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ANTT - Comité spécial

Antiterrorisme (Spécial)


Délibérations du comité sénatorial spécial sur
l'Antiterrorisme

Fascicule 10 - Témoignages


OTTAWA, le lundi 6 décembre 2010

Le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme se réunit aujourd'hui, à 13 heures, pour examiner des questions relatives à l'antiterrorisme.

Le sénateur Hugh Segal (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Collègues, j'aimerais que nous commencions la réunion à l'heure, comme nous le faisons toujours. Il s'agit de la 11e réunion du Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme de la troisième session de la 40e législature.

En attendant que la Chambre des communes nous soumette un projet de loi, nous poursuivons notre enquête sur l'évolution de la menace terroriste au Canada. Aujourd'hui, nous recevons deux spécialistes des États-Unis. L'un d'entre eux se trouve ici même, dans notre salle de réunion, et l'autre participera à la réunion par vidéoconférence, depuis la Norvège.

Je vous présente tout d'abord le témoin qui se trouve en Norvège. M. Thomas Hegghammer est chercheur principal au Centre norvégien de recherche sur la défense, à Oslo, et boursier chercheur au Centre on Law and Security de l'Université de New York. Il a aussi obtenu des bourses de recherche de l'Institute for Advanced Study à Princeton, ainsi que des universités de Harvard et de Princeton. Spécialiste de la violence islamiste, il parle l'arabe et a fait des études sur le terrain en Arabie saoudite, au Yémen et dans de nombreux autres pays du Proche-Orient. Il est l'auteur de Jihad in Saudi Arabia : Violence and Pan-Islamism since 1979, et le coauteur de Al-Qaeda : In its Own Words.

Nous vous remercions d'avoir bien voulu être des nôtres aujourd'hui malgré le fait que vous ayez la grippe. Votre aide et votre participation sont grandement appréciées.

L'autre témoin que nous entendrons aujourd'hui, Brian Michael Jenkins, se trouve parmi nous, à Ottawa. M. Jenkins est conseiller principal auprès du président de la RAND — Research and Development — Corporation, et directeur du National University Transportation Centre au Mineta Transportation Institute. Il est l'auteur de Will Terrorists Go Nuclear, et de plusieurs monographies de la RAND Corporation, dont Unconquerable Nation : Knowing Our Enemy, Strengthening Ourselves et deux rapports sur Al-Qaïda. Ancien combattant décoré, il a reçu la plus haute décoration du ministère de l'Armée américaine pour ses services durant la guerre du Vietnam. Il a été conseiller auprès de la Commission nationale sur le terrorisme. Au Mineta Transportation Institute, il dirige le programme de recherche continu sur la protection des transports de surface contre les attaques terroristes.

Je sais que les deux témoins ont une déclaration préliminaire à présenter. Je vais demander à Brian Jenkins de lancer le bal, et nous entendrons ensuite notre collègue qui se trouve en Norvège. Par la suite, les membres du comité poseront des questions.

Brian Jenkins, conseiller principal, RAND Corporation : Monsieur le président, sénateur Joyal et membres du comité, merci beaucoup de m'avoir invité à présenter un témoignage. Je vous ai fourni plus tôt un mémoire. Permettez-moi de prendre quelques instants pour faire ressortir quelques-uns de ces éléments importants.

Comme je l'ai indiqué dans le mémoire en question, effectuer une évaluation globale du terrorisme inspiré de celui d'Al-Qaïda n'est pas chose facile. Al-Qaïda est une entité polymorphe : il est à l'origine d'une idéologie, il est le cœur d'un réseau mondial de fanatiques partageant les mêmes idées, et il est l'instigateur d'une campagne de terrorisme mondiale. Al-Qaïda dirige un système de communications, il participe à un certain nombre de conflits armés en cours, et il est devenu le canal par lequel les griefs individuels s'expriment et les jeunes hommes et les jeunes femmes se radicalisent en adoptant sa vision du jihad.

Pour se faire une idée globale de ce que représente Al-Qaïda, nous devons analyser chacun de ces éléments et chacun de ces aspects. Fait notable, plusieurs années après les attentats du 11 septembre, il y a toujours de nombreuses divergences d'opinions au sein des analystes mêmes en ce qui a trait à un certain nombre de questions essentielles, par exemple, le rôle joué par les principaux dirigeants d'Al-Qaïda. Pour certains analystes, ces dirigeants ne sont plus que des « porte-parole » qui ne peuvent qu'exhorter d'autres personnes à commettre des actes de violence. Cependant, nous disposons d'éléments probants selon lesquels le commandement central d'Al-Qaïda est lié et a participé à un certain nombre de récents complots.

D'aucuns considèrent que le terrorisme d'origine intérieure est une suite de faible intensité donnée aux efforts déployés par Al-Qaïda pour recruter des gens à l'échelle internationale, alors que d'autres estiment qu'il s'agit d'une menace en pleine croissance.

De 2001 à 2010, Al-Qaïda a considérablement changé. En 2001, Al-Qaïda était une très petite armée — il l'a toujours été. Il se trouvait au centre d'un réseau de relations, et ses dirigeants bénéficiaient de la protection des talibans en Afghanistan. Il a pu mettre sur pied des camps d'entraînement facilement accessibles, qui ont été utilisés pour nouer des relations avec un certain nombre de groupes du monde entier. Ces relations ont grandement renforcé Al-Qaïda; ses activités terroristes étaient principalement planifiées et dirigées par le commandement central.

Au cours des dernières années, des progrès indéniables ont été accomplis dans la désorganisation des capacités opérationnelles d'Al-Qaïda, grâce à une collaboration sans précédent des services de renseignement et des forces de l'ordre du monde entier. Le contexte au sein duquel Al-Qaïda mène ses activités est beaucoup plus dangereux aujourd'hui qu'il ne l'était il y a quelques années. Al-Qaïda a perdu ses camps d'entraînement centralisés. Les principaux dirigeants ont survécu, mais un certain nombre de dirigeants de moindre importance ont été éliminés, et il est difficile de remplacer des personnes au talent aussi précieux, ce qui a été clairement démontré par le fait que l'organisation connaît de graves problèmes de contrôle de la qualité.

Par conséquent, la menace que pose Al-Qaïda à l'heure actuelle est beaucoup plus décentralisée qu'elle ne l'était auparavant — elle dépend beaucoup plus des relations centrales qu'entretient l'organisation avec des affiliés locaux au Yémen, en Afrique du Nord, en Irak et au Pakistan. De plus, Al-Qaïda entretient des relations avec un certain nombre d'alliés proches, notamment les talibans afghans et pakistanais et la Lashkar-e-Taiba.

Ces organisations ont chacune leur propre programme politique et militaire, mais il n'en demeure pas moins qu'elles ont de plus en plus adopté la vision de « lutte mondiale » d'Al-Qaïda. Certains analystes considèrent que cette dépendance est l'une des sources de la faiblesse d'Al-Qaïda, mais nous constatons que, simultanément, les membres de ces divers groupes s'associent davantage au sein des camps d'entraînement et dans le cadre de certaines opérations. Ces associations pourraient donc se révéler être une manifestation de force, ou à tout le moins une garantie de survie à long terme.

L'objectif d'Al-Qaïda a toujours été de constituer une armée de fidèles. Pour Al-Qaïda, les communications représentent 90 p. 100 du travail, et l'organisation a amélioré considérablement ses communications au fil des ans, sur le plan tant de la quantité que de la qualité. Il existe actuellement de milliers de sites web consacrés aux croyances de l'organisation, par exemple, des sites de clavardage, où beaucoup de gens discutent de ces croyances.

Outre ses principaux dirigeants, Al-Qaïda compte de nombreux porte-parole de deuxième et de troisième niveaux. J'estime que nous devons considérer ces derniers comme des « points de vente » qui diffusent l'idéologie de l'organisation — dans une certaine mesure, ils mènent des activités de marketing. Heureusement, à ce jour, leurs activités n'ont pas eu un grand écho, et n'ont pas provoqué le soulèvement ou l'intifada d'ampleur mondiale dont parlent certains des jihadistes eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, la détermination d'Al-Qaïda demeure intacte. Ses affiliés locaux ont été en mesure de poursuivre la lutte en Irak, en Afghanistan et surtout au Yémen, qui est en train de devenir un important centre d'activités pour l'organisation. En dépit du fait que, cette année, comparativement à 2009, la situation pourrait s'améliorer, la trajectoire à long terme n'est toujours pas précise, et ne le sera probablement pas avant un ou deux ans.

Voilà où en sont les choses de notre point de vue. Bien sûr, Al-Qaïda voit les choses tout autrement, non seulement parce qu'il est de l'autre côté, mais aussi parce que sa vision du monde, sa mentalité, son système de croyances et l'idée qu'il se fait de la conduite de la guerre sont fondamentalement différents des nôtres. Nous devons comprendre sa vision des choses pour comprendre l'idée qu'il se fait du système.

Les membres d'Al-Qaïda estiment que l'islam fait l'objet d'une attaque perpétuelle menée par des infidèles, que l'islam est en danger de mort et que seule la résistance armée — considérée comme le devoir de chaque croyant — viendra à bout de cette offensive. Ils croient que chacun doit participer à l'affrontement pour faire la preuve de sa conviction, de sa bravoure et de sa valeur aux yeux de Dieu, et que, au jugement dernier, la justice divine sévira contre ceux qui n'auront pas accompli leur devoir.

La lutte d'Al-Qaïda n'est pas axée sur les progrès, mais est avant tout une démarche — la récompense découle de la participation. En définitive, c'est Dieu qui demeure le stratège, et qui décidera du résultat de l'affrontement final.

Contrairement aux Occidentaux, les membres d'Al-Qaïda n'adoptent pas une stratégie séquentielle. Les Occidents sont pragmatiques, et ils croient qu'il suffit d'atterrir sur une plage et de traverser des fleuves pour libérer la capitale. Les membres d'Al-Qaïda ne pensent pas de cette façon — pour eux, la lutte est une entreprise d'envergure mondiale, et le champ de bataille s'étend partout. Il n'y a pas de ligne avant ou de ligne arrière, et pas de distinction entre les combattants et les civils. Les attaques doivent survenir partout. Cette mentalité fait en sorte qu'ils estiment résolument être sur la bonne voie.

Dans le cadre d'une séance d'information destinée à Oussama ben Laden, les membres d'Al-Qaïda pourraient affirmer ce qui suit : « Nous avons survécu aux coûts les plus terribles des infidèles; nous sommes toujours déterminés; nous continuons de communiquer et de recruter de nouveaux membres; nous sommes actifs sur de nombreux fronts partout dans le monde; en Irak, nous avons créé le premier califat depuis l'abolition du précédent par la Turquie en 1924; nous avons fait obstacle aux ambitions des croisés français en Afrique du Nord; enfin, nous obtenons de bons résultats en Afghanistan et au Pakistan. » Ils feront également valoir que, grâce à leurs attaques, ils sont en train d'acculer l'Occident à la faillite, car les gouvernements doivent investir de plus en plus d'argent pour la sécurité. En outre, ils s'attribueront le mérite de la crise économique; ils ne prétendront pas en être la cause directe, mais affirmeront plutôt qu'il s'agit du châtiment de Dieu pour le matérialisme et l'absence de spiritualité de l'Occident. Ils ne font aucune distinction entre leur action et celle de Dieu, pour autant que leur action est conforme aux prescriptions de Dieu.

Comme il est plus décentralisé et que ses camps d'entraînement sont moins accessibles, Al-Qaïda a récemment mis l'accent sur le terrorisme amateur. Comme il ne peut plus faire venir les recrues dans ses camps, il les exhorte à faire tout ce qu'ils peuvent, là où ils se trouvent. Ainsi, le terrorisme d'origine intérieure est devenu un aspect plus important de la lutte de l'organisation. Al-Qaïda a appris que des attaques menées de l'intérieur des pays plutôt que sur des fronts de bataille éloignés permettaient d'obtenir des résultats démesurés. Les membres d'Al-Qaïda avancent que même les attentats ratés ont une grande utilité, car les Occidents en sont venus à s'attendre, de manière irréaliste, qu'on leur procure une sécurité à toute épreuve.

Néanmoins, le nombre d'aspirants guerriers qui répondent à l'appel d'Al-Qaïda demeure relativement faible. Je n'ai pas étudié de façon détaillée la situation qui règne au Canada, mais d'après une analyse de ce qui s'est passé aux États-Unis de 2001 à 2009, au total, 125 personnes — sur une population de plusieurs millions de musulmans américains — ont été arrêtées pour avoir fourni de l'aide à des groupes terroristes ou pour avoir comploté en vue de mener des attaques terroristes pour le compte d'Al-Qaïda ou d'autres groupes alliés partageant la même idéologie.

Al-Qaïda est une organisation composite, dont les membres sont issus de nombreuses diasporas différentes. On y trouve des adolescents et des hommes qui ont dans les 70 ans, mais l'âge médian des membres est la fin de la vingtaine, âge un peu plus élevé que celui du délinquant américain moyen. Certains sont des décrocheurs, et d'autres détiennent un diplôme d'études supérieures. Certains ont servi dans une armée, d'autres ont reçu une formation dans un camp d'entraînement de terroristes ou ont un casier judiciaire pour vol à main armée ou d'autres infractions du genre, ce qui fait d'eux des individus dangereux. La plupart de ces personnes se sont radicalisées elles-mêmes, sans avoir été recrutées au sens habituel du terme. Bon nombre d'entre elles ont eu leur premier contact avec le terrorisme sur Internet, phénomène qui gagne en importance. Heureusement, la plupart de leurs complots étaient caractérisés par l'amateurisme, mais cela ne veut pas dire que ces personnes ne sont pas dangereuses. Entre un complot mal ficelé ourdi par une bande de fanatiques qui frappent du poing sur la table et un attentat terroriste dangereux et meurtrier, le pas est vite franchi. Dans bien des cas, l'élément qui fera la différence tient à une seule personne plus déterminée et plus compétente que les autres.

Cela dit, même si Al-Qaïda pourrait se transformer, et même s'il éprouve clairement des difficultés, nous prévoyons que la lutte à mener pour en venir à bout se poursuivra pendant de nombreuses années. Merci beaucoup.

Le président : Merci, monsieur Jenkins. Je demande à M. Hegghammer de nous présenter son exposé depuis la Norvège.

Thomas Hegghammer, chercheur universitaire, Centre norvégien de recherche sur la défense : Monsieur le président, membres du comité, merci beaucoup de m'avoir invité à témoigner. C'est vraiment un grand honneur. Mon exposé portera sur les trois questions suivantes : l'état du mouvement mondial du jihad, la menace qui pèse sur l'Occident et le réseau Internet du jihad.

Avant de commencer, je voudrais dissiper toute confusion quant à la nature de mon travail. Je ne travaille pas dans un service de renseignement de sécurité, et ne l'ai jamais fait. Je suis un chercheur universitaire qui travaille avec des documents non classifiés. J'obtiens mes données de sites web du jihad, d'interviews sur le terrain et d'une vaste gamme de sources secondaires. Ma connaissance du monde du renseignement de sécurité est donc limitée.

Commençons par la situation dans son ensemble : l'état actuel du mouvement mondial du jihad. Par « mouvement mondial du jihad », j'entends la nébuleuse d'acteurs islamistes qui soutiennent une campagne violente transnationale contre l'Occident. Le mouvement se compose des trois principaux éléments suivants : Al-Qaïda central dans les régions tribales au Pakistan, les filiales régionales d'Al-Qaïda au Yémen, en Irak et en Algérie, et les sympathisants indépendants.

Le consensus, c'est que le mouvement du jihad est plus faible maintenant qu'il y a cinq ans, soit au moment de mon précédent témoignage devant le comité. Parmi les indicateurs, on compte les suivants : le fait qu'Al-Qaïda n'a pas monté d'attaques majeures réussies depuis 2005; l'incapacité d'Al-Qaïda central de recruter plus que quelques centaines de combattants; le déclin d'Al-Qaïda en Irak et en Arabie saoudite; le déclin du soutien populaire dans le monde islamique; et l'intensification des guerres idéologiques intestines. Le déclin a de multiples causes, la plus importante étant la pression exercée par les services de sécurité occidentaux et locaux. Autre facteur : les dommages collatéraux causés chez les musulmans par les attaques d'Al-Qaïda dans le monde musulman. Un autre, à mon avis, est la diminution du nombre de nouveaux symboles de la souffrance des musulmans; je pense en particulier aux interventions armées en sol musulman par des puissances non musulmanes, aux scandales des tortures et à d'autres événements politiques qui servent d'appui à la description faite par Al-Qaïda d'un islam assiégé.

Toutefois, le déclin n'a pas été linéaire et n'a pas touché de façon égale toutes les composantes du mouvement. Al-Qaïda central, pour sa part, semble s'être renforcé depuis trois ou quatre ans. Quant à la section d'Al-Qaïda du Yémen, elle est beaucoup plus forte maintenant qu'en 2006, et elle a commencé à attaquer directement les États-Unis.

Et puis, il y a le fait que des factions qui avaient coutume d'avoir des cibles locales — notamment en Algérie et au Pakistan — se sont mises à viser plus fréquemment des cibles occidentales. En ce qui concerne les sympathisants indépendants, leur nombre est évidemment difficile à évaluer, mais nous pouvons certainement parler d'une diversification ethnique de la base de soutien d'Al-Qaïda. Nous constatons une croissance du soutien d'Al-Qaïda au sein de groupes ethniques qui étaient précédemment absents du mouvement, notamment en Afrique occidentale et orientale, dans l'Asie du Sud et chez les turcophones.

Passons maintenant à la menace qui pèse sur l'Occident. Les pays occidentaux sont aujourd'hui aux prises avec deux menaces terroristes émanant du mouvement jihadiste — celle, organisée, provenant du groupe Al-Qaïda et de ses affiliés et celle, non organisée, de groupes locaux. Je tiens à souligner que ces deux phénomènes coexistent. La récente discussion théorique sur la question de savoir si le terrorisme d'aujourd'hui est mené par un chef ou n'a pas de chef est, selon moi, futile — il est non pas l'un ou l'autre, mais les deux en même temps.

La menace organisée, notamment celle provenant des régions tribales du Pakistan, doit être prise très au sérieux. Al-Qaïda central complote toujours. Il compte toujours en son sein des fabricants de bombes expérimentés. Il forme toujours des combattants dans des installations secrètes. Il peut toujours regarnir ses rangs grâce à l'arrivée de recrues de l'étranger, qui ne sont pas nombreuses certes, mais dont le flot ne cesse jamais. De plus, Al-Qaïda central n'est pas seul dans les régions tribales. Des groupes associés au FATA et non à Al-Qaïda — plus particulièrement les talibans pakistanais et diverses factions turcophones du jihad — fomentent de plus en plus des complots transnationaux.

Il y a aussi une menace organisée provenant du Yémen, où la section d'Al-Qaïda dans la péninsule arabique est devenue « mondiale » en 2009. Quant aux autres filiales d'Al-Qaïda — en Irak, en Algérie et ailleurs —, elles sont actuellement incapables d'attaquer l'Occident, ou ne le veulent pas. J'estime que cela pourrait très bien changer, de sorte que nous devons continuer de surveiller les groupes comme la section d'Al-Qaïda dans le Maghreb islamique, l'État islamique en Irak et al-Shabab en Somalie.

Le deuxième type de menace vient de ce qu'on appelle les militants locaux, c'est-à-dire des musulmans occidentaux qui préparent des attaques violentes sans avoir été formés à l'étranger ni avoir été en contact avec des organisations. Pareils activistes représentent un grand défi parce qu'ils sont moins susceptibles d'être détectés par les services de renseignement de sécurité avant d'attaquer. Il ne fait pas de doute que ce phénomène a pris de l'ampleur depuis 2000, bien que, dans ce cas également, j'estime que l'évolution n'a pas été linéaire. En outre, je crois que son augmentation relative semble avoir été plus grande en Amérique du Nord qu'en Europe.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer la croissance du terrorisme local. Le plus important est Internet, qui a permis la diffusion de la propagande d'Al-Qaïda auprès d'un auditoire de plus en plus large. Une autre raison est constituée par les contraintes de plus en plus grandes qui s'exercent sur l'activisme de combat étranger. Dans le passé, les gens se radicalisaient, mais pouvaient quand même se rendre sur d'importants fronts de bataille à l'étranger, par exemple, en Bosnie, en Afghanistan ou en Irak. Aujourd'hui, il est un peu plus difficile de se rendre sur les grands fronts de bataille étrangers, de sorte que certains agissent chez eux.

De plus, je tiens à souligner que la menace locale a des limites qui lui sont propres. Premièrement, les militants indépendants causent généralement moins de dommages parce qu'ils n'ont pas de formation paramilitaire ou terroriste.

Deuxièmement, j'avancerais qu'il n'existe rien de tel qu'un activiste s'étant complètement radicalisé par lui-même. Tous les militants locaux communiquent avec d'autres humains, à un moment ou à un autre de leur processus de radicalisation, ne serait-ce que dans Internet ou avec un très petit groupe d'amis. Autrement dit, ils ne sont pas impossibles à détecter, ce qui s'assortit de certaines conséquences au chapitre du renseignement.

Troisièmement, et il s'agit d'un point très important, l'idéologie limite l'utilisation de tactiques terroristes à l'Occident. En Occident, nous avons tendance à amalgamer deux phénomènes relatifs à la radicalisation islamiste, à savoir l'activisme combattant à l'étranger et le terrorisme international.

La vaste majorité des activistes qui en sont à un stade initial ou intermédiaire de radicalisation préfèrent l'activisme combattant à l'étranger — qui consiste à se rendre dans une zone de guerre à l'étranger pour combattre de façon semi conventionnelle — au terrorisme international parce que le premier est théologiquement moins controversé. Le nombre d'activistes qui sont prêts à passer directement au terrorisme local sans tenter d'abord des actions terroristes internationales est donc très faible.

Je conclurai en faisant quelques observations sur le jihad dans Internet. Il est difficile d'exagérer l'importance d'Internet pour le mouvement du jihad en général et ses militants dans l'Occident en particulier. Presque toute la propagande du jihad est aujourd'hui numérisée et presque tous les militants consultent les sites web du jihad à un moment ou à un autre de leur carrière.

Plusieurs faits nouveaux en ligne sont sources particulières d'inquiétude. Il s'agit, en premier lieu, de l'augmentation de la propagande audiovisuelle de haute qualité. Ce genre de matériel a sans doute un plus grand pouvoir de mobilisation que les textes parce qu'il suscite plus facilement et plus directement l'émotion. Il y a, en deuxième lieu, la diffusion de la propagande dans d'autres langues que l'arabe. Les discours des principaux chefs d'Al-Qaïda sont aujourd'hui généralement traduits en anglais, français, allemand et ourdou dans les semaines suivant le jour où ils sont prononcés. En troisième lieu, ce qui est le plus inquiétant peut-être, c'est le fait que la propagande est diffusée sur des plateformes grand public comme YouTube. Cela est très dangereux parce que l'accès à la documentation radicale s'en trouve grandement facilité. Si on a le choix d'accéder ou non aux sites web ordinaires du jihad — la plupart des gens qui consultent ces sites ont déjà un intérêt pour les informations qu'on y trouve —, YouTube, en revanche, présente des vidéos du jihad à des gens qui n'ont peut-être pas d'abord cherché à y accéder. Cela a une fonction « suggestive »; en d'autres termes, une personne qui est à la recherche de documents islamiques plus modérés pourrait être amenée à visionner des documents plus radicaux. À mon avis, cela est très dangereux.

J'estime que, si on ne fait rien pour la contrer, toute cette situation pourrait bien entraîner une hausse du nombre de militants islamistes en Occident. J'ai hâte de répondre à vos questions.

Le président : Supposons qu'un jeune canadien se soit radicalisé au point d'envisager de participer à la perpétration d'un quelconque acte de violence à l'appui de l'islamisme extrémiste, vers qui ou quoi se tournerait-il? D'après votre évaluation de la situation actuelle en ce qui a trait à la présence sur Internet et aux réseaux informatiques, comment ce jeune s'y prendrait-il pour obtenir des renseignements techniques ou une autre forme d'assistance afin d'organiser ces actes violents qu'il envisage?

J'aimerais entendre le point de vue des deux témoins sur cette question, s'ils sont en mesure de fournir une réponse à ce sujet.

M. Jenkins : Là encore, Internet représenterait le premier point d'entrée qu'utiliserait une personne qui veut obtenir de l'appui et une orientation en ce qui a trait aux actes qu'il envisage de poser, et il pourrait éventuellement être aiguillé vers un site qui pourrait l'amener à participer activement, à titre personnel, à la perpétration de tels actes. En d'autres termes, cette personne pourrait être amenée à consulter des sites web non plus simplement pour obtenir des renseignements relatifs au matériel nécessaire à la perpétration des actes qu'il envisage de poser, mais également pour tenter d'entrer en contact avec des personnes qui partagent le même mécontentement et qui deviendront des interlocuteurs.

Je suis d'accord avec M. Hegghammer pour dire que, en premier lieu, les personnes de ce genre envisagent de se joindre à un front de bataille jihadiste à l'étranger. Cependant, si elles ne sont pas en mesure de le faire, elles redirigent leur enthousiasme vers la recherche de sources d'informations proprement dites; en d'autres termes, si elles ont de la difficulté à s'imaginer se rendre au Pakistan ou en Somalie, par exemple, elles consultent un site web comme Inspire, une publication jihadiste en ligne, pour obtenir des renseignements sur la fabrication de bombes ou d'autres informations techniques, et pour discuter avec d'autres personnes de la possibilité de poser des actes terroristes.

Certaines personnes ont décidé de se rendre à l'étranger, et elles ont été arrêtées à leur arrivée là-bas, ou avant leur arrivée. En outre, il y a des personnes qui se sont radicalisées elles-mêmes sans effectuer ce voyage à l'étranger visant à tenter de recevoir une formation. En gros, cela représenterait leur trajectoire.

M. Hegghammer : À supposer que c'est au Canada que cette personne a commencé à être motivée à poser un acte terroriste, et si nous mettons de côté la question de la probabilité qu'une personne acquière une telle motivation, il existe essentiellement deux moyens d'acquérir les capacités nécessaires à la perpétration d'un tel acte. Le premier moyen consiste à rechercher des manuels ou des vidéos en ligne fournissant des renseignements techniques. Internet regorge de documents de ce genre, grâce auxquels un apprenti terroriste peut obtenir des instructions très détaillées sur la fabrication de bombes et d'autres engins meurtriers.

L'autre moyen consiste à se rendre à l'étranger pour acquérir de l'expérience en matière de combat ou suivre une formation dans un camp d'entraînement. La personne qui privilégie ce moyen doit connaître quelqu'un qui peut lui fournir des conseils sur la manière de se rendre à l'étranger — il peut s'agir de quelqu'un qui fait partie de son groupe d'amis proches, lequel peut être constitué de personnes radicalisées, ou il peut s'agir de quelqu'un faisant partie de son réseau social plus vaste, qui a combattu sur un front jihadiste plusieurs années auparavant et qui peut prodiguer des conseils au candidat, lui fournir l'adresse de courriel d'une personne sur le terrain à qui elle pourrait être présentée, et cetera.

Les deux options de base sont les suivantes : les manuels d'instruction affichés sur Internet, et les camps d'entraînement et les fronts de bataille situés à l'étranger.

Le sénateur Joyal : Je souhaite la bienvenue aux témoins.

Le livre de M. Jenkins s'intitule Will Terrorists Go Nuclear? Aujourd'hui, le site WikiLeaks a publié une liste d'infrastructures stratégiques, c'est-à-dire d'infrastructures qui semblent davantage menacées ou dont l'attaque créerait de plus grands dommages.

Monsieur Hegghammer, vous avez dit qu'Internet était la source d'information de prédilection. Croyez-vous que les renseignements publiés aujourd'hui par WikiLeaks sur la vulnérabilité des infrastructures et les autres renseignements qui pourraient inciter des personnes à la recherche de tels renseignements à mettre au point des initiatives ou des plans malveillants qui menaceront la sécurité de la civilisation occidentale encore plus qu'elle ne l'était auparavant?

M. Jenkins : Je ne crois pas que WikiLeaks fournira des renseignements dont les jihadistes en herbe ne disposent pas déjà. Quelques-unes des révélations touchant les façons d'agir des gouvernements des pays arabes pourraient confirmer quelques-uns de leurs soupçons selon lesquels les dirigeants de ces pays sont corrompus, jouent double jeu et sont des traîtres. Cela complique les choses sur le plan des relations diplomatiques avec ces groupes et de la création de réseaux.

Comme je l'ai mentionné précédemment, la majeure partie des progrès que nous avons réalisés sont attribuables à l'extraordinaire coopération des services de renseignement. Malgré de manifestes différences sur le plan politique, la coopération a été exceptionnelle sur le plan du travail proprement dit. Pour que cette coopération puisse fonctionner, il faut que le travail soit effectué de manière discrète; en d'autres termes, des gouvernements qu'on imagine mal collaborer ensemble coopèrent effectivement. Dans la mesure où WikiLeaks rend cette coopération plus compliquée, on peut dire que les renseignements publiés par ce site web auront des répercussions dommageables.

Quant à la question de savoir si WikiLeaks fournit des renseignements spécifiques et concrets à propos d'infrastructures vulnérables, cela est peut-être le cas, mais les documents que j'ai consultés ne contenaient pas de renseignements de ce genre. Cependant, les documents publiés se comptent par centaines de milliers.

Le sénateur Joyal : Je faisais allusion aux nouveaux documents qui ont été publiés aujourd'hui.

M. Jenkins : Je suis désolé, je n'ai pas vu la liste des documents qui ont été publiés aujourd'hui. Je suis donc mal placé pour répondre à votre question.

Le président : La question de mon collègue porte sur une liste qui a été publiée et qui contient tous les sites que divers fonctionnaires considéreraient comme les plus décisifs et les plus problématiques sur le plan stratégique.

M. Jenkins : Le fait que ces renseignements soient publiés accroît le danger, même si les personnes intéressées les connaissaient déjà ou pouvaient les conjecturer. De surcroît, dans une certaine mesure, ces renseignements peuvent confirmer à ces personnes qu'il est justifié de vouloir s'attaquer à l'une ou l'autre des cibles qu'elles envisageaient. Comme je l'ai mentionné, je n'ai pas consulté les renseignements qui ont été publiés, et je suis donc mal placé pour formuler des commentaires à ce sujet, mais si ces renseignements contiennent des détails que ne possédaient pas les personnes envisageant de poser des actes terroristes, celles-ci pourraient à présent estimer qu'elles sont justifiées de viser telle ou telle cible. Dans l'ensemble, ces renseignements ont des effets négatifs et nuisibles.

M. Hegghammer : Je n'ai pas moi non plus consulté les documents en question. Cependant, une grande quantité de renseignements sont déjà disponibles sur Internet, et généralement, le problème auquel font face les terroristes éventuels concerne non pas le fait qu'ils ne disposent pas de suffisamment de renseignements quant aux lieux où sont situées des infrastructures cruciales comme les centrales nucléaires, mais le fait d'atteindre ces cibles au moyen d'une arme, et il n'existe que deux façons de régler ce problème. Le premier moyen consiste à trouver une arme ou une charge explosive suffisamment puissante pour porter atteinte à la cible; par exemple, au moment de planifier les attentats du 11 septembre, les membres d'Al-Qaïda auraient envisagé de détourner un avion et de le faire s'écraser sur un réacteur nucléaire. Ils ont finalement opté pour une autre cible, mais un avion est un exemple d'arme suffisamment puissante pour porter atteinte à une telle cible. Le deuxième moyen consiste, pour des terroristes éventuels, à dénicher un sympathisant qui peut leur ouvrir des portes de manière à ce qu'ils puissent s'approcher de la cible.

Je le répète, je n'ai pas consulté les documents publiés par WikiLeaks, mais je peux dire que le fait de connaître l'emplacement d'une installation et de savoir ce qui s'y trouve n'aidera pas nécessairement les terroristes éventuels à mettre leur attaque à exécution. Les jihadistes sont déjà en mesure d'obtenir des renseignements de ce genre à l'aide de Google Earth ou par d'autres moyens.

Le sénateur Joyal : Poursuivons sur la même question, car vous semblez tous deux mettre l'accent sur les menaces imminentes. Vous avez parlé des jihadistes éventuels qui pourraient participer à la perpétration d'actes terroristes et de ceux qui partagent leurs convictions ou leurs idéaux. Cependant, vous avez été plutôt avares de commentaires quant à la manière dont nous pourrions ou devrions réagir à cela, eu égard au fait que c'est là que se trouvent les plus importantes possibilités de recrutement de nouveaux terroristes d'origine intérieure.

M. Jenkins : Tout d'abord, nous devons établir une distinction entre les divers aspects de la menace dont nous parlons. Cela dit, si nous parlons de la menace d'origine intérieure, je partirais d'un principe conservateur, à savoir celui selon lequel il ne faut pas aggraver les choses. J'ai tendance à être plutôt sceptique à l'égard des programmes fédéraux très complexes — et je parle ici non pas des programmes canadiens, mais des programmes américains — visant à prendre des mesures à l'égard de la possibilité de radicalisation.

À mon avis, les valeurs fondamentales de notre société sont la démocratie et le sentiment d'appartenance à la communauté. Les possibilités que notre société offre aux personnes qui en font partie représentent en elles-mêmes une bonne défense. Je suis heureux de constater que très peu de membres de la communauté musulmane des États-Unis ont emprunté la voie de la radicalisation — ceux qui l'ont fait ne représentent qu'une fraction minuscule de cette communauté. Je crois qu'il faut faire preuve de prudence avec ces programmes, qui peuvent engendrer de la méfiance et du ressentiment au sein de ces communautés.

Dans bien des cas, ce sont les membres de la communauté qui interviendront de manière précoce pour interrompre un processus de radicalisation. Ce sont les membres de la famille proche qui sont les premiers à apprendre qu'un jeune homme ou une jeune femme s'est engagé sur une voie dangereuse, et ils sont les premiers à intervenir. Dans un certain nombre de cas, n'ayant pas réussi à convaincre un terroriste éventuel à renoncer à telle ou telle voie dangereuse, les membres de sa famille se sont eux-mêmes présentés aux autorités — pour autant qu'ils avaient confiance en elles — pour leur demander d'intervenir. Cela a été profitable pour nous. Ainsi, j'estime que nous devons être prudents afin de ne pas mettre en place une série de mécanismes qui auront pour effet de frapper de discrimination une partie de notre population. Si je dis cela, c'est non pas par souci de rectitude politique — rien n'est plus éloigné de moi que le souci de rectitude politique —, mais parce que je suis un pragmatiste acharné qui se soucie de ce qui fonctionne.

En outre, toujours en tant que pragmatiste, je suis d'avis que nous sommes tributaires de la collecte de renseignements de sécurité intérieure. Dans toute démocratie, il s'agit toujours d'un sujet délicat. Nous n'aimons pas nous imaginer que des espions recueillent des renseignements dans notre propre pays, mais bon nombre de complots terroristes ont été tués dans l'œuf grâce au travail des services intérieurs de renseignement de sécurité. On pourrait faire valoir que, si ces complots n'avaient pas été réprimés, et si les jihadistes avaient commis davantage d'actes de violence, il y aurait encore plus de tentions et de méfiance dans notre société, et que l'attitude à l'égard de ces communautés serait encore plus hostile. Par conséquent, j'estime que, dans cette mesure, le renseignement de sécurité sert les deux camps. Je suis très favorable à la collecte de renseignements de sécurité intérieure, pour autant, bien sûr, qu'elle soit encadrée par des règles appropriée et qu'elle fasse l'objet d'une surveillance judicieuse.

Aux États-Unis, où le système d'application de la loi est assez différent de celui qui est en place au Canada, les renseignements de sécurité peuvent être recueillis par des agences fédérales ou des autorités locales. Dans de nombreux cas, les autorités locales sont bien placées pour nouer des relations étroites avec les membres de la collectivité et obtenir des renseignements de sécurité.

La collecte de renseignements de sécurité, le maintien de valeurs fondamentales et une bonne dose de scepticisme à l'égard des programmes qui stigmatisent ou isolent une partie précise de la collectivité : voilà les principes que j'observerais.

M. Hegghammer : Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Je préfère ne pas entrer dans les détails à ce sujet, car la lutte contre le terrorisme est une science à part entière, et je ne suis pas spécialiste de cette science. J'étudie les groupes, la manière dont ils fonctionnent et la pensée qui les anime. J'estime que je ne suis pas qualifié pour parler de façon détaillée des mesures que nous devrions prendre pour faire face à la menace, car la question de savoir quelles méthodes spécifiques de collecte de renseignements de sécurité seront employées est une question qui doit être abordée de façon assez minutieuse. Il s'agit d'un débat qui fait intervenir une foule de questions politiques, ce qui explique également pourquoi je ne veux pas me lancer dans ce débat. Cependant, j'adhère assurément aux principes que M. Jenkins vient tout juste d'énoncer.

Le sénateur Jaffer : Monsieur Hegghammer, vous avez évoqué une croissance du soutien d'Al-Qaïda au sein de groupes ethniques, notamment en Afrique occidentale et orientale. J'aimerais que vous nous fournissiez des éclaircissements quant à ce que vous entendez par « groupes ethniques » en Afrique occidentale, en Afrique orientale ou en Asie du Sud.

M. Hegghammer : Pour l'essentiel, j'entends par là les groupes ethniques non arabes. Dans le passé, disons jusqu'au milieu de la présente décennie, le militantisme anti-occidental était presque intégralement le fait d'Arabes. En Europe, par exemple, ce militantisme était principalement pratiqué par des personnes d'ascendance nord-africaine. Nous avons constaté que la plupart des sites web jihadistes anti-occidentaux étaient fréquentés par des personnes du Moyen-Orient et d'autres régions du genre. Nous constatons à présent que les groupes qui trament des complots en Occident comprennent davantage de noms arabes, et que l'idéologie jihadiste anti-occidentale se propage non seulement au Moyen-Orient ou au sein de la diaspora arabe en Occident, mais aussi dans d'autres régions du monde.

Si j'ai fait allusion aux régions que vous venez de mentionner, c'est parce qu'il existe des rapports et des éléments probants précis à l'appui de cette affirmation. Plusieurs auteurs de rapports ont indiqué que le discours anti-occidental était de plus en plus présent au sein de maintes collectivités du Nigeria, et même dans les mosquées. Au cours des quelques dernières années, certains groupes du Pakistan sont devenus encore plus anti-occidentaux qu'ils ne l'étaient auparavant. En Afrique orientale, le mouvement al Shabaab se caractérise par un discours — pour ne pas dire un comportement — anti-occidental. J'ai mentionné les turcophones, qui se trouvent non seulement en Turquie, mais aussi en Ouzbékistan ou en Chine, dans la province du Xinjiang. Au cours des quelques dernières années, des personnes appartenant à ces groupes ethniques ont participé, d'une manière ou d'une autre, à plusieurs complots ourdis en Europe.

Le sénateur Jaffer : J'ai écouté attentivement les deux témoins que nous accueillons aujourd'hui, et le comité a entendu également d'autres témoins. Ma grande préoccupation, c'est le terrorisme « d'origine intérieure ». Je parlerai du Canada, car il s'agit du seul endroit que je connais bien. Pourquoi des personnes se radicalisent-elles au sein d'une société libre et équitable? Ces personnes peuvent utiliser des mécanismes démocratiques pour propager leurs idées et amener les gens à les adopter, alors pourquoi en viennent-elles à être attirées par la radicalisation? Quel est l'attrait de la radicalisation?

M. Jenkins : Il faut examiner cette question sur le plan individuel. Comme le nombre de personnes qui empruntent cette voie est minime, nous ne pouvons pas examiner cette question sous l'angle démographique ou politique. L'une des choses qui sont devenues manifestes au moment d'examiner les statistiques relatives aux personnes qui se sont non seulement radicalisées, mais également engagées dans le terrorisme aux États-Unis, c'est que le nombre de ces personnes était extrêmement restreint; en outre, ces personnes présentaient des caractéristiques très diverses. Il faut examiner la question sur le plan individuel. Telle personne était mécontente pour telle ou telle raison; telle autre personne traversait une crise existentielle; une autre se trouvait en prison, ou alors menait une vie criminelle. Si le nombre de personnes qui se radicalisent n'est pas plus élevé que cela, c'est en raison de la force de nos systèmes démocratiques et ouverts. Il n'y a absolument rien qui prouve l'existence d'un mouvement clandestin, d'une vaste armée d'agents dormants ou d'une vaste structure de soutien. Ces initiatives étaient de nature ponctuelle. En fait, la moitié des 46 cas survenus aux États-Unis de 2001 à 2006 ne mettaient en cause qu'une seule personne. Nous avons une bonne idée de ce qu'est le processus de radicalisation. Nous ne pouvons pas prédire qui se radicalisera, car cela tient à des facteurs de nature hautement idiosyncrasique.

Le danger auquel nous faisons face tient à ce que l'idéologie en elle-même devient de plus en plus le canal par lequel s'expriment tous les mécontentements individuels, et ce, en raison de la grande diffusion de cette idéologie, surtout sur Internet, comme M. Hegghammer l'a souligné à juste titre. Si une personne est mécontente de ses conditions de vie et qu'elle a un penchant pour la violence, l'idéologie lui fournira un soutien et une orientation, et son mécontentement se transformera en actes terroristes.

Ainsi, la réponse à votre question, c'est que cela est un phénomène qui relève des individus et non pas nécessairement des groupes. Oui, il y a un fond de ressentiment, et il existe une poignée d'extrémistes et de fanatiques.

Le sénateur Furey : Êtes-vous donc en train de dire, monsieur Jenkins, que les personnes qui se radicalisent le font davantage pour avoir le sentiment de jouer un rôle que pour des motifs liés à la ferveur religieuse ou à d'autres choses du genre?

M. Jenkins : Je ne suis pas reconnu comme un expert dans le domaine de la psychanalyse à distance, et, par conséquent, je ne peux pas vous dire ce que les gens croient au plus profond de leur âme.

Il y a un aspect religieux, et je n'ai aucune raison de mettre en doute la sincérité des croyances religieuses que ces personnes expriment, mais ce qui amène une personne à emprunter la voie du terrorisme, c'est non pas la religion en tant que telle, mais un ensemble distinct de motivations personnelles.

L'idéologie d'une organisation comme Al-Qaïda, qui découle d'une pensée religieuse et exploite celle-ci, procure une légitimation à cette pensée religieuse, mais je ne considère pas la religion comme étant en elle-même l'élément moteur fondamental — ce rôle est joué par l'idéologie qui s'est ajoutée à la pensée religieuse.

Les gens se posent parfois la question de savoir s'il s'agit d'une idéologie ou d'une religion. Dans les milieux jihadistes, on n'établit aucune distinction entre les deux — l'idéologie politique et la religion ne font qu'un. Je suis certain que M. Hegghammer a lui aussi une opinion sur la question.

M. Hegghammer : La question du « pourquoi » comporte deux volets. En premier lieu, nous pouvons examiner les objectifs ou les causes réelles de la radicalisation, lesquels peuvent être complexes et, en fin de compte, difficiles, voire impossible à mettre au jour. Toutes sortes de facteurs structurels sous-jacents ou de facteurs imprécis poussent ou attirent une personne vers ce type d'activisme.

En second lieu, nous pouvons examiner les motifs avoués par les personnes elles-mêmes — si vous leur demandez ce qui a bien pu les amener à sacrifier leur avenir pour s'engager dans un activisme de ce genre, dans 90 p. 100 des cas, ces personnes répondront qu'elles l'ont fait pour aider d'autres musulmans.

Pour comprendre la motivation dont je viens de parler, l'élément clé réside dans le fait qu'Al-Qaïda et d'autres mouvements connexes propagent un discours selon lequel ils sont des victimes. Il s'agit d'un discours et d'une vision du monde selon lesquels tous les musulmans ne forment qu'un seul peuple, et que ce peuple est systématiquement persécuté et opprimé par une vaste alliance de puissances non musulmanes, qui s'étend des États-Unis, en Occident, à la Chine, en Orient. Toutes ces puissances non musulmanes oppriment et attaquent les musulmans partout dans le monde. Ce discours de victimes et le sentiment de solidarité que les musulmans éprouvent pour les autres musulmans qui souffrent à l'étranger constitue les principales motivations avouées par ces personnes.

En un mot, tout cela tient moins à la haine des autres groupes qu'à l'amour ou à la solidarité à l'égard de son propre groupe. Il s'agit non pas tant d'une agression non provoquée que d'une vengeance pour des souffrances perçues.

Le sénateur Jaffer : Vous avez tous deux parlé d'Internet. Je travaille avec de nombreuses jeunes personnes, et je discute souvent avec elles de quelques-unes des choses que vous avez mentionnées. Al-Qaïda et d'autres groupes de ce genre peuvent utiliser Internet; avez-vous songé à la manière dont nous pourrions nous aussi utiliser Internet pour joindre ces jeunes gens? J'estime que nous n'utilisons pas beaucoup Internet pour leur expliquer les différentes manières de provoquer des changements au sein d'une société démocratique.

M. Hegghammer : Là encore, il y a deux manières d'envisager la stratégie en ligne. En ce qui concerne une stratégie positive dans le cadre de laquelle nous présenterions une solution de rechange, il n'est pas nécessaire de faire quoi que ce soit — la solution de rechange existe déjà. Elle est diffusée par le monde au sein duquel évoluent ces personnes. Elle est diffusée par les médias grand public, par les écoles que fréquentent ces personnes et par les membres de leur réseau élargi. La solution de rechange existe. Je ne crois pas qu'il existe une façon efficace ou crédible d'apprendre à un jeune musulman frustré en quoi consiste la démocratie. Cependant, j'estime qu'il y a des choses que nous pouvons faire pour atténuer les répercussions négatives de la propagande jihadiste. Une chose qui serait très facile à faire, ce serait de prendre des mesures pour diminuer l'ampleur de la propagande jihadiste diffusée sur des plates-formes grand public, de manière à ce que les gens n'y soient pas exposés à leur insu. Une mesure simple à prendre consisterait à rétablir le critère de libre choix pour les sites web jihadistes.

Le président : Excusez-moi, monsieur Hegghammer, mais pourriez-vous expliquer cette dernière phrase?

M. Hegghammer : En substance, lorsque de la propagande jihadiste est diffusée sur YouTube, elle rejoint un très vaste public parce que les gens fréquentent ce site web pour toutes sortes de raisons, et peuvent tomber par hasard sur de la propagande jihadiste. Le nombre de personnes qui sont exposées au contenu affiché sur les sites web jihadistes courants est peu élevé, car pour accéder à de tels sites, il faut d'abord être intéressé par ce type de contenu et connaître l'adresse URL de ces sites ou posséder un hyperlien y menant. Cela restreint le nombre de personnes qui accèdent à ces sites web. L'une des mesures de base que nous pouvons prendre, c'est d'expurger la propagande jihadiste des plates-formes grand public.

Le sénateur Smith : Je crois comprendre que vous menez des recherches sur ces questions. Je ne suis pas spécialiste du Coran, mais nous entendons continuellement des chercheurs qui affirment que le Coran ne contient rien qui justifie et qui soutient ce type de pensée. Si les choses sont si nettement tranchées, pourquoi cette réalité — dont vous confirmerez ou infirmerez l'existence — n'est-elle pas comprise par les gens?

Le président : En d'autres termes, pourquoi des personnes s'appuient-elles sur le Coran pour exhorter à la violence s'il ne comporte aucun élément d'incitation à la violence?

M. Jenkins : Il s'agit d'excellentes questions, et il n'est pas facile d'y répondre. Permettez-moi de tenter d'aborder plusieurs aspects en même temps.

Tout d'abord, l'idée de diffuser un discours spécifiquement anti-jihadiste est beaucoup moins attrayante que le fait de vivre dans une société libre et démocratique où les communications sont libres et où des milliers d'autres messages sont diffusés — nous n'avons donc pas nécessairement à élaborer un discours en riposte à celui des jihadistes. En fait, ce n'est pas à nous d'affirmer que ces personnes sont malfaisantes. De toute façon, cela n'aurait aucun effet — cela ne serait pas crédible. Il y a un point sur lequel j'aimerais revenir à cet égard, car il y a deux ou trois choses que nous pouvons faire et qui seraient plus judicieuses.

En ce qui concerne le message jihadiste — lequel, à long terme et en fin de compte, échouera —, la véritable question consiste non pas à déterminer s'il est juste ou non ou s'il est bon ou mauvais, car dans une large mesure, cette question n'est pas pertinente, comme je l'ai mentionné dans mon mémoire. Cette idée de gloire masculine et le discours de victimisation n'est pas d'un grand secours pour les gens qui, un peu partout dans le monde, luttent pour obtenir la liberté politique, l'égalité devant la loi, une bonne éducation, des emplois et une meilleure vie pour leurs enfants. Dans une large mesure, ce discours ne présente aucun intérêt. Par conséquent, même si, d'une part, une pléthore de personnes des mondes arabe et musulman éprouvent peut-être un profond ressentiment à l'égard de l'Occident, d'autre part, la vaste majorité de ces personnes considèrent que le message d'Al-Qaïda est le fait d'une bande d'hurluberlus.

Le président : Monsieur Jenkins, puis-je vous interrompre un instant? J'aimerais dire quelque chose là-dessus.

M. Jenkins : Oui, allez-y.

Le président : Vous avez indiqué que la croyance jihadiste au cœur des activités d'Al-Qaïda tenait à ce que les troubles économiques, sociaux ou sur le plan des possibilités qu'éprouvent les populations arabes ou la oumma, la communauté musulmane, sont attribuables à la vile corruption de l'Occident matérialiste, et au fait que l'Occident impose ses valeurs à la communauté islamique, laquelle se porterait beaucoup mieux sans cela.

Vous dites que le message ne présente aucun intérêt; toutefois, d'un point de vue objectif, ce message n'est peut-être pas dénué d'intérêt pour un jeune adolescent — et je pèse bien mes mots — qui est en colère pour un certain nombre de raisons — par exemple sa vie, ses parents, le fait qu'il ne possède pas de téléphone cellulaire, peu importe la raison — et qui se voit soudain offrir l'occasion d'exprimer cette colère non pas comme le font normalement les adolescents au sein de toutes les cultures, mais d'une manière qui s'inscrit au sein d'une mission de plus vaste ampleur. Je crois que c'est vous-même qui avez établi un tel lien dans votre exposé.

Nous tentons de comprendre quels sont les instruments contrefactuels permettant d'examiner ce lien d'une façon qui le rend absolument odieux comme c'est le cas en ce moment, où la vaste majorité des enfants islamiques ici même au pays ne seraient jamais intéressés à s'engager dans ce type d'activités. Le risque auquel nous faisons face est posé non pas par la majorité des gens, mais par la personne, ou les deux personnes, ou les 18 personnes de Toronto qui sont réputées avoir planifié quelque chose qui aurait pu avoir des conséquences assez graves.

M. Jenkins : Immédiatement après les attentats du 11 septembre, l'Occident a adopté une stratégie qui était principalement de nature opérationnelle; j'entends par là que cette stratégie a été élaborée sans que l'on ait une idée claire du nombre d'autres complots du genre qui étaient en train d'être tramés. Des efforts désespérés ont été déployés afin de fermer les camps d'entraînement, de mettre en fuite les membres d'Al-Qaïda et de détruire leurs capacités opérationnelles. Il s'agissait de porter un coup à leurs capacités opérationnelles.

Au cours des premières années, on ne s'est pas beaucoup attardé à élaborer une stratégie, disons, préliminaire, c'est-à-dire une stratégie qui nous aurait permis de comprendre comment des gens ont pu être entraînés là-dedans et comment nous en sommes arrivés à un point où nous tentons de porter un coup à leur capacités opérationnelles. En toute franchise, on n'a pas non plus déployé beaucoup d'efforts pour élaborer une stratégie de fin de processus, c'est-à-dire une stratégie en ce qui a trait à ce que nous devons faire avec ces gens que nous avons appréhendés. Voulons-nous les traduire en justice comme s'il s'agissait de criminels ordinaires? Voulons-nous les interroger? Voulons-nous les jeter dans un cachot pendant toute la durée de cette lutte, peu importe que celle-ci s'étende sur des décennies ou des siècles? Nous n'avons ni stratégies préliminaires, ni stratégies finales. Il se fait tard.

Vous avez posé d'excellentes questions en ce qui concerne les stratégies préliminaires et les stratégies finales que nous pourrions adopter, à supposer qu'un certain consensus selon lequel nous avons réussi à porter atteinte à leurs capacités opérationnelles a été établi. Comment devons-nous nous y prendre pour nous attaquer au recrutement? Comme je l'ai mentionné, pour de nombreuses personnes, le message des terroristes — peu importe le contenu de ce message — n'est pas très attrayant.

Ces jeunes hommes dont vous parlez et qui sont contrariés pour diverses raisons se sentent interpellés par un message pour des raisons très précises, qui ne sont pas exclusivement liées à la religion ou à une croyance. Les jeunes hommes sont attirés par des termes comme « humiliation », « honneur » et « gloire du guerrier ». Ces mots attirent des recrues.

J'ai toujours soutenu ce qui suit : il pourrait être intéressant de recruter comme communicateurs des personnes qui ont abandonné ou connu le système et qui ont conclu que le jihadisme prôné par Al-Qaïda n'était pas si formidable que cela. Un certain nombre de livres ont été rédigés, et des entrevues ont été accordées par des personnes qui ont emprunté cette voie et qui en sont arrivées à la conclusion qu'il s'agissait d'une idée stupide. Un ancien extrémiste a rédigé un livre stupéfiant — ce livre rédigé en arabe a été traduit en français, mais il n'existe malheureusement aucune traduction anglaise. Le titre de ce livre est merveilleux : Life Is Better than Paradise. L'auteur raconte son expérience personnelle, et il explique comment on lui a lavé le cerveau pour l'entraîner sur la voie du terrorisme.

Nous avons mené des activités de ce genre durant la Guerre froide, et cela a donné certains résultats positifs. Pourquoi n'utilisons-nous pas ce type de publications, et pourquoi ne produisons-nous pas de vidéos que nous diffuserions sur YouTube? Pour l'essentiel, le message que nous devons diffuser — excusez-moi d'employer la langue populaire — est le suivant : « Le jihad, c'est de la merde. » Il s'agit d'une voie qui mène à la ruine et à l'autodestruction. Pourquoi ne misons-nous pas là-dessus?

Utilisons d'anciens jihadistes et faisons-les rencontrer des recrues éventuelles pour qu'ils discutent avec elles. Cette discussion, nous ne pouvons pas l'avoir avec ces recrues éventuelles. Nous n'avons aucune crédibilité. M. Hegghammer et moi pouvons débattre de l'idéologie à longueur de journée, mais nous n'avons aucune crédibilité au sein de la communauté des jeunes recrues éventuelles.

Le président : Monsieur Hegghammer, avez-vous quelque chose à ajouter sur cette question?

M. Hegghammer : Merci. J'aimerais aborder deux ou trois points qui ont été mentionnés durant la discussion. En ce qui concerne le rôle du Coran et de l'orthodoxie, les activistes contournent les prescriptions théologiques qui limitent la violence par le rejet de l'autorité. Pour la propagande jihadiste, les clercs et les autorités religieuses sont des traîtres à la solde des infidèles. Par conséquent, les jihadistes estiment qu'il n'est pas nécessaire d'écouter les conseils de ces autorités religieuses, et ils peuvent sortir de leur contexte des versets souvent nébuleux du Coran et les transformer en paroles qui justifient leurs activités.

L'autre moyen d'amener des gens à emprunter cette voie consiste à faire appel à leurs émotions. M. Jenkins a mentionné l'attrait de la gloire d'être reconnu comme un combattant fort et honorable. On a peu étudié ou encore on a sous-estimé l'importance du rôle que jouent les émotions dans ce domaine d'étude. Les gens ont tendance à étudier l'idéologie comme s'il s'agissait essentiellement d'un simple texte imprimé sur du papier. En réalité, les gens se radicalisent en visionnant des vidéos et en participant à ce genre de rituels de groupe. Il s'agit d'un processus dans lequel les émotions jouent un rôle au moins aussi important que le jugement, si je puis dire.

Le point important, c'est qu'Internet est un élément crucial de ces deux mécanismes. Sur Internet, on répand une propagande selon laquelle les autorités religieuses ne sont pas dignes de foi, et on propage aussi des vidéos qui font appel aux émotions et qui suscitent des émotions qui poussent à l'activisme.

La principale mesure que nous pouvons prendre pour restreindre ce phénomène en Occident consiste à limiter la propagation du matériel de ce genre sur Internet.

Le président : Avant de céder la parole au sénateur Marshall, je vais poser à nos deux invités une question à laquelle ils pourront peut-être répondre plus tard.

En ce qui concerne ce qui est affiché sur Internet, et surtout par rapport à YouTube et aux autres choses dont M. Hegghammer a parlé, devons-nous conclure que nous devons envisager d'adopter le style chinois, c'est-à-dire pour le dire crûment, la censure d'Internet? Sinon, devons-nous conclure qu'il faut une classification plus explicite, pour que les gens ne tombent pas sur certaines choses par accident? Il s'agit d'une question d'ordre davantage technologique que législatif. Est-ce quelque chose qu'on devrait envisager en collaboration avec les principaux moteurs de recherche, comme les gouvernements le font à l'occasion, relativement à des problèmes comme celui de la pornographie juvénile?

Ça m'amène à la troisième partie de la question : devrions-nous adopter des dispositions législatives plus claires quant à ce qu'il est permis d'afficher sur Internet plutôt que de nous concentrer sur la censure, de sorte que le fournisseur hébergeant le genre de sites dont ont parlé nos témoins ait la responsabilité d'empêcher un quelconque accès universel à ce genre de choses?

Je vais vous laisser réfléchir à ces questions pendant que nous écoutons les autres membres du comité.

Le sénateur Marshall : Merci, messieurs Hegghammer et Jenkins, d'être ici aujourd'hui.

Croyez-vous que la menace terroriste est plus importante qu'il y a cinq ou 10 ans ou moins importante? D'après vos observations et certains des documents que vous avez fournis, j'ai l'impression que vous pensez que la menace terroriste est moins importante qu'elle ne l'était il y a dix ans. Je trouve ce point de vue difficile à comprendre par rapport à ce dont nous discutons aujourd'hui, c'est-à-dire le terrorisme nucléaire, l'utilisation d'Internet et autres choses du genre. Pouvez-vous commenter?

Le président : Monsieur Hegghammer, pouvez-vous commencer à répondre à cette question?

M. Hegghammer : Je veux préciser que la période que j'envisageais était de cinq ans et que je disais que le mouvement du jihad est moins fort qu'il ne l'était il y a cinq ans. À mes yeux, le jihad a atteint un sommet au milieu des années 2000. Si nous remontons d'encore cinq ans et que nous comparons la situation actuelle à ce qui se passait il y a dix ans, je pense qu'il est juste de dire que la menace terroriste qui plane sur l'Occident et dont les groupes islamistes sont à l'origine est plus importante aujourd'hui qu'il y a dix ans. C'est une observation qui est juste.

Le sénateur Marshall : Toutefois, elle n'est pas aussi importante qu'il y a cinq ans; est-ce ce que vous dites?

M. Hegghammer : Oui.

Le sénateur Marshall : Croyez-vous que nous sommes dans une période creuse et qu'il va y avoir un autre sommet à un moment donné?

Je suis sûr que beaucoup de gens seront d'accord avec moi pour dire que la menace est plus grande que jamais, ou peut-être est-ce parce que nous sommes mieux informés. Cependant, il semble que nous attendons que quelque chose se produise. Pourquoi les gens ont-ils l'impression que la menace terroriste est plus grande que jamais?

M. Hegghammer : Personnellement, je ne suis pas certain. Il y a peut-être d'autres personnes qui pourraient mieux vous répondre. Toutefois, la réponse que je tenterais, sans m'y connaître vraiment, c'est que ça a beaucoup de choses à voir avec les médias et la façon dont les événements sont décrits et avec le fait qu'il y a beaucoup plus de reportages que dans le passé. Un complot éventé ou découvert reçoit beaucoup plus d'attention aujourd'hui qu'un attentat réussi au début des années 2000. Le critère de succès est plus facile à remplir pour Al-Qaïda, c'est sûr, mais c'est aussi parce que les médias ont assoupli leurs critères quant à ce qui peut faire l'objet d'un reportage.

Cela dit, il est évident qu'il y a des complots et qu'il y aurait eu beaucoup d'attaques si ce n'était des efforts extrêmement importants que déploient les services du renseignement un peu partout dans le monde. Au bout du compte, nous devons examiner les faits qui se produisent sur le terrain et le nombre d'attaques réussies, qui est faible pour les cinq dernières années.

Le sénateur Marshall : Monsieur Jenkins, avez-vous des observations à faire en réponse à cette question?

M. Jenkins : D'abord, établissons la distinction entre le terrorisme et la terreur. Le terrorisme est un ensemble d'actes violents posés par des terroristes pour créer une atmosphère de peur et d'alerte. La terreur, c'est la conséquence de ces actes.

Ces deux éléments sont plus ou moins indépendants, c'est-à-dire que la terreur peut être grande, même si le nombre d'actes de terrorisme posé est relativement peu élevé. Ça dépend énormément des perceptions, et c'est ce qui rend la situation si difficile à évaluer.

Ce que nous affirmons, c'est qu'Al-Qaïda n'a plus la capacité opérationnelle que l'organisation avait il y a cinq ans, et même 10 ans, et n'a plus la capacité de mener des opérations stratégiques ambitieuses comme celles du 11 septembre, d'après ce que nous savons. Ce n'est plus possible.

Nous vivons encore dans l'ombre du 11 septembre. Al-Qaïda a la capacité de créer et de maintenir une atmosphère de terreur par les messages qu'il diffuse et par la menace constante de choses qui sont sur le point de se produire, ce à quoi les médias donnent de l'importance en parlant ici et là de complots qu'on découvre, d'une tentative qui a échoué à Times Square ou de quelque chose qui est prévu pour Ottawa. Tout ça crée une atmosphère de terreur.

Mis à part les attaques catastrophiques du 11 septembre, les chiffres relatifs au terrorisme montrent que, dans mon pays, les États-Unis, nous avons connu davantage d'actes de terrorisme qui ont fait plus de victimes dans les années 1970 que depuis le 11 septembre. À cette époque, il y avait de 50 à 60 attentats à la bombe par année aux États-Unis. Mon Dieu, si c'était le cas aujourd'hui, le pays serait dans un état extraordinaire. Al-Qaïda a compris qu'un complot découvert est aussi efficace qu'une attaque réussie. Avec des menaces par-ci par-là et aussi avec les menaces qui viennent d'Internet, Al-Qaïda nous maintient en état d'alerte.

Le président : Les terroristes comptent sur l'avidité des médias à l'égard de petits événements insignifiants.

M. Jenkins : Avec tout le respect que je vous dois monsieur, il ne s'agit pas seulement des médias; il s'agit aussi des dirigeants politiques.

Le président : Je vous le concède.

M. Jenkins : Aux États-Unis, un attentat terroriste raté devient le thème d'une lutte partisane féroce au sein de notre société envahie par les médias. La différence entre l'époque actuelle et les années 1970, c'est qu'aujourd'hui, il y a des chaînes spécialisées qui diffusent des actualités en permanence et il y a Internet. Dans cette société envahie par les médias, il y a un message de peur et d'alerte qui nous parvient constamment des terroristes, message auquel contribuent dans certains cas les dirigeants dans nos capitales et qui est assurément amplifié par les médias d'actualités.

Le sénateur Marshall : Ne croyez-vous pas que certaines de ces menaces sont réelles? Nous avons parlé tout à l'heure du terrorisme nucléaire et d'Internet. Ne croyez-vous pas que ces enjeux sont réels et que, compte tenu de ce qui s'est passé il y a cinq ou dix ans, la menace terroriste est plus importante qu'avant?

M. Jenkins : Sénateur, il est entendu que ces menaces sont réelles. Ça ne fait aucun doute, parce que nous vivons dans un monde dangereux. En même temps, il ne faut pas que nous soyons nostalgiques d'un passé révolu. Avant, je me disputais avec mon père, Dieu ait son âme. Il me disait : « Brian, tu étudies la question du terrorisme; le monde dans lequel nous vivons est tellement horrible. » Je lui rappelais qu'il avait combattu pendant la Deuxième Guerre mondiale et que, au cours de la première moitié du XXe siècle, nous avons tué de 60 à 70 millions de personnes dans les guerres mondiales. Il y a eu environ un million de victimes de la guerre par année au cours du XXe siècle. Ce chiffre a beaucoup diminué. Il ne s'agit pas de vivre dans une société sans risque; il s'agit de déterminer comment notre société va réagir à ces risques. Les risques qui existent dans le monde ne sont pas nouveaux. Nous avons vécu la guerre froide. Nous avons fait face à la menace d'annihilation nucléaire en provenance de l'Union soviétique à l'époque où il y avait dans ce pays une dizaine de milliers de missiles tournés vers nous. C'était une menace beaucoup plus grave que celle que posent des terroristes pour qui la fabrication d'un engin rudimentaire serait déjà un accomplissement. Il ne s'agit pas de l'absence de toute menace; il s'agit de déterminer comment nos sociétés vont réagir à cette menace.

Dans nos sociétés occidentales, même si les risques ont décliné à l'échelle mondiale à bien des égards, nous en sommes venus à nous attendre à une société à la sécurité absolue et sans risque. Ce n'est pas la société dans laquelle nous vivons actuellement.

Le sénateur Duffy : Je veux remercier les deux témoins d'être venus aujourd'hui pour discuter de cette question très importante.

Je veux continuer un peu de parler de la liste de WikiLeaks qui a été diffusée aujourd'hui et qui contient certains détails dangereux au sujet d'endroits et de gens qui n'étaient pas connus du grand public à l'avance.

Le président : Sénateur Duffy, vous savez que les deux témoins ont dit qu'ils n'ont pas eu l'occasion de prendre connaissance de cette liste.

Le sénateur Duffy : Oui; toutefois, M. Jenkins a dit tout à l'heure qu'il était préoccupé par le fait que ce genre de publication puisse faire en sorte que des gens soient ciblés. Est-il possible d'évaluer la possibilité d'une attaque lancée par émulation par d'autres gens dérangés ou d'autres groupes à l'endroit de fournisseurs de la défense et d'autres personnes ayant été identifiés comme ayant critiqué les États-Unis?

M. Jenkins : Il ne fait aucun doute que la publication du nom des personnes qui occupent un poste de nature délicate n'est pas utile. Même si M. Hegghammer et moi serons d'accord pour dire qu'il y a énormément d'information sur Internet au sujet de cibles et de personnes, la publication d'une liste précise n'a pas un effet positif, puisqu'elle expose les gens aux dangers. Cela ne fait aucun doute. Si l'un d'entre nous avait participé à quoi que ce soit, mais sans que cela ne soit mentionné, et que, tout à coup, la personne concernée soit identifiée comme prenant part à une quelconque activité de nature délicate et cruciale, cela engendrerait sans aucun doute un danger.

Le sénateur Duffy : Pour reprendre la question concernant YouTube, y a-t-il un quelconque avantage à exercer une certaine forme de censure, ou est-ce que les jeunes intéressés à essayer le genre de choses dont nous parlons vont trouver le moyen d'accéder au contenu? Est-ce que nous nous faisons des illusions si nous pensons qu'il sera efficace de rendre les entreprises de communication responsables d'empêcher l'accès aux sites en question?

M. Jenkins : Je serais très prudent dans le domaine de la censure, parce que je crois que si une poignée de terroristes quelque part dans le monde force notre société à effectuer une censure et à apporter des changements fondamentaux, c'est en quelque sorte une victoire pour eux et une défaite pour nous, et c'est quelque chose de fondamental.

Il y a une autre considération de nature pragmatique : si Internet est une source d'inspiration et d'orientation pour nos ennemis terroristes, c'est également une précieuse ressource pour nos services de renseignement. Quiconque croit pouvoir visiter ce genre de sites web et interagir avec des interlocuteurs qui font partie de la nébuleuse d'Al-Qaïda sans être remarqué ni surveillé par d'autres se leurre. Nous avons vu plusieurs cas où des complots ont été éventés parce qu'une personne a pris ouvertement l'initiative de visiter un site du genre de façon répétée, ce qui a attiré l'attention des autorités sur elle.

C'est une source de renseignement. Il faut que nous fassions attention de ne pas perdre cette source en même temps. Il s'agit donc à la fois de valeurs et de considérations de nature pragmatique.

M. Hegghammer : Je ne préconise pas la censure à la chinoise. Je ne veux pas lancer le débat sur la censure, mais un vaste éventail de mesures de différents types peuvent être prises pour limiter l'accès à ce genre de contenu dans certains sites comme YouTube.

Je pense que l'accès est une chose importante. Une conclusion fondamentale de l'économie comportementale, par exemple, c'est que la consommation croît avec l'accès.

Je déteste avoir recours à l'analogie, mais, si la marijuana devient plus accessible, il va y avoir plus de gens qui vont en consommer. C'est la même chose dans le cas de la propagande jihadiste : si elle est rendue accessible à des gens qui n'y auraient pas pensé sans cela, alors un plus grand nombre de gens y seront exposés. Si ce ne sont que 5 p. 100 des gens qui sont exposés qui passent à l'acte, l'accroissement du nombre total de consommateurs va avoir pour effet d'accroître le nombre de personnes qui vont passer à l'acte. Je crois que l'accès joue un rôle, et je pense que le fait de limiter ce genre de contenu aux sites web spécialisés sur le jihad auxquels les gens doivent choisir d'accéder est un premier pas important.

Si nous revenons au thème de la question précédente, c'est-à-dire la raison pour laquelle nous percevons la menace comme étant plus importante aujourd'hui qu'il y a huit ou 10 ans, je vais affirmer que nous avons affaire à un cas classique de ce que les sociologues appellent un « biais de déclaration », c'est-à-dire que les choses qui sont comptées comme étant des attaques ou des complots terroristes ne sont pas les mêmes que celles qui étaient rangées dans cette catégorie au début des années 2000.

Je pense en particulier au recrutement de combattants étrangers. Si nous examinons en détail les complots fomentés sur place en Amérique du Nord au cours des 10 dernières années, une proportion importante de ceux-ci concernent des gens qui prévoyaient se rendre à l'étranger pour se joindre à un groupe de guérillas quelque part en Somalie ou ailleurs. Si nous devions inclure toutes les personnes qui sont parties d'Europe pour aller en Irak ou sur d'autres fronts au début des années 2000 — ou même dans les années 1990 —, nous aurions une liste énorme de complots terroristes fomentés en Europe à l'époque, et les chiffres auraient l'air différents.

Il faut établir une distinction entre différents types d'activités. S'il s'agit de complots réels et montés au pays, je ne suis même pas sûr que le nombre de complots ait augmenté tant que ça.

Le sénateur Furey : J'ai une petite question : lorsque les enquêteurs recueillent des éléments de preuve et sont au courant de l'existence d'un complot, à quel moment devraient-ils intervenir? Est-il sensé de laisser un complot mûrir jusqu'à l'étape de l'attaque si l'on s'attend à ce qu'il échoue, par exemple?

M. Jenkins : Dans chacun des cas, dans chacun des cas de complots qui sont surveillés, c'est une question fondamentale à laquelle doivent répondre les autorités.

Depuis le 11 septembre, qui a entraîné un changement majeur à cet égard, les autorités — non seulement aux États-Unis, mais également au Canada et en Europe —, sont poussées à remonter les pistes. Dans le milieu policier, on parle souvent du fait qu'il faut s'assurer que l'explosion n'ait pas lieu, c'est-à-dire que nous ne devons pas avoir à composer avec les conséquences. Cette question rend cette activité différente de l'activité des services de police.

Dans le cadre des activités des services de police, il y a un crime, celui-ci fait l'objet d'une enquête, et les personnes qui l'ont perpétré sont identifiées et arrêtées. Dans le cas particulier qui nous intéresse, il y a beaucoup plus d'incitation à adopter une démarche préventive — une intervention en amont, si vous voulez.

La difficulté que pose la prévention, c'est au sein des sociétés où cette activité s'inscrit dans le cadre des activités de la police — pas au sein d'un État policier où les gens sont arrêtés et où on n'a pas à se soucier de les accuser d'avoir commis un crime —, si les autorités interviennent trop rapidement, ça rend extrêmement difficile de poursuivre les personnes concernées. Il est facile d'affirmer en défense que le complot n'était qu'une réflexion, que les personnes accusées n'avaient nullement l'intention de le mettre à exécution ni n'avaient la capacité de le faire.

Toutes ces défenses sont déployées de toute façon dans le cadre des procès au criminel des personnes accusées de complots terroristes. Ainsi, les autorités veulent disposer de suffisamment d'information pour pouvoir avoir de bonnes chances d'avoir gain de cause, mais sans perdre la maîtrise de la situation. Il ne faudrait surtout pas qu'il arrive un jour qu'on surveille un groupe quelconque, qu'on perde la maîtrise de la situation et qu'un incident terroriste ait lieu. Les responsables seraient crucifiés.

Les autorités ont acquis une certaine aptitude à effectuer cette surveillance avec le temps. Lorsque la situation est bien maîtrisée, elles permettent aux comploteurs d'agir. Elles peuvent même intervenir et leur fournir de faux explosifs et autres choses du genre pour montrer que les comploteurs ont l'intention de mettre leur complot à exécution. Il y a aussi des moyens de défense contre ça, mais la question soulevée est un argument, et les autorités sont poussées à intervenir plutôt que d'attendre. Comme il n'y a pas de possibilité de détention préventive dans nos pays, dans la plupart des cas, nos systèmes juridiques ne sont pas conçus pour ça, et c'est matière à débat.

Le sénateur Furey : À la lumière des commentaires que vous avez faits tout à l'heure au sujet de la terreur et du terrorisme, serait-il mieux que notre société rende ses lois concernant les conspirations plus efficaces et mette fin à cette activité plus rapidement que nous le faisons à l'heure actuelle?

M. Jenkins : Il n'est pas utile de jeter un coup d'œil sur les lois qui concernent les conspirations. Dans certains pays, l'intervention plus précoce est possible. Je parle d'intervention dans un cadre juridique; je ne parle pas d'intervention extrajuridique.

Le président : Les honorables sénateurs se rappelleront que nous avons étudié un projet de loi sur les attentats-suicides qui avait été soumis au Sénat, non pas parce que l'intervention après un attentat-suicide changeait grand-chose, mais bien parce que la conspiration en vue d'un attentat-suicide deviendrait alors un motif légitime permettant à nos services de police et de renseignement d'agir, comme c'est le cas de toute conspiration concernant une activité criminelle. Je pense que ce projet de loi reflète en partie ce dont le sénateur Furey parle.

M. Jenkins : Je ne suis pas avocat, et je n'ai aucune connaissance du droit canadien dans ce domaine. Aux États-Unis, nous avons modifié la loi pour faire de la prestation d'un appui important au terrorisme un crime en soi. Les tribunaux ont choisi d'interpréter l'expression « appui important » de façon large comme incluant les communications et une expression générale d'intention.

Comme je l'ai dit, au bout du compte, ce sont des jurys qui tranchent, et c'est une bonne chose. C'est ainsi que notre système est censé fonctionner. Je pense que les autorités ont maintenant la possibilité de faire preuve d'un peu plus de créativité et d'agir de façon plus ferme dans certains de ces domaines, sachant que c'est un jury qui va décider au bout du compte si elles sont allées trop loin — si des preuves existaient ou quoi que ce soit —, mais que cette vérification ultime est en place.

Le président : Monsieur Hegghammer, voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Hegghammer : Non, je n'ai pas d'opinion là-dessus. Le moment de l'intervention devrait être laissé à la discrétion des professionnels de l'application de la loi.

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur la déclaration de M. Jenkins selon laquelle l'enjeu le plus important, c'est la façon dont notre société réagit face à la menace. Dans votre déclaration préliminaire, vous avez dit qu'une « collaboration sans précédent » était un important facteur découlant des événements du 11 septembre.

Selon vous, dans quels domaines devrait-il y avoir une amélioration sur le plan de ce travail d'équipe des États, surtout dans le monde occidental, pour unir leurs forces et faire face aux risques à venir qui existent encore, d'après vos propres réponses?

M. Hegghammer : Je ne peux pas du tout vous donner de détails en réponse à cette question.

M. Jenkins : Dans les pays occidentaux — et j'inclus le Japon, Singapour et des pays comme ceux-là —, il est certain que la collaboration a été excellente, et elle va probablement se poursuivre. Il y a des améliorations à apporter sur le plan de l'expansion de cette collaboration au-delà des amis et des alliances habituels et de la participation d'autres pays dont la collaboration a parfois posé problème.

Nous avons une excellente collaboration au chapitre du renseignement avec certains des pays du Moyen-Orient, mais, en même temps, comme nous l'avons lu dans les journaux récemment, il y a des plaintes au sujet de la capacité de ces gouvernements d'interrompre le versement de fonds à certaines des organisations en question.

La collaboration avec certains de nos alliés proches en Asie du Sud-Est, en Afghanistan et au Pakistan, comme nous le savons encore une fois grâce aux reportages qui sont publiés, s'assortit de frictions concernant divers degrés de collaboration et la façon dont les gens perçoivent la menace.

Il y a aura toujours une bonne collaboration entre les gouvernements qui voient les choses de la même façon, mais le défi à relever, c'est de dépasser ça. Comme je l'ai dit, je crois que nous avons réalisé des progrès énormes. Il faut voir les choses à très long terme dans ce domaine, cependant. Ça fait longtemps que j'étudie la question. Dans le cadre des débats qui avaient lieu dans les tribunes internationales il y a 30 ans ou plus au sujet de ce qu'était le terrorisme, en fait, on n'arrivait pas à s'entendre sur la définition du terme. Nous avons tellement progressé depuis qu'il est clair, sur le plan de l'ensemble des conventions internationales sur le sujet, que la collaboration concrète entre les services de renseignement et les services de police est excellente. Il y aura toujours des difficultés. L'échange d'information entre les services de renseignement n'est pas quelque chose de naturel; ce sera toujours quelque chose de difficile à faire. Il y a des problèmes de coordination au sein même de nos gouvernements à cet égard, alors nous ne pouvons pas nous attendre à ce que ce soit facile. Comme je l'ai dit, cependant, nous avons réalisé des progrès extraordinaires jusqu'à maintenant.

Le sénateur Duffy : Monsieur Hegghammer, la Norvège est renommée depuis la Seconde Guerre mondiale pour sa capacité de renseignement d'origine électromagnétique. Êtes-vous au courant du degré de collaboration à l'heure actuelle, et y a-t-il selon vous des domaines dans ce regroupement international où il y a place à l'amélioration?

M. Hegghammer : Sincèrement, je ne sais rien au sujet de la nature ou de l'ampleur de la collaboration en matière de renseignement entre la Norvège et d'autres pays. Pour être tout à fait franc avec vous, je ne savais même pas que nous étions connus pour notre capacité de renseignement d'origine électromagnétique. Je ne suis tout simplement pas qualifié pour répondre à cette question ni en mesure de le faire.

Le président : On dirait que c'est un secret bien gardé, aux fins de sécurité nationale, bien entendu.

Le sénateur Joyal : Ça fait peut-être partie des 250 000 fuites de WikiLeaks.

J'aimerais revenir sur votre conclusion selon laquelle Internet est la plus importante source de propagande parce que, comme M. Hegghammer l'a dit, on y trouve de l'information qu'on ne cherche pas, ou encore parce qu'on y trouve de l'information qu'on cherche et qui se trouve quelque part sous une forme quelconque.

J'ai toujours pensé que les représentants ou les interprètes du Coran pourraient être une importante source de propagande. Ces gens pourraient préparer ou cultiver l'esprit d'une personne réceptive à un discours vantant la vie après la mort qu'on connaît après s'être sacrifié, ainsi de suite. Nous avons beaucoup entendu parler de ce genre de choses au cours du soulèvement iranien de la fin des années 1980.

Je ne sais toujours pas quoi penser au sujet de la mesure dans laquelle il s'agit aussi d'une chose importante ou d'une source permanente d'information qui devrait être l'objet de l'attention. Peut-être que je ne suis pas sorti des années 1980 et de ce qu'on a appelé la révolution iranienne.

M. Jenkins : Lorsqu'on examine la question de savoir où les gens qui se sont radicalisés ont eu le déclic, on constate que, dans bien des cas, surtout depuis le 11 septembre, ce n'est pas la mosquée qui est le lieu de recrutement de terroristes. Les gens qui cherchent à établir des liens avec d'autres personnes le font ailleurs. Souvent, à tort ou à raison, ils croient que les mosquées sont sous surveillance. Souvent, ils trouvent que les imams des mosquées ne sont pas suffisamment radicaux, et ils croient dans bien des cas que la mosquée est un endroit beaucoup trop public pour ce genre d'activité. Assurément, le principal lieu de recrutement peut être n'importe quel endroit; ça peut être une librairie, un lieu de réunion ou tout endroit où une poignée de ces gens se rassemblent. Ce n'est pas nécessairement une mosquée.

Permettez-moi de revenir à une question qui a été posée. Nous parlions tout à l'heure de WikiLeaks. Bien entendu, l'une des réactions au fait que nous avons des systèmes qui nous permettent d'échanger des renseignements plus facilement entre tous les ministères de notre propre gouvernement aux États-Unis a mené à cet accès accru à toute l'information, ce qui a en fait fort probablement permis à des gens très peu expérimentés d'accéder à des quantités énormes d'information et de la transmettre à d'autres. D'une part, l'échange d'information est une excellente idée, mais, d'autre part, ça crée de nouvelles vulnérabilités. C'est la nature de la technologie.

Mis à part les mosquées, il y a une chose qui demeure un problème. Nous en parlions par rapport au Coran. Il y a des versions du Coran qui circulent, et dont la distribution est soutenue par certains gouvernements dans bien des cas, qui sont des versions modifiées élevant le jihad au rang de principe de foi, avec la charité, le pèlerinage et d'autres choses qui n'y figurent pas et définissant le jihad non pas comme une quête spirituelle, mais plutôt comme une action armée. Ces versions modifiées sont rendues accessibles et sont distribuées dans les prisons. Il y a donc, en un sens, des versions déformées du Coran qui circulent, et parfois en nombre élevé.

Le président : Vous pensez que des gouvernements financent ces activités. Pouvez-vous nous faire part de ce que vous savez quant à la question de savoir de quels gouvernements il s'agit?

M. Jenkins : Par le passé, ce qu'on appelait le Noble Coran a été publié sous l'imprimatur des dirigeants religieux de l'Arabie saoudite. Cet imprimatur a par la suite été supprimé de la page de titre, mais le livre continue de circuler.

Le sénateur Joyal : À votre avis, cette activité est plus dommageable que l'enseignement des imams dans les mosquées où, comme vous le dites, il est facile d'obtenir l'information parce que tout le monde est là et qu'on peut écouter, tirer ses propres conclusions et y donner suite après.

M. Jenkins : Oui.

Le sénateur Joyal : On ne sait pas qui va réagir au livre qui est distribué ou qui circule au sein de la population d'une prison ou d'un groupe de jeunes.

M. Jenkins : On ne le sait pas. Ce n'est pas à nous de jouer le rôle de théologiens et d'aborder la question des interprétations du Coran, mais, si nous cherchons la justification de l'idéologie jihadiste d'Al-Qaïda dans le Coran, nous ne la trouverons pas. Elle n'y figure pas.

Nous pouvons trouver des exemples dans ce qu'on appelle le Hadith de récits anciens concernant la foi qui ont commencé à se répandre des siècles après le Coran en tant que tel, mais il s'agit essentiellement d'un tsunami de récits qui ont été repris deux, trois ou quatre fois, et il est possible d'y trouver à peu près n'importe quoi.

Cependant, je pense que la chose importante, c'est que, si le Coran ne justifie pas l'idéologie d'Al-Qaïda, il ne faut pas que nous ayons peur de remettre en question cette idéologie parce que nous avons peur d'aborder le sujet de la foi. En un sens, contrairement à ce que les membres d'Al-Qaïda affirment, leur idéologie en demeure une de violence, et nous pouvons l'aborder comme ça, sans trop nous tourmenter parce que nous nous aventurons sur le terrain glissant de la théologie et de la religion.

Soit dit en passant, les questions que vous posez sont extraordinaires. Les questions d'ordre opérationnel, par exemple, sur les opérations d'Al-Qaïda et les choses du genre, sont simples. Vous posez des questions qui, au bout du compte, sont de nature philosophique et supposent certaines choses sur le plan politique. Ce sont des questions difficiles. Au fond, M. Hegghammer et moi ne pouvons vous faire part que de nos points de vue personnels, mais il s'agit de choses qui seront déterminées par vos choix philosophiques et, au bout du compte, vos décisions politiques.

Le président : Les points de vue personnels d'experts nous sont très utiles. Monsieur Hegghammer, voulez-vous répondre à la dernière question du sénateur Joyal?

M. Hegghammer : Je veux insister sur le fait que l'islam qui est pratiqué par la majorité, ou encore l'orthodoxie comme source de militantisme, sont surestimés. Si les lieux de culte ou le Coran généraient de la violence, nous ne constaterions pas de variations de la violence au fil du temps ni de variations de la mobilisation sur le plan géographique.

Les textes en question existent depuis plus de 1 000 ans, et ce n'est qu'au cours des dernières années que nous avons vu naître le type de terrorisme auquel nous faisons face aujourd'hui.

Pour ce qui est des mosquées, à ma connaissance, il est extrêmement rare que les cellules terroristes qui existent en Occident aujourd'hui se forment et deviennent fonctionnelles dans les mosquées. Il est vrai que des liens sociaux peuvent s'être créés plus tôt dans une mosquée, comme partout ailleurs, mais, dans la vaste majorité des cas, voire dans tous les cas, les gens trouvent la motivation nécessaire au recours à la violence contre l'Occident à l'extérieur de la mosquée.

Un signal d'alarme qu'on voit habituellement ou un signe de danger, c'est lorsqu'une personne pieuse quitte la mosquée pour commencer à prier chez elle avec des amis et ainsi de suite. C'est un indice classique de radicalisation potentielle.

Il y a bien sûr eu quelques cas de mosquées, par exemple, à Londres et aussi dans les banlieues de Paris, où il y a eu des prédicateurs enflammés. Toutefois, des gens beaucoup plus modérés ont repris la direction de ces mosquées au milieu des années 2000. Je ne connais aucune grande mosquée du monde occidental qui serve habituellement d'incubateur d'éléments radicaux.

Le sénateur Joyal : Ce n'est pas le moment de la pause publicitaire, mais je veux montrer votre livre à mes collègues, livre qui est intitulé Will Terrorists Go Nuclear? Bien sûr, l'auteur de ce livre est Brian Michael Jenkins.

Ce titre semble fondé sur l'hypothèse d'une menace d'un autre ordre. En donnant ce titre à votre livre, vous semblez laisser entendre que le prochain grand bouleversement que vivra le monde occidental sera une catastrophe nucléaire déclenchée par le terrorisme. Pourquoi avez-vous donné ce titre à votre livre? Est-ce que vous voulez faire peur aux gens pour qu'ils se précipitent pour l'acheter et le lire? Je suis désolé d'être négatif, mais ma question vous donne l'occasion de répondre. Est-ce que c'est parce que vous êtes vraiment convaincu que nous sommes engagés dans une voie où, tôt ou tard, nous allons devoir faire face à l'enjeu le plus important de notre époque?

M. Jenkins : Le titre du livre découle d'une monographie que j'ai rédigée en 1974 et qui portait le même titre. Lorsqu'il a été publié, 24 ans plus tard, il s'agissait simplement d'un retour sur la question.

Le sénateur Joyal : Oui, mais, à l'époque, c'était la guerre froide, c'est-à-dire une situation différente.

M. Jenkins : Nous étions préoccupés dans les années 1970 par la possibilité que quelqu'un en dehors d'un programme gouvernemental puisse faire l'acquisition de matériau fissile et fabriquer un engin nucléaire. Le livre porte exactement le même titre puisqu'il s'agit d'une mise à jour de ce point de vue.

Nous savons que plusieurs organisations, y compris Al-Qaïda, ont déclaré qu'elles souhaitaient faire l'acquisition d'armes nucléaires. Nous savons que certaines organisations ont tenté d'acquérir du matériau fissile. Oussama ben Laden et Sheikh Zawahiri ont mentionné les démarches que fait Al-Qaïda pour acquérir des armes nucléaires dans leurs déclarations publiques, alors nous savons qu'ils y pensent; ce n'est pas nouveau.

Comment devons-nous interpréter ces déclarations? Heureusement, leurs capacités sont loin de correspondre à leurs ambitions déclarées. En ce moment, le débat sur le terrorisme nucléaire a tendance à devenir en quelque sorte un débat théologique opposant les incrédules qui disent : « Non, ça ne peut pas arriver; les terroristes ne peuvent pas faire ça », et, d'autre part, les apocalypticiens qui disent que la question n'est pas de savoir si ça va se passer; il s'agit de savoir quand.

Je me décrirais comme un agnostique prudent. Je ne prédis pas que ça va se passer, je ne suis pas prêt à prendre beaucoup de risques et je pense donc que tous les efforts déployés à l'échelle internationale pour protéger et récupérer le matériau fissile, pour accroître la sécurité des installations nucléaires et pour prévenir la prolifération des armes nucléaires sont fondés. Il ne s'agit pas de savoir ou de prédire que quelque chose va se passer; il s'agit du fait que c'est une chose par rapport à laquelle nous ne devrions certainement pas prendre de risque.

Le livre porte aussi sur l'histoire de notre perception de la chose. J'établis encore une fois ici la distinction entre le terrorisme nucléaire et la terreur nucléaire. Le terrorisme nucléaire, c'est la possibilité effrayante que des terroristes puissent faire l'acquisition d'un engin nucléaire. La terreur nucléaire, c'est la peur que nous avons que ça arrive. Le terrorisme nucléaire, c'est la recherche de preuves, la science et le renseignement. La terreur nucléaire, c'est le fruit de notre imagination.

L'histoire du terrorisme nucléaire est heureusement très courte. Il n'y a en a pas eu. Toutefois, la terreur nucléaire est profondément enracinée dans notre société et notre culture populaire, et je dirais qu'Al-Qaïda, grâce à sa grande maîtrise des moyens de communication, a réussi à devenir une puissance nucléaire terroriste virtuelle sans armes nucléaires, c'est-à-dire qu'Al-Qaïda a réussi à créer l'impression, exprimé l'ambition et formulé la menace, ce qui a un effet extrêmement important sur le plan de la terreur.

En ce qui concerne les capacités d'Al-Qaïda, mis à part le fait que ses membres ont des discussions avec des physiciens nucléaires pakistanais, l'organisation ne possède pas de matériau fissile d'après ce que nous savons. Nous savons que, dans un cas en particulier, ils ont pu acheter des choses dont ils pensaient que c'était des composantes d'arme nucléaire, alors qu'il s'agissait en fait de pièces de voitures Volkswagen. Le programme d'Al-Qaïda est donc très naïf, mais les messages qu'il diffuse à cet égard sont autre chose, et c'est une leçon que nous devons tirer. Encore une fois, il ne s'agit pas nécessairement de la capacité réelle, qui est ce dont nous parlons de façon générale par rapport aux opérations terroristes; il s'agit du fait qu'à l'époque d'Internet, à l'époque des médias de masse qui est la nôtre, il est possible de créer la célébrité et de créer la peur, de créer des effets très importants avec très peu de choses.

Le président : Monsieur Hegghammer, vouliez-vous parler de la différence entre la terreur et le terrorisme dans ce cas-ci et de son incidence sur les éléments en réseau qui préoccupent le comité?

M. Hegghammer : Je n'ai rien à ajouter là-dessus, mais, en ce qui concerne les armes nucléaires, j'ai passé les 10 dernières années à étudier l'idéologie jihadiste, les déclarations d'Al-Qaïda et ainsi de suite, et je ne vois aucune raison de douter de l'intention. Je pense que nous devons tenir pour acquis qu'il y a au sein du mouvement jihadiste des gens qui n'hésiteraient pas à utiliser ce genre d'armes s'ils pouvaient mettre la main dessus. Nous devons partir de cette hypothèse.

C'est une autre question que de savoir si cela a une incidence sur les mesures que nous prenons. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d'autre pour empêcher que cela ne se produise. De nombreuses mesures sont déjà en place, et elles le sont pour plusieurs très bonnes raisons, y compris la lutte contre le terrorisme.

Sénateur Jaffer : Je veux revenir à la question des terroristes au pays. Qu'est-ce qui les accroche? Pourquoi cherchent-ils dans Internet? Que cherchent-ils? Est-ce que notre politique étrangère pourrait être l'une des raisons pour lesquelles les gens commencent à chercher d'autres manières de composer avec la colère?

Le président : Les deux témoins ont parlé du rôle des perceptions quant à la politique étrangère, aux affronts que subit la communauté musulmane et aux risques auxquels elle fait face comme étant pertinents par rapport à cette préoccupation relative au terrorisme, alors je serais intéressé par vos réponses à la question du sénateur Jaffer.

M. Hegghammer : C'est une question très importante. À la lisière du débat sur Al-Qaïda, il y a depuis un certain nombre d'années la question de savoir si ce sont nos propres politiques qui engendrent le terrorisme, si les jihadistes ne font que réagir à une douleur objective dont nous sommes à l'origine. Ce débat tend à opposer les gens de la droite et les gens de la gauche.

Il y a une position intermédiaire. Oui, les politiques peuvent avoir un effet sur le recrutement, puisqu'elles sont l'un des facteurs qui accroissent la visibilité des symboles de la souffrance des musulmans. C'est l'un des facteurs, mais c'est loin d'être le seul. Il n'y a pas de relation linéaire entre le nombre objectif de victimes musulmanes que font les pays occidentaux et la violence qui en découle en retour.

Je vais insister sur deux facteurs qui viennent déformer cette linéarité. L'un de ceux-ci, ce sont les médias. N'importe quel événement, n'importe quel progrès, même le plus petit, peut être exagéré par les gens qui font de la propagande au sujet du jihad dans Internet et transformé en un symbole de souffrance très puissant. Maintenant que les appareils numériques sont beaucoup plus accessibles, la moindre erreur ou le moindre geste témoignant d'un manque de jugement de la part d'un soldat américain sur le terrain peut être documenté et devenir un important symbole de souffrance, ce qui favorise le recrutement. Ça arrive souvent.

L'autre facteur qui fait que la relation n'est pas linéaire, c'est que bon nombre des politiques objectives qui ont eu une incidence sur le recrutement dans le passé ne sont pas des politiques occidentales. Il y a une tendance à trop insister sur l'Occident, et surtout sur les États-Unis, alors que, si l'on jette un coup d'œil sur la propagande d'Al-Qaïda dans les années 1990 et au début des années 2000, la plupart des symboles de souffrance que l'organisation diffusait dans le but de recruter des gens avaient trait à des États ni occidentaux ni musulmans. C'était les Serbes en Bosnie, les Russes en Tchétchénie, les agissements des Israéliens en Palestine et ainsi de suite. La production de ces symboles de souffrance échappe souvent à l'emprise des pays occidentaux.

M. Jenkins : Les politiques occidentales jouent bel et bien un rôle dans le recrutement. Je suis d'accord pour dire que ce n'est pas le seul élément, mais, dans la mesure où ces politiques peuvent être présentées par Al-Qaïda comme une preuve de l'assaut contre l'islam, c'est le cas. Elles ont un effet réel. Pour vous donner deux ou trois exemples, il ne fait aucun doute que l'invasion de l'Irak a été salutaire pour les efforts de recrutement d'Al-Qaïda. Il est intéressant de constater que l'invasion, appuyée par le monde occidental, de la Somalie par l'Éthiopie, qui est un vieil ennemi des Somaliens, a non seulement redonné vie au mouvement de résistance locale, mais a également poussé de jeunes Américains d'origine somalienne à se rendre en Somalie.

Le président : Des Canadiens aussi.

M. Jenkins : Oui, des Canadiens aussi.

Un homme en particulier a été recruté : Omar Hammami, enrubanné de foulards et de ceintures de cartouches en bandoulière, qui fait maintenant des vidéos au sujet de la gloire du combat à l'intention des jeunes. Nous avons constaté que ce recrutement a eu un modeste effet. Ça a pris plusieurs mois, mais nous avons vu une réaction à ce recrutement.

Oui, les gestes que nous posons ont un effet sur le recrutement. On peut présumer que nous posons ces gestes pour des motifs liés à l'intérêt national et à la politique étrangère. Le fait qu'ils provoquent les jihadistes est malheureux. Nous n'allons pas nécessairement modifier les politiques étrangères des pays occidentaux pour apaiser des jihadistes, mais elles ont bel et bien un effet.

Sénateur Jaffer : Monsieur Hegghammer, vous avez parlé tout à l'heure dans votre exposé des terres tribales du Pakistan. Je travaille un peu là-bas. Tout le travail que certains d'entre nous faisons là-bas est réduit à néant chaque fois qu'il y a une attaque de drone, parce que ce sont des familles qui sont attaquées, et ça rend les choses difficiles. L'attaque engendre un motif de radicalisation. Comment faire pour composer avec des choses comme ces attaques? Comment y mettre fin? Cela ne peut pas être attribué à la politique étrangère du Canada, mais c'est quelque chose qui compte. C'est une politique étrangère qui pousse les gens à se radicaliser.

M. Hegghammer : Le débat sur les drones est extrêmement complexe et polarisé. J'aimerais mieux ne pas m'y aventurer trop loin. Cependant, il y a un débat d'une grande ampleur sur la mesure dans laquelle les problèmes que les drones créent sont plus importants que les avantages qu'ils comportent. Si nous jetons un coup d'œil sur l'insatisfaction qui est exprimée dans la presse pakistanaise à cet égard, par exemple, il ne fait aucun doute que les attaques enflamment l'opinion publique et sont extrêmement impopulaires. Cette impopularité ne signifie pas nécessairement qu'un grand nombre de gens vont poser des gestes dans le but de nuire aux intérêts occidentaux.

Le problème, c'est l'existence du dilemme quant à ce qui compte le plus : la capacité d'Al-Qaïda central ou la motivation de la population locale dans les zones tribales. À l'heure actuelle, je crois que l'administration américaine a décidé que les attaques de drone sont la solution la moins mauvaise et que la capacité d'Al-Qaïda central est ce qui compte le plus ou ce qui a le plus de potentiel de causer des dommages en Occident, par rapport aux gens sur le terrain qui sont innocents et qui subissent les attaques de drone.

Il est difficile de mesurer objectivement le lien entre l'insatisfaction populaire dans les zones tribales et la violence dans le monde occidental, alors que nous pouvons établir une preuve claire des liens entre la capacité d'Al-Qaïda central et les attaques en Occident.

Sénateur Tkachuk : J'entends beaucoup parler de politique étrangère. N'est-ce pas cependant la question de l'échec des dirigeants des pays d'où bon nombre des recrues viennent? Avant le 11 septembre, nous n'avions pas envahi l'Irak. À mes yeux, c'était en quelque sorte l'attaque qui symbolisait toutes les autres. Je ne pense pas que leur situation s'est améliorée après cette attaque. La campagne du 11 septembre a été leur grande campagne de relations publiques.

Le président : De qui parlez-vous?

Sénateur Tkachuk : Je dirais que ça a été le haut fait d'Al-Qaïda. Avant ça, nous n'étions pas présents en Irak ou en Afghanistan. Pourtant, dans les années 1990, ces gens ont essayé de bombarder les tours, et ils ont échoué. Ce sont eux qui ont dirigé les attaques contre le USS Cole. Toutes ces choses horribles se sont produites durant les années 1990. Comme vous dites, ça remontait au tout début. Quel était le problème de politiques étrangères que posait Al-Qaïda durant les années 1990?

M. Jenkins : Cette question comporte deux volets du point de vue de l'idéologie d'Al-Qaïda : d'une part, il y a une vision du monde, et, d'autre part, il y a l'exploitation opportune de la situation. Pour ce qui est de la vision du monde, l'objection soulevée par Al-Qaïda dans les années 1990, avant le 11 septembre et l'invasion de l'Irak, concernait la présence de soldats infidèles en terre sainte en Arabie saoudite. C'était pendant la première guerre du Golfe. Cette présence était perçue comme un affront à la foi — à la religion en soi —, et c'est l'une des premières choses qu'Al-Qaïda a mentionnées comme étant à l'origine de ses actes de violence.

Le fait est qu'il y avait un groupe de gens qui s'étaient réunis pour lutter contre l'invasion soviétique de l'Afghanistan dans les années 1980. Lorsque l'Union soviétique s'est retirée, un certain nombre d'anciens combattants ne pouvaient pas rentrer chez eux, c'est-à-dire en Algérie ou en Égypte, par exemple. Ils n'étaient pas bienvenus dans leur pays d'origine. Ils avaient des capacités et ils cherchaient une cause. Je peux être assez cynique par rapport à cette situation et dire que c'était une armée qui cherchait une guerre. C'est clairement ce que c'était.

Ce qui était pratique, dans le fait d'attaquer les États-Unis et qui est inhérent à l'idéologie d'Al-Qaïda, c'est que tous ces différents combats et mouvements qui étaient de loin antérieurs au 11 septembre en Algérie, dans le Cachemire, en Afghanistan et ailleurs étaient le fait de gens qui luttaient contre leur propre gouvernement.

La contribution d'Al-Qaïda à cette lutte, sur le plan idéologique, c'était de dire : « Non, vous devriez vous concentrer sur un seul ennemi lointain. Ne gaspillez pas tous vos efforts en luttant contre tous ces gouvernements locaux. Il s'agit d'un combat mondial contre les infidèles : les États-Unis et leurs alliés. »

En proposant un point de vue unificateur sur cette question, Al-Qaïda a été en mesure de mettre de côté les guerres intestines qui existaient au sein de ces mouvements et qui existent encore aujourd'hui. Dans la péninsule d'Arabie, l'organisation s'est de plus en plus propagée dans le monde, après s'être attaquée aux États-Unis, parce que c'est le plus petit dénominateur commun qui lui permet d'obtenir un consensus entre les factions du Yémen.

Le sénateur Tkachuk : Je ne dis pas que ce n'est pas compliqué, mais tous les fous font ça. Si vous lisez comment Hitler a lancé les Jeunesses hitlériennes, l'idéologie du national-socialisme et le nazisme, qu'a-t-il fait? Il a fait la même chose. Ça a été construit sur l'envie, le pouvoir et l'identification d'un ennemi unique. Peu importe qui est l'ennemi. Dans son cas, c'était les Juifs : la raison pour laquelle vous n'avez rien, c'est qu'ils ont tout; l'Allemagne a des problèmes à cause du reste du monde.

C'est exactement ce que fait Al-Qaïda. Tous ces groupes terroristes font la même chose. Il s'agit de dire : « Vous n'avez rien, et vous n'avez rien à cause de quelqu'un d'autre; il faut donc se débarrasser de ces gens. » C'est ainsi qu'ils recrutent.

Une partie du problème auquel nous sommes aux prises avec Al-Qaïda et ses terroristes, c'est que nous leur accordons beaucoup trop de crédit. Ils ne sont rien d'autre qu'un groupe de bandits qui utilisent tous le même mécanisme psychologique que tous ces groupes terribles ont utilisé dans le passé, que ce soit les communistes, les nazis ou les fascistes; ils font tous la même chose et recrutent de la même manière. Aujourd'hui, il est plus facile pour eux de recruter grâce à Internet et grâce au fait qu'ils n'ont pas besoin d'envoyer des télégrammes. Ils peuvent recruter partout dans le monde.

Nous les présentons comme quelque chose de plus que ce qu'ils sont, ce qui leur donne de l'attrait. Nous devrions les décrire comme ils sont.

M. Jenkins : Il ne fait aucun doute que les groupes en question ont exploité des communications, mais il y a plus. C'est à cause des vulnérabilités de notre société, laquelle dépend de la technologie, qui permettent à de petits groupes d'utiliser un petit engin pour provoquer l'écrasement d'un avion. C'est à cause de la capacité que ça donne à leur communication grâce à Internet. C'est à cause de l'accès de plus en plus facile aux armes et au savoir-faire — il ne s'agit pas de missiles balistiques intercontinentaux; il s'agit d'engins explosifs artisanaux qu'on peut apprendre à fabriquer sur Internet. À cause de tout ça, il s'agit de pouvoir. Ce « pouvoir », réduit à sa plus simple expression, c'est la capacité de tuer, de détruire, de bouleverser, de susciter de la peur et de l'anxiété, de nous obliger à consacrer d'importantes ressources à la sécurité, ce pouvoir étant aujourd'hui entre les mains de groupes de plus en plus petits, dont les doléances ne pourront pas toujours être écoutées.

Pour le dire autrement, les irrécupérables, les extrémistes et les fous qui ont existé de tout temps sont devenus aujourd'hui une force de plus en plus puissante dont il faut tenir compte. Comment diable allons-nous composer avec cela dans une société démocratique et demeurer une société démocratique? Voilà l'un des principaux défis que notre siècle devra relever.

Le sénateur Tkachuk : C'est comme aller voir un film de James Bond, mais sans James Bond.

Le sénateur Jaffer : Je crois que vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur Hegghammer.

M. Hegghammer : Il y a une tendance à voir les motifs d'Al-Qaïda comme étant inévitables. Nous oublions que les groupes islamiques militants existent depuis longtemps et que les groupes terroristes existent depuis encore plus longtemps. Aujourd'hui, nous faisons face à un type particulier de militantisme : le terrorisme contre l'Occident. Il s'agit d'un phénomène idéologique particulier, qui n'est ni inévitable ni purement accidentel.

Pour expliquer la montée d'Al-Qaïda et d'un mouvement qui désire attaquer le monde occidental, nous devons remonter aux années 1990 et au discours de la victime. Il est vrai que la guerre en Afghanistan dans les années 1980 a été le berceau de ce mouvement : le déploiement des forces américaines en Arabie saoudite dans les années 1990 a motivé ben Laden, et il y a eu quelques personnes qui ont mené des attaques, par exemple, contre le World Trade Center. Ce mouvement n'a pas grandi ni pris de l'élan avant la toute fin des années 1990. Les attentats du World Trade Center en 2001 étaient le fait d'un réseau qui était dans le meilleur des cas à la périphérie de la nébuleuse d'Al-Qaïda.

L'afflux de recrues au camp d'Al-Qaïda, qui est le seul bon indicateur de la croissance de ce mouvement, a commencé à être plus important en 1998-1999 pour des raisons précises. Entre 1998 et 2001, il y a eu une série de symboles puissants et très visibles de la souffrance des musulmans. Pour commencer, il y a eu les guerres au Kosovo et en Tchétchénie, ainsi que la seconde intifada en Palestine en 2000. La motivation de la plupart des recrues d'Al-Qaïda dans les années 1990 et de la majorité des terroristes qui ont mené les attaques en septembre était de se battre en Tchétchénie, alors ils se sont rendus en Afghanistan pour s'entraîner. La montée d'Al-Qaïda est liée au fait que ce discours a trouvé un écho et a gagné une crédibilité empirique chez de plus en plus de gens. Au moment des attentats du 11 septembre et au début de la guerre contre le terrorisme, ce discours de la victime avait déjà pris de l'élan. Nous y avons ajouté l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak et les questions touchant Guantánamo, et ainsi de suite, ce qui a donné encore plus de crédibilité à ce discours. Si ces choses ne s'étaient pas produites, je ne pense pas que ce projet précis d'attaque aux États-Unis aurait trouvé autant d'adeptes qu'il en a aujourd'hui.

Le sénateur Jaffer : J'ai réfléchi à la déradicalisation des jeunes. Je vais parler des jeunes Canadiens, pas des jeunes d'ailleurs. Il s'agit de nos enfants, sur notre territoire qui se radicalisent. Je sais que de bonnes mesures ont été prises en Europe pour déradicaliser ces jeunes. J'aimerais que les deux témoins me disent si ces mesures ont été couronnées de succès et ce que nous devrions faire au Canada pour ramener vers nous les jeunes et les autres personnes radicalisées.

M. Hegghammer : J'ai bien peur de ne pas connaître suffisamment les détails des programmes de déradicalisation en vigueur en Europe pour bien répondre à la question. Cependant, je peux vous parler des programmes de déradicalisation en Arabie saoudite et dans d'autres pays du Moyen-Orient où il y a eu ce genre d'initiatives.

L'Arabie saoudite a obtenu beaucoup d'attention des médias en raison de son prétendu programme de déradicalisation. On traite des militants emprisonnés et soupçonnés et déclarés coupables dans un lieu spécial. La principale leçon à retenir, c'est que la reprogrammation théologique compte moins que la pression sociale exercée sur ces personnes. Ce qui fonctionne, c'est de faire venir les familles, d'exercer de la pression sur les gens et de les culpabiliser en parlant de la honte dont elles sont à l'origine pour leur famille ou pour leur tribu et en leur offrant des solutions de rechange séculières viables.

Les autorités saoudiennes insistent sur l'aspect théologique de la chose. On déchiffre le code théologique du « jihadisme » et on reprogramme les personnes traitées pour qu'elles perdent leur motivation. Il s'agit surtout de l'aspect social et de la création d'une mesure d'incitation et de dissuasion dans la sphère sociale. Il y a des dérivés de ça en Occident aussi.

Personnellement, je suis sceptique à l'égard des démarches qui sont axées sur la théologie et l'idéologie de cette façon. Je pense que n'importe quel programme de déradicalisation doit être fondé surtout sur la réinsertion sociale des personnes concernées.

M. Jenkins : Je suis d'accord avec M. Hegghammer. C'est un problème social, pas un problème théologique ni même idéologique. Je vais aller plus loin et dire que le recrutement, d'après ce que nous en comprenons, est quelque chose de très individualiste. Je ne suis pas sûr que ce recrutement est un problème à régler dans le cas d'un programme national plutôt qu'un problème qui peut être réglé par la famille et les amis de la personne. Il est difficile de mettre en place des programmes nationaux pour empêcher les jeunes hommes et les jeunes femmes de se joindre à des gangs de rue, mais des collectivités ont collaboré avec les familles et avec les gens qui font partie de l'infrastructure sociale de l'endroit pour régler ce problème, et ce n'est probablement pas très différent à cet égard.

Ce qui est encore plus important que de mettre en place un programme national, c'est de s'assurer que les collectivités savent ce qui se passe. Nous avions constaté, comme je l'ai mentionné tout à l'heure, cet accroissement apparent du recrutement de jeunes Somaliens par al Shabaab. Les autorités ont pris le temps d'informer les collectivités de ce qui se passait et des conséquences de cette activité. Une fois que les collectivités ont su que cette activité avait lieu, elles ont été en mesure de composer plus efficacement avec ce problème comme un problème local.

Je ne crois pas à l'identification de groupes précis ou de diasporas et au fait de créer des programmes particuliers pour ceux-ci; je crois qu'il s'agit plutôt d'une question d'efforts déployés à l'échelle locale, et, dans bien des cas, d'application de la loi à l'échelle locale. Ces efforts ne commencent pas par l'idée qu'il faut prévenir la radicalisation; ils commencent par l'idée que le gouvernement est là pour régler les problèmes qui existent dans la collectivité en question. Dans le cadre de ces efforts, on établit des liens et la confiance qui sont essentiels pour que la collectivité admette l'existence d'un problème par rapport à certaines personnes et demande de l'aide. C'est la façon de régler ce problème.

Le président : Il y a aujourd'hui une vaste documentation en psychologie qui porte sur les adolescents de sexe masculin en général, sur la colère en général et sur la façon dont cette colère est traitée.

Le sénateur Duffy : Je veux offrir à M. Jenkins l'occasion de répéter pour nos téléspectateurs, pour les gens qui auraient commencé à regarder l'émission trop tard — le vieux radiodiffuseur est toujours bien vivant.

Le président : Le vieux radiodiffuseur étant le sénateur, et non M. Jenkins.

Le sénateur Duffy : Pour ceux qui viennent de se joindre à nous, répéteriez-vous les éléments importants des remarques que vous avez formulées tout à l'heure en ce qui a trait au grand nombre de musulmans qui vivent au Canada et aux États-Unis, en fait, dans le monde occidental, et au rôle positif que la vaste majorité des membres de cette communauté ou de cette foi jouent pour aider les autorités et pour aider tout le monde ici à régler ce problème qu'est le terrorisme?

M. Jenkins : Permettez-moi de le redire, parce qu'il y a de bonnes nouvelles là-dedans. Le Canada et les États-Unis ont énormément profité de la présence de populations d'immigrants, et ils ont réussi à assimiler ces populations d'immigrants et leur ont offert des libertés et des possibilités. Le fait que les mouvements idéologiques dont nous avons parlé, malgré les efforts énormes qu'ils déploient sur Internet et par tous ces différents moyens, ne trouvent pas d'adeptes au sein de cette communauté, mis à part une petite poignée de gens ici et là, est tout au crédit de nos sociétés, et nous devrions reconnaître le mérite que nous avons à cet égard.

Je ne connais pas les chiffres pour le Canada, mais, aux États-Unis, au cours des neuf dernières années, il y a eu un peu plus d'une centaine de personnes qui ont fait le choix de se consacrer au jihad. Plusieurs milliers de jeunes Américains musulmans servent dans notre armée. Dans bien des cas où des complots ont été découverts et des actes de terrorisme, empêchés, ça a été grâce à l'intervention active des collectivités. Nous ne disposons d'aucun moyen de compter le nombre d'interventions qui ont eu lieu avant même que ça arrive à ce niveau, où un membre de la famille, un ami, un imam ou qui que ce soit d'autre est intervenu auprès d'une jeune personne pour lui dire que ce qu'elle envisageait n'était pas une bonne idée. Nous avons connu du succès dans ce domaine, et c'est la raison pour laquelle je fais attention de ne pas triturer ce succès

Le sénateur Smith : Ma question est davantage un commentaire auquel vous pourrez réagir. J'ai eu une conversation officieuse à un moment donné avec une personnalité en vue du Moyen-Orient qui faisait un commentaire sur la capacité d'Al-Qaïda d'amasser de l'argent dans la péninsule d'Arabie. Le point de vue exprimé, c'est que cela n'avait rien à voir avec une interprétation idéologique particulière de quelque chose dans le Coran, et que ça avait plutôt à voir avec le fait qu'ils menaient une bonne vie, avaient énormément d'argent et voulaient que ces fanatiques les laissent tranquille, rien de plus. Avez-vous un commentaire à formuler?

M. Jenkins : Il ne fait aucun doute que, pour n'importe lequel de ces groupes extrémistes, c'est-à-dire non seulement Al-Qaïda, mais aussi d'autres groupes qui sont actifs au Moyen-Orient, les contributions sont une façon de tenter d'acheter l'immunité.

Le président : Est-ce que cette situation est différente, sur le plan structurel, de celle des entreprises de partout dans le monde qui, lorsqu'ils ont affaire à un chef d'organisation criminelle, peu importe l'allégeance ou les antécédents, paient une prime d'assurance pour garantir l'intégrité de leurs activités au quotidien? Selon vous, est-ce que cette situation est différente sur le plan stratégique ou est-ce la même chose qui se passe, essentiellement?

M. Hegghammer : Les vagues de violence qui ont balayé l'Arabie saoudite et d'autres pays de la péninsule depuis 2003 témoignent du fait que, même si cette stratégie existe, elle ne fonctionne pas. Je suis en général un peu sceptique à l'égard de l'hypothèse de l'achat de protection, si je peux l'appeler comme ça.

La question des campagnes de financement doit être envisagée dans le contexte des vieilles normes établies de charité de l'islam. La charité est un fondement de l'islam, et tous les musulmans essaient d'être charitables. Il se trouve que les sociétés qui occupent la péninsule sont riches et donc en mesure de donner beaucoup d'argent.

Un autre point important dans ce contexte, c'est qu'il y a aussi une tendance à voir le financement comme étant dirigé par le haut, comme une initiative partiellement ou entièrement gouvernementale. Dans bien des cas, ce financement est un phénomène qui a lieu dans le privé et qui vient d'en bas. Ce sont de petits hommes d'affaires qui donnent de l'argent à différentes œuvres de charité, et souvent, soit dit en passant, sans savoir exactement où l'argent va. Le problème, c'est qu'il y a des éléments corrompus au sein de certaines de ces œuvres de charité qui ont siphonné les fonds pour les envoyer à des groupes terroristes. Il se peut que les donateurs n'aient pas eu l'intention de soutenir des organisations terroristes.

Par ailleurs, le genre d'opérations auxquelles nous pensons, ici, en Occident, ne coûte pas particulièrement cher. Ces opérations n'exigent pas nécessairement beaucoup d'argent. Il est vrai que les milices plus importantes, par exemple, al Shabaab en Somalie, exigent beaucoup d'argent, parce qu'elles comptent beaucoup d'hommes armés et ont besoin de beaucoup de ressources, mais pour ce qui est des activités à petite échelle, la question du financement est moins cruciale.

Je suis d'accord en particulier avec le dernier point soulevé au sujet des fonds nécessaires pour le fonctionnement d'une organisation terroriste. Les jihadistes se vantent maintenant du fait qu'une partie de leur stratégie est d'arriver à consacrer quelques milliers de dollars à une attaque ou à une tentative d'attaque et ainsi à nous obliger à dépenser des centaines de millions de dollars pour nous protéger contre une nouvelle attaque, et ils ont fait de cette approche un élément clairement énoncé de leur stratégie. Nous avons pu le constater dans le cas d'Umar Farouk Abdulmutalla, qui a voulu faire exploser une bombe le jour de Noël. Dans ce cas, il s'agit d'une personne, d'une bombe qui n'a pas explosé, d'un investissement total qui était probablement de quelques milliers de dollars, et les États-Unis déploient des scanneurs corporels au coût de centaines de millions de dollars.

Les jihadistes ont compris la situation, et ils se sont dit qu'il s'agit d'un bon rendement du capital investi pour eux et qu'ils vont continuer de faire ce genre de choses jusqu'à ce que nous n'ayons plus les moyens de dépenser ce genre de sommes en réaction. Nous avons pu constater ce changement fondamental récemment.

Le président : Au nom de tous les membres du Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme, je remercie M. Brian Jenkins et M. Thomas Hegghammer, qui est à Oslo, où il est 21 h 40. Merci infiniment d'avoir continué de discuter avec nous et de répondre à nos questions. Nous remercions nos invités de leur contribution à nos délibérations sur la question.

(La séance est levée.)


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