Délibérations du comité sénatorial spécial sur
l'Antiterrorisme
Fascicule 5 - Témoignages du 5 mai 2008
OTTAWA, le lundi 5 mai 2008
Le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme se réunit aujourd'hui à 13 h 32 pour étudier les dispositions relatives au processus de délivrance des certificats de sécurité figurant dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, modifiée récemment par la Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3, et pour examiner le fonctionnement de ce processus dans le cadre du dispositif canadien de lutte contre le terrorisme.
Le sénateur David P. Smith (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, nous allons commencer même si je sais que d'autres membres du comité se joindront à nous.
Notre témoin aujourd'hui est M. Kent Roach de la faculté de droit de l'Université de Toronto, qui est un auteur prolifique dans ce domaine. Il nous a même attribué une note, et je crois que nous avons passé. Nous n'avons pas obtenu un A+, mais nous avons passé. Le professeur Roach a fait ses études à l'Université de Toronto pour ensuite entreprendre des études à Yale. Il connaît bien les travaux de notre comité, la portée de ce que nous avons étudié dans le passé et notre mandat à l'heure actuelle.
Alors, professeur Roach, nous sommes ouverts à vos réflexions sur ce qu'il convient de faire maintenant et sur les priorités sur lesquelles nous devrions nous concentrer; nous accueillons toute suggestion sur ce sujet particulier ou sur d'autres questions connexes.
Kent Roach, titulaire de la Chaire Prichard-Wilson en droit et en politique publique, faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci. Je suis heureux de comparaître de nouveau devant vous et de contribuer à l'important travail du comité. Dans ma déclaration d'ouverture, j'aimerais soulever cinq points. Les trois premiers font suite aux points soulevés dans le rapport du comité sur le projet de loi C-3. Les deux derniers concernent des questions de portée plus large, auxquelles le président vient de faire allusion.
Tout d'abord, je suis conscient du fait qu'il s'agit d'une approche inhabituelle étant donné que le projet de loi C-3 est devenu loi. Toutefois, nous en parlons toujours. Je crois qu'il est juste de dire que le projet de loi C-3 a été adopté à la hâte, comme cela a été malheureusement le cas pour de nombreux débats sur la législation nationale en matière de sécurité après le 11 septembre. C'est ce que je constate à coup sûr dans les délibérations de votre comité. Je crois que le Sénat s'est penché sur le projet de loi pendant seulement environ une journée.
Bien entendu, je sais qu'il fallait répondre à la déclaration d'invalidité suspendue d'un an prononcée par la Cour suprême. Toutefois, il me semble que lorsqu'on adopte des lois avec une telle rapidité, il est très important de prévoir un examen détaillé tous les trois ou cinq ans concernant le fonctionnement et l'efficacité des lois en matière de sécurité. Je signale que le projet de loi S-3, qui est à l'étude à l'autre endroit, contient une telle disposition, mais ce n'est pas le cas pour le projet de loi C-3. Cette omission est regrettable.
Le sénateur Smith a parlé d'un rapport que j'avais préparé pour l'Institut de recherche en politiques publiques. C'est un risque professionnel pour un professeur, mais j'ai eu l'audace d'attribuer une note au travail du comité. Je considère vraiment que le travail que doivent accomplir les comités est important, et j'aimerais que vous ayez plus de ressources et d'aides à la recherche pour y arriver.
Il est important de développer un savoir-faire chez les parlementaires en matière de sécurité. Il est à espérer que ces questions ne domineront pas la scène politique de notre pays, mais lorsqu'elles surgissent, elles sont d'une importance capitale. Dans de telles situations, il est important pour le Parlement d'avoir à son actif des recherches et des conseils judicieux en matière de politiques.
En vertu du projet de loi C-3, la Cour fédérale dispose d'un comité qui l'aidera à élaborer des règles relatives aux avocats spéciaux. Peu importe son efficacité, un tel comité n'est pas un substitut à un examen effectué par le Parlement, trois ou cinq ans après, pour déterminer si l'expérience avec les avocats spéciaux et les certificats de sécurité portent fruit ou si nous pourrions améliorer certains aspects.
Il est important pour le Parlement d'effectuer un tel examen parce que les responsables à l'exécutif qui administrent ces certificats de sécurité, ont planché sur les cinq dossiers de certificats de sécurité actuels. Le Parlement a la capacité de prendre du recul et de déterminer si les processus liés aux avocats spéciaux, en particulier, et aux certificats de sécurité, en général, sont efficaces.
Je dis cela du point de vue des préoccupations concernant les droits et la sécurité. Un examen parlementaire convient parfaitement lorsqu'il s'agit d'analyser des questions de pertinence et d'efficacité. Comme je vais l'expliquer tout à l'heure, j'ai de graves préoccupations au sujet des lacunes des certificats de sécurité sur le plan des droits. Ce n'est pas une façon particulièrement rationnelle de traiter des individus soupçonnés d'activités terroristes.
Je déplore que le projet de loi C-3 ne prévoit pas un examen triennal ou quinquennal, mais je reconnais que votre comité poursuivra son travail durant l'année en cours pour produire un rapport. Je vous encourage à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour examiner comment les avocats spéciaux s'acquittent de leur tâche en vertu du projet de loi C- 3.
Les avocats spéciaux ont pris un très bon départ. La liste des gens qui ont été nommés avocats spéciaux est impressionnante. Il s'agit d'experts en la matière — des gens qui connaissent très bien les commissions d'enquête, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le CSARS, ainsi que des avocats de la défense, et cetera. J'encourage fortement les honorables sénateurs à envisager d'inviter certaines de ces personnes à comparaître devant vous avant la fin de l'année pour parler de leurs expériences.
J'ai récemment assisté à une conférence à Toronto, où Paul Cavalluzzo, un des avocats spéciaux et l'avocat principal à la Commission Arar, a évoqué avec passion certaines de ses inquiétudes au sujet du projet de loi C-3. Des gens comme M. Cavalluzzo seraient d'excellents témoins dans le cadre de cet examen.
Je vais maintenant passer au deuxième point énoncé dans le rapport du comité, c'est-à-dire la question de savoir ce que l'avocat spécial peut faire après qu'il a pris connaissance des renseignements confidentiels. Ici, j'aimerais juste souligner que le paragraphe 85.4(2) du projet de loi C-3 a, selon moi, une portée extrêmement vaste. En vertu de ce paragraphe, entre le moment où il reçoit ces renseignements et la fin de l'instance, « l'avocat spécial ne peut communiquer avec qui que ce soit au sujet de l'instance si ce n'est avec l'autorisation du juge et aux conditions que celui-ci estime indiquées ».
La question générale qui se pose, c'est de savoir si l'avocat spécial peut appeler de nouveau la personne sous garde visée par un certificat de sécurité pour lui poser des questions. C'est évidemment un point très important. Parmi les renseignements confidentiels, si des éléments de preuve indiquent que la personne sous garde se trouvait en Afghanistan dans un camp d'entraînement en 1996, il sera crucial, si l'avocat spécial n'a pas reçu ces renseignements dès le début, d'interroger de nouveau la personne sous garde, non pas pour lui dire que le CSARS a obtenu ces renseignements par le biais des Américains ont des Britanniques, mais pour s'enquérir de ses activités entre 1995 et 1997.
J'aimerais également souligner que cette disposition empêche l'avocat spécial de parler à qui que ce soit, même pas à un expert dans le domaine. N'ayant pas réellement vu de quoi a l'air ce genre de renseignements, je peux très bien imaginer qu'un avocat spécial, tout comme n'importe quel avocat qui exerce son métier, voudrait consulter un témoin expert. Pourtant, aux termes de cette disposition, l'avocat spécial ne peut même pas faire cela. Il ne peut même pas parler à un autre avocat spécial affecté à un autre dossier sans obtenir l'autorisation du juge.
La Cour fédérale pourrait gérer cette situation de façon efficace. Je sais qu'à l'aide du comité, elle peut élaborer des règles. Toutefois, j'estime qu'il s'agit d'une disposition dont la portée générale risque de poser problème.
Votre comité devrait chercher un moyen de permettre à l'avocat spécial de retourner devant le juge et d'obtenir son autorisation, sans nécessairement signaler à l'autre partie ce qui se passe. D'après ce que je crois comprendre, une des causes de frustration des avocats spéciaux dans le régime britannique, c'est que s'ils veulent obtenir l'autorisation du juge pour interroger de nouveau une personne sous garde ou un autre expert, après avoir vu les renseignements confidentiels, ils doivent essentiellement faire part de leurs intentions au gouvernement.
Il aurait été avantageux d'inclure dans le projet de loi C-3 au moins un pouvoir discrétionnaire permettant à l'avocat spécial de faire une demande ex parte, sans que les avocats du gouvernement en soient mis au courant. L'avocat spécial pourrait ainsi retourner devant le juge pour lui faire part de son intention de poser telle ou telle question à la personne sous garde ou de consulter tel ou tel expert.
Je fais remarquer qu'en vertu de l'article 38.11 de la Loi sur la preuve au Canada, la Cour fédérale jouit d'un tel pouvoir. Dans un jugement relatif à une des affaires Khawaja, la Cour d'appel fédérale a fait grand cas de la capacité de l'accusé de procéder ex parte; cette discrétion est attribuée non seulement au gouvernement, mais aussi à l'accusé.
Les avocats spéciaux, me semble-t-il, pourraient fort bien se sentir frustrés et peut-être se montrer réticents à l'idée de retourner voir le juge pour demander l'autorisation judiciaire de communiquer avec quelqu'un après avoir pris connaissance des renseignements confidentiels, s'ils doivent signaler leurs intentions précises à l'autre partie.
Le point suivant se trouve évidemment au cœur même du débat, et je crois que la plupart des observateurs l'ont reconnu. La disposition la plus importante du projet de loi C-3, c'est l'alinéa 85.2c), en vertu duquel l'avocat spécial peut « exercer, avec l'autorisation du juge, tout autre pouvoir nécessaire à la défense des intérêts » du non-citoyen. Cette disposition accorde au juge le pouvoir soit d'autoriser l'avocat spécial à parler à la personne sous garde après qu'il a vu les renseignements confidentiels, soit de demander une divulgation plus étendue ou encore d'appeler les témoins de l'avocat spécial.
Ici, j'ai quelques réserves quant au choix des mots suivants : « nécessaire à la défense des intérêts » du non-citoyen. La nécessité est une norme très élevée. Si j'avais des ennuis avec la justice, j'aimerais bien que mon avocat fasse plus pour moi que simplement le nécessaire. J'aimerais bien que la personne qui représente mes intérêts en fasse plus. À mon avis, il sera très intéressant de voir comment la Cour fédérale interprétera cette mention de la question de la nécessité.
Enfin, la dernière disposition du projet de loi C-3 qui me pose problème, c'est l'alinéa 83(1.2)c), qui porte sur le choix de l'avocat spécial. Il stipule que l'une des raisons pour ne pas nommer avocat spécial la personne désignée par l'intéressé, c'est si cette personne
... a connaissance de renseignements ou d'autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui et, dans les circonstances, ces renseignements ou autres éléments de preuve risquent d'être divulgués par inadvertance.
Encore une fois, c'est ergoter sur les mots, mais je m'inquiète de l'utilisation du mot « risquent ». J'aurais préféré qu'on dise « risquent beaucoup » ou « considérablement » ou « gravement ». Il y aura toujours un risque chaque fois qu'une personne qui a eu accès à des renseignements classifiés parle d'un sujet qui s'y rattache. Il y a toujours un risque de divulgation par inadvertance.
Un des principaux messages que je veux vous communiquer, c'est que selon moi, il y a de plus en plus de preuves au Canada — et c'est peut-être à cause de notre statut incontestable de pays importateur net de renseignements —, que nous sommes extrêmement réticents à prendre des risques quand il est question de secrets. La raison en est peut-être que nous traitons en grande partie des secrets d'autres personnes; toutefois, nous sommes devenus si réticents à prendre des risques relativement aux renseignements confidentiels que nous compromettons notre capacité de lutter contre le terrorisme d'une façon qui respecte les droits des personnes concernées tout en protégeant la sécurité des Canadiens. Cette culture frileuse autour du secret est à double tranchant. Comme résultat, il arrive souvent que la personne concernée ignore une bonne partie des renseignements. De plus, cela se répercute sur la façon dont nos protagonistes en matière de sécurité nationale font leur travail.
Le troisième point que j'aimerais soulever, c'est la question de la divulgation. La divulgation et la capacité d'interroger une autre fois la personne sous garde — voilà les deux principaux reproches concernant le projet de loi C- 3. Comment savoir que l'avocat spécial dispose de tous les renseignements pertinents? En vertu du projet de loi C-3, l'avocat spécial doit avoir accès à tous les renseignements que le gouvernement présente à huis clos, en secret, au juge de la Cour fédérale. Toutefois, qu'en est-il des autres renseignements qui restent à dévoiler? La réponse donnée par le gouvernement, à juste titre, c'est qu'il est tenu de faire une divulgation complète et que cette obligation est accrue s'il peut parler au juge en secret, sans que l'autre partie soit présente.
J'ai écrit un article là-dessus avec un collègue qui est maintenant juge. J'ai l'impression que tous mes collègues finissent juges. Notre article porte sur les erreurs judiciaires et les affaires de terrorisme. Les cas d'erreurs judiciaires montrent souvent que si le procureur n'a pas tout divulgué, ce n'est pas parce qu'il est une mauvaise personne ou parce qu'il a délibérément passé outre aux règles d'éthique, mais parce qu'il porte des œillères. Il arrive que les procureurs passent beaucoup de temps sur un dossier, en particulier des dossiers de certificats de sécurité, qui peuvent nécessiter plusieurs années. Lorsque cela se produit, on a naturellement tendance à devenir si imbu de l'idée que le suspect est coupable, qu'on ne considère pas pertinents les autres éléments de preuve qui, vus de l'extérieur, seraient considérés comme utiles.
La question de la divulgation est très importante. Je ne sais pas au juste comment l'avocat spécial fera la lumière sur l'affaire et finira par demander au Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS, s'il dispose de toute l'information détenue par quelqu'un qui représente les intérêts de la personne sous garde, information qui pourrait réellement aider le suspect. Le professeur Forcese a proposé une bonne idée : si le CSARS devait participer, il aurait pour mandat d'éplucher les tonnes de renseignements du SCRS.
Le CSARS est une ressource nationale importante. Si votre comité entend le témoignage des représentants du CSARS dans le cadre de ses délibérations, je propose de leur demander s'ils sont en mesure de remplir cette nouvelle tâche. Il ne faut pas non plus oublier que le juge O'Connor a recommandé un élargissement du mandat du CSARS. À ce jour, le gouvernement n'a rien dit sur les mesures qu'il prendra, s'il y a lieu, en réponse au deuxième rapport du juge O'Connor. Peu importe ce que nous ferons, nous devons observer le principe formulé par le juge O'Connor : plus les responsabilités de l'État augmentent, plus les activités d'examen doivent augmenter en conséquence.
Le CSARS pourrait jouer un rôle sur le plan de la divulgation, mais je laisse au comité le soin de demander aux responsables du CSARS s'ils disposent des ressources dont ils ont besoin. Nous savons que le CSARS reçoit beaucoup de ressources supplémentaires, probablement en quantité suffisante, mais le rôle de chien de garde que joue le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité devient plus en plus difficile; il devrait avoir plus de ressources en conséquence.
Les derniers points que je vais aborder sont de nature plus générale, et je vous ai déjà fait part de mon opinion concernant le quatrième point. Plusieurs signes récents montrent que le gouvernement a pris l'habitude de faire des déclarations à portée excessive concernant la confidentialité. Le premier cas commence par le juge O'Connor à la Commission Arar. Il s'est explicitement prononcé sur les prétentions initiales formulées par le gouvernement concernant la confidentialité; selon le juge O'Connor, trop insister sur le caractère confidentiel n'est pas une bonne voie, en partie parce que si vous avez de vrais secrets, les gens ne vous croiront pas. Nous savons que le gouvernement et la Commission Arar étaient en désaccord sur la mesure dans laquelle le rapport devait être rendu public. Nous savons que cette question a été tranchée par le juge Noël, de la Cour fédérale. Nous savons que le juge Noël n'était pas tout à fait d'accord avec la Commission Arar, mais il a autorisé la diffusion de la plupart des passages contestés. Nous savons que le juge Noël a affirmé que relativement à au moins une partie du rapport, le gouvernement revendiquait la confidentialité au titre de la sécurité nationale et qu'il n'avait pas prouvé l'atteinte à la sécurité nationale, malgré la prépondérance.
Dernièrement, le juge Mosley a rendu deux décisions dans l'affaire Khawaja, dont la plus récente l'a été le jeudi 1er mai 2008. Dans les deux cas, le juge Mosley a statué que les prétentions du gouvernement, en ce qui a trait à certains des renseignements pour lesquels il revendiquait la protection au titre de la sécurité nationale dans l'affaire Khawaja, ne respectaient pas à certains égards la norme relative à l'atteinte à la sécurité nationale. Le juge Mosley a réitéré quelques-uns de ces commentaires dans la décision qu'il a rendue jeudi dernier.
Nous savons aussi que lorsque les certificats de sécurité ont été renouvelés en vertu du projet de loi C-3, le gouvernement a communiqué publiquement une foule de renseignements qui avaient été gardés secrets auparavant. C'est une bonne nouvelle, mais qui me porte à croire qu'on a réclamé la confidentialité de manière excessive dans le passé. D'après les articles de presse, nous savons que lorsque les nouveaux certificats de sécurité ont été soumis, de graves allégations ont été soulevées à propos de plusieurs de ces hommes. Ce que je dis, c'est que nous ne sommes pas en mesure de juger si ces allégations sont vraies. Toutefois, elles étaient secrètes avant que cette nouvelle information soit divulguée. Je soupçonne que les personnes sous garde ignoraient que le SCRS formulait ces graves allégations à leur égard.
J'aimerais que le comité, qui a un savoir-faire en sécurité nationale, soulève cette question auprès du gouvernement. Quand de telles prétentions sont formulées, on prête le flanc à la critique, à savoir qu'on ne comprend pas ce qui se passe et à quel point la confidentialité est importante. Je suis d'avis que des choses très importantes doivent être tenues secrètes. Nous ne devons pas divulguer le nom des informateurs, ni les réserves formulées et les promesses faites à d'autres gouvernements. C'était en grande partie l'argumentation du juge O'Connor. Les enquêtes relatives à la sécurité nationale en cours sont toutes des secrets légitimes, je crois.
Cependant, je pense que nous sommes arrivés à un point où l'idée même de dire qu'il y a atteinte à la sécurité nationale doit vraiment être sanctionnée et réajustée. Nous devons commencer à parler des préjudices concrets qui sont causés par la divulgation de renseignements secrets et pas simplement dire que nous ne pouvons pas les rendre publics parce que cela porterait atteinte à la sécurité nationale ou, conformément à l'article 38, porterait préjudice aux relations internationales.
Dans son rapport d'examen de trois ans, le comité a fait valoir, à juste titre, que les relations internationales doivent être repensées. Nous ne disons pas que nous revendiquons la confidentialité, car ce serait gênant. Nous devons plutôt demander pour quelles raisons on revendique le secret dans les relations internationales — c'est-à-dire, les réserves et les restrictions.
Nous devons faire la même chose maintenant lorsqu'il est question de sécurité nationale. Le Parlement doit au moins donner à ceux qui administrent cette loi des paramètres concrets de ce à quoi ressemble ou de ce qu'est un secret légitime.
Je me rends compte que les faits changent selon les circonstances et qu'il n'est peut-être pas possible d'avoir un code exhaustif. Toutefois, je crois que nous avons besoin de conseils. Cela a commencé avec le juge O'Connor, mais ce n'est pas juste lui, mais aussi les juges Noël et Mosley. Ce sont des gens qui ont un grand savoir-faire et qui travaillent aux premières lignes. Ils envoient des signaux indiquant que le gouvernement réclame la confidentialité de manière excessive. Je ne sais pas à quel point le public y porte attention.
Enfin, nous devons examiner la question de la viabilité des certificats de sécurité à long terme. Le Parlement a évidemment répondu à la décision rendue dans l'affaire Charkaoui et peut-être à tous les méfaits que la Cour suprême a cernés lors de la procédure contradictoire dans l'affaire Charkaoui. Toutefois, nous devons examiner si les certificats de sécurité utilisés contre ces cinq personnes soupçonnées de terrorisme sont viables à long terme.
Nous avons utilisé ces certificats de sécurité contre certaines des personnes sous garde depuis 2001. Je dis cela pour quelques raisons. Premièrement, bon nombre de ces personnes sous garde viennent de pays où, la plupart d'entre nous en conviendraient, ils risqueraient fort d'être torturés si on les y renvoyait. Dans l'affaire Jaballah, qui n'était pas liée à l'affaire Charkaoui, la Cour fédérale a convenu qu'il y aurait un risque substantiel de torture et a déclaré qu'elle n'utiliserait pas l'exception énoncée dans l'arrêt Suresh. Si nous parlons de renvoyer des personnes soupçonnées de terrorisme en Syrie, nous devons prendre le taureau par les cornes et dire : « Si nous faisons cela, il y aura un risque substantiel de torture. »
Je suis d'accord avec ce que dit le comité dans son rapport d'examen de trois ans, à savoir que malgré ce que la Cour suprême du Canada a statué dans l'arrêt Suresh, nous ne voulons pas exposer des gens à un risque substantiel de torture. Si vous acceptez cela — si vous acceptez que l'exception énoncée dans l'arrêt Suresh soit retirée, ou devrait l'être, et c'est d'ailleurs ce que je crois —, nous détenons alors ces individus sans qu'ils n'aient de perspective raisonnable d'être expulsés un jour.
À ce stade-ci, j'ai l'impression que nous n'avons pas vraiment songé à la manière de nous y prendre. Ils ne sont pas des citoyens et n'ont pas le droit explicite de rester au Canada au même titre qu'un citoyen. Toutefois, comment pouvons-nous justifier qu'ils soient traités aussi différemment, qu'ils soient détenus pour une durée indéterminée s'ils ne peuvent pas être expulsés, par rapport au traitement qu'un individu se verrait imposer s'il était accusé de terrorisme?
Cela nous ramène à la manière dont nous traitons les poursuites contre les terroristes et les éléments de preuve secrets. Je vais mettre cartes sur table. Dans le cas de ces cinq hommes, les certificats de sécurité ne sont pas viables. Il nous faut une stratégie de sortie. Une partie de cette stratégie de sortie signifie que s'ils sont aussi dangereux que le gouvernement le dit, nous devons pouvoir les garder sous haute surveillance. S'ils se livrent à des activités qui sont maintenant considérées comme un crime, une tentative ou un complot terroristes, vous portez alors des accusations contre eux. Il me semble que tant du point de vue des droits que de la sécurité, on traite les cas de personnes soupçonnées de terrorisme en recourant au droit pénal pour les punir ou les mettre hors d'état de nuire.
Bien que le projet de loi C-3 ait sans contredit rendu la procédure menant à un certificat de sécurité un peu plus juste — et, pour cette raison, nous ne devrions pas le dénigrer —, je ne crois pas que ce soit une solution définitive à cet égard. Je ne pense pas que la plupart de ces avenues nous ramènent à la question des poursuites au criminel.
Le président : Merci, monsieur Roach. Vous nous avez fait part de nombreux points intéressants. Je n'ai pas pu m'empêcher de songer à votre troisième argument, à savoir qu'il se pourrait que nous ayons à revenir en arrière et à introduire une nouvelle définition dans cet article pour qu'il inclue dorénavant le CSARS parmi les inspecteurs. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y réfléchir.
Le sénateur Segal : Merci pour l'exposé. Je vous suis reconnaissant d'avoir pris le temps de venir.
Je veux revenir à votre dernier commentaire sur la manière dont les règles de preuve d'une poursuite au criminel normative sont essentiellement écartées pour la cause plus noble de la sécurité nationale. Cela a trait au problème fondamental qui consiste à combiner des activités préventives en matière de sécurité publique — qui sont censées être menées avant que ne soit perpétré un acte criminel ou terroriste pour protéger l'État et le public — et la procédure pénale fondée sur la preuve où des données suffisantes sont recueillies pour porter une accusation et que tous les droits normatifs d'application régulière de la loi soient respectés, à la fois pour l'avocat de la défense et la Couronne.
Il est juste de dire que depuis toujours, lorsque des politiciens décident que quelque chose doit être fait — quand le gouvernement Chrétien a pris des décisions à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001, par exemple —, les hauts fonctionnaires leur disent habituellement, que ce soit les autorités policières ou les responsables de la sécurité, que s'ils veulent un filet de protection préventif adéquat dans l'intérêt du public, ils doivent alors prendre les mesures suivantes. Même mon pire excès partisan ne pourrait m'amener à conclure que les politiciens autour de la table nous suggéreraient d'examiner comment réduire la liberté de la personne dans un premier temps, puis comment veiller à ce que le droit à l'application régulière de la loi et la présomption d'innocence soient foulés au pied.
Ce qui me frappe, c'est qu'une partie du problème ici, c'est que le gouvernement actuel — et je pense qu'il en va de même pour ses prédécesseurs — essaie d'avoir le beurre et l'argent du beurre. Quand ces projets de loi ont été rédigés pour la première fois, le gouvernement croyait qu'ils étaient conformes à la Charte, et il avait tout à fait tort. Il croit maintenant avoir apporté les ajustements nécessaires pour répondre au critère énoncé par la Cour suprême relativement à la Charte. J'ai l'impression que nous nous retrouverons autour de cette table dans un avenir rapproché avec des affaires judiciaires qui montreront qu'il a tort sur toute la ligne.
J'aimerais que vous réfléchissiez à la proposition suivante : la sécurité nationale serait mieux assurée si quelqu'un présentait ce type de mesure législative, nonobstant la Charte des droits et libertés, et où il serait dit clairement qu'il y a un délai, qu'il est exprès et qu'on ne peut pas le justifier. Nous n'en verrons jamais la fin sinon.
Les Canadiens sont bien forts quand il s'agit de regarder les Américains de haut. Je suis néanmoins étonné que l'adjudant général et les différents conseillers juridiques de l'armée américaine aient défendu avec autant de vigueur le jeune Canadien qui est détenu à Guantanamo et qu'ils aient adressé des pétitions à divers niveaux pour qu'il soit libéré et les décisions du tribunal annulées.
Pour ce qui est de l'accès aux données, je n'ai pas l'impression que les dispositions du projet de loi C-3, ce qui permettront à l'avocat d'agir au nom du client, accorderont à une personne détenue en vertu de ce certificat les mêmes droits que ceux accordés par les Américains à M. Khadr dans le cas de Guantanamo. Je ne sais pas pourquoi comme Canadiens nous accepterions cela.
Dans mon intervention se cache une question. Je vous laisse le soin de la trouver.
M. Roach : C'était quelque chose que j'ai écrit quand le projet de loi C-36 était débattu en octobre 2001. Le point de vue relatif à la conformité de la Charte comporte de sérieuses lacunes. Sauf votre respect, sénateur Segal, déterminer si c'est conforme à la Charte ou non est une analyse trop superficielle à faire quand la sécurité nationale est en jeu. C'est presque trop important pour nous en remettre aux avocats. Ce que nous devons réellement faire, c'est examiner comment ces choses fonctionnent sur le terrain.
Plus je regarde ce qu'on sait qui se passe sur le terrain, plus je suis persuadé que dans un grand nombre de ces domaines, nous pouvons améliorer la situation de manière à mieux protéger les droits et la sécurité. Je suis peut-être un peu trop optimiste à cet égard, mais nous devons vraiment nous pencher sur ce qui se fait sur le terrain.
Je vais revenir à votre question qui consiste à savoir pourquoi ces personnes ont été détenues en vertu de certificats de sécurité. De toute évidence, nous ne pouvons que faire des suppositions, mais c'était probablement qu'on a décidé que la loi sur l'immigration était le meilleur instrument pour placer ces individus sous garde. Je crois que la plupart des gens s'attendaient à ce que la détention soit plutôt temporaire et qu'ils soient ensuite relâchés.
Le dernier certificat de sécurité dans ces types de cas a été délivré en 2003. J'ai l'impression que même si nous présumons, pour les fins de la discussion, que ces décisions étaient celles qu'il fallait prendre quand elles l'ont été, nous devons encore nous demander si c'est toujours le cas en 2008. Ce sont là deux questions profondément différentes.
Il nous faut certains instruments pour pouvoir nous occuper de ces gens en 2008. Quand on examine ce qui se passe dans l'affaire Khawaja ou l'affaire de Toronto — et là encore, nous n'avons qu'une connaissance partielle des faits — vu ce qui est connu du public, nous n'avons pas trop bon espoir de pouvoir recourir au droit pénal.
Nous devons chercher des solutions à long terme. Nous ne pouvons pas simplement passer sans arrêt d'une législation de crise à une poursuite judiciaire. Même si nous le faisons, et que tout le monde essaie de faire son travail dans ce cadre limité, nous n'accomplissons pas le travail de base. Comme je le définirais, le travail de base consiste à protéger la sécurité des Canadiens tout en respectant les droits fondamentaux de la personne de ceux qui sont soupçonnés de s'être livrés à des activités terroristes.
[Français]
Le sénateur Nolin : J'attendais votre argument sur votre cinquième point. Ce point m'apparaît peut-être le plus fondamental de votre témoignage, à savoir que nous avons un régime d'exception et que ce régime ne semble pas reposer sur des principes directeurs suffisamment importants pour qu'on le maintienne. Nous devrions, à la limite, l'écarter puisque nos principes de droit sont trop importants pour les battre en brèche avec un régime d'exception.
[Traduction]
C'est ce qui me préoccupe le plus. À entendre votre cinquième commentaire, je ne suis pas persuadé que vous avez confiance que nous avons des principes directeurs adéquats pour établir avec force et nous convaincre que nous devons avoir un régime d'exception alors que seulement quelques individus au Canada peuvent être assujettis à ce processus — pas les citoyens — et conserver la Charte comme une caractéristique fondamentale de notre structure juridique. Si nous ne sommes pas capables de répondre à cette première question, le reste est un peu illogique.
M. Roach : Je crois que la Cour suprême du Canada a commis une erreur dans l'affaire Suresh quand elle a dit qu'il serait peut-être conforme à la Charte d'expulser des individus exposés à un risque substantiel de torture. Je crois que les Nations Unies nous ont dit que c'était une erreur. Mais en ne renvoyant pas M. Jaballah en Égypte, la Cour fédérale dans l'affaire Jaballah nous a aussi bien dit que c'est une erreur. La Commission O'Connor, qui a décrit ce qu'est véritablement la torture, nous a dit que c'était une erreur.
Même si on accepte qu'il peut y avoir, comme vous le dites, un régime d'exception ou de traitement différent pour les non-citoyens comparativement aux citoyens, une fois que la torture ne fait plus partie du tableau, nous devons commencer alors à penser à d'autres solutions que la loi sur l'immigration. La seule que nous avons, c'est le droit pénal, avec ses mécanismes punitifs et préventifs. Bien des gens disent que le droit pénal relativement au terrorisme vise à poursuivre les gens après que la bombe a explosé. Je dois rejeter cette proposition. J'ai essayé de rejeter cette proposition même quand on débattait du projet de loi C-36. J'enseigne à mes étudiants en droit pénal sur la législation relative aux attentats, au complot et aux engagements à ne pas troubler l'ordre public.
Je suis contre la décision unanime de la Cour suprême. Si cette dernière nous dit qu'il pourrait parfois être conforme à la Charte d'expulser quelqu'un en Syrie ou en Égypte, où nous savons qu'il sera torturé, je dis avec respect que la Cour suprême a tort et la Charte aussi. Nous ne devrions pas le faire. C'est une erreur. Nous savons tous que ce genre de traitement est contraire à nos valeurs, et nous ne le ferons pas.
Une fois que cet élément est rayé de la liste, je pense vraiment que cela nous ramène au droit pénal, ou nous inventerons un nouveau régime qui s'appliquera probablement aux citoyens ou aux non-citoyens.
Je ne pense pas que ce je dis est si radical. C'est essentiellement ce par quoi sont passés les Britanniques. Après les attentats du 11 septembre, les Britanniques ont dit qu'ils utiliseraient la loi sur l'immigration et la détention pour une durée indéterminée des individus qu'ils ne pourraient pas expulser en Égypte, en Syrie ou ailleurs. Les Britanniques en étaient si convaincus après le 11 septembre qu'ils ont utilisé leur version de l'article 33, ce dont le sénateur Segal a parlé.
À mon avis, l'affaire Belmarsh est la décision la plus exceptionnelle qui a été rendue à la suite des événements du 11 septembre. C'est l'affaire Brown c. le Conseil de l'éducation de ma génération. La Chambre des lords a statué que c'est discriminatoire et illogique. Il est illogique de croire que la loi sur l'immigration offre une solution à long terme aux menaces terroristes quand on ne peut pas expulser quelqu'un.
Les Britanniques s'en sont éloignés et ont maintenant des mesures de contrôle, qui existent pour les citoyens et les non-citoyens. Ils trouvent leur expérience avec ces mesures de contrôle très difficile.
Après le 11 septembre, ce que les Américains et les Britanniques ont accompli avec succès dans l'ensemble, c'est le dur travail des poursuites au criminel. C'est difficile. Vous aurez à présenter une demande en vertu de l'article 38 et obtenir des ordonnances pour que certains éléments ne soient pas divulgués.
Si nous avons vraiment des terroristes parmi nous, il faut nous assurer que notre processus pénal est à la hauteur de la tâche et qu'il peut fonctionner. Je m'inquiète du fait que notre processus pénal ne soit pas à la hauteur à l'heure actuelle. Je crois qu'il est urgent que nous reconnaissions que les certificats de sécurité ne donneront pas de résultats avec ces détenus particuliers dans deux, trois ou quatre avec d'ici. Bien des gens diraient que ces individus sont placés sous garde depuis trop longtemps maintenant, mais imaginez s'ils le sont encore dans quelques années.
Nous devons faire face à la dure réalité que le jour du jugement viendra. À ce moment-là, ces individus seront libérés et gardés sous surveillance. S'ils se livrent à des activités criminelles, ils seront accusés et poursuivis, et bénéficieront de la présomption d'innocence et de l'exigence de la preuve hors de tout doute raisonnable.
Le sénateur Baker : Admettez-vous que dans votre citation de la décision de la Cour suprême du Canada, dans l'affaire Suresh, vous avez omis les expressions « dans des circonstances extraordinaires » ou « dans des circonstances exceptionnelles »?
Dans l'affaire Charkaoui, le juge en chef de la Cour suprême du Canada indique, au paragraphe 82, que vous, professeur Roach, avez critiqué la conclusion de la Cour d'appel selon laquelle une telle mesure n'est pas requise par la Constitution. Le juge en chef poursuit en disant que vous approuvez le système de représentants spéciaux. Après avoir cité de nombreux passages de « Ten Ways to Improve Canadian Anti-Terrorism Law », le juge en chef ajoute : « Cela dit, on a aussi reproché au système de représentant spécial du Royaume-Uni de ne pas aller assez loin. »
Compte tenu de la position que vous avez décrite, si nos juges ne revendiquaient pas à l'excès le droit au secret et si nos procureurs agissaient davantage comme des ministres de la Justice, comme le disait le juge Martin il y a quelques années en Ontario, peut-être que nous ne n'aurions pas les problèmes que nous cause le système actuel. Toutefois, ce sera peut-être toujours ainsi, et c'est pourquoi on tente de modifier la loi afin de faire fonctionner le système coûte que coûte.
Vous approuvez les exceptions dont vous avez parlé, qui concernent notamment la protection des informateurs, les réserves, la sécurité nationale, et vous dites que ce nouveau système ne fonctionne pas à cause de la nature du système judiciaire, et des procureurs de la Couronne.
Actuellement, nous avons un système de freins et de contrepoids dans la Loi sur la preuve au Canada, à l'article 38, et dans le Code criminel, à l'article 187. Nous avons également un processus en vertu duquel, d'après la Loi sur la preuve au Canada, le procureur de la Couronne avise le procureur général, lequel peut demander au juge de ne pas divulguer certaines informations pour des raisons de sécurité nationale.
À l'article 187 du Code criminel, il y a une série complète de dispositions concernant notamment la façon de protéger les renseignements fournis par les informateurs; ces renseignements, qui se trouvent dans des paquets scellés, pourraient servir à lancer des mandats. Autrement dit, il y a un processus qui permet de noircir des éléments problématiques de la preuve avant divulgation. Il y a également une procédure entre le ministère public, la défense et le juge afin que le prévenu connaisse la preuve qu'il ou elle doit réfuter. Si la dénonciation assermentée, qui comporte parfois 500 ou 600 pages, perd son propre fondement après le noircissement de certaines parties, la preuve ne peut être utilisée.
Ma question est très simple. Que pensez-vous d'utiliser le même système pour ce que nous faisons? Pourquoi laissons-nous au hasard la divulgation appropriée de la preuve, alors que nous avons la Loi sur la preuve au Canada depuis 25 ans, et l'article 187 du Code criminel depuis 20 ans? Y avez-vous déjà réfléchi?
M. Roach : Je vous remercie de ces questions, sénateur Baker. Il m'est arrivé au tribunal que l'autre partie cite ce que j'avais écrit. Habituellement, je répondais : « Mon ami peut sûrement citer une personne qui en sait plus que moi sur le sujet. »
Vos observations à propos des articles 38 et 187 semblent indiquer que notre système de droit criminel actuel a eu à régler beaucoup de ces problèmes de secret, quoique dans différents contextes. Il y a eu des poursuites contre des terroristes, mais souvent, on fait appel à des informateurs dans les cas de vastes complots pour faire le trafic de stupéfiants, par exemple. Cela confirme l'idée selon laquelle avec notre droit criminel traditionnel, nous sommes totalement impuissants à faire face au terrorisme international. C'est pourquoi, lorsque le projet de loi C-36 a été présenté pour la première fois, j'ai dit que nous devions commencer par examiner le droit pénal traditionnel, dans lequel il y a toujours eu une dimension de prévention des complots, des attentats, de l'incitation au crime, et ainsi de suite.
Nous devons soit avoir davantage confiance en notre droit pénal, soit penser à utiliser notre expertise et la rigueur de notre système de droit pénal pour les transposer à notre législation en matière d'immigration.
Je ne dis pas que le projet de loi C-3 est un échec, loin de là. Il est encore très tôt pour se prononcer. J'ai mentionné, au début, que j'avais été très impressionné par la compétence des candidats qui ont été nommés avocats spéciaux. Ce sont des gens brillants. Nous voulons que ce système fonctionne.
Le projet de loi C-3 introduit le concept de pertinence. Toute la procédure entourant la preuve porte sur la pertinence. Avant le projet de loi C-3, il n'y avait aucun concept de pertinence en droit de l'immigration. Tout était pertinent. L'affaire Maher Arar nous a appris que lorsqu'il est question de renseignement, il faut faire preuve de circonspection pour déterminer la pertinence. Il y a une différence entre le fait d'être vu avec quelqu'un à un moment donné et ce que les avocats appellent une preuve.
Je crois que le projet de loi C-3 cherche cette rigueur et à mieux définir l'opposition contradictoire, la pertinence et la fiabilité. Ce sont tous des concepts du droit pénal traditionnel, et ce projet de loi permet de les inclure dans la législation sur l'immigration, ce qui est un progrès.
Au bout du compte, si le recours ultime, en matière de droit sur l'immigration, c'est la déportation — et je crois que nous savons tous ce que cela implique —, et si nous ne voulons pas déporter ces gens, même en améliorant la loi sur l'immigration, je ne suis pas sûr que nous obtiendrions les résultats escomptés. Nous pouvons avoir un système accusatoire plus efficace, mais dans quelques années, nous nous demanderons encore quoi faire de ces gens.
Dans l'affaire Jaballah, la seule dans laquelle nous ayons dû faire face à ce problème, le juge MacKay a déclaré, comme vous l'avez fait remarquer, que l'exception invoquée dans l'affaire Suresh s'appliquait uniquement dans des circonstances exceptionnelles, ce qui n'est pas le cas ici. Je ne vois aucune différence, dans le dossier public, entre la cause de M. Jaballah et les quatre autres causes, et si M. Jaballah n'est pas expulsé, les quatre autres personnes ne le seront pas non plus. Même si nous sommes plus efficaces dans le processus menant à l'ultime recours, que ferons-nous de ces gens?
Le sénateur Joyal : Vous avez fait remarquer que vous auriez aimé voir, dans le projet de loi C-3, une disposition permettant une révision après trois ou cinq ans. Effectivement, nous en avons discuté, mais nous savions que si nous amendions le projet de loi C-3 et que nous le renvoyions à la Chambre des communes, celle-ci n'aurait pas le temps de l'adopter dans les délais fixés par la Cour suprême. Le gouvernement, dans sa sagesse, a accepté qu'un mandat soit présenté au Sénat à la suite d'une lettre d'engagement du ministre de la Sécurité publique, selon laquelle nous commencerions immédiatement l'examen des éléments essentiels du projet de loi, et nous déposerions notre rapport avant la fin de l'année. Au lieu d'attendre trois ou cinq ans, nous faisons maintenant ce que nous aurions dû faire plus tard — sans toutefois disposer de tous les renseignements qu'on peut amasser en trois ans, car la jurisprudence aurait probablement été plus abondante —, et c'est un examen approfondi des fondements du projet de loi C-3. Vous nous avez aidés aujourd'hui à commencer cela.
Mais ce n'est pas ma principale question. C'est un commentaire que je tenais à faire, car c'est dans le cadre de notre travail sur le projet de loi C-3.
Lorsque nous avons adopté cette mesure législative, nous avons entendu des commentaires de part et d'autre de la table, et si je peux faire allusion à l'opinion du sénateur Andreychuk, que je partage, nous avons recommandé, dans notre dernier rapport déposé en février 2007, qu'on envisage un système d'avocats spéciaux. Je fais référence, entre autres, aux paragraphes 7, 8, 9 et 12 du rapport. Toutefois, nous n'étions pas absolument convaincus que c'était la seule approche systémique pour un régime d'exception. Après tout, c'est de cela dont il s'agit ici. Nous ne sommes pas dans le contexte du Code criminel, mais dans un autre régime; et par définition, c'est un régime d'exception. Nous ne sommes pas sous le régime de la common law.
Dans l'arrêt Charkaoui, aux paragraphes 70 et 80 à 84, la Cour suprême réexamine longuement deux systèmes, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité et le système des représentants spéciaux. La Cour suprême ne s'est pas prononcée de manière définitive, mais elle s'est penchée sur les deux systèmes.
Essentiellement, le comité doit décider s'il convient de maintenir le système d'avocats spéciaux, dans le but de l'améliorer en fonction des suggestions formulées aujourd'hui. Par contre, nous ne sommes pas certains, considérant les difficultés inhérentes à l'amélioration d'un système pourri à la racine, que nous ne devrions pas adopter l'autre système qui s'est révélé efficace, celui du CSARS. Je reconnais toutefois que, comme vous l'avez indiqué, ce dernier ne dispose pas de ressources suffisantes pour assumer les fonctions dont il a été investi en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité.
C'est là la décision fondamentale que le comité doit prendre en premier, avant même de voir comment améliorer le système d'avocats spéciaux, parce que la Cour suprême nous laisse une certaine marge de manœuvre. Je citerai, à ce propos, le paragraphe 85 :
Pour atteindre son objectif, le législateur n'est pas tenu d'utiliser la solution parfaite, ou celle qui est la moins attentatoire... Cependant, tout en gardant à l'esprit le respect dû aux choix législatifs du Parlement, j'estime que les solutions mentionnées démontrent que la LIPR ne porte pas le moins possible atteinte aux droits de la personne désignée.
Autrement dit, le Parlement nous laisse décider. La cour s'est penchée sur ces deux systèmes, sans toutefois se prononcer. Elle a cependant déclaré que nous avions la responsabilité d'agir.
Avec le projet de loi C-3, nous disposons d'une réponse. Vous avez fait ressortir certaines de ses faiblesses et de ses défauts, mais à ce point tournant de l'examen, quelle est, fondamentalement, votre position?
M. Roach : Sénateur Joyal, la Cour suprême a effectivement fait état de plusieurs solutions. Comme vous l'avez fait remarquer, le CSARS et les avocats spéciaux constituent les principales solutions, mais la cour a également parlé de l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, de la Commission Arar et du procès Air India. Il est peut-être regrettable que de toutes ces solutions, celle qui, de l'avis du tribunal, est la plus critiquée est celle des avocats spéciaux, alors que c'est celle que prévoit le projet de loi C-3.
Lorsqu'elle expose ces solutions, la cour doit prendre soin de ne pas en préconiser une sous prétexte qu'elle cadre nécessairement avec la Charte. Comme je l'ai dit au sénateur Joyal, il ne suffit pas d'être conforme. Il s'agit d'un minimum, mais rien n'empêche le Parlement d'adopter un système qui surpasse les exigences minimales de la Charte.
Selon ce qu'ont indiqué les avocats spécialisés en droit de l'immigration qui ont comparu devant le CSARS et la Cour fédérale, nous devons jeter un regard critique sur le système du CSARS. Ce dernier se chargeait auparavant d'examiner les affaires portant sur des certificats de sécurité. La différence fondamentale vient du fait que le CSARS, un peu comme la Commission Arar, a comme mandat permanent de surveiller l'application de la LSCRS. Le CSARS est donc préférable au système d'avocats spéciaux, du moins en ce qui a trait à la divulgation d'éléments de preuve, parce qu'il a accès à tous les documents sur la LSCRS. S'ils avaient les ressources et étaient tentés de la faire, les avocats représentant le CSARS pourraient se demander si la LSCRS comprend des dispositions pouvant s'appliquer au cas de M. Charkaoui ou d'une autre personne. Contrairement au représentant spécial, ces avocats n'auraient pas à demander au gouvernement de leur divulguer les renseignements en sa possession ni à s'en justifier devant un juge. Si on laisse de côté la question des ressources, le CSARS est un modèle plus efficace que celui de l'avocat spécial.
Je vous recommande également de consulter le paragraphe 78 de la décision Charkaoui, où la cour évoque ce qui s'est passé dans le procès Air India. Beaucoup de nos alliés, y compris les Américains et les Australiens, autorisent l'avocat du détenu à consulter les renseignements, peut-être après avoir obtenu une autorisation de sécurité, mais pas à les communiquer à leur client. D'après ce que j'ai compris de la décision rendue récemment par le juge Blanchard de la Cour fédérale, et cela n'engage en rien le juge présidant l'instance, on a approuvé la nomination de MM. John Norris et Paul Copeland comme avocats spéciaux dans les affaires d'anciens clients, qu'ils ne représenteront plus. Ils deviendront avocats spéciaux. Il se peut que l'avocat personnel du prévenu en sache plus sur le dossier que l'avocat spécial n'en saura jamais.
Nous pouvons peut-être amalgamer et harmoniser ces systèmes pour en arriver à quelque chose de semblable au CSARS, ce qui nous permettrait non seulement d'assurer une divulgation pleine et entière des renseignements, mais également d'essayer de faire participer les avocats de l'accusé ou du détenu au processus. Cette participation était cruciale dans le cadre de la Commission Arar, et le juge O'Connor en a parlé dans son rapport, indiquant que l'avocat de la commission rencontrerait M. Arar et ses avocats afin d'obtenir certains renseignements, et discuterait aussi avec les intervenants des questions à poser. Ceci s'est fait après que l'avocat de la commission avait eu accès aux renseignements secrets.
Je crois que nous devons nous fier à l'intégrité de nos avocats spéciaux et en leur capacité de ne pas divulguer la preuve par inadvertance. À ce que je sache, il n'y a jamais eu de plainte à cet effet concernant le CSARS ou la Commission Arar.
Le système choisi dans le cadre du projet de loi C-36 n'est peut-être pas le meilleur. Cependant, le fait que la Cour suprême en ait parlé et le sénateur Baker va me blâmer pour cela et ait statué, dans la décision dont on nous a lu un extrait, que le Parlement n'est pas obligé de recourir à la solution parfaite, signifie que ce dernier a peut-être opté pour la solution la moins parfaite dans le cadre de son examen du C-3. Il faudrait éventuellement que nous envisagions une combinaison de CSARS, de Commission Arar, de modèle inspiré de la décision relative à Air India et du système prévu dans l'article 38, qui est également différent. En vertu de cet article, le juge est autorisé à trouver un juste équilibre entre les risques pour la sécurité nationale et la nécessité de divulguer la preuve au prévenu.
Ce sont toutes des pistes qui nous mènent vers de meilleures solutions, si le Parlement peut les examiner en gardant l'esprit ouvert. Nous débattons toutefois d'une mesure législative déjà adoptée; je crains donc que nous ayons privilégié la solution de l'avocat spécial et qu'il nous soit difficile de revenir à celle du CSARS, mais tout est encore possible.
Le sénateur Andreychuk : Professeur Roach, vous avez traité de plusieurs de ces questions d'un point de vue idéologique, et je commencerai par votre dernier argument au sujet du besoin de perfection. Vous semblez penser que le modèle du CSARS serait le meilleur. Or, il se trouve que je crois le contraire. Nous avons parlé du rôle que ce comité pourrait jouer au chapitre terrorisme, mais il a un registre bien plus large. Nous ne nous sommes pas vraiment occupés du fait qu'il met davantage l'accent sur la question des renseignements que sur les droits des accusés. Même si le CSARS nous semble meilleur en raison de son mandat restreint, on risque, en faisant les choses à sa manière, de nuire à ce qu'il fait bien.
J'ignore quel est le meilleur système. J'en suis arrivée à la conclusion que le système idéal n'existe pas. Le Code criminel n'est pas parfait. Il faut constamment assurer l'équilibre entre la protection de la société, la prévention et la dénonciation, les principes de détermination de la peine, ainsi que les principes de culpabilité ou d'innocence. Nous nous retrouvons avec une pléthore de concepts qui sont bien souvent contradictoires.
Je crois que dans sa décision, la Cour suprême nous avertit qu'il n'existe pas d'avocat spécial parfait et qu'il faut chercher des solutions novatrices. Nous trouverons peut-être un autre système à mesure que nous en apprendrons plus sur les menaces terroristes. En attendant, on nous signifie que le modèle avec lequel nous travaillons devra être meilleur que celui qui est en place actuellement.
M. Roach : En ce qui concerne le CSARS et la solution de compromis, le Parlement est habituellement bien placé pour trancher. Le sénateur Joyal a peut-être raison, ou bien est-ce la réponse que je lui ai donnée qui est juste. Si l'on ne parle que de l'examen, le CSARS est peut-être un meilleur système que celui de l'avocat spécial. Cependant, à moins qu'on octroie un mandat plus important et davantage de ressources à ce comité, le temps qu'il passe sur des affaires de certificat de sécurité grugera celui accordé à l'examen des activités du SCRS, et nous savons que ce dernier dispose d'un effectif de loin supérieur. La cour ne peut faire ce compromis; c'est au Parlement de le faire.
Vous avez cet examen continu et à l'époque où le projet de loi C-3 a été rédigé, je n'avais pas envisagé que MM. Norris et Coperland puissent agir comme avocats spéciaux dans des affaires touchant leurs anciens clients. Je ne crois pas que qui que ce soit ait pu le prévoir à ce moment-là. Cela montre que la mesure législative doit constamment être adaptée. Il faut continuer d'en parler et reconnaître que si la solution parfaite n'existe pas, certaines sont peut-être un peu mieux que d'autres. Le projet de loi a certainement été amélioré. Pourrions-nous adopter un meilleur système? Bien sûr que oui, tant que nous poursuivons nos efforts et que nous demeurons attentifs.
Je crois qu'il devient urgent d'agir. Pour répondre à une question du sénateur Joyal, il vaut peut-être mieux, d'une certaine manière, que le comité présente son rapport d'ici la fin de l'année civile plutôt que dans trois ans. J'espère que d'ici là, ces affaires auront connu un dénouement, quel qu'il soit. Ces personnes sont dans l'incertitude, détenues ou assignées à résidence depuis longtemps.
Le sénateur Andreychuk : À ceux qui se demandent si nous aurions dû envisager un autre processus ou simplement appliquer le Code criminel, je ferais remarquer que lorsqu'on a présenté le projet de loi C-36, le Parlement a rejeté quantité de processus et de procédures. Lorsqu'il était question de droit criminel ou de trafic de drogue, par exemple, nous avions décidé de ne pas prendre de mesures extraordinaires, alors que nous le faisons dans les affaires de terrorisme.
Je suivrai l'évolution de certains de ces concepts pour voir s'ils auront, mine de rien, une influence sur le reste de la loi. Cela me tracasse beaucoup. Je préfère regarder les choses en face; il s'agit de terrorisme. Ainsi, nous pouvons surveiller plus étroitement le problème et ne pas chercher à le régler en modifiant le Code criminel.
M. Roach : C'est une inquiétude parfaitement justifiée. Cependant, nous n'aurons pas nécessairement à recourir aux aspects du droit criminel qui touchent aux droits de la personne pour réussir à poursuivre des terroristes. Un bonne partie du travail relève de la police et du système judiciaire, et consiste à monter le dossier et à entamer les poursuites. Les Américains et les Britanniques ont poursuivi plusieurs personnes pour terrorisme depuis le 11 septembre, en condamnant certaines et en acquittant d'autres.
Il faut pouvoir agir, parce que dans notre démocratie, la meilleure façon de lutter contre le terrorisme, c'est d'appliquer le droit criminel. Ce ne sera pas facile, mais nous devons disposer des moyens juridiques de vaincre le terrorisme.
Le sénateur Andreychuk : Pour ce qui est de la question des certificats de sécurité, il faut se tourner vers la loi sur l'immigration. On considérait, à une époque, que c'était un privilège d'immigrer dans notre pays. Nous étions très sélectifs à l'égard des personnes qui arrivaient au Canada. Nous en accueillions certaines, alors que d'autres devaient retourner dans leur patrie d'origine ou ne pouvaient franchir la frontière.
À mesure que la Loi sur l'immigration a évolué, la question de la sécurité nationale s'est posée. On a commencé à utiliser des certificats de sécurité, une mesure considérée plutôt novatrice à l'époque. Ces certificats nous permettaient d'examiner les dossiers plutôt que de rejeter immédiatement les candidats à l'immigration. Nous avons mis en place des processus qui nous semblent meilleurs.
Nous avons ensuite réalisé qu'en expulsant certaines personnes qui n'avaient pas de motifs valables de rester au Canada, nous allions les mettre dans des situations considérées intolérables, même si, de toute évidence, les pays où elles devaient aller n'étaient pas de cet avis. Cependant, la situation a également évolué à cet égard, car de plus en plus de pays éprouvent ce problème. De nombreux pays qui violaient auparavant les droits de la personne signent des conventions internationales qui les obligent à respecter ces droits.
L'internationalisme prend de l'ampleur. Dans notre rapport, nous avons indiqué qu'il revient à la communauté internationale, et pas seulement au Canada, de régler la question des certificats de sécurité. Les Nations Unies n'ont pas encore examiné le dossier, même si elles devaient le faire après le 11 septembre; on discute de la question quelque part, mais les pays ne semblent pas savoir comment l'aborder. La Grande-Bretagne en est à un autre stade que nous.
M. Roach : L'an dernier, j'ai été invité à prendre la parole lors d'une conférence sur la législation en matière d'antiterrorisme donnée à l'Université du Caire. Je ne suis pas certain que mes hôtes égyptiens aient bien accueilli mes propos, car je leur ai fait notamment savoir qu'à une époque où sévit le terrorisme international et planétaire, la politique de l'Égypte en matière de sécurité avait des répercussions sur le Canada. Je suis donc d'accord avec vous : nous devons adopter une approche internationale dans ce dossier.
Je crois qu'un des aspects inattendus du projet de loi C-3 est qu'il permettra aux avocats spéciaux de contester les informations obtenues par la torture ou un traitement cruel, inhumain et dégradant. Ces avocats vont probablement exploiter pleinement ce droit. Ils devront faire appel à des experts dans certains pays, mais il sera intéressant de voir la quantité de preuves ou des renseignements irrecevables.
L'un des points positifs du projet de loi C-3 est sa très vaste portée. Il n'y est pas simplement question de renseignements soutirés sous la torture, mais aussi de toute preuve obtenue par la torture ou un traitement dégradant ou inhumain. Les systèmes d'autres pays ne tarderont pas à être remis en question dans le cadre de notre processus relatif aux certificats de sécurité.
Le sénateur Andreychuk : Mon commentaire s'adresse au président. Nous devrions regarder où les gens ont été ou pourraient être expulsés afin de déterminer combien de pays se sont engagés à ne pas recourir à la torture. Nous avons signé ces conventions internationales et nous voulons que le Canada les respecte. Nous avons maintenant la responsabilité internationale de veiller à ce que les autres signataires les respectent également.
Le président : C'est juste.
Le sénateur Day : Professeur Roach, comme notre objectif est d'assurer la sécurité des citoyens canadiens, considérez-vous que le moyen nécessaire ou recommandable pour y parvenir soit d'avoir deux régimes, l'un pour les non-Canadiens et l'autre pour les Canadiens?
M. Roach : Nous avons besoin de deux régimes seulement si l'expulsion constitue une option réaliste. Je crois qu'on pourrait s'appuyer sur le droit de l'immigration pour expulser rapidement les gens vers des pays sûrs. Lorsqu'un non- citoyen est détenu depuis des années et ne sera pas été expulsé, toute l'affaire prend des allures de procédure pénale.
Le sénateur Day : Nous pouvons régler la question de l'expulsion en nous assurant que la personne ne sera pas envoyée dans un pays où elle risque d'être torturée.
Ma deuxième question concerne le fait que vous avez affirmé que nous n'aimons pas courir de risques, selon vous. Pourriez-vous préciser votre pensée? Vous parliez de la tendance du gouvernement à trop tenir au secret, ce qui est peut-être dû au fait que le Canada est un importateur net de renseignements. J'aimerais que vous nous expliquiez ce point dans le contexte de l'alinéa 83(1.2)c) du projet de loi C-3. C'est là où vous avez indiqué que l'on risquait de divulguer des renseignements secrets par inadvertance.
Selon vous, les mesures devraient être plus strictes, et j'en ai pris bonne note. Cependant, je ne suis pas certain de comprendre comment s'appliquerait l'alinéa c) lorsqu'on parle d'une personne connaissant les renseignements. Cette personne serait l'avocat spécial; donc, par le fait même, les renseignements risquent d'être divulgués par inadvertance. Pouvez-vous expliquer comment cela fonctionnerait et comment cela cadre avec le concept?
M. Roach : De nombreux avocats spéciaux avaient déjà une autorisation de sécurité avant d'être nommés à ce poste et ont vu, à un moment où à un autre, des renseignements relatifs à la sécurité nationale. Certains ont été conseillers dans le cadre de commissions ou auprès du CSARS. Ainsi, si le détenu demande une certaine personne comme avocat spécial, je crois que l'alinéa c) permettra au juge de refuser parce que cet avocat possède déjà certains renseignements qui risquent d'être divulgués par inadvertance s'il parle.
Je veux faire valoir que nous ne sommes pas assez enclins à prendre des risques. Je pense que nous devons nous fier à l'intégrité des avocats spéciaux, lesquels sont déjà astreints en permanence au secret en application de la Loi sur la protection de l'information. Nous devons présumer qu'ils feront montre d'une très grande prudence lorsqu'ils s'adresseront à de nouveaux clients pour lesquels ils auront été nommés avocats spéciaux, qu'ils ne vont pas révéler de secrets appris trois ans auparavant dans le cadre d'autres mandats.
Les avocats ne doivent jamais perdre la confiance d'autrui. Il semble un peu étrange de dire à un avocat auquel on a octroyé une autorisation de sécurité lorsqu'il agissait au nom de la commission qu'il n'a plus notre confiance pour obtenir une telle attestation maintenant qu'il sera l'avocat spécial d'une personne détenue en application d'un certificat de sécurité. Si cet avocat était digne de confiance au départ, et s'il ne s'est produit aucun changement pouvant justifier le retrait de son autorisation de sécurité, je pense que l'on devrait pouvoir encore une fois s'en remettre à son bon jugement.
J'aurais pour ma part supprimé l'alinéa c) en présumant simplement que nous pouvons faire confiance aux avocats spéciaux. Si l'alinéa est maintenu, je dirais qu'il faudrait que le risque soit tout au moins grave ou considérable. J'y vois une illustration de notre culture outrée du secret. Je ne connais pas toutes les raisons expliquant cette attitude, mais je pense que l'une d'elles est notre grande crainte de révéler les secrets de quelqu'un d'autre. Nous sommes dépendants des services de renseignement britanniques et américains. J'estime toutefois que nous devons mettre en place ces systèmes et leur faire confiance. Nous devons convaincre nos alliés que nos systèmes sont dignes de foi.
Il y a des avocats spéciaux en Grande-Bretagne. Nous ne craignons pas que les informations que nous transmettons aux Britanniques soient révélées d'une manière ou d'une autre par leurs avocats spéciaux. Les Américains accordent des autorisations de sécurité aux avocats qui représentent des individus accusés de terrorisme. Je ne pense pas que nous nous inquiétons vraiment des risques que des secrets soient dévoilés. Nous devons toutefois être prêts à montrer à nos alliés que notre système est tout à fait à la hauteur et que nous allons prendre toutes les mesures raisonnables qui s'imposent pour protéger nos renseignements secrets comme les leurs.
Le sénateur Day : À votre connaissance, est-ce que cet alinéa a été inclus précisément pour cette raison, pour nous permettre de continuer à recueillir des renseignements auprès de nos alliés?
M. Roach : Le gouvernement fait souvent valoir ce point; si les renseignements obtenus ne sont pas gardés secrets, on va fermer l'accès à la source. Il est très difficile de déterminer dans quelle mesure cette affirmation est pertinente.
Le président : Dans l'article intitulé « Better Late than Never » que vous avez rédigé pour l'Institut de recherche en politiques publiques, vous soulevez un aspect que certains parmi nous ont songé à examiner, étant donné que notre mandat est de portée assez générale.
On y trouve une section sur les motifs politiques, religieux et idéologiques et la définition des activités terroristes. Vous y soulignez que le comité sénatorial a reconnu que la simple suppression de l'exigence concernant les motifs politiques et religieux pourrait créer un problème de manque de précision en permettant d'assimiler au terrorisme à peu près tous les actes de violence graves contre des personnes ou des biens.
Vous notez la recommandation du comité sénatorial voulant que la Loi sur le SCRS soit modifiée pour viser uniquement les actes de violence ayant pour but d'inciter les gouvernements à agir ou d'intimider la population. Vous ajoutez ce qui suit :
Il y a un risque, qui n'a apparemment pas été pris en compte par le juge dans l'arrêt Khawaja, que la simple suppression de l'exigence concernant le motif politique ou religieux ait pour effet d'élargir la définition de terrorisme pour englober toutes les formes de violence intentionnelles.
Vous précisez ensuite :
Étrangement, le comité sénatorial n'a pas traité de ce risque dans le cadre de la définition des activités terroristes utilisée dans le Code criminel, tel que modifié par la décision rendue dans l'arrêt Khawaja, même lorsqu'il reconnaît l'existence du même problème dans l'application de la Loi sur le SCRS.
Prenons un peu de recul pour examiner la question dans une perspective plus large. De nombreux témoins, surtout ceux de la communauté musulmane, nous ont répété que la disposition touchant le motif religieux ou politique n'était qu'un moyen utilisé pour favoriser le profilage racial. C'est un point de vue bien ancré chez eux. Selon les tenants d'une autre école de pensée, il y a lieu de s'interroger sur l'importance du motif lorsqu'on est confronté à de véritables actes de terrorisme. N'impose-t-on pas un fardeau additionnel à ces gens?
Je constate vos réserves et votre manque d'enthousiasme à cet égard, mais quel éclairage pouvez-vous nous apporter pour l'examen plus général de cette question de la définition? En toute franchise, nous sommes très préoccupés par le profilage racial que semble permettre cette définition. Il est également possible que ces gens aient les mains totalement liées pour ce qui est de la preuve à produire relativement à cette catégorie.
M. Roach : Je suis d'accord avec la décision rendue par le juge Rutherford dans l'arrêt Khawaja pour autant que cette question est concernée. J'ai écrit à maintes reprises qu'il n'est pas nécessaire d'exiger des motifs politiques, religieux ou idéologiques.
Je voulais seulement faire valoir que le juge Rutherford pouvait uniquement invalider des dispositions du Code criminel. Dans sa forme actuelle, le reste de la définition est si vague qu'un cambriolage pourrait être considéré comme une activité terroriste parce qu'il serait commis dans le but de contraindre une personne à agir.
Je crois que la solution en l'espèce est relativement simple. La recommandation de votre comité relativement au mandat du SCRS devrait également s'appliquer à l'article 83.01 du Code criminel, de sorte qu'on se limite aux actes visant à intimider la population ou à contraindre le gouvernement ou les organisations internationales à agir. Si vous pouviez en arriver à un résultat semblable, en supprimant à la référence à la contrainte à l'endroit des personnes dans l'article 83.01, je pense que nous pourrions compter sur une définition tout à fait valable des activités terroristes.
Le président : Nous pouvons comprendre que vous seriez d'accord pour que nous empruntions cette avenue. Cela ne ressort pas clairement de votre article, mais c'est la conclusion à laquelle nous en sommes arrivés, et elle semble vous satisfaire.
M. Roach : Oui.
Le sénateur Nolin : Monsieur Roach, je veux revenir à la question du maintien du régime de certificat de sécurité. Dois-je comprendre que vous n'êtes pas favorable à ce système pour la lutte contre le terrorisme?
M. Roach : Je crois que vous avez raison.
Le sénateur Nolin : Si vous préférez réfléchir à la question pour nous répondre par écrit, cela me convient parfaitement.
Je veux cerner les principes sur lesquels se fondent ceux qui préconisent un régime spécial semblable pour s'attaquer au terrorisme. Cela m'aiderait beaucoup, parce que c'est la première question à se poser. Faut-il aller à gauche ou à droite?
M. Roach : Selon ce que je puis comprendre, le principe, dont on voit l'application dans l'arrêt Charkaoui, veut que les non-citoyens n'aient pas un droit inaliénable de demeurer au Canada. Les droits prévus en ce sens à l'article 5 ne s'appliquent qu'aux citoyens. Par conséquent, si un non-citoyen représente une menace pour la sécurité nationale ou est impliqué dans des activités criminelles graves, le Canada a le droit de l'expulser.
Cette application n'est pas problématique en soi, mais il ne faut pas perdre de vue qu'il nous sera impossible d'expulser ces personnes si nous ne sommes pas disposés à les exposer à un risque élevé de torture. Une fois que cela est assumé, nous en revenons à ma position voulant que la Loi sur l'immigration ne doive pas servir de substitut à la Loi antiterroriste.
Le sénateur Nolin : Qu'est-ce qui manque au système de droit pénal canadien pour nous fournir la flexibilité voulue et la capacité d'atteindre les mêmes objectifs?
M. Roach : Lorsque j'ai témoigné devant la commission d'enquête sur Air India en décembre de l'an dernier, j'ai présenté un mémoire faisant valoir que notre système de droit pénal devrait permettre au juge de première instance de rendre des décisions en application de l'article 38 relativement à la divulgation de renseignements dans le contexte de la sécurité nationale. C'est ainsi que les Américains, les Australiens et les Britanniques fonctionnent. Si on veut mettre en place un tel système, nous n'obligerons plus les juges à prendre ces décisions, comme on l'a vu dans l'affaire Khawaja, avant même que le procès ne commence.
Le sénateur Nolin : Notre système devrait être davantage inquisitoire, comme c'est le cas en France.
M. Roach : Les Britanniques ont examiné sérieusement la possibilité d'adopter une démarche plus inquisitoire en donnant un pouvoir d'enquête aux magistrats. Ce n'est pas une possibilité que j'écarte du revers de la main, car j'apprécie les comparaisons entre les différents systèmes judiciaires. Cependant, l'application serait difficile dans le contexte de notre Charte des droits et libertés.
Pour que notre système de justice pénale soit aussi efficace que celui de nos alliés pour traiter les causes de ce genre, il suffirait d'un changement relativement mineur permettant au juge de première instance de prendre connaissance de tous les renseignements secrets afin de déterminer ce qui doit être divulgué pour que l'accusé ait droit à un procès juste, et ce qui doit être gardé confidentiel parce que ce n'est pas essentiel à cette fin. Je ne dis pas que cela sera chose facile; il y aura toujours des cas complexes, mais c'est l'un des problèmes les plus criants de notre système de justice pénale.
Le sénateur Nolin : Est-ce que vous permettriez aux avocats des inculpés d'avoir accès aux mêmes renseignements?
M. Roach : Seulement s'ils ont l'attestation de sécurité requise et s'il est convenu qu'ils ne communiqueront pas ces renseignements à leurs clients sans autorisation de la cour, ou bien je permettrais aux avocats spéciaux de participer aux procédures prévues à l'article 38, dont nous n'avons pas encore parlé.
Concernant le projet de loi C-3, votre comité a recommandé que l'on ait recours à des avocats spéciaux toutes les fois que des renseignements secrets sont divulgués en l'absence de l'autre partie. Le projet de loi C-3 aborde cette question uniquement dans le contexte de la Loi sur l'immigration. Le juge Mosley a déjà nommé deux avocats spéciaux en application de l'article 38. On peut donc constater que la formule de l'avocat spécial est utilisée à des fins qui ne sont pas prévues explicitement dans le projet de loi C-3.
Le sénateur Baker : Pour ce qui est de la définition fournie à l'article 83, avez-vous remarqué qu'en retirant les termes fautifs du paragraphe en question tout en laissant en place ce que la Couronne qualifie de « précision », on se retrouve avec une définition bien étrange d'« activité terroriste »? Il y est toujours question de fins religieuses et politiques, mais l'élément référencé a été supprimé. Il va de soi que la Cour suprême du Canada a rejeté un appel à cet égard.
J'aimerais m'assurer d'avoir bien saisi ce que vous nous avez dit. Dans l'état actuel des choses, l'avocat spécial devrait demander au juge la permission de divulguer tout élément dont il a pris connaissance ou d'en discuter. Certains vous diront que, dans bien des cas, il sera pratiquement impossible d'obtenir cette permission. Celle-ci serait tout simplement refusée. Quoi qu'il en soit, on transpose avec l'avocat spécial à cette étape-là un processus déjà prévu par la Loi sur la preuve au Canada ainsi qu'à l'article 187 du Code criminel qui permet de ne pas divulguer certains renseignements. Cela permettrait toutefois au prévenu de comprendre les motifs de sa détention, ce qui répond aux objections soulevées par la population canadienne relativement à ces mesures législatives. On ne peut pas avoir un état policier dans lequel il serait possible d'incarcérer carrément une personne sans lui dire pourquoi. Cela contreviendrait aux prémices fondamentales de nos lois. Vous suggérez que ces dispositions du Code criminel et de la Loi sur la preuve au Canada soient transposées dans cet article de telle sorte que les individus détenus et leurs avocats puissent tout au moins avoir une petite idée de la raison de l'incarcération. Il n'existe pas de clause en ce sens à l'heure actuelle.
M. Roach : C'est exact. La principale différence entre l'application de la Loi sur l'immigration et celle du droit pénal vient du fait que l'on s'appuie sur des éléments de preuve secrets dans le cas de l'immigration. En droit pénal, l'inculpé et son avocat sont présents lorsque tous les éléments de preuve sont exposés. Il peut bien sûr y avoir des requêtes pour qu'une partie des renseignements soient censurés, mais ces renseignements ne seront pas utilisés contre l'accusé. En vertu de ce système-ci, tous les renseignements qui sont censurés ou qui ne sont pas portés à la connaissance du prévenu peuvent servir contre lui. Le projet de loi C-3 est important en ce sens qu'il permet de contester les informations secrètes produites en guise de preuve. La preuve secrète n'est toutefois pas utilisée dans notre système de justice pénal, et j'espère qu'il en sera toujours ainsi.
Le sénateur Baker : Les détenus connaîtront les arguments qu'ils doivent réfuter ou les raisons de leur détention. Vous proposeriez donc que les dispositions actuellement incluses à l'article 187 du Code criminel soient transposées dans le système en place au moyen du projet de loi C-3 pour rendre cela possible et pour répondre aux objections soulevées.
M. Roach : C'est exact.
Le sénateur Segal : Monsieur Roach, que pensez-vous de la distinction que crée l'article 77 entre les résidents permanents et les ressortissants étrangers d'un côté de la clôture et les citoyens canadiens de l'autre. Un résidant permanent peut habiter en toute légalité au Canada depuis des décennies, payer ses impôts et observer toutes nos lois. Je crois que notre comité se doit de ne pas limiter son examen aux avocats spéciaux, mais de considérer l'ensemble du projet de loi pour pouvoir se prononcer à ce sujet.
Premièrement, est-ce que cela vous pose un problème quelconque? Préféreriez-vous que nous recommandions une certaine progression dans cette échelle plutôt qu'une simple affirmation voulant qu'un individu soit ou bien un citoyen, ou bien susceptible d'être expulsé de la sorte?
Deuxièmement, on peut lire au même article 77 que le ministre et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration doivent déposer le certificat attestant qu'un résident permanent ou qu'un étranger est interdit de territoire pour une liste relativement longue de motifs, y compris des raisons de sécurité, l'atteinte aux droits humains ou internationaux, la grande criminalité ou le crime organisé. À ce titre, je pense à nos amis chinois qui font constamment allusion à des crimes monétaires graves commis par des gens faisant affaire au Canada; à leur point de vue, il s'agit vraiment de grande criminalité. Par ailleurs, on pourrait prétendre que toute action entreprise par plus de deux personnes dans un but criminel est assimilable à une forme quelconque de crime organisé.
Concernant cette disposition-là, vous avez indiqué qu'il serait préférable pour le processus que nous concentrions nos efforts sur la sécurité nationale ce qui est, après tout, l'intention visée. Je vous signale à ce propos que les critères selon lesquels un certificat peut être émis sont assez larges dans l'application de cet article. Par contre, à l'article 81, les motifs pour lesquels un mandat peut être lancé pour l'arrestation d'un individu qui ne s'est pas présenté après l'émission d'un certificat sont en fait limités au danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui. Si vous voulez, la liste de motifs n'est pas la même que pour l'article 77.
Je constate aussi à l'article 81 que le mandat n'est pas émis par un juge, celui qui normalement accomplit ce travail dans toute société de droit fondée sur des valeurs de liberté et d'égalité devant la loi. C'est le ministre qui s'en charge. Malgré toute l'affection que j'ai pour les ministres de toutes allégeances politiques, je préférerais que les mandats soient lancés de la manière habituelle par les juges. Comme nous l'ont appris les récents événements, les juges décident d'émettre ou non un mandat après avoir pris connaissance de mémoires et de documents qui leur sont remis sous scellés. Ces informations sont divulguées lorsque les juges choisissent de le faire.
M. Roach : Votre argument concernant l'article 81 est tout à fait pertinent, sénateur Segal. Il ne s'agit pas seulement de constater que c'est un ministre plutôt qu'un juge; il y a aussi le fait que c'est le ministre qui a déjà signé le certificat indiquant que vous êtes coupable. Je suis donc d'accord avec vous concernant l'article 81.
Je vais maintenant parler de votre autre point relativement aux motifs prévus à l'article 77. La Cour suprême du Canada a maintenu l'application de ces dispositions dans l'arrêt Chiarelli en 1992, où l'on traitait d'allégations de criminalité organisée. Si cela ne concerne pas la sécurité nationale, il conviendrait probablement de limiter le tout.
Le sénateur Segal : Les certificats existaient avant le 11 septembre.
M. Roach : Il faudra limiter le tout à la sécurité nationale. Ceci étant dit, compte tenu de l'objectif actuel — et on pourrait même remonter jusqu'à 1985 en pensant à Air India — si on s'en tient uniquement à la sécurité, on sera toujours confronté au même problème : de nombreux non-citoyens que nous pourrons soupçonner de présenter une menace pour la sécurité nationale seront originaires de pays vers lesquels nous ne pourrons sans doute pas les expulser sans les exposer à un risque considérable de torture.
La formule du certificat de sécurité a bien fonctionné dans le cas du présumé espion russe. Il n'a fallu que quelques mois, voire quelques semaines, pour expulser l'individu. Nous devons maintenant composer avec un problème un peu plus délicat.
Le dernier point que vous avez soulevé est celui des résidents permanents ou des ressortissants étrangers. Je ne crois pas que la Cour suprême ait statué qu'on ne pouvait pas faire de distinction entre les deux. Elle a plutôt conclu que l'ancienne loi réservait un traitement très différent à chacun d'eux. Dans un cas, l'examen des motifs de détention pouvait avoir lieu dans les 30 ou 60 jours, je crois, et pour quelqu'un d'autre, cela pouvait prendre des années avant que le certificat ne soit jugé raisonnable.
La décision de la Cour suprême ne signifie pas qu'on ne peut pas distinguer les deux statuts. Je crois qu'elle indique plutôt que si l'on décide de faire la distinction et que cela touche à la liberté des personnes concernées, il faut que ce soit justifié. La Cour suprême a déterminé que le gouvernement n'avait pas fourni de justification valable à cet égard.
Le sénateur Segal : Pourriez-vous, dans toute votre sagesse, nous donner des exemples de ce qu'il faudrait envisager pour éviter ce genre de situation. Je pars du principe que les agents de la force publique — les agents de la paix, les responsables de la sécurité — travaillent de bonne foi pour protéger le pays et qu'ils n'ont pas tendance, à des fins autres que l'objectif immédiat, à pousser les limites de l'application de la loi. À la lecture de cette loi, j'ai peur qu'on se serve de la menace du certificat comme moyen d'intimidation pour faire avancer une enquête policière qui piétine.
Nous avons été témoins dans le passé d'une importante poursuite intentée contre des trafiquants de drogues : des descentes policières avaient été menées aux quatre coins de la ville, l'histoire avait fait la une des journaux, toute l'attention était tournée vers cette affaire; puis, la date de comparution est arrivée et une grande partie du dossier est tombée à plat. On ne disposait pas de suffisamment de preuves et seules quelques personnes ont été inculpées. Je présume que les forces policières ont agi de la sorte parce qu'elles croyaient qu'il s'agissait de la meilleure façon de procéder.
Je suis persuadé que personne ici ne voudrait être mêlé à une situation où l'on se servirait de la loi pour brandir la menace de la détention, une décision très difficile à renverser. Tous les principes d'habeas corpus ont été mis de côté en vue de faciliter la tenue d'enquêtes délicates. Je ne crois pas que nous voyions les choses du même œil — ce n'est certainement pas comme ça que je les vois — quant à l'application de la loi ou des décisions du Parlement. Je ne pense pas non plus que le jugement de la Cour suprême allait dans ce sens.
M. Roach : Je suis d'accord avec vous, sénateur Segal. Cela nous ramène au silence du gouvernement à la suite du deuxième rapport du juge O'Connor, qui a été déposé en 2006. Le rapport indiquait que la Commission des plaintes du public contre la GRC ne détenait pas suffisamment de pouvoir. C'est ce qu'a affirmé l'ancienne présidente de la commission, Mme Heafey. Le président actuel est d'ailleurs de cet avis.
Nous devons établir un mécanisme rigoureux d'examen pour détecter les cas d'abus et répondre aux allégations d'abus injustifiées. La confiance du public joue dans les deux sens.
Le sénateur Joyal : Si je comprends bien, d'après les commentaires que vous avez formulés cet après-midi, vous nous conseillez de maintenir le régime d'avocat spécial, mais de revoir le processus de façon à le ramener le plus près possible des règles normales de la justice pénale. Dans ce contexte, quels sont les changements fondamentaux qu'il faudrait apporter au projet de loi C-3?
D'après ce que vous avez vu de la sélection des avocats spéciaux, vous semblez satisfait qu'on ait choisi des avocats qui avaient déjà représenté certaines des personnes dont les noms figurent sur les certificats.
Quels éléments du système actuel, comme le définit le projet de loi C-3, pourraient être améliorés ou adaptés afin de mieux s'harmoniser à la procédure normale de justice pénale?
M. Roach : La principale chose à faire serait d'assurer une pleine communication de la preuve, soit par l'entremise d'un avocat spécial ou du CSARS, pour avoir la capacité limitée d'examiner les dossiers afin de déterminer s'ils sont pertinents par rapport au cas de la personne concernée. C'est probablement la chose la plus importante.
Ensuite, nous devons établir très clairement ce qui porte préjudice à la sécurité nationale et justifie l'interdiction de communiquer la preuve, à tout le moins à la personne visée. Comme je l'ai indiqué dans mon exposé initial, on nous a confirmé assez souvent maintenant que nous devons définir précisément ce qu'on entend par « préjudice causé à la sécurité nationale ». Si la situation ne correspond pas à la définition normalisée, la preuve devrait être communiquée au détenu et à ses avocats.
Rien ne nous empêche de dire au détenu et à ses avocats qu'ils peuvent prendre connaissance de cette information, mais on devra peut-être les obliger à venir la consulter dans un établissement sécurisé ou leur permettre de faire un nombre restreint de copies, ou encore leur interdire de divulguer ces renseignements aux médias.
Nous devons mettre l'accent sur la divulgation et la publication de tous les renseignements pouvant être dévoilés, afin que le détenu puisse prendre pleinement connaissance du dossier et contester les actions intentées contre lui par le gouvernement.
Le sénateur Joyal : Il s'agit donc de permettre au détenu de connaître l'ensemble de la preuve afin d'être en mesure de bien préparer sa défense.
À votre avis, c'est en ce qui a trait à la divulgation, au secret et à l'évaluation des limites de la confidentialité que le projet de loi aurait besoin d'être amélioré?
M. Roach : Oui.
Le sénateur Joyal : Lorsque la Chambre des communes du Royaume-Uni a commenté les manques ou les faiblesses du régime d'avocat spécial en Grande-Bretagne, elle a souligné, comme l'a cité la Cour suprême au paragraphe 83, que les avocats spéciaux n'avaient pas le pouvoir de convoquer des témoins. Selon vous, s'agit-il d'une importante lacune dans le cadre de l'évaluation des éléments secrets de la preuve ou de la contre-preuve, que les services de renseignement pourraient vouloir garder hors de la portée du détenu?
M. Roach : Oui. Les avocats spéciaux devraient pouvoir convoquer des témoins si cela est justifié pour réfuter les allégations soulevées contre le détenu. Je crois que cela fait également partie de la question de la divulgation.
Le sénateur Joyal : Qu'en est-il des ressources à leur disposition?
M. Roach : Je crois que cet aspect est abordé plutôt adéquatement dans le projet de loi C-3. Il est clair que vous devriez parler à des avocats spéciaux dans le cadre de votre examen. Je crois cependant que le projet de loi C-3, du moins si on se fie au libellé, prévoit des installations adéquates pour eux.
Je dois avouer que je suis peut-être en situation de conflit d'intérêts. De la formation a été donnée aux avocats spéciaux, et on m'avait demandé d'être un des formateurs. Je suis peut-être donc en conflit d'intérêts. Les avocats spéciaux seront probablement mieux placés que moi pour vous le dire. Je crois que rien dans le texte de loi ne laisse croire que les avocats spéciaux ne bénéficieraient pas d'un financement approprié.
Le sénateur Joyal : Si je ne m'abuse, vous avez laissé entendre que les avocats spéciaux pourraient avoir beaucoup plus de contacts avec les avocats de la défense que ce que prévoit le projet de loi C-3. Celui-ci semble définir cet aspect très étroitement. Le fait d'avoir à en demander l'autorisation au juge laisse croire qu'il s'agit plus d'une exception que d'une règle normale appliquée à la procédure pénale régulière.
M. Roach : C'est exact. Si nous voulons en venir à confier sans crainte des renseignements secrets aux avocats spéciaux, nous devrions reconnaître que ces derniers ont à traiter avec bien des gens — pas seulement les détenus et les avocats, mais aussi avec les témoins s'ils doivent en convoquer. Nous devons nous en remettre à leur jugement et avoir confiance qu'ils ne révèleront pas d'information secrète.
Le sénateur Joyal : À l'article 8 de notre rapport l'an dernier, nous avions recommandé que le gouvernement établisse des lignes directrices et des politiques claires pour veiller à protéger la confidentialité des renseignements dans l'intérêt de la sécurité nationale. Cela semble cadrer avec ce que vous dites. En fait, c'est très à la mode de revendiquer la sécurité nationale. Il suffit d'invoquer la protection de la sécurité nationale ou des relations internationales pour tout mettre sous le couvert du secret absolu. Il me semble qu'il serait dans l'intérêt du gouvernement de mieux définir les conditions dans lesquelles les juges pourraient rendre leurs décisions, plutôt que de s'en remettre à une revendication générale de la protection de la sécurité nationale ou des relations fédérales-provinciales, comme c'était le cas en vertu de certaines lois. Vous vous souviendrez de la loi qui permettait au gouvernement de ne rien divulguer s'il l'entendait de cette façon. Le sénateur Segal se rappellera que cette loi servait à tout mettre sous clé.
Il faut trouver un équilibre, et un arbitre impartial pourrait être en mesure de déterminer la position à prendre. Évidemment, les conséquences pour les droits de la personne sont énormes. Je crois que la recommandation que nous avions formulée correspond à ce que vous avez proposé aujourd'hui par rapport à la revendication de la protection de la sécurité nationale dans les dossiers où les tribunaux semblent arriver à la conclusion qu'il est nécessaire d'établir une définition dans un contexte beaucoup plus strict.
M. Roach : Il est impératif que nous définissions clairement ce qu'on entend par « sécurité nationale » — et ce sera très difficile à faire —, mais aussi que nous fournissions à tout le moins des exemples concrets de secrets légitimes. Tout indique qu'on invoque la confidentialité pour des informations qui, selon certains juges, ne devraient pas être considérées si secrètes.
Le sénateur Joyal : L'affaire Charkaoui le démontre bien, comme vous l'avez souligné. Après l'adoption du projet de loi C-3 par le gouvernement, on a dévoilé certains renseignements. Nous avons su de certaines des personnes qui avaient fait l'objet d'un certificat de sécurité qu'on pouvait refuser jusqu'à deux, trois ou quatre fois de répondre à leurs questions. Autrement dit, on ne divulgue jamais à une autorité impartiale tous les éléments que l'on prétend détenir contre une personne. Cela ressemble à un déballage progressif d'information : si vous n'aimez pas cet argument, on vous en sert un autre; si on ne vous gagne pas avec ce point, peut-être qu'on vous gagnera avec un autre.
Je crois que nous ne sommes pas chauds à l'idée d'être mêlés à ce genre d'abus de pouvoirs exceptionnels, parce qu'au bout du compte, c'est ce dont il s'agit. Pour l'examen du projet de loi C-3, croyez-vous que nous devrions aborder cette question dans le corps de la loi?
M. Roach : Oui. On fait référence à l'atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Je crois que vous devriez demander aux témoins du gouvernement de vous définir ce qu'englobe la sécurité nationale et de vous donner des exemples concrets. Ils pourraient sans doute illustrer de façon tangible ce que cela représente, ce qui permettrait d'ajouter une rigueur véritable au processus de revendication de la confidentialité des renseignements.
À cet égard, le juge Noël, dans sa décision dans le cadre de la Commission Arar, a fait de son mieux pour donner une définition de la sécurité nationale, mais j'ai l'impression qu'il a trouvé l'exercice très ardu. Nous avons besoin de nous appuyer sur des exemples concrets de renseignements qui devraient être considérés comme secrets.
D'une certaine façon, le fait d'indiquer que cela pourrait compromettre la sécurité d'autrui constitue un bon point de départ, parce que c'est une notion déjà plus tangible. En disant : « Bon, si on divulgue cette information, quelqu'un pourrait être assassiné », on peut au moins s'accrocher à quelque chose. Par contre, si on se contente de dire : « Si on divulgue cette information, cela pourrait compromettre la sécurité nationale », les gens risquent de prendre la chose plus ou moins au sérieux, à tort ou à raison d'ailleurs.
Le président : Au nom de notre comité, monsieur, merci beaucoup de votre témoignage. Vos observations nous seront très utiles. J'espère que vous resterez avec nous encore cinq ou six minutes pour nous donner vos impressions à huis clos sur d'autres témoins que nous pourrions convoquer. Peut-être que notre comité de direction peut se réunir pendant cinq minutes.
Nous avons eu une réunion juste avant l'audience d'aujourd'hui et nous avons soumis quelques suggestions au greffier. Nous devrions savoir d'ici un jour ou deux si nous pourrons nous rencontrer lundi prochain. Tout dépend de la disponibilité des témoins; nous en informerons donc les membres dès que possible.
La séance est levée.