que connaissent actuellement ou que connaîtront bientôt diverses régions du monde. Par conséquent, on demandera à toutes les nations participantes, y compris le Canada, de prévoir des unités militaires de base qui puissent être déployées dans un pays et d'y maintenir une présence pour faciliter la reconstruction, aider à rebâtir la nation et exécuter les tâches humanitaires. Il leur faut toutefois une certaine force de frappe, en cas de besoin.
Le sénateur Di Nino: Serait-ce toujours sous les auspices de l'ONU?
Le mgén MacKenzie: C'est ce que je préconiserais. Je ne vois pas très bien l'OTAN se créer une zone d'influence où elle déciderait ce qui s'y passe. Ce qui est étrange, c'est que l'on a affaire dans la plupart des cas aux mêmes dirigeants. J'ai eu en 1993 un entretien avec le premier ministre au sujet des tiraillements entre l'OTAN et l'ONU à propos du recours aux frappes aériennes en Bosnie. Le premier ministre m'a dit qu'il y avait des tensions entre les deux organisations au sujet du recours aux frappes aériennes. Je lui ai demandé comment c'était possible puisqu'il s'agissait des mêmes dirigeants de part et d'autre, à savoir le président Bush, le premier ministre Major et notre premier ministre. Je lui ai dit qu'il lui suffisait d'appeler ses représentants à Bruxelles ou à New York pour leur dire de régler la question. Les tiraillements entre l'OTAN et l'ONU servaient d'excuse pour ne prendre aucune mesure réellement efficace à ce moment-là.
Je voudrais que l'ONU, malgré tous ses défauts, conserve la responsabilité de la paix dans le monde, y compris en Europe.
Le sénateur Grafstein: D'une part, vous semblez déplorer que la capacité du Canada de prendre part aux décisions ait été diluée à cause du processus décisionnel actuel de l'OTAN. C'est ce que vous avez laissé entendre dans les commentaires que vous avez faits au sujet du groupe de contact. C'est aussi ce que j'en ai déduit de votre réaction au sujet de la structure de commandement. Par ailleurs, vous venez de dire que la paix sera d'autant plus stable que le nombre de pays membres de l'OTAN est élevé. Chaque fois qu'un pays s'ajoute, notre capacité d'intervenir dans les décisions s'en trouve réduite. Comment le Canada peut-il accroître son influence au sein d'une organisation qui s'élargit selon la nouvelle formule adoptée au lieu de le faire dans le cadre du programme «Partenariat pour la paix»? C'est plutôt paradoxal.
J'aborderai maintenant la question du délai d'intervention de l'OTAN. Depuis les années 40 ou 50, l'OTAN a engagé des dépenses de plusieurs milliards de dollars en vue de défendre d'une part les frontières des États membres et de s'équiper d'autre part en prévision d'une intervention rapide. Le lancement de missiles représente une phase d'intervention et l'autre phase est une intervention militaire, une intervention aéroterrestre rapide.
Des cadres supérieurs du ministère de la Défense et un des officiers chargés de la coordination des relations avec l'OTAN nous ont dit au cours des briefings qui ont eu lieu au Comité des affaires étrangères de la Chambre qu'il faudrait de six à neuf mois pour que le Canada soit en mesure de réagir rapidement. Notre personnel devrait être réuni six ou huit mois d'avance pour pouvoir intervenir. Vous l'avez confirmé aujourd'hui. Qu'a-t-on fait pendant toutes ces années?
Enfin, étant donné que vous affirmez que l'efficacité de l'OTAN dépend de sa capacité de mener à bien sa mission au Kosovo pour qu'elle serve de modèle pour l'avenir, quelle devrait être la contribution du Canada pour que l'OTAN l'accomplisse?
Le mgén MacKenzie: D'après mes amis qui ne sont pas haut placés -- et qui semblent viser toujours assez juste -- il faudrait avoir un peu plus d'influence dans les décisions. Comme je l'ai déjà mentionné, nous ne nous imposons pas dans le processus décisionnel.
L'élargissement de l'OTAN est toujours un projet valable. Cependant, compte tenu de notre contribution qui, quoique modeste, est importante par rapport à nos ressources militaires, nous avons à notre portée d'autres moyens d'éviter de passer inaperçus à l'OTAN. Les traits stéréotypés que l'on prête au Canada refont surface à l'occasion. On considère que nous sommes plutôt timides et réservés; que nous sommes complaisants et pas trop arrivistes.
En ce qui concerne le délai d'intervention de l'OTAN, je dirais qu'autrefois notre réaction était immédiate. Même après que le gouvernement ait réduit notre force de moitié (vers 1975), nous avons maintenu des effectifs sur place jusqu'en 1992. En fait, les forces canadiennes qui m'accompagnaient à Sarajevo venaient d'Allemagne. Elles sont arrivées en Yougoslavie huit heures après leur départ d'Allemagne.
Si l'on réunissait tous les membres des Forces canadiennes (terrestres, navales et aériennes) sur la même base canadienne, celle-ci serait la douzième en importance d'Amérique du Nord.
Le chef de la Police de Toronto m'a dit qu'il y a 1 200 agents de police de plus à Toronto qu'il n'y a de fantassins dans l'armée active canadienne, du simple soldat au général. C'est minime. Il faut du temps pour former une division ou trois brigades. Les militaires de la Force armée régulière doivent être rassemblés et il faut parfois y ajouter des membres de la Force de réserve.
Pour ce qui est du succès des opérations, je signale que les diplomates sont payés très cher pour proposer des solutions permettant aux deux parties de se déclarer vainqueurs. On aurait pu se déclarer vainqueur en Yougoslavie le deuxième jour des bombardements du fait que l'objectif était d'affaiblir la capacité du président Milosevic de diriger les opérations au Kosovo. L'objectif était atteint après la première nuit de bombardements. Il faut toutefois que quelqu'un décide quand cela suffit.
Je n'aurais jamais cru que j'en arriverais un jour à citer les propos de Jesse Jackson, mais j'approuve ce qu'il a dit en rentrant de Belgrade. Il a dit que c'est toujours le plus fort qui fait le premier pas. On aurait pu s'arrêter 72 heures et probablement régler le problème. Si cela n'avait pas donné de résultats, on aurait pu recommencer à bombarder à une altitude de 1 500 pieds. Nous sommes les plus forts et quand je dis nous, je parle de l'OTAN. La situation n'est pas sans issue.
Le problème, c'est que les représentants des 19 États membres reçoivent chaque jour un aide-mémoire pour qu'ils disent tous la même chose. Certains d'entre eux doivent être très embarrassés de devoir faire des déclarations qui ne sont pas toujours sincères. La solidarité est ce qui importe et par conséquent, tous les représentants chantent la même chanson. Avec 19 chefs d'État à bord, il n'est pas facile de faire changer le navire de cap. Le Canada préconise actuellement ce type d'option, à savoir faire une pause et régler le problème.
Le sénateur Bolduc: Pourquoi le Canada ne se contente-t-il pas de faire partie du NORAD et ne laisse-t-il pas tomber toutes les autres alliances? Nous pourrions faire tranquillement du commerce avec tous les pays du monde, comme le font les Japonais.
Le mgén MacKenzie: Le NORAD ne nous sauvera pas en cas de menace. Je ne suis pas fataliste. Je ne prévois pas un déferlement des hordes russes par le détroit de Béring mais je pense à une vague de terrorisme. Si aucune menace ne pèse sur notre pays d'ici 20 ou 30 ans, ce sera une situation unique dans l'histoire. Nous pouvons être menacés aussi bien en Europe ou en Asie du Sud-Est que sur notre territoire, selon que la menace concerne notre mode de vie, nos ressources ou nos affaires.
Dans le centre de l'Europe, il y a une alliance très efficace qui n'est pas rien qu'une alliance militaire. Elle présente des avantages sur les plans de la politique, de la recherche, de la diplomatie ou de la culture et elle ne nous coûte certainement pas plus cher que les dépenses que nous devrions engager de toute façon pour la défense. Le pourcentage du PIB que représentent ces dépenses est minime.
Je ne vois aucune bonne raison de quitter cette alliance. Dans la plupart des cas, on nous accorde une place et une influence disproportionnées par rapport à notre contribution à l'OTAN, grâce à nos antécédents de guerre. Le nombre d'officiers canadiens qui occupent des postes importants au siège de l'OTAN est nettement disproportionné par rapport à nos obligations actuelles, qui se bornent à fournir de l'aide en cas de problèmes. Je ne conseillerais pas au Canada de se retirer de l'OTAN.
Le président: Je n'ai pas été étonné de la réaction qu'ont eue les contribuables nord-américains il y a trois ans, quand nous avons fait état des changements qui se sont produits en Europe et de leurs incidences pour le Canada. Les Européens roulent sur l'or. Il suffit d'aller à Londres, à Paris ou à Bonn pour le constater. Ne sont-ils pas en train de profiter de l'Amérique du Nord? Pourquoi nous engagerions-nous à être en quelque sorte leurs «gardiens de la paix»?
Le mgén MacKenzie: Je ne pense pas que les Européens profitent du Canada parce que notre contribution n'est pas très importante. Elle est précieuse et nous faisons de l'excellent travail, mais notre participation n'est pas coûteuse.
Pour les États-Unis, la meilleure défense est une défense avancée. C'est pourquoi ils font partie de l'OTAN depuis une quarantaine d'années. Les pays européens souhaitent maintenir la présence des Américains.
Qui aurait cru que les Européens dénationaliseraient leurs forces armées pour former en fait une alliance défensive européenne? Ce doit être un progrès important. Je doute beaucoup qu'un tel changement eût été possible en l'absence des États-Unis. Il y a en Europe des enjeux géopolitiques qui sont beaucoup plus importants que les aspects terre à terre de l'alliance défensive. C'est un autre argument en faveur du maintien de la présence de l'OTAN.
Le président: Je ne le conteste pas mais ce que je veux dire, c'est que si l'on examine la question sous l'angle purement politique ou électoral, pourquoi les contribuables du Kansas ou de l'Alberta paieraient-ils la facture si les pays européens leur donnent l'impression qu'ils ne seraient pas disposés à faire un gros effort pour les aider? Vous avez dit que le Canada avait déjà réduit sa participation financière. Les Américains auront-ils la même réaction, à moins que les Européens ne décident brusquement que la paix dans le centre et l'est de l'Europe est devenue une préoccupation majeure.
Le mgén MacKenzie: Les Américains ont réduit leur participation. J'en suis profondément convaincu et je me base sur les effectifs qu'ils maintenaient quand j'étais en service, entre les années 60 et les années 80. Je crois qu'ils ont considérablement réduit leurs effectifs.
Le président: Pensez-vous que les pays européens font leur part?
Le mgén MacKenzie: Ils se sont incontestablement brûlé les doigts en Bosnie. Ils voulaient prendre la direction des opérations mais cela n'a pas marché en raison de circonstances indépendantes de leur volonté. Cette fois-ci, on a opté pour une campagne aérienne.
Statistiquement parlant, pour ce qui est de la qualité et de la technologie, si l'on tient absolument à éviter d'avoir des victimes, l'Amérique a ce qu'il faut pour accomplir la tâche, comme l'a démontré la guerre du Golfe.
À l'exception de l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni, on peut considérer que d'autres pays pourraient faire un peu plus leur part car leur contribution est très modeste. Ils sont toutefois dans la même situation que nous. Ils arrivent à tirer leur épingle du jeu grâce à ces trois pays. Nous, nous nous en tirons à bon compte grâce à la contribution de nos voisins du Sud. Quelques politiciens ont établi des priorités et estiment qu'ils peuvent s'en tirer avec une contribution militaire minime parce qu'ils savent que leurs amis combleront les lacunes.
Ce qui me préoccupe, c'est que nos forces armées ne pourraient pas prendre la relève au cas où les agents de police de Montréal et de Toronto feraient grève en même temps. Leurs effectifs sont insuffisants.
Le sénateur Andreychuk: Vous avez signalé que nous n'avons pas la capacité d'intervention rapide que nous prétendons avoir. L'origine de ce handicap remonte-t-elle aux «dividendes de la paix» des années 90, époque où l'on estimait dans les milieux politiques et militaires que nous et nos alliés européens devions devenir des spécialistes dans certains domaines et conjuguer nos efforts pour assurer une réponse rapide de chacun de nous dans le domaine où nous avons le meilleur bagage technique? Ce principe est-il toujours en vigueur ou est-ce que l'on en revient à une certaine polyvalence?
Le mgén MacKenzie: Vous avez dit que la plupart des observateurs affirment que nous n'avons pas une capacité d'intervention rapide. En fait, la plupart des militaires actifs ne font pas de telles affirmations. Par exemple, nos amis nous aideront à faire avancer des véhicules sur le terrain mais nos troupes ne sont pas prêtes au combat. Personnellement, je peux dire ce que je pense parce que je ne suis plus soumis aux contraintes de l'éthique professionnelle, alors que ce n'est pas le cas pour ceux qui sont encore fonctionnaires. J'affirme que nous pouvons encore déplacer nos troupes mais que nous ne pouvons plus combattre et ce, depuis cinq ou six ans.
Vous m'avez posé une question sur les spécialistes. La machine de guerre est composée de divers éléments. À l'heure actuelle -- et le chef d'état-major de la Défense est le premier à l'admettre -- nous ne sommes plus en mesure de fournir un couteau, une fourchette et une cuillère sur le champ de bataille. Nous ne pouvons plus répondre à tous les besoins. Nos alliés fournissent par exemple le soutien nécessaire pour le tir indirect nourri, l'artillerie, certains services de collecte de renseignements ou d'autres services. Pour notre part, nous pouvons fournir certains services, mais pas tous.
Il est horriblement coûteux de maintenir un niveau technique élevé dans tous ces domaines, surtout au rythme où la technologie évolue. Nous n'en sommes plus capables à l'heure actuelle. Ce qui me préoccupe, c'est que le gouvernement du Canada n'est plus en mesure de remplir les engagements qu'il a pris dans le Livre blanc parce que la période de formation et les effectifs sont insuffisants.
Le sénateur Andreychuk: Je suis également d'avis que l'élargissement de l'OTAN est synonyme de sécurité accrue. Quelle sera, d'après vous, la place de la Russie dans une OTAN élargie, surtout si son élargissement se poursuit?
Le mgén MacKenzie: Je voudrais pouvoir vous donner une réponse très précise. J'ai eu quelques entretiens avec l'ambassadeur de Russie à Washington. Quoi qu'ils disent en public, les Russes sont très inquiets de voir l'OTAN se rapprocher de plus en plus de l'Union soviétique et ces craintes sont justifiées au regard de certains événements historiques.
En Amérique du Nord, on a généralement tendance à «foncer» en cas de problème et à ne plus revenir en arrière, comme on le fait au Kosovo. Il est toutefois nécessaire de tenir compte du contexte historique. C'est la Russie qui souhaite le plus que l'OTAN essuie un échec au Kosovo. C'est Al Gore qui souhaite le plus que l'opération réussisse. J'espère qu'elle réussira.
La réaction des Russes à une emprise accrue de l'OTAN dépendra probablement de la situation mondiale. Par exemple, les événements actuels au Kosovo n'améliorent pas les relations entre l'OTAN et la Russie. D'autres événements semblables pourraient se produire à l'avenir. L'état des relations avec la Russie dépendra en grande partie de l'évolution géopolitique sur le continent européen pendant la période d'élargissement. Les relations ont été excellentes pendant quelques années.
Dans certains de mes discours j'ai dit que si, il y a 20 ans, j'avais déclaré qu'au moment même où je parlais, la moitié de l'arsenal nucléaire du monde était sous le contrôle peu fiable d'un pays où règne l'instabilité politique, je crois qu'aucun de mes auditeurs n'aurait dormi cette nuit-là. C'est toutefois un fait que l'on a maintenant tendance à accepter avec une certaine résignation. On n'y attache pas autant d'importance qu'à une guerre civile et pourtant, c'est extrêmement important.
Le sénateur Andreychuk: Je comprends l'objectif militaire au Kosovo. Il s'agit d'une frappe aérienne pure et simple. Par contre, les objectifs politiques continuent de changer. Ce qui me dérange, c'est que chaque fois que la situation politique change, on invoque l'excuse que l'on avait sous-estimé ou mal évalué les réactions de M. Milosevic. Ne pensez-vous pas que depuis le temps que nous connaissons Milosevic, on devrait être capable de prévoir ses réactions, que ce soit sur le plan politique, militaire ou sur quelque autre plan. Pourquoi l'OTAN a-t-elle fini par se trouver dans cette impasse?
Le mgén MacKenzie: Premièrement, nous avons mal interprété les leçons de la crise bosniaque. Ce ne sont pas les frappes aériennes qui ont rétabli la paix.
Deuxièmement, Milosevic a lâché prise en Slovénie, en Croatie et en Bosnie. On a oublié que la Serbie est, en quelque sorte, son pays et que c'est son dernier pays. C'est la dernière partie de l'ex-Yougoslavie. Comme dans d'autres lieux comme le Royaume-Uni ou Berlin qui ont subi des bombardements, il n'y a pas 11,5 millions de partisans de Milosevic dans les rues de Belgrade et des autres villes, contrairement à ce qu'ont laissé entendre les médias. Il y a 11,5 millions de Yougoslaves et de Serbes qui sont très patriotes mais la plupart de ceux que j'ai rencontrés seraient enchantés de voir le président disparaître le plus vite possible.
Il y a une plaisanterie qui circule beaucoup à Belgrade ces jours-ci; les gens se demandent pourquoi Milosevic n'est pas chez lui quand on a besoin de lui, surtout après trois bombardements successifs. Bien des observateurs ont dit que ce ne serait pas une capitulation facile et que ce ne serait pas une guerre de trois jours comme le prétendait Madeleine Albright. Les autorités ont décrété que l'objectif initial était d'exercer des pressions sur Milosevic. Elles ont été jusqu'à affirmer sur la chaîne CNN qu'il capitulerait.
Le sénateur Andreychuk: Avons-nous fait preuve d'une aussi grande naïveté à ce sujet qu'à propos de l'UCK, de ses motifs et de ses tactiques?
Le mgén MacKenzie: Il faut effectivement être naïf pour affirmer que nous démilitariserons et que nous désarmerons l'Armée de libération du Kosovo.
Le sénateur Andreychuk: Ce n'est pas de bon augure pour l'avenir du Kosovo.
Le mgén MacKenzie: Non. L'Armée de libération poursuivra ses activités.
Le sénateur Stollery: Étant donné que je ne suis pas militaire de carrière, je ne sais pas exactement comment les Forces armées canadiennes sont gérées et j'ignore quels sont ses besoins financiers pour pouvoir assurer les missions de maintien de la paix de plus en plus nombreuses. Tout cela est de plus en plus confus pour moi.
Pendant des années, j'ai suivi des situations semblables. J'étais en Algérie dans les années 50 et je suis aussi allé en Colombie, parmi les bandits et les guérilleros; ils étaient des centaines. En plus de 40 ans, j'ai vu augmenter le nombre d'incidents armés, notamment en Somalie, mettant surtout en cause des membres de la marine américaine. Ces incidents étaient peut-être liés à des considérations d'ordre politique mais ils n'en sont pas excusables pour autant.
Nous avons entendu la semaine dernière le témoignage très intéressant du colonel Galvin qui, à propos des fusillades qui avaient lieu la nuit, a dit que ce n'étaient pas des soldats mais des brutes armées. Subsiste-t-il le moindre espoir d'instaurer la paix dans ces nombreuses régions si des individus qui ne font pas partie de la police ou des forces armées peuvent être armés et assassiner impunément leurs voisins parce qu'ils sont orthodoxes ou catholiques par exemple? Est-ce que tout s'arrangera si toute la population est armée? Est-il possible de désarmer ces gens-là? Est-il possible d'atteindre les objectifs autrement?
Le mgén MacKenzie: C'est une excellente observation, sénateur. Non, ce n'est pas possible. Le seul désarmement qui ait réussi s'est produit au Nicaragua et j'étais là tout à la fin des événements. Il n'a réussi que grâce à une victoire surprise au Nicaragua et parce que les sandinistes et les contras avaient décidé de se retrouver dans le même camp. Les crosses des armes qui étaient utilisées contre nous étaient mangées par les vers et les canons étaient rouillés. Toutes les armes en bon état avaient été mises dans des sacs en plastique et enterrées pour être récupérées plus tard.
On a essayé de désarmer les Albanais pendant la période où l'anarchie régnait dans leur pays. La tentative a échoué. Il y a dans la capitale du pays un terrain de stationnement rempli d'armes dont l'ONU et le gouvernement albanais revendiquent la propriété. La plupart de ces armes ont été livrées à l'UCK. Nous ne tenons pas à participer à ce genre d'opérations. On a tué 1,9 million de personnes au Tibet et 1,92 million de personnes ont été tuées dans la partie sud du Soudan. La Turquie est tout aussi impitoyable à l'égard des Kurdes. Je pourrais encore citer des dizaines d'exemples. La situation est à nouveau en train de se détériorer au Cachemire.
La communauté internationale a tendance à éviter d'intervenir dans ces 43 conflits internes. Par contre, les agissements de Milosevic inquiétaient beaucoup les pays d'Europe occidentale parce que ceux-ci considéraient que c'était une question d'amour-propre.
Le président: L'ex-Yougoslavie était dans la zone de l'OTAN.
Le mgén MacKenzie: Oui, elle se trouvait juste à l'extérieur de cette zone.
Ce qui est tragique, c'est que des forces régionales de maintien de la paix comme celle du Nigeria, ont fini par engendrer des problèmes aussi graves que ceux qu'elles tentaient de résoudre. Même les opérations régionales n'ont pas été efficaces.
Le sénateur Stollery: Cela me rappelle ce qui s'est passé en Somalie. Plusieurs autres tentatives ont été un fiasco et ont engendré des conflits armés. À quoi ça sert si c'est pour en arriver là?
Le mgén MacKenzie: L'opération en Somalie est l'opération d'intervention la plus efficace dont j'aie été témoin. J'y suis allé le jour du changement de commandement, le 3 mars 1993. Ce jour-là, la force de coalition placée sous le commandement des États-Unis, dont le groupement tactique canadien faisait partie, s'est retirée. Les Nations Unies n'étaient pas capables de poursuivre l'opération faute de troupes de combat. Les États-Unis avaient laissé, par pure bonté d'âme, une brigade de combat dans le stade de football de Mogadiscio en cas de nécessité. Le commandant de la force de l'ONU n'a pas pu l'utiliser. Seul son commandant adjoint, qui était un général américain et un de mes amis personnels, pouvait utiliser cette force. Cette chaîne de commandement était malheureusement vouée à l'échec pour une seule et unique raison: on ne voulait prendre aucun risque d'avoir des victimes.
Le sénateur Stollery: Quand on n'est pas prêt à prendre la direction des opérations, il serait préférable de s'abstenir d'intervenir.
Le mgén MacKenzie: C'est un bon message.
Le sénateur Forrestall: Dans le cas présent, est-il justifié d'envoyer des militaires au Centre canadien international Lester B. Pearson pour la formation en maintien de la paix, à Cornwallis Park?
Je suis les activités des forces armées depuis 35 ou 40 ans. J'ai vu ses effectifs tomber en deçà de ce que l'on peut considérer comme le minimum nécessaire pour participer de façon efficace à des opérations pendant des périodes prolongées. En dessous de ce niveau, nous n'étions pas capables de conserver un nombre suffisant de personnes hautement qualifiées et bien entraînées pour assurer la formation nécessaire au cas où il faudrait porter les effectifs à 200 000 soldats, par exemple. Les technologies nouvelles n'ont pas facilité la tâche. Dans certains domaines technologiques, il faut dix ans de formation pour arriver à acquérir toute la compétence nécessaire. Nous sommes loin d'avoir atteint ce niveau. Nos seuls atouts sont notre bonne réputation et notre bonne volonté.
Où en sommes-nous en matière de formation? Vous avez effectué des calculs. J'ai tendance à être d'accord avec vous. Il n'est pas nécessaire d'investir un pourcentage énorme du produit national brut pour former un bataillon en trois ou cinq ans. On pourrait travailler sur une moins grande échelle et remplir au moins une partie de nos obligations. Ce serait raisonnable. Si nous voulons continuer à jouer un rôle important à l'échelle internationale, quels devraient être idéalement nos effectifs militaires prêts au combat?
Y a-t-il dans le programme du Centre pour la formation en maintien de la paix des cours qui, moyennant quelques modifications, nous permettraient d'apporter une contribution efficace et d'aider l'OTAN à atteindre certains objectifs sur le terrain? Il est question de collaboration et de planification communes depuis environ dix ans, mais rien n'a changé sur le plan de la formation. Pourriez-vous faire des commentaires sur ces deux points?
Le mgén MacKenzie: Le problème qui se pose en ce qui concerne le déploiement, la formation et une contribution efficace est relativement simple. Nos unités sont trop petites. Par exemple, un bataillon d'infanterie comprend 601 personnes dont environ 550 seulement pourraient participer à l'opération. C'est une prévision très optimiste parce que certaines personnes suivent des cours, d'autres sont malades ou blessées ou ne peuvent pas participer pour quelque autre raison. Aucune organisation, y compris l'ONU ou l'OTAN, n'a jamais demandé un bataillon de 550 personnes. On demande de 800 à 1 000 personnes. Quelle que soit la tâche qui vous a été confiée, il faut prendre deux unités et les regrouper, en y ajoutant quelques bons réservistes pour obtenir un groupe de 900 personnes qui ne se connaissent pas et qui, même si elles ont reçu un bon entraînement préparatoire personnel, doivent apprendre à former une équipe au combat parce qu'elles doivent participer à une opération assez compliquée. Vous demandez combien de temps cela prend. Il faut compter au moins six mois, à supposer qu'il n'y ait aucun obstacle administratif.
Les effectifs des forces armées doivent être suffisamment importants pour que, le moment venu d'envoyer une unité à l'étranger, ce soit une unité bien entraînée. Les effectifs des forces armées devraient augmenter d'environ 10 000 personnes si l'on veut qu'elles soient capables d'envoyer une brigade à l'étranger et de la maintenir en déploiement. L'affectation d'au moins une brigade nous permettrait de maintenir notre réputation et de faire une contribution efficace si ce groupe-brigade devait participer à un combat.
Je suis chargé de cours au Centre canadien international Lester B. Pearson pour la formation en maintien de la paix qui joue un rôle très utile, mais pas pour les Canadiens. Il aide la communauté internationale en réunissant des représentants des ONG, des agents de police, des politiciens, des diplomates et des militaires du fait qu'ils sont appelés à travailler ensemble dans le cadre des opérations de paix. C'est un rôle secondaire, parce que nous sommes censés être prêts à tuer et c'est ce que le gouvernement nous ordonne de faire en cas de conflit. Nous ne sommes pas une nation vouée au maintien de la paix.
Ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est l'entraînement militaire proprement dit. Les forces armées ont réussi à survivre malgré tous les changements qui s'y produisent. N'interprétez pas mal mes propos. J'ai fait entrer des femmes dans les métiers de combat dans les Forces canadiennes. Je ne suis pas un dinosaure. Il a fallu du temps et des ressources. Mes efforts n'ont pas été fructueux outre mesure parce que le nombre de femmes qui souhaitent faire partie des forces armées est relativement peu élevé. Ce manque d'enthousiasme ne m'a pas particulièrement étonné. Je ne critique pas ces changements mais il faut du temps pour que les forces armées s'y adaptent. Bien que leur attention soit détournée de leur objectif principal, on leur demande du jour au lendemain d'envoyer des troupes en Yougoslavie. Dès lors, le besoin opérationnel devient prioritaire.
Je suis certain qu'au cours de vos voyages à l'étranger, vous rencontrez beaucoup de personnes qui se plaignent de ce que nous faisons et que l'on vous rappelle certaines contraintes imposées par le gouvernement, notamment en ce qui concerne les possibilités de riposte à un tir. Pour leur par, les soldats font un travail très consciencieux.
Le sénateur Forrestall: Vous devez donner la formation prévue au chapitre 7, puis revenir au chapitre 6. Vous ne pouvez toutefois pas passer du chapitre 6 au chapitre 7.
Le mgén MacKenzie: Absolument.
Le sénateur Roche: Avez-vous dit dans votre déclaration préliminaire que le Canada occupe la troisième ou quatrième place pour ce qui est des missions aériennes et de la quantité de bombes lâchées dans le cadre de la guerre du Kosovo? Pourriez-vous me donner la source de ce renseignement?
Le mgén MacKenzie: C'est un chiffre qui a été cité au cours de la séance d'information organisée par le MDN, et il a été largement diffusé dans les médias. Il ne faut pas oublier que l'Amérique est largement en tête avec 60 p. 100, devant le Royaume-Uni, le Canada et la France. Nous sommes en troisième ou quatrième position. Certains jours, nous sommes en deuxième position. Ce sont les chiffres du MDN que je cite.
Le sénateur Roche: Est-il vrai que les Forces armées canadiennes ont tué davantage de personnes par habitant que n'importe quel autre pays dans le cadre des guerres qui ont eu lieu au cours du présent siècle?
Le mgén MacKenzie: Oui, pour des causes justes.
Le sénateur Roche: Quelles sont vos sources?
Le mgén MacKenzie: Je le sais par expérience personnelle et grâce aux nombreuses études qui ont été faites sur les victimes de la Seconde Guerre mondiale. Ne considérez pas cela comme un chiffre théorique. N'oubliez pas que c'est par habitant. À cette époque-là, la population n'était que de 14 ou 15 millions d'habitants.
Le président: Le Canada a un contingent très important de Highlands.
Le sénateur Roche: Je ne parlerai pas du contingent de Highlands pour le moment, monsieur le président.
Nous devons rédiger un rapport sur le rôle futur de l'OTAN. Quelle recommandation pourriez-vous nous faire au sujet des relations entre les États-Unis ou l'OTAN, compte tenu de l'intention explicite du Canada de défendre le principe de la primauté du droit et de le faire respecter de façon plus stricte?
Il est assez clair d'après vos déclarations que l'OTAN a enfreint le droit international, au sens de la Charte de l'ONU. Comment les Canadiens peuvent-ils s'assurer que l'OTAN respectera l'autorité suprême du Conseil de sécurité des Nations Unies en matière d'imposition de la force? L'OTAN s'en est tirée à bon compte cette fois-ci et, en vertu de son nouveau concept stratégique, elle a élargi le rôle qu'elle souhaite jouer à l'avenir en quittant cette zone. Comment peut-on s'assurer que, compte tenu de l'agressivité actuelle de l'OTAN, le Canada n'aura pas de difficulté à maintenir son attachement profond au principe de la primauté du droit?
Le mgén MacKenzie: Je ne pense pas que l'on ait des garanties à cet égard tant qu'il n'y aura qu'une superpuissance. Si rien qu'un des 185 pays peut être la puissance mondiale, je suis assez content qu'il s'agisse des États-Unis. Je voudrais un jour écrire un livre sur ce qui arriverait si le Royaume-Uni, l'Allemagne, le Brésil, l'Inde ou un autre pays était la superpuissance.
Le sénateur Roche: Je me permets de vous signaler que vous ne répondez pas à ma question.
Le mgén MacKenzie: Je suis sur le point de le faire.
Le sénateur Roche: Je voudrais que l'on parle surtout des relations entre l'OTAN et l'ONU et de la façon dont le Canada établira ses priorités.
Le mgén MacKenzie: Rien n'est garanti. Tant qu'il n'y aura qu'une seule superpuissance, le processus décisionnel au Conseil de sécurité et à l'OTAN sera dominé par un seul pays, à savoir les États-Unis. La seule solution consiste à essayer de convaincre cette superpuissance, selon qui est le chef de l'exécutif, de s'engager à insister pour l'adoption d'une résolution de l'ONU, en espérant y arriver.
Les États-Unis n'ont pas encore reconnu avoir enfreint les règlements. Personnellement, je pense qu'ils ne les ont pas respectés. Ils auraient dû consulter le Conseil de sécurité. On revient toujours au même centre de gravité: Washington.
Le sénateur Roche: Appuieriez-vous une recommandation du présent comité qui mettrait l'accent sur le fait que, en ce qui concerne l'avenir de l'OTAN et le rôle du Canada au sein de cette organisation, le Canada doit insister pour que l'OTAN demande en tout temps l'autorisation de l'ONU, par le biais d'une résolution du Conseil de sécurité?
Le mgén MacKenzie: Je serait en faveur d'une résolution d'autorisation. L'OTAN serait considérée comme un sous-traitant du Conseil de sécurité, comme l'ont été les États-Unis dans le cas de la Somalie et comme l'OTAN aurait dû l'être au Kosovo, si le Conseil de sécurité avait approuvé son initiative. Ce n'est pas le cas. Je serais en faveur d'une telle recommandation.
Le sénateur Roche: Que pensez-vous de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en l'Europe? Nous discutons depuis 80 minutes mais le sujet n'a pas encore été abordé. Est-ce parce que l'OSCE «n'est plus sur la carte», pour ainsi dire? Pourquoi l'OTAN ne travaille-t-elle pas en tandem avec cette organisation, qui est l'organisme paneuropéen?
Le mgén MacKenzie: Elle n'a pas de composante militaire. Elle devrait passer des contrats avec l'OTAN, ce qui serait paradoxal.
Le sénateur Roche: Conviendrait-il de mettre ce fait en évidence dans notre rapport?
Le mgén MacKenzie: Cette organisation a d'autres pays parmi ses membres, y compris la Russie.
Le sénateur Roche: N'est-ce pas un avantage?
Le mgén MacKenzie: Si. Je n'y avais pas réfléchi. Si l'ONU passait des marchés de service avec l'OSCE qui en passerait à son tour avec l'OTAN, on risquerait de ne plus s'y retrouver. J'hésiterais à appuyer une telle recommandation.
Le sénateur Roche: La confusion serait-elle plus grande qu'elle ne l'est à l'heure actuelle?
Le président: Nous devons avancer. Le sénateur Prud'homme a fait preuve de beaucoup de patience.
Le sénateur Prud'homme: En ce qui me concerne, l'OTAN, telle que nous l'avons connue, ne disparaîtra pas. Puisque le temps presse, il faut régler ces problèmes directement. Il faut s'adapter aux changements qui ont suivi la chute des deux superpuissances.
J'estime qu'il faut réfléchir très sérieusement avant d'élargir l'OTAN. Cet élargissement massif mérite mûre réflexion. Comme je l'ai déjà mentionné, quand cette organisation a été créée, elle comptait 12 États membres. Ils sont maintenant au nombre de 19 et neuf autres sont sur la liste d'attente.
Certains pays veulent faire partie de l'OTAN parce qu'ils pensent que c'est le seul moyen d'obtenir notre attention et d'établir des relations économiques avec nous. Il ne fait aucun doute que lorsqu'un membre est attaqué, tous les autres se sentent attaqués. J'en ai fait l'expérience personnelle. Nous nous rapprochons du système de l'ex-Union soviétique, l'actuelle Russie. Nous savons que les affinités entre les pays baltes et la Russie subsistent et toutes ces discussions rendent bien entendu les Russes extrêmement sceptiques. Ils ont des raisons d'être inquiets.
Vous avez parlé de la situation actuelle. Vous n'ignorez probablement pas que mes collègues les sénateurs Forrestall et Roche étaient députés il y a plusieurs années, ainsi que le sénateur Stewart.
Le président: J'y étais avant vous.
Le sénateur Prud'homme: Nous avons participé à des débats concernant la défense il y a 36 ou 37 ans. Nous avons connu des réductions telles dans les forces armées que l'on ne pouvait plus former une brigade. Lorsqu'on nous demandait de participer à une invasion, les troupes canadiennes devaient être placées sous commandement britannique. J'espère que cela ne se reproduira pas en 1999.
Quelle est l'ampleur des dégâts? Je fais allusion aux collègues qui estiment que l'OTAN est condamnée et qu'il faut réformer cette organisation en fonction de la situation internationale actuelle. Quelle attention convient-il de prêter au scepticisme et aux craintes des Russes? Comme vous le savez, ils essaient de garder le silence parce qu'ils ont besoin de l'Occident. À part cela, les affinités subsistent.
Le mgén MacKenzie: Si j'ai des opinions à ce sujet, c'est un domaine qui ne relève pas de mes compétences. Je suis convaincu que les rumeurs concernant l'agonie de l'OTAN sont exagérées. L'OTAN déclarera victoire quoi qu'il arrive. L'OTAN survivra parce que c'est une très large alliance et qu'elle est dirigée par une superpuissance. Je ne crois pas qu'elle se lancera avant longtemps dans une aventure semblable à celle dans laquelle elle s'est embarquée il y a deux mois. Je ne pense pas qu'elle ait apprécié l'expérience.
En ce qui concerne l'élargissement de l'OTAN, je ne pense pas qu'il existe d'autres solutions que d'exclure ces pays. Le nombre de candidats sur la liste d'attente est supérieur à neuf. La Macédoine et l'Albanie exerceront des pressions pour devenir membres si nous lançons une attaque à partir de leurs frontières. La Hongrie est encore sous le choc de son entrée en guerre avec un pays voisin cinq jours après son arrivée à l'OTAN. Cependant, on continue de refuser des candidatures à cause des retombées autres que l'alliance militaire.
Pour répondre à votre question, je dirais que je ne vois aucune autre solution qu'une continuation de l'élargissement de l'OTAN.
Le président: Votre exposé était très intéressant. Ce qui caractérise votre témoignage est votre connaissance manifeste des faits et la concision de vos réponses, qui étaient très instructives. Nous voudrions avoir l'occasion d'accueillir plus souvent des témoins comme vous.
Le professeur Stephen Scott est notre témoin suivant. Il a des qualifications au moins aussi impressionnantes que celles du général MacKenzie. Elles sont considérables.
Monsieur Scott, nous aurions besoin de vos conseils dans trois domaines. Vous pourriez peut-être nous éclairer étant donné que vous êtes professeur de droit. Je suppose que vous direz que vous connaissez mieux certains sujets que d'autres. Vous venez de suivre la discussion que le sénateur Roche a entamée sur les relations entre les Nations Unies et l'OTAN. C'est un sujet sur lequel nous avons besoin de l'avis d'un spécialiste.
Nous avons également besoin de l'aide d'un expert renommé pour nous éclairer en ce qui concerne la structure des pouvoirs législatifs en matière de guerre, de maintien de la paix ou d'établissement de la paix aux États-Unis.
Enfin et surtout, mais c'est probablement le sujet le moins compliqué, nous avons besoin de renseignements sur le rôle des deux chambres lorsqu'il s'agit de prendre la décision de faire participer le Canada à une guerre ou à une mission de rétablissement ou de maintien de la paix.
Vous voudrez peut-être aborder également quelques autres sujets mais je vous signale les trois qui nous intéressent principalement.
M. Stephen A. Scott, professeur, Université McGill, faculté de droit: Honorables sénateurs, en janvier 1996, la dernière fois que j'ai témoigné devant un comité, vous sembliez avoir eu un choc à la suite de la réflexion d'un commentateur à la télévision qui avait dit ceci le matin même: «Quel genre de jeu jouent donc les sénateurs?» Vos collègues étaient visiblement soulagés d'apprendre que la question concernait l'équipe de hockey d'Ottawa. Comme à présent, vous vous intéressiez alors à des problèmes d'intérêt public sérieux. Je vous remercie pour votre accueil. C'est toujours un honneur et un plaisir d'être votre invité.
D'après ce que m'ont dit les membres de votre personnel, ce qui vous intéresse, c'est de savoir quel est le pouvoir de l'exécutif d'envoyer des forces canadiennes à l'étranger et surtout de le faire dans certaines circonstances, sans avoir obtenu l'approbation ou l'autorisation préalable du Parlement. Si j'ai bien compris -- bien que je n'aie pas fait personnellement des recherches dans les Journaux --, en ce qui concerne le théâtre des opérations en Yougoslavie, aucune autorisation officielle n'a été donnée par la Chambre ou le Sénat.
Ma réaction a été de dire que, sur le plan constitutionnel du moins, la position était trop évidente pour nécessiter des témoignages officiels. En l'absence de dispositions législatives limitant l'exercice de ce pouvoir -- et il n'y en a aucune à ma connaissance -- l'exécutif est autorisé, en vertu de la Constitution, à utiliser les Forces armées canadiennes au Canada ou à l'étranger comme bon lui semble, sans qu'il soit nécessaire d'obtenir l'autorisation ou l'approbation du Parlement. Aucune convention constitutionnelle n'exige l'autorisation ou l'approbation de la ou des deux Chambres. En fait, même une déclaration de guerre relève de la seule compétence de la Couronne, au même titre qu'une déclaration de paix.
Les conventions imposent, bien entendu, le même genre de responsabilités que dans les cas habituels à la Chambre des communes; il en est de même pour les opérations militaires que pour les autres initiatives. En dernier recours, la Chambre peut imposer sa volonté. En outre, par mesure de prudence, les gouvernements demandent parfois au Parlement d'approuver les initiatives qu'ils comptent prendre, ce qui permet de partager les responsabilités en cas de contestation immédiate ou future -- ou si la situation tourne à la catastrophe. De toute façon, cette façon de procéder leur facilite la tâche s'il est nécessaire ultérieurement de faire approuver l'octroi de crédits ou un projet de loi par le Parlement.
Bien que ce que je viens de vous dire vous donne un aperçu exact de la position constitutionnelle, il serait peut-être utile de situer cette position dans son contexte historique.
L'article 9 de la Loi constitutionnelle de 1867 dit: «À la Reine continueront d'être et sont par les présentes attribués le gouvernement et le pouvoir exécutifs du Canada». À ce pouvoir exécutif général s'ajoutent certains pouvoirs particuliers, notamment ceux qui sont prévus à l'article 15: «À la Reine continuera d'être et est par les présentes attribué le commandement en chef au Canada des milices de terre et de mer et de toutes les forces navales et militaires du Canada.»
Il n'est pas nécessaire de s'attarder sur les instruments exécutifs en vertu desquels la Reine a délégué au Gouverneur général le droit d'exercer ses pouvoirs en son nom -- sans exclure pour autant toute possibilité d'exercice de ces pouvoirs par Sa Majesté elle-même. Il n'est pas utile non plus de s'attarder sur les textes de loi -- en particulier sur la Loi sur la Défense nationale -- ou sur les décisions exécutives en vertu desquels ces pouvoirs sont délégués au ministre de la Défense nationale, puis aux divers paliers de la chaîne de commandement, du plus élevé au plus bas -- tout en restant soumis à l'autorité de la Reine et du Gouverneur général. Il est aussi inutile d'énumérer les seings et contreseings en vertu desquels les initiatives de la Souveraine ou de son représentant officiel engagent la responsabilité politique et juridique d'autres agents de l'État et principalement des ministres. Il suffit de mentionner que tout ce pouvoir exécutif est exercé en fait par les ministres ou sur leur recommandation, ou par des fonctionnaires civils et militaires subalternes, toujours sous la responsabilité des ministres. Les grandes décisions sont bien entendu généralement prises par le Cabinet c'est-à-dire officiellement sur la recommandation du Conseil privé de la Reine au Canada.
Cet ensemble de dispositions législatives établit le cadre constitutionnel de l'exercice du pouvoir par les autorités militaires. Par contre, il ne précise pas -- si ce n'est implici- tement -- la nature des pouvoirs qui peuvent être exercés. Les dispositions législatives très élaborées de la Loi sur la Défense nationale et les règlements pris aux termes de cette loi indiquent comment les forces armées doivent être gérées de façon générale et de façon particulière. Cependant, ces dispositions législatives n'indiquent pas la nature et l'étendue exactes du pouvoir de disposer des forces armées au Canada et à l'étranger que la Constitution confère à l'exécutif. Il faut par conséquent s'appuyer sur des précédents.
Les «prérogatives» de la Couronne sont en bref les pouvoirs spéciaux et les attributs conférés à l'État par la common law, bien que le terme «prérogative» soit également utilisé dans quelques sens légèrement différents. Par exemple, il est utilisé dans un sens plus général pour désigner tous les pouvoirs non législatifs de la Couronne même s'ils ne lui sont pas exclusifs, comme les pouvoirs en matière de dette, de marchés et de dépenses. La common law définit notamment le champ d'application du «pouvoir exécutif» prévu à l'article 9 et du «commandement» prévu à l'article 15 de la Loi constitutionnelle de 1867. La common law intervient également au niveau de l'article 129 de cette loi entrée en vigueur le 1er juillet 1867. Cet article stipule que toutes les lois antérieures à la Confédération demeureraient en vigueur tant qu'elles n'auraient pas été modifiées par l'autorité législative compétente (on peut signaler également au passage l'article 12 et l'article correspondant en ce qui concerne les provinces, qui n'est toutefois pas identique, à savoir l'article 65).
Joseph Chitty, dont le renommé Treatise on the Law of the Prerogatives of the Crown est paru en 1820, fait une bonne synthèse des dispositions législatives britanniques pertinentes. Je vous en cite quelques passages (page 43 et suivantes):
À titre de représentant de son peuple et de magistrat exécutif, le Roi possède [...] le droit exclusif de faire la guerre ou la paix, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de ses dominions. [...] Ce droit peut être exercé de façon partielle ou absolue et par conséquent Sa Majesté peut déclarer la guerre à une partie des sujets d'une puissance étrangère, en excluant les autres sujets, comme l'a fait Guillaume III lorsqu'il a déclaré la guerre à la France, en excluant les protestants français. [...]
D'après Grotius, la principale raison pour laquelle, selon le droit international, une déclaration officielle de guerre doit toujours précéder le début des hostilités n'est pas que l'ennemi peut ainsi être mis en garde (c'est plutôt une question de magnanimité que de droit), mais que cette façon de procéder permet de montrer que la guerre n'est pas due à une initiative privée mais qu'elle est conforme à la volonté de toute la collectivité dont le Roi est, comme nous l'avons déjà mentionné, le représentant et l'incarnation, en vertu de la loi. Blackstone explique, à propos de ce motif, que pour qu'une guerre soit totalement efficace, il est nécessaire, conformément à la loi du pays, qu'elle soit déclarée publiquement et proclamée en bonne et due forme en vertu des pouvoirs conférés au Roi et qu'alors toutes les parties des deux nations adverses, à tous les échelons, sont liées par cette déclaration. En dépit de cette règle, il semble qu'aucune déclaration publique ou proclamation officielle de guerre ne soit, en vertu de la loi, absolument nécessaire pour que les sujets du Roi aient le devoir de considérer et de traiter comme un ennemi toute puissance étrangère contre laquelle la guerre a été en fait décrétée et déclenchée par Sa Majesté. [...]
Étant donné que la constitution du pays a conféré au Roi le droit de faire la guerre ou la paix, elle lui a nécessairement et automatiquement confié, en vertu des mêmes principes, la gestion de la guerre, avec les diverses prérogatives qui peuvent permettre à Sa Majesté de s'acquitter de cette tâche de façon efficace. Par conséquent, le Roi est à la tête de son armée et de ses forces navales et lui seul a le droit d'ordonner leurs déplacements, d'établir leurs règlements internes et de diminuer, ou en temps de guerre, d'augmenter, leurs effectifs, selon la formule que Sa Majesté juge la plus appropriée selon les circonstances politiques.
Après avoir analysé les dispositions législatives spéciales concernant la milice, Chitty ajoute:
En ce qui concerne la force régulière du royaume qui est totalement distincte de la milice et dont la nature et le but sont considérablement différents, aucune contrainte législative particulière n'est imposée au Roi en ce qui concerne les services pour lesquels ses membres peuvent être utilisés dans le cadre d'un conflit. Ils peuvent être bien entendu envoyés à l'endroit ou utilisés de la façon dont Sa Majesté. [...] En temps de guerre, les pouvoirs du Roi à l'égard de la flotte sont aussi étendus que ceux que possède Sa Majesté, au cours de cette période, sur ses armées. [...]
Honorables sénateurs, après la guerre civile anglaise, une loi déclarant que la milice relève exclusivement du Roi et que Sa Majesté a seule le droit de lui donner des ordres et d'en disposer a été promulguée par le Parlement anglais en 1661 et figure dans son recueil des lois sous la rubrique 16 Charles II, Loi I, chapitre 6. Le préambule étonnant de cette loi est souvent cité car il est considéré comme un texte de base en ce qui concerne l'interprétation des dispositions constitutionnelles relatives aux relations entre l'exécutif et les forces armées. L'introduction de ce préambule a longtemps survécu aux autres dispositions de la loi et n'a été abrogée que le 1er janvier 1970. Voici un extrait de ce texte d'une beauté magistrale:
[...] Dans tous les royaumes et les dominions de Sa Majesté, le commandement suprême du gouvernement et le pouvoir de disposer de la milice et de toutes les forces navales et terrestres, de tous les forts et places fortes, sont et ont toujours été, en vertu des lois de l'Angleterre, le droit exclusif et incontesté de Sa Majesté et de ses royaux prédécesseurs, les rois et les reines d'Angleterre et [...] aucune des chambres du Parlement ne peut ni ne doit prétendre au même droit. [...]
Honorables sénateurs, je ne pense pas pouvoir faire mieux. Par conséquent, avec votre permission, je mettrai fin ici à mes commentaires préliminaires.
Le président: Vous avez parlé des dispositions législatives anglaises pertinentes avec beaucoup de clarté. Je suppose qu'il ne nous reste plus qu'à en conclure que, en l'absence de dispositions explicites indiquant la différence de situation en ce qui concerne le Canada, ce que vous avez dit à propos de l'Angleterre est également valable pour le Canada.
M. Scott: C'est ce que dit l'article 9 de la Loi constitutionnelle qui indique que le pouvoir exécutif est l'attribut de la Couronne. La common law le confirme également ainsi que l'article 129 qui stipule que toutes les lois antérieures demeurent en vigueur jusqu'à ce qu'elles aient été complètement modifiées.
Je devrais peut-être insister un peu plus sur la Loi sur la Défense nationale parce qu'après en avoir lu les 30 premiers articles, on peut en arriver plus ou moins à la même conclusion. Cependant, la common law le confirme de façon très claire et très explicite.
Le sénateur Grafstein: C'est fascinant. Étant donné que j'ai une pratique du droit et que le droit constitutionnel est un des centres d'intérêt personnel, je ferai d'abord une observation d'ordre général au sujet du rôle des conventions par opposition aux dispositions immuables de la Constitution et sur la question de savoir si les conventions ne limitent pas dans une certaine mesure les prérogatives de l'État.
J'aurais été de votre avis avec beaucoup plus d'enthousiasme avant la décision qu'a prise la Cour suprême du Canada au sujet du rapatriement de la Constitution. Le juge Dickson a exprimé une opinion différente dans le cadre de la toute dernière décision de la Cour suprême du Canada concernant l'influence restrictive des conventions sur la règle de droit immuable que représente la Constitution.
M. Scott: La décision concernant le rapatriement de la Constitution expose très clairement la situation. Les deux sont parallèles. Si vous lisez la Loi constitutionnelle, vous constaterez qu'il s'agit d'une version fédéralisée de la Constitution anglaise telle qu'elle était à l'époque de Blackstone, à laquelle on a apporté les modifications nécessaires pour qu'elle soit adaptée au Canada. Les Américains se sont révoltés contre la Constitution anglaise, puis ils l'ont adoptée pour en faire une version républicanisée (chef d'État élu, et cetera). C'est ainsi qu'ils la concevaient.
En Angleterre comme au Canada, la transformation se fait précisément par l'intermédiaire des conventions. Le régime démocratique moderne est par conséquent mis en place par le jeu des conventions, de sorte que tous ces pouvoirs sont exercés après consultation et que le gouvernement doit rendre des comptes à la Chambre des communes.
Le sénateur Grafstein: Nous reconnaissons par conséquent que les conventions modifient la légitimité constitutionnelle des restrictions imposées à l'exécutif, en raison du processus démocratique.
M. Scott essaie de nous convaincre de ce que l'exécutif n'est en fait soumis à aucune contrainte en matière de guerre et de paix. Je voudrais en discuter avec lui.
Le président: Le terme «conventions» que vous avez utilisé a été employé dans de nombreux sens différents. J'en connais au moins deux définitions importantes. L'une est celle qui a été proposée par A.V. Dicey dans son ouvrage intitulé: Introduction to the Study of the Law of the Constitution où il dit que certaines pratiques, si elles ne sont pas respectées, entraînent une violation de la loi du pays. Par exemple, si la Chambre des communes adopte une motion de censure, aucune disposition législative n'oblige le gouvernement à démissionner immédiatement ou à déclencher des élections. Par ailleurs, l'organe exécutif sait que s'il ne prenait pas des mesures appropriées, on refuserait de lui octroyer les fonds nécessaires et il ne serait pas en mesure de poursuivre ses activités en allant puiser dans le Trésor public, si bien que les conventions sont en quelque sorte un prolongement pratique et logique des dispositions de la Constitution.
En outre, une convention peut correspondre seulement aux usages politiques et je crois que c'est ce qui a prévalu dans le cas que vous venez de citer. Il serait peut-être astucieux de mettre une motion aux voix à la Chambre des communes.
Nous nous assurerions de la victoire avant de la présenter mais nous avons affaire à deux définitions distinctes du terme «conventions». Avant d'entamer une longue discussion sur les conventions, il faut savoir quel sens nous donnerons à ce terme.
Le sénateur Grafstein: Je tiens beaucoup à ce que l'on examine la question. Je crois qu'en l'occurrence, les deux définitions feraient l'affaire. Mon argument n'est peut-être pas valable. Ce que je veux dire, c'est qu'au Canada, le Parlement a, selon les conventions, un rôle actif à jouer dans les questions de guerre et de paix, qui est très distinct du rôle de l'exécutif. Par exemple, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, le gouvernement avait décidé, en dépit du fait que la prérogative royale demeurait intacte, que le Parlement approuverait une déclaration de guerre. En ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, M. King avait décidé d'attendre que le Parlement reprenne ses travaux pour faire approuver une déclaration de guerre, à l'occasion du discours du Trône. C'est la deuxième convention. La troisième convention -- et j'utilise ce terme dans le sens des usages conventionnels au Canada -- remonte à la guerre de Corée. Je n'ai pas le texte de la réponse qui a été donnée au Parlement sous les yeux mais quelqu'un a dit que le Parlement ne devait pas nécessairement intervenir alors qu'en fait il ne s'est pas contenté de donner son opinion dans le cadre d'un débat mais il a en outre adopté une résolution et des motions de subsides qui empiétaient sur la prérogative de la Couronne ou la prérogative royale. Autrement dit, le Roi ou le Cabinet n'ont pas le pouvoir de déclarer unilatéralement la guerre; la décision doit être prise au Parlement.
À ce propos, je ne suis pas certain que nous ayons affaire à une guerre dans le cas présent. Personne n'a déclaré la guerre. Le gouvernement n'a pas dit que nous étions en guerre. Ce n'est pas tout à fait une guerre.
Ne pensez-vous pas qu'au Canada les avis de la Cour suprême sur les conventions sont en fait des restrictions? Le Parlement impose des restrictions sur la prérogative royale en matière de guerre et à plus forte raison en matière de paix.
M. Scott: Il y a d'abord les conventions générales qui sont inhérentes au régime parlementaire responsable. L'exécutif responsable de la Chambre des communes peut exercer tout ses pouvoirs. La Chambre des communes peut en principe faire tomber le gouvernement en tout temps; elle peut manifester sa désapprobation. Un gouvernement qui en tient compte fera généralement preuve de prudence et demandera l'approbation des Communes. Cependant, tous les pouvoirs exécutifs sont assujettis aux conventions inhérentes au régime parlementaire responsable. Le respect de ces conventions relève par conséquent de la responsabilité générale de la Chambre des communes.
Il ne me semble toutefois pas qu'il s'agisse de conventions en l'occurrence parce qu'il n'y a pas d'usages établis en la matière, si ce n'est que les Communes ont été consultées à quelques reprises par mesure de précaution. Le gouvernement ne reconnaît pas qu'il est obligé de demander d'avance le consentement, l'approbation ou l'autorisation de l'une ou l'autre des Chambres ou des deux. Par conséquent, il n'existe aucune convention en vertu de laquelle, pour pouvoir exercer tel ou tel pouvoir, par exemple celui de déclarer la guerre ou d'envoyer des troupes à l'étranger, le gouvernement soit tenu de consulter une des deux Chambres du Parlement pour obtenir une autorisation générale ou spéciale. Il ne semble pas qu'il y ait des conventions spéciales en ce qui concerne l'autorisation ou l'approbation du Parlement.
Bien entendu, le gouvernement a tout intérêt à consulter d'avance les Chambres du Parlement et à obtenir leur approbation générale par voie de résolution s'il prévoit que la situation risque de durer et de tourner mal. Dans le cas présent, il eut probablement été raisonnable et prudent de procéder de cette façon. Si le gouvernement avait prévu que la situation tournerait aussi mal, il l'aurait peut-être fait. Cependant, il n'est pas possible d'instaurer une convention l'obligeant à demander d'avance au Sénat ou à la Chambre des communes, ou aux deux Chambres, leur consentement ou leur approbation.
Le sénateur Grafstein: Nous nous réservons le droit de ne pas être du même avis que le témoin. Je voudrais aborder un sujet que vous avez effleuré, à savoir les dispositions actuelles de la Loi sur la Défense nationale. Jetez un coup d'oeil sur l'article 31.
M. Scott: Cela m'a frappé hier.
Le gouverneur en conseil peut mettre en service actif les Forces canadiennes ou tout élément constitutif, unité ou autre élément de ces forces, ou l'un de leurs officiers ou militaires du rang, n'importe où au Canada ou à l'étranger quand il estime opportun de le faire:
soit pour la défense du Canada, en raison d'un état d'urgence;
soit en conséquence d'une action entreprise par le Canada aux termes de la Charte des Nations Unies, du Traité de l'Atlantique Nord ou de tout autre instrument semblable pour la défense collective que le Canada peut souscrire.
Le sénateur Grafstein: Allez voir les autres dispositions où il est mentionné que le Parlement peut être convoqué. Je n'ai pas le texte de la loi sous les yeux. Je parle de mémoire.
M. Scott: Il s'agit de l'article 32 dans la dernière version de cette loi.
Lorsque le gouverneur en conseil met en service actif les Forces canadiennes ou tout élément constitutif ou unité de celles-ci pendant que le Parlement est ajourné ou prorogé pour une période de plus de dix jours, celui-ci doit se réunir, dans les dix jours de la proclamation le convoquant, au moment fixé dans celle-ci et continuer à siéger comme si son ajournement ou sa prorogation avaient pris fin ce même jour.
Ces dispositions concernent la mise en service actif d'unités. Je sais que si les forces armées ont des forces de réserve, celles-ci doivent être mises en service actif. Il est très regrettable que le général MacKenzie soit parti. Il sait certainement comment ces dispositions sont appliquées. Je ne suis pas certain que l'expédition des forces en mission active en Yougoslavie et leur participation à certaines activités soient considérées comme une mise en service actif mais il s'agit du transfert d'unités au service actif.
Le sénateur Grafstein: Les Forces armées canadiennes sont de toute évidence en service actif, puisqu'elles sont dans un théâtre d'opérations. Êtes-vous d'accord, monsieur Scott?
M. Scott: Elles sont peut-être déjà en service actif.
Le sénateur Grafstein: Est-ce qu'aucune disposition de cette loi ou de la common law ne mentionne que le Parlement doit en fait siéger ou être convoqué avant que les Forces armées canadiennes puissent être envoyées au combat?
M. Scott: La loi ne dit pas tout à fait cela. Elle dit qu'elles peuvent être mises en service. Si l'on met les unités en service actif, on publie un avis de convocation du Parlement dans les dix jours. Autrement dit, un gouvernement qui fait preuve de prudence et qui sait que c'est très délicat a tout intérêt à convoquer le Parlement immédiatement, s'il n'est pas déjà en train de siéger, voire à présenter une motion. Si vous aviez dit cela, je serais peut-être du même avis que vous. Par contre, la loi ne dit pas que le gouvernement est tenu d'obtenir au préalable l'approbation ou l'autorisation du Parlement ou même de recevoir son approbation ou son autorisation après la convocation des chambres.
Le sénateur Grafstein: Je pose la question. Il faudrait voir s'il n'y a pas moyen d'inviter des conseillers juridiques du ministère de la Défense nationale pour examiner cette question de plus près. Je pense que, selon les règles de la common law, le Parlement doit être convoqué pour examiner les crédits, conformément aux usages parlementaires. Ça me paraît clair.
Le président: Je ne suis pas d'accord avec vous.
Le sénateur Bolduc: En 1939, j'avais 11 ans et je quittais ma ville natale pour aller à l'école. C'était un grand jour pour moi. C'est le jour où la guerre a été déclarée et où Mackenzie King a fait une allocution à la radio. Je crois que le Parlement ne siégeait pas. Je peux me tromper.
Le président: On peut le vérifier. La loi dit clairement que le Parlement doit siéger ou doit être convoqué quand les forces sont mises en service actif, ce qui ne signifie toutefois pas que le gouvernement doive s'opposer à une résolution présentée à la Chambre des communes ou au Sénat. Par exemple, lorsque le Parlement siège, l'opposition pourrait présenter une motion de censure ou dénigrer les agissements du gouvernement pendant une journée de motion de subsides.
Le sénateur Stollery: Le gouvernement pourrait très bien demander l'avis du Parlement et intéresser la population à la guerre qui est sur le point d'éclater. Cela ne veut pas dire que le Parlement doive être consulté ou que la loi l'exige.
Le président: C'est ce qui a été précisé dès le début. Dans sa déclaration initiale, M. Scott a dit qu'il était entièrement d'accord avec vous et je suis heureux que vous le confirmiez parce que je suis entièrement d'accord avec lui.
Le sénateur Grafstein: Monsieur Scott, quel est le rôle du Parlement en ce qui concerne l'octroi de crédits destinés à financer les initiatives de guerre?
M. Scott: La règle est toujours la même dans le contexte du régime parlementaire responsable. Le Parlement peut refuser ou accepter d'accorder des crédits. Cette question a déjà suscité quelques discussions entre le Sénat et la Chambre. Les crédits sont principalement considérés comme un don de la Chambre. Il y a eu des discussions entre les deux Chambres à propos de la question des amendements apportés par le Sénat. En principe, et d'après la loi, le Sénat peut bien entendu modifier les projets de loi de finances. On se pose toutefois certaines questions à ce sujet.
Bien entendu, les conventions inhérentes au régime parlementaire responsable s'appliquent dans ce cas-ci comme dans tous les autres. Tout membre d'une des deux Chambres est libre de faire des remontrances au gouvernement, de proposer des résolutions et de se prononcer sur tout projet de loi à l'étude. Les Chambres peuvent accepter ou refuser d'octroyer des crédits. Tous ces principes s'appliquent comme dans tous les autres cas.
Ils ne s'appliquent pas uniquement au domaine de la défense, aux missions à l'étranger ou à la mission en Yougoslavie. Ils s'appliquent dans toutes les circonstances.
[Français]
Le sénateur Prud'homme: Est-ce qu'un autre professeur Scott enseigne à l'Université McGill?
M. Scott: Il n'y en a pas en ce moment. Il y en a eu un plus connu que moi qui y a enseigné pendant 40 ans, le professeur Frank Scott.
Le sénateur Prud'homme: Le très honorable Brian Mulroney avait eu la prudence de demander un vote au Parlement lorsqu'il a déclaré que le Canada faisait partie des forces contre l'Irak. Il y a eu un très long débat. D'ailleurs, le parti auquel j'appartenais avait décidé d'être contre l'implication du Canada dans ce conflit. Un jour, vous lirez ce qui s'est passé durant cette journée et vous verrez pourquoi certains ont changé d'idée ce soir-là. Je n'ai pas changé d'idée, mais cela est une autre histoire.
J'aime le parlementarisme britannique parce qu'on peut tout faire, mais il y a des précédents. Il s'établit de plus en plus de précédents. Pour participer à une guerre -- c'est un peu ambigu, il n'y a pas eu de déclaration formelle de guerre -- advenant le cas que cela en soit une, on doit se fier aux précédents. Est-ce que ces précédents ne mettent pas de côté tout ce qu'on a pu apprendre depuis 1608 ou 1720, et cetera? Le système britannique avec ses précédents est très fort. On s'en sert quotidiennement à la Chambre des communes. Les Présidents des deux Chambres peuvent s'y référer. Quand il n'ont pas une décision récente sous la main, ils prennent des décisions selon les précédents. Soudainement, un nouveau précédent est créé et il prévaut.
M. Scott: À la lecture des arrêts de la Cour suprême, lors de son analyse des renvois sur le rapatriement, on constate que les juges n'ont pas fait de différence sur ce point. La cour a étudié les éléments exigés pour créer une convention. On a voulu des précédents qui peuvent donner un sens pour créer une règle. Il fallait aussi que les personnes responsables, les hommes politiques impliqués reconnaissent qu'ils sont liés par une règle. Il pourrait y avoir des précédents sans qu'ils soient reconnus implicitement. On doit être en mesure de voir assez clairement que les responsables se considèrent liés par une règle. De ce fait, par prudence, on peut une fois, dix fois, cent fois, agir de la même façon sans créer une convention en soi. La cour et les auteurs ont été assez clairs à ce sujet. On doit accepter qu'on soit lié par une règle.
Il y a beaucoup de raisons de croire que la prudence, dans de telles situations, indique qu'il soit important de souhaiter une résolution de la Chambre des communes. Si j'étais le premier ministre et que j'entamais une telle affaire, je serais inconfortable si je ne prenais pas des précautions puisque certaines choses peuvent se détériorer. On serait pris dans une mauvaise situation.
Le sénateur Prud'homme: S'il y a une série de précédents similaires s'appliquant à des circonstances semblables, est-ce que dans notre droit nouveau, cela ne serait pas un précédent?
M. Scott: C'est exact, s'il y a une certaine preuve que les responsables se sentent liés par une règle. Faire la même chose cent fois indique une certaine prudence. Cela n'indique pas nécessairement qu'on le fait par souci de ne pas violer une règle de la moralités constitutionnelles. Les conventions sont des règles de moralité constitutionnelle. On peut agir d'une même façon cent fois, sans pour autant agir de cette façon parce qu'on se croit lié par une règle morale de la Constitution.
[Traduction]
Le sénateur Andreychuk: Je crois que vous avez répondu de façon assez précise; autrement dit, un gouvernement qui fait preuve de sagesse et de prudence pourrait prévoir les pouvoirs auxquels le Parlement pourrait avoir recours pour manifester son mécontentement à l'égard des agissements de l'exécutif. Cela n'engendrerait aucune obligation. Je suppose que vous n'insinuez pas que l'on pourrait maintenant changer d'avis et imposer des contraintes à l'exécutif en adoptant des dispositions législatives qui excluraient le recours à des précédents?
M. Scott: Vers 1870, le Parlement avait adopté des résolutions indiquant qu'il prenait cette initiative parce que l'exécutif fédéral avait demandé au Parlement impérial de présenter un projet de loi concernant la future Loi constitutionnelle de 1871, portant notamment sur la création de nouvelles provinces. Bien que le gouvernement n'avait pas demandé au préalable le consentement des chambres du Parlement du Canada, ce dernier avait adopté des résolutions et l'on avait considéré par la suite que cela créait une convention.
Je suppose que cela s'est produit à quelques reprises, notamment lorsque l'on souhaitait que l'exécutif fédéral ne consulte pas le gouvernement britannique pour octroyer des titres de noblesse à des personnes résidant au Canada. Le gouvernement Bennett a toutefois transgressé cette règle, si j'ai bonne mémoire. Quoi qu'il en soit, si les deux Chambres adoptaient une résolution dans laquelle elles manifesteraient le désir qu'à l'avenir, pour éviter toute discussion, les forces armées ne soient plus mises en service à l'étranger sans l'autorisation ou le consentement préalables du Parlement, cette résolution serait en fait contraignante. Bien entendu, on n'arriverait pas à la faire adopter à la Chambre des communes si le gouvernement refusait d'approuver officiellement cette nouvelle politique. En outre, cette résolution devrait être rédigée de manière à prévoir les états d'urgence, les attaques subites et diverses autres situations semblables. Une telle résolution serait probablement assez compliquée à rédiger et elle pourrait prévoir un délai de plusieurs jours pour convoquer les chambres et obtenir leur approbation.
Il serait facile d'instituer de nouvelles conventions mais des précédents ne sont pas nécessaires pour ce faire. Il est clair que, comme dans le cas des précédents créés par les conférences impériales portant sur le statut des territoires, la nomination et le statut du gouverneur général et divers autres sujets, si les membres du Sénat et de la Chambre des communes, qui sont bien placés pour créer des précédents ou des principes constitutionnels, si vous préférez, décidaient de le faire sans passer par une loi, ils en auraient parfaitement le droit.
Le sénateur Andreychuk: À la page 6 de votre mémoire, vous dites:
L'introduction de ce préambule a longtemps survécu aux autres dispositions de la loi et n'a été abrogée que le 1er janvier 1970.
Qu'est-ce qui a été abrogé, le préambule ou les autres dispositions de la loi?
M. Scott: Les autres dispositions de la loi avaient été abrogées depuis longtemps, au XIXe siècle je pense, en vertu d'une des lois sur la révision du droit statutaire. La première partie du préambule est restée en vigueur mais pas tout le préambule. Cette dernière partie a été abrogée le 1er janvier 1970. Je suppose que l'on considérait que cette première partie avait une telle importance historique et qu'elle énonçait de façon tellement magistrale la position constitutionnelle qu'on hésitait à l'abroger. Elle est restée en vigueur. La Loi de 1969 sur la révision du droit statutaire est entrée en vigueur le 1er janvier 1970, c'est-à-dire à la date officielle où la dernière partie du préambule qui restait en vigueur a été abrogée. Je l'ai citée pour ainsi dire intégralement dans ce passage de mon discours. J'ai omis un «attendu que» ainsi qu'un autre terme.
Le sénateur Andreychuk: Ce que je veux dire, c'est que son abrogation n'a rien changé du tout.
M. Scott: Non. On considérait cela comme une reconnaissance par le Parlement du principe de la common law et elle est souvent citée dans le droit jurisprudentiel. En fait, il y a eu quelques causes intéressantes opposant la Couronne aux forces armées. Je sais que le sénateur Grafstein a signalé qu'il était avocat et que le sujet l'intéressait et par conséquent, l'affaire China Navigation Company, Limited c. Attorney-General ([1932] 2 K.B. 197), l'intéressera peut-être. La Couronne avait placé des militaires sur des navires marchands britanniques naviguant sur la Mer de Chine méridionale à cause de problèmes internes de piraterie. Des passagers montaient à bord et prenaient contrôle du navire à la pointe du couteau. La cour a décrété que la Couronne avait le droit de placer des militaires à bord de navires marchands. Elle ne pouvait toutefois le faire que si la compagnie de transport maritime était disposée à payer ces services. Cela vous donne une bonne idée des règles en vigueur à cette époque.
Une autre affaire intéressante est l'affaire Chandler and others c. Director of Public Prosecutions, ([1964] A.C., 763). Il contient bien des informations sur le droit ancien. Quiconque s'intéresse à ce sujet peut donc y trouver des renseignements sur la doctrine de l'époque et sur la façon de raisonner des tribunaux.
Il y a une affaire canadienne intéressante qui a un rapport avec la Charte, c'est Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres (18 D.L.R. (4th) 481). La décision a été rendue en 1985.
Une analyse attentive de ces trois affaires vous permettrait de vous faire une opinion assez précise sur les vieux enseignements, sur la façon dont les cours traitaient les relations entre la Couronne et les forces armées et sur le rôle des tribunaux.
Le sénateur Di Nino: Pourriez-vous nous donner quelques autres renseignements utiles? Quels sont les usages dans les autres pays occidentaux?
M. Scott: Je pense qu'en Grande-Bretagne, l'exécutif a déjà demandé aux Communes d'adopter des résolutions quand il estimait que c'était souhaitable et prudent, mais il n'était aucunement tenu de le faire en vertu d'une convention ou d'un principe reconnu.
Aux États-Unis, le système est bien entendu très différent. Il y a toujours eu des tensions entre l'exécutif et le Congrès. C'est le Congrès qui a officiellement le pouvoir de déclarer la guerre mais déjà sous la présidence de Adams ou de Jefferson, on a utilisé à plusieurs reprises des soldats ou les forces armées à l'étranger pour se défendre contre des pirates et autres individus du même acabit sans avoir nécessairement obtenu l'approbation du Congrès.
Puis, après la guerre du Viêtnam, il y a eu une résolution signée par le président et par conséquent ayant force de loi, qui prescrit un certain degré de consultation du Congrès. Je ne sais plus ce qu'elle dit exactement. C'est une résolution assez complexe mais elle prévoyait un changement qui était une conséquence de la guerre du Viêtnam.
L'exécutif insiste pour avoir une assez grande liberté d'action et ne tient pas particulièrement à être tenu de consulter d'avance une ou les deux chambres d'une assemblée législative mais il y a parfois été obligé. Les gouvernements consultent d'ailleurs généralement leurs assemblées législatives par mesure de prudence.
Le sénateur Di Nino: Les pays qui ont un régime parlementaire traitent-ils cette question d'une autre façon que les autres?
M. Scott: J'ai la vague impression qu'il n'y a aucune façon de procéder particulière en ce qui concerne l'Australie ou la Nouvelle-Zélande ou les autres monarchies constitutionnelles liées à notre évolution historique, mais je ne pourrais pas l'affirmer. Il aurait fallu me prévenir un peu d'avance et j'aurais pu vérifier. Je regrette de ne pas avoir inclus dans mes commentaires tous les points qui, d'après le président, vous intéressaient car j'ai surtout mis l'accent sur les points qui m'avaient été signalés d'avance.
Le sénateur Di Nino: Nous vous en remercions.
Le président: Oui. Vous nous avez aidés à mieux comprendre un problème qui nous intéresse au plus haut point.
Je tiens à signaler à M. Scott qu'à une certaine époque, les sessions du Parlement duraient environ trois mois. Le budget des subsides du gouvernement était mis aux voix, puis les députés pouvaient rentrer dans leurs circonscriptions. De toute évidence, dans ce genre de situation, le gouvernement n'avait pas la possibilité d'obtenir des crédits supplémentaires pour faire face à un état d'urgence sans convoquer le Parlement à tenir ce que l'on appelait une session spéciale. Cependant, les sessions se sont de plus en plus prolongées. Le système actuellement en vigueur à la Chambre des communes en ce qui concerne les subsides, qui est capital dans un régime basé sur le principe du gouvernement responsable, prévoit trois périodes dont l'une se termine vers la mi-décembre, l'autre le 26 mars et la dernière en juin.
Les membres des deux Chambres ont actuellement maintes occasions de s'opposer aux agissements du gouvernement exécutif. La façon de procéder, surtout à la Chambre des communes, consiste à rejeter le projet de loi de crédits.
Par exemple, si un parti de l'opposition n'aime pas ce qui se passe dans l'ex-Yougoslavie ou n'apprécie pas les initiatives de l'OTAN auxquelles le Canada participe, il lui suffit d'identifier les crédits qui lui déplaisent et de voter contre. C'est la technique à utiliser. Il n'y a plus de problèmes maintenant, étant donné que les sessions se prolongent et que le processus d'examen des crédits s'étale sur plusieurs sessions. La Chambre des communes n'aurait aucune difficulté à mettre au pas un gouvernement qui abuserait des prérogatives royales.
Le sénateur Stollery: C'est ce qui s'est passé à propos d'Information Canada en 1973. On avait relevé le crédit correspondant au Budget principal des dépenses et on l'avait rejeté. C'est ainsi qu'Information Canada a disparu.
Le président: Oui, je m'en souviens.
Le sénateur Di Nino: Ce n'est possible que si le gouvernement est minoritaire. S'il est majoritaire, c'est très difficile.
Le président: Ne dites pas que le gouvernement responsable n'est possible qu'avec un gouvernement minoritaire.
Le sénateur Di Nino: On se le demande parfois.
Le président: Pensez à ce qui s'est passé vers la fin des années 80.
Le sénateur Grafstein: Par conséquent, étant donné qu'il a facilement accès à l'exécutif lorsqu'il siège, le Parlement peut tenir un vote sur une motion de censure ou empêcher la Couronne d'exercer ses pouvoirs en matière de guerre par le biais d'un vote.
Le président: Au cours des trois périodes d'examen des crédits, il est possible de désigner par voie de scrutin plusieurs jours de motion de subsides. La motion peut être présentée par l'opposition et elle est mise aux voix en fin de journée. Le Parlement a actuellement de nombreuses occasions d'obliger le gouvernement à rendre compte de ses actes. Ce n'était peut-être pas le cas à l'époque où les sessions étaient très courtes.
Le sénateur Grafstein: Notre témoin dirait que c'est une question de prudence et non une obligation constitutionnelle.
M. Scott: Ce n'est pas obligatoire, mais si le Parlement a des raisons suffisantes d'être inquiet, il a des possibilités d'intervenir. Je suppose que la procédure qui consiste à proposer l'ajournement pour débattre une affaire d'intérêt public urgente est toujours en vigueur. J'aurais cru qu'en cas d'inquiétude, une des solutions les plus rapides consisterait à provoquer un débat. J'aurais cru que le président accepterait une demande de l'opposition de tenir un débat sur une affaire aussi urgente qu'une guerre.
Le président: Je vous répondrai de façon péremptoire. Si un parti représenté à la Chambre des communes s'opposait maintenant, quelques jours avant l'ajournement d'été, aux événements actuels, il pourrait voter contre le projet de loi de crédits où figurent les crédits prévus pour la Défense nationale.
Le sénateur Forrestall: Il pourrait le faire, mais le gouvernement a la prérogative de signaler avant un vote s'il estime que c'est une question de censure. Les règles ont changé depuis 10 ou 15 ans.
Le président: Si la motion proposant de rejeter le budget de la Défense nationale était rejetée, le gouvernement devrait cesser de participer à la mission en ex-Yougoslavie.
Le sénateur Forrestall: Ce n'est plus arrivé depuis le jour de la hausse des tarifs postaux, où le premier ministre était en vacances aux Antilles. C'est donc très théorique.
Le sénateur Stollery: Si les crédits sont refusés, le projet, quel qu'il soit, ne peut être maintenu. Le gouvernement n'a plus aucun recours.
Le président: Monsieur Scott, vous pourriez peut-être en discuter entre vous pendant le dîner.
M. Scott: Je pensais que vous trouveriez peut-être ces questions de droit un peu arides. Je ne m'attendais pas à une discussion aussi animée. J'apprécie beaucoup que les sénateurs soient intéressés à discuter entre eux.
Le sénateur Stollery: Nous avons pour la plupart connu des gouvernements minoritaires et les minorités sont des questions auxquelles on accorde beaucoup d'importance au Parlement.
Le président: Monsieur Scott, vous nous avez beaucoup aidés. Peut-être que l'un ou l'autre d'entre nous ne sont pas encore convaincus. Pour ma part, vous m'avez convaincu. Je tiens à vous remercier au nom de tous les membres du comité.
Le sénateur Forrestall: Pourrais-je savoir de quoi il vous a convaincu?
Le président: Oui. Je pourrais répondre à cette question mais j'estime qu'il est préférable que je m'abstienne de prolonger la discussion.
Le sénateur Grafstein: J'ai une autre question à poser à ce propos.
D'après les dispositions de la Loi sur la Défense nationale, l'exécutif est tenu de passer un décret déclarant que les forces armées sont en service actif. Ce décret a plusieurs conséquences, notamment en ce qui concerne les avantages sociaux et les assurances.
Je pense qu'autrefois, on passait autrefois un décret pour chaque mission dans le cadre de laquelle des Canadiens étaient envoyés au combat. Autrement dit, les militaires étaient mis en service actif par voie de décret pour chaque mission. À l'heure actuelle, il n'y a plus qu'un ordre permanent pour tous les événements. Qu'en pensez-vous?
M. Scott: Je n'oserais pas donner un avis sans avoir fait des vérifications préalables. On peut évidemment examiner le texte de la disposition législative pertinente. Si l'on ne connaît pas assez bien le sujet et que l'on n'est pas très au courant de l'évolution historique, des diverses interprétations de cette règle et de son application, des considérations d'ordre administratif et autres considérations semblables, on risque fort de se tromper. Il est difficile de savoir à coup sûr de ce que l'on entend par «service actif» dans ce contexte. Il semble que les déploiements de forces ne soient pas nécessairement dans tous les cas un passage du service inactif au service actif. C'est évident en ce qui concerne la Force de réserve, mais en ce qui concerne les autres forces, je ne suis pas sûr que leur déploiement à l'étranger entraîne automatiquement l'application de l'article en question.
Le sénateur Grafstein: Nous en discuterons un autre jour, monsieur le président.
Le sénateur Forrestall: Il est très important de poursuivre la discussion parce que je reste sur ma faim.
La séance est levée.