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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Droits de la personne

Fascicule 11 - Témoignages du 17 juin 2002


OTTAWA, le lundi 17 juin 2002

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui à 14 h 08 pour étudier l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière de droits de la personne et les modalités en vertu desquelles il adhère à ces instruments, les met en application, et en fait rapport.

Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude sur l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière de droits de la personne et sur les modalités en vertu desquelles il adhère à ces instruments, les met en application, et en fait rapport.

Nous avons la chance d'accueillir aujourd'hui M. Peter Leuprecht, doyen de la Faculté de droit de l'Université McGill.

Monsieur le doyen, nous vous remercions de nous aider dans notre travail comme vous l'avez fait lors de la première phase. Nous étudions actuellement la Convention interaméricaine et nous cherchons à voir si le Canada devrait franchir l'étape suivante, qui consiste à adhérer à la Cour interaméricaine et à accepter les tenants et les aboutissants de ce système.

Je vous cède la parole.

M. Peter Leuprecht, doyen, Faculté de droit, Université McGill: Honorables sénateurs, c'est un grand honneur que de comparaître à nouveau devant votre comité. C'est aussi un immense privilège pour moi.

Avant d'aborder la question de l'adhésion du Canada à la Convention américaine relative aux droits de l'homme, j'aimerais faire une observation préliminaire. Au moment où a pris naissance le mouvement de défense des droits humains à l'échelle internationale, soit après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup se demandaient si les systèmes régionaux étaient compatibles avec le principe de l'universalité des droits de la personne. La question ne se pose plus. On a clairement convenu que les systèmes régionaux sont compatibles avec le principe de l'universalité des droits de la personne.

J'aimerais attirer votre attention sur le paragraphe 37 de la Déclaration de la Conférence mondiale de Vienne tenue en 1993 sur les droits de l'homme. On y dit ceci:

Les accords régionaux jouent un rôle fondamental pour ce qui est de la protection et de la promotion des droits de l'homme. Leur objectif est de renforcer les normes universelles en la matière, telles qu'établies dans les instruments internationaux en matière de droits de l'homme, et de les protéger. La Conférence mondiale sur les droits de l'homme endosse les efforts en cours pour renforcer ces accords et en accroître l'efficacité, tout en insistant sur l'importance de la coopération avec les Nations Unies dans leurs activités relatives aux droits de l'homme.

Je rappelle ceci parce que rien n'empêche le Canada, qui est un champion et un pionnier des droits de la personne à l'échelle universelle, de s'engager dans un système régional — encore plus aujourd'hui, vu tout le débat sur l'intégration des Amériques dans des domaines autres que les droits de la personne.

L'histoire nous apprend que le premier système régional intégral, qui allait devenir le système international le plus efficace pour la promotion et la protection des droits de la personne, était le système européen. La Convention européenne des droits de l'homme a été signée en 1950. Le système interaméricain, qui s'est développé au fil des ans, était fortement inspiré de la première version de la Convention européenne, qui comprenait une commission et une cour. Cependant, le système européen a subi une transformation radicale dans les années 90. L'ancienne Commission européenne et la cour ont été remplacées par la Cour européenne des droits de l'homme, une institution permanente et à plein temps.

Le droit de pétition individuelle et la juridiction de la cour étaient basés sur des clauses optionnelles. Elles sont aujourd'hui obligatoires. On a renforcé considérablement le système européen dans les années 90, et je suis heureux de dire que j'ai beaucoup participé à ce processus. Le système interaméricain a maintenant plus de 40 ou 50 ans.

[Français]

Malheureusement, le système interaméricain n'a pas connu le même essor que le système européen. Ceci reflète d'ailleurs la difficile situation des droits de la personne dans de nombreux pays des Amériques.

Comme l'ancien système européen, le système interaméricain est muni de deux organes de contrôle, la Commission interaméricaine qui, en fait, est antérieure à la Convention américaine des droits de l'homme et la Cour interaméricaine qui, elle, a été créée par la Convention américaine.

La Commission, composée de sept membres indépendants élus par l'Assemblée générale de l'organisation des États américains, a deux fonctions principales. Premièrement, la préparation de rapports sur des pays et, deuxièmement, l'examen de communications individuelles.

La Cour interaméricaine, composée de sept juges, a une double compétence. D'abord, une compétence consultative, à la demande d'un État membre de l'Organisation des États américains ou d'un organe de l'OEA et d'autre part, une compétence contentieuse à l'égard des États qui ont accepté sa compétence en la matière.

Deux sortes de plaintes peuvent être portées devant les organes de la convention: individuelles et interétatiques. Le droit de saisir la Commission d'une plainte individuelle n'est pas fondée sur une clause facultative, contrairement aux plaintes interétatiques que la Commission ne peut examiner que si l'État en question a reconnu la compétence de la Commission en la matière. La Cour peut examiner des affaires portées devant elle, soit par la Commission, soit par un État partie à la convention, à condition que l'État défendeur ait reconnu la juridiction de la Cour.

Si un État ne se conforme pas à un arrêt de la Cour, celle-ci peut en informer l'Assemblée générale de l'OEA et lui faire des recommandations. Malheureusement, il n'y a aucune règle qui stipule ce que l'assemblée générale peut ou doit faire en pareil cas.

[Traduction]

J'aimerais maintenant vous donner rapidement cinq différences entre le système européen et le système interaméricain. J'espère que vous me pardonnerez de le faire. Bien sûr, je suis fortement influencé par le système européen auquel je m'intéresse depuis de nombreuses années.

La première différence, c'est que le système interaméricain est beaucoup plus complet que le système européen. Il repose sur deux ententes qui se chevauchent: la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme de 1948 et la Convention américaine relative aux droits de l'homme adoptée en 1959 et entrée en vigueur en 1978.

La deuxième différence, c'est le contexte politique dans lequel les deux systèmes évoluent. Le système européen a, à tout le moins jusqu'à récemment, essentiellement réglementé les démocraties dotées de systèmes judiciaires et de gouvernements indépendants qui observent la règle de droit. Dans une certaine mesure, la situation est en train de changer parce qu'aujourd'hui, plus de 50 p. 100 des causes qui sont soumises à la Cour européenne des droits de l'homme proviennent d'anciens pays communistes de l'Europe centrale et de l'Est, la Russie venant en tête de ceux-ci.

Contrairement à ce que j'ai dit au sujet de l'Europe dans le passé, l'histoire de la majeure partie des Amériques au cours des 40 dernières années est radicalement différente, ces dernières ayant connu des dictatures militaires, la répression violente de l'opposition politique et l'intimidation des systèmes judiciaires. Les problèmes concernant les droits de la personne dans les Amériques ont souvent été synonymes de violation flagrante des droits de la personne, sous forme notamment de disparitions forcées, de tueries, de tortures et de détentions arbitraires. Cependant, ces problèmes sont de plus en plus soumis de nos jours à la Cour européenne des droits de l'homme.

La troisième différence concerne l'exécution des décisions et des jugements. Le respect de ces décisions et jugements est beaucoup plus grand dans le système européen que dans le système interaméricain, même si j'admets qu'au cours des dernières années, on a noté une amélioration marquée dans le système interaméricain.

Quatrièmement, la ratification de la Convention européenne des droits de l'homme est aujourd'hui une condition politique de l'adhésion au Conseil de l'Europe. Nous avons donc là un point de rencontre entre les États membres du Conseil et les États qui participent à la Convention. Comme vous le savez, ce n'est pas le cas dans le système interaméricain. Il y a deux importants pays qui sont membres de l'Organisation des États américains et qui n'ont pas ratifié la Convention américaine.

La cinquième différence a des répercussions pratiques importantes. C'est le manque de ressources humaines et financières du système interaméricain. Si vous comparez les moyens dont dispose la Cour européenne des droits de l'homme d'une part, et l'absence de moyens de la Commission interaméricaine et de la Cour interaméricaine d'autre part, c'est absolument renversant.

J'aimerais ajouter quelques éléments. Premièrement, les organes du système interaméricain, pour des raisons bien compréhensibles, mettent fortement l'accent sur la démocratie et ont acquis une jurisprudence sur ce que l'on pourrait appeler le droit humain à la démocratie.

Deuxièmement, je tiens à dire que les rapports des pays membres de la Commission interaméricaine sont extrêmement utiles et ont beaucoup d'impact.

Troisièmement, la Cour a produit une excellente jurisprudence et de grande qualité, en commençant par la fameuse affaire Velasquez Rodriguez contre le Honduras jusqu'à tout récemment. Je crois qu'il est juste de dire qu'il y a beaucoup d'expertise, de savoir et d'engagement tant au sein de la Commission interaméricaine que de la Cour interaméricaine des droits de l'homme.

Permettez-moi de conclure brièvement en parlant de la situation du Canada. Le Canada est solidement engagé dans la promotion de la démocratie et des droits de la personne en général et, comme on l'a déclaré récemment, sans l'intégration des Amériques. Il pourrait faire la preuve de cet engagement en ratifiant au moins la Convention américaine relative aux droits de l'homme.

[Français]

Je suis convaincu que la ratification de la Convention américaine par le Canada donnerait une impulsion forte au système interaméricain. Le Canada pourrait contribuer à remédier les carences actuelles du système de multiples manières.

Vous savez comme moi que certaines raisons ont été données pour la non-ratification de la convention par le Canada. J'estime personnellement que ces raisons ne sont pas pertinentes. Surtout, je ne considère pas l'article 4 de la Convention américaine comme un véritable obstacle. J'estime, comme d'autres avant moi, qu'une réserve ou une déclaration interprétative permettrait de surmonter ce problème.

Voilà, madame la présidente, ce que je voulais dire au titre d'une remarque introductive. Comme vous l'avez compris, le message que je vous transmets c'est qu'il y a plusieurs raisons, et des raisons convaincantes, pour que le Canada ratifie la Convention américaine des droits de l'homme. Son absence du système constitue, aujourd'hui, de plus en plus une anomalie.

[Traduction]

La présidente: Un témoin qui a déjà comparu au sujet de cette question nous a mentionné une clause interprétative ou de réserve. Je ne me rappelle plus quel témoin a dit qu'une clause de réserve ne serait peut-être pas appropriée parce que nous n'avons pas participé à la négociation. Par conséquent, nous n'établissons pas de réserve pour quelque chose qui nous pose des problèmes. Donc, la seule voie serait d'opter pour la clause interprétative.

Un autre témoin a parlé d'une réserve conditionnelle. Je ne veux pas m'aventurer là-dedans. Est-ce que vous faites une distinction marquée entre une clause de réserve et une clause interprétative dans ce contexte?

M. Leuprecht: Je vais faire deux observations en réponse à votre question. Premièrement, dans le droit international conventionnel, vous pouvez adopter une réserve lorsque vous adhérez à une convention même si vous n'avez pas participé à l'élaboration de la convention. Une telle mesure protégerait un secteur du droit national que le pays ratificateur pourrait estimer incompatible avec la convention. Techniquement parlant, le Canada pourrait opter pour la réserve. Je sais que le Canada n'aime pas faire de réserves, surtout pas à l'égard des traités sur les droits de la personne. C'est très bien, mais peut-être que dans ce cas, il serait justifié de le faire.

Ma deuxième réponse à votre question est que, à la lumière de mon expérience européenne, je ne ferais pas une grande distinction entre une déclaration interprétative et une réserve et je vais vous expliquer pourquoi. Dans le système européen, certains pays ont fait des déclarations interprétatives. La Suisse, par exemple. Dans la fameuse affaire Belilos, la Cour des droits de la personne — qui pousse l'interprétation de ses pouvoirs très loin — a dit que ce que la Suisse a appelé une «déclaration interprétative» équivalait à une réserve. Le tribunal a ensuite déclaré qu'à ce titre, elle n'était pas valide parce qu'une telle mesure allait à l'encontre de l'esprit et de la lettre du traité, la mesure n'étant pas suffisamment précise.

Peu importe ce que fera le Canada, je crois qu'il serait possible de rédiger une déclaration interprétative ou une réserve irréfutable. J'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises, et je me réfère ici à l'article 4. À mon avis, une bonne partie des arguments qui sont invoqués au sujet de l'article 4 sont artificiels. Je ne crains aucunement pour la loi canadienne sur l'avortement une fois l'article 4 de la Convention américaine adopté.

La présidente: On nous a dit également que le Canada n'impose jamais de réserve et que cela serait mal interprété. À votre avis, qu'est-ce qui serait le plus logique et approprié compte tenu de tout le travail que vous faites dans le domaine des droits de la personne? Le Canada devrait-il refuser de signer la Convention, ou la signer en exprimant une clause de réserve ou une clause interprétative, toutes autres choses étant égales?

M. Leuprecht: Là encore, ma réponse sera très claire: je dirais que de toute évidence, il est beaucoup plus souhaitable de ratifier une entente comme la Convention américaine — même en y apposant une clause de réserve, ou une déclaration interprétative — que de ne pas la ratifier du tout. Là encore, si vous prenez le système européen, qui est très étendu et très développé, vous constaterez qu'un certain nombre de vieilles démocraties ont imposé des réserves restreintes. Dans le droit international conventionnel, on peut avec le temps retirer les réserves que l'on a déjà faites.

Manifestement, il est de beaucoup préférable de ratifier l'entente même s'il faut le faire en y posant une clause interprétative ou de réserve que de ne pas le ratifier du tout.

Le sénateur Beaudoin: Ma question va dans le même sens. L'autre jour, nous en avons discuté en détail. Je crois comprendre que vous n'avez pas d'hésitation — j'ai tendance à être d'accord — à dire qu'il est préférable d'avoir une déclaration de réserve ou interprétative plutôt que rien du tout. À votre avis, qu'est-ce qui est le mieux? Est-ce préférable d'opter pour la réserve ou si une déclaration interprétative et une réserve sont équivalentes?

M. Leuprecht: Je n'ai pas d'opinions très arrêtées à ce sujet. Je crois que Warren Allman est en train de travailler à la rédaction d'un texte. J'ai eu l'occasion d'offrir mes services à un ancien ministre des Affaires étrangères pour rédiger une réserve qui serait irréfutable. Je pense qu'il est très facile de trouver une certaine formulation qui recouperait la loi canadienne sur l'avortement. Je n'en ai aucun doute, et aucune raison de croire que la Cour interaméricaine ferait grand cas d'une telle réserve.

Le sénateur Beaudoin: Voici ce que je pense: j'accepte cette solution. Nous devrions ratifier la Convention. J'hésite un peu parce qu'à première vue, ce fameux article 4 va à l'encontre d'une ou deux décisions de la Cour suprême du Canada dans ce domaine de la vie. J'hésite un peu parce que notre Cour suprême va dire que cela n'est pas conforme à la jurisprudence que nous avons établie en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Peut-être la Cour suprême insistera-t-elle en se fondant sur ses deux décisions antérieures. Que se passerait-il dans un cas semblable? C'est la Cour suprême, mais nous essayons d'avoir un bon appui.

M. Leuprecht: Je n'arrive pas à voir comment cela se retrouverait devant la Cour suprême du Canada. Mais si l'on rédige une bonne déclaration interprétative ou une réserve, non seulement on pourrait se référer à la loi canadienne, mais on pourrait utiliser, par exemple, le terme «pertinent» à telle loi. Vous pourriez ajouter «tel qu'interprété par la Cour suprême du Canada», de sorte que l'énoncé recouperait les préoccupations possibles de la Cour suprême.

Le sénateur Beaudoin: La Cour suprême pourrait en être saisie parce qu'au Canada, il est relativement facile de contester la constitutionnalité d'une mesure législative. On ne sait jamais, cela pourrait peut-être arriver, et cela est déjà arrivé.

Vous répondez que si notre réserve ou notre déclaration interprétative se réfèrent à la décision du tribunal, la Cour suprême se rangerait peut-être plus de notre côté.

M. Leuprecht: C'est exact.

Le sénateur Beaudoin: Je suis d'accord.

Le sénateur Fraser: Vous avez dit qu'à votre avis, le débat entourant l'article 4 était surtout «artificiel». Je crois que c'est le terme que vous avez utilisé. Je me demandais si vous pourriez nous dire pourquoi il en est ainsi. Est-ce parce que nous pouvons nous en exempter, comme vous venez tout juste de l'expliquer?

J'aimerais également savoir ce que vous pensez de ce qu'un ou deux des témoins antérieurs ont dit, c'est-à-dire que les groupes pro-vie au Canada pourraient utiliser l'article 4 pour obliger le Canada à adopter une loi sur l'avortement.

Comme vous le savez, nous n'avons pas actuellement de loi sur l'avortement. La Cour suprême ne l'a pas rejetée pour une question de droit, mais pour une question de forme. La Charte canadienne sur les droits et libertés ne prétend pas qu'il ne devrait pas y avoir de loi sur l'avortement au Canada. Au contraire, on explique en long et en large que le Canada peut parfaitement légiférer en la matière. Le Parlement a opté pour le contraire.

On nous a dit que c'était peut-être une façon de nous obliger à adopter une nouvelle loi.

M. Leuprecht: Quant je dis «artificiel», je veux dire que pendant de nombreuses années, chaque fois que la question de la ratification a été soulevée, le principal argument était l'article 4 de la Convention américaine. Je pense que de nombreux avocats distingués ont affirmé que ce problème peut être résolu facilement, et je le crois, comme je l'ai expliqué. Je ne crois pas que ce soit un véritable problème.

Si vous prenez la jurisprudence de la Cour interaméricaine, à cet égard, il existe une grande similitude entre ce tribunal et la Cour européenne. Les deux donnent une interprétation libérale de l'instrument juridique qu'ils doivent utiliser.

Je me souviens également de la rédaction de l'article 4. Bien sûr, cet article pourrait être invoqué si une telle affaire était soumise au tribunal. On dit «en général», parce qu'il y avait deux pays — le Brésil et les États-Unis — qui permettaient l'avortement à l'époque. Là, je n'ai aucune crainte véritable.

Il existe cependant un autre véritable problème, et même là, on peut invoquer le précédent européen. Comment soumettre le problème de l'avortement à la Cour interaméricaine? Ce n'est pas facile parce que, comme dans le système européen, pour soumettre une affaire au tribunal, vous devez faire la preuve que vous êtes la victime d'une violation quelconque. Qui est la victime? Il y a eu des tentatives dans le système européen. Par exemple, dans un cas, un mari s'est plaint d'être une victime parce que sa femme avait subi un avortement et qu'il n'avait pas donné son consentement. Il n'a pas eu gain de cause. Je cite ça de mémoire. C'était une décision très intéressante de la Commission européenne des droits de l'homme pour ce qui est de l'admissibilité.

Pour en venir à la dernière partie de votre question, je ne vois pas comment la Cour interaméricaine pourrait obliger le Canada à adopter une loi. Il s'agirait d'une loi interdisant l'avortement ou le limitant davantage qu'il ne l'est actuellement.

Le sénateur Fraser: Ce que j'ai compris du témoin, c'est que si l'on est lié par la Convention, les Canadiens pourraient dire au gouvernement fédéral, voire aux gouvernements provinciaux, qu'en vertu de la Convention, nous devons avoir une loi, qu'il ne peut pas y avoir absence de loi dans ce domaine. Politiquement, on ouvrirait ainsi une gigantesque boîte de Pandore. À votre avis, légalement, pourrait-on le faire?

M. Leuprecht: Non, pas dans ces conditions. On peut soumettre une affaire générale au système européen. On peut soumettre une affaire si on fait la preuve qu'on est victime d'une violation de l'instrument juridique, dans ce cas, la Convention américaine. Là encore, qui serait la victime dans un cas d'avortement?

Selon le système américain, un citoyen canadien ne pourrait se présenter devant la Commission et ensuite devant la Cour, pour se plaindre en termes abstraits d'une mesure législative. La personne devrait présenter une cause.

Des cas intéressants ont été soumis au système européen contre l'Irlande du Nord qui, il y a encore quelques années, avait des lois pénales contre l'homosexualité. Les victimes, qui se sont plaintes avec succès, n'étaient pas effectivement punies, mais elles ont pu démontrer que l'existence de la loi inspirait la crainte. Par conséquent, le tribunal a jugé que ces personnes pouvaient prétendre être victimes d'une violation.

Cependant, en ce qui concerne l'avortement, il est difficile pour une victime de se plaindre. Qui est la victime? Peut- être le mari qui n'est pas d'accord, comme dans la cause européenne, mais il n'y a pas d'actio popularis en vertu de laquelle on peut utiliser des termes abstraits pour attaquer la loi. Cela n'est pas possible dans le système européen ni américain.

La présidente: Si je comprends bien, vous dites qu'une personne ne peut pas, parce qu'il y a absence de loi, prétendre qu'elle est victimisée. Vous vous demandez où se trouve la loi. Je pense que les témoins disaient qu'il pourrait y avoir une raison quelconque pour obliger un pays à avoir un certain mécanisme et, à défaut, ce pays pourrait être perçu comme victimisant une personne, selon vous, ou, dans le cas d'un pays, comme ne respectant pas la loi. Vous dites que ce n'est pas le cas.

M. Leuprecht: Je vais essayer de préciser un peu ma pensée.

Si le Canada avait ratifié la Convention américaine, quelqu'un pourrait se plaindre d'une violation d'un droit spécifique. Prenons, par exemple, une violation du droit à la vie. Qui pourrait se plaindre, en tant que victime, d'une violation du droit à la vie dans le cas de l'avortement? Certainement pas le foetus. Peut-être un membre de la famille, théoriquement, comme dans le précédent que j'ai cité.

Cependant, aucun citoyen ne peut se plaindre de l'existence ou de l'absence d'une loi. Cela ne fait tout simplement pas partie du système.

Il est intéressant d'examiner la jurisprudence concernant la notion ou le concept de «victime». Qui est la victime? Dans le système européen, on a tenté d'attaquer la loi en termes abstraits. Cela n'a pas fonctionné parce qu'une des grandes conditions est qu'il faut faire la preuve que l'on est victime. Vous êtes victime si vous êtes détenu illégalement. Seule la personne qui a été détenue illégalement peut se plaindre devant le tribunal. J'espère que c'est assez clair.

Il est très difficile d'imaginer comment le mécanisme de la Convention américaine pourrait être utilisé en ce qui concerne l'avortement. Voilà pour le premier problème. Deuxièmement, surtout si le Canada adopte une déclaration interprétative ou une réserve, je pense que cela ne poserait aucun problème. Mais il y aurait un risque. Même faute d'une telle déclaration, j'ai de la difficulté à imaginer que la Cour interaméricaine pourrait dire que la situation actuelle au Canada en matière d'avortement équivaut à une violation du droit à la vie tel que garanti par l'article 4.

Le sénateur Fraser: Je veux être bien certaine de comprendre. Un citoyen canadien ordinaire ne pourrait recourir aux tribunaux du Costa Rica. Cependant, est-ce que des Canadiens ordinaires pourraient aller devant les tribunaux canadiens pour demander la même chose en disant: «Le Canada est lié ici, le Canada est donc obligé de présenter une loi sur l'avortement»? Est-ce que cela serait possible?

M. Leuprecht: Cela nous ramène à la question que nous avons déjà discutée ici, à savoir la mise en oeuvre au pays d'instruments internationaux.

Actuellement, un Canadien ne peut invoquer une disposition d'un instrument international pour soumettre une affaire à un tribunal parce que, au Canada, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux autres pays, les dispositions des traités internationaux ne sont pas directement applicables en droit national à moins qu'il y ait une loi de mise en oeuvre.

S'il y avait une telle loi de mise en oeuvre concernant la Convention américaine, je suppose que le législateur canadien serait assez intelligent pour couvrir l'article 4 de la Convention américaine en ce qui concerne l'avortement.

Le sénateur Kinsella: J'aimerais parler un peu du processus de ratification qui s'appliquerait au Canada. À votre avis, est-ce que toutes les provinces doivent être d'accord avant que le gouvernement fédéral ne dépose l'instrument de ratification?

M. Leuprecht: C'est une question difficile, surtout pour quelqu'un qui n'est pas encore citoyen canadien, simplement un immigrant pour l'instant.

C'est un problème énorme. Vous savez que la Convention américaine renferme une clause fédérale. En vertu du droit international, c'est l'État qui est l'objet du droit international, peu importe sa structure interne.

Au Canada, et j'en ai effectivement parlé la dernière fois que j'ai eu l'honneur de comparaître devant votre comité, vous êtes toujours aux prises avec le fardeau d'une ancienne cause qui a fait l'objet d'une décision du Conseil privé l'année où je suis né, donc je sais à quel point la cause est vieille. Il s'agit de l'affaire concernant les Conventions de travail. Vous êtes toujours aux prises avec cela.

Comme vous le savez, à cet égard, la situation au Canada est assez différente de celle d'autres États fédéraux — même ceux qui ont un système juridique semblable, comme l'Australie. En Australie, la compétence en matière d'affaires étrangères peut avoir préséance sur celle des provinces.

En ce qui concerne le Canada, je dirais que, politiquement parlant, il est souhaitable que toutes les provinces donnent leur accord. Je ne sais pas si, légalement parlant, il faut encore l'accord des provinces — et cela n'a pas été contesté — ou si la Cour suprême du Canada pourrait aujourd'hui prendre une décision dans le même sens que celle du Conseil privé en 1937. Je n'en ai aucune idée. Nous nageons ici dans la spéculation.

Certes, il serait souhaitable que les provinces donnent leur accord parce que — et nous en avons parlé la dernière fois — la mise en vigueur de nombreux traités sur les droits de la personne doit être faite tant au niveau fédéral que provincial. Ce qui se passe au sein des organismes de surveillance internationaux de nos jours, c'est que très souvent, quand le Canada ne se conforme pas, les représentants canadiens disent: «Désolés, nous ne nous y soumettons pas parce que nous sommes un État fédéral», ce qui, bien sûr, n'est pas suffisant. Ce n'est pas très convaincant comme argument.

Malheureusement, les provinces ne manifestent pas suffisamment d'intérêt pour ces organismes. Habituellement, la seule province qui s'en remet à des organismes internationaux, c'est le Québec — et je ne détaillerai pas les raisons pour lesquelles le Québec le fait et non les autres provinces. Ce n'est peut-être pas seulement pour la cause des droits de la personne.

Le sénateur Kinsella: Dans la décision de la Cour suprême du Canada concernant le renvoi relatif à une résolution pour modifier la constitution, la Cour a dit qu'il existe une convention constitutionnelle indiquant qu'il faut faire appel aux provinces. La Cour suprême n'a pas parlé d'unanimité, mais bien d'un consensus substantiel.

Si l'on tient compte de ce principe, mais que l'on considère également qu'il n'y a pas de loi nationale automatique de mise en vigueur — fédérale ou provinciale — croyez-vous que ces deux considérations devraient nous amener à un jugement raisonnable, à savoir que si un assez bon nombre de provinces acceptent de déposer un instrument de ratification, cela serait suffisant?

Je soulève la question parce que, comme vous le savez, cela fait 12 ans que des fonctionnaires fédéraux, provinciaux et territoriaux étudient la question de la ratification du Canada. D'après ce que je peux voir, ils n'ont pas fait beaucoup de progrès. Je ne sais pas si nous avons reçu, madame la présidente, l'information que nous avions demandée à ce groupe de fonctionnaires.

La présidente: Pour les fins du compte rendu, nous recevons des réponses des provinces, mais pas de toutes encore, et on constate une résistance certaine à comparaître devant notre comité. Le comité directeur devra aborder cette question sous peu et voir si nous pouvons trouver une façon de nous sortir de ce bourbier.

Le sénateur Kinsella: Quel conseil donneriez-vous à notre comité? Si nous devions conclure en nous inspirant des nombreux témoignages que nous avons entendus, le Canada aurait intérêt à ratifier cette convention qui sert la protection et la promotion des droits de la personne, non seulement à l'échelle nationale, mais à l'échelle de l'hémisphère et à l'échelle mondiale. Le gouvernement fédéral devrait signer.

Si notre comité devait faire une telle recommandation et si le gouvernement fédéral devait l'accepter, le gouvernement fédéral devrait signer si cinq ou six provinces se rangent de son côté. Est-ce que l'article 28 de la clause fédérale de la Convention nous empêcherait de le faire?

M. Leuprecht: Je ne crois pas que l'article 28 serait un obstacle.

Le gouvernement fédéral devrait aller de l'avant s'il y a un consensus suffisant entre les provinces. Légalement parlant, cela serait correct, et politiquement raisonnable. Il reste à convaincre les provinces d'embarquer. Je ne me suis pas intéressé à cet aspect-là.

Le Canada lui-même ne retirerait pas tellement d'avantages de la Convention, sauf en ce qui concerne sa politique étrangère et sa crédibilité dans les Amériques. La chose à faire dans les circonstances serait que le Canada ratifie la Convention s'il y avait un bon consensus entre les provinces. On pourrait le faire. Actuellement, je ne sais pas s'il y a beaucoup de résistance de la part des provinces au sujet de cette convention.

Je vis dans la province de Québec, où je pense qu'on est en faveur de la ratification. J'espère que dans la plupart des autres provinces — sinon dans toutes —, c'est la même chose.

L'autre sujet que j'ai abordé dans un contexte différent récemment, c'est tout le système de consultation entre les autorités fédérales et provinciales. Il y a amplement matière à l'amélioration. Il est très intéressant d'examiner d'autres États fédéraux et la façon dont ils abordent ces questions.

Je ne veux pas manquer de respect, mais dans l'état actuel des choses, le Canada est aux prises avec un système assez confus. Ce n'est pas un système transparent et on devrait faire des efforts en ce sens.

Le sénateur Beaudoin: La situation est un peu plus simple. En 1937, le Conseil privé a dit que le gouvernement fédéral pouvait signer le traité. La répartition des pouvoirs entre en jeu seulement pour la mise en vigueur du traité. Si Ottawa signe un traité qui peut toucher l'avortement, la signature d'Ottawa est suffisante.

Pour changer la loi du pays au niveau fédéral, Ottawa devra mettre le traité en vigueur. Cependant, en droit pénal, le gouvernement fédéral seul peut légiférer en matière d'avortement. Les provinces n'ont rien à voir avec la signature des traités. Leur seule compétence est dans la mise en vigueur du traité au niveau provincial.

C'est une question fédérale, un point c'est tout. C'est la loi, mais en pratique, bien sûr, il est bon de consulter les provinces. Strictement parlant, la loi n'y oblige pas.

Je suis d'accord avec vous. Nous devrions signer le traité. Nous devrions y mettre une réserve, mais j'ai l'impression que cela pourrait être contesté. S'il y a contestation, le traité sera toujours valide parce qu'il a été signé par le gouvernement fédéral, qui a le droit de signer des traités pour le Canada. L'avortement n'est pas de compétence provinciale, sauf indirectement en ce qui concerne le Code civil du Québec.

L'avortement, c'est l'affaire d'une femme et son médecin. On peut changer les choses au Parlement du Canada, mais ça sera très difficile à cause des décisions de la Cour suprême. En outre, les parlementaires semblent accepter le système que nous avons. Ils ne veulent pas légiférer dans le domaine. Ils sont satisfaits.

Par conséquent, si vous dites qu'une réserve est suffisante, je propose que nous signions ce traité. Si jamais il y a discussion entre le Parlement fédéral et les provinces, le Parlement a certainement tous les pouvoirs en droit pénal, cela ne fait aucun doute.

Nous devons être plus politiques, peut-être, et consulter les provinces. Nous n'avons pas besoin du consentement des provinces pour signer un traité. Nous devons avoir le consentement des provinces lorsque nous mettons le traité en vigueur au niveau provincial. C'est ce que dit la loi, c'est très clair.

M. Leuprecht: Bien sûr, je suis d'accord avec le distingué professeur de droit qu'est le sénateur Beaudoin, mais ce que j'ai dit en réponse au sénateur Kinsella ne concernait pas seulement le problème de l'article 4 et de l'avortement. Cela concernait toute la gamme des droits enchâssés dans la Convention américaine.

Je suis d'accord avec vous. Le gouvernement canadien peut ratifier la Convention en vertu du droit canadien. Par contre, de nombreuses dispositions de la Convention américaine vont nécessiter une mesure de mise en vigueur de la part des provinces, comme le Pacte sur les droits civils et politiques.

Je n'ai pas abordé la question de l'autre protocole de la Convention américaine sur les droits économiques, sociaux et culturels. Si le Canada devait ratifier ce protocole également, manifestement, une grande partie de la mise en vigueur devrait être effectuée par les provinces.

Le sénateur Beaudoin: Je suis d'accord.

M. Leuprecht: Par conséquent, il serait sage sur le plan politique d'obtenir l'accord des provinces dans la mesure du possible, et de les consulter. Je ne dis pas que la loi nous y oblige, mais ce serait politiquement souhaitable.

Le sénateur Beaudoin: Je suis d'accord.

Le sénateur Kinsella: Notre expérience dans la ratification de deux pactes internationaux, c'est que le premier ministre de l'époque a écrit à tous les premiers ministres des provinces et qu'après un certain temps, il a reçu leur consentement écrit, à savoir que le Canada devait ratifier ces deux ententes de l'ONU. Cependant, la documentation relative à ces activités incluait un protocole d'entente entre les gouvernements de l'époque au Canada portant notamment sur la dénonciation. Le Canada ne pouvait dénoncer le traité sans l'accord des provinces.

Le choix des protocoles a pour effet que le mécanisme de plainte permet à des particuliers de faire des communications. De même, le mécanisme de plainte inter-États stipule que si une plainte est déposée contre le Canada à cause d'une loi d'une province, c'est cette province qui devrait préparer la réponse. Cela pourrait inclure des questions d'admissibilité qui porteraient sur le fond d'une affaire qui est en train d'être validée par le Comité des droits de la personne.

Est-ce que le mécanisme de ratification de cette convention est semblable à celui des pactes? Est-ce que la mise en vigueur de l'entente internationale est analogue aux pactes pour cette convention? Les provinces ont-elles leur mot à dire et si oui, comment exercent-elles ce droit? Existe-t-il un protocole?

M. Leuprecht: Malheureusement, c'est ce que je voulais dire tout à l'heure quand j'ai dit que le système est un peu confus. Il n'y a pas de règles claires au Canada sur la façon dont ce processus devrait être mené. Le précédent des deux pactes est intéressant. Par contre, je ne dirais pas qu'il est exécutoire. Je vais répéter ce que j'ai dit tout à l'heure: s'il y avait consensus substantiel entre les provinces, le gouvernement fédéral pourrait et devrait aller de l'avant.

En ce qui concerne la question de la dénonciation, j'espère que ce n'est qu'une question théorique. La dénonciation d'un traité sur les droits de la personne est extrêmement rare, et ne se fait que lorsqu'il y a un changement radical du système politique. Si vous prenez le système européen, il n'y a eu qu'un cas de dénonciation. C'était après le coup d'État des militaires en Grèce. J'espère qu'il n'y aura jamais de coup d'État militaire au Canada, et que la question de la dénonciation d'un traité international sur les droits de la personne ne se posera jamais.

Pour répondre à votre question de tout à l'heure, il n'y a pas de règles claires sur toutes ces relations entre le gouvernement fédéral et les provinces lorsqu'il s'agit d'élaborer des traités internationaux.

Le sénateur Kinsella: À propos des pactes internationaux, je pense à deux cas où il y a eu violation appréhendée des droits de la personne dans deux provinces. L'un est le problème des écoles séparées en Ontario, l'autre la question de la langue au Québec.

Permettez-moi de vous lire le paragraphe 28(2) de la clause fédérale de la Convention interaméricaine où l'on dit:

S'agissant des dispositions relatives aux compétences des États fédéraux, le gouvernement national doit sans délai prendre les mesures nécessaires, en conformité de sa constitution et de ses lois, pour permettre aux autorités compétentes des unités constituantes d'adopter les dispositions pertinentes à l'application de la présente Convention.

Si vous appliquez cela aux deux cas que j'ai cités, comment les choses se passeraient-elles en vertu de cette convention?

M. Leuprecht: Je ne veux pas rendre les choses plus compliquées qu'elles ne le sont, et j'espère que ce que je vais dire ne va pas être invoqué à l'encontre de ce que j'ai dit tout à l'heure. Toutefois, en vertu de la Convention américaine, les choses seraient encore plus complexes parce que, en droit, toute décision du Comité des droits de la personne prise en vertu du pacte n'est pas légalement exécutoire. Le comité a beaucoup de pouvoirs, mais ses décisions ne sont pas légalement exécutoires. En vertu de la Convention américaine, les pays s'engagent à respecter les jugements de la Cour. Si la Cour interaméricaine rendait une décision à l'encontre du Canada, celui-ci devrait exécuter le jugement.

Votre question est très intéressante, et je ne sais pas quelle cause pourrait être invoquée contre le Canada. Certes, dans bien des cas, l'exécution relèverait de la compétence des provinces. Il pourrait donc y avoir un problème. Le gouvernement fédéral devrait inciter fortement la province intéressée à exécuter le jugement, autrement le Canada, assujetti au droit international, contreviendrait à ses obligations.

Par contre, si on regarde le système européen, dans la plupart des États fédéraux les choses sont plus claires. Prenez la Suisse, l'Autriche ou l'Allemagne, qui sont des États fédéraux. Nombre des jugements de la Cour européenne des droits de l'homme sont exécutoires. Ils doivent être exécutés par le lander ou les cantons dans ces pays. Et ça fonctionne. En Suisse, le droit pénal est de la compétence des cantons. Le jugement Belilos obligeait virtuellement tous les cantons de la Suisse à modifier leur droit pénal. C'est ce qu'ils ont fait. Toute une discipline d'exécution devra être mise au point. Je ne vois pas pourquoi le Canada ne s'y soumettrait pas.

Le Canada devrait examiner les précédents d'autres États fédéraux, voir comment ils abordent les problèmes de droit international et de compétence.

Le sénateur Kinsella: Pour les simples fins du compte rendu, quand on regarde la Convention interaméricaine, on se dit que tout baigne dans l'huile et qu'on a tout fait ça déjà. De ce point de vue, la Convention est susceptible d'être plus efficace pour la promotion des droits au Canada que le pacte. Comme nous l'a dit le professeur, en bout de ligne, le Comité des droits de la personne exprime simplement une opinion. Mais cette opinion, comme dans l'affaire Lovelace, a eu pour effet que le Parlement a révoqué l'alinéa 12(1)b) de la Loi sur les Indiens. C'est un peu plus fort.

La présidente: Je suis d'accord avec vous. C'est comme dans la ligne de notre mandat. Lorsque nous aborderons les questions de conformité, cela constituera une autre phase de notre étude. La Cour interaméricaine impose certaines obligations à la structure fédérale qui doit prendre les mesures nécessaires. Il serait intéressant de voir quelles sont ces mesures. Par contre, dans une autre section de la Convention, on tient compte du fédéralisme et on ne veut pas s'y ingérer.

L'équilibre à établir sera délicat, il n'existe pas dans le système international. Dans le système international, on s'exaspère sous prétexte que la chose est de compétence provinciale. Dans le système interaméricain, on dira que les provinces doivent se soumettre pour démontrer qu'elles sont en faveur du droit humain en question, ce qui, après tout, est ce que nous souhaitions et ça pourrait être un bon compromis.

Monsieur Leuprecht, comme d'habitude, vous avez provoqué toute une discussion. Nous vous remercions pour toute l'information que vous nous avez fournie aujourd'hui pour la réalisation de nos travaux. Nous avons profité de votre expérience au sein de la Cour européenne. Merci pour tout le travail que vous faites à McGill et d'être venu nous faire part de votre expertise.

Honorables sénateurs, depuis un bon moment, nous essayons d'avoir quorum pour régler une petite question. Il s'agit de la conformité à l'article 94 du Règlement. Vous savez que le Comité du Règlement et ensuite le Sénat lui-même ont adopté une résolution voulant que les membres divulguent l'existence, la source et la nature, mais pas la valeur, de leurs intérêts financiers personnels liés à l'objet de l'une ou l'autre de ces études.

Bien que ce soit probablement une idée farfelue pour les membres du Comité des droits de la personne, en fait tous les comités, lorsqu'ils exécutent des travaux spéciaux, doivent adopter une motion indiquant que leurs membres se conforment aux lignes directrices. Nous devons affirmer que nous n'avons aucun intérêt financier dans le contenu de la question que nous étudions. Pour ce faire, nous devons publier une déclaration dans les 30 jours indiquant que nous n'avons aucun intérêt ou, dans l'affirmative, quel est cet intérêt. À défaut, nous sommes considérés comme n'ayant pas d'intérêts.

Le sénateur Beaudoin: J'aimerais avoir une explication.

La présidente: Cette explication a déjà été donnée au Sénat. Les membres du comité doivent divulguer l'existence, la source et la nature mais pas la valeur de leurs intérêts financiers personnels, qu'ils soient détenus directement ou indirectement en ce qui a trait au mandat du comité, soit, dans ce cas-ci, l'adhésion du Canada aux instruments internationaux en matière de droits de la personne et les modalités en vertu desquelles il adhère à ces instruments, les met en application, et en fait rapport, ce que le comité a été autorisé à faire par le Sénat, c'est-à-dire entreprendre la présente étude le 21 février 2002.

Si vous avez des intérêts financiers directs dans l'issue ou l'objet de la présente étude, vous devez les divulguer. Comme je l'ai dit, c'est un peu farfelu dans ce cas-ci, car nous sommes en train de faire plus qu'une étude. Ce n'est pas comme si nous étions en train d'étudier le règlement sur les banques. Je crois que c'est l'étude sur la santé qui a donné lieu à cette pratique. Si vous avez des problèmes, vous devriez en parler avec notre greffier et avec le légiste pour discuter de la question en détail.

Il nous faut une résolution afin de nous conformer à cette règle. Nous devons proposer soit de publier la déclaration, soit, en conformité avec cette résolution, que la clause pertinente s'applique.

Le sénateur Fraser: Même s'il s'agit pratiquement d'une question théorique dans le présent cas, parce qu'il est difficile de voir comment on pourrait avoir un intérêt financier dans la ratification du traité sur les droits de la personne — au moins au pays. Peut-être que dans d'autres pays, cela est arrivé, si vous dirigez la chambre des tortures de la localité. Ce n'est pas le cas ici. Même s'il s'agit d'une idée pratiquement artificielle, c'est un précédent qu'il est important de retenir. Je crois que nous devrions toujours faire de telles déclarations. Je suis très heureuse d'y donner mon appui.

Il convient également de préciser, comme vous l'avez dit tout à l'heure, madame la présidente, qu'un certain nombre de sénateurs n'ont pu se rendre ici aujourd'hui et que le troisième membre du comité de direction de notre comité appuie cette politique.

J'ai en main le texte d'une motion qui a été distribuée, que j'aimerais maintenant proposer. Si un sénateur le désire, je peux la lire, mais elle est assez longue. On ne fait que répéter ce que nous venons de dire.

La présidente: Les membres ont reçu toute l'information à la suite de la réunion de notre comité de direction. Le dilemme, c'est que le nombre de membres a varié. Certains viennent, d'autres repartent. Au moment où nous voulions aborder cette motion, nous n'avions pas le quorum nécessaire. C'est pourquoi j'insiste là-dessus aujourd'hui avant que nous nous ajournions. Il s'agit d'une politique du Sénat qui exige que nous fassions cette déclaration pour chaque étude spéciale. Je suis tout à fait en faveur.

Le sénateur Fraser: Je propose la motion.

La présidente: Nous avons la motion sous les yeux. Nous avons eu l'occasion de l'examiner depuis un certain temps. Y a-t-il d'autres discussions? Êtes-vous d'accord?

Des voix: D'accord.

La présidente: Nous sommes en train d'étudier la Convention interaméricaine des droits de l'homme dans le but de faire rapport sur les commentaires, l'analyse et les recommandations à cet égard.

Notre deuxième témoin aujourd'hui est M. Saganash, directeur des Relations avec le Québec au Grand conseil des Cris, le principal organisme politique des Cris. Le conseil a été créé en 1974 durant les négociations avec les gouvernements fédéral et provincial dans le contexte du projet hydroélectrique de la baie James. Le Grand conseil détient un statut consultatif aux Nations Unies, mais n'a pas de statut semblable auprès de l'Organisation des États américains puisque la reconnaissance des ONG en est encore à la première étape au sein de l'OEA.

J'espère que M. Saganash nous fera part des expériences des peuples autochtones dans les Amériques en regard de la Convention américaine relative aux droits de l'homme et qu'il nous donnera d'autres points de vue que le Grand conseil et les autres groupes autochtones peuvent avoir au sujet de la Convention.

De même, s'il veut faire des commentaires sur le rôle des ONG auprès de l'OEA, comme nous n'avons pas encore étudié cette question, ils sont les bienvenus.

M. Saganash est accompagné aujourd'hui de M. Brian Craik et de M. Robert Epstein.

M. Roméo Saganash, directeur des Relations avec le Québec, Grand Conseil des Cris: Honorables sénateurs, nous sommes heureux de pouvoir venir témoigner devant vous et de vous faire cet exposé très important.

Comme vous l'avez signalé, je serai aidé dans mon témoignage par deux conseillers principaux du Grand conseil en matière de politiques. Ils en font partie depuis plus de 25 ans.

Les lois internationales sur les droits de la personne se sont vu conférer une urgence et une importance accrues par suite des expériences de la Seconde Guerre mondiale, des lois raciales de Hitler et du fait que l'on s'est rendu compte que les États peuvent parfois adopter des lois malicieuses et que par conséquent, ce qui est légal n'est pas nécessairement juste.

C'est à la naissance des Nations Unies, au Tribunal de Nuremberg et par suite de l'influence que les victoires de la guerre ont exercée sur le paysage constitutionnel de l'Europe de l'Ouest et du Japon que l'on a pris conscience de la situation actuelle. Ces événements nous ont fait comprendre que les droits de la personne ne peuvent plus être laissés exclusivement à la compétence des États individuels mais que, d'une façon ou d'une autre, la compétence en matière de droits de la personne devait être internationalisée et, par conséquent, placée au-dessus des propres intérêts des États individuels.

En ce sens, la Charte des Nations Unies, les pactes internationaux et la myriade d'instruments de défense des droits humains qui ont été promulgués ont créé une souveraineté indépendante en matière de droits de la personne qui a préséance sur les lois des États individuels et qui, parfois, vient contester les lois de ces États, qui peuvent très bien être des membres des organisations internationales qui ont usurpé leur souveraineté dans le domaine des droits de la personne.

Le fait est que lorsque les États signent et ratifient des ententes internationales en matière de droits de la personne, ils concèdent et abdiquent certains aspects de leur souveraineté au profit de mécanismes de la communauté internationale pour la cause de l'humanité, croyant ainsi que ce faisant, ils ne seront pas eux-mêmes appelés à rendre compte des injustices qu'ils peuvent commettre.

Dans le monde politique réel des affaires internationales, c'est cette question, la souveraineté de l'État d'abord et avant tout, qui détermine le refus d'accéder à un principe de droit international qui ne serait pas conforme à la loi municipale ou à ce que l'on convient d'appeler la loi «nationale» de l'État. On a souvent soulevé que les États qui n'ont pas ratifié la Convention américaine relative aux droits de l'homme sont les États «anglophones» par opposition aux anciens régimes dictatoriaux qui, eux, ont ratifié la Convention. Cette contradiction apparente sera mieux comprise si on peut être plus honnête l'un envers l'autre.

Ce sont les «bons» États qui n'ont pas ratifié la Convention — principalement les États-Unis et le Canada, dont les lois protégeraient les droits humains, et dont les citoyens n'ont donc pas besoin de la protection du système de Cour interaméricaine. Ces États se placent au-dessus des lois internationales en matière de droits de la personne. Ce sont aussi les États les plus réticents à se soumettre à une forme plus élevée de souveraineté. Qu'on prenne par exemple le refus des États-Unis d'accepter la compétence du Tribunal pénal international qui vient d'être créé.

La plupart des arguments que votre comité a entendus exhortent le Canada à ratifier la Convention dans le but de renforcer le respect des droits de la personne parmi les membres de l'OEA et d'accroître l'influence qu'exerce le Canada sur les droits humains dans le système interaméricain. Ce sont là de bons arguments politiques qui servent bien le Canada et qui encouragent les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères; cependant, ce ne sont pas les arguments que nous voulons invoquer.

Le Grand conseil des Cris demande au Canada d'adhérer pleinement et entièrement aux lois internationales sur les droits de la personne, sans recourir aux réserves ou aux protocoles d'entente. Si le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP), par exemple, ou la loi canadienne offrent déjà des protections plus rigoureuses des droits de la personne, alors le Canada n'a pas à s'inquiéter. Si, par contre, les lois canadiennes doivent être mises en cause et corrigées après avoir été soumises à un tribunal indépendant des droits de la personne, qui n'a pas à sauvegarder les intérêts du Canada, le Canada sera un pays plus fort et meilleur.

Rien ne justifie plus le retard que met le Canada à ratifier la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Toutes les objections qui ont été invoquées pour justifier l'hésitation du Canada ont été explorées et réfutées. Y a-t-il une personne ou un groupe connu qui s'objecte toujours? Bien sûr qu'il y en a. Mais cela ne justifie pas d'autres retards; les motifs de fond pour invoquer le refus de ratifier la Convention ont été abordés à maintes reprises et éliminés l'un après l'autre.

Le Grand conseil des Cris est d'avis que le Canada devrait ratifier la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants. Le Canada devrait ratifier la Convention américaine relative aux droits de l'homme et accepter la juridiction de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Le Canada est déjà assujetti à la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme. Cependant, la communauté autochtone a besoin de protections plus explicites puisque le Canada a toujours cherché à ne pas intégrer les dispositions des lois internationales sur les droits de la personne à ses propres lois.

Comme je l'ai mentionné il y a quelques minutes, le Canada est un de ces États qui croient que les lois internationales sur les droits de la personne s'appliquent dans les États non désignés qui sont reconnus pour leurs violations des droits de la personne. Les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international me l'ont souvent dit. Lorsque le Canada a été critiqué récemment pour ses politiques à l'égard des peuples autochtones dans le cadre de l'examen périodique prévu par le PIRDCP et celui de l'examen périodique du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels, le Canada a prétendu que le processus d'examen comportait des lacunes et que l'information qu'il avait fournie aux comités était périmée.

Lorsque le Canada s'est vu débouté dans l'affaire Lovelace en vertu du protocole optionnel du PIRDCP, le processus de ratification de la Convention 169 de l'OIP a été repoussé peut-être indéfiniment. À mon avis, ce sont là des raisons réelles mais non affirmées qui expliquent les retards que l'on constate à l'OEA même si vous aurez de la difficulté à en obtenir la confirmation officielle.

Année après année, le Canada est sévèrement critiqué pour le traitement qu'il accorde aux peuples autochtones par sa propre Commission des droits de la personne. Ces dernières années, les Nations Unies ont reproché au Canada de ne pas avoir mis en vigueur les recommandations du rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones. Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a décidé que la politique d'extinction des droits des Autochtones pratiquée par le Canada n'est pas conforme à ses obligations en vertu du PIRDCP et pourtant le Canada continue d'appliquer cette politique de censure.

Le Canada se soumettra-t-il à un autre organisme de défense des droits de la personne qui pourrait remettre en question ce point particulièrement névralgique de la conscience nationale? Il y a un nombre disproportionné de prisonniers autochtones incarcérés en Saskatchewan. L'autonomie politique est imposée dans le contexte racial de la Loi sur les Indiens. Est-ce que le Canada souhaite que ces problèmes soient réglés à l'extérieur de son propre système judiciaire?

Récemment, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a reconnu les droits ancestraux du peuple Awas Tingni du Nicaragua. Les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères n'ont fait part d'aucune réaction officielle à cette décision qui crée un précédent. Je ne peux m'empêcher de me demander si l'omission constante du Canada de s'assujettir pleinement au mécanisme de l'OEA grâce à la ratification de la CADH constitue la réaction officielle à la décision Awas Tingni.

Le Canada ne peut continuer de jouer le rôle moral qu'il joue et de se présenter comme l'ardent défenseur des droits de l'homme tout en évitant de se soumettre aux mécanismes de surveillance et d'exécution des droits de la personne et de la communauté internationale. La politique nationale, l'absence d'une opposition efficace et le programme social pervers de l'Alliance canadienne ont donné à notre pays un répit qu'il ne méritait pas, lui permettant de ne pas régler les problèmes terribles et difficiles qu'affrontent les peuples autochtones au Canada. La communauté internationale des droits de la personne exhortera le Canada à faire face à ces problèmes avec honnêteté et détermination. Au pire, le processus causera peut-être de la gêne, mais le Canada sera un meilleur endroit où vivre.

Le sénateur Fraser: Monsieur Saganash, vous plaidez fortement en faveur de la possibilité de lier le pays de toutes les façons possibles aux lois internationales sur les droits de la personne. Cependant, je me demande s'il existe une mesure spécifique dans la Convention américaine relative aux droits de l'homme qui, à votre avis, serait particulièrement bénéfique pour les peuples autochtones du Canada.

M. Robert Epstein, expert-conseil, Grand Conseil des Cris: L'affaire récente au Nicaragua concernait une concession forestière à long terme qui avait été accordée à une société coréenne. Le gouvernement nicaraguéen était disposé à régler une partie du problème, mais il n'était pas prêt à reconnaître les droits de propriété des peuples autochtones. La Convention renferme une mesure de protection des droits de la propriété qui a été évoquée dans ce cas en particulier et qui serait extrêmement utile pour les peuples autochtones au Canada.

Le sénateur Fraser: Croyez-vous que cette disposition serait plus forte que les protections constitutionnelles actuelles au Canada? En quoi cela toucherait-il les négociations sur les revendications territoriales, notamment?

M. Epstein: Je vous renvoie à l'affaire Lovelace. L'affaire Lovelace a été réglée en vertu du protocole optionnel du PIRDCP. L'affaire Lovelace aurait pu faire l'objet d'une décision en faveur des peuples autochtones du Canada. Mais ça n'a pas été le cas. Il n'était donc pas question de déterminer ce qui était dans la Constitution, mais bien plutôt de savoir si le tribunal était suffisamment indépendant des intérêts particuliers qui étaient invoqués devant lui. L'avantage de pouvoir recourir à la communauté internationale n'est pas toujours que la lettre de la loi est plus forte au niveau international, mais parce qu'il peut y avoir une plus grande indépendance à l'égard de la question à l'étude.

C'est ça la question. Au cours des 20 dernières années, les peuples autochtones se sont adressés aux Nations Unies pour avoir un forum plus indépendant. C'est exactement ce qui s'est produit.

Le sénateur Fraser: Il me semble que la question des droits de propriété peut être une arme à deux tranchants, s'il s'agit simplement de droits de la propriété. Si je me reporte aussi loin que l'affaire Burnt Church, il me semble que les deux parties pourraient réclamer des droits de propriété intéressants et que ce qui se passe en réalité au Canada, c'est qu'on accorde probablement plus d'attention aux droits autochtones — peut-être pas assez selon vous — que l'on accorde aux purs droits de propriété.

Voyez-vous où je veux en venir ici? Je ne veux pas que vous parliez de l'affaire Burnt Church. C'était simplement un exemple qui m'est venu à l'esprit. Je me demande si ce serait aussi utile que vous l'espérez. Il me semble, d'après le bref résumé que j'ai lu de la cause Awas Tingni, que le Nicaragua n'avait aucune loi ni aucune pratique en la matière, tandis que nous avons fait quelque chose ici — ostensiblement pas assez. Mais peut-être plus progressif qu'ailleurs.

Je m'attendais à ce que vous veniez ici et que vous proposiez que la Convention soit ratifiée, mais qu'elle comprenne des déclarations interprétatives indiquant que rien ici ne doit nous éloigner des droits des Autochtones qui sont garantis par la Constitution ou d'autres droits.

M. Epstein: Ce n'est pas nécessaire de le dire en ce qui concerne la Convention américaine parce qu'elle reconnaît déjà que si une loi municipale d'un État en particulier est plus forte, et s'il y a d'autres lois internationales qui sont plus fortes, elles ont préséance, donc ce n'est pas nécessaire.

En ce qui concerne la question de savoir s'il faut s'adresser à la communauté internationale, la raison n'est pas nécessairement parce qu'il y a une loi plus forte dans un autre État, mais simplement parce qu'il y a un autre État. C'est le point le plus important. C'est toujours ainsi qu'on s'est référé aux droits humains à l'échelle internationale, soit en s'adressant à la communauté internationale.

La présidente: Monsieur Saganash, si je comprends bien ce que vous dites, vous croyez que le Canada devrait se soumettre à autant d'instruments internationaux qu'il y en a et qu'en bout de ligne, le Canada dans son ensemble serait meilleur en agissant ainsi, et que par conséquent les peuples autochtones seraient mieux traités.

En ce qui concerne particulièrement la Cour interaméricaine, est-ce que le Grand conseil a eu des contacts avec l'un ou l'autre des groupes autochtones dans le contexte américain? Je suis certaine que dans l'Ouest des peuples autochtones ont établi des contacts et qu'il y a de plus en plus de collégialité; qu'on transmet de l'information dans le domaine de l'éducation notamment. J'ai été témoin d'un effort de collaboration pour résoudre les problèmes, on a amorcé par exemple un dialogue entre les peuples autochtones de l'Amérique du Nord et de l'Amérique du Sud, on a abordé les concepts d'accès à l'université, de protection du patrimoine et des sites archéologiques.

Est-ce que vous vous intéressez à l'un ou l'autre de ces domaines et si oui, durant les discussions ou les réunions que vous avez eues, est-ce que quelqu'un a déjà soulevé la question de la Cour interaméricaine et par conséquent de la non- conformité du Canada?

M. Saganash: Le Grand conseil des Cris s'intéresse à la question de la reconnaissance des droits des peuples indigènes à l'échelle internationale depuis plus de 20 ans. Nous avons obtenu notre statut d'ONG auprès de l'ECOSOC, le Conseil économique et social, en 1982.

Nous avons travaillé à ces questions, à tous les niveaux depuis 20 ans — à Genève, aux Nations Unies et plus récemment à l'OEA. L'OEA, comme vous le savez peut-être, est en train de préparer une déclaration sur les droits des peuples autochtones dans les Amériques. Grâce à ce forum, nous avons eu de nombreux contacts avec les représentants des peuples autochtones de ces régions, y compris d'Amérique centrale et du Sud.

Le réseau que nous avons réussi à créer et à maintenir depuis plus de 20 ans est tout simplement renversant aujourd'hui. Nous avons rencontré de nombreux représentants des 300 millions d'indigènes au monde via ces forums. Ce réseau est très important aujourd'hui. Il s'est certainement fait beaucoup d'échange de renseignements. Ces forums nous permettent d'expliquer au reste du monde tous les faits nouveaux qui se sont produits dans nos propres pays. Nous le faisons dans le cas du Canada et du Québec. D'autres le font pour leurs propres régions.

Le réseau qui existe est assez impressionnant et important aujourd'hui. Nous continuons de tabler sur ce réseau grâce à l'échange de renseignements et à une meilleure compréhension des faits nouveaux qui se produisent dans le monde pour ce qui est de la reconnaissance des droits des peuples autochtones. La situation évolue et se développe au moment où on se parle.

L'autre aspect important du travail que nous avons fait au cours des 20 dernières années est que tout en créant ce réseau, nous avons aussi aidé d'autres peuples d'autres pays à mieux comprendre la bataille des peuples autochtones. On a dit tout à l'heure que le Québec est la seule province qui a été présente dans ces forums au niveau international. Et je peux en témoigner. J'ai assisté à nombre de ces réunions, nombre de ces forums, et la seule province qui a toujours été présente à ce jour est le Québec.

Je suis convaincu aujourd'hui que cette participation a permis au Québec de comprendre les enjeux et plus particulièrement le contexte de sa propre bataille pour la sécession de la province. Mais en ce qui concerne les droits autochtones, des enjeux complexes et compliqués sont soulevés. Grâce à sa participation à ces forums, le Québec en est venu à mieux comprendre le chemin que nous avons parcouru sur ces enjeux.

Le Québec est la première province à avoir mis en vigueur les importants principes énoncés dans les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones, en reconnaissant le droit des peuples autochtones d'avoir une juste part du développement de leurs propres ressources sur leurs propres terres traditionnelles et de l'accès à ces ressources. Je crois que cela est attribuable à une meilleure compréhension de la situation à l'échelle internationale.

La présidente: Tant dans votre mémoire que dans vos commentaires, vous dites pourquoi vous croyez que cette perspective internationale est importante pour vous et votre peuple.

Est-ce que d'autres groupes autochtones en Amérique centrale et en Amérique du Sud vous ont contactés pour vous dire que l'adhésion du Canada à la Cour interaméricaine pourrait inciter leurs gouvernements à adhérer à certaines normes internationales régissant le respect des droits de la personne? C'est l'autre aspect de ce dont vous avez parlé.

M. Epstein: Le Grand conseil des Cris est membre fondateur d'un groupe réuni par la lauréate du prix Nobel, Rigoberta Menchú Tum du Guatemala. Je suis consultant auprès de cette organisation qui est constituée de peuples autochtones de partout au monde, mais qui a vu le jour par suite de conflits en Amérique latine. Il s'agit d'un groupe de leaders autochtones qui se rend sur les lieux de conflits — au début en Amérique latine — pour essayer de jouer le rôle de médiateurs et d'y instaurer la paix.

Par l'entremise de ce groupe, nous avons eu un certain nombre de réunions en Amérique latine, au Mexique et au Guatemala et certaines au Canada. La question de l'OEA est extrêmement importante. L'un des membres du groupe est le professeur Myrna Cunningham, qui est aujourd'hui secrétaire générale du Indigenous Institute of the Americas qui fait partie de l'Organisation des États américains. À maintes reprises, la question du renforcement des mécanismes d'exécution et des mécanismes judiciaires à l'intérieur de l'OEA a été soulevée.

La non-adhésion du Canada à cette convention a été abordée particulièrement — non pas uniquement par Rigoberta Menchú Tum, mais aussi par des représentants au sein de cette organisation qui viennent de tous les États membres de l'OEA. Ils aimeraient bien que le Canada adhère à cette convention-là. Ils dénoncent sévèrement la non- adhésion du Canada. À leur avis, le Canada veut exercer son influence, il veut avoir droit de vote au sein de l'OEA et appliquer une force politique au sein de l'Organisation, mais il ne veut pas contribuer au renforcement du mécanisme des droits humains. Nous l'avons entendu lors de réunions de ce groupe et d'autres réunions que ce groupe a organisées en Amérique latine.

Oui, d'autres peuples autochtones accueilleraient très volontiers l'adhésion du Canada à la convention.

La présidente: Avez-vous eu des discussions avec le ministère des Affaires étrangères au sujet de l'adhésion du Canada à la Cour interaméricaine, ou si c'étaient simplement des discussions générales au sujet des questions touchant l'OEA?

M. Saganash: Il s'agissait surtout de discussions générales. Nous rencontrons souvent les fonctionnaires du ministère dans ces groupes et dans les autres groupes qui se réunissent aux Nations Unies ou à l'OEA, et c'est ce qu'ils disent.

Le sénateur Pearson: La relation entre la convention et le droit des Autochtones est une question fascinante. Est-ce que vous étiez récemment à New York lors des deux semaines qui ont été consacrées aux questions autochtones?

M. Saganash: Nous étions censés assister à la réunion comme d'habitude. C'était une réunion importante, la première du forum permanent établi il y a quelque temps. Malheureusement, pour des raisons administratives, si je puis dire, cela n'était pas possible. Mon passeport était expiré.

Le sénateur Pearson: Croyez-vous que ce forum permanent sera utile?

M. Saganash: Oui.

Le sénateur Pearson: Pouvez-vous expliquer de quoi il s'agit pour les fins du compte rendu?

M. Saganash: Ce forum sera utile, c'est certain. Depuis 20 ans, les peuples autochtones du monde entier demandent un forum permanent leur permettant d'aborder les enjeux autochtones et les droits des peuples autochtones directement et de façon spécifique. C'est une chose que les représentants autochtones du monde entier réclament depuis aussi longtemps que je puisse me souvenir.

C'est une étape importante parce que nous avons maintenant un forum permanent au sein des Nations Unies qui s'intéresse aux questions autochtones et où nous pouvons débattre des droits des peuples autochtones dans le monde. C'est une étape importante et un pas dans la bonne direction.

M. Epstein s'occupe précisément de cette question depuis 25 ans.

M. Epstein: Même si l'on sait pertinemment que l'ONU est lente, si on regarde la différence qu'il y a entre la reconnaissance des enjeux concernant les peuples autochtones aujourd'hui et il y a 20 ans, on constate un changement énorme.

Le Grand conseil des Cris, M. Ted Moses, entre autres, a participé à l'établissement du forum permanent qui vient tout juste de tenir sa réunion. C'était en 1993 lors du Sommet de Vienne sur les droits de l'homme que M. Moses a parlé au nom des peuples autochtones d'Amérique du Nord. Lui et Rigoberta Menchú Tum ont pris la parole pour tous les deux proposer en même temps la création d'un forum permanent.

C'est plus ou moins la première fois qu'on abordait cette question. La Déclaration de Vienne: un Programme d'action a été la première mesure officielle des Nations Unies pour créer le forum permanent. Le Grand conseil a travaillé très fort à la création du forum permanent pour les peuples autochtones. Nous sommes heureux qu'une telle chose existe. Nous espérons qu'il donnera de bons résultats, mais je pense qu'il faudra beaucoup de travail.

Le sénateur Pearson: Je constate que la rédaction de la Déclaration des droits des peuples autochtones prend beaucoup de temps. Pourriez-vous faire des commentaires?

M. Epstein: Un groupe d'experts des Nations Unies a rédigé l'ébauche de la Déclaration. C'était le groupe de travail sur les populations autochtones. Même s'il s'agit d'un processus extrêmement laborieux — les gouvernements, les peuples autochtones et divers universitaires étaient présents — je pense qu'ils ont produit un excellent document.

Cette déclaration a vu le jour en réponse à ce que l'on a appelé le «Martinez Cobo», qui a fait un rapport sur les conditions effectives des peuples autochtones dans le monde et qui a abordé les questions des droits de ces peuples. Cette déclaration a été approuvée par la Sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités comme on l'appelait à l'époque.

La déclaration a ensuite été soumise à la Commission des droits de l'homme qui est un organisme politique. Toutes sortes de questions politiques ont été soulevées. C'est ici qu'on se heurte au jeu politique des Nations Unies. Certains pays craignent qu'il y ait une déclaration. Ce n'est qu'une déclaration qui n'est pas exécutoire. Si c'était davantage, ça ne serait pas plus exécutoire comme on l'a entendu aujourd'hui. Cependant, le Canada a invoqué toutes sortes d'arguments qui vont à l'encontre de cette déclaration.

Si vous lisez la déclaration, vous constaterez qu'elle est assez inoffensive. Les peuples autochtones auraient rédigé quelque chose de beaucoup plus fort. Ne serait-ce que parce que la déclaration mentionne le droit à l'éducation, le Canada est allé aux Nations Unies pour déclarer qu'il avait compétence nationale en matière d'éducation, Warren Allman était là et il a dit: «Un instant, c'est une compétence provinciale et non nationale.» Voilà le genre de discussions qui se sont tenues.

L'acceptation de la déclaration se fait, comme vous le dites, de façon extrêmement lente. Et quand on dit «extrêmement lente», c'est un euphémisme. Je pense qu'on a adopté un ou deux paragraphes depuis le temps que la déclaration est entre leurs mains. Cela n'augure pas tellement bien. Les pays opposés à la déclaration prétendent que les peuples autochtones doivent accepter de faire des compromis sur la question du contenu de la déclaration.

Le problème, c'est qu'on ne peut pas faire de compromis concernant les droits. Ou bien les droits existent, ou bien ils n'existent pas. On ne peut pas dire: «Dans notre cas, parce que nous sommes des peuples autochtones, nous allons accepter moins que les droits accordés aux peuples dans le monde.» Comme les droits de la personne sont supposés être des droits universels et indivisibles, il est très difficile d'accepter qu'il puisse y avoir des compromis quand il s'agit des peuples autochtones. C'est ce qui se passe actuellement aux Nations Unies à ce sujet.

Le sénateur Pearson: Je comprends. Je viens tout juste de passer trois ans de négociation sur le document de la Session spéciale sur les enfants où, je pense, nous avons de bonnes discussions sur l'éducation pour les peuples autochtones, ce qui est différent de ce que vous avez laissé entendre. Cependant, c'est un processus politique, un processus entre les États. Tous les différents États sont impliqués.

J'accepte l'idée qu'un droit est indivisible, mais pour l'interprétation de la signification de ce droit, c'est là que le bât blesse — surtout lorsqu'on aborde des questions délicates comme les droits des garçons et des filles. Que vous pensiez ou non que ce droit est divisible, cela dépend du pays d'où vous venez. Je pense qu'il est facile de dire que les droits sont indivisibles, mais quand on entreprend des négociations, comme vous le savez, les interprétations deviennent litigieuses.

Merci de nous avoir fait part de cette information. Je sais que la déclaration est en voie d'élaboration depuis 12 ou 15 ans. C'est long. C'est un peu déconcertant de voir qu'il n'est pas possible d'aller plus loin. Croyez-vous que le forum permanent sera utile à cet égard?

M. Epstein: Je pense que le forum permanent peut être utile, mais je crois qu'il doit être retiré du monde politique et confié aux experts. Certaines des questions qui y sont soulevées sont assez déraisonnables et il faut avoir plus d'information sur le contexte. En fait, certaines personnes au niveau des politiques proposent de retourner au libellé qui a été rejeté il y a 10 ans dans un autre forum. Les gens doivent être mieux informés.

Comme vous le savez, dans des négociations politiques, les raisons qui sont invoquées ne sont pas toujours les raisons officielles parce que les représentants politiques aux organismes internationaux ont des directives à suivre. Par exemple: «On ne veut pas cela. Trouvez des prétextes.» Je ne crois pas que les gens soient honnêtes au sujet des véritables raisons qu'ils invoquent pour réclamer des changements. Si ça devait être le cas, si les discussions étaient ouvertes et informelles, nous irions plus loin.

Le sénateur Fraser: Plus loin sur le thème des filles et des femmes, sur la Convention américaine relative aux droits de l'homme, vous avez dit, monsieur Saganash, si j'ai bien compris, que nous devrions ratifier ce document sans recourir à des réserves ou à des protocoles d'entente. Puis-je vous demander si vous avez consulté les groupes de femmes autochtones au sujet de l'article 4?

M. Saganash: Non.

Le sénateur Fraser: Donc, vous n'avez aucune idée si elles accepteraient une mesure aussi radicale consistant à ne pas avoir de réserve? Est-ce que vous souhaiteriez les consulter?

M. Saganash: Certainement.

Le sénateur Fraser: Pourriez-vous nous informer des résultats?

M. Saganash: Oui.

La présidente: S'il n'y a pas d'autres questions, je vous remercie d'être venus exprimer votre point de vue surtout sur la Cour interaméricaine, mais aussi sur les questions plus larges à l'échelle internationale qui concernent les peuples autochtones. Ce fut très fructueux. Comme vous le savez, nous allons poursuivre notre étude. J'espère que vous la suivrez. Si vous avez d'autres renseignements, il serait bon que vous les fassiez parvenir au greffier.

La séance est levée.

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