Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule 10 - Témoignages du 27 mai 2002
OTTAWA, le lundi 27 mai 2002
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui à 16h 04 pour étudier l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière des droits de la personne et les modalités en vertu desquelles il adhère à des instruments, les met en application et en fait rapport.
Le sénateur Joan Fraser (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La vice-présidente: Je déclare ouverte cette séance du Comité sénatorial permanent des droits de la personne pendant laquelle nous reprenons notre examen de l'adhésion du Canada à diverses obligations internationales en matière de droits de la personne. Nous nous pencherons en particulier sur la ratification par le Canada de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, une question soulevée dans le rapport de 2001 du comité, intitulé «Des promesses à tenir: le respect des obligations du Canada en matière de droits de la personne». Après avoir entendu divers témoins, le comité analysera ces questions et formulera des recommandations à l'intention du Sénat.
[Français]
Nos premiers témoins représentent la Fédération des femmes du Québec et de l'Association nationale de la femme et du droit.
Établie en 1966, la Fédération des femmes du Québec a pour objectif de regrouper des femmes et des associations souhaitant coordonner leurs activités dans le domaine de l'action sociale. Plus de 120 organisations sont associées à la Fédération, qui est également à l'origine de la Marche mondiale des femmes. La Fédération est représentée aujourd'hui par Mme Diane Matte, coordonnatrice de la Marche mondiale des femmes et par MmeGisèle Bourret.
De son côté, l'Association nationale de la femme et du droit a été fondée en 1974 et travaille à l'amélioration du statut juridique des femmes par le biais de réformes législatives. Elle est représentée par Mme Andrée Côté, directrice des affaires juridiques.
Mesdames, nous vous souhaitons la bienvenue au comité. Environ 10 minutes sont accordées à chacune des organisations pour la présentation, après quoi nous passerons à la période de questions.
Mme Diane Matte, coordonnatrice de la Marche mondiale des femmes, Fédération des femmes du Québec: Je vous remercie de nous avoir invitées à témoigner devant vous concernant la ratification par le gouvernement canadien de la Convention américaine relative aux droits humains. La Fédération des femmes du Québec et la Marche mondiale des femmes, dont je suis la coordonnatrice, croient fermement à l'importance de développer un système de promotion et de défense des droits humains et ce, aux échelles mondiale et régionale. Pour nous, ces droits humains sont indissociables des droits fondamentaux des femmes.
En l'an 2000, la Marche mondiale des femmes, une action contre la pauvreté et la violence envers les femmes qui a rallié6000organisations non gouvernementales réparties dans 160 pays à travers le monde, a adopté 17revendications mondiales pour contrer la pauvreté et la violence envers les femmes. Plusieurs d'entre elles appelaient les États à ratifier et à enrichir les outils garantissant l'égalité et les droits des femmes.
Avec l'avènement de la Zone de libre-échange des Amériques et d'un agenda de privatisation et de déréglementation dans des secteurs comme la santé et l'éducation, nous voulons explorer comment la ratification de la Convention américaine peut servir d'entrave à la perte de droits fondamentaux, à la perte de biens communs et à la perte de certains standards d'égalité.
De plus, il y a clairement une différence entre l'utilisation que les femmes du Sud font de ces instruments internationaux ou régionaux, comparativement à nous. Plusieurs d'entre elles souhaitent que nous réussissions à faire pression sur le gouvernement pour l'amener à ratifier ladite convention. Il est clair pour elles que la signature de notre gouvernement donnerait un poids supplémentaire à leur lutte pour l'égalité et la défense de leurs droits.
Suite aux forums du Sommet des peuples qui ont eu lieu à Québec en avril 2001, où les mouvements sociaux ont unanimement dénoncé la Zone de libre-échange des Amériques comme un projet raciste, sexiste et destructeur de l'environnement, la Fédération des femmes du Québec, la Marche mondiale des femmes, de concert avec Droit et Démocratie, ont élaboré un programme de formation afin d'approfondir notre connaissance des outils concernant les droits humains du système interaméricain. Une vingtaine de femmes provenant de différents secteurs y ont participé. Mme Lucie Lamarche, professeure de sciences juridiques à l'UQAM — que vous avez déjà entendue — et Mme Liliana Tojo, de CEJIL, qui est une organisation de défense des droits humains en Amérique latine, ont éveillé notre intérêt à revoir notre analyse de la Convention américaine sur les droits humains et, surtout, à poursuivre notre réflexion. Nous comptons d'ailleurs offrir cette formation à d'autres groupes dans la prochaine année.
Nous sommes ici aujourd'hui pour vous faire part des questionnements et des réflexions découlant de cette formation, et non pour vous livrer le fruit d'une consultation de nos membres.
Nous voulons aussi réitérer nos inquiétudes liées à l'article4.1de la Convention, le libellé portant sur le droit à la vie:
Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception. Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie.
Pour nous, là où le bât blesse, c'est aux mots «en généralà partir de la conception», puisque cela pourrait donner des armes supplémentaires aux groupes désirant criminaliser ou interdire l'avortement au Canada, ou certains types de contraceptions, ou encore accroître les tentatives de contrôle des comportements des femmes enceintes.
Pour nous, toutes ces actions seraient contraires au droit de décider du contrôle de nos propres corps et au choix de nos maternités. Cependant, comme ma collègue vous l'exposera, nous croyons qu'il y a des façons de se prémunir contre ces impacts négatifs. Il y a vraisemblablement un exercice rigoureux à faire pour soupeser les avantages comme les désavantages, mais il doit y avoir un processus transparent et démocratique qui inclut la consultation et la contribution du mouvement féministe pancanadien, afin de garantir que les droits humains riment avec les droits des femmes.
Mme Gisèle Bourret, représentante de la Fédération des femmes du Québec: Nous sommes intéressées à chercher une solution au problème que soulève l'article 4.1, tel qu'énoncé précédemment par ma collègue, car la ratification de la Convention par le Canada représente un élément de plus dans le système de protection des droits de la personne.
D'abord, la ratification de la Convention américaine des droits de l'homme aurait pour effet de soumettre le Canada à la compétence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme et de l'engager à prendre des mesures concrètes pour se conformer aux avis ou recommandations interaméricaines que sont la Cour et la Commission.
En second lieu, la Convention américaine des droits de l'homme et son protocole additionnel, le Protocole de San Salvador, pourraient avantageusement servir à mieux protéger les droits économiques, sociaux et culturels des citoyennes et citoyens canadiens.
En accord avec les propos tenus ici par la professeure Lucie Lamarche de l'UQAM, nous relevons trois points au chapitre de la protection des droits économiques, sociaux et culturels. Le premier point concerne l'article 1 de la Convention. Ce dernier stipule que les droits et libertés reconnus et garantis par la Convention doivent être appliqués de façon non discriminatoire. Parmi les motifs interdits de discrimination, on retrouve la situation économique de même que toute autre condition sociale. Associé au sexe, il nous apparaît que ce motif peut servir à mieux protéger les femmes, lesquelles, on le sait, sont les plus pauvres ou les plus démunies économiquement.
Soulignons l'article 26 qui enjoint les États parties à prendre des mesures visant à assurer progressivement la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et sociales.
Enfin, certains concepts, rares dans ce genre d'instrument, sont pris comme points de référence et peuvent servir à mieux protéger et défendre les droits de l'ensemble de la population. Il s'agit de l'intérêt social, à l'article 21, ainsi que des justes exigences du bien commun dans une société démocratique, à l'article 32.
L'affirmation de ces concepts est d'autant plus nécessaire aujourd'hui dans le contexte du développement sans précédent et presque sans contrainte des accords de commerce.
Nous voulons aussi porter à votre attention l'importance de la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l'élimination de la violence contre la femme, la Convention de Belém do Para. Cette convention est, à notre connaissance, le meilleur instrument dont nous disposons pour enrayer la violence à l'égard des femmes.
Qu'attend le Canada pour la ratifier, alors qu'il songe, par exemple, à ratifier prochainement la Convention contre le terrorisme à l'élaboration de laquelle il a contribué?
La Convention de Belém do Para, en vigueur depuis le 5 mars 1995, comporte nombre d'aspects intéressants et importants relatifs aux droits des femmes. Notamment, l'article 2 définit la violence dans ses aspects physique, sexuel et psychique et commepouvant découler des acteurs privés et publics, et les articles 7 et 8 détaillent les obligations ou devoirs des États, dont la responsabilité de réparation, de dédommagement ou de compensation.
Cette convention peut être ratifiée sans que ne le soit la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Il est certain, cependant, que son interprétation ou application relève des termes de la Convention principale.
Les difficultés bien réelles de la deuxième phrase de l'article4.1pourraient probablement être contournées ou surmontées par l'ajout d'une déclaration interprétative.
Nous ne sommes pas juristes et ne voulons pas entrer dans une discussion approfondie sur un éventuel libellé de cette déclaration. La professeure Rebecca Cook, de l'Université de Toronto, a proposé le contenu possible de deux types de déclarations, l'un rattaché à l'article 4.1, et l'autre plus général, rattaché à l'ensemble de la Convention. Les quelques consultations que nous avons faites suite à la formation de la professeure, Lucie Lamarche, ne nous permettent pas d'opter pour l'une ou l'autre forme de déclaration, et nous voudrions pouvoir poursuivre collectivement notre réflexion à ce sujet. D'ores et déjà, cependant, nous sommes en mesure d'énumérer les éléments qui, pour nous, devraient figurer dans cette déclaration que ferait le Canada.
D'abord, et nous référant à deux jugements de la Cour suprême du Canada, la cause Tremblay c. Daigle, en 1989, et Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg (région du nord-ouest) c. G. (D.F.), en 1997, nous voudrions que soit précisé, en référence au droit canadien et aux chartes canadienne et québécoise, le concept de personne dans le sens que le «seul droit reconnu est celui de la personne née» ou encore que l'expression «être humain» ne comprend pas le fœtus.
Il faudrait une formulation précisant l'interdit de la discrimination sexuelle concernant l'ensemble des droits prévus par cette Convention, dont la liberté, l'intégrité et la dignité de la personne et de façon particulière, les besoins spécifiques des femmes en matière de grossesse et d'accouchement et les services en lien avec la maternité auxquels elles ont droit, comme les services de planning des naissances, incluant l'avortement.
Nous voudrions que l'élaboration d'une déclaration interprétative et, plus largement, les discussions entourant la ratification de la Convention, se fassent selon un processus transparent et avec la préoccupation de consulter le plus largement possible les groupes de la société civile préoccupés par la défense des droits humains, dont, prioritairement, les groupes de femmes à l'échelle pancanadienne.
La vice-présidente: Avant de passer à des questions pour la Fédération des femmes du Québec, nous allons demander à Mme Côté de faire son intervention.
Madame Andrée Côté, directrice des affaires juridiques, Association nationale de la femme et du droit: Je suis heureuse d'avoir la possibilité d'intervenir devant vous et de vous exposer certaines de nos craintes par rapport à la ratification de la Convention américaine des droits de l'homme, et tout particulièrement au chapitre du droit à l'avortement. Je vais limiter mes propos à la question de l'avortement.
L'Association nationale de la femme et du droit n'a pas, à l'heure actuelle, de position déterminée sur la ratification. Nous sommes impliqués dans un processus de recherche, de consultation et de discussion avec d'autres groupes de femmes, tant au niveau du Québec que dans le reste du Canada. Lors de notre dernière conférence, au mois de mars dernier, nous avons organisé une série d'interventions par des panélistes, dont Mme Lamarche, Mme Cook et Mme Tojo du CEJIL, et nous sommes en train de discuter de la possibilité de développer une rencontre nationale pancanadienne pour discuter de la question.
Je vous fais part aujourd'hui de certaines de nos préoccupations dans l'espoir que le Comité sénatorial des droits de la personne nous appuiera dans les démarches que nous avons entreprises avec d'autres organisations non gouvernementales, afin de nous aider à mieux développer des solutions qui peuvent réellement renforcer un système interaméricain des droits de la personne, tout en préservant les droits humains des femmes.
La question qui se pose est de savoir comment participer de plain-pied au système interaméricain en ratifiant la Convention, sans mettre en péril les acquis si âprement gagnés par les femmes. Il y a ici un important enjeu pour les femmes. C'est une question de respect des droits humains des femmes, de leur dignité, de leur autonomie, de leur liberté, de leur sécurité et de leur égalité.
Est aussi en jeu la capacité pour le Canada de respecter les principes qui ont été établis à la Conférence de Vienne, en 1993, la Conférence mondiale sur les droits humains, où on a fermement établi le principe de l'universalité et de l'indivisibilité des droits, le principe que les droits des femmes sont des droits humains et qu'on ne peut pas obtenir ou gagner certains droits aux dépens des droits fondamentaux des femmes.
Commençons par regarder les problèmes qu'on peut identifier avec l'article 4.1 qui se lit ainsi:
Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception. Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie.
À sa lecture même cet article est inquiétant. Il pose une règle générale qui protège le droit à la vie dès la conception. Il existe une seule cause où cet article a été interprété par le système interaméricain, dans la décision Baby Boy en 1981. Il s'agissait d'une plainte qui a été portée, par un groupe pro-vie qui s'appelait Catholics for Christian Political Action, contre l'acquittement d'un médecin qui avait pratiqué un avortement au Massachussetts sur une jeune fille de 17 ans. On portait plainte aussi contre les précédents établis par la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Roe v. Wade. On alléguait que l'article 1 de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme devait être interprété en fonction de l'article 4.1 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme.
Vous savez que les États-Unis n'ont pas ratifié la Convention, mais qu'ils sont, comme le Canada, sujet à la Déclaration. Après un examen des travaux préparatoires, la Commission en est venue à la conclusion que la rédaction de l'article 1 était le fruit d'un compromis qui tenait compte de la situation en vigueur dans différents pays au moment de l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme, en 1948, et qui permettait la pratique de l'avortement dans certains cas exceptionnels: pour sauver la vie de la mère, pour sauver l'honneur d'une femme «honnête», pour intervenir en cas de maladie héréditaire contagieuse.
La Commission a conclu que le droit à la vie énoncé à l'article1de la Déclaration ne garantit pas de droit à la vie «dès la conception». Elle a ensuite examiné la Convention, bien que la plainte n'ait pas été portée officiellement en vertu de la Convention. Elle est arrivée à la même conclusion en notant qu'une première ébauche de la Convention et l'article 4.1 de la Convention avaient fait état de la protection du droit à la vie dès la conception. Comme plusieurs États s'étaient objectés à cette formulation, on avait fait un compromis et on avait préféré la notion de droit à la vie «en général dès la conception».
La Commission a conclu qu'on ne pouvait pas interpréter le droit à l'article 4.1 comme étant un droit absolu, tel que proposé par le groupe plaignant et que la portée juridique de la phrase «en général dès la conception» était substantiellement différente que la phrase plus courte «dès la conception».
Bref, l'article 4.1, selon la Commission des droits de l'homme, ne garantit pas un droit absolu à la vie dès la conception et elle permet certaines exceptions. Il n'en demeure pas moins que l'article 4.1 se rapporte à une règle générale en fonction de laquelle il serait interdit de porter atteinte au droit à la vie en général dès la conception.
Cette règle peut servir de fondement à l'interdiction ou à la criminalisation de l'avortement, qui est inévitablement synonyme de la destruction du fœtus conçu. À titre d'exemple, le délégué du Honduras, pendant les discussions qui ont précédé l'adoption du programme d'action du Caire sur la population et le développement en 1994, avait exprimé l'intention de son gouvernement d'adopter une réserve quant à la plate-forme d'action et il s'est exprimé ainsi:
[Traduction]
[...] la Convention américaine relative aux droits de l'homme affirme que chaque personne a droit à la vie et que ce droit doit être protégé en général, à compter de la conception, en raison de principes moraux, éthiques, religieux et culturels, qui doivent régir la communauté internationale, conformément aux droits de la personne reconnus internationalement.
Par conséquent, on peut accepter les notions de «planification familiale», «santé sexuelle», «santé reproductive» «maternité sans risque», «régulation des naissances», «droits génésiques» et «droits sexuels» pourvu qu'elles ne comprennent pas l'avortement et l'interruption de grossesse [...]
[Français]
Les délégués de la République Dominicaine, du Nicaragua, de San Salvador et du Pérou ont aussi fait des déclarations à cet effet. Il apparaît donc clair qu'aux yeux de plusieurs pays, l'article4.1 comporte une norme positive qui protège le droit à la vie du fœtus et qui interdit l'avortement de façon générale.
Par ailleurs, outre le fait que l'article 4.1 pourrait être utilisé pour interdire la pratique de l'avortement, il pourrait aussi servir à interdire l'accès à certains types de contraception que cela soit le stérilet, par exemple, ou la pilule du lendemain ou le RU-486, qui agissent tous après la conception.
D'autre part, le droit à la vie en général dès la conception pourrait aussi donner ouverture à des mesures visant à protéger la vie et éventuellement la santé du fœtus comme, par exemple, une injonction pour empêcher une femme d'avorter. On pense à l'arrêt Daigle au Québec, et une ordonnance qui placerait dans un centre de traitement une femme qui serait toxicomane. On en a parlé dans l'arrêt Winnipeg.
On pourrait même utiliser cet article pour empêcher ou forcer une femme d'arrêter de travailler. Dans certains milieux de travail, on pourrait juger que c'est dangereux pour la vie du fœtus.
Bref, l'article 4.1 est inquiétant puisqu'il peut donner prise aux prétentions des groupes pro-vie et autres mouvances anti-féministes, fondamentalistes et de droite qui tentent d'interdire l'avortement et de rétablir le contrôle patriarcal des hommes et de l'État sur la vie des femmes.
De plus, l'article 4.1 engage les États signataires à assurer une telle protection par l'adoption de mesures législatives spécifiques en adoptant, par exemple, une loi sur l'avortement. Or, à l'heure actuelle, il n'existe pas de loi sur l'avortement au Canada.
Le professeur Bill Shabas, un expert mondialement reconnu en droits de la personne, dans une discussion de la portée de l'article4.1, concluait ainsi:
[Traduction]
On peut présumer que l'article 4.1 n'impose pas d'obligation d'interdire l'avortement, en général, mais peut exiger des États parties qu'ils réglementent cette pratique et l'interdisent dans certains cas, par exemple, après un certain nombre de semaines de grossesse [...] l'absence actuelle de loi au sujet de l'avortement au Canada peut être jugée non conforme à l'article4 de la Convention américaine.
[Français]
Cela résume nos préoccupations par rapport à l'article4.1.Pourmieux cerner ces préoccupations, il faut les mettre dans un contexte plus large, qui va influencer leur interprétation. Le premier contexte à examiner ou à avoir à l'esprit est le contexte canadien, évidemment, où on a abrogé judiciairement les dispositions du Code criminel qui criminalisaient l'avortement et qui prévoyaient l'exception de l'avortement thérapeutique.
En 1988, dans l'arrêt Morgentaler, la Cour suprême du Canada a jugé qu'une interdiction criminelle de l'avortement portait atteinte à la sécurité physique et psychologique des femmes et à leur autonomie. En particulier, la juge Wilson affirmait que l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés confère à une femme le droit d'interrompre ou non sa grossesse et soulignait que les femmes ne peuvent pas être traitées comme des moyens pour réaliser une autre fin.
Dans l'arrêt Daigle c. Tremblay, la Cour suprême a consolidé cette décision en affirmant que le droit à la vie appartient exclusivement à la personne humaine. Seule la femme enceinte a le droit de décider si une grossesse sera menée à terme, et le père n'a aucun «intérêt» sur le fœtus.
En 1997, la Cour suprême, dans l'arrêt Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg (région du nord-ouest) c. G. (D.F.), a jugé que des mesures visant la protection des intérêts du fœtus empiéteraient sur les droits humains des femmes, notamment par la possibilité d'adopter des ordonnances de détention pour forcer quelqu'un à suivre une cure de désintoxication. Ce sont des précédents judiciaires canadiens qui marquent des victoires très importantes pour les femmes et qui sont le résultat de nombreuses années de lutte et d'interventions judiciaires. L'absence de lois au Canada qui criminalisent l'avortement est une victoire majeure, puisque aucune entrave à l'autonomie des femmes n'est actuellement posée par l'État.
L'avortement est du ressort médical, donc un acte médical, et il revient à la femme de décider d'interrompre une grossesse non désirée selon son libre arbitre.
En situant l'article 4.1 dans un contexte de droit international, on se rend compte que la situation, bien qu'intéressante, n'est pas aussi favorable. Il n'existe pas, en droit international, de reconnaissance formelle du droit à l'avortement. Depuis quelques années, certaines instances reconnaissent que la criminalisation de l'avortement mène à la pratique de l'avortement clandestin, pratique qui constitue une cause importante de décès chez les femmes et met en péril le droit à la vie des femmes.
À cet égard, le Comité pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ou CEDAW, a souvent demandé à différents États de revoir leur législation relative à la criminalisation de l'avortement et d'assurer aux femmes l'accès à des services d'avortement de qualité. Le Comité a soumis la recommandation générale numéro 24 qui demande explicitement aux États de retirer les barrières à l'accès pour les femmes à des services de santé, afin d'assurer le plein respect de leur droit à la vie.
De même, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a jugé que la criminalisation de l'avortement entraînait des violations du droit à la vie des femmes. Le Comité des droits économiques,sociaux et culturels, dans le commentaire général numéro 14, adopté en l'an 2000, a recommandé que des mesures spécifiques soient prises dans le but d'améliorer la santé des mères, et ce, sans discrimination.
On a donc sur le plan du droit international, le début d'un corpus juridique qui commence à reconnaître les bases d'un droit à l'avortement et certainement les incidences de la criminalisation de l'avortement, sur le droit des femmes à la vie et à la santé.
Cette émergence d'un corpus juridique est intéressante, mais il faut la placer dans un contexte politique national et international actuellement inquiétant. Au Canada, par exemple, on se doute que des militants pro-vie pourraient utiliser l'article 4.1 dans le but de réclamer une législation qui criminaliserait l'avortement.
D'autres facteurs sont susceptibles de favoriser un tel scénario. Certains partis politiques au Canada prennent position contre l'avortement. La semaine dernière, un député de l'Alliance canadienne a présenté une motion à la Chambre des communes — motion qui, d'ailleurs, n'a pas été adoptée — visant à étudier la définition de l'être humain et la compréhension du fœtus comme être humain.
On sait qu'il existe présentement certaines pressions natalistes, qu'il s'agisse de nationalistes pure laine au Québec ou du lobby raciste au Canada, pour faire en sorte qu'il y ait plus de naissances d'enfants de race blanche au Canada.
On a également un lobby anti-féministe nourri, en général, par les politiques américaines. Je terminerai mon tour d'horizon du contexte politique par quelques mots sur les politiques du gouvernement Bush dont l'adoption du «Global Gag Order» il y a un an et demi qui interdit de financer tout organisme donnant de l'information sur l'avortement. Une série de politiques aux États-Unis visent non seulement à interdire l'avortement mais toute forme de contraception et prônent l'abstinence comme la seule forme de contraception. Récemment, au forum de l'ONU sur la Convention relative aux droits des enfants, les États-Unis sont intervenus main dans la main avec le Vatican pour s'opposer à toute référence aux droits reproductifs qui pourrait comprendre l'avortement.
Nous sommes dans un contexte où le droit des femmes à l'autonomie reproductive n'est pas garanti. Une très grande précaution est de rigueur. Les acquis que nous avons réussi à obtenir au Canada sont uniques au monde et fragiles.
La question de la ratification représente pour nous un défi intéressant. Peut-on utiliser cette occasion de ratifier la Convention pour confirmer le soutien politique au Canada à l'autonomie des femmes, la liberté reproductrice des femmes, et faire avancer la cause de la liberté des femmes partout, sur l'échelle continentale? Peut-on développer, par le biais de l'adoption de déclarations interprétatives, une formulation reconnaissant les acquis de l'arrêt Morgentaler ou de l'arrêt Daigle, par exemple, afin de guider l'interprétation de l'article 4.1?
La question que nous devons encore explorer estcelle de la force juridique d'une telle déclaration interprétative. La Cour interaméricaine se sentirait-elle réellement liée par une déclaration interprétative? C'est ce que nous devons explorer pour s'assurer de ne pas jouer à la roulette russe et que l'on puisse réellement dire: oui, on embarque de plein pied sur une «continentalisation» des droits humains tout en protégeant pleinement le respect des droits des femmes à la dignité, la sécurité et la liberté. C'est un des gages essentiels de la citoyenneté effective des femmes et à la réalisation de notre plaine égalité.
Le sénateur Beaudoin: La jurisprudence que vous avez citée est claire, nette et précise. Actuellement, il n'existe pas de législation au Canada sur l'avortement. Nous avons deux arrêts de la Cour suprême et celui de Morgentaler. Si je comprends bien, nous n'avons pas signé ce traité. La question est bien de savoir si nous devrions signer le traité à cause de l'article 4.1?
Mme Côté: La question est: devrait-on signer le traité malgré l'article 4.1?
Le sénateur Beaudoin: Si on signe le traité, on devrait normalement le mettre en œuvre et poursuivre la décision du Conseil privé de 1937. Toutefois, on sait savons fort bien que l'on ne donne jamais effet à cette fameuse décision du Conseil privé qui dit que pour qu'un traité soit en vigueur chez nous, il faut légiférer pour le mettre en oeuvre. Je n'ai jamais compris comment il se fait que depuis plus de 60 ans on ne met pas en oeuvre les traités que l'on signe. C'est étrange, mais il en est ainsi. Si on signe le traité et qu'on ne le met pas en oeuvre, l'article4n'est donc pas en vigueur.
[Traduction]
Il faut appliquer un traité pour qu'il soit en vigueur. Si nous le signons sans l'appliquer, le traité ne fait pas partie de nos lois.
[Français]
C'est très clair au Conseil privé. Comme on a une jurisprudence très claire, à moins qu'on veuille changer d'attitude en ce qui a trait à l'avortement — et je crois qu'aucun premier ministre, depuis un certain nombre d'années, n'a désiré faire ce changement. Nous nous retrouvons donc devant une difficulté. Le fait de signer le traité sans pour autant le mettre en oeuvre ne fait pas avancer les choses. Le fait de signer le traité et tenter de court-circuiter l'article 4.1 n'est pas très adéquat.
J'aimerais savoir ce que les femmes du Canada désirent obtenir. La question est peut-être controversée. Pour ma part, je considère l'opinion des femmes très fondamentale. S'il est un domaine fondamental c'est bien celui-là.
Mme Bourret: Nous nous entendons sur ce point.
Nous avons une ouverture pour approfondir davantage les implications qu'aurait la ratification de cette Convention en rapport, entre autres, avec la deuxièmephrase de l'article 4.1.
Il est certain que cette consultation ne s'est pas faite. On a eu une formation, on a consulté quelques personnes qui viennent de groupes directement touchés par cette question, mais on veut avoir du temps pour consulter davantage les femmes et discuter avec elles de toute cette problématique du système interaméricain des droits de l'homme. Il faut dire aussi que les groupes communautaires et les groupes de femmes ne sont pas très au fait des impacts que peuvent avoir les ratifications de tel traité ou de telle convention. On a besoin de temps pour faire une consultation et de l'éducation populaire autour de ces questions qui sont, pour le moins, contradictoires.
Il y a des avantages à ratifier cette Convention et des inconvénients ou des difficultés spécifiques dont Mme Côté vous a entretenu longuement. Il s'agit de voir comment faire en sorte que ces droits fondamentaux des femmes soient préservés à l'intérieur du système interaméricain. On commence le processus. On a besoin de plus de temps et de ressources pour le mener à bon port.
Le sénateur Beaudoin: Des experts sont venus devant nous et cela m'apparaît tout de même, en droit criminel, assez clair. Je parle du droit criminel canadien.
Est-ce que l'article 4 de la Convention est conciliable avec la situation canadienne où on n'a rien en matière d'avortement actuellement? C'est une concertation entre la femme et son médecin. Est-ce qu'on veut changer cela? Si oui, est-ce conciliable avec l'article 4 de la Convention?
Mme Matte: C'est clair qu'à l'heure actuelle, l'article 4.1 est irréconciliable avec le droit canadien. Ce serait un recul majeur et une mise en péril sérieuse de nos droits acquis, qui sont des droits humains fondamentaux.
On voudrait s'assurer qu'au minimum, on préserve ce qu'on a gagné devant la Cour suprême, c'est-à-dire qu'on reconnaisse que le droit d'une femme d'interrompre une grossesse non désirée fait partie de ses droits humains fondamentaux, de son droit à la sécurité humaine, à la liberté et la l'égalité. Cela, on peut l'inscrire, mais est-ce que ce serait compatible avec l'article 4? C'est ce qu'il faudra voir.
Je crois qu'il faudrait quelques déclarations interprétatives pour injecter une certaine interprétation de notre droit dans les dispositions de la Convention. Il se peut qu'on juge que ces déclarations interprétatives sont en fait des réserves, c'est-à-dire qu'elles vont contre l'article 4.1. C'est fort possible. À ce moment, cela ne sera pas nécessairement la fin du monde.
C'est certain qu'au Canada, le droit à la vie est protégé par bien d'autres articles que l'article 4 de la Convention interaméricaine. Je ne dis pas que c'est idéal d'émettre une réserve à cet article. La professeure Rebecca Cook, entre autres, dit que ce serait la pire des interprétations que de mettre une réserve, au départ, à l'article4.1.
Si on faisait des clauses interprétatives à l'article 7 de la Convention, qui dit que tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, peut-être qu'on pourrait ajouter une clause interprétative à cet article pour dire que nous, au Canada, on l'interprète comme incluant le droit d'une femme d'interrompre une grossesse non désirée. On ne va pas aller contre l'article 4.1, mais on va certainement préciser la portée de nos acquis à l'article 7. Je ne sais pas si cela tiendrait juridiquement. J'espère que vous aurez l'occasion de pousser cette question et peut-être qu'en adoptant deux ou trois clauses interprétatives à des articles différents, on va arriver à consolider nos acquis.
On s'est battu tellement fort— j'ai été personnellement impliquée dans cette bataille, à Montréal, dans les années1970et1980. Cela a demandé beaucoup d'énergie à deux ou trois générations de femmes. On ne veut pas recommencer cette bataille.
Le sénateur Kinsella: Comme vous le savez, la décision de ratifier ou non est une décision conjointe avec les provinces et le gouvernement fédéral. Avez-vous eu un contact ou des discussions avec les gouvernements des provinces, par exemple avec le gouvernement du Québec qui, habituellement, fait des études très profondes sur ces questions? Je sais qu'il a fait une étude merveilleuse avant la ratification des pactes internationaux. Cette décision s'est presque prise à huis clos.
C'est la première fois que ce comité du Sénat va faire la lumière sur cette question. C'est une discussion très importante et très informative.
Mme Côté: Je ne répondrai pas pour mes collègues du Québec, mais sur le plan canadien, l'Association nationale n'a pas établi de contacts avec les représentants des différentes provinces. J'avoue qu'on est en retard sur cette question comme bien d'autres groupes sociaux. C'est la discussion sur l'adhésion du Canada en1990 à l'Organisation des États américains, mais peut-être plus le Sommet des Amériques à Québec, qui nous ont emmené à prendre conscience des enjeux. Comme le disaient mes collègues, c'est aussi une question de prendre conscience qu'on pourrait avoir intérêt à solidariser les droits humains, à s'embarquer dans un système interaméricain et à essayer de faire avancer les standards socio-économiques sur l'échelle continentale.
Franchement, les groupes de femmes en sont au début de leur réflexion. Plusieurs groupes ont longtemps eu le réflexe spontané de dire qu'ils ne veulent pas adhérer à la Convention à cause de l'article 4.1. Maintenant, on est interpellé par nos collègues du Sud et on est en train de réfléchir au moyen de ratifier, tout en préservant nos acquis. On commence notre démarche. On est en train d'établir des contacts avec les groupes de femmes et avec les autres organisations de défense des droits humains. On n'est pas encore rendu au lobby avec les provinces.
Le sénateur Kinsella: Du point de vue de la promotion des droits de la personne dans le monde entier et du point de vue des femmes, pensez-vous qu'il serait très important d'avoir la participation des femmes canadiennes dans cette lutte contre la discrimination? Pensez-vous qu'il est important de conceptualiser la problématique de cette Convention dans le domaine des droits internationaux et dans le régime international, hémisphérique?
Nous sommes plus sensibilisés depuis le Sommet de Québec. De ce point de vue, serait-il bon de ratifier avec les réserves nécessaires— pas nécessairement avec toutes les réserves— de façon à ce que le Canada — et tous les groupes de femmes— puissent participer en toute solidarité?
Mme Côté: On peut parler en termes de solidarité, mais sur la scène internationale, c'est sur le plan de la recherche que le mouvement des femmes est actif depuis les 20 dernières années. Il veut faire reconnaître, par la communauté des États, entre autres les Nations Unies, les droits des femmes comme des droits humains à part entière et développer des outils que les femmes peuvent utiliser pour interpeller leur gouvernement. C'est très clair. La marche mondiale des femmes est un bon exemple. Les femmes du Sud utilisent souvent ces outils internationaux de droits humains pour se donner un levier face à leur propre gouvernement. On n'a qu'à songer à la Convention contre toute forme de discrimination à l'égard des femmes.
Le système interaméricain est méconnu. C'est vrai également du mouvement des femmes du Québec. Selon les dernières informations que nous avons obtenues, le système interaméricain des droits humains va plus loin à certains niveaux que le système des Nations Unies, au niveau des défenseurs des droits humains. On étudie la possibilité de travailler conjointement avec le système interaméricain.
Je faisais référence à tous les accords liés à la ZLÉA. Le système interaméricain des droits humains devient presque une façon de mettre des bâtons dans les roues des programmes qui visent à désengager de plus en plus les États vis-à-vis de leur population et à faire lever la reconnaissance de certains droits ou faire reculer des droits acquis pour les femmes chez les populations les plus démunies. On veut pouvoir explorer l'utilisation de ce système interaméricain.
Cependant, l'article 4.1 est présentement un gros irritant. Il faudrait exploiter plus à fond les solutions disponibles afin de contribuer concrètement en tant qu'État au système interaméricain. Il faudrait également trouver une façon pour les femmes du Canada d'en tirer profit.
Mme Bourret parlait des points positifs de la Convention qu'il pourrait être intéressant d'utiliser ici, pas seulement au niveau de la solidarité avec les femmes du Sud mais aussi par rapport à notre propre réalité, comme point d'appui pour faire avancer et élargir encore plus le concept de respect des droits humains et la question de l'égalité.
Le sénateur Joyal: Avez-vous évalué l'impact de l'article par rapport à la législation sur les cellules souche? Le débat sur le statut juridique du foetus a été soulevé, eu égard à ce sujet. Si on lit la deuxièmephrase du premier paragraphe de l'article 1, la question serait pertinente.
En pratique, si le Canada signait la Convention telle quelle est, sa législation pourrait être attaquée devant les tribunaux comme étant une violation du droit à la vie à partir de la conception. La conception pourrait commencer à partir de la fécondation de l'ovule et on ne pourrait donc pas soutenir que l'on ne pourrait pas faire de recherches sur une cellule qui aurait pour effet de la détruire. Avez-vous des commentaires?
Mme Côté: On n'a pas fait de recherches spécifiques sur la question. L'interprétation pourrait être qu'à partir de la conception, cela veut dire immédiatement. Il y a eu des débats à ce sujet depuis longtemps dans l'Église. La conception est jugée dans la modernité comme immédiate, dès qu'il y a fertilisation de l'ovule. Cela pourrait éventuellement donner lieu à une interprétation aussi stricte que celle-là. Est-ce que cela serait accepté au Canada? Il y aurait certainement un débat. Du point de vue techniue, je ne vois pas ce qui interdirait une telle interprétation.
Le sénateur Joyal: Il y aurait deux façons de contourner la difficulté de l'article 4.1. Vous avez dit qu'il faudrait voir sur le plan juridique comment les tribunaux interaméricains ont interprété la portée juridique d'une déclaration interprétative. Lui ont-ils reconnu une force inhérente, de même nature que s'il s'agissait d'un article de la convention ou font-ils une réserve formelle? Vous êtes d'avis qu'une réserve confère une interprétation stricte à l'article 4.1, à savoir que la conception est constatée à partir du moment où il y a fécondation de l'ovule. On est placé devant une situation du genre:
[Traduction]
On a toujours tort, quoi qu'on fasse.
[Français]
Jusqu'à nouvel ordre, si on ne peut pas répondre à la question que vous avez soulevée dans la conclusion de votre présentation à l'effet qu'on ne connaît pas la portée juridique d'une déclaration interprétative, on court le risque de signer la Convention comprenant une déclaration interprétative qui pourrait être mise de côté par les tribunaux, donc de donner à l'article 4.1 la portée que d'autres pays ont soutenu, tel que le Honduras et autres, qui ont souligné leur interprétation stricte de l'article 4.1
Mme Côté: On n'a pas les réponses à toutes les questions, surtout à votre question concernant l'interprétation de la cour américaine sur les réserves et les déclarations interprétatives. Je souhaite que votre comité trouve une réponse, car c'est cela l'enjeu.
Il y a un article dans la Convention de Vienne sur la loi des traités, qui définit la réserve de la façon suivante:
[Traduction]
[...] une déclaration unilatérale, quel que soit son libellé ou sa désignation, faite par un État quand il signe, ratifie, accepte ou approuve un traité ou y adhère, par laquelle il vise à exclure ou à modifier l'effet juridique de certaines dispositions du traité dans leur application à cet État.
[Français]
En d'autres termes, si on adopte une déclaration interprétative qui garantit clairement le droit des femmes à l'avortement ou qui dit clairement que l'article 4 définit la personne comme un être humain né vivant, on comprend que le droit à la liberté et à la sécurité de la personne inclut le droit d'interrompre une grossesse non désirée. Par exemple, si nous utilisons un langage très clair dans notre déclaration interprétative et que nous jugeons qu'elle va à l'encontre de l'esprit de l'article 4.1, cela deviendra une réserve, même si nous l'appelons une déclaration interprétative.
Cela donne un peu de jeu. On ne concède pas l'interprétation la plus négative, au contraire, on présume une interprétation qui va dans le sens de la reconnaissance universelle des droits humains des femmes et qui va dans le sens de la reconnaissance du droit à la vie des femmes dans différentes instances onusiennes, mais qui clairement irait contre une interprétation qui reconnaît le droit à la vie dès la conception.
Peut-être que si la cour jugeait que notre déclaration interprétative allait carrément contre l'article 4.1, elle la reconnaîtrait en droit, finalement, comme une réserve.
C'est une hypothèse, et je pense que c'est vraiment une question qui mérite d'être approfondie, pour s'assurer de ne pas jouer à la roulette russe avec le droit des femmes.
Mme Bourret: J'aimerais ajouter deux choses. Tout d'abord, une déclaration interprétative devra effectivement être acceptée par la cour ou la commission.
Deuxièmement, j'ai peine à concevoir que cette déclaration interprétative puisse être conçue comme une réserve. La première phrase de l'article 4.1 dit: «Toute personne a droit au respect de sa vie.»
Émettre une réserve concernant l'article 4.1 emporte tout cela. Par conséquent, il est difficile de parler de réserve. On parle plutôt de clause interprétative et on essaie d'approfondir le sens, la nature et l'impact d'une telle clause à partir des questions soulevées par Mme Côté.
On semble parfois négliger le fait que la Convention est un tout. Les articles qui font partie d'une convention s'interprètent les uns par rapport aux autres. Entre autres, n'oublions pas l'article 29, qui dit:
Aucune disposition de la présente Convention ne peut être interprétée comme:
b) restreignant la jouissance et l'exercice de tout droit ou de toute liberté reconnus par la législation d'un État partie ou dans une convention à laquelle cet État est partie;
Voilà ce qui pourrait être intéressant dans l'élaboration de la clause interprétative.
Je parlais plus tôt du principe de non discrimination sexuelle appliqué à l'ensemble des droits, lequel est détaillé dans un article en particulier. À titre d'exemple, à l'article 22.8, lorsqu'on parle des personnes déplacées, on ne nomme pas le sexe. Si on avait une clause générale de non discrimination sexuelle, d'autres articles que l'article 4.1 pourraient également être visés par cette déclaration de façon avantageuse.
Mme Côté: Très brièvement, l'article 29, alinéa b) reconnaît les droits acquis par législation, l'exercice de tout droit ou toute liberté reconnue par la législation d'un État. L'avortement, pour sa part, n'est pas protégé par la législation, et c'est un problème.
Il y a eu des objections, par exemple, aux dispositions sur les droits à l'égalité dans la Convention. On disait qu'elle pouvait peut-être seulement garantir l'égalité formelle, que les programmes d'accès ou d'action positive seraient possiblement en danger. Il est clair que l'on a, dans la Loi canadienne des droits de la personne et dans la Charte canadienne des droits de la personne, au paragraphe 2 de l'article 15, une protection, dans notre législation et dans notre Constitution, du principe des programmes d'accès à l'égalité. L'avortement, pour sa part, n'est pas garanti dans la législation. Je suis donc quelque peu inquiète de l'efficacité de l'article 29 à cet égard.
Mme Matte: Pour nous, il est clair qu'on ne peut examiner cette Convention sans regarder la situation au Canada. C'est une invitation à bonifier ce qui existe présentement comme lacunes au niveau de la reconnaissance du droit des femmes canadiennes à l'avortement et à des services de planification des naissances.
[Traduction]
Le sénateur Taylor: Je crois que nous sommes l'un des rares États du monde à séparer le droit à la propriété et à l'accorder aux provinces plutôt qu'au gouvernement national. La question de savoir si une femme peut être propriétaire, et celle de son droit à la propriété, sont importantes. Le Québec a été la première province du Canada à agir en la matière. Ma propre province, l'Alberta, est entrée à son corps défendant dans le XXesiècle, pour ce qui est du droit à la propriété. Comme ce sont les provinces qui ont compétence pour les droits à la propriété, et non le gouvernement national, voyez-vous un conflit entre cela et le gouvernement fédéral? Les droits à la propriété font-ils partie des droits de la femme?
[Français]
Mme Matte: Cette question est loin de mon expertise. Si je me réfère à l'expérience de la Marche mondiale des femmes, la question de l'accès à la propriété, l'accès à la terre est, en Amérique, un problème très clair. On n'a pas examiné la Convention en termes de l'accès que cela pourrait donner. Il serait peut-être intéressant d'examiner la situation des femmes autochtones ou des peuples autochtones dans les Amériques ou au Nicaragua. Je dois cependant avouer que la question des droits à la propriété n'est pas tout à fait dans notre champs d'expertise.
[Traduction]
Le sénateur Taylor: Je me demandais si le Canada pouvait signer un instrument garantissant aux femmes des droits à la propriété, s'il n'en a pas le pouvoir constitutionnel.
Mais revenons à l'article 4.1: comment cela touche-t-il les activités modernes de recherche sur les cellules souches? Cette disposition pourrait-elle être invoquée pour y mettre fin, pour y contribuer ou pour les freiner? Qu'en pensez- vous?
Mme Côté: À première vue, en effet, elle pourrait être invoquée contre ce genre de recherche, puisque l'article 4.1 garantit la protection de la vie, à partir de la conception. En théorie, on pourrait y recourir.
Si nous voulons faire de la recherche sur les cellules souches, il faudrait qu'au Canada ait lieu un débat démocratique sur la question, afin de décider quelle est notre position. Il est clair que ces débats ont eu lieu au sujet de l'avortement et des droits des femmes. Il est toujours préférable de tenir un débat national et de créer un consensus.
Pour ce qui est de votre préoccupation au sujet du droit à la propriété, nous craignions que ce droit ne fasse pas partie de la Charte des droits et libertés, et que nous ne puissions garantir des droits collectifs à la propriété pour les peuples autochtones. Voilà d'où venait notre position à ce sujet. Nous avons craint qu'en garantissant le droit à la propriété par convention, on compromette les droits collectifs, mais des décisions récentes du Tribunal interaméricain ont en fait reconnu le titre autochtone et les droits autochtones de propriété, et nos craintes se sont dissipées.
[Français]
Le sénateur Joyal: La question du sénateur Taylor est importante. S'il y a une législation, adoptée par le Parlement, qui reconnaît la recherche sur les cellules souches, elle jouirait de la protection de l'article 29, comme Mme Bourret le disait tantôt, puisqu'il y aurait une législation nationale formelle qui reconnaîtrait légalement la possibilité de faire une recherche et de détruire une cellule embryonnaire. On pourrait ainsi soutenir que le droit du fœtus n'est pas absolu, comme la deuxième phrase de l'article 4.2 semble l'indiquer.
Mme Côté: Encore faudrait-il établir que la recherche sur les cellules souches est un droit ou une liberté.
Le sénateur Joyal: Oui.
Mme Côté: À l'article 29, on lit:
[...] restreignant la jouissance et l'exercice de tout droit ou de toute liberté reconnus par la législation [...]
Est-ce que c'est une liberté? Je pense qu'il faudra débattre de la question.
[Traduction]
La vice-présidente: Au sujet des droits de propriété, je vous rappelle qu'il y a des pays — mais pas dans les Amériques que je sache — où c'est une question grave, pour les femmes. Il y a des pays où les femmes n'ont pas le droit d'hériter d'une propriété, par exemple. Ce n'est pas un débat hypothétique, sauf ici, pour nous, fort heureusement.
[Français]
J'en viens à ma question, qui, j'espère, est plus simple et plus courte. Vos deux organisations sont en train de faire des consultations parmi vos membres. Je pense que Mme Bourret a dit très clairement que vous vouliez avoir du temps avant de donner une réponse claire. Avez-vous une idée de combien de temps il vous faut?
Mme Côté: À l'échelle pancanadienne, on ne peut pas penser conclure le processus avant un an et demi ou deux ans.
Mme Bourret: Pour nous, c'est un peu la même chose, soit un an ou un an et demi. À partir de la formation qu'a donné Lucie Lamarche, le service aux collectivités de l'UQAM veut travailler avec nous afin que nous puissions continuer cette formation, c'est-à-dire former des multiplicatrices, et saisir l'ensemble de nos groupes intéressés de la question sur ce sujet. Il s'agit donc d'un délai d'un an ou d'un an et demi.
Mme Matte: Pour nous, la consultation des femmes des Amériques est importante. Il y a le volet pancanadien, mais il est important de pouvoir évaluer la situation. On n'a pas peut-être pas suffisamment insisté sur l'importance pour les femmes du Sud d'avoir des leviers. Il faut donc évaluer comment notre gouvernement peut aider à ce niveau les femmes des Amériques.
Mme Côté: Il y a tout un enjeu financier, évidemment. Les groupes de femmes ne sont pas du tout financés à l'heure actuelle. Au niveau pancanadien, on ne reçoit rien. On ne sait pas non plus qui nous financera. C'est un problème. C'est pour cela que cela prend du temps. Il faut trouver les sources de financement. Si le Sénat était prêt à nous aider de quelque façon que ce soit, ce serait grandement apprécié.
La vice-présidente: Je ne crois pas que cela entre dans notre mandat. Nous vous remercions beaucoup d'être venues aujourd'hui. Vous avez alimenté nos réflexions de façon importante et très intéressante, et nous vous sommes reconnaissants de cela.
[Traduction]
Notre deuxième témoin aujourd'hui est M.JohnFoster, qui travaille pour l'Institut Nord-Sud, un organisme de recherche indépendant et canadien, créé en 1976. Il fait des recherches sur les relations du Canada avec les pays en développement et sur divers autres sujets de politique étrangère. M.Foster est chercheur principal pour le domaine de la société civile. Il nous parlera plus particulièrement du Protocole de SanSalvador de la Convention.
M. John W. Foster, chargé de recherche principal (société civile), Institut Nord-Sud: Madame la présidente, mon intervention aujourd'hui se fonde sur le travail effectué l'an dernier par Droits et Démocratie à Montréal, et sur le cadre d'un débat auquel vous avez beaucoup participé, d'après ce que j'ai lu dans les délibérations du comité et ce que j'ai entendu ici aujourd'hui.
Je vais vous parler de cette question dans le contexte international mondial, en particulier dans le cadre de la création d'un nouveau régime qui encadrera notre vie économique, sociale ou autre et je vous parlerai de la place des initiatives relatives aux droits de la personne dans ce contexte. Les choses bougent beaucoup.
On vient de vous demander plus de temps alors que de mon côté, j'aimerais plutôt parler d'urgence.
Essentiellement, dans le contexte de la mondialisation, nous sommes dans une situation où sont rapidement modifiés l'ampleur et les paramètres temporaires d'une multitude de facteurs qui affectent la qualité de vie et la sécurité des peuples, ainsi que la capacité des États et des instances interétatiques d'agir pour le bien-être des citoyens. Les mouvements des capitaux, les investissements étrangers, le commerce des biens et l'expansion des échanges de services ont tous présenté aux États des défis devant lesquels ils se sont montrés hésitants à réglementer dans le sens des intérêts et de la sécurité de leurs citoyens, en plus d'être mal outillés pour le faire. En effet, les gouvernements ont eu tendance à endosser des ententes qui ont contribué, dans les faits, à restreindre leur capacité et leur droit d'agir, et celui de leurs citoyens, dans ce sens, et à protéger les droits des commerçants et des investisseurs.
La période de création d'institutions multilatérales qui a caractérisé l'après-guerre a non seulement vu naître les Nations Unies ainsi que plusieurs institutions financières internationales, mais également une série d'accords et d'institutions voués à la défense des droits humains, que nous connaissons bien. Les15dernières années ont été caractérisées par l'apparition rapide d'une nouvelle génération d'accords sur le commerce et l'investissement à l'échelle internationale, comme l'OMC, et régionale, comme l'ALENA et divers accords bilatéraux. Nous avons créé de nouveaux organismes, que ce soit ceux qui administrent l'OMC ou l'ALENA, qui sont puissants, qui disposent de ressources considérables et d'une grande capacité d'ingérence.
Essentiellement, nous n'avons eu aucune percée comparable dans le dossier des droits de la personne. Cet argument a déjà été invoqué par d'autres, notamment un ancien premier ministre du Québec. Je ne fais que le souligner et le réaffirmer ici.
Le rythme et la portée des discussions en vue de la conclusion éventuelle d'accords sur les droits de la personne pouvant contrebalancer et dicter les accords sur le commerce et les investissements n'ont pas été impressionnants. Je songe, par exemple, à l'effort visant à obtenir des droits fondamentaux pour les travailleurs, l'échec des efforts en vue d'établir un protocole qui faciliterait le dépôt de plaintes individuelles ou collectives aux termes du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Je crois que les représentants du Canada à la récente commission n'ont pas appuyé la poursuite de cette initiative. La mise en oeuvre et le respect à l'échelle nationale des accords existants sur les droits de la personne continuent d'être déficients.
Il est impératif de continuer d'élaborer des protections des droits de la personne et d'établir ou de renforcer leur application pratique. Par conséquent, mon premier point est que des mesures doivent être prises pour commencer à redresser le déséquilibre, renforcer les protections des droits de la personne dont bénéficient les citoyens. Ce qu'il faut, c'est étendre de façon énergique et créatrice les régimes sur les droits de la personne et la disponibilité et l'accès des recours. Je crains que la position du Canada soit plutôt équivoque, sinon négative, à cet égard.
Dans certains dossiers, il y a contradiction pure et simple entre les obligations de certains États comme le Canada dans le dossier de la protection des droits de la personne et les exigences découlant de la nouvelle génération d'accords sur le commerce et l'investissement. Les institutions existantes qui s'occupent de la protection des droits de la personne ont pris bonne note de ces conflits; il leur a fallu longtemps, mais elles s'en occupent de plus en plus activement, notamment dans les instances de l'ONU. Le secrétaire général de l'ONU a soutenu que les principes et les normes des droits de la personne doivent être adoptés comme cadre indispensable pour la mondialisation; il a fait référence à la montée des inégalités mondiales et à l'optimisme en matière de convergence entre ces régimes. Nous avons toutefois mis beaucoup de temps à prendre ce conseil au sérieux.
Je fais remarquer à cet égard le rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international, à la suite du Sommet de Québec de l'année dernière, dans lequel on demande au gouvernement de faire rapport au plus tard en avril de cette année sur ce qu'il faudrait faire pour que les droits de la personne, les normes de travail et les accords sur l'environnement, et cetera, puissent être activement protégés dans ce nouveau contexte juridique international. À ma connaissance, nous n'avons pas encore vu ce rapport de la part du gouvernement, quoique le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a, semble-t-il, commander certains travaux préparatoires. C'est absolument essentiel. J'espère que l'étude de ces questions et le débat les entourant, par exemple, dans la foulée de la demande présentée par ce comité permanent, préoccuperont le comité et le Parlement dans son ensemble et que tout nouvel accord sur le commerce et l'investissement sera assujetti à un examen approfondi de ces répercussions sur les droits de la personne avant d'être finalisé, signé et ratifié.
Cette question a fait les manchettes dans un certain nombre de dossiers. De façon générale, vous envisagez peut-être la question dans l'optique du conflit mondial entre le droit à la santé et le régime en matière d'accès aux médicaments essentiels, dossier qui était une préoccupation majeure avant la réunion de l'OMC à Doha. Un certain nombre de questions mettant en cause les droits démocratiques, ainsi que la protection de l'environnement, ont surgi relativement au chapitre11 de l'ALENA. Malheureusement, certains signes que nous avions discernés et donnant à penser que le gouvernement pourrait envisager de demander la révision de ce chapitre ne se sont pas encore traduits par des gestes concrets.
Mon troisième point est simple. Le Canada doit ratifier la Convention américaine et le Protocole de SanSalvador. Je sais que d'autres témoins ont abordé certaines des questions pertinentes au sujet de la ratification de la convention par le Canada, notamment les témoins que je viens tout juste d'entendre, et je n'ai pas grand-chose à ajouter à cet égard. Je soutiens toutefois que la Convention et le Protocole de SanSalvador doivent être ratifiés simultanément, ou immédiatement l'un après l'autre, puisqu'ils sont interdépendants. En effet, cela permettrait simplement de reconnaître l'unité des droits de la personne tels qu'exprimés à la Conférence mondiale de Vienne et dans la Déclaration universelle, et cela permettrait d'établir un parallèle régional, une fois acceptés le Pacte sur les droits civils et politiques et le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels au niveau mondial.
Le protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l'homme dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels — le soi-disant Protocole de SanSalvador — stipule que «les différentes catégories de droits constituent un tout indivisible, fondé sur la reconnaissance de la personne humaine».
Les droits énumérés dans le protocole peuvent être étendus et renforcés dans certains domaines, mais ils comprennent diverses garanties en matière de travail et de conditions de travail justes, équitables et satisfaisantes, des droits syndicaux, des congés de maternité payés, et cetera. Le droit à la sécurité sociale et le droit à la santé et à une alimentation satisfaisante, un environnement sain et le droit aux services publics de base sont tous des droits essentiels au bien-être des habitants des Amériques. Ces droits sont mis en relief et explicités davantage dans le protocole, où l'on ajoute le droit à la formation et à la protection des familles et les droits des enfants, ainsi que le droit à une protection spéciale pour les personnes âgées et les personnes handicapées. Le droit à l'éducation comprend aussi le droit à l'éducation spéciale pour les personnes handicapées.
Quelles possibilités ouvrirait la ratification du protocole pour une application plus généralisée de ces droits et des recours en cas de violation? Premièrement, il y aurait les régimes de rapport habituels. Les États parties seraient tenus de remettre des rapports périodiques sur les mesures progressistes qu'ils ont prises pour garantir ces droits. La présentation et l'étude de tels rapports représentent une occasion pour toutes les parties intéressées, y compris les organismes non gouvernementaux, les groupes de femmes, les groupes syndicaux, et cetera, d'évaluer et peut-être de critiquer ou d'encourager l'action ou l'inaction gouvernementale, selon le cas, et d'entreprendre de se faire les champions d'une meilleure performance à ce chapitre. Cela garantit au moins une sorte d'examen périodique et, dans le contexte de l'hémisphère, peut-être certaines comparaisons, pour le meilleur ou pour le pire.
Pour ce qui est de l'article8 portant sur le droit à la syndicalisation, et de l'article13, le droit à l'éducation, toute violation par les États signataires pourrait donner lieu à des requêtes individuelles par l'entremise de la commission et du tribunal de la manière décrite dans la convention elle-même. Les procédures pour le traitement des plaintes individuelles par la commission et par le tribunal ressemblent à celles de la Convention européenne et du Pacte international sur les droits civils et politiques. Ce droit de requête est un élément clé de la convention à l'article44.
Compte tenu des limites pour ce qui est de la portée et de la capacité des divers mécanismes d'appel existants en matière de droits de la personne, l'ajout d'une autre possibilité d'appel au moyen de la convention et du protocole non seulement quant aux droits et à la convention elle-même, mais aussi pour ce qui est de certains droits énoncés dans le protocole, représenteraient un gain concret pour les Canadiens qui subissent des violations des droits qui y sont énumérés.
La commission a aussi le droit de faire des observations et des recommandations sur la situation relative aux droits économiques, sociaux et culturels énoncés dans le protocole, dans son rapport annuel à l'assemblée générale de l'OEA. Cela porte l'affaire à un niveau politique. Tout État signataire et la commission peuvent formuler à l'assemblée générale des recommandations ou des propositions d'amendement visant à ajouter aux droits énumérés dans le protocole.
Mon argument fondamental est que l'intégration économique en l'absence d'un cadre sur les droits de la personne permettant de faire contrepoids risque de causer une certaine distorsion et présente de plus grandes possibilités de préjudice et d'injustice. La ratification des instruments interaméricains clé en matière de droits de l'homme est une première étape pour remédier à cette situation. Il faut signaler que l'élaboration des droits de la personne et des engagements en matière sociale est un élément dynamique du processus européen d'intégration économique et sociale. Il incombe aux adversaires des accords sur les droits de l'homme de démontrer qu'il n'y a pas lieu de chercher à obtenir une situation parallèle dans les Amériques.
Manifestement, l'approbation de ces accords, bien qu'elle soit nécessaire, n'est pas suffisante. Ce qui m'amène à mon quatrième et dernier point: la ratification de ces deux instruments doit être conjuguée à un engagement de consacrer des ressources et des effectifs suffisants aux institutions actuelles dans le domaine des droits de la personne, de faire des efforts d'éducation et de formation relativement à l'utilisation de ces mécanismes et d'investir dans la recherche, et aussi de procéder à des consultations nationales et régionales en vue de leur amélioration et renforcement.
En outre, tout cela doit s'inscrire dans le cadre d'un effort continu et pluriforme visant à renforcer les garanties en matière de droits économiques, sociaux et culturels et d'établir encore plus solidement le régime régional et international des droits de la personne. De telles mesures supplémentaires pourraient comprendre, par exemple, le fait de prendre des engagements universels en matière de droits de base des travailleurs, l'élaboration d'un protocole facultatif qui s'ajouterait au Pacte sur les droits économiques sociaux et culturels, la recherche et la mise au point de moyens adéquats pour donner suite aux répercussions sur les droits de la personne de ce que l'on appelle les tierces parties — en particulier les sociétés transnationales — et des efforts renouvelés pour obtenir la reconnaissance de la primauté du droit dans le domaine des droits de la personne au niveau des négociations et des régimes visant le commerce et l'investissement aux niveaux régional et international.
Le sénateur Beaudoin: J'aurais tendance à être d'accord avec vous quand vous dites que le Canada devrait adhérer au protocole de SanSalvador. Sauf erreur de ma part, il y est question de droits sociaux et économiques. Vous dites du même souffle qu'il faudrait aussi signer l'autre traité, mais celui-là traite principalement de droits individuels.
Notre Charte des droits, ce document admirable, se limite aux droits individuels. Pourquoi mélanger les deux? Y aurait-il une raison de le faire? Par exemple, nous avons eu une longue discussion sur un point très intéressant qui n'avait sans doute rien à voir avec les droits sociaux et économiques — il s'agissait plutôt de droits individuels. Le protocole de SanSalvador porte essentiellement sur les droits économiques et sociaux. Pourquoi évoquez-vous les deux ensemble?
M. Foster: Bien des Canadiens se posent cette question. Nous avons déjà signé et ratifié deux conventions sur les droits de la personne au niveau mondial. Nous sommes déjà liés par le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et par le pacte international relatif aux droits civils et politiques. Je ne vois aucun problème à dire qu'il faut prendre les mêmes engagements au niveau régional.
La Charte et la question des droits individuels par opposition aux droits économiques, sociaux et culturels — encore que je préfère le formuler différemment — font aussi l'objet d'un débat. Dans ma province, le gouvernement a reconnu que certains droits en matière d'aide sociale devaient être considérés comme partie intégrante du régime provincial. C'est également le cas dans la province de Québec. Il y a donc différents usages au Canada.
À l'institut, nous travaillons actuellement sur la question de la santé et de la mondialisation. Je considère la santé comme un droit au Canada. On peut effectivement prétendre que la santé est un droit. J'ai même trouvé une réponse concise à cette problématique à l'ACDI, qui a produit une grande affiche où l'on peut lire «La santé est un droit de la personne». Si un service du gouvernement du Canada le publie et l'enseigne aux Canadiens, c'est sûrement la vérité.
Le sénateur Beaudoin: Il reste que nous sommes une fédération et que les traités doivent être signés par l'autorité centrale, même si leur mise en oeuvre varie ensuite d'un endroit à l'autre. S'ils portent sur une question de compétence provinciale, c'est aux provinces d'intervenir. La timidité des provinces dans la mise en oeuvre des traités signés par le Canada m'a toujours étonné. Pour moi, c'est un véritable mystère.
Les tribunaux sont formels: les provinces peuvent légiférer mais ne le font pas; en revanche, l'autorité fédérale n'assure pas la mise en oeuvre des traités. Les seuls droits collectifs qui aient abouti sont sans doute ceux des peuples autochtones, car ils font l'objet d'un article dans la loi constitutionnelle de 1982. Les Autochtones ont des droits collectifs aux termes de l'article35. À mon avis, c'est une réussite.
Cela étant dit, je suis favorable aux droits sociaux et économiques, mais dans notre pays, on se montre timide en abordant ces droits. Que proposez-vous pour y remédier?
M. Foster: Je souhaite que votre comité fasse preuve de plus de sagesse que moi dans ce domaine. Vous avez déjà commencé à aborder la question en détails dans vos précédents rapports.
Je suis d'accord avec vous. La situation actuelle est très embarrassante pour le Canada, tant au plan interne que vis- à-vis de l'étranger. J'ai assisté à la présentation du dernier rapport du Canada au Comité des NationsUnies sur les droits économiques, sociaux et culturels. Le représentant du gouvernement, à qui on posait une question, a dû tout d'abord vérifier la réponse auprès des provinces, ce qui a fait une très mauvaise impression, qui a suscité l'ironie du président du comité et les critiques du comité proprement dit.
Évidemment, ce comité a conseillé au Canada de recourir davantage aux autorités judiciaires pour concrétiser ses engagements internationaux au plan judiciaire et pour mieux former ses juges. C'est une démarche très longue et sans doute progressive, même si certains considèrent que nous avons déjà fait des progrès dans ce domaine.
À mon avis, il faudrait que l'organisme fédéral-provincial compétent, c'est-à-dire le Comité des ministres responsables des droits de la personne, se charge du problème et le règle. Pour autant que je sache, ce comité ne s'est pas réuni depuis 10 ou 15 ans. On se plaint d'un manque de leadership et de mesures concrètes. Je considère que c'est une question qui préoccupe l'ensemble des défenseurs des droits de la personne au Canada. Ils aimeraient qu'on agisse au niveau ministériel.
Voilà les quelques réponses que je peux vous donner. Celles du comité sont peut-être plus sages que les miennes.
Une dernière chose: si l'on pouvait inviter ou contraindre les provinces à se conformer aux accords internationaux sur le commerce et l'investissement, qui empiètent sur des domaines relevant de leur compétence, on devrait pouvoir faire la même chose en matière de droits de la personne.
Le sénateur Joyal: Monsieur Foster, vous dites que l'intégration économique sans une contrepartie ou des conditions concernant les droits de la personne est forcée et risque d'aggraver les préjudices et les injustices. Vous dites aussi que la mise en oeuvre des engagements en matière de droits sociaux et de droits de la personne constitue un élément dynamique du processus européen d'intégration économique.
Voilà un élément très important des conséquences à long terme de la politique menée dans ce domaine. J'aimerais avoir votre avis sur le parallèle que l'on peut faire entre la démarche de l'Union européenne et les discussions entre États américains qui négocient actuellement la possibilité d'un accord de libre-échange.
M. Foster: Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Je m'exprimais en termes assez généraux. À défaut d'une structure politique nord-américaine ou interaméricaine, une sorte de parlement, la création d'une charte sociale—et le Protocole de San Salvador n'en est que le début—si elle est souhaitable dans le contexte de l'expérience européenne, devrait constituer un objectif pour les Amériques. C'est aussi simple que cela.
Il faudrait se demander s'il n'y a pas lieu d'envisager les responsabilités selon une perspective inversée. Dans le cas de l'ALENA, pourquoi est-ce que les citoyens de la zone située au nord de la frontière du Guatemala ne bénéficieraient-ils pas de ces garanties, alors qu'on a reconnu à une société privée le droit de poursuivre le gouvernement canadien pour un prétendu préjudice à ses activités commerciales actuelles ou futures? On a accordé des garanties considérables aux sociétés, sans étendre en contrepartie les garanties individuelles. Voilà ce que je voulais dire.
Je ne suis pas un expert du système européen, mais pour autant que je sache, il a amélioré, par exemple, l'assistance sociale dont bénéficient les travailleurs étrangers en France ou ailleurs, en lui appliquant les normes du pays hôte. C'est un changement considérable dans la vie quotidienne des travailleurs, de ceux qui peuvent tomber en chômage ou qui sont victimes de quelque autre préjudice.
Notre convention nord-américaine sur la main-d'oeuvre est extrêmement faible. Je vous mets au défi de me nommer un seul travailleur dont l'emploi aurait été préservé ou rétabli grâce à cette convention. Dans une évaluation portant sur l'accord du même type en matière environnementale, on a constaté l'année dernière que la plupart, sinon la totalité des groupes environnementaux évitent de recourir à la commission parce qu'ils la jugent inefficace et qu'elle leur ferait perdre leur temps.
De toute évidence, il faut renforcer ces institutions de rééquilibrage.
Le sénateur Joyal: En ce qui concerne la culture des droits, j'ai l'impression qu'en Europe, ils misent non seulement sur l'autorité judiciaire pour faire valoir les droits de la personne, mais il existe aussi ce que j'appelle l'approche du débat public qui est bien enracinée dans les parlements européens et dont atteste une commission des droits de la personne. Les parlementaires européens peuvent se concentrer sur des initiatives qu'ils jugent conformes à leurs priorités d'intervention susceptibles de contribuer à l'épanouissement de la culture des droits qu'on voit apparaître à des niveaux comparables dans toute l'Europe.
Quand on prend des mesures aussi importantes que la ratification de la déclaration interaméricaine et du Protocole de San Salvador, au moment même où on adopte un accord de libre-échange, il faut mettre en place les institutions de soutien nécessaires. Si on abandonne le respect des droits de la personne aux tribunaux, à une cour interaméricaine ou à une commission, on n'atteindra pas l'objectif essentiel, qui est l'épanouissement d'une culture des droits. Un témoignage devant un comité parlementaire fournit l'exemple de la façon dont on peut favoriser la culture des droits dans une société.
En ce qui concerne le parallèle que vous faites avec l'Europe, il importe de réfléchir à nos objectifs à moyen et à long terme, afin qu'ils ne portent pas seulement sur les interventions en cas d'atteinte aux droits de la personne, mais qu'ils débouchent sur un respect plus général des droits et sur un débat concernant les droits nouveaux qui nous semblent indispensables dans une société civilisée.
M.Foster: Ce que vous dites ne me pose pas de problème. Je suis intervenu personnellement, avec d'autres organismes de la société civile, dans la création de réseaux, de mouvements, d'associations et de mesures en faveur des droits de la personne à l'échelle de l'Amérique du Nord et des Amériques. Pendant un certain temps, il s'est agi essentiellement de droits civils et politiques, car plusieurs pays des Amériques connaissaient la dictature. Les Canadiens sont intervenus aux côtés de leurs homologues latino-américains pour financer la défense des droits civils et politiques fondamentaux et pour dénoncer la torture et les disparitions. Pour le moment, nous avons remporté certaines batailles et les groupes de la société civile des Amériques débattent d'une panoplie plus large de droits de la personne.
Au deuxième sommet des peuples qui s'est tenu à Québec en avril2001, l'Alliance sociale de l'hémisphère, par exemple, a participé à des discussions très dynamiques sur la façon de renforcer et d'élargir les institutions concernant les droits de la personne, sur le respect, sur l'application des conventions, c'est-à-dire sur cette culture des droits de la personne dont vous parlez.
Nous avons quelques défis à relever dans ce domaine. Le plus évident d'entre eux, c'est l'humeur actuelle de notre puissant voisin en matière d'engagements multilatéraux de toutes sortes et, par exemple, à l'égard de la cour pénale internationale. Il existe aussi des éléments très forts dans la tradition américaine auxquels on pourrait faire appel pour essayer d'emporter l'adhésion des Américains. La ratification de ces accords par le Canada soulève des questions, principalement parce que les Américains ne les ont pas ratifiés, bien qu'ils aient participé à leur élaboration.
La vice-présidente: MonsieurFoster, permettez-moi de me faire l'avocate du diable. Je suis intriguée par le lien que vous faites entre les conventions sur les droits de la personne et la mondialisation, et par votre argument sur l'urgence de part et d'autre.
Quelle différence la convention peut-elle faire? Je le répète, je me fais ici l'avocate du diable. Dans notre pays, la protection des droits de la personne, même si elle n'est pas parfaite, est certainement bien supérieure à ce que l'on trouve dans certains pays qui ont déjà ratifié la convention. Je me trompe peut-être, mais pour autant que je sache, cette convention n'a jamais réussi à prévenir les horribles méfaits que nous connaissons tous et qui se sont produits dans le cadre de l'ALENA dans la zone mexicaine des Maquiladoras. Je n'ai jamais entendu dire que la convention ait été d'une aide quelconque aux populations de la zone du Mercosur. Et je n'ai pas besoin de parler des autres éléments des droits de la personne. Qu'est-ce qui va changer si nous la signons?
M. Foster: Dans une certaine mesure, je partage votre scepticisme, car nous parlons ici d'instruments—et au-delà, des appareils qui les accompagnent—dotés de ressources et de pouvoirs très limités.
Les mécanismes de déclaration et même les mécanismes d'appel individuel n'ont qu'un effet très limité sur les pouvoirs publics. Les gouvernements peuvent ne pas dire toute la vérité dans le cadre des procédures de déclaration, et ceux qui en assurent le contrôle ne sont pas toujours aussi zélés ou aussi critiques qu'ils pourraient l'être.
Vous avez peut-être vu comment le gouvernement canadien s'accommode des commentaires critiques d'un organisme comme le comité sur les droits économiques, sociaux et culturels, mais j'estime que ce domaine est souvent perdu dans les brumes de la bureaucratie. Il y aurait beaucoup à faire à cet égard.
Je veux simplement dire que la possibilité d'un appel individuel, la reconnaissance des droits et la révision périodique de ce qu'on fait pour les faire valoir constitue un pas dans la bonne direction, un pas sans doute modeste, mais néanmoins important.
Est-ce que ces accords ont fait une différence pour les gens? Plus tôt au cours de la discussion, il a été question des Autochtones au Nicaragua et de leurs droits par rapport à ceux d'une société minière australienne et même du comportement de leur gouvernement relativement au respect de leur territoire, des ressources qui s'y trouvent, de leurs traditions, et cetera.
En fait, le système interaméricain a fait une différence. Quant à savoir si cela continuera, quant à savoir s'il est possible et comment s'y prendre pour changer le comportement d'un gouvernement qui ignore, à dessein, la décision de la commission et du tribunal, voilà un défi de taille. Toutefois, il y a eu une évolution dans les esprits, dans l'aperçu et dans le respect de soi du peuple en cause. D'ailleurs, le cas du généralGallardo au Mexique — réglé récemment avec sa libération, après qu'on en eut décidé dans le cadre du système interaméricain — est un autre cas individuel.
Je ne dis pas que la signature du protocole de SanSalvador permettra de faire l'équilibre, à lui seul, au chapitre11 de l'ALENA. Cela s'insère dans un processus en évolution dans le cadre duquel nous affirmons la priorité réglementaire et l'importance humaine des régimes qui respectent les droits de la personne face aux défis que représentent les nouveaux régimes sur le commerce et l'investissement.
Il existe des conflits évidents entre le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et ce qu'a fait notre gouvernement en signant le chapitre11 permettant qu'un gouvernement démocratique fasse l'objet de poursuites secrètes par des tierces parties. On ne voit pas encore comment éliminer ce conflit. Toutefois, d'affaiblir encore l'aspect de l'équation qui porte sur les droits sans saisir l'occasion de renforcer ces droits semble inadéquat. C'est en ce sens qu'il nous faut travailler.
Le sénateur Poy: MonsieurFoster, vous préconisez la ratification du régime des droits de la personne interaméricain par le Canada. Je me demande si vous avez entendu nos témoins précédents?
M. Foster: En partie.
Le sénateur Poy: Puis-je savoir ce que vous pensez de leurs inquiétudes au sujet de l'article4.1?
M. Foster: J'ai participé à des discussions sur cette question. Je comprends leur préoccupation et j'y suis sensible. Comme l'a mentionné M.Lamarche dans un témoignage précédent, c'est particulièrement encourageant que des réseaux au Canada et des segments de la population canadienne que le système interaméricain n'intéressait pas beaucoup auparavant ou ne touchait pas beaucoup sont maintenant intéressés à la question. C'est une opinion que je partage.
La seule chose que je puisse ajouter à ce qui a été dit précédemment porte sur l'expression «en général» dans cet article. Lorsque l'expression a finalement été définie par les négociateurs américains de l'administration Carter, ils ont reconnu que ces dangers existaient et ont élargi le sens de «en général» de façon à obtenir plus de jeu dans l'interprétation du terme «conception». Lorsque nous avons discuté plus tôt de cette question avec des représentants de plusieurs groupes des droits de la personne et plusieurs experts, nous nous sommes consolés à l'idée tout comme la suggestion du professeurCook de la déclaration d'interprétation.
Le sénateur Poy: À votre avis, y a-t-il un peu de jeu?
M. Foster: On nous a également dit que plusieurs groupes de femmes et plusieurs groupes de défense des droits de la personne dans l'hémisphère tenaient énormément à ce que le Canada participe au débat.
Le sénateur Poy: Est-il possible de ratifier tout en émettant des exceptions, des réserves?
M. Foster: Il a été proposé de faire une déclaration d'interprétation plutôt que d'émettre une réserve, mais je présume que l'on a discuté des nuances des deux options.
La vice-présidente: MonsieurFoster, vous nous avez fait un exposé des plus intéressants et des plus provocants. Merci beaucoup.
M. Foster: Je suis heureux que vous entrepreniez cette étude. Nous étions quelques-uns à demander à un ancien ministre des Affaires étrangères si nous allions bientôt ratifier. Nous étions au sommet de Santiago et songions à ratifier il y a quatre ans. Nous espérons que l'étude effectuée par ce comité encouragera le gouvernement à aller plus loin.
La vice-présidente: Merci beaucoup.
[Français]
Pendant que nos prochains témoins s'assoient, je rappellerais à nos téléspectateurs que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne examine actuellement la possibilité que le Canada s'adhère à la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Cette étude fait suite à un des sujets identifiés pour étude future dans le rapport du comité de décembre 2001 intitulé: «Des promesses à tenir: le respect des obligations du Canada en matière de droits de la personne.» À la fin de son étude le comité fera rapport au Sénat avec ses commentaires, son analyse et ses recommandations.
Notre troisième groupe de témoins aujourd'hui nous vient d'Amnistie Internationale Canada, dont le travail est connu par tous.
[Traduction]
Nous accueillons maintenant M. Alex Neve et M. Andrew Thompson de la Section canadienne d'Amnistie Internationale.
M. Neve a comparu devant ce comité, parmi les premiers témoins, en juin de l'an dernier. À l'époque, il nous avait dit que le Canada devait signer la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Monsieur Neve, à moins que vous n'ayez changé d'avis depuis j'ai l'impression que nous avons une bonne idée de vos positions. Toutefois, vous pouvez nous donner plus de détails à ce sujet maintenant.
M. Alex Neve, secrétaire général, Amnistie Internationale Section canadienne: Madame la présidente, vous avez parfaitement raison de penser que je n'ai pas changé de position et Amnistie Internationale continue à encourager fortement le Canada à ratifier non seulement la Convention américaine relative aux droits de l'homme, mais toute la gamme des traités sur les Amériques.
Personnellement, je suis heureux de l'occasion de comparaître encore une fois sur ce sujet et je suis accompagné de Andrew Thompson, étudiant au doctorat à l'Université de Waterloo, un membre de longue date d'Amnistie Internationale qui coordonne notre travail au Canada sur le respect des droits de la personne au Chili et au Pérou.
Il commencera par nous donner un aperçu rapide pour nous rappeler pourquoi les droits de la personne dans les Amériques continuent à nous préoccuper, et il situera la question dans le contexte plus vaste de l'hémisphère. Ensuite, je dirai quelques mots au sujet de la ratification.
M. Andrew Thompson, coordonnateur pour le Chili et le Pérou, Amnistie Internationale - Section canadienne: Malheureusement, la situation des droits de la personne dans une grande partie des Amériques est critique et dans certains cas même, se dégrade. Comme leader au sein de la communauté internationale, il est impératif que le Canada assume un plus grand rôle de leadership dans les Amériques de façon à veiller à ce que les droits de la personne soient respectés et protégés dans tout l'hémisphère.
À Amnistie Internationale, nous nous inquiétons des atteintes aux droits de la personne partout dans les Amériques. Toutefois, trois exemples de graves abus sont particulièrement criants. J'aimerais parler brièvement de ces cas en Colombie, à Haïti et au Chili. Je veux faire valoir qu'il faut absolument que le Canada défende et protège activement les droits de la personne dans les Amériques, sinon, de plus en plus de personnes continueront à être menacées.
En Colombie, avec l'escalade du conflit interne entre le gouvernement et le FARC, la crise de longue date dans le domaine des droits de la personne s'est aggravée depuis deux ans. Plusieurs questions ressortent. Tout d'abord, l'impunité des agents de l'État, y compris les militaires, continue sur une grande échelle. De plus, des infractions généralisées par des groupes paramilitaires qui travaillent en collaboration avec les ministères sont une autre préoccupation. Troisièmement, il y a le fait que les défenseurs des droits de la personne—les personnes et les ONG qui aident les victimes d'atteinte aux droits de la personne —sont de plus en plus attaquées et vivent dans une crainte constante. De nombreuses personnes ont également perdu leur vie. Quatrièmement, les infractions au droit humanitaire international commises par les forces de la guérilla sont un autre obstacle considérable à la protection des droits de la personne.
En 2001, plus de 300 personnes ont disparu, plus de 4000 civils ont été tués hors combat pour des raisons politiques, et plus de 1700 ont été enlevés par des groupes d'opposition armés et des forces paramilitaires. C'est la population civile qui est de plus en plus visée par les deux parties à ce conflit; il en résulte un déplacement forcé de nombreuses personnes. Depuis 1985, on estime que 2,5 millions de personnes ont été déplacées de force. Enfin, le 2 mai, alors que les Colombiens se préparaient aux élections, il y a eu un massacre sur la rivière Atrato, à100kilomètres au nord de Quibdó. Samedi dernier, le Globe and Mail faisait état du massacre de 119 personnes, dont40enfants.
À Haïti, la liberté d'expression pour les membres de l'opposition et les journalistes se trouve de plus en plus limitée. Ceux qui parlent contre le gouvernement font fréquemment l'objet de menaces de mort. Au cours de la dernière année, il y a eu des attaques contre des journalistes, souvent par la police et des foules pro-gouvernementales. La police nationale de Haïti viole également les droits de la personne. On a signalé des mauvais traitements, surtout lors de l'arrestation de présumés criminels. De plus, on a accusé à quelques reprises la police d'avoir recours à une force excessive dans le contrôle des foules; dans d'autres cas, la police ne serait pas intervenue du tout. La justice populaire est un autre phénomène courant.
Enfin, le système judiciaire à Haïti est confronté à un certain nombre d'obstacles. Les juges subissent souvent des pressions de la part des élus et des fidèles du parti, ce qui compromet l'indépendance du système judiciaire. La détention prolongée avant le procès est également chose courante. Il y a eu au moins un incident l'année dernière au cours duquel quatre prisonniers auraient été tués dans le pénitencier national.
Au Chili, on a signalé que la police a utilisé une force excessive dans un certain nombre d'incidents, notamment pour disperser des manifestations pacifiques. Des dizaines de manifestants auraient été maltraités au moment de leur arrestation et pendant leur détention dans des postes de police de Santiago. Des groupes autochtones qui manifestaient à l'appui de leurs revendications territoriales auraient aussi été victimes de force policière excessive.
L'impunité est également un obstacle à la justice au Chili. Les tribunaux chiliens, à la fois civils et militaires, ont systématiquement classé des centaines d'affaires judiciaires portant sur des violations des droits de la personne qui ont eu lieu au cours des cinq premières années de pouvoir de l'administration Pinochet.
En conclusion, les exemples que je vous ai donnés ne donnent qu'un bref aperçu des violations des droits de la personne qui ont lieu dans les Amériques. L'impunité, la torture et les procès injustes ne sont que quelques-uns des nombreux obstacles sur lesquels butte la justice dans notre hémisphère. Le Canada doit faire plus pour s'assurer que les Amériques sont une région dans laquelle les droits de la personne sont protégés et non pas violés.
M. Neve: Comme M. Thompson l'a dit, les droits de la personne sont encore précaires partout dans l'hémisphère et sont encore foulés aux pieds dans un certain nombre de pays. Dans ce contexte, nous sommes d'avis que la nécessité d'intervenir énergiquement pour améliorer les moyens et les méthodes de protection des droits de la personne dans les Amériques doit être une préoccupation primordiale.
Les gouvernements de l'OEA l'ont reconnu officiellement de diverses manières ces dernières années. À l'assemblée générale annuelle de l'OEA, cette question attire régulièrement l'attention sous forme de résolutions visant à renforcer les institutions de l'OEA dans le domaine des droits de la personne: la Commission interaméricaine des droits de l'homme et la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Plus récemment et plus près de chez nous, l'année dernière, au Sommet des Amériques tenu à Québec, on s'est également penché sur cette question. Dans le plan d'action adopté au sommet, on exhorte les membres de l'OEA à «envisager, dans les meilleurs délais et selon le cas, de signer et ratifier, ou ratifier tous les instruments universels et hémisphériques relatifs aux droits de la personne, ou d'y adhérer...»
Il est remarquable que les dirigeants de l'Amérique du Nord, centrale et du Sud et des Antilles ont tous reconnu que la ratification est la première étape essentielle de la tâche pressante et nécessaire de renforcement du régime interaméricain des droits de la personne. Dans de nombreuses conversations que j'ai eues ces dernières années avec des représentants officiels de l'OEA, des collègues des ONG de tout l'hémisphère et même des représentants d'autres gouvernements des Amériques, j'ai eu fortement l'impression que la ratification par le Canada est plus importante que celle de tout autre pays. On a grandement besoin de la réputation du Canada, de son leadership et de son expertise dans cette quête pour forger de solides institutions interaméricaines des droits de la personne.
Au moment où, malheureusement, certains gouvernements ont récemment cherché à affaiblir plutôt qu'à renforcer ces institutions, la participation canadienne pleine et entière s'impose plus que jamais. En plus du leadership que le Canada peut offrir, sa participation signifierait que l'importante jurisprudence du Canada dans le domaine des droits de la personne exercerait une plus grande influence dans les décisions de la commission et des tribunaux. Cela voudrait dire aussi qu'il y aurait de meilleures chances que des Canadiens soient nommés membres de la commission et du tribunal, renforçant ainsi encore davantage le leadership canadien.
Comme les membres du comité le savent, il y a six instruments relatifs aux droits de la personne qui sont en jeu à l'OEA: la Convention américaine relative aux droits de l'homme, le Protocole de San Salvador traitant des droits sociaux, économiques et culturels, et le Protocole traitant de l'abolition de la peine de mort—ces trois instruments vont ensemble, dans une certaine mesure. Il y a ensuite trois autres traités distincts qui traitent de la torture, de la violence faite aux femmes et des personnes disparues.
Depuis que le Canada a adhéré à l'OEA il y a dix ans, la question de la ratification possible de la Convention américaine relative aux droits de l'homme est à l'étude dans les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux. Au début, les perspectives semblaient bonnes, mais ensuite l'espoir s'est évanoui. Beaucoup d'entre nous ont été extrêmement déçus quand on a laissé passer l'année dernière la double occasion qu'était la tenue de l'Assemblée générale de l'OEA à Windsor en 2000, suivie du Sommet des Amériques à Québec, sans même qu'un communiqué soit émis pour exprimer l'espoir de ratification.
La Convention américaine relative aux droits de l'homme a fait l'objet de débats jusqu'à maintenant. Si le gouvernement hésite à ratifier cette convention, c'est à cause de son analyse, selon laquelle la ratification devrait s'accompagner d'un certain nombre de réserves.
Il y a d'abord l'article 13, traitant de la liberté de pensée et de parole, dont on dit qu'il est contraire au droit et à la pratique du Canada dans les dossiers de la propagande haineuse et de la pornographie infantile, parce qu'il interdit la censure préalable. Quant à savoir dans quelle mesure cette assertion est fondée, cela donne lieu à un débat, mais on a proposé que la ratification canadienne s'accompagne d'une déclaration interprétative par laquelle on dirait explicitement que le Canada interprétera cet article d'une manière conforme à ses autres obligations internationales en matière des droits de la personne, par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention relative aux droits de l'enfant, aux termes desquels le Canada est tenu de prendre des mesures contre la propagande haineuse et pour protéger les enfants.
L'article 4.1 a été plus controversé parce qu'il dit que le droit à la vie commence en général dès le moment de la conception. La préoccupation en l'occurrence n'est évidemment qu'une interprétation absolutiste de cette disposition pourrait interdire l'accès à l'avortement pour les femmes canadiennes et serait ainsi incompatible avec le droit canadien établi par la Cour suprême du Canada dans la décision Morgentaler. Je dois dire tout de suite et clairement que Amnistie Internationale ne prend pas position sur la question de l'accès à l'avortement dans le cadre de notre travail de défense des droits de la personne. Nous sommes intervenus dans des affaires d'avortement forcé ou bien quand des personnes ont été détenues pour avoir exprimé pacifiquement leurs vues politiques sur cette question.
Nous savons qu'un certain nombre de propositions ont été présentées au gouvernement, offrant un libellé clair et convaincant pour une déclaration interprétative ou une réserve dans ce domaine. Nous avons notamment été impressionnés par la proposition faite en janvier dernier par la professeure Rebecca Cook de l'Université de Toronto, en janvier 2001, dans laquelle elle propose une déclaration interprétative qui préciserait la question et servirait aussi d'affirmation énergique de l'engagement du Canada envers l'égalité des sexes. Nous savons aussi qu'une décision de la Commission interaméricaine des droits de l'homme dans l'affaire Baby Boy, en 1981, a établi que les mots «en général», à l'article 4.1, sont importants et signifient que le fait d'offrir l'accès à des services d'avortement n'est pas nécessairement incompatible avec l'article 4.1.
Dans de nombreuses conversations que j'ai eues avec des représentants des gouvernements fédéral et provinciaux, mes interlocuteurs ont exprimé la crainte que le Canada ne soit pas disposé à ratifier un traité international sur les droits de l'homme en y ajoutant un certain nombre de réserves ou des déclarations interprétatives, parce que le Canada se montre généralement critique envers les autres États qui procèdent de cette façon. Amnistie Internationale et les autres organisations de défense des droits de la personne sont généralement critiques de l'utilisation que les États font des réserves, parce qu'elles sont presque toujours utilisées pour éviter ou invalider d'importantes dispositions protégeant les droits de la personne.
Cependant, Amnistie Internationale—et, à ma connaissance, la Commission interaméricaine des droits de l'homme—ne critiqueraient pas le Canada s'il assortissait sa ratification de réserves ou de déclarations interprétatives telles qu'indiquées ci-dessus, parce que nous croyons que leur intention serait d'apporter des précisions et d'améliorer le contenu des dispositions pertinentes en matière des droits de la personne, et non pas de l'affaiblir.
Nous sommes également conscients que dans le cas de l'article4.1, un certain nombre de groupes de femmes en Amérique latine et dans les Antilles ont indiqué qu'une déclaration interprétative ou une réserve renforcerait leur propre lutte en faveur des droits de la personne dans le domaine de l'accès à l'avortement et dans d'autres dossiers mettant en cause l'égalité des sexes.
Je voudrais rappeler aux membres du comité que la Convention américaine relative aux droits de l'homme n'est pas le seul traité de l'OEA portant sur les droits de la personne que le Canada n'a pas ratifié: il y en a cinq autres, y compris le Protocole de San Salvador traitant des droits économiques, sociaux et culturels. Il y a aussi le Protocole traitant de l'abolition de la peine de mort, qui peut seulement être ratifié une fois, à condition que le Canada ratifie également la Convention américaine relative aux droits de l'homme.
Le protocole de SanSalvador est remarquable en ce sens que c'est le seul instrument international qui traite des droits économiques, sociaux et culturels. Ce protocole permet à des particuliers de porter plainte pour violation de deux droits précis: le droit à la syndicalisation et le droit à l'éducation. C'est le seul traité international qui ouvre de telles possibilités dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels.
Les trois autres traités de l'OEA dans le domaine des droits de la personne traitent de la torture, des personnes disparues et de la violence faite aux femmes. Tout cela continue d'être très préoccupant dans les Amériques. Dans tous ces domaines, la participation canadienne serait bénéfique. Je ne connais aucune préoccupation ou objection précise de la part du gouvernement pour ce qui est de la possible ratification de ces instruments par le Canada. Il y en a peut-être, mais je n'ai jamais entendu personne les exprimer. Peut-être que ce serait là un bon point de départ débouchant à un moment donné sur la participation pleine et entière au régime des droits de la personne de l'OEA.
Enfin, à l'époque où les gouvernements de l'OEA se dirigent vers une plus grande intégration économique, y compris la possibilité d'une zone de libre-échange à la grandeur de l'hémisphère, l'éventualité que la libéralisation du commerce se fasse sans égard à la responsabilité sociale suscite de vives inquiétudes car les droits de la personne pourraient en souffrir. Un moyen de se prémunir contre le risque que les relations commerciales fassent obstacle à l'exercice des droits dans les Amériques, c'est de veiller à mettre sur pied un régime des droits de la personne continental également puissant et bien appuyé qui ne serait pas seulement établi parallèlement à un accord de libre- échange, mais qui serait pleinement intégré à un tel accord. Le Canada ne peut tout simplement pas risquer d'envoyer un message confus en étant partie du processus d'intégration commerciale de l'OEA tout en restant à l'écart du processus d'intégration des droits de la personne de l'OEA.
Le sénateur Joyal: Tout observateur de votre intervention de ce soir pourrait peut-être s'étonner des histoires d'horreur qu'on nous rapporte au sujet d'événements dans certains États américains. Vous avez cité trois cas ainsi que la convention. Si nous devons ratifier la convention, afin de mieux protéger les droits individuels et d'affirmer notre appartenance à l'humanité, nous trouverions-nous à ratifier les bons documents? Je veux dire par là qu'un document efficace qui aiderait à prévenir ou à réduire le nombre des abus que votre organisation surveille quotidiennement. Ne vous trouvez-vous pas en fait à condamner l'inefficacité de ces instruments, en décrivant dans notre rapport annuel ces affaires épouvantables?
M. Neve: Il est indéniable que les institutions de protection des droits de la personne dans les Amériques ont besoin d'amélioration, sous forme de réforme, de ressources plus abondantes, et de renforcement à bien des égards.
Nous faisons ressortir le fait que la participation canadienne et entière au système aiderait à faire progresser le processus. En même temps, je ne nie pas que l'existence continue de problèmes aussi graves dans le domaine des droits de la personne dans les Amériques ne peut faire autrement que d'amener toute personne raisonnable à s'interroger et à se demander que faisaient donc ces institutions pour essayer d'enrayer certains de ces problèmes.
Les institutions de l'OEA dans le dossier des droits de la personne ont été utiles. La cour inter-américaine des droits de l'homme a donné lieu à une importante jurisprudence, ce qui a grandement aidé les victimes de violation des droits de la personne dans beaucoup de pays. Des décisions marquantes ont établi solidement les principes des droits de la personne. Il y a eu à la fin des années80 une célèbre affaire traitant des personnes disparues au Honduras; pour la première fois dans le monde, cette décision a établi clairement la proposition voulant qu'un gouvernement, dans la perspective d'un traité sur les droits de la personne, est responsable des actes des escadrons de la mort et d'autres organisations paramilitaires qui peuvent y être associés.
La situation a alors commencé à s'améliorer au Honduras. On ne peut pas désigner cette décision et prétendre qu'elle a déclenché tout un processus de réforme et de changement au Honduras, mais elle a joué un rôle important. Elle a eu de grandes répercussions partout dans ce pays. Les visites régulières des membres de la Commission interaméricaine des droits de l'homme dans un certain nombre de pays ont donné lieu à d'importantes recommandations qui ont constitué la partie centrale de la campagne et des efforts de lobbying, non seulement de ces organismes mais aussi, de façon plus générale, de l'ensemble des organisations non gouvernementales.
Cela s'applique également à d'autres gouvernements qui ont été amenés à opérer des réformes, par exemple, le Mexique, où il y a eu depuis deux ou trois ans des percées extraordinaires en fait d'amélioration du bilan de ce pays dans le dossier des droits de la personne, qui a longtemps été problématique. Il n'y a aucun doute dans mon esprit que les interventions de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, qui a suivi de près les préoccupations relatives aux droits de la personne au Mexique pendant de longues années, ont bel et bien joué un rôle pour remédier à ce problème.
Il y a un double message indiquant qu'il faut aider ces institutions à contribuer davantage à faire respecter les droits de la personne dans notre hémisphère. Mais en disant cela, je ne veux nullement insinuer que le travail qu'elles ont accompli jusqu'à maintenant a été insignifiant. À bien des égards, il a été important et la situation ne peut que s'améliorer si les institutions jouissent d'appuis politiques plus solides sous forme de ratification, notamment par le Canada, et aussi si on leur fournit les ressources qu'on leur a refusées pendant trop longtemps.
Le sénateur Joyal: J'essaie de ne pas me débattre avec la contradiction de la situation actuelle. Pourtant, quand nous, je veux dire le comité, avons recommandé que le Canada mette en oeuvre certains instruments qu'il a ratifiés, un éditorial publié dans un journal d'Ottawa disait: «Mais pourquoi donc devrions-nous le faire?».
Nous sommes bien protégés au Canada avec la Charte des droits et libertés. Il y a dix lois provinciales sur les droits de la personne. Nous avons une foule d'instances gouvernementales qui aident à mettre en oeuvre la loi et à la faire respecter. Si l'on examine la convention, on s'aperçoit que les résultats ont été consternants dans certains pays que vous avez nommés. Il n'y a au Canada aucune priorité en faveur d'une telle ratification.
Par contre, je suis tenté de dire que nous devons commencer quelque part. Il y a toujours un premier pas. Les instruments ne sont peut-être pas la solution globale. Je suis convaincu qu'en l'absence d'institutions démocratiques, les droits de la personne ne valent guère mieux que le papier sur lequel ils sont écrits. La règle fondamentale pour ce qui est de respecter les droits de la personne, c'est de vivre dans un régime démocratique, c'est-à-dire d'avoir un gouvernement qui rend des comptes aux gens qui l'ont élu. Quand un pays est gouverné par une dictature militaire, il ne faut pas s'attendre à ce que les droits de la personne soient bien respectés dans une société civile ou politique.
J'ai essayé de développer une argumentation pour convaincre les gouvernements et l'opinion publique canadienne que le Canada doit ratifier cette convention et l'améliorer, ou la compléter par d'autres initiatives qui permettraient, à moyen ou à long terme, d'en faire un document utile.
Nous aimerions bénéficier de votre expérience qui pourrait enrichir le rapport que nous présenterons en tant que comité et nous espérons que le gouvernement en tiendra compte.
M. Neve: Je ne veux pas laisser entendre que je ne suis pas convaincu que la ratification par le Canada serait bonne et avantageuse pour nous au Canada, ou que je ne m'en soucie pas. Je pense que ce serait bon. Toutefois, il est indéniable que notre principale préoccupation est le degré auquel la ratification canadienne serait bonne pour notre hémisphère. Dans une certaine mesure, on peut soutenir que nous avons en effet de bonnes lois ici. Nous avons la Charte des droits et libertés. Nous avons des institutions qui protègent les droits de la personne au Canada. Nous avons déjà ratifié un certain nombre d'autres traités internationaux sur les droits de la personne qui prévoient la possibilité de requêtes individuelles et de plaintes individuelles pour ceux qui estiment n'avoir pu obtenir un recours ici au Canada.
Néanmoins, à certains égards, la ratification par le Canada des traités de l'OEA permettrait quand même de renforcer la protection des droits de la personne dont bénéficient les Canadiens. Il est notable, par exemple, que cela pourrait peut-être ouvrir de toutes nouvelles possibilités qui n'existent pas encore pour les Canadiens: la possibilité de porter plainte sur la scène internationale, devant une cour internationale des droits de la personne. Les ratifications que nous avons faites dans le système onusien mettent en cause des comités et non pas des tribunaux. Il y a une différence qualitative entre un comité et une cour internationale dotée de pouvoirs judiciaires quand il s'agit des dossiers des droits de la personne. Ce serait une bonne nouvelle pour les Canadiens qui veulent s'assurer que la protection relativement bonne dont nous jouissons ici continue de s'améliorer.
Une observation plus générale est que nous faisons partie de notre hémisphère et que nous en faisons même de plus en plus partie. Nous l'avons enfin reconnu quand nous avons adhéré à l'Organisation des États américains et, depuis, nous avons constamment pris de nouvelles mesures pour nous intégrer à un ensemble avec nos frères et nos soeurs des Antilles, de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud et pour établir des relations économiques et politiques plus étroites avec eux. Des relations plus étroites et plus solides dans le dossier des droits de la personne doivent également faire partie de cette équation.
Toutefois, ce n'est pas la seule solution. La ratification par le Canada ne transformera pas le régime des droits de la personne de l'OEA du jour au lendemain, d'un coup de baguette magique. Il est clair que c'est un élément d'un effort beaucoup plus vaste qui doit aussi inclure le fait d'accorder plus de ressources à ces institutions et un certain nombre d'autres mécanismes de réforme qui ont été proposés. Mais c'est l'une des pièces du casse-tête et cela pourrait contribuer à aider nos compatriotes de l'hémisphère pour ce qui est de protéger leurs droits.
Le sénateur Cochrane: Nous venons tout juste d'entendre l'Association des femmes du Québec. Ce qui les préoccupe, dans l'éventualité où l'on déciderait de ratifier la convention, c'est de savoir ce qu'il adviendrait des droits des femmes qu'elles ont acquis si chèrement ces dernières années? Ces droits seront-ils compromis?
M. Neve: Je suppose que cette crainte met en cause l'article4.1.Nous reconnaissons clairement qu'il s'agit là d'une préoccupation et nous convenons que la ratification canadienne doit se faire d'une manière qui ne mettrait pas en péril ces droits durement acquis. Nous pensons que la ratification par le Canada doit se faire d'une manière qui renforce la capacité des femmes d'obtenir ces mêmes droits partout dans le reste de l'hémisphère.
J'ai fait allusion à la proposition formulée par la professeure RebeccaCook. Elle propose un texte bien réfléchi qui permettrait d'atteindre cet objectif et même d'aller plus loin en envoyant clairement le message que le Canada ratifie avec l'intention de défendre énergiquement ses engagements envers l'égalité des sexes et aussi relativement à la compréhension, l'application et l'interprétation de cette convention, non seulement de l'article4,mais de l'ensemble de la convention et de ses dispositions. Nous croyons que tout cela pourrait se faire avec un tel libellé.
Ce qui aide, dans ce dossier, c'est la décision qui a été rendue il y a 20 ans et qui a déjà établi que les mots «en général» à l'article4ont une raison d'être. Cette décision de la Commission interaméricaine dans l'affaire Baby Boy fait l'historique de la rédaction de l'article 4 et affirme que ces mots y ont été insérés précisément pour reconnaître que certains États voudraient s'assurer que le texte de la convention n'est pas nécessairement incompatible avec le maintien de l'accès aux services d'avortement.
C'était il y a 20 ans; ce n'est pas la décision la plus ferme, mais c'est un point de départ. Si cela s'accompagne d'un libellé soigneusement pesé dans une déclaration interprétative d'accompagnement, tout le monde peut être gagnant. On peut maintenir et protéger les droits qui ont été durement acquis sur le front national et probablement renforcer aussi la capacité pour les femmes de poursuivre la lutte partout dans les Amériques.
Le sénateur Cochrane: Le problème est que si l'on ratifie cette convention, rien ne garantit que cela va vraiment arriver. Bien sûr, il n'y a aucun moyen de le garantir. C'est seulement que les femmes ont travaillé tellement fort pour parvenir à leur situation actuelle.
M. Neve: La meilleure garantie serait probablement de procéder par une réserve plutôt que par une déclaration interprétative. Beaucoup ont proposé la déclaration interprétative comme l'option qu'ils préfèrent, parce que c'est une manière de ratifier une convention qui est plus favorable aux droits de la personne. Cependant, même si l'on constate que notre interprétation est erronée, si jamais il y avait une décision faisant en sorte que l'article 4.1 doive maintenant être interprété de manière à rendre absolument impossible l'avortement sur demande, la réserve rendrait absolument claire que le Canada se retire et maintiendra la loi actuelle sur son territoire. Ce serait regrettable parce qu'il est évident que cela ne renforcerait pas autant la capacité des femmes d'autres pays d'exiger et de promouvoir une interprétation semblable de l'article 4 dans leurs propres pays, ce qui est davantage possible avec la déclaration interprétative. Il faudrait que les meilleurs juristes se penchent sur la question afin de décider de ce qu'il vaudrait mieux faire en l'occurrence, entre une déclaration interprétative et une réserve, en mettant dans la balance ces diverses préoccupations visant à s'assurer qu'il n'y a aucune érosion des droits chez nous.
Le sénateur Cochrane: Nous voulons améliorer la vie des femmes dans les autres pays également.
J'ai une question pour M.Thompson. Je suis toujours scandalisée par les atrocités qui sont commises partout dans le monde, quand je lis des articles là-dessus. Je m'intéresse maintenant particulièrement au point de vue canadien et à l'expérience des Canadiens dans le domaine des droits de la personne.
Ces derniers mois, nous avons vu dans l'actualité des reportages sur l'affaire du DrSampson. Comme tout le monde le sait, j'en suis certaine, le DrSampson est emprisonné depuis la mi-décembre2000 pour un soi-disant «attentat à la voiture piégée». Pendant sa détention, il aurait apparemment été torturé et maltraité. Bien sûr, nous avons lu qu'il a été jugé en secret et condamné à mort.
Pourriez-vous commenter cette situation?
M. Thompson: Je ne connais pas suffisamment bien ce dossier et je vais donc demander à M.Neve de répondre à la question.
M. Neve: Amnistie Internationale a été active dans le dossier de M.Sampson et s'intéresse d'ailleurs depuis longtemps aux dossiers des droits de la personne en Arabie saoudite. Je dois dire que nous avons souvent été les seuls à dénoncer la situation dans ce pays parce que la communauté internationale, de façon générale, s'est rarement montrée tellement intéressée à s'en prendre à l'Arabie saoudite et à dénoncer son bilan absolument épouvantable au chapitre des droits de la personne.
Vous avez signalé certains problèmes, sénateur, par exemple, le traitement absolument scandaleux des femmes et un certain nombre d'autres préoccupations relatives aux droits de la personne. Les pays du monde ont uniformément évité de s'en prendre à l'Arabie saoudite à cause de sa grande influence géopolitique, évidemment, de sa richesse pétrolière, et cetera. Voici maintenant que cette différence nous retombe sur le nez. Nous avons négligé d'exiger des comptes de ce gouvernement au chapitre des droits de la personne, avec des conséquences aujourd'hui terribles pour des centaines de milliers de travailleurs migrants et de ressortissants d'Arabie saoudite, mais aussi maintenant pour un citoyen canadien.
Les préoccupations auxquelles a données cette affaire sont symptomatiques des problèmes plus généralisés que nous avons documentés depuis longtemps en Arabie saoudite. Je songe notamment à l'usage généralisé de la torture en détention contre les criminels et les détenus politiques—en fait, tous les détenus—ainsi que des procès tenus en secret, souvent dans des affaires où la peine de mort est la peine ultime, alors que rien ne filtre de la situation parmi le grand public jusqu'au moment de l'exécution. C'est très inquiétant.
Il est clair que nous avons exercé constamment des pressions sur les autorités saoudiennes, sur notre propre gouvernement et sur d'autres gouvernements. Le gouvernement britannique et d'autres sont intervenus dans cette affaire parce qu'il y a d'autres ressortissants qui ont été impliqués aux côtés de M.Sampson.
Comme vous vous en êtes sûrement aperçus en suivant la couverture médiatique dans cette affaire, il a été très difficile même pour notre propre gouvernement d'obtenir des renseignements fiables du gouvernement saoudien pour ce qui est de savoir ce qui se passe exactement. A-t-il ou n'a-t-il pas subi un procès secret? A-t-il déjà été condamné à mort?
À l'occasion, de nouveaux renseignements se font jour. L'information est toujours incomplète et contradictoire. Nous avons recommandé au gouvernement du Canada de continuer d'exercer des pressions, mais de faire tout en son possible pour amener un certain nombre de pays, en particulier nos voisins du Sud, à se mêler également à la lutte. Étant donné le pouvoir et l'influence de l'Arabie saoudite, il n'y a aucun doute que l'on ne pourra réussir que si des pressions internationales sont appliquées de manière concertée et étendue, y compris de la part de pays comme les États-Unis, qui ont une certaine influence auprès des autorités saoudiennes. Je pense que c'est le meilleur espoir du DrSampson.
Le sénateur Poy: Pourquoi, à votre avis, le gouvernement canadien n'a-t-il pas encore ratifié?
M. Neve: Je crois vraiment que c'est parce qu'il est préoccupé par le nombre de réserves qu'il estime nécessaires. Je pense que les témoins du gouvernement vous l'ont probablement déjà expliqué. Dans certains cas, la liste est très longue. Bien des gens, dont nous, pensent que beaucoup de ces préoccupations ne sont absolument pas fondées et ne sont que des prétextes.
Il est clair que les articles 4 et 13 en particulier sont une préoccupation importante. Si le Canada doit ratifier cet instrument, il faut faire les choses correctement pour ces deux articles. Il y a eu des propositions et on a un texte qui permet d'avancer et de formuler correctement cette option.
La disposition la plus dérangeante, c'est manifestement l'article4. On retrouve dans de nombreux cercles gouvernementaux le même genre de préoccupations que celles qu'a présentées le sénateur Cochrane à propos de la volonté de ne pas éroder des droits durement acquis. En outre, dans les milieux gouvernementaux, on ne souhaite manifestement pas faire quelque chose qui risquerait de donner la primeur à cette question dans les journaux, quel que soit le point de vue que l'on peut avoir.
À notre avis, la question a maintenant été étudiée à tous les paliers de gouvernement. Les recommandations sont là. On a présenté des propositions pour avancer. Il n'y a plus qu'à passer au vote. Il faut qu'il y ait un leadership politique. Il faut que les autorités décident si elles sont prêtes à aller de l'avant avec ceci en reconnaissant que c'est un pas important et critique vers le renforcement de la protection des droits de la personne dans cet hémisphère, sachant que c'est un rôle que nous souhaitons vraiment voir le Canada exercer avec plus de détermination que jusqu'à présent. C'est le moment, alors allons-y.
Le sénateur Poy: Je crois que les États-Unis n'ont pas ratifié cet instrument. Vous parlez de leadership canadien. Quelle efficacité pourrions-nous avoir dans les Amériques si les États-Unis, qui sont le pays le plus puissant, ne veulent pas s'associer à cette initiative? Comment voulez-vous que nous soyons efficaces?
M. Neve: Le fait que les États-Unis ne veuillent pas ratifier cet instrument est symptomatique d'une attitude générale des États-Unis qui ne veulent pas ratifier les traités internationaux de ce genre. C'est une question qui revient sans cesse dans les milieux des droits de la personne aux Nations Unies.
Que les États-Unis soient absents ou non, c'est une force dont on doit tenir compte. Nous le constatons dans le cadre de nombreux autres traités. Les États-Unis n'ont pas ratifié la loi qui débouchera sur la création de la cour pénale internationale. Non seulement ils ne veulent pas la ratifier, mais ils ont même pris récemment l'initiative assez remarquable de retirer leur signature, qui avait été le premier grand pas symbolique qu'ils avaient accompli. Ils se tiennent à l'écart de ce traité. Et pourtant, ils ont essayé de toutes sortes de manières de saper et d'affaiblir ce traité et par extension la cour qui doit être mise sur pied l'année prochaine.
Il est vital qu'il y ait dans cet échiquier des États bien équipés qui ont de bonnes relations avec les États-Unis et qui peuvent ainsi dans une certaine mesure essayer de modérer ce genre d'initiative de la part des Américains. Il est clair par exemple qu'au sein de l'OEA actuellement, il n'y a aucun autre pays de l'hémisphère capable de faire preuve du leadership nécessaire pour faire évoluer le système des droits de la personne de l'OEA. Le Canada en est seul capable. Nous avons l'expertise et le potentiel nécessaires. Nous avons de bonnes relations bilatérales avec les États-Unis. Il vaut mieux que ce soit nous plutôt que quelqu'un d'autre. On a désespérément besoin de nous.
Le sénateur Joyal: Ma question complète celle du sénateurPoy. Quand on vous a demandé pourquoi le Canada n'avait pas encore signé, vous vous êtes concentré sur les ramifications des articles 4.1 et 13 dans le contexte de notre législation nationale. J'aimerais en discuter à la lumière de votre expérience professionnelle.
Je trouve curieux, à moins que je me trompe, qu'aucun des témoins ou aucun des documents ou mémoires que nous avons reçus n'ait soulevé des questions sur le fait que nous donnerions à un tribunal international une compétence à l'égard des droits et libertés des Canadiens qui lui permettrait de remettre en cause au plan international les actions du gouvernement canadien. Comme vous le savez, c'est une des raisons fondamentales pour lesquelles les États-Unis ne veulent pas signer cet instrument et ont pris l'initiative de retirer leur signature pour la cour pénale internationale.
En avez-vous discuté? Comme vous l'avez dit clairement, ça serait une grande première que le Canada ratifie la Déclaration interaméricaine des droits de l'homme. Non seulement un citoyen canadien pourrait s'adresser à la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, mais nous aurions aussi clairement le droit de nous adresser à la cour internationale, comme les Européens ont le droit de s'adresser à une cour européenne directement sans avoir épuisé les recours intérieurs. La démarche pour les Canadiens serait différente puisque évidemment la démarche pour les droits humains interaméricains n'est pas exactement la même que celle de la cour européenne.
Avez-vous discuté du précédent que cela établirait en matière de protection des droits de la personne pour les Canadiens?
M. Neve: Je n'ai pas eu le sentiment que c'était un problème au niveau fédéral. Au niveau fédéral, nous avons adopté une solide démarche multilatérale avec un engagement solide à construire des institutions internationales. Cela s'est clairement manifesté dans le leadership énergique que le Canada a récemment manifesté en vue de la création de la cour pénale internationale. Cette proposition comportait la reconnaissance du fait que lorsqu'on parle des idéaux et principes supérieurs des droits de la personne, il y a une place pour un organe de décision international qui se situe au- dessus des pays. Ce dispositif ne fonctionnera en définitive que si tous les pays y participent, de manière à être tous en situation égale et à pouvoir tous être jugés par ces institutions.
C'est au niveau provincial que j'ai décelé de temps à autre le genre d'objection que vous venez de mentionner. Même si c'est évidemment le gouvernement fédéral qui assume l'obligation et qui signe, dans bien des cas, les dispositions touchent des points relevant de la compétence provinciale. Selon le gouvernement au pouvoir dans une province à un moment donné, la volonté de la province d'être considérée comme «citoyen international» pourra varier. Dans tout notre travail dans le cadre des traités de l'OEA sur les droits de la personne, nous avons abondamment consulté les provinces: nous avons eu des rencontres avec les hauts fonctionnaires et les ministres lorsque c'était possible pour essayer de leur faire comprendre pourquoi nous estimions que c'était très important.
Nous allons continuer à devoir le faire car dans certaines provinces, vous avez raison, il y a des réticences à accepter l'idée qu'un organe international ait le pouvoir de dicter les actions de la province.
Le sénateur Joyal: Je pose la question non pas parce que je m'associe à ces arguments mais parce que, comme vous le savez, la cour canadienne, après 20ans d'application de la Charte canadienne des droits et libertés, a fait l'objet de critiques. Dans certains milieux, on a parlé d'activisme judiciaire. Comme vous l'avez dit, certains milieux au Canada peuvent être très réceptifs à ce genre d'argument. Si nous devons établir une autre possibilité d'intervention d'un tribunal, certains pourront rétorquer que c'est une façon d'«éroder» l'autorité des assemblées provinciales.
Je pense qu'il est cependant bon de souligner, comme vous l'avez fait, que le gouvernement canadien n'a jamais dit que cet argument était en contradiction avec la position constitutionnelle du gouvernement canadien. Il ne suit pas la position du gouvernement américain qui en a fait une objection fondamentale. À ma connaissance, le Canada n'a jamais formulé une telle opposition fondamentale à l'idée de signer l'instrument ou de déléguer à un tribunal international la capacité de trancher dans des cas où un ressortissant pourrait par exemple poursuivre le gouvernement canadien à cause d'une décision ou d'une loi ou d'une action quelconque de ce gouvernement. Il est important que nous comprenions et que nous expliquions aux Canadiens les répercussions d'ensemble sur notre système, car cela fait partie de la réalité.
Si nous voulons faire les choses correctement, il faut que nous comprenions ce que nous faisons et les retombées que cela a, le pour et le contre. Cela me rappelle il y a 20ans lorsque nous discutions de la Charte canadienne des droits et libertés et du rôle que la cour aurait à l'avenir. Il faut qu'on comprenne bien que c'est une des conséquences de la décision de ratifier. Si nous ratifions, c'est parce que nous respecterons le système. Le Canada respecte la règle de droit. Si nous ratifions cette convention, nous tiendrons à l'appliquer une fois qu'elle sera ratifiée. Nous devrons respecter les décisions de la cour interaméricaine en fonction de l'application des droits et libertés qui viseront les Canadiens.
Je crois qu'il est important de discuter de cette question et de la soulever lorsque nous présenterons nos recommandations au gouvernement.
M. Neve: Entièrement d'accord. En substance, cela renforce le rôle et la place de choix du Canada en tant que champion des droits de la personne et dirigeant et citoyen des Amériques, et cela implique une volonté claire de respecter le jugement de toutes les autres nations des Amériques si nous sommes en tort.
Cela signifiera fatalement que parfois la cour interaméricaine des droits de la personne rendra une décision hostile au Canada qui débouchera en fin de compte sur une amélioration des droits de la personne au Canada. Ce sera aussi en définitive à l'avantage des droits de la personne dans tout l'hémisphère.
Il faut choisir. Nous voulons et nous devons absolument contribuer à établir un bon cadre de droits de la personne dans les Amériques, et nous avons besoin de le faire. Nous ne pouvons pas y arriver en restant à l'extérieur.
La vice-présidente: Vous avez dit plusieurs fois qu'il fallait améliorer les ressources disponibles pour le système interaméricain des droits de la personne. J'imagine que vous voulez parler de la cour et de la commission. Pourriez- vous développer un peu cela?
M. Neve: Certainement. Depuis des années, on constate un sous-financement et un manque tragique de ressources pour ces deux organismes. Je ne me souviens plus du chiffre exact, mais le nombre de semaines durant lesquelles les commissaires peuvent entendre des appels est pathétique et bien inférieur à ce qui serait nécessaire pour commencer à éponger la masse de dossiers qui leur sont soumis. Il y a donc des arriérés qui suscitent des inquiétudes sur l'efficacité et la productivité. Les gouvernements vont insister pour se détourner du système. Comme vous le voyez, c'est l'effet oedipien de la prédiction.
En même temps, il faut améliorer, clarifier et rendre plus efficaces, plus ouverts et plus transparents les règles, procédures et mécanismes utilisés par la commission. De multiples recommandations ont été présentées et beaucoup d'entre elles ont été prises au sérieux par les États.
Ils ont lancé, dans le cadre de l'assemblée générale—qui réunit une fois par an les ministres des Affaires étrangères de l'OEA—un processus d'engagement des ressources et de mise en oeuvre des réformes dont le besoin se fait sentir depuis longtemps. Quand tout cela commencera à porter fruit et que d'autres pays comme le Canada auront ratifié l'instrument, le système sera enfin doté de la légitimité et de la force dont il a besoin pour être pleinement actif.
La vice-présidente: Merci à tous deux d'être venus. Amnistie Internationale nous rappelle, plus que tout autre organisme peut-être, ce que signifient les droits de la personne. Nous vous sommes reconnaissants d'être venus nous rencontrer ce soir.
La séance est levée.