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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 3 mars 2022

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bienvenue à cette réunion du comité [Difficultés techniques].

Les membres du comité sont la sénatrice Boniface, de l’Ontario; la sénatrice Coyle, de la Nouvelle-Écosse; la sénatrice Gerba, du Québec; le sénateur Greene, de la Nouvelle-Écosse, le sénateur Harder, c.p., de l’Ontario, vice-président du comité; le sénateur Kutcher, de la Nouvelle-Écosse, qui remplace la sénatrice Deacon, de l’Ontario; le sénateur MacDonald, de la Nouvelle-Écosse; le sénateur Oh, de l’Ontario; le sénateur Ravalia, de Terre-Neuve-et- Labrador; le sénateur Richards, du Nouveau-Brunswick; le sénateur Woo, de la Colombie-Britannique.

[Traduction]

Nous accueillons aussi, je crois, le sénateur Dalphond du Québec. Il est possible qu’il ne se soit pas encore joint à nous. J’aimerais présenter Mme Gaëtane Lemay, greffière de ce comité, qui est assise près de moi.

Chers collègues, comme nous tenons aujourd’hui une séance hybride du comité, j’aimerais rappeler aux membres de bien vouloir garder leur micro éteint en tout temps, à moins que le président leur accorde la parole. Je demanderais aux sénateurs qui participent via Zoom d’utiliser la fonction « lever la main » pour indiquer qu’ils souhaitent intervenir. Les sénateurs présents dans la salle de réunion peuvent le signaler directement à la greffière.

Si vous éprouvez des difficultés techniques liées en particulier à l’interprétation, veuillez le signaler au président ou à la greffière, et nous nous efforcerons de résoudre le problème.

Finalement, je rappelle à tous les participants que vous ne devez pas copier, enregistrer ou photographier les écrans Zoom. Aujourd’hui, conformément à notre ordre de renvoi général, nous consacrons notre réunion à la situation en Ukraine.

Pour en discuter, nous accueillons des fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada. Nous recevons Sandra McCardell, sous-ministre adjointe, Europe, Arctique, Moyen-Orient et Maghreb; Julie Sunday, sous-ministre adjointe par intérim, Services consulaires, sécurité et gestion des urgences; et Alison Grant, directrice générale intérimaire, Politique de sécurité internationale.

Je souhaite la bienvenue aux témoins du premier groupe. C’est toujours un plaisir de voir d’anciens collègues, et nous vous savons gré du travail que vous effectuez pendant cette période très stressante.

Madame McCardell, vous avez la parole. Vos remarques liminaires seront suivies de questions des sénateurs à moins que vos collègues souhaitent y ajouter quelque chose.

Sandra McCardell, sous-ministre adjointe, Europe, Arctique, Moyen-Orient et Maghreb, Affaires mondiales Canada : Mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie. Cette séance d’information arrive à point nommé, et c’est pour nous un honneur d’être avec vous aujourd’hui.

Il y a une semaine, le président Poutine a envahi l’Ukraine, mettant fin à l’espoir du Canada et du monde que nos efforts diplomatiques collectifs le persuaderaient de dévier du chemin qu’il empruntait vers la guerre. Il a plutôt lancé une attaque terrestre, aérienne et maritime brutale pour mettre en œuvre sa vision choquante et déformée selon laquelle une Ukraine indépendante n’existe tout simplement pas.

Nous voyons maintenant les effets de la plus grande invasion militaire d’un pays européen depuis la Deuxième Guerre mondiale. Plus de 800 000 Ukrainiens ont fui vers les pays voisins pour sauver leur vie, et 136 décès de civils ont été signalés jusqu’à présent, bien que les chiffres réels soient probablement beaucoup plus élevés et qu’ils ne manqueront pas de grimper. Des milliers de citoyens russes manifestent en réaction à l’invasion du président Poutine, et des manifestations similaires ont lieu dans des villes du monde entier, y compris ici à Ottawa. Kiev a survécu à une autre nuit, mais pas Kharkiv, et Marioupol est au bord du gouffre.

Dans ce sombre contexte, j’aimerais vous donner un aperçu de nos principaux axes d’intervention, notamment les sanctions et les préparatifs humanitaires pour soutenir l’Ukraine, ainsi que de notre réponse consulaire. En étroite coordination avec ses alliés et partenaires, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne et le Japon, le Canada a annoncé plusieurs séries de sanctions écrasantes pour obliger le président Poutine et ses complices à rendre des comptes.

Depuis 2014, le Canada a imposé des sanctions à 640 personnes et entités russes, ainsi qu’à 248 personnes et entités ukrainiennes et 108 personnes et entités bélarussiennes. Plus particulièrement, le Canada a sanctionné le président Poutine lui-même, son chef de cabinet, Anton Vaino, ainsi que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et d’autres membres du conseil de sécurité, notamment les ministres russes de la Justice, des Finances et de la Défense.

Nous avons également limité la capacité du président Poutine à monter une guerre en sanctionnant les principales banques et institutions financières russes. Nous avons imposé une interdiction de transactions sur la dette souveraine russe, préconisé la déconnexion des principales banques russes du système mondial de paiement interbancaire SWIFT, et le premier ministre a également annoncé que le Canada imposerait une interdiction d’importation de pétrole brut en provenance de Russie. Il y a quelques heures à peine, notre ministre des Finances a indiqué que le Canada allait retirer la Russie de son statut de nation la plus favorisée et mettre en place un tarif douanier de 35 %, mesure qui n’existe actuellement que pour la Corée du Nord. Ces sanctions et mesures sont sans précédent tant par leur portée que par leur niveau de coordination avec la communauté internationale pour limiter les échappatoires et les refuges.

Le Canada est également engagé dans un processus diplomatique intense au sein de la communauté élargie des démocraties afin d’encourager de fortes déclarations de condamnation en réponse à l’invasion de la Russie. L’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution historique condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en partie grâce aux efforts de sensibilisation du Canada auprès de partenaires non traditionnels. Avec plusieurs pays du G7 et [Difficultés techniques] solidaires dans la condamnation avec 40 votes en faveur et seulement 5 contre, ceux d’une bande d’États voyous qui s’opposent à cette mesure.

Le Canada s’est également joint à un certain nombre de pays pour faire en sorte que la situation en Ukraine soit déférée à la Cour pénale internationale — par un nombre record d’arbitres, en fait — à la suite des nombreuses allégations de crimes internationaux graves en Ukraine perpétrés par les forces russes, notamment des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Le renforcement des capacités de défense de l’Ukraine a également été une priorité. Plus tôt, nous avons annoncé une aide militaire de 25 millions de dollars à l’Ukraine. Il y a quelques heures à peine, on a annoncé qu’une cargaison supplémentaire de lance-roquettes et de grenades à main était destinée aux défenseurs ukrainiens.

Nous préparons également notre réponse à la crise humanitaire. Le Canada a annoncé mardi une aide humanitaire supplémentaire de 100 millions de dollars à l’Ukraine, et nous nous efforçons d’harmoniser nos efforts avec ceux de l’Union européenne et des Nations unies en matière d’aide au développement international, afin que cette aide ait la plus grande incidence possible en réponse aux besoins croissants en Ukraine. Nous avons actuellement une équipe d’experts humanitaires sur le terrain pour examiner les besoins en Pologne.

Nous demeurons profondément préoccupés par les attaques de la Russie et leurs répercussions sur les citoyens canadiens et les résidents permanents qui se trouvent toujours en Ukraine. Nous demandons instamment aux Canadiens qui se trouvent en Ukraine de s’abriter sur place, à moins qu’ils ne puissent quitter le pays en toute sécurité. Nos propres employés, qui sont restés en Ukraine aussi longtemps que la situation sécuritaire le permettait, aident maintenant les Canadiens et les résidents permanents à traverser les frontières de l’Ukraine.

Les conseils et les avis aux voyageurs du Canada pour l’Ukraine et la région continuent d’être mis à jour régulièrement en fonction de nos évaluations de la sécurité de l’environnement pour les citoyens. En raison des sanctions sévères imposées au système bancaire de la Russie et des restrictions de l’espace aérien sur les vols russes, y compris vers le Canada, nous recommandons aux Canadiens d’éviter tout voyage non essentiel en Russie. Nous conseillons aux Canadiens qui se trouvent en Russie de déterminer s’il est essentiel pour eux de rester dans ce pays.

Les missions diplomatiques du Canada sont en première ligne de notre réponse, et notre mission dans la région a été fortement engagée auprès des gouvernements hôtes. Nous sommes les témoins directs du respect des assurances données par les États voisins, selon lesquelles les Canadiens, les résidents permanents et les membres de leur famille peuvent traverser librement la frontière de l’Ukraine. Nous sommes subjugués par la générosité et le soutien des voisins de l’Ukraine qui aident ceux qui fuient un conflit insensé.

Au nom d’Affaires mondiales Canada, j’aimerais remercier Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ou IRCC, d’avoir réagi rapidement à cette crise en proposant une série de mesures d’immigration pour aider les familles canadiennes à revenir au Canada, ainsi qu’en annonçant récemment une procédure accélérée de délivrance de permis de travail et d’études.

La sûreté et la sécurité des Canadiens demeurent notre priorité absolue. Notre plan d’urgence continue d’être solide. Le Canada est fermement résolu à soutenir l’Ukraine. Nous sommes unis à nos partenaires et à nos alliés, et nous sommes prêts à affronter la longue route qui nous attend. Les Ukrainiens ont droit à leur histoire, à leur identité, à la démocratie et à l’indépendance.

[Français]

Je vous remercie de votre attention. Je répondrai maintenant aux questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, madame McCardell, pour votre déclaration. Si vos collègues n’ont pas d’autres commentaires à ajouter, nous allons passer directement aux questions.

Je voudrais juste rappeler aux membres du comité d’utiliser le bouton « lever la main » si vous vous joignez à nous virtuellement afin d’être ajoutés à la liste des intervenants, que gérera notre greffière, Gaëtane Lemay.

Je souhaite également informer les membres que pour cette partie de la réunion, vous ne disposerez chacun que de quatre minutes tout au plus pour la première série de questions, c’est‑à‑dire pour les questions et les réponses. Je vous conseille de garder le préambule de votre question assez court pour permettre une réponse maximale; soyez concis, je vous prie.

La greffière, Mme Lemay, vous fera un signe de la main pour vous indiquer que votre temps est écoulé. Nous pouvons toujours passer à une deuxième ou une troisième série de questions si nous en avons le temps.

J’aimerais d’abord donner la parole au vice-président du comité.

Le sénateur Harder : Merci à nos témoins. Je tiens tout d’abord à remercier le ministère et les ministères associés pour le travail qu’ils accomplissent.

Je voudrais me concentrer sur la voie à moyen et à long terme évoquée par Mme McCardell, notamment en ce qui concerne la Russie. Il me semble que l’Occident a réagi de manière très vigoureuse, peut-être même plus vigoureuse que certains ne l’auraient prédit, ce qui nous offre de nouvelles possibilités de stratégies qui, jusqu’à présent, ne faisaient pas partie de nos considérations. Parallèlement, par ses actions, Vladimir Poutine montre à quel point il est prêt à aller jusqu’au bout.

Quelles sont les perspectives de nouvelles actions occidentales ou d’événements en Russie qui pourraient contribuer à mettre un terme à cette situation? Je pense, par exemple, à l’exemption SWIFT du paiement du gaz, qui représente 1 milliard de dollars de devises pour la Russie. Je sais que c’est un grand pas, mais si nous cherchons tous à mettre fin au régime de Vladimir Poutine, les perspectives à moyen et à long terme pourraient être meilleures.

Mme McCardell : Je vous remercie pour cette question. Il est clair que l’espoir que nous avions plus tôt de pouvoir mettre un terme à ce conflit rapidement est passé. Vladimir Poutine a démontré qu’il était prêt à sacrifier non seulement de nombreuses vies d’Ukrainiens, mais aussi, bien franchement, ses propres soldats et le bien-être de son propre peuple, alors que les sanctions se font sentir.

Nous avons été très unis dans notre collaboration avec d’autres pays pour mettre en place un régime de sanctions percutant, et nous voulons qu’il le soit. Nous sommes toujours en contact avec l’ensemble de nos partenaires pour voir quelles seront les prochaines étapes. Je peux vous assurer que toutes les options sont envisagées et font l’objet de discussions.

En ce qui concerne SWIFT, nous travaillons en étroite collaboration avec les Européens. Leur réglementation est essentielle au bon fonctionnement de SWIFT. L’organisation est basée en Belgique, et la réglementation européenne est essentielle pour mettre en place les restrictions sur ce que SWIFT peut faire.

Sur le plan de l’énergie, nous avons travaillé en étroite collaboration avec l’Europe afin de déterminer comment nous pouvons soutenir leurs besoins en énergie, de manière à renforcer ce programme et à leur donner la force, avec leur propre peuple et le coût de l’énergie, de nous accompagner jusqu’au bout.

Nous devrons examiner un certain nombre d’éléments pour faire dévier le président Poutine de sa trajectoire actuelle, et nous sommes en train de les passer tous en revue.

Le sénateur Harder : Sur le plan humanitaire, faites-vous des plans d’urgence pour les retombées de l’absence d’offre, notamment, de blé ukrainien à des pays tiers? À titre d’exemple, le Liban reçoit 50 % de son blé d’Ukraine, alors que pour le Bangladesh et le Yémen, il s’agit environ de 21 % et de 22 %, respectivement. Ce que je veux dire, c’est que nous ne devons pas nous concentrer uniquement sur l’Ukraine, mais également sur les dommages collatéraux subis par d’autres pays qui ne sont pas en mesure d’y faire face eux-mêmes.

Mme McCardell : Il est clair que nous nous efforçons de collaborer avec les organismes des Nations unies pour examiner la question de la sécurité alimentaire dans l’ensemble de la région. Le Moyen-Orient est déjà en situation précaire, et cela ne concerne pas seulement le Liban, mais aussi l’Irak. Il y a des réfugiés dans les pays voisins en provenance de Syrie et de Jordanie. La hausse des prix et ses conséquences sur la stabilité politique de la région suscitent de vives inquiétudes.

Il est donc clair que nous examinons les mesures d’urgence. Les organismes des Nations unies le font aussi. Les retombées de cette situation sont très diverses; l’Ukraine et la Russie ne seront pas les seuls pays concernés. Nous devons absolument être prêts.

Le sénateur Kutcher : Merci à tous d’être avec nous ce matin et pour l’excellent travail que vous faites.

Ces dernières années, nous avons assisté à un niveau sans précédent de désinformation alignée sur le Kremlin, dont le but est de déstabiliser les États démocratiques du monde occidental, même ici au Canada. Au cours des derniers mois, nous avons remarqué une intégration des théories de conspiration anti‑vaccination, pro-invasions russes, autour du nouvel ordre mondial, et cetera. Elles semblent avoir une incidence.

J’ai deux questions : quelles mesures concrètes le gouvernement du Canada prend-il pour contrer les informations nationales alignées sur celles du Kremlin — par exemple, les sites mandataires comme Global Research, qui est omniprésent sur Facebook — et quelles mesures concrètes le gouvernement du Canada prend-il pour contrer la désinformation menée par le Kremlin en Russie? Comment faire pour renforcer les informations provenant du monde occidental en Russie?

Mme McCardell : La désinformation en provenance de la Russie suscite depuis longtemps de nombreuses inquiétudes. En fait, j’ai visité l’Ukraine en décembre dernier, avant que cette horrible situation ne commence, et les Ukrainiens étaient préoccupés par l’intersection qu’ils avaient déjà observée avec l’antivaccination et la propagande russe.

Vous avez entendu le premier ministre demander au CRTC de s’intéresser à Russia Today, en particulier. Nous avons vu des entreprises privées comme Bell et Rogers retirer RT de leurs stations. Il y a donc une réponse à la fois du gouvernement et du secteur privé pour s’attaquer à certaines des sources de désinformation.

Ce que je peux dire à propos de l’avenir, c’est qu’il s’agit assurément d’un sujet important auquel Affaires mondiales Canada s’intéresse, dans le cadre de son mandat, mais je sais que le ministère du Patrimoine canadien examine de près la question plus vaste de la désinformation et qu’il pourra probablement vous fournir une perspective plus large sur ce qu’il prévoit pour le Canada.

En Russie, c’est difficile. Vous avez déjà vu les Russes utiliser la censure pour s’assurer que leur population ne dispose d’absolument rien sur ce qui se passe réellement en Ukraine. Nous utilisons actuellement notre mission sur le terrain pour diffuser la vérité du mieux que nous pouvons et donner l’exemple.

Il y a quelques jours à peine, notre ambassadrice et ses collègues partageant les mêmes idées se sont rendus à la commémoration d’une [Difficultés techniques] anti-Poutine. Leur manifestation physique de soutien à l’opposition — leur présence — contribue à faire en sorte qu’il y ait au moins une certaine vérité en Russie, mais il sera très difficile de la répandre dans le pays.

Le sénateur Kutcher : Si je communique avec votre bureau, y a-t-il un service auquel je peux m’adresser? Si je vous le demande, c’est parce que j’ai accès à des réseaux universitaires, à des collègues et à des institutions, qui entretiennent des liens de longue date avec la Russie, qui collaborent depuis de nombreuses années dans le domaine de la recherche. Je n’ai entendu personne parler de l’utilisation de ce réseau, et je serais heureux de l’examiner si vous pouvez m’orienter vers quelqu’un.

Mme McCardell : Je vous invite à communiquer avec moi. Si vous pouvez me joindre, je vous mettrai en contact avec les bonnes personnes.

Le sénateur Kutcher : Merci.

Le sénateur Oh : Je remercie les témoins. Ma question porte sur l’aide humanitaire.

Mardi, le Canada a annoncé une aide humanitaire de quelque 100 millions de dollars à l’Ukraine, en plus des 25 millions de dollars annoncés précédemment. On nous a dit que cette aide sera principalement destinée aux services de santé d’urgence, au soutien des populations déplacées ainsi qu’aux abris, à l’eau, à la nourriture et aux fournitures sanitaires.

L’aide va-t-elle être fournie directement à l’Ukraine, ou la dirigeons-nous principalement vers la Pologne et la Roumanie?

Mme McCardell : Les 15 millions de dollars initiaux annoncés plus tôt par le Canada ont déjà été versés. Ce financement, qui a précédé l’invasion complète, a été versé aux partenaires humanitaires de la Croix-Rouge des Nations unies et à un fonds humanitaire pour l’Ukraine géré par les Nations unies.

Nous devrons déterminer avec nos partenaires quel sera le meilleur moyen d’utiliser les 100 millions de dollars annoncés récemment. Nous allons travailler avec les Nations unies. Comme je l’ai mentionné, nous avons une équipe en Pologne qui mène actuellement des discussions pour déterminer comment concilier les besoins de l’Ukraine et ceux des pays voisins.

La situation évolue rapidement à l’heure actuelle. Il est donc important de comprendre où sont les besoins, de travailler avec des partenaires expérimentés comme les Nations unies, qui ont l’habitude d’intervenir dans ce type de crises difficiles et de situations dangereuses, et de coordonner notre action avec les donateurs, afin que tous les fonds soient affectés aux bons endroits.

Les Nations unies ont également lancé un appel-éclair de 1,7 milliard de dollars, destiné à répondre aux besoins des Ukrainiens à l’intérieur et à l’extérieur du pays. L’accent est actuellement mis sur l’acheminement de l’aide aux personnes qui en ont besoin, là où elles en ont besoin.

Le sénateur Oh : Nous avons vu des estimations indiquant que jusqu’à un million de personnes ont traversé l’Ukraine vers les pays voisins. Combien de personnes déplacées se trouvent aujourd’hui en Pologne et en Roumanie? Pouvez-vous nous donner une idée du nombre de personnes que nous pourrions voir arriver?

Mme McCardell : Il faudrait que je vous communique les données détaillées sur les lieux où se trouvent ces personnes. Nous disposons de meilleurs chiffres sur le nombre de personnes qui ont quitté l’Ukraine, car celles qui partent sont constamment en mouvement. Certaines personnes restent en Pologne, d’autres partent en Allemagne et vers d’autres pays. Je ne peux pas donner de chiffres précis pour chaque pays.

Je peux affirmer que la majorité d’entre elles se trouvent actuellement en Pologne, mais elles sont également présentes dans tous les pays voisins, en Roumanie, en Slovaquie, en Hongrie et, comme je l’ai dit, elles se rendent aussi en Allemagne.

En ce qui concerne le nombre de personnes qui finiront par venir au Canada, vous avez entendu l’annonce faite aujourd’hui au sujet du passage facilité que nous avons mis en place pour que les Ukrainiens viennent au Canada. IRCC pourra donc se faire une meilleure idée de ces chiffres lorsque nous commencerons à voir une réponse à cette annonce.

Comme l’a dit le ministre, aucun plafond ne sera fixé, mais nous pourrons obtenir de meilleurs chiffres lorsque nous recevrons une réponse.

Le sénateur Ravalia : Je remercie les témoins. Ma question porte sur l’existence ou non d’une stratégie du Canada dans l’éventualité d’une escalade de la violence au-delà de l’Ukraine. Certaines personnes croient assurément que la Russie cherche à reconstituer le grand empire soviétique. Les pays voisins de la Russie en dépendent économiquement en termes d’approvisionnement en gaz, et cetera. Quelles pourraient être les prochaines étapes si cette escalade devait dépasser les frontières de l’Ukraine?

Mme McCardell : Je pense que c’est la principale crainte, du moins celle des pays voisins de l’Ukraine, des pays baltes en particulier, de la Moldavie. Ces pays savent très bien ce que signifie le fait de vivre à côté de la Russie. Ils sont très inquiets.

Vous avez vu, dans les semaines qui ont précédé cette invasion, des annonces de présence avancée renforcée, ce qui signifie que les pays de l’OTAN ont envoyé des forces supplémentaires dans certains de ces pays pour leur démontrer notre soutien, pour leur donner la confiance de la présence de l’OTAN. Mais à plus long terme, je pense que ce sujet va être abordé au sein de l’OTAN. Nous allons devoir être très unis sur ce point et travailler ensemble pour soutenir ces pays.

Je sais que les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN se réunissent demain. La ministre Joly participera à ces discussions. Le travail militaire consiste à établir des plans d’urgence, mais il est clair que certaines de ces éventualités sont dangereuses à envisager. Si vous me le permettez, je vais donner la parole à Alison Grant, de notre bureau de sécurité régionale, qui aura peut-être quelque chose à ajouter à ce sujet.

Alison Grant, directrice générale intérimaire, Politique de sécurité internationale, Affaires mondiales Canada : Non, je n’ai pas grand-chose à ajouter. Merci, madame McCardell. Bonjour, honorables sénateurs. Je suis ravie d’être parmi vous.

J’aimerais souligner que l’OTAN a activé ses procédures de planification militaire prudente. Cela s’est produit récemment. Il s’agit essentiellement de déploiements défensifs sur le flanc oriental. Ce processus est en cours et sera calibré par le commandant suprême des forces alliées de l’OTAN.

Bien entendu, l’OTAN ne prend que des mesures proportionnelles à la menace, mais elle est très préoccupée par cette question. Comme l’a également mentionné Mme McCardell, une réunion des ministres des Affaires étrangères aura lieu demain. Nous espérons pouvoir nous entretenir avec le ministre ukrainien des Affaires étrangères, M. Kuleba, à cette occasion.

Le sénateur Ravalia : Ma question complémentaire concerne les Ukrainiens qui sont déplacés et qui pourraient vouloir venir au Canada. Avons-nous mis en place une stratégie pour supprimer ou réduire les exigences liées aux visas? Avons-nous déployé un effort concerté au sein des provinces pour accueillir les réfugiés?

Je sais qu’à Terre-Neuve-et-Labrador, l’Association for New Canadians travaille à l’élaboration d’une stratégie. Nous accueillerions volontiers toute personne désireuse de venir dans notre province. Je me demandais si nous avions mis en place une stratégie nationale à cet égard et si nous pouvions réduire au minimum les difficultés rencontrées pour les faire venir ici.

Mme McCardell : Je vais commencer par ce que je sais, et ensuite je pense que mes collègues d’IRCC seront probablement mieux placés pour trouver ce plan pour l’avenir.

Nous avons reçu cette annonce il y a quelques heures. Nous avions déjà établi des mesures renforcées avec Immigration. Nous avions mis en place une procédure accélérée pour que les demandes de résidence permanente et de visa des Ukrainiens soient traitées en priorité. Nous venons d’avoir l’annonce d’une procédure accélérée qui permettra aux Ukrainiens de venir au Canada pour travailler ou étudier pendant deux ans. Ce projet est en cours.

En ce qui concerne la coordination avec les provinces, je demanderai à IRCC de répondre de manière plus approfondie sur la planification effectuée à cet égard.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais parler de la question des sanctions. La liste des personnes sanctionnées par la Russie comprend des personnes ou des membres clés du cercle intime de Poutine, 351 membres de la Douma russe qui ont voté en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de certains territoires du Sud-Est de l’Ukraine et quelques autres.

Mais certains des hommes d’affaires russes les plus riches, appelés oligarques, sont exclus de ces mesures. Pouvez-vous expliquer certains des obstacles juridiques et autres qui empêchent de sanctionner ces personnes ou de sanctionner les entreprises appartenant à des Russes aisés? Appliquons-nous efficacement des sanctions à ces personnes qui échappent actuellement aux sanctions?

Mme McCardell : Comme je l’ai mentionné dans mes observations préliminaires, nous avons sanctionné un nombre extraordinaire de personnes impliquées dans la crise en Ukraine. J’aimerais faire deux remarques à ce sujet : tout d’abord, les sanctions sont efficaces lorsqu’elles sont mises en œuvre et qu’elles font mal. De plus, les conséquences des sanctions comportent deux volets : les sanctions immédiates, politiques et symboliques qui démontrent notre condamnation d’un comportement et isolent une personne, et bien sûr, les répercussions économiques à plus long terme qui mettront un certain temps à se faire sentir.

En ce qui concerne les oligarques, le chiffre que vous avez mentionné comprend un bon nombre d’oligarques qui ont déjà été sanctionnés. Nous venons d’annoncer que 10 autres dirigeants d’entreprises pétrolières figurent désormais également sur notre liste de sanctions. L’objectif est réellement d’augmenter la pression pour se rapprocher de Poutine, ou toucher Poutine lui-même, afin d’exprimer notre condamnation et d’essayer d’orienter le régime sur une autre voie.

Par ailleurs, nous travaillons en collaboration avec nos partenaires internationaux. L’idée est que si nous agissons ensemble, nous serons plus efficaces. C’est un peu le raisonnement qui, jusqu’à présent, a présidé au choix des personnes que nous avons sélectionnées et des raisons pour lesquelles nous l’avons fait.

Mais comme je l’ai mentionné précédemment, tout est envisageable. À moins que Poutine ne change de cap — et malheureusement, rien n’indique qu’il le fera — il est fort probable que de nouvelles sanctions seront prises.

En ce qui concerne la mise en œuvre des sanctions, nous travaillons avec le ministère des Finances pour cerner les actifs détenus au Canada. Nous travaillons avec le Trésor américain et nous assurons une coordination avec eux et avec les Européens pour mettre en place un groupe de travail transatlantique chargé de recenser les actifs et de veiller à ce que les sanctions aient l’effet escompté sur les personnes visées.

Pour ce qui est de notre rôle dans cette opération, nous continuerons à travailler avec d’autres organismes gouvernementaux pour trouver les actifs présents au Canada. Nous doutons qu’il y ait des yachts, comme on en a saisi en Allemagne, par exemple, mais nous devons nous assurer que les actifs sont gelés et que ces sanctions ont les effets escomptés.

Le sénateur MacDonald : Certains pays occidentaux ont ciblé des entreprises détenues à plus de 50 % par des Russes. Avons-nous envisagé des critères particuliers à cet égard, peut‑être même un seuil plus bas?

Mme McCardell : Cette question est en constante évolution, mais j’ai discuté aujourd’hui même avec le ministère des Finances de la façon dont nous traiterons toute entreprise au Canada qui n’est que partiellement détenue par la Russie.

Le sénateur Greene : Merci. J’aimerais savoir quel est notre objectif dans cette guerre. Dans un mois, nous verrons si les sanctions contre les Russes ont fonctionné ou non. Mais il me semble que l’Ukraine ne peut pas attendre un mois. Elle a moins d’un mois. Si notre objectif est de nuire à la Russie sur le long terme, de la mettre au pas, et cetera, les mesures que nous avons prises sont adaptées. Mais s’il s’agit de sauver l’Ukraine, je ne pense pas que notre réponse soit adéquate. Il me semble que nous devrions en faire beaucoup plus.

Vous avez dit plus tôt que tout était envisageable. J’espère que cela signifie également que l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne fait partie des solutions envisagées. En fin de compte, si notre objectif est de sauver l’Ukraine, nous devons agir sur le plan militaire. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

Mme McCardell : Certainement. Merci pour cette question.

Notre objectif au départ était, évidemment, d’éviter la guerre dans laquelle se trouve maintenant l’Ukraine. Mais notre approche reste axée sur la réponse, la condamnation et la pression sur M. Poutine pour qu’il revienne à la table des négociations.

Tout conflit doit se terminer par une négociation. Au final, il faut de la diplomatie. Cela fait partie de la pression exercée pour le ramener à la table des négociations. Nous nous sommes rapprochés de lui au moyen de sanctions. Nous avons visé son entourage, qui a bénéficié de son régime, afin qu’il puisse faire pression sur lui et le réorienter vers la paix.

Il s’agit aussi, pour être franche, de la capacité de classement, et je crois que le sénateur y faisait référence.

Sur le long terme, les mesures économiques que nous mettons en place — la bourse n’a pas ouvert depuis quatre jours, la monnaie s’effondre, les taux d’intérêt grimpent — réduiront les fonds dont il dispose pour mener sa guerre. Mais je vous l’accorde, ce n’est pas une solution immédiate.

Certaines des mesures que nous avons prises, en plus de nous concentrer sur la détérioration de la capacité de la Russie et sur son isolement diplomatique, ont également visé à soutenir l’Ukraine. C’est là que vous voyez tout ce que nous avons fait, mais plus précisément dans ce dont vous parlez, la livraison d’armes létales. Nous avons également mis en place un prêt de 500 millions de dollars pour aider à soutenir le côté économique. Il y a en quelque sorte deux volets.

Pour ce qui est de la question d’une réponse militaire ou d’une zone d’exclusion aérienne, pour être honnête, la Russie dispose d’armes nucléaires. Nous avons déjà entendu Poutine les mentionner. L’OTAN tente depuis de nombreuses décennies d’éviter la guerre avec la Russie. Certaines de ces mesures, y compris l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, pourraient nous mettre dans une situation bien plus dangereuse que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement.

Le sénateur Greene : Je comprends le problème que pose l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne et la possibilité de l’utilisation de la force nucléaire.

Combien de temps faut-il aux munitions, comme les balles ou les missiles supplémentaires, et cetera, pour arriver en Ukraine, pour se retrouver dans les mains des personnes qui vont les utiliser, après leur annonce à Ottawa? Une fois que la décision est prise à Ottawa, elles doivent être transportées vers l’Ukraine, on doit leur faire passer la frontière d’une manière ou d’une autre et elles se retrouvent ensuite entre les mains des personnes qui peuvent les utiliser. Combien de temps cela prend-il?

Mme McCardell : Je vais demander à Alison Grant de répondre à cette question.

Mme Grant : Merci beaucoup. Il est difficile d’évaluer combien de jours prendra chaque expédition ou déploiement, sénateur. Notre ministère de la Défense nationale est entièrement mobilisé par ce problème en ce moment. Je sais que la ministre Anand a mentionné, il y a quelques jours, l’effort incroyable que la Défense consacre au transport militaire, tant pour l’équipement que nous avons promis à l’Ukraine que pour certains déploiements que nous avons promis à l’OTAN, et que des avions sont déjà en route...

Ce matin encore, nous avons reçu de nouvelles promesses d’équipement militaire, létal et non létal. Ils partent donc dès que nous pouvons les mettre dans l’avion.

Le président : Merci, madame Grant. Je crains de devoir vous interrompre, je suis sûr que vous pourrez reprendre certains de ces éléments dans les questions à venir.

Le sénateur Richards : Merci aux invités d’être présents aujourd’hui. Madame McCardell, je vais poser ma deuxième question, car le sénateur Greene a déjà posé la première. Je suis un peu inquiet que nous soyons déjà en état de guerre avec l’ancienne Union soviétique. Des millions de réfugiés qui essaient déjà d’entrer dans d’autres pays nous le disent. En ce moment, nous assistons à un spectacle d’horreur qui se déroule sous nos yeux.

Je sais que nous essayons de faire tout notre possible sur le plan diplomatique et sous la table avec des missiles et des armes. Je ne pense pas que cela va dissuader Poutine, comme vous le savez. Je ne pense pas que nos efforts diplomatiques concertés l’empêcheront de s’intéresser aux pays baltes ou à d’autres pays comme la Finlande. Je suis peut-être trop pessimiste.

On a l’impression de regarder un film de Steven Seagal dans lequel des hommes aussi âgés que moi lancent des cocktails Molotov. C’est plutôt décourageant. Je me demande ce que vous pensez de tout cela.

Mme McCardell : Monsieur le président, je partage tout à fait les sentiments du sénateur. C’est une tragédie, ce qui se passe sur le terrain.

Si nous avions une solution pour mettre fin à cette guerre, nous ne manquerions pas de l’utiliser, tout comme chacun de nos partenaires. Le fait est que M. Poutine ne s’est pas laissé dissuader. Il a participé avec beaucoup de cynisme aux efforts internationaux et aux visites diplomatiques en Russie visant à le persuader d’éviter cette tragédie, et il est allé de l’avant malgré tout.

Maintenant que les choses en sont là, nous devons faire tout notre possible pour soutenir l’Ukraine et faire pression sur la Russie. Comme je l’ai dit, les options militaires risquent de créer une situation encore plus dangereuse.

Pour ce qui est de l’observation faite par le sénateur au sujet des pays voisins, je laisserai ma collègue, Alison Grant, aborder la question, et je pense que nous avons une piste de réponse. Que se passera-t-il si Vladimir Poutine attaque des pays membres de l’OTAN? Là-dessus, notre réponse est sans équivoque. Alison Grant, je vous cède la parole pour cette partie.

Mme Grant : Oui, monsieur le président.

L’alliance de l’OTAN, notre alliance politique et militaire, est la pierre angulaire de notre sécurité et de notre défense au Canada. L’engagement que nous avons envers nos alliés est à toute épreuve. Conformément au traité fondateur de l’OTAN, une attaque armée contre un pays membre est, à tout moment, considérée comme une attaque dirigée contre tous les pays membres. Cet engagement, qui est prévu à l’article 5, demeure immuable.

L’OTAN a communiqué ce message régulièrement et elle continuera de le faire. Comme je l’ai déjà dit, l’OTAN est en mode de gestion de crise.

Nous renforçons le flanc oriental, et c’est le cas aussi pour le Canada. Nous avons annoncé les renforts que nous enverrons en Lettonie, en Pologne, en Roumanie et dans d’autres pays situés le long de ce flanc. En même temps, nous montrons que nous sommes une alliance de défense collective et que nous ne sommes pas une menace pour la Russie. Par contre, si nous sommes menacés, si l’un de nos alliés est attaqué, notre position défensive sera à toute épreuve, et les mécanismes de l’OTAN entreront en action.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Coyle : Je tiens d’abord à remercier Mme McCardell et ses collègues de leurs témoignages aujourd’hui, ainsi que de leur travail durant cette période très éprouvante.

Comme nous le savons tous, cette guerre injustifiée, illégale, brutale et déchirante n’aurait jamais dû avoir lieu dans l’Europe d’aujourd’hui, mais voilà où nous en sommes. La Russie possède des milliers d’ogives nucléaires.

Depuis 2018, la Russie vote systématiquement contre la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies en faveur de l’adoption du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Nous savons qu’en fin de semaine, Poutine a ordonné la mise en alerte des forces nucléaires de son pays.

Quelle est, selon vous, la probabilité d’une escalade nucléaire? Quelles seraient les cibles probables, le cas échéant? L’une ou l’autre d’entre vous peut-elle en parler? Enfin, quels sont les plans de l’OTAN, si nous en avons connaissance à l’heure actuelle, pour désamorcer ces menaces? Je vous remercie.

Mme McCardell : Monsieur le président, il est difficile d’imaginer un scénario plus horrible que l’utilisation possible d’armes nucléaires en Europe, et il s’agit d’une menace que nous devons prendre au sérieux. Il y a quelques mois, une telle éventualité aurait pu être qualifiée de pure fantaisie et, pourtant, voilà où nous en sommes.

Dans le cadre des procédures de planification de l’OTAN, comme ma collègue l’a évoqué, nous nous préparons à tous les scénarios, en travaillant de concert avec les alliés. Il y a la réunion des ministres des Affaires étrangères dont je vous ai parlé, mais en réalité, nous devons également continuer à pousser le président Poutine vers la désescalade. De plus, il faut espérer que la pression que nous exerçons sur les gens de son entourage — non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan politique — aura une incidence, car je présume que ces derniers sont eux-mêmes très préoccupés par son discours et sa menace d’utiliser l’arme absolue.

En ce qui concerne le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, je vais m’en remettre à Mme Grant, mais je peux vous assurer que nous prenons au sérieux toutes les menaces de M. Poutine. Nous travaillons fort pour l’amener à changer de cap.

Madame Grant, si vous voulez parler du Traité sur la non‑prolifération des armes nucléaires et des autres préparatifs de l’OTAN en la matière, allez-y.

Mme Grant : En ce qui a trait au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, je pourrai vous faire parvenir des renseignements supplémentaires à ce sujet. Je n’ai pas les dernières données avec moi en ce moment, mais je me ferai un plaisir de vous les transmettre après cette réunion.

À l’OTAN, nous sommes très conscients de l’escalade irresponsable enclenchée par le président Poutine. Je dois également mentionner l’intervention au Bélarus et le récent référendum visant à supprimer, de sa constitution, le statut de zone non nucléaire, ce qui constitue une autre escalade irresponsable; d’ailleurs, nous doutons fortement que ce référendum se soit déroulé de façon libre et équitable. Bien entendu, l’OTAN suit de près la situation et cherche, comme l’a dit Mme McCardell, à désamorcer l’escalade.

L’OTAN est dotée d’un groupe d’étude en matière nucléaire qui se réunit régulièrement. Nous menons des consultations approfondies sur cette question et nous en resterons saisis. Je vous remercie.

[Français]

La sénatrice Gerba : Madame McCardell, je vais revenir sur les enjeux humanitaires mentionnés par le sénateur Oh. Le haut‑commissaire des Nations unies pour les réfugiés a déclaré ce qui suit :« Nous assistons à ce qui pourrait devenir la plus grave crise de réfugiés de ce siècle en Europe. »

Vous l’avez vous-même mentionné. L’ONU a lancé un appel pour récolter 1,7 milliard de dollars américains pour la crise humanitaire ukrainienne. Je salue les efforts du Canada, qui a déjà octroyé une aide de plus de 100 millions de dollars.

Voici ma question : comment vous assurez-vous que l’aide humanitaire que vous envoyez parvienne aux personnes touchées?

Mme McCardell : Merci de votre question. Effectivement, cela pourrait bien être la plus grande crise humanitaire ou de réfugiés en Europe, mais je veux vous assurer que nous reconnaissons que ce n’est pas la seule crise humanitaire dans le monde. La situation qui existait avant l’invasion de l’Ukraine continue d’exister.

Nous en sommes conscients dans notre approche, et notre intention est dirigée vers ceux qui souffrent partout dans le monde.

En Europe tout particulièrement, comme on le fait ailleurs, on travaille avec des partenaires fidèles, des partenaires d’expérience, notamment la Croix-Rouge. Les agences des Nations unies ont l’expérience nécessaire pour travailler dans des zones difficiles.

Malheureusement, en raison de leur expérience dans certains pays, dont par exemple la Syrie, les agences savent comment travailler dans des situations extrêmement dangereuses. C’est en travaillant avec ces partenaires qu’on peut assurer que nos dons, financiers ou matériels, parviennent à ceux qui en ont le plus besoin.

Il s’agit d’un effort qui est très important pour nous, comme je l’ai dit, et nous sommes sur le terrain justement pour nous assurer d’établir de bonnes collaborations.

La sénatrice Gerba : Merci. Comment le Canada peut-il aider à la mise en place de couloirs humanitaires afin de faciliter l’évacuation des civils, qui sont nombreux aussi?

Mme McCardell : Pour le moment, on voit que les Ukrainiens peuvent sortir de l’Ukraine. Des gens sortent de leur pays par millions. Pour le moment, on ne les empêche pas de sortir. Cela ne veut pas dire que cela ne se produira pas à l’avenir. En ce qui a trait à l’accès aux matériaux clés, on collaborera avec les Nations unies et avec ceux qui ont de l’expérience avec les terrains difficiles pour sécuriser ce genre de couloir.

Comme vous le savez, le Canada a déjà souligné aux Nations unies qu’il fallait avoir, comme dans toutes les crises et toutes les guerres, une façon d’atteindre les plus vulnérables pour apporter de l’aide, notamment les femmes et les enfants. Nous travaillons avec nos partenaires pour nous en assurer.

La sénatrice Gerba : Un dernier point. Est-ce que vous avez regardé la situation des Africains, notamment, qui ont des problèmes à sortir du pays? En effet, dans les pays voisins, il y a des cas de discrimination et de racisme qui sont apparus. Ils n’ont pas la possibilité d’aller ailleurs, comme les Ukrainiens. Je parle des étudiants étrangers, surtout des étudiants africains.

Mme McCardell : Tout à fait. Nous en sommes très conscients. Comme vous le savez, la frontière a deux côtés, soit le côté ukrainien et le côté polonais. Nos ambassadeurs dans les deux pays, soit l’Ukraine et la Pologne, ont tous les deux contacté les responsables au ministère de l’Intérieur pour souligner qu’il est primordial de respecter les droits de tout le monde, et leur rappeler qu’il faut éliminer le racisme présent dans le traitement des personnes.

Le président : Merci, madame McCardell. Votre temps de parole est écoulé pour cette question, mais je veux souligner l’importance de la question posée par la sénatrice Gerba.

[Traduction]

Le sénateur Woo : Puis-je demander à nos témoins si quelqu’un au ministère réfléchit au fait que la Russie a ouvert un deuxième front dans sa guerre mondiale, le premier front étant, bien sûr, la Syrie? Compte tenu de la distraction massive que les Russes ont créée en Ukraine pour servir leur propre intérêt, que pensez-vous de la dynamique dans le conflit syrien et de l’éventualité que nous puissions assister à une discontinuité dans les semaines et les mois à venir en raison de la présence russe dans la mer Noire?

Mme McCardell : Avant de revenir plus précisément à l’exemple de la Syrie, je dirais que, dans l’ensemble, nous nous dirigeons vers un important réalignement de l’influence dans le monde. À bien des égards, il est impossible de faire marche arrière après les déclarations très claires qui ont été faites et les mesures concrètes qui ont été prises — non seulement par les gouvernements, mais aussi par le secteur privé — pour isoler la Russie.

Il suffit de regarder le vote aux Nations unies au terme duquel cinq pays ont voté contre la condamnation de la Russie: la Corée du Nord, la Syrie, le Bélarus, la Russie et, pour une raison que j’ignore, l’Érythrée, mais peu importe. Cela prouve certainement que le reste du monde s’oppose à la Russie. Je ne sais pas trop quelles en seront les conséquences à long terme, mais je pense que cela en dit long sur l’influence de la Russie dans le monde.

En ce qui concerne la Syrie, je ne suis pas convaincue que la tournure des événements rétablira la paix dans ce pays, qui est en guerre depuis maintenant 10 ans. Ce que je peux dire, c’est qu’au fur et à mesure que nos sanctions feront mal à l’économie de la Russie, au fur et à mesure que la Russie sera moins apte à financer ceux qu’elle soutient ailleurs dans le monde, nous verrons peut-être certains de ces changements d’influence se concrétiser.

Le président : Merci beaucoup. Comme le temps avance, j’ai décidé de m’en tenir à une seule question. Elle est vraiment courte.

Il y a eu beaucoup de conjectures à propos des voies de sortie. Dans la diplomatie traditionnelle, on cherche toujours une porte de sortie. D’après mon expérience, je peux dire que ce sera une tâche extrêmement difficile dans ce cas-ci. Nous venons d’apprendre, il y a quelques minutes, que le président Macron a eu une autre conversation avec le président Poutine, apparemment à l’initiative de Moscou. Au cours de l’entretien, le président Poutine aurait affirmé son intention d’aller jusqu’au bout. Voilà qui rend les choses encore plus difficiles.

Cherche-t-on surtout à imposer et à resserrer des sanctions économiques qui feront mal?

Mme McCardell : Écoutez, il doit y avoir une voie de sortie. Chaque guerre doit se terminer par la paix. Nous devons proposer des voies de sortie, notamment à cause des armes nucléaires dont nous venons de parler. Il ne s’agit pas de n’importe quel pays, mais bien d’une ancienne superpuissance.

Pour ce qui est de savoir en quoi consistent ces voies de sortie, nous déployons beaucoup d’efforts pour trouver des solutions. Vous avez vu les négociations au sujet de la frontière entre l’Ukraine et le Bélarus; en voilà une qui est officielle. Nous verrons si ces négociations porteront leurs fruits.

Je ne doute pas que l’on utilise des voies non officielles pour essayer de faire entendre raison à M. Poutine. La réalité, c’est qu’il n’a accepté aucun effort diplomatique auparavant. Il n’a montré jusqu’ici aucune réaction à l’importante condamnation internationale dont il fait réellement l’objet.

À ce stade-ci, nous devrons trouver le moment propice, que ce soit sous forme de sanctions économiques, de pressions exercées par le cercle intime de M. Poutine ou peu importe, pour l’amener à emprunter la voie diplomatique de manière concrète. Je pense que notre plus grande crainte, c’est que cela arrive trop tard.

Le président : Je vous remercie. Nous allons passer à un deuxième tour très rapide, après quoi nous ferons une transition en douceur pour accueillir le prochain groupe de témoins. Nous allons entendre deux intervenants au deuxième tour, à savoir les sénateurs Harder et Kutcher. Je vous prie de poser vos questions de la manière la plus concise possible. Nous écouterons ensuite les réponses, puis nous mettrons fin à cette partie de la réunion.

Le sénateur Harder : Je vais simplement revenir à la question posée par notre président. Selon vous, que faut-il entendre par les mots « jusqu’au bout »? Que veut dire M. Poutine par là, d’après vous?

Le sénateur Kutcher : Les actions de Poutine sont clairement imprévisibles. Pour que nous soyons prêts à faire face à l’imprévisible, quelle est la prochaine étape? Il y a environ un an, trois sous-marins nucléaires sont simultanément remontés à la surface dans l’Arctique, ce qui nous a envoyé un message clair. Parlant d’imprévisibilité, cela constitue un nouveau front. Quelles sont vos réflexions à ce sujet?

Le président : Nous allons également laisser le sénateur Greene poser une petite question. Comme vous pouvez le constater, nous gardons toutes les questions faciles pour la fin.

Le sénateur Greene : Ma question est très facile, je crois. Quels sont les parallèles entre cet exercice avec l’Ukraine et la relation entre la Chine et Taïwan? Ont-ils une leçon à donner au président Xi? Voilà ma question.

Le président : Si vous pouviez répondre en trois minutes environ, ce serait formidable.

Mme McCardell : Monsieur le président, comme vous l’avez dit, toutes les questions faciles sont posées à la fin.

Je vais d’abord répondre à la question de savoir quelle en sera l’issue. Nous avions espéré depuis longtemps que la tournure des événements n’aurait ressemblé en rien à la situation actuelle. Quand on examine les mouvements des troupes russes, on remarque que celles-ci sont postées au Bélarus et tout autour de l’Ukraine. Chose certaine, Kiev est une cible. Jusqu’où iront‑elles vers l’Ouest? Nous verrons, mais Poutine est certainement bien placé pour aller assez loin.

Justement, irait-il plus loin? Nous avons parlé aujourd’hui de la façon dont nous nous préparons à cette éventualité. Les pays voisins de la Russie sont très inquiets — pas seulement ses voisins d’Europe de l’Est, mais aussi les républiques d’Asie centrale. Ils ont tous entendu l’invocation de l’ancienne Union soviétique, et ils sont tous inquiets. En tout cas, nous n’avons jamais été aussi unis; nous n’avons jamais envoyé de messages aussi forts. Nous devons simplement repousser Vladimir Poutine aussi loin que nous le pouvons.

Je vais parler de l’Arctique, puis je laisserai Mme Grant expliquer brièvement ce que nous y faisons, par exemple, dans le cadre du NORAD. On y prête beaucoup d’attention. C’est l’un des enjeux; cela fait partie de la feuille de route canado-américaine.

Le Conseil de l’Arctique s’est avéré un excellent forum qui nous a permis de coopérer avec la Russie, même dans des moments qui semblaient difficiles, mais ce n’était rien d’aussi grave que la situation actuelle. Des scientifiques et des communautés autochtones participaient activement à la cogestion du Nord. Nous mettions de côté les questions de sécurité et de politique. Aujourd’hui même, nous avons publié une déclaration pour annoncer que nous suspendons cette coopération, surtout parce que la Russie préside ce forum à l’heure actuelle; nous n’avons donc pas d’autre choix. Nous profitons également de cette pause pour réfléchir à la façon dont nous pouvons maintenir les liens positifs dont nous avons besoin pour gérer le Nord.

En ce qui concerne la relation entre la Chine et Taïwan, nous devons faire très attention à la leçon que la Chine tire de ce qui se passe en Russie. L’une des leçons que la Chine peut retenir, c’est que les pays non seulement de l’Occident, mais du monde entier peuvent être très unifiés, et ce, d’une manière sans doute imprévue. Je vais m’arrêter là et céder la parole à Mme Grant pour qu’elle aborde les questions de sécurité dans l’Arctique.

Le président : Madame Grant, vous avez environ une minute. Vous devrez vous en tenir à l’essentiel.

Mme Grant : Je vous remercie, monsieur le président. En ce qui a trait à la sécurité dans l’Arctique, oui, l’accent est mis sur le NORAD et sur ce que nous pouvons faire de plus à cet égard. Vous êtes probablement au courant des plans de modernisation du NORAD; c’est très important. Affaires mondiales appuie fortement la planification effectuée par le ministère de la Défense nationale dans le cadre du NORAD. Le plan consiste à faire des investissements massifs et essentiels dans le personnel et l’équipement et à améliorer nos capacités de défense de la souveraineté dans l’Arctique, ainsi que dans d’autres régions protégées par le NORAD.

Du côté de l’OTAN, évidemment, on sait très bien ce qui se passe dans la région arctique protégée par le NORAD et l’OTAN, mais la zone de responsabilité de l’OTAN englobe, bien entendu, le Grand Nord européen. Plus près de chez nous, au Canada, c’est au sein du NORAD que nous travaillons sur la sécurité de l’Arctique. Je vous remercie.

Le président : Merci pour cette séance fort instructive. Nous vous en sommes très reconnaissants. Il se peut que nous vous invitions à nouveau, malheureusement, à mesure que cette crise évolue.

Le président : Pour la deuxième partie de notre séance, nous sommes heureux d’accueillir trois experts. Roman Waschuk, qui se joint à nous depuis la Pologne, est ombudsman des affaires pour l’Ukraine et ancien ambassadeur du Canada en Ukraine. Maria Popova est professeure agrégée au département de science politique de l’Université McGill.

[Français]

Nous accueillons également le professeur Dominique Arel, professeur et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa.

[Traduction]

Monsieur Waschuk, madame Popova, monsieur Arel, vous avez chacun cinq minutes pour faire votre déclaration préliminaire. Monsieur Waschuk, la parole est à vous.

Roman Waschuk, ancien ambassadeur du Canada en Ukraine, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Je vous parlerai aujourd’hui en faisant valoir deux points de vue. En janvier, j’ai été nommé au poste d’ombudsman des affaires pour l’Ukraine. L’institution elle-même — financée par la BERD, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement — est un exemple vivant des efforts déployés par l’Ukraine pour devenir un pays fondé sur des règles et plus transparent.

Les membres de mon équipe sont pour la plupart de jeunes avocats, formés dans des facultés de droit occidentales ou dans les universités réformatrices d’Ukraine. Ils sont déterminés à faire ce qui est juste pour l’équité et à protéger le « simple citoyen ».

Inutile de dire que les questions fiscales et réglementaires sur lesquelles on travaillait il y a deux semaines sont en suspens, car les membres de mon équipe réagissent au déclenchement de la guerre. Trois de nos avocats et notre informaticien ont rejoint les forces de défense territoriale ukrainiennes. Désormais, dans nos conversations de bureau, nous vérifions chaque jour s’ils ont survécu à la nuit. Mon adjointe, qui est restée avec sa mère alitée à Kiev, a montré des images d’un tir de missile en face de son appartement. D’autres membres de l’équipe, principalement des femmes avec des enfants, sont en route vers l’Ouest, cherchant à traverser la frontière de l’Union européenne.

Quant à moi, je travaille en Pologne, avec l’excellent soutien de notre homologue polonais, pour leur trouver des logements et des lieux de travail en vue d’établir un bureau en exil destiné à faciliter la circulation cruciale et le transport de fournitures essentielles à travers les frontières entre l’Union européenne et l’Ukraine.

D’un point de vue personnel, je précise que je suis la cinquième génération de notre famille à être déplacée par des invasions russes, qu’elles soient impériales ou soviétiques. Le problème pourrait donc être lié à ma famille, qui ne cesse de se mettre en travers du chemin, ou à l’expansionnisme russe, qui sévit à nouveau en ce moment même.

Cette guerre est le résultat d’un processus incomplet de déstalinisation de l’Union soviétique tardive et le retour de la pensée néo-impériale russe à laquelle adhèrent le président Poutine et son cercle restreint de vétérans des services de sécurité. Nous avons maintenant affaire à un amalgame toxique d’autoritarisme national — en fait, cela frise probablement le totalitarisme, puisque les derniers médias quasi libéraux ont été fermés cette semaine — et d’expansionnisme en matière de politique étrangère.

Nous constatons, par exemple, que la lettre adressée aujourd’hui à la Finlande et à la Suède, dans laquelle la Russie exige des garanties de sécurité, prouve que ce qui se passe en Ukraine ne restera pas en Ukraine.

Pour parler en ma qualité d’ancien ambassadeur, je dirais que, s’il n’est pas inhabituel qu’une grande puissance vaincue au cours d’une compétition internationale, comme la guerre froide, souhaite réaffirmer ses intérêts à mesure que son économie et ses forces armées se rétablissent, l’animosité particulière que Poutine nourrit à l’égard de l’Ukraine et de l’identité de son peuple ne correspond à aucune interprétation rationnelle des intérêts nationaux de la Russie contemporaine.

Malheureusement, l’Occident n’a pas utilisé le rasoir d’Occam pour évaluer Poutine, les discours qu’il tient depuis 2007 et encore moins ses écrits de l’année dernière. Il s’avère que Poutine pensait exactement ce qu’il disait et qu’il agit maintenant en fonction de ces paroles. Cela signifie qu’il faut prendre au sérieux les articles de propagande russe et les propres déclarations de Poutine, y compris celle qu’il a faite aujourd’hui au sujet de la solution soi-disant finale au problème ukrainien.

Bien que l’ancien diplomate en moi ait du mal à l’admettre, la diplomatie ne fonctionne pas en ce moment. Comme le président Macron l’a découvert aujourd’hui en essayant, selon une source de l’Élysée, de parler à Poutine, le président russe est déterminé à s’emparer de l’Ukraine en entier, c’est-à-dire d’est en ouest, et à la neutraliser. Son objectif est la capitulation complète.

Certaines personnes ont déclaré que cela commençait à ressembler à un génocide. Je dirais qu’il ne s’agit évidemment pas d’une répétition exacte des politiques raciales nazies, mais son intention de réprimer l’identité ukrainienne en éliminant la démocratie et en poursuivant — ou purgeant — toute personne mêlée au type d’initiatives en matière d’élections, de démocratie, de culture, d’égalité des sexes et de droits des communautés LGBT que le Canada a encouragées, en collaboration avec des dirigeants civiques ukrainiens, au cours des 30 dernières années, n’est pas de bon augure pour ces gens.

En réalité, dans le cas présent, si l’on envisage les choses d’un point de vue stalinien, son projet consisterait à liquider les démocrates ukrainiens, en tant que classe, et à museler tous les autres citoyens.

Je pense que le sénateur Harder a mentionné que, dans le cadre de mon travail actuel à titre d’ombudsman des entreprises, je suis devenu très conscient du rôle que l’Ukraine joue en tant que cinquième exportateur mondial de la plupart des produits alimentaires de base. En effet, ce qui se passe en ce moment a des répercussions sur les rations de pain des Égyptiens et la production alimentaire à base de maïs de la Chine. En mettant fin à la folie de Poutine, on contribue également à nourrir la planète.

Cette situation revêt également une grande importance à l’échelle mondiale, car l’Ukraine possède 15 réacteurs nucléaires opérationnels, ainsi que la centrale de Tchernobyl, qui est maintenant occupée. De plus, ce matériel englobe l’installation de confinement de Tchernobyl, qui a été cofinancée par le Canada.

Les forces russes...

Le président : Je suis désolé, monsieur Waschuk, mais vous avez atteint la limite de cinq minutes. Cependant, je suis sûr que vous aurez d’autres occasions de développer davantage les arguments que vous avez fait valoir.

Nous allons maintenant céder la parole à Mme Popova.

Maria Popova, professeure agrégée, Département de science politique, Université McGill, à titre personnel : Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation.

Je commencerai par parler de la cause profonde de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle est liée à l’opinion exprimée à de nombreuses reprises par Poutine, comme l’a souligné M. Waschuk — mais probablement aussi par un pourcentage des élites de la société russe que nous ne pouvons pas vraiment estimer à l’heure actuelle — selon laquelle l’Ukraine n’est pas une véritable nation et ne devrait pas avoir droit à son propre État. En ce sens, la dissolution de l’Union soviétique a été une tragédie, et Poutine s’efforce maintenant de la restaurer du mieux qu’il peut.

L’un des points essentiels que je tiens à souligner en ce moment, c’est que cette rhétorique de la Russie met en évidence le fait que l’expansion orientale de l’OTAN n’a ni précipité ni accéléré cette crise. L’OTAN est une question secondaire pour la Russie, une question qui est bien moins importante que la « réunification », pour ainsi dire, des peuples russe et ukrainien que recherche Poutine.

Même M. Gorbatchev, l’ancien dirigeant russe, a déclaré qu’il avait toujours estimé que la séparation des peuples ukrainien et russe en deux États poserait de graves problèmes. J’insiste sur ce point pour souligner que ceux qui, en Occident, s’interrogent actuellement sur la responsabilité que l’Occident détient dans cette guerre font complètement fausse route. Cette guerre est entièrement russe.

Tragiquement, cela m’amène au point suivant, à savoir qu’il n’y a vraiment aucune porte de sortie pour Poutine qui soit légèrement acceptable pour l’Occident. Il n’acceptera vraiment aucun compromis qui n’aboutira pas à la réunification d’une partie aussi importante que possible de l’Ukraine avec la Russie. Il pourrait être disposé à permettre à certaines parties de l’Ukraine occidentale de devenir un État croupion indépendant, mais cette solution ne devrait vraiment pas être acceptable pour l’Occident. Non seulement elle aboutirait à l’abandon des Ukrainiens qui se sont battus si vaillamment pour la liberté, mais elle menacerait à long terme la sécurité de l’Europe et tournerait en dérision l’ordre international fondé sur des règles.

La meilleure ligne de conduite pour le Canada et l’Occident consiste à soutenir militairement l’Ukraine, à poursuivre les sanctions sévères et à espérer que la société russe fera tomber le régime de Poutine par des manifestations massives le plus rapidement possible. Un autre dirigeant russe ne mènerait pas la politique que Poutine mène actuellement en Ukraine. Le leader de l’opposition russe, M. Navalny, a déjà indiqué clairement qu’il n’approuvait pas du tout cette initiative, et il a exhorté les Russes à manifester massivement contre la guerre.

L’Occident doit également envisager d’accélérer, sous une forme ou une autre, l’adhésion des pays qui se sont engagés dans une orientation pro-européenne et pro-occidentale, à savoir la Moldavie et la Géorgie, qui se sont ajoutées à l’Ukraine en déposant récemment des demandes d’adhésion à l’Union européenne.

Je vais m’arrêter ici, et c’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

Le président : Merci beaucoup. Monsieur Arel, la parole est à vous.

Dominique Arel, professeur et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes, Université d’Ottawa, à titre personnel : Honorables sénateurs, les historiens savent depuis longtemps que Moscou et une grande partie de la population russe considèrent l’idée que les Ukrainiens forment une nation différente de celle des Russes et qu’ils ont donc le droit de choisir leur propre identité comme artificielle, ou comme une création des puissances étrangères. Avant, c’était l’Autriche et la Pologne qui étaient les méchants, et maintenant ce sont les États‑Unis.

Les historiens savent également que, depuis la Seconde Guerre mondiale, la Russie associe le nationalisme ukrainien, ou le droit des Ukrainiens à l’autodétermination, au fascisme. En ce sens, ce ne sont pas seulement les insurgés ukrainiens de la Seconde Guerre mondiale, qui se font appeler l’Organisation des nationalistes ukrainiens, qui sont fascistes; l’idée même du nationalisme ukrainien est fasciste.

Ce que nous ne savions pas, c’est qu’un dirigeant russe serait prêt à mener une guerre à grande échelle en s’appuyant sur ce principe. Lorsque Poutine nous dit que la prétendue opération militaire qu’il a entreprise pour protéger le Donbass vise à « dé‑nazifier » l’Ukraine, ce qu’il veut dire littéralement, c’est qu’un État ukrainien, qui persiste à faire ses propres choix, comme celui de s’aligner sur l’Occident — l’Union européenne et l’OTAN —, et à maintenir un système de compétition électorale, est nationaliste et donc artificiel et meurtrier, puisque le fascisme tue les civils.

Voilà le lien entre la « dé-nazification » et l’affirmation absurde du génocide dans le Donbass. Poutine nous indique que pour arrêter le génocide dans le Donbass, une opération militaire est nécessaire pour renverser le gouvernement et éradiquer l’idée même du nationalisme ukrainien. Les propagandistes de l’État sont clairs. L’objectif, comme l’a mentionné Roman Waschuk sur un ton glacial, est d’apporter une « solution finale » au problème ukrainien, ou une reshenie ukrainskogo voprosa, en russe. Dans cette représentation macabre, le virus du nationalisme ukrainien et le faux État ukrainien peuvent être éliminés, et les « vrais » Ukrainiens émergeront. Vendredi dernier, il a appelé les généraux ukrainiens à déposer les armes et à échapper au fascisme. Nous avons dépassé le stade de la neutralité vis-à-vis de l’OTAN et d’un statut spécial pour le Donbass. La Russie vise désormais à détruire, une fois pour toutes, ce qu’elle considère comme l’Ukraine irréelle.

Cependant, la véritable Ukraine résiste. Avant Maïdan, l’Ukraine oscillait entre des gouvernements orientés vers l’Occident et des gouvernements orientés vers la Russie. En 2014, dans la foulée de l’annexion de la Crimée, la Russie s’attendait à ce que toute la partie est de l’Ukraine s’effondre d’elle-même, mais cela ne s’est produit que dans les territoires du Donbass où les Russes ethniques l’ont emporté. Maintenant, on s’attendait à ce que les Ukrainiens ne se battent pas et à ce que la guerre soit terminée en trois jours. Ce qui est survenu plutôt, c’est la disparition de tout le soutien dont la Russie jouissait en Ukraine orientale.

Il y a une semaine, Mikhail Dobkin, qui était gouverneur de Kharkiv en 2014 et sur qui la Russie a, par la suite, compté pour organiser une résistance anti-Maïdan dans l’Est de l’Ukraine, a écrit ce qui suit : « Une grande partie de ce en quoi je croyais s’est effondrée du jour au lendemain... elle est tout simplement partie en fumée » et « Que cette guerre aille au diable ». Les Ukrainiens imaginaires qui applaudissent la prétendue opération russe n’existent pas. Les sondages d’opinion sont suggestifs : 80 % des Ukrainiens sont prêts à prendre les armes, 91 % d’entre eux soutiennent Zelenski, et cetera. Poutine voulait détruire l’idée de l’Ukraine, mais il a réussi le contraire. Tous les gens sont désormais ukrainiens, en ce sens qu’ils s’identifient à un État ukrainien indépendant.

Si nous supposons le pire, et que l’armée russe prend le contrôle des grandes villes au prix d’énormes pertes civiles, quelle sera la suite? Nous avons vu pendant la Seconde Guerre mondiale que chaque État comptait des collaborateurs. Les partisans du régime de Vichy avaient foi dans le projet que les nazis menaient pour créer une nouvelle Europe. En quoi les collaborateurs ukrainiens potentiels pourraient-ils croire, étant donné que la Russie se bat pour détruire l’idée de l’existence d’un État ukrainien? À en juger par les avancées militaires, Poutine semble avoir l’intention de prendre le contrôle de Kiev et de tout ce qui se trouve au sud et à l’est, c’est-à-dire ce qui correspond à peu près au « monde russe », ou Russkii Mir, dont il rêve, et de renoncer à l’Ukraine occidentale. Mais comment peut-on attendre des militaires russes qu’ils gouvernent ce territoire sans soutien social? Quoi qu’il arrive par la suite, les perspectives ne sont pas réjouissantes, car la Russie a perdu l’Ukraine à jamais.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Arel. Nous allons maintenant passer aux séries de questions, en commençant par donner la parole au vice-président du comité, le sénateur Harder.

Le sénateur Harder : Je vous remercie d’avoir invité ce groupe d’experts. Vous vous êtes tous exprimés d’une façon directe et franche, et je vous en suis reconnaissant.

Il me semble que nous en sommes réduits à la proposition suivante : cette situation ne prendra fin que lorsque Poutine sera démis de ses fonctions à Moscou, et cela arrivera soit à un rythme qui encourage tant les élites que les citoyens moyens russes à se soulever, soit grâce à la capacité de l’Ukraine à survivre, à court terme, à l’occupation hostile qu’elle subira.

Roman Waschuk, ma description est-elle à peu près exacte? Combien de temps faudra-t-il, et comment cela se produira-t-il?

M. Waschuk : Je dirais en fait que l’armée ukrainienne se bat bien. Vous avez constaté que des contre-offensives avaient été lancées au cours des deux derniers jours. Je ne crois pas qu’ils auront besoin de passer par la phase de l’occupation. Il y a au moins 16 000 étrangers qui se sont enrôlés dans leur légion. Des armes sont acheminées jusqu’à eux.

Ce dont ils ont besoin, c’est d’un matériel qui leur permet de gérer leurs vulnérabilités. Ils voudraient, bien sûr, une zone d’exclusion aérienne. Je pense que les représentants du gouvernement ont souligné que cette mesure présenterait des risques majeurs d’escalade des hostilités. Les États-Unis sont bien placés pour fournir davantage de véhicules aériens sans pilote, ou UAV. La Turquie en a fourni une grande quantité, mais les États-Unis pourraient aussi le faire. Pour contribuer à créer une sorte de zone d’exclusion aérienne virtuelle, Israël pourrait être persuadé de partager sa technologie Iron Dome. Apparemment, Israël hésite à le faire, en raison de ses relations avec la Russie.

Je pense qu’il s’agit là de solutions possibles pour permettre à l’Ukraine de continuer à se défendre pendant que les pressions liées aux sanctions et exercées sur la Russie continuent d’augmenter. Je pense que la solution consiste à accroître les pressions exercées par des sanctions et à arrêter d’acheter de l’énergie russe. Pour l’instant, ils reçoivent toujours ce milliard de dollars, et cela les maintient à flot même si leur économie s’effondre rapidement.

Mme Popova : Je suis d’accord avec M. Waschuk. La solution consiste en ce moment à maintenir l’armée ukrainienne à flot aussi longtemps que possible jusqu’à ce qu’un mouvement antiguerre de masse se produise en Russie ou que l’armée russe fasse preuve d’insubordination.

M. Arel : Je ne pense pas que nous devions compter sur le fait qu’il se passe quelque chose en Russie. Si quelque chose devait se produire en Russie, ce serait un coup d’État au sein des services de sécurité. La Russie est essentiellement un État du KGB, sauf que Poutine contrôle personnellement ce que nous appelons maintenant les autres services de sécurité. C’est la première fois depuis Staline qu’un dirigeant russe exerce un contrôle personnel sur l’État de sécurité. Cela n’était pas le cas après la guerre. En réalité, il faut que cela vienne des Ukrainiens. Les Ukrainiens doivent briser l’armée russe avant d’être occupés ou pendant l’occupation, parce qu’elle ne bénéficiera d’aucun soutien social.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos témoins de s’être joints à nous aujourd’hui. Je ne sais presque plus quelle question vous poser maintenant, car nous venons d’aborder la question globale il y a une minute. Cependant, nous devons quand même poser ces questions.

Madame Popova, ma prochaine question vous est destinée, mais elle est aussi destinée à tout autre témoin qui souhaiterait intervenir. Vous avez parlé du fait qu’il n’y a pas vraiment de porte de sortie pour Poutine qui serait légèrement acceptable pour l’Occident. J’aimerais approfondir un peu plus ce que vous entendez par « légèrement acceptable pour l’Occident ». De plus, quelles pourraient être les portes de sortie graduellement moins acceptables auxquelles nous pourrions faire face, dans le cas présent, pour tenter de mettre fin à cette guerre?

Qu’est-ce qui pourrait permettre à Poutine de sauver la face d’une certaine manière et de faire marche arrière? Si quelqu’un a une opinion à ce sujet, j’aimerais l’entendre. À quoi ferons-nous face quant aux compromis possibles?

Mme Popova : Je vous remercie de votre question. Comme porte de sortie possible, on peut imaginer une situation où Poutine croit obtenir une sorte de gouvernement fantoche de fait, parce que la guerre se passe mal pour lui. Cette situation ne sera pas acceptable pour les Ukrainiens, quelle que soit la forme qu’elle prendrait, et il ne s’agit donc pas d’une solution réaliste en tant que rampe de sortie.

Une autre porte de sortie possible pour Poutine serait un genre de partition de l’Ukraine qui permettrait à la Russie d’annexer la majeure partie de l’Ukraine. C’est ce que je voulais dire lorsque je soutenais que cela ne serait pas légèrement acceptable pour l’Occident, car l’ordre international fondé sur des règles serait pulvérisé si l’Occident devait accepter la partition d’un État souverain qui a organisé une défense aussi vaillante.

Je ne vois pas quelle autre porte de sortie Poutine pourrait accepter comme mesure de désescalade.

M. Arel : Je suis d’accord avec Mme Popova. La position de la Russie consiste essentiellement en des ultimatums, des ultimatums extrêmes, comme nous l’avons tous mentionné dans nos exposés. Si Poutine devait d’une façon ou d’une autre tempérer sa position et commencer à négocier, ce serait pour lui la fin de son régime personnel, parce qu’il est le dirigeant infaillible, tout puissant, qui domine même son propre conseil de sécurité. Toutefois, nous n’avons aucune idée de la situation, et cela pourrait aller très mal. L’armée ukrainienne pourrait être vaincue d’ici un mois ou même plus tôt. Il se pourrait aussi qu’on en arrive à une sorte d’impasse militaire lorsque l’armée russe sera elle aussi très affaiblie. Nous ne pouvons pas le savoir. Dans ce cas, il pourrait y avoir un cessez-le-feu parce que, bien sûr, les exigences sont tout à fait inacceptables. Ce qu’on exige essentiellement, c’est que l’Ukraine abdique sa souveraineté.

Ce serait la seule façon d’avancer, à moins d’une victoire militaire, puis d’une occupation où les Russes ne peuvent pas gouverner parce que personne ne fera le travail pour eux. Ils s’attendaient à des types de régence ou à ce que les oligarques ukrainiens s’en occupent, mais ce soutien s’est évanoui. La Russie a perdu les russophones, ceux qui lorgnaient essentiellement du côté de la Russie, mais c’est fini.

Le sénateur Kutcher : Comme M. Waschuk nous l’a rappelé, la solution finale n’est pas une idée nouvelle. Si je comprends bien, dans le célèbre discours secret de Khrouchtchev en 1956 célébrant le génocide de Crimée, il a mentionné que l’Ukraine était l’étape suivante, sauf qu’il y avait trop de gens et que ce serait un échec.

La question ici est de savoir quel est le rôle de la diaspora ukrainienne. À l’heure actuelle, elle s’emploie activement à recueillir des fonds et à faire de la sensibilisation. Selon vous, les membres de la diaspora ukrainienne pourraient-ils faire autre chose pour avoir une incidence sur le conflit?

M. Waschuk : Ils fournissent aussi, bien sûr, une expertise militaire. La création de la Légion internationale a rassemblé un grand nombre de personnes, y compris des Finnois et d’autres personnes qui en veulent aux Russes, et elle a suscité aussi, assurément, beaucoup d’intérêt chez les anciens combattants de la diaspora présents dans divers pays. Ils ont participé aussi très activement à ce qui s’est révélé une campagne d’information très réussie. L’Ukraine s’est montrée très habile. Nous nous inquiétons tous, à juste titre, de la désinformation russe, mais l’Ukraine a très bien réussi à faire résonner ses messages, et le fait qu’une chorale formée de membres de la diaspora a chanté à l’émission Saturday Night Live est l’une des façons les plus inattendues de faire passer des messages. Leur façon d’utiliser les médias sociaux, de générer du contenu en anglais, en français et dans une foule d’autres langues a grandement contribué à accroître le soutien à la cause de l’Ukraine sur la scène internationale.

M. Arel : La diaspora est incroyablement organisée. Nous le voyons à Ottawa et partout au Canada. En ce qui concerne les médias sociaux, il est assez clair que l’Ukraine a largement gagné la guerre de l’information à l’échelle internationale, mais il y a une sorte de mur impénétrable en Russie. C’est la guerre de l’information. Ce que l’on voit à la télévision russe est tout simplement délirant. Tout tourne autour du génocide au Donbass. Chaque fois qu’on montre des missiles frappant Kharkiv, la place centrale, et cetera, c’est toujours le discours du « faux pavillon », c’est-à-dire que les Ukrainiens se bombardent eux-mêmes pour faire mauvaise presse aux Russes. C’est ce qui est le plus difficile à contrer.

Mme Popova : Je suis d’accord. Le dernier point au sujet de la désinformation de la Russie et la façon de la contrer est crucial. Nous devrons y faire face pendant très longtemps.

Le sénateur Oh : Je remercie tous les témoins de leurs excellents exposés.

Avant que la guerre n’éclate, quelque chose a dû vraiment mal tourner, car il y a eu d’intenses négociations de paix qui ont duré un bon bout de temps. Pourriez-vous nous parler de la façon dont l’Ouest a géré la crise ukrainienne au cours des mois qui ont précédé la guerre? Avons-nous fait des promesses que nous ne pouvions pas ou, en fait, que nous n’avions pas l’intention de tenir? Quelqu’un pourrait-il nous donner son point de vue sur la question, s’il vous plaît?

M. Waschuk : Je vais tenter de répondre. D’énormes efforts diplomatiques ont été déployés en particulier par les Allemands et les Français qui ont tenu diverses réunions dans ce qu’on appelle le format Normandie, mais qui ont eu aussi des communications directes, plus spécialement le président Macron, avec Poutine. Les Américains ont également tenté de dissuader les Russes en publiant des informations sur les opérations prévues.

Si on regarde les déclarations publiées par les États-Unis il y a un et deux mois, qui faisaient beaucoup sourciller à ce moment, ce que nous voyons maintenant est exactement ce qu’ils prédisaient. C’était le plan de match. La triste réalité est que le président Macron et les Français estiment avoir été dupés lors des nombreuses discussions qu’ils ont eues. Si j’ai bien compris, le président Poutine avait déjà enregistré son message avec l’ultimatum et annonçant le début des activités militaires alors qu’il parlait encore au président Macron. Je pense donc qu’il n’y a pas eu de grande occasion diplomatique ratée dont nous devrions tous être très désolés. Ce dont nous devrions être désolés, c’est que nous sommes face à un président russe entêté qui est obsédé par l’idée de devenir le prochain Pierre le Grand ou Ivan le Terrible.

M. Arel : Macron, je ne sais pas comment il y arrive, mais il parle toujours à Poutine. En gros, il y avait deux questions fondamentales. La Russie ne voulait pas de l’Ukraine dans l’OTAN. C’était moins l’OTAN en Ukraine que l’Ukraine dans l’OTAN parce que l’OTAN était déjà en Ukraine. On formait des soldats — les Canadiens, les Américains, et cetera. Il y avait une aide militaire massive, létale, de la part des Américains, et ainsi de suite. C’est le premier point.

Deuxièmement, en gros, la Russie voulait la réintégration du Donbass au sein de l’Ukraine afin de suborner ou de saboter, essentiellement, l’État post-Maïdan. Ce sont les accords de Minsk. Les Ukrainiens refusaient en fait. Donc, malgré toutes les pressions diplomatiques — le Canada indirectement —, la France et l’Allemagne ont continué à dire qu’ils respectaient les accords de Minsk, mais c’était essentiellement l’impasse.

Nous savons maintenant qu’il y a deux mois, Poutine a pris la décision suivante : « Nous allons écraser l’État ukrainien et cela résoudra tout. » Nous savons maintenant que toutes ces négociations n’étaient que pour la forme, car la décision avait été prise deux mois plus tôt.

Le sénateur Richards : Je remercie les témoins de nous faire part de leur expertise.

Je sais qu’on l’a probablement déjà mentionné, mais cela me rappelle un peu ce que Churchill a dit après Munich : « On vous a donné le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. » Je ne dis pas que l’Occident se comporte de façon déshonorante dans cette crise. Je pense qu’il fait tout ce qu’il peut à l’heure actuelle.

Je voudrais poser la question suivante à M. Arel : pensez-vous que ce n’est qu’un prélude à une guerre plus importante, ce qui pourrait très bien être le cas?

M. Arel : Tout bouge tellement vite que nous essayons de nous faire une idée de la situation. Quelqu’un m’a dit hier que, dans un sens, la troisième guerre mondiale est déjà commencée parce que nous — le « nous » signifiant les alliés occidentaux et le Canada — menons une guerre économique sans précédent et absolument phénoménale contre la Russie, et aussi une cyberguerre. Nous ne savons pas exactement ce qui se passe.

Les outils de guerre ont évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous n’en sommes pas encore à un affrontement militaire direct avec la Russie, mais des experts militaires chevronnés nous disent que les garde-fous sont en train d’être enlevés un par un. Nous en sommes très proches, et nous sommes tous dedans, en un sens.

M. Waschuk a parlé des Américains qui étaient alarmistes, mais l’agence de renseignement avait vu juste. Dans le pire des scénarios, nous pourrions nous diriger vers un nouveau type de guerre, des insurrections, et l’Occident continuera à jouer un rôle. Ce ne sera pas terminé de sitôt. En ce sens, je dirais que la troisième guerre mondiale est déjà là.

Le sénateur Richards : Je vous remercie, monsieur. C’est ce que je disais au dernier groupe de témoins. Comme nous avons déjà un million de réfugiés, la guerre dont nous ne voulions pas est sans doute déjà commencée. Je vous remercie beaucoup de votre réponse.

Mme Popova : En ce qui concerne la question plus générale de la guerre, rappelons également qu’à l’heure actuelle, la Russie a, de facto, envahi le Bélarus. L’indépendance du Bélarus n’est qu’un bout de papier.

Oui, il s’agit d’un enjeu qui va au-delà de l’Ukraine, et tous les pays voisins de la Russie s’inquiètent, à juste titre, de ce qui va leur arriver si la Russie n’est pas arrêtée en Ukraine.

M. Waschuk : Le soutien à l’adhésion à l’OTAN est en forte hausse en Finlande et en Suède, qui ont reçu aujourd’hui des lettres de la Russie leur disant qu’ils doivent lui donner des garanties de sécurité, sinon gare.

Je pense que le cycle d’escalade est toujours en cours, et la question est peut-être de savoir quand nous déciderons de forcer la Russie à abattre son jeu — dont l’arme nucléaire fait bien sûr partie — et c’est une décision que je n’envie pas mes collègues qui sont toujours au gouvernement d’avoir à prendre.

Le sénateur Ravalia : Je vous remercie de vos excellents exposés. Ma question s’adresse à M. Arel.

Vous avez fait allusion plus tôt au fait que le potentiel de résistance en Russie est minime. Dans ma naïveté, j’étais plein d’espoir lorsque j’ai vu le grand nombre de personnes qui sont descendues dans les rues à Moscou et à Saint-Pétersbourg et les déclarations de M. Navalny.

Pensez-vous que les sanctions peuvent, d’une certaine manière, avoir des répercussions négatives sur ce mouvement embryonnaire en Russie qui cherche sans doute le changement, en particulier chez les jeunes?

M. Arel : Bien sûr, c’est une excellente question, et c’est toujours la question clé. Il faut faire une distinction. Cela ne veut pas dire qu’un mouvement antiguerre n’existe pas dans l’opinion publique, certainement chez les jeunes, les citadins, les personnes instruites, et cetera. Je veux dire, le mouvement est là. Nous l’avons vu en 2011 et 2012. Il y a eu des manifestations énormes après les élections frauduleuses.

Ce que je veux dire, c’est que le degré de répression — et M. Waschuk a parlé de totalitarisme — est maintenant si extrême en Russie qu’il faut beaucoup de courage aux jeunes. Une femme de 96 ans qui a survécu au blocus de Leningrad a été arrêtée hier. Elle manifestait et a été arrêtée par des « types costauds ».

Le passage de l’idée, de la frustration de vouloir faire quelque chose, à la mobilisation réelle est très périlleux, car Poutine a toujours une emprise ferme sur la sécurité. C’est pourquoi je pense que si quelque chose doit se produire, ce doit être un coup d’État au sein de la structure de sécurité. Quelqu’un doit l’évincer, de la même manière que Khrouchtchev a été évincé en 1963. À l’époque, toutefois, il y avait une sorte de leadership collectif au sein du Politburo. C’est le seul espoir.

Mme Popova : Je suis légèrement en désaccord avec M. Arel dans le sens où cela peut être soit un coup d’État, soit une mobilisation populaire massive — au-delà de ce que nous avons vu lors des manifestations d’appui à Navalny, parce qu’elles concernaient la corruption. L’enjeu ici est plus existentiel. En présence d’une mobilisation sociale massive, des failles pourraient apparaître au sein des services de sécurité. Ces deux éléments sont liés et peuvent commencer à se nourrir l’un l’autre.

Ce que nous savons des régimes hautement répressifs et personnalistes — ce qu’est le régime de Poutine —, c’est qu’ils semblent solides jusqu’au tout dernier moment, puis ils s’effondrent soudainement.

C’est, certes, le scénario optimiste, mais je pense qu’il est plausible.

Le sénateur Woo : Cette question s’adresse probablement à Mme Popova, et peut-être aussi à M. Arel, et elle revient sur la question des portes ou des bretelles de sortie. La seule bretelle de sortie que vous avez mentionnée — et il y avait quelques nuances dans ce dernier échange — est essentiellement un changement de régime, en faisant tomber la personne au sommet.

On a parlé de Munich et de la dernière grande guerre européenne. Dans cette situation, le changement de régime, la « décapitation » au sommet, s’est produit lorsque les troupes alliées étaient aux portes du bunker à Berlin.

C’est pourquoi je veux revenir encore une fois sur les bretelles de sortie. Je suis optimiste. Toutefois, à moins de marcher jusqu’à la périphérie de Berlin, pour ainsi dire, y a-t-il un moyen d’éviter cela?

Pouvez-vous me dire s’il y a quelque chose qui pourrait être acceptable pour l’Occident, comme vous l’avez décrit en gros tout à l’heure, quelque chose qui pourrait être acceptable dans les accords de Minsk ou la formule Steinmeier en 2019 que nous pourrions tenter désespérément de ressusciter comme bretelle de sortie possible?

Mme Popova : Je ne crois pas, malheureusement, qu’il y ait quoi que ce soit dans les accords de Minsk qui puisse être ressuscité, car il s’agissait au fond d’une tentative de la Russie de faire entrer un cheval de Troie au sein de l’État ukrainien et de s’en servir pour contrôler l’Ukraine. À ce stade-ci, je pense que ces accords ne sont pas du tout acceptables non plus pour la Russie, qui a sans doute compris que la seule façon pour elle de contrôler l’Ukraine, c’est par une occupation militaire complète. Il n’est plus du tout réaliste pour elle de le faire par le cheval de Troie qu’est le Donbass.

Selon moi, donc, les accords de Minsk sont morts tant pour l’Occident que pour la Russie.

Le sénateur Woo : Puis-je demander aux autres leur avis? C’est une question de realpolitik, et non pas de savoir ce que l’on souhaite ou espère comme aspirations légitimes pour les Ukrainiens. Les Français, les Allemands, les Américains et les Canadiens pourraient-ils dire « Il y a peut-être quelque chose dans les accords de Minsk que nous pourrions modifier ou sur lequel nous pourrions revenir? » Je demanderais à M. Arel ou M. Waschuk de commenter également, si le temps le permet.

Le président : Il reste une minute.

M. Arel : Écoutez, il ne peut pas y avoir une sorte d’après Minsk sans les Ukrainiens, et je pense que ce qui vient de se produire marque un grand tournant dans l’histoire russo-ukrainienne. Poutine bombarde l’Est de l’Ukraine, qui est russophone. Bien sûr, il y a un lien culturel entre les Russes et les Ukrainiens, et bien sûr, il y a un lien linguistique. Beaucoup d’Ukrainiens ont aussi le sentiment d’avoir une histoire commune avec les Russes, même si cela a fait l’objet de débats en Ukraine, en raison de la Deuxième Guerre mondiale, et cetera.

Quelque chose vient de se casser. J’ai parlé de l’ancien député très prorusse qui disait que c’est toute sa façon de concevoir la vie qui vient de s’effondrer. Comment est-ce possible dans ce cas de se présenter à la table et de négocier une sorte de compromis sur le statut du Donbass au sein de l’Ukraine? Tout cela est terminé.

Nous ne savons pas ce qui se passera le mois prochain ou dans six mois, mais pour l’instant, c’est une situation entièrement nouvelle sur le terrain.

Le président : Le temps est écoulé. Monsieur Waschuk, je suis certain que vous pourrez revenir sur le sujet dans une prochaine réponse si vous le souhaitez, mais pour l’instant, nous devons poursuivre.

Le sénateur MacDonald : Ma première question s’adresse à M. Waschuk.

Il y a trois ans, vous m’avez reçu dans le cadre du service international pour les élections. Nous sommes restés la majeure partie des trois semaines, et j’aurais aimé vous revoir dans de meilleures conditions, monsieur Waschuk. Les gens étaient tellement pleins d’espoir et heureux quand j’étais là-bas. Voir ce qui se passe est déchirant.

Je voudrais revenir sur les sanctions. Vous avez dit que ces sanctions sont aujourd’hui des sanctions sévères, mais que nous pourrions en faire plus, notamment en ce qui concerne les oligarques. Je me demande si vous pouvez nous en dire plus à ce sujet.

M. Waschuk : Une partie de cela a commencé aujourd’hui. Les Américains ont adopté des sanctions qui touchent personnellement les oligarques. Les pays européens ont commencé à saisir leurs super yachts. On est en train de délégitimer leur présence dans l’espace occidental, mais ironiquement, cela pourrait aussi renforcer la mentalité de la « forteresse russe », du « bunker Poutine ».

Les oligarques sont une chose, le pétrole et le gaz en sont une autre. Pour résoudre ce problème, il faut que les consommateurs américains et européens soient prêts à payer plus cher pour leur énergie à court et moyen terme. Si les achats se contractaient aujourd’hui, la Russie serait en très, très grande difficulté en quelques jours, pas en quelques semaines ou en quelques mois. Le Canada n’est pas un consommateur particulièrement important de produits pétroliers russes — je pense que nous les avons maintenant interdits —, mais d’autres États doivent prendre cette décision. C’est certainement un moindre mal quand on pense aux décisions militaires de plus en plus sérieuses qui devront peut-être être prises plus tard. Il vaut donc mieux tenter quelque chose comme cela maintenant que d’avoir à prendre ces autres mesures ultérieurement.

Permettez-moi cependant de revenir à la question précédente. Si quelqu’un proposait — et je ne pense pas que les Russes sont rendus là en ce moment — que l’Ukraine laisse tomber la Crimée, la République nationale de Donetsk et la République nationale de Luhansk et qu’on la laisse vivre sa vie seule, je pense qu’il y aurait probablement une majorité qui s’en accommoderait.

Sauf que le président Poutine ne voit pas les choses de cette façon. Il vise la victoire totale, la capitulation totale. Même si nous souhaitons trouver cet espace, comme l’ont dit mes autres cotémoins, cette option n’est pas sur la table en ce moment.

Le sénateur MacDonald : À tous les membres du groupe d’experts, je comprends que l’invasion et ces chiffres peuvent avoir changé, mais il en coûte environ 20 milliards de dollars américains par jour à l’armée russe pour financer sa campagne en Ukraine. Je suis aussi conscient que vous pouvez multiplier ce chiffre par 10 pour ce qui est des torts que cela cause à l’économie du pays.

Combien de temps l’économie russe peut-elle se maintenir avant de s’effondrer sous le poids de cette conjoncture? Avons‑nous une idée là-dessus?

Le président : Veuillez être concis dans vos réponses.

M. Arel : Personne ne le sait. Personne ne sait combien de temps l’armée ukrainienne peut soutenir l’assaut sur tant de fronts, et personne ne sait combien de temps l’armée russe pourra tenir, compte tenu des pressions qui s’exercent sur l’économie russe, sur cette économie qui, bien sûr, la nourrit. Nous sommes en territoire inconnu.

Le président : Merci, professeur. Nous n’avons plus de temps. Nous allons passer à la prochaine intervenante.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à tous les témoins pour ces présentations vraiment très instructives sur l’invasion de l’Ukraine, et ce qui représente aujourd’hui une violation des droits internationaux par la Russie.

Le président Biden a déclaré il y a deux jours que son pays est prêt à répliquer fortement à tout acte d’agression contre les pays de l’OTAN. La vice-première ministre du Canada, l’honorable Chrystia Freeland, a pour sa part déclaré cette semaine à Radio‑Canada que les sanctions contre Moscou pourraient causer des dommages collatéraux au Canada. Je comprends par cette affirmation que le Canada doit gérer cette crise intelligemment.

Ma question s’adresse à vous tous. Comment évaluez-vous la situation vue du Canada, et comment pensez-vous que le Canada, en tant que pays, peut aider ses alliés à jouer avec le feu? Parce qu’on joue avec le feu.

M. Arel : Peut-être que l’ancien diplomate peut répondre en premier?

M. Waschuk : Merci, monsieur le professeur. Le Canada a un rôle à jouer dans l’Est de l’OTAN. Nous avons un groupe militaire actif en Lettonie et nous fournissons maintenant un soutien indirect à l’Ukraine. Je pense que notre gouvernement était parmi les leaders en ce qui concerne le soutien financier et les sanctions financières contre la Russie. Je pense qu’on a plutôt bien géré nos atouts. Les Canadiens seront, je crois, moins affectés par la situation énergétique, notamment, que la population des autres pays alliés.

M. Arel : Si je peux ajouter quelque chose — évidemment, Roman Waschuk et plusieurs de mes collègues qui viennent de la communauté ukrainienne et qui ont travaillé au gouvernement le savent déjà —, j’ai l’impression que le Canada a toujours joué et continue de jouer un rôle dans les coulisses parce qu’il a une expertise, un avantage comparatif en raison de l’expérience de la communauté ukrainienne. L’immigration ukrainienne fait partie de l’identité canadienne. On l’a vu avec Chrystia Freeland, qui était encore une fois au téléphone dans les coulisses pour coordonner et informer. Le Canada a probablement, proportionnellement parlant, la meilleure connaissance du terrain en Ukraine de tous les alliés de l’OTAN. La question des coûts est la plus douloureuse politiquement.

Si M. Biden devait y aller avec des sanctions encore plus sérieuses sur le plan de l’exportation du pétrole ou du gaz, cela aurait un impact sur le prix à la pompe. Il y a des élections qui s’en viennent au Congrès américain en novembre et les républicains pourraient reprendre le contrôle. Cela a un impact politique beaucoup plus direct aux États-Unis qu’en Europe.

Il y a aussi l’impact économique : quel prix l’Occident — et donc les populations des pays membres de l’OTAN — est-il prêt à payer pour appuyer l’Ukraine, qui est vue ultimement comme le terreau d’un problème mondial? Ce n’est pas seulement l’Ukraine, mais tout ce que cela représente, puisque l’ordre international qui existait depuis 1945 s’est effondré depuis une semaine.

Le président : Merci, professeur Arel. Je voudrais mentionner que le travail du Canada se fait souvent en coulisse. Il est évident que c’est le cas maintenant.

[Traduction]

Nous sommes presque à court de temps, et il y a deux sénateurs qui ont demandé à poser des questions durant la deuxième série de questions. Je suggère que la sénatrice Coyle et le sénateur MacDonald posent leurs questions rapidement, une à la fois, et nous terminerons après cela.

La sénatrice Coyle : Revenons à la question de la bretelle de sortie et de la Crimée — et c’est un peu comme de regarder dans le rétroviseur. Vous parlez de ce que nous ne tolérerions pas aujourd’hui, mais si l’on regarde ce que tout le monde a toléré il y a huit ans — je parle de l’Occident —, quelle importance faut‑il accorder à cela aujourd’hui? Que pouvons-nous apprendre de ce qui s’est passé en 2014?

Le président : Sénateur MacDonald, veuillez poser votre question.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais avoir votre point de vue sur la stratégie nucléaire russe. Comment devrions-nous envisager les conséquences de cette stratégie et les réponses potentielles à cette dernière alors que nous nous concentrons sur la façon d’aider l’Ukraine?

Deuxièmement, si l’on regarde le vote aux Nations unies au terme duquel 145 pays ont condamné l’invasion, on constate que 40 pays se sont abstenus de voter ou n’ont pas voté, y compris la Chine et l’Inde. Quel message cela envoie-t-il? Qu’est-ce que cela signifie?

Le président : Monsieur Waschuk, voulez-vous commencer?

M. Waschuk : Oui. Je vous remercie beaucoup.

Sur la Crimée, nous avons probablement été trop gentils. Je me souviens qu’à l’époque, le message de l’Ouest aux Ukrainiens était : « Ne tirez pas. Celui qui tire perd. » Les Russes en ont conclu qu’ils pouvaient réessayer ce genre de choses et que l’Ukraine et l’Occident se laisseraient faire. Il s’avère que ce n’est pas le cas. Ils ont tiré les mauvaises conclusions. De notre côté, nous avons probablement été de mauvais conseil.

L’Ukraine était beaucoup moins apte à l’époque, alors cela aurait-il eu une grande importance? Je n’en suis pas sûr, mais je pense que ce précédent n’était pas une bonne chose.

Deuxièmement, en ce qui concerne la stratégie nucléaire russe, je pense que les performances de leurs forces conventionnelles en Ukraine sont si mauvaises, que leurs troupes sont si peu motivées — beaucoup d’entre elles se rendent et abandonnent leur équipement —, que les frappes de missiles conventionnels et leur tentative de nous faire peur et de nous mettre en mode d’autodissuasion en parlant d’armes nucléaires sont désormais le chemin sur lequel ils misent pour gagner. Ils essaieront de bombarder l’Ukraine jusqu’à la victoire, et ils essaieront de nous effrayer jusqu’à la victoire, parce que leurs forces terrestres sont très peu efficaces.

Le président : Je vous remercie.

Mme Popova : Je vais juste ajouter un mot sur la bretelle de sortie et la question sur la Crimée. Je suis entièrement d’accord avec ce que M. Waschuk a dit sur le fait que l’Occident a été trop gentil en 2014. Ce que je vais dire aujourd’hui, c’est que, pour l’Occident, cela pourrait être une bretelle de sortie acceptable d’offrir la reconnaissance de la Crimée et, peut-être, du Donbass, mais, malheureusement — et puisqu’il est question de realpolitik —, ce n’est pas une option en ce moment pour Poutine. C’est là le problème. Nous devrons donc continuer.

M. Arel : Je pense que si nous en arrivons à ce point, d’accord, reconnaissons la Crimée avec tout ce qui s’est passé. Cela ne peut se faire que si l’Ukraine rejoint l’Union européenne et l’OTAN. C’est ce que cela implique. Parce que nous sommes dans le scénario extrême, sur le plan politique, de 1939 et de la Russie — une invasion à grande échelle —, il ne peut plus y avoir de confiance mutuelle. À l’avenir, l’Ukraine devra être défendue contre toute autre répercussion potentielle, mais nous n’en sommes pas encore là, évidemment.

En ce qui concerne la Chine, il n’y a pas, disons, de rupture dans le comportement habituel des Chinois sur ces questions. Ils préfèrent s’abstenir. Ils n’aiment évidemment pas la violation du principe de l’intégrité territoriale, alors ils restent en retrait. C’est le comportement systématique de la Chine au Conseil de sécurité.

L’Inde, c’est une autre histoire. Nous n’avons malheureusement pas le temps d’en parler.

[Français]

La sénatrice Gerba : Peut-on considérer, à ce stade-ci, que nous sommes dans un contexte de crimes contre l’humanité?

M. Waschuk : Le Canada a déjà porté plainte devant les cours internationales. Amnistie internationale est en train de rassembler des preuves, surtout pour ce qui est des attaques de missiles contre des civils.

La sénatrice Gerba : Merci.

[Traduction]

Le président : Cela nous amène à la fin du temps que nous avions pour ce groupe d’experts. Au nom de tous mes collègues, je voudrais vous adresser nos plus sincères remerciements pour votre franchise. C’est évidemment un moment grave que nous vivons en ce moment. Vos connaissances sont très appréciées. Elles nous aideront certainement dans nos délibérations. Il se peut, en fait, que nous vous revoyions, malheureusement. Je vous remercie.

Avant de lever la séance, j’aimerais ajouter quelque chose à l’intention des sénateurs. Si tout se déroule comme prévu, notre prochaine réunion aura lieu le jeudi 24 mars, date à laquelle nous commencerons l’examen du projet de loi S-217. Il s’agit du projet de loi sur la réaffectation des biens bloqués, qui a été renvoyé à ce comité le mardi 1er mars. C’est donc une chose à prévoir.

(La séance est levée.)

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