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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 8 février 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 3 (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

[Traduction]

Avant que nous commencions, j’aimerais inviter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.

[Français]

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Bonjour et bienvenue. Je suis le sénateur Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.

Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse. Bienvenue.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.

Le sénateur Richards : David Richards, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Simons : Paula Simons, de l’Alberta, territoire visé par le Traité no 6.

Le sénateur Housakos : Leo Housakos, du Québec.

Le président : Merci. Je souhaite la bienvenue à tous les sénateurs et à tous les gens au pays qui nous regardent sur SenVu.

Conformément à notre ordre de renvoi général, nous nous réunissons aujourd’hui pour souligner la Semaine du développement international, qui est toujours en février. Cette année, elle a lieu du 5 au 11 février.

Pour la première partie de la réunion, nous sommes ravis d’accueillir, en personne, Mme Kate Higgins, directrice générale de Coopération Canada. Nous accueillons également, par vidéoconférence, M. Liam Swiss, doyen associé par intérim de la recherche et professeur à l’Université Memorial de Terre-Neuve. Il témoigne à titre personnel. Bienvenue à tous les deux. Je vous remercie de votre présence.

Avant que vous fassiez vos déclarations, qui seront suivies d’une période réservée aux questions, j’aimerais demander aux membres du comité et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait blesser le personnel du comité et nos interprètes qui portent une oreillette pour l’interprétation.

Nous sommes maintenant prêts à écouter vos déclarations préliminaires. Les sénateurs vous poseront des questions par la suite.

Nos témoins disposent de cinq minutes chacun. Madame Higgins, la parole est à vous.

[Français]

Kate Higgins, directrice générale, Coopération Canada : Merci. Bonjour, c’est vraiment un plaisir d’être parmi vous. Je vous remercie de l’invitation. J’aimerais rendre hommage et exprimer ma gratitude au peuple algonquin anishinabe. Nous nous réunissons aujourd’hui sur leur territoire non cédé et non abandonné. J’aimerais également souligner que nous nous réunissons pendant le Mois de l’histoire des Noirs et reconnaître les torts que les pratiques coloniales racistes et oppressives que bon nombre de personnes, y compris la société civile, ont causées dans le monde entier au nom du développement. Ceux et celles d’entre nous qui s’engagent dans le développement international et l’aide humanitaire doivent entamer une profonde réflexion, évoluer et prendre des mesures pour faire mieux.

J’ai le privilège de diriger Coopération Canada, une coalition de près de 100 organisations canadiennes de développement international et d’aide humanitaire travaillant dans toutes les régions du monde. En tant que voix nationale indépendante pour la coopération internationale, nous travaillons avec nos membres et avec d’autres partenaires ici au Canada et dans le monde pour réaliser un monde plus juste, plus sûr et plus durable.

Alors que je m’adresse à vous aujourd’hui, mes pensées vont aux personnes touchées par le tremblement de terre dévastateur de cette semaine, en Turquie et en Syrie. Les membres de Coopération Canada travaillent avec les partenaires en Turquie et en Syrie ainsi qu’avec les réseaux mondiaux pour fournir une aide immédiate.

[Traduction]

Comme vous le savez tous, et comme le président vient de le dire, c’est la Semaine du développement international, qui est une occasion pour nous de vraiment mettre en lumière les contributions canadiennes à l’éradication de la pauvreté, à la lutte contre les inégalités et au soutien des droits, de la paix et de la prospérité dans le monde.

Cette semaine, les membres de Coopération Canada travaillent dans tout le pays pour mobiliser des milliers de personnes. Ils se rendent dans des écoles, des universités, des bibliothèques, des marchés agricoles intérieurs, des cinémas et ils vont à de grands matchs de hockey. Hier, nous étions ici, sur la Colline du Parlement, pour parler des effets réels que le développement international et l’aide humanitaire du Canada ont sur la vie des gens dans le monde.

Ces discussions ont lieu à un moment où le monde est confronté à de multiples crises qui s’aggravent les unes les autres, où le monde semble plus dangereux et incertain qu’il l’a été depuis longtemps.

Cette année, en 2023, on estime que quelque 339 millions de personnes auront besoin d’aide humanitaire, ce qui représente une augmentation de 25 % par rapport à l’année dernière. Au moins 222 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire, ce qui inclut quelque 45 millions de personnes qui font face à la famine, dans ce que l’ONU appelle la plus grande crise alimentaire mondiale de l’histoire moderne.

Ces records sont alimentés par une série de crises, que nous appelons maintenant les quatre C : la COVID-19, les conflits, la crise climatique et, maintenant, les coûts et l’inflation.

Au Canada, nous ne sommes pas à l’abri de ces défis ou de ces crises. Ils nuisent à notre prospérité économique de façon directe, ils ont des répercussions sur notre sécurité et ils vont à l’encontre de nos valeurs et de nos convictions en matière de droits de la personne, d’équité entre les genres, de démocratie et de justice.

Dans ce contexte, j’ai trois messages à vous transmettre aujourd’hui.

Premièrement, le Canada doit considérer l’aide internationale comme un investissement intelligent et stratégique. Il ne s’agit pas de charité. C’est un investissement pour soutenir la démocratie et le développement dans des pays où les droits, en particulier ceux des femmes, des filles, des personnes de diverses identités de genre et des minorités, sont menacés.

Cette aide garantit des services de base à un moment où de nombreux pays sont aux prises avec des dettes et des défauts de paiement. Elle nous donne un poids et une influence en matière de diplomatie et de politique étrangère, car nous joignons le geste à la parole en investissant, en agissant. Elle nous aide à négocier des accords qui correspondent à nos valeurs et à nos intérêts stratégiques. Ce n’est pas seulement la bonne chose à faire, c’est aussi la chose intelligente à faire. Le gouvernement est en conscient. En fait, il s’est engagé à augmenter chaque année l’aide internationale du Canada d’ici 2030 afin de réaliser les objectifs de développement durable des Nations unies.

Deuxièmement, l’aide internationale canadienne fonctionne. Elle permet d’améliorer la vie de millions de personnes dans le monde. Le Canada a été un chef de file dans la lutte pour les droits des femmes au Honduras, la protection des réfugiés en Ukraine, la liberté de la presse au Soudan du Sud, la protection de la minorité rohingya au Bangladesh et au Myanmar et la gouvernance démocratique inclusive en République démocratique du Congo. De plus, comme je l’ai déjà dit, des organisations canadiennes se mobilisent en ce moment avec leurs partenaires pour fournir une aide humanitaire vitale à la suite du tremblement de terre dévastateur de cette semaine.

Bien que je soutienne que l’aide internationale fonctionne et que j’appelle à un engagement audacieux du Canada à l’échelle mondiale, je sais que le monde change rapidement et que le système mondial de développement et d’aide humanitaire doit changer lui aussi.

Nous devons trouver de nouvelles sources de financement afin de faire tout ce qui est possible pour atteindre les objectifs de développement durable. Les gouvernements et la société civile doivent changer leurs méthodes de travail afin que le pouvoir, les ressources et la prise de décision soient transférés aux gens qui sont les plus touchés par ces crises qui s’aggravent.

Nous devons améliorer la manière dont nous mettons les choses en œuvre sur le plan de la mobilisation et des mesures prises à l’échelle internationale dans les divers piliers de la politique étrangère canadienne. De plus, nous devons agir en tenant compte du fait que, dans les endroits où ces crises se font plus durement sentir, la diplomatie, la sécurité, le commerce, les opérations de paix, le développement et l’action humanitaire sont tous nécessaires et sont complémentaires et interdépendants.

Troisièmement, et ce point est bref et simple, les gens au pays soutiennent l’engagement du Canada dans le monde et l’aide internationale canadienne. Nous ressentons et voyons les répercussions qu’ont les crises qui convergent et nous comprenons que fournir de l’aide internationale, c’est investir dans le monde que nous voulons tous.

En effet, selon un sondage Abacus qui a été réalisé la semaine dernière, 63 % des personnes interrogées ont déclaré que compte tenu de l’état actuel du monde, il est important ou très important que le Canada continue d’investir pour soutenir le développement et les droits de la personne à l’étranger.

Il est vrai que nous sommes confrontés à un contexte financier difficile. Il est vrai qu’il y a des défis que nous devons relever ici, au Canada. J’espère cependant que ceux et celles d’entre nous qui ont la chance de vivre au Canada peuvent comprendre qu’un pays comme le nôtre doit et peut s’attaquer aux problèmes qui existent à l’intérieur de ses frontières, tout en agissant ailleurs dans le monde.

Nous pouvons nous soucier du Canada tout en nous préoccupant du monde. C’est la bonne chose et la chose intelligente à faire. Merci.

Le président : Merci beaucoup, madame Higgins. Nous passons maintenant à M. Liam Swiss. La parole est à vous, monsieur.

Liam Swiss, doyen associé par intérim de la recherche et professeur, Université Memorial de Terre-Neuve, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Je vous remercie tous de me donner l’occasion de m’adresser au comité aujourd’hui et je vous salue depuis Terre-Neuve-et-Labrador.

Je suis professeur à l’Université Memorial et j’étudie les politiques et les programmes de développement international. Je suis heureux de faire quelques observations à titre personnel. Auparavant, je tiens à souligner que les terres sur lesquelles sont situés les campus de l’Université Memorial, et sur lesquelles je me trouve présentement, sont des territoires traditionnels de divers groupes autochtones et que je respecte l’histoire et la culture des Béothuks, des Micmacs, des Innus et des Inuits de la province de Terre-Neuve-et-Labrador.

Il est encourageant de voir que votre comité se réunit aujourd’hui et qu’il se réunira aussi demain pour entendre les témoignages de spécialistes du développement, comme Mme Higgins et moi, sur les défis du développement et les solutions novatrices à adopter pour les relever afin de soutenir le développement international et d’appuyer les objectifs de développement durable.

J’espère vous encourager, le comité et vous, à ne pas avoir une approche trop restreinte dans l’examen de ces questions.

S’il est vrai que le milieu du développement est confronté à de nombreuses crises — changements climatiques, COVID, conflits —, qu’il court souvent après la dernière vogue ou innovation et qu’il passe d’une crise à l’autre dans l’espoir de la résoudre, il oublie parfois la situation dans son ensemble.

C’est ce sur quoi mes observations porteront aujourd’hui et je me concentrerai sur deux éléments importants qui, à mon avis, devraient guider la politique étrangère canadienne liée au développement. Je parlerai de cohérence et de principes. Ensuite, je donnerai un bref exemple en parlant des transferts de fonds des immigrants. Il servira à montrer à quel point une position cohérente et fondée sur des principes peut favoriser l’adoption d’approches du développement qui pourraient nous permettre de réexaminer et de régler des questions qui ont reçu une attention quelque peu limitée en matière de développement auparavant et peut-être de réorienter l’engagement du Canada en matière de développement à l’échelle mondiale.

Tout d’abord, je voudrais parler de cohérence.

Comme Mme Higgins l’a déjà indiqué, les défis liés au développement sont complexes et multiples. Toutefois, pour mieux y réagir, je dirais que notre politique étrangère canadienne et nos approches en matière de développement doivent être plus cohérentes. Pendant de nombreuses années, le développement au Canada a été largement axé sur des questions relatives à l’aide internationale.

Je pense que cela doit changer. La défense, la politique étrangère, le commerce, la politique d’immigration, les services frontaliers et l’aide internationale : tous ces éléments ont une incidence sur les contributions du Canada au développement international.

Or, depuis trop longtemps, le développement international est considéré comme quelque chose qui se passe ailleurs plutôt qu’une chose à laquelle tous nos gouvernements et tous les Canadiens peuvent contribuer ici, au Canada.

C’est en partie parce que, à mon avis, les politiques du Canada manquent de cohérence sur ce plan. Le Canada ferait bien d’essayer de penser davantage aux éléments interreliés lorsqu’il évalue à quel moment et en quoi ses politiques et ses programmes ont des répercussions sur le développement au Canada et ailleurs.

En réfléchissant ainsi de façon cohérente, nous pouvons élaborer des approches du développement qui s’inscrivent dans toutes les politiques et tous les programmes gouvernementaux, de manière à favoriser l’atteinte des objectifs de développement durable au Canada et à l’étranger. En même temps, nous pouvons comprendre que les mesures que nous prenons ici et qui n’ont pas nécessairement des effets immédiats sur le développement peuvent, en fait, avoir une incidence importante sur le développement international.

Un aspect sur lequel il faut insister au sujet de la cohérence, à mon avis, c’est de faire en sorte que, dans toutes les politiques et tous les programmes, l’engagement du Canada en matière de développement se fonde sur des principes et l’éthique. Le Canada a fait un premier pas vraiment important dans ce sens lorsqu’il a publié sa politique d’aide internationale féministe en 2017. C’était un début et cela a donné de premiers signes que nous pourrions prendre des mesures plus audacieuses pour mettre ce genre d’approche féministe au centre de toutes les relations et affaires étrangères du Canada.

Les choses ne se sont pas passées de la manière dont certains membres de la communauté de l’analyse des politiques l’avaient espéré. Le gouvernement actuel semblait faire des pas dans cette direction, mais on a l’impression qu’il a perdu la volonté d’aller plus loin.

Adopter une politique étrangère qui serait clairement centrée sur des principes féministes et qui tiendrait compte de l’élément de cohérence dont j’ai parlé plus tôt tout en donnant la priorité à l’analyse féministe des inégalités qui se chevauchent serait une façon de donner un ancrage solide à un engagement audacieux et cohérent du Canada envers le monde sur les questions de développement d’une manière beaucoup plus nuancée, peut-être, par rapport à ce qui a été fait auparavant parfois.

Le Canada a la réputation et la capacité d’être un chef de file d’une approche féministe de la politique étrangère d’une manière que la démarche actuelle ne permet peut-être pas de faire.

En adoptant une approche cohérente et fondée sur des principes à l’égard de cet engagement envers les questions de développement dans toutes nos politiques et pratiques tournées vers l’étranger, nous pouvons réfléchir à différentes façons d’intervenir concernant les questions de développement qui ont peut-être été mises de côté auparavant.

Je souhaite parler aujourd’hui des transferts de fonds internationaux. Nous savons probablement tous qu’ils existent. On parle ici d’argent que des migrants, des immigrants de longue date ou temporaires envoient personnellement d’un pays à l’autre. La Banque mondiale estime que pour 2022, la valeur des fonds envoyés vers des pays à faible et à moyen revenu devrait dépasser 630 milliards de dollars. Par ailleurs, les migrants au Canada auraient envoyé plus de 7,2 milliards de dollars américains par des transferts de fonds en 2021. Ces chiffres éclipsent à la fois les fonds d’aide dans le monde et les fonds canadiens réservés à l’aide internationale.

Pourtant, ils demeurent relativement sous le radar en tant que source potentielle inexploitée de financement du développement.

On ne connaît pas encore tout le potentiel des transferts de fonds comme forme de financement du développement, mais les politiques et les programmes canadiens ont fait relativement peu pour favoriser les transferts de fonds, à l’exception d’engagements limités qu’ont pris des gouvernements précédents pour réduire leur coût.

Le président : Je suis désolé de vous interrompre, monsieur. Je vous ai accordé une minute et demie de plus, comme je l’ai fait pour Mme Higgins. Nul doute que vous pourrez parler de certains des autres points que vous voulez soulever pendant la période réservée aux questions.

M. Swiss : Certainement. C’est bien. Je m’excuse d’avoir dépassé le temps imparti.

Le président : C’est bon.

Nous allons passer aux questions. J’ai une liste d’intervenants.

[Français]

Vous disposez de quatre minutes chacun maximum pour la première ronde, incluant la question et la réponse. Je demande aux sénateurs et aux témoins d’être concis. Nous pourrons toujours tenir une deuxième ronde si le temps le permet.

[Traduction]

Le sénateur Housakos : Ma question s’adresse à Mme Higgins. Je pense que nous comprenons tous que nous devons nous attaquer aux changements climatiques et qu’il s’agit d’une crise existentielle, tout comme la pauvreté, et vous avez souligné que le gouvernement canadien est déterminé à agir à l’égard de ces deux problèmes.

Nous constatons que les Nations unies n’ont jamais atteint leurs objectifs environnementaux. Nous constatons que le gouvernement actuel n’a jamais atteint les objectifs environnementaux qu’il s’était fixés, ni en ce qui concerne les changements climatiques, ni en ce qui concerne la pauvreté. Nous constatons que la pauvreté devient, à l’échelle mondiale, un problème de plus en plus important et que, bien sûr, nos propres difficultés économiques, ici, chez nous, s’aggravent. Nous voyons la croissance anémique de l’économie que nous avons connue ces dernières années.

Combien de temps encore allons-nous continuer à investir dans une stratégie qui, de toute évidence, ne fonctionne pas? Allons-nous changer de stratégie pour en adopter une autre qui aurait plus de chances de porter fruit, ou allons-nous continuer à investir davantage? Il semble que ce soit le réflexe... Nous devons faire plus, nous devons dépenser plus. Or, parfois, il faut examiner le modèle et se demander, par exemple, ce qui suit : si l’on dépense 10 millions de dollars, 20 ou 50 millions de dollars seront-ils utiles? Voilà la question que je vous pose, madame Higgins.

Mme Higgins : Merci. Je pense que vous posez une question vraiment importante. L’état du monde, tel qu’il est... Il y a ces crises qui s’aggravent. Nous faisons face à une urgence climatique, à de graves conflits. Vous avez raison de souligner la situation de la pauvreté. Je ne l’ai pas mentionné, mais au cours des deux dernières années, nous avons constaté pour la première fois une augmentation de l’extrême pauvreté. Nous avons également constaté, pour la première fois, une augmentation de l’extrême richesse. L’extrême richesse et l’extrême pauvreté augmentent en même temps.

Devons-nous continuer? Je suis d’avis que oui, absolument. L’aide internationale que nous fournissons et le travail que nous accomplissons en matière de développement international ont une incidence énorme. Je pense qu’il y a des choses auxquelles nous devons réfléchir. Quelle est l’infrastructure mondiale de l’aide internationale et de l’économie et y a-t-il des changements à apporter? Je n’ai pas beaucoup parlé de la dette, mais un certain nombre de pays sont vraiment confrontés à la pression de la dette. Y a-t-il des choses que nous pouvons faire? Pouvons‑nous envisager de recourir à des prêts à des conditions de faveur dans le système financier mondial? Le premier ministre de la Barbade a lancé le programme de Bridgetown. Je pense qu’il est très courageux et que cela pourrait changer les choses.

Il y a des choses que nous pouvons faire. Vous avez raison : il ne faut pas seulement augmenter les sommes d’argent. Il faut aussi gagner en efficacité. Affaires mondiales Canada en fait beaucoup — c’est tout à son honneur — pour, justement, accroître cette efficacité et moderniser le travail que nous accomplissons collectivement. Du travail fantastique est accompli. Nous devons poursuivre dans cette voie.

Vous vous demandiez aussi si nous avions renoncé à atteindre ces objectifs. Ce n’est pas du tout le cas. Nous poursuivons notre engagement qui, nous le reconnaissons, est important sur les plans autant philosophique que stratégique. À mon avis, le système n’est pas brisé. Il doit plutôt être réformé. Nous avons beaucoup de pain sur la planche, que ce soit dans le système financier mondial au niveau de la dette ou dans les mesures visant à accroître l’efficacité de l’aide internationale.

Le sénateur Housakos : Je vais être plus précis dans ma question. Le problème réside-t-il dans la structure même des organismes ou dans les cibles établies qui ne sont pas réalistes?

Mme Higgins : Je pense que nous devons consentir beaucoup d’efforts pour atteindre les cibles, particulièrement les cibles climatiques. La crise climatique est bien réelle, et l’urgence d’agir l’est également. Voilà une cible que nous devons atteindre. Nous devons tout mettre en œuvre pour y arriver. Bon nombre de membres de Coopération Canada s’impliquent activement dans le financement de la lutte contre les changements climatiques. Le gouvernement investit énormément dans ce domaine. Nos efforts doivent aller dans ce sens. Selon moi, les cibles climatiques ne sont pas irréalistes. Nous devons les atteindre.

Le sénateur Ravalia : Merci aux deux témoins. Ma question s’adresse aussi à Mme Higgins. Je me demande comment nous pourrions mieux coordonner les efforts afin de répondre de façon plus proactive que réactive aux besoins concurrentiels mondiaux, notamment ceux qui sont liés aux crises aiguës.

De nombreux organismes d’aide internationale sont sur le terrain. Quel est le degré de coordination entre ces organismes? Dans quelle mesure répondent-ils aux besoins des régions du monde qui se retrouvent dans les limbes lorsqu’une crise aiguë éclate? De nombreuses critiques se sont élevées dans certaines régions du monde sur l’aide disproportionnée fournie à l’Ukraine par rapport à des pays comme l’Afghanistan, la Syrie et l’Érythrée, qui sont encore, me semble-t-il, laissés pour compte.

Mme Higgins : Vous m’avez posé deux questions en une, mais je vais y répondre avec plaisir.

La question sur le degré de coordination est très importante. Pour revenir à la question qui précédait la vôtre, nous concentrons particulièrement nos efforts sur la réforme de ce que nous appelons dans le jargon du développement international la triple articulation. Autrement dit, auparavant, nos programmes se divisaient habituellement en trois volets que sont l’aide humanitaire, les opérations de maintien de la paix et le développement international. Or, cette articulation en trois volets ne correspond pas à la réalité des gens sur le terrain. La vie de ces gens n’est pas compartimentée de la sorte. La communauté du développement international, dans le cadre de ses efforts d’aide humanitaire, doit assurer une bien meilleure coordination et une bien meilleure intégration de ces différents volets pour être en mesure de rejoindre plus efficacement ces communautés et de répondre précisément à leurs besoins. Donc, pour répondre à votre question, le travail sur la triple articulation est une tâche vraiment primordiale pour la communauté du développement international au Canada et dans le monde.

Votre deuxième question portait sur l’équilibre des mesures de soutien apporté dans les diverses crises dans le monde, entre autres en Ukraine, en Afghanistan, en Afrique et au Yémen. Le contexte actuel est vraiment difficile. Nous sommes d’avis que nous devons poursuivre notre engagement en Ukraine. Nous pouvons toutefois demeurer des alliés solides de l’Ukraine sans pour autant négliger les autres crises. Comme je l’ai mentionné, la Corne de l’Afrique connaît sa pire famine en 40 ans. Les choses ont pris une tournure tragique. Au lieu de concentrer notre attention exclusivement sur l’Ukraine, nous devons adopter une perspective globale.

Évidemment, ces crises sont toutes reliées. Une des principales causes de la crise d’insécurité alimentaire, que vous connaissez et dont vous avez sans doute discuté, est la situation en Ukraine, car ce pays est un des grands producteurs de blé mondiaux. Il est essentiel d’adopter une approche globale sans perdre de vue les points chauds qui peuvent parfois passer sous le radar.

Le président : Chers collègues, je vous rappelle que M. Swiss est parmi nous également. Je suis certain qu’il serait heureux de répondre à vos questions et de formuler des commentaires.

La sénatrice Boniface : Merci beaucoup. Ma question est un peu dans la même veine que celles des deux autres sénateurs.

Un des engagements figurant dans la lettre de mandat du ministre est d’améliorer la gestion et la prestation d’aide au développement international afin d’accroître la réactivité, l’efficacité, la transparence et la reddition de comptes. Cet engagement est très général. Des personnes au Canada qui travaillent dans le développement international critiquent entre autres le fait que les demandes de financement qu’elles présentent pour poursuivre leurs opérations d’aide humanitaire se retrouvent dans un trou noir. En fait, elles n’obtiennent jamais de suivi.

Quel est le rendement du Canada en matière de réactivité, d’efficacité, de transparence et de reddition de comptes dans la prestation de ce type d’aide? M. Swiss peut répondre en premier. J’inviterai ensuite Mme Higgins à répondre.

M. Swiss : Je pense que Mme Higgins est mieux placée que moi pour répondre à cette question. Je lui cède mon temps de parole.

La sénatrice Boniface : Allez-y.

Mme Higgins : Merci de poser cette question vraiment importante. Vous avez raison. La lenteur bureaucratique entraîne des frustrations. Des préoccupations sont soulevées, car les besoins à combler sont bien réels et parfois immédiats pour être honnête. Les partenaires sont prêts à agir. Ils sont mobilisés. Or, toutes les étapes du système prennent une éternité à franchir.

Nous voyons parfois des initiatives novatrices vraiment emballantes à Affaires mondiales Canada, auxquelles nous nous rallions et nous nous associons. Je suis désolée d’employer encore une fois du jargon, cet après-midi, mais je veux parler de l’initiative de transformation des contributions. Ce processus a été mis sur pied pour détecter les goulots d’étranglement, pour trouver des moyens d’accroître l’efficacité et la transparence et pour déterminer le délai entre l’annonce d’un engagement et le début du travail sur le terrain. Cette initiative prometteuse est une occasion qui arrive une fois par décennie.

Coopération Canada est un membre de la société civile qui se rallie à cette initiative avec énergie et enthousiasme. Ces mesures sont essentielles.

Notre recherche d’efficacité et de transparence doit tenir compte du contexte mondial changeant. Dans nos efforts pour accroître l’efficacité et réduire la paperasse, nous devons nous assurer que des ressources et des pouvoirs décisionnels sont octroyés aux personnes qui travaillent le terrain. Nous appelons cela un programme de localisation, qui vise à faire changer le pouvoir de mains. Selon moi, ces processus devront être complémentaires et intégrés.

La sénatrice Boniface : Me reste-t-il du temps?

Le président : Oui.

La sénatrice Boniface : Vous avez mentionné la localisation et le grand travail de réflexion qui s’impose, puisque de nombreux pays veulent adopter cette approche de l’aide humanitaire pour se rétablir. Voyez-vous que des évaluations des risques et des travaux basés sur un modèle sont réalisés pour que les sommes soient versées en fonction des résultats escomptés? Au niveau local, il arrive souvent qu’il n’y ait pas d’infrastructures en place pour remplir les exigences de reddition de comptes associées à certains de ces processus.

Mme Higgins : Cette question et ce commentaire sont importants. Pour les membres de Coopération Canada, la reddition de comptes et la confiance du public revêtent une importance capitale. Ce sont des valeurs qui nous sont chères et qui sont tout à fait cruciales.

Il faut avant tout déterminer les mécanismes qui doivent être instaurés dans une perspective de responsabilité pour assurer la transparence, la reddition de comptes et l’obtention de résultats. Il faut également reconnaître les lourdeurs bureaucratiques imposées aux partenaires locaux, par exemple, qui ne se traduisent pas par une plus grande transparence ou de meilleurs résultats. Voilà ce qu’il faut faire pour établir un équilibre entre, d’une part, la transparence et la reddition de comptes, et d’autre part, l’efficacité et les résultats.

Le président : Merci.

La sénatrice Coyle : Merci aux deux témoins. Nous parlons enfin du domaine auquel j’ai consacré toute ma carrière. J’ai siégé au conseil d’administration de l’organisme de Mme Higgins. C’est formidable de vous accueillir parmi nous et de recevoir également M. Swiss, qui nous vient de la côte Est.

J’ai plusieurs questions. Ma première porte sur une inquiétude que bon nombre d’entre nous partagent concernant la réponse à donner aux crises. Vous avez parlé des diverses crises qui sévissent dans le monde, dont nous sommes pleinement conscients. Par contre, nous n’avons pas de ressources infinies. Vous parlez des efforts visant à concilier les éléments de la triple articulation. Cette théorie a sûrement été appliquée avec succès, mais pour des ressources qui permettent de répondre aux crises davantage que pour des ressources visant à mettre sur pied des capacités locales et durables visant à renforcer la résilience des communautés de façon à ce qu’elles puissent se débrouiller à long terme sans dépendre de mesures de soutien ponctuelles.

Beaucoup d’argent, qui provient souvent de la même source, est injecté dans ce que nous appelions autrefois le volet humanitaire. Que reste-t-il alors pour le long terme, notamment pour le développement des capacités et des communautés ainsi que le développement institutionnel, qui font partie des éléments essentiels d’une réponse locale forte et durable?

Mme Higgins : Je vais répondre très brièvement.

Le président : Il ne vous reste que deux minutes.

Mme Higgins : Très bien. C’est pour répondre à ces crises que nous devons, à ce stade, maintenir notre engagement à accroître d’une année à l’autre l’aide internationale. Les crises ne disparaîtront pas toutes seules. En même temps, nous devons renforcer la résilience des communautés touchées pour qu’elles puissent mieux répondre et réaliser leurs priorités de développement durable, mais aussi mieux réagir aux crises.

La sénatrice Coyle : Excellent. Ma prochaine question s’adresse aux deux témoins. Vous avez tous deux parlé de la nécessité de mettre sur pied des ressources novatrices, puisque le gouvernement du Canada ou les gouvernements étrangers ne le feront pas. Vous avez parlé également d’étudier de nouvelles méthodes. Vous avez mentionné le Programme de Bridgetown. Vous avez parlé des systèmes de remise de fonds. Il y a toutes sortes de systèmes créatifs que nous pourrions mettre en place pour faire circuler le financement et obtenir les résultats dont parlait le sénateur Housakos non seulement dans le domaine de la lutte contre les changements climatiques, mais aussi dans le cadre de nos engagements liés aux objectifs de développement durable à atteindre d’ici 2030, échéance qui arrive à grands pas.

Le président : Il nous reste très peu de temps, mais pourrions-nous demander à M. Swiss de faire un commentaire?

La sénatrice Coyle : Bien sûr.

M. Swiss : Un point crucial est la nécessité de recourir à d’autres ressources pour le financement du développement. Les remises de fonds ne sont qu’un exemple de ressources créatives. Un autre point serait de reconnaître que les problèmes béants de pauvreté, d’égalité et de protection des droits de la personne ne se régleront pas avec de l’argent, mais en mettant en place ou en modifiant des institutions au moyen de solutions provenant d’une sphère autre que l’aide internationale. Il est judicieux de fournir des ressources qui vont au-delà de l’aide internationale, mais aussi de sortir du cadre conceptuel de ce type d’aide.

Le président : Merci.

La sénatrice Simons : Merci aux témoins. Je ne suis pas membre de ce comité, mais je suis la vice-présidente du Comité permanent de l’agriculture et des forêts. Peu après mon entrée en fonction, j’ai participé à une rencontre qui s’est avérée révélatrice avec des délégués de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture en visite au Canada. Ces derniers m’ont dit qu’ils étaient frustrés de voir leur organisation miser parfois exclusivement sur l’aide alimentaire, et pas assez sur l’aide agricole. Ils m’ont fait part de la nécessité d’apporter de l’aide technique qui permettrait de bâtir une agriculture durable et régénératrice et qui aiderait à composer avec les changements climatiques.

J’aimerais vous demander — je vais commencer par M. Swiss par souci d’équité — si le Canada peut en faire plus pour soutenir le transfert de technologies agricoles, c’est-à-dire pour restaurer les terres agricoles qui ont été détruites par la guerre, la famine et la sécheresse. Comment aller au-delà de l’exportation de nourriture et exporter notre savoir-faire en agroalimentaire?

M. Swiss : Ce point est très important, car il souligne la distinction à établir entre, d’une part, les formes d’aide qui permettent de mettre en place des capacités ou de rétablir celles qui ont été durement affectées par un conflit, et d’autre part, les formes d’aide qui ne le permettent pas. L’aide alimentaire entre dans la deuxième catégorie, car elle permet de répondre immédiatement à une crise, et non pas de bâtir des capacités qui permettront de répondre aux crises dans un contexte local.

Il y a aussi la question des axes d’intervention de l’aide canadienne. Depuis des années, les gens disent que le Canada s’éparpille trop et devrait se doter de politiques d’aide plus ciblées. Par contre, si l’aide devient trop ciblée, il y a peut-être le danger d’écarter l’expertise en agroalimentaire. Voilà une des raisons pour lesquelles il faut impérativement répondre aux besoins locaux de façon très localisée. Pour ce faire, l’établissement de mécanismes appropriés qui permettraient d’établir des liens entre le savoir-faire canadien et les besoins localisés serait tout indiqué.

Je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que dans plusieurs contextes, l’aide alimentaire ne constitue pas une solution à long terme aux problèmes agricoles.

Mme Higgins : Le Canada compte plusieurs organismes qui possèdent une énorme expertise sur les systèmes alimentaires durables et l’agriculture résistante aux changements climatiques. Ces organismes forment une coalition très efficace qui entretient aussi des liens avec le secteur agricole au pays. Le Canada a tout ce qu’il faut pour agir comme chef de file dans ce domaine. La somme d’expertise au Canada est énorme.

La sénatrice Simons : Monsieur Swiss, vous teniez à parler des envois de fonds, alors j’y reviens. Je viens de l’Alberta. Il y a de grandes communautés formées de diasporas, et des communautés de travailleurs étrangers temporaires qui envoient d’énormes sommes d’argent dans leurs pays d’origine, comme les Philippines, le Liban et d’autres pays dans le monde. Cependant, ces envois passent souvent inaperçus, parce que ce sont des transactions individuelles, familiales. Existe-t-il un moyen de suivre ces dollars? Existe-t-il des études sur l’incidence de cet argent sur les membres de la famille dans le pays d’origine?

M. Swiss : Il y a un certain nombre d’études en cours à ce sujet. Affaires mondiales Canada, en collaboration avec Statistique Canada, a élaboré, en 2017, une enquête auprès des immigrants et des migrants au Canada provenant de pays à revenu faible et moyen. J’analyse actuellement les données d’un projet pour examiner l’ampleur des envois de fonds des immigrants et des migrants au Canada provenant de pays admissibles à l’aide. Comme je l’ai indiqué, la RBC Banque Royale estime que 7,2 milliards de dollars ont été envoyés à partir du Canada au cours de la dernière année, ce qui excède de beaucoup nos flux d’aide internationale.

Évidemment, il n’est pas facile de faire le suivi de ces sommes. On ne peut pas établir facilement un lien entre ces fonds et des résultats précis pour les familles et les communautés qui les reçoivent. Toutefois, un nombre considérable d’études démontrent que les transferts de fonds peuvent favoriser grandement le développement dans les communautés et les sociétés, même sans être nécessairement liés à des programmes ou des politiques de développement. Ainsi, le Canada, qui est largement un pays d’immigrants, est bien placé pour réfléchir de manière créative à des façons d’amplifier les efforts importants de ses propres résidants et de tirer profit de ces efforts pour favoriser le bien-être de communautés dans des pays à revenu faible et moyen partout dans le monde. L’effet va au-delà des programmes d’aide habituels.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je vais revenir sur la question soulevée par ma collègue la sénatrice Simons en fonction de la réponse reçue de M. Swiss.

Aujourd’hui, les pays africains ne veulent plus d’aide, ils veulent des partenariats pour le développement de leur continent. D’ailleurs, j’ai travaillé avec beaucoup d’organisations internationales. Vous avez certainement vu qu’il y a beaucoup de pays qui vont maintenant dans les pays africains pour aider ces derniers à se développer, notamment sur le plan des infrastructures, de l’agriculture, dont on parle, et de nouvelles technologies, entre autres.

En fait, le constat général est que l’aide internationale n’a rien donné. Aujourd’hui, les pays d’Afrique ont des ressources, que ce soit des ressources humaines ou des ressources financières. Certains, parmi les 55 pays d’Afrique, se disent qu’ils n’ont pas besoin d’argent, parce qu’il y a de l’argent localement, que ce soit l’argent envoyé par la diaspora — parce qu’il faut dire qu’aujourd’hui, on n’est plus capable de transférer des fonds. Il y a de l’argent, il y a des liquidités localement, il y a des bourses qui sont locales. Ils ont besoin de projets, de développer des projets.

J’aimerais savoir ce que vous pensez de la position du Canada qui pense faire de l’aide en passant par les organisations multilatérales, qui ne donnent pas une visibilité à l’apport du Canada. Quelles sont les meilleures pratiques d’autres pays dont nous pouvons nous inspirer pour accompagner le développement de ces pays africains qui recherchent les technologies comme les nôtres?

Notamment, on parle beaucoup de l’agriculture. L’Afrique comprend plus de 70 % de terres arables qui sont à développer. Nous avons toutes les technologies au Canada. Est-ce qu’il y a une façon de contribuer à ce développement, afin qu’il soit durable et qu’il crée des partenariats équitables?

Le président : Est-ce que la question est pour Mme Higgins?

La sénatrice Gerba : Pour tous, mais je commencerais par Mme Higgins.

Le président : Madame Higgins, s’il vous plaît.

Mme Higgins : Je serai brève. Merci beaucoup.

[Traduction]

Permettez-moi d’être claire : il n’y a pas que l’aide internationale. C’est pourquoi, comme l’a affirmé M. Swiss, il nous faut avoir une stratégie cohérente. Nous espérons avec beaucoup d’enthousiasme que le Canada puisse adopter un cadre ou une stratégie pour l’Afrique. C’est là mon premier point.

Ensuite, au sujet des solutions durables et des partenariats équitables, que ce soit dans le domaine de la technologie, de l’agriculture ou des infrastructures, je dirai qu’ils peuvent être financés au moyen de partenariats d’aide internationale. Il y a beaucoup de façons de procéder. Parfois, on croit que l’aide convient aux crises humanitaires, mais en fait elle soutient aussi, par exemple, d’excellents partenariats en matière de technologie agricole.

Troisièmement, il y a beaucoup d’enthousiasme pour les idées relatives au financement novateur, grâce auquel on peut utiliser différents mécanismes de financement pour tenter d’établir des partenariats qui finissent par soutenir les entreprises du secteur privé et par générer de l’activité.

Nous devons adopter une stratégie cohérente en la matière. À mon avis, l’aide internationale est un élément d’une stratégie plus large en matière de politique étrangère, et il est possible de s’en servir pour créer et maintenir les partenariats durables que vous avez mentionnés.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur Richards : Votre travail est admirable, mais je me demande si vous rencontrez parfois des problèmes dans les pays en développement en raison de l’influence d’autres pays, comme la Russie et la Chine. Il y doit y avoir énormément de pression de la part de certains pays qui fait obstacle aux meilleures intentions et affiliations du Canada. Est-ce que nous nous butons à un mur de quelque façon que ce soit en raison d’influences parallèles, mais parfois contraires, ou en raison d’ambitions politiques de ces pays? De quelle façon est-ce que ces phénomènes nous bloquent? Et nous bloquent-ils réellement? Merci.

M. Swiss : L’aide internationale est en général un processus intrinsèquement politique et politisé, qu’il se fasse de gouvernement à gouvernement ou par l’entremise d’organismes non gouvernementaux. Il y a, évidemment, des intérêts divergents de la part d’autres donateurs et d’autres intervenants à certains endroits. Je ne peux faire de commentaires précis à cet égard. Peut-être que Mme Higgins peut donner des exemples plus précis.

Manifestement, lorsqu’on intervient, par exemple, dans une situation comme celle de la Syrie, où il y a plusieurs factions adverses, dont certaines sont soutenues par différents acteurs externes, des enjeux politiques sont à l’œuvre, quelle que soit l’ampleur de la crise.

Mme Higgins : Il serait peut-être plus utile de poser cette question à nos collègues d’Affaires mondiales demain, qui connaissent et comprennent bien mieux le contexte diplomatique sur le terrain.

Je répondrai brièvement que c’est pour cette raison que nous devons nous doter d’une approche cohérente en matière de politique étrangère. De cette façon, notre mobilisation pour l’aide internationale, les échanges commerciaux, la paix et la politique étrangère sera vraiment intégrée et stratégique.

Le sénateur Richards : Merci.

Le sénateur Greene : J’aimerais savoir comment, dans votre domaine, vous prenez la mesure des réussites.

Ensuite, comment savoir si, dans une situation donnée, vous ne fournissez pas trop d’assistance?

Mme Higgins : Voilà une question difficile, mais je vous remercie de la poser. Comment mesure-t-on le succès? Eh bien, à mon avis, nous participons à des projets et des initiatives conçus selon des cadres et des modèles assez robustes, grâce auxquels nous cernons les résultats attendus. Ce peut être lié à la productivité agricole. Ce peut être d’accroître les revenus des femmes, d’avoir plus de filles sur les bancs d’école ou d’augmenter les taux de vaccination. C’est ainsi que nous mesurons nos réussites. Nous examinons les détails de notre initiative, nous faisons des prévisions quant aux résultats en fonction du budget que nous avons et nous en assurons un suivi minutieux pour voir si nous avons réussi ou non.

Si les résultats dépassaient largement nos prévisions, nous nous demanderions peut-être si nous avons trop investi, mais nous nous efforçons d’avoir un cadre de responsabilité rigoureux de façon à être en mesure de déterminer si notre travail a l’incidence voulue.

M. Swiss : Évidemment, on mesure concrètement la réussite en lien avec des interventions précises, des éléments comme ceux que Mme Higgins vient de mentionner. J’ai toujours aimé la façon de concevoir la réussite dans le domaine du développement empruntée à l’économiste nobélisé Amartya Sen, selon lequel soutenir le développement, c’est aider les personnes à vivre la vie qu’ils choisissent de valoriser. C’est assez subjectif. Mais, en fin de compte, les initiatives dont nous parlons aujourd’hui visent à améliorer le bien-être des populations partout dans le monde et à les aider à obtenir ce qu’elles perçoivent comme une réussite. Il s’agit d’une réponse très vague, mais je crois qu’elle devrait être au cœur de toute intervention en matière de développement.

Le président : Merci, monsieur Swiss. Nous allons maintenant passer au second tour. J’aimerais faire un commentaire, pas nécessairement poser une question. Je pense que certains des thèmes abordés ici, en commençant par la référence du sénateur Housakos à l’efficacité de l’aide, puis les nouvelles méthodes dont nous avons entendu parler — dont les envois de fonds, le débat constant sur l’approche multilatérale comparée à l’approche bilatérale et la façon de faire parvenir l’aide au développement jusqu’au terrain —, l’argument avancé par la sénatrice Gerba au sujet de l’importance des investissements et pas uniquement de l’aide publique au développement pour l’aide publique au développement, particulièrement en Afrique... Je pense que tous ces thèmes sont sensés.

Je voulais aussi revenir sur les propos du sénateur Richards au sujet d’autres parties prenantes qui ne siègent pas nécessairement au comité de l’aide au développement de l’OCDE, mais qui sont actives, mènent des activités de développement et exercent de l’influence à leur façon. Bien sûr, nous parlons principalement de la Chine et de la Fédération de Russie. Je crois que la discussion trouve un certain écho à la lumière de notre étude en cours, plus générale, sur les objectifs adaptés d’Affaires mondiales Canada. Je pense que nous absorbons beaucoup d’information.

Chers collègues, je vous demanderais de poser des questions précises pour permettre la participation de tous. La consigne vaut également pour nos témoins; donnez des réponses précises. Avec un peu de chance, vous aurez probablement deux minutes chacun.

Le sénateur Housakos : Je m’adresse à nos deux témoins. Comme vous l’avez constaté, plusieurs de nos collègues aimeraient savoir comment sont faites les analyses comparatives. C’est très bien d’avoir de l’enthousiasme quand il s’agit de développement international. Ce sont de nobles objectifs et de nobles causes, mais en fin de compte, il faut faire des choix si l’on veut être efficace. Et bien franchement, les réponses sur les méthodes d’évaluation ne me satisfont pas.

Ma deuxième question est la suivante. Le fait est que le Canada est le pire pollueur par habitant parmi les pays du G20, relativement à l’incidence des gaz à effet de serre, particulièrement dans le secteur agricole. Voici donc ma question : ne devrions-nous pas concentrer nos efforts chez nous et tenter d’atteindre nos cibles ici, au Canada? La vérité est que les émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole continuent d’augmenter, mais nous avons encore de la difficulté à produire suffisamment d’aliments abordables ici, chez nous. Les soupes populaires ont connu une croissance exponentielle au cours de la dernière année et demie. Et nous avons des systèmes d’infrastructures qui ont grandement besoin d’être mis à niveau, mais le financement est insuffisant pour à la fois répondre aux besoins en services du pays et tenter d’adopter des pratiques plus favorables à l’environnement.

Mme Higgins : Je répondrai très rapidement à l’aide d’un exemple précis. En fait, ce vendredi, nous discuterons d’un rapport d’Affaires mondiales Canada qui porte sur un investissement de 10 ans pour la santé des femmes à l’échelle mondiale. Les données prouvent très clairement que l’investissement a eu une incidence.

Par exemple, 49 millions de dollars ont été dépensés en planification familiale, ce qui a permis à 3,2 millions de personnes de recevoir un moyen de contraception, d’éviter 1,1 million de grossesses non planifiées et de sauver des milliers de vies. Voilà le type de suivis que nous faisons. Nous les prenons au sérieux, et je crois que nous assurons le suivi de l’incidence de ces investissements.

Très brièvement, devrions-nous régler nos problèmes chez nous, plutôt que de nous concentrer sur l’étranger? À mon avis, sénateur, sauf votre respect, je crois avoir énoncé clairement ma position. Je crois que nous devons agir sur les deux fronts et qu’il y a des conséquences pour notre bien-être, notre prospérité et notre stabilité ici, au Canada, à ne pas nous mobiliser à l’échelle mondiale.

La sénatrice Coyle : Je pose la seconde partie de ma question à Mme Higgins, concernant la diversification des modes de financement. Pourriez-vous parler précisément de l’Initiative de Bridgetown? Certains ne savent pas de quoi il s’agit.

Le sénateur Ravalia : Ma question s’adresse à M. Swiss. Pouvez-vous commenter l’interaction entre les influences mondiales au niveau macro des nations donatrices et les processus sociaux au niveau micro des agences d’aide humanitaire? Merci.

[Français]

La sénatrice Gerba : Est-il possible de trouver une façon d’impliquer les diasporas dans le développement de leurs pays?

[Traduction]

M. Swiss : Je vais tenter de répondre brièvement. Dans bien des cas, les diasporas participent déjà fortement au développement de leurs pays d’origine. Il suffit de penser à l’exemple, pas plus tard que cette semaine, de la crise causée par le tremblement de terre en Turquie et en Syrie pour constater que les diasporas, ici au Canada, ont rapidement réagi aux événements. Je crois que ces efforts se déploient aussi pour le développement à plus long terme. Il existe au sein des organismes d’aide des moyens de tirer parti de cette contribution. Je crois que le Canada devrait explorer plus sérieusement d’autres stratégies permettant de miser sur ces liens serrés qui existent déjà et de créer des ponts entre les diasporas et les communautés des pays en développement.

Mme Higgins : Je crois que M. Swiss a répondu à la question. Au sujet des autres sources de financement, l’Initiative de Bridgetown, en bref, propose une façon de réformer le système mondial de financement, en particulier sur le plan des dettes. Ainsi, les pays sont en mesure — d’une façon raisonnée qui permettra de renforcer leur développement durable et viable — de fournir des services publics, d’investir en infrastructures et de concrétiser certaines des mesures mentionnées par la sénatrice Gerba. Cette démarche permet de ne pas se concentrer exclusivement sur le remboursement et le service des prêts mondiaux qui sont relativement, ou plutôt, extraordinairement ardus.

À l’heure actuelle, de nombreux pays en développement allouent une grande partie de leurs ressources au service de leurs dettes et de leurs prêts alors que l’inflation mondiale est démesurée, les taux d’intérêt, élevés, et le dollar américain, fort. Ce faisant, ils n’investissent pas en services publics et en infrastructure à l’échelon national.

Le président : Merci beaucoup. J’aimerais remercier nos deux témoins, Mme Higgins, représentant Coopération Canada, et M. Swiss, d’avoir comparu devant nous aujourd’hui et de nous avoir fait part de leurs observations éclairantes. Nous vous en sommes grandement reconnaissants, alors nous vous remercions.

Chers collègues, nous allons maintenant passer à notre deuxième groupe de témoins. Nous sommes vraiment ravis d’accueillir par vidéoconférence les représentants du Centre de recherches pour le développement international : le président, Jean Lebel; la vice-présidente de la stratégie, des régions et des politiques, Julie Shouldice; et je crois qu’ils sont accompagnés de Dominique Charron, vice-présidente des Programmes et des partenariats.

Finalement, nous recevons le directeur du Centre de développement durable de l’Institut Brookings, à Washington, John McArthur.

Sauf erreur de ma part, je crois que M. Lebel se joint à nous depuis le Brésil. Je souhaite la bienvenue à tous nos témoins. Nous sommes prêts à commencer.

[Français]

Jean Lebel, président, Centre de recherches pour le développement international : Est-ce que vous m’entendez tous bien? Je suis au Brésil. Merci, monsieur le président, et merci au comité de m’avoir invité à prendre la parole aujourd’hui.

[Traduction]

Je vous parle depuis la ville d’Alter do Chão, le territoire ancestral du peuple borari en Amazonie.

[Français]

Je suis honoré de participer à cette séance durant la Semaine du développement international, et je remercie le comité d’examiner comment le Canada peut contribuer à relever les défis du développement mondial.

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de l’importance de la recherche afin de relever les défis du développement mondial, ainsi que du rôle clé que joue le Canada à cet égard, et ce, par l’intermédiaire du Centre de recherches pour le développement international, le CRDI.

Ces dernières années, nous avons constaté que les progrès en matière de développement international risquaient de s’inverser, en raison de crises mondiales comme la pandémie de la COVID-19, les changements climatiques, les effets de la guerre en Ukraine et l’inflation mondiale. Ces crises signifient qu’il est vital que les interventions en matière de développement soient ciblées, menées localement et fondées sur des données probantes.

La recherche est essentielle pour réaliser cet objectif. En particulier, les recherches effectuées par des établissements, des institutions et des leaders implantés dans les régions, justement là où ces défis se posent.

En tant que société d’État canadienne, le Centre de recherches pour le développement international est particulièrement bien placé en vue de faire avancer les priorités du Canada en matière d’aide internationale en finançant la recherche et l’innovation qui rendent ces interventions plus efficaces.

[Traduction]

J’aimerais vous faire part de deux exemples qui démontrent le pouvoir de la recherche afin de surmonter les défis mondiaux.

Premièrement, l’accès à une éducation de qualité est vital pour le développement, mais il est menacé par des crises, comme les conflits et la pandémie.

Le Canada est un important partisan du Partenariat mondial pour l’éducation, qui fournit un financement et un soutien à plus de 70 pays du monde entier qui s’efforcent de fournir une éducation de qualité aux enfants et aux jeunes, souvent dans des conditions instables.

Affaires mondiales Canada joue un rôle important dans la gestion de ce travail. Le Centre de recherches pour le développement international, ou CRDI, ajoute de la valeur aux efforts en gérant le Programme Partage de connaissances et d’innovations, qui collabore avec ces 70 pays afin de fournir la recherche et les données probantes nécessaires à la mise en œuvre de politiques d’éducation efficaces. Cette initiative facilite l’apprentissage et la mutualisation des résultats de recherche, afin que les pays participants puissent réagir plus rapidement et adopter les bonnes pratiques. Le résultat est une éducation de meilleure qualité pour les enfants.

Le deuxième exemple provient de nos investissements dans la recherche sur l’adaptation aux changements climatiques. Des initiatives réunissant des fonds du Canada, du Royaume-Uni et des Pays-Bas tirent parti de la recherche pour améliorer la façon dont les pays à faible revenu planifient leurs interventions et s’adaptent aux changements climatiques afin de protéger les personnes les plus vulnérables.

Par exemple, nous avons financé de la recherche au Bangladesh pour dresser un inventaire d’options d’adaptation pour plus de 120 millions de personnes vivant dans le delta du Gange. Cette recherche a alimenté le plan d’adaptation national du Bangladesh, qui élabore des plans d’urgence sur la manière dont les collectivités côtières vulnérables et à faible revenu pourront anticiper les répercussions des changements climatiques et y faire face dans les années à venir.

Ce travail décuple l’incidence de l’argent investi par le Canada au moyen de partenariats et garantit que les investissements et l’adaptation au climat, qui vont croissant, sont fondés sur des données probantes.

Le Canada a un rôle important à jouer pour surmonter les défis mondiaux pressants en vue de réaliser les ambitions de développement et de concrétiser la vision d’un monde où personne n’est laissé pour compte.

Ce rôle du Canada est renforcé par un modèle de développement qui place la recherche au premier plan afin de s’assurer que l’aide est investie efficacement et de permettre aux parties prenantes locales de trouver et de mettre en œuvre des solutions novatrices.

[Français]

Encore une fois, je remercie le comité de m’avoir donné l’occasion de présenter la façon dont le Canada apporte une valeur ajoutée grâce à la démarche du CRDI, et d’avoir organisé cette discussion opportune sur la façon dont le Canada s’adapte aux nouveaux défis et aux nouvelles possibilités en matière de développement mondial.

Je serais heureux de fournir davantage d’informations si les membres du comité ont des questions. Je vous remercie de la chance que vous m’avez donné de paraître devant vous.

Le président : Merci, monsieur Lebel.

[Traduction]

Nous allons maintenant entendre notre ami canadien bien connu, John McArthur, de la Brookings Institution.

John W. McArthur, directeur, Centre de développement durable, Institut Brookings : Merci beaucoup, monsieur le président et distingués sénateurs.

[Français]

Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier pour l’honneur de vous rencontrer aujourd’hui. C’est un privilège particulier d’être ici aux côtés Jean Lebel, Julie Shouldice et aussi Dominique Charron, des leaders exceptionnels qui ont tant contribué au leadership mondial du CRDI.

[Traduction]

Dans mon exposé d’aujourd’hui, je me concentrerai sur trois éléments relatifs aux Objectifs de développement durable, ou ODD : leur état actuel, l’analyse de certaines lacunes et des recommandations.

Commençons par leur état actuel : bien que les ODD, comme on les appelle, représentent de plus en plus un point de référence commun pour les aspirations sociétales, force est de constater qu’ils n’ont pas encore atteint leur vitesse de libération pour favoriser des progrès à grande échelle.

Le fait que nous devions même nous réunir aujourd’hui pour discuter des objectifs en dit long sur leur réussite. Convenus en 2015 sous un gouvernement conservateur au Canada, les objectifs ont ensuite été poursuivis par les gouvernements libéraux; leur nature non partisane constitue le fondement de leur pérennité au Canada.

Or, sept ans après leur adoption, l’incidence mondiale des objectifs demeure « largement décousue », selon une récente métarecherche du périodique Nature Sustainability.

Le même article arrive à ce constat : « Les répercussions normatives et institutionnelles plus poussées, des actions législatives aux changements dans l’allocation des ressources, se font toujours rares. »

En deuxième lieu, j’aimerais aborder quelques types de lacunes, y compris des problèmes de compréhension, qui expliquent l’état de la situation. À titre d’exemple, nombreux sont ceux qui croient à tort que les Objectifs de développement durable tirent leur source de l’ONU qui aurait demandé à la planète de s’en soucier, alors qu’ils représentent ce que la planète a demandé à l’ONU de ne pas oublier. Bien des gens perçoivent les objectifs comme étant des enjeux pour des régions lointaines alors qu’ils sont tout autant une priorité ici même, au Canada.

De nombreux intervenants négligent le contexte géopolitique qui évolue rapidement. Bon nombre d’économies développées se soucient de la protection d’un ordre international fondé sur des règles. Or, pour bien des économies émergentes et en développement, l’ordre international semble davantage s’appuyer sur deux ensembles de règles distincts, et protéger la souplesse des pays riches tout en minant les intérêts de base des pays pauvres pour leur développement durable. Cet ordre international est aussi criblé de manques à gagner financiers.

Selon les dernières estimations, les pays en développement ont besoin de plus d’un billion de dollars par année en nouvelle aide financière afin d’investir dans les priorités mondiales communes pour le climat et le développement durable. Afin de combler cet écart, il faut réorganiser et élargir de façon spectaculaire les vieilles institutions comme la Banque mondiale.

À la lumière de ces faits, quelles sont les répercussions pour le Canada?

Eh bien, je vais formuler quelques recommandations. En 2018, Margaret Biggs et moi avons rédigé un article s’intitulant : A Canadian North Star: Crafting an advanced economy approach to the Sustainable Development Goals. Je crois que le raisonnement étayé dans l’article vaut toujours aujourd’hui, y compris les sept questions pour aider à orienter le Canada à s’acquitter de ses responsabilités mondiales.

Toutefois, au cours des dernières années, je suis devenu convaincu que l’efficacité des ODD dépendra de groupes qui réaliseront des actions plus poussées là où ils vivent ou travaillent déjà. Ce principe est au cœur de l’initiative 17 Rooms que je copréside avec mon collègue canadien Zia Khan de la Fondation Rockefeller. Dans ce contexte, je vais fournir six recommandations pour la suite des choses : trois au niveau national et trois au niveau international.

À l’échelon national, tout d’abord, créez un tableau de bord en ligne et facile d’utilisation pour les données de chaque province, territoire et code postal qui suivra l’évolution de toutes les cibles pertinentes des ODD au Canada.

Deuxièmement, créez un comité parlementaire de tous les partis pour la mise en œuvre des ODD. Cette entité permanente examinera les données et débattra d’options pour accomplir de plus grandes avancées.

Troisièmement, créez un processus national 17 Rooms pour le Canada afin de façonner les prochaines actions à entreprendre, chaque année, pour chaque ODD.

Quatrièmement, à l’international, créez un comité parlementaire pour étudier les stratégies d’investissements publics et privés du Canada pour les défis à long terme, disons, jusqu’en 2050 pour commencer.

Cinquièmement, faites-vous le champion d’investissements multilatéraux à jour pour des objectifs précis afin qu’ils correspondent à la hauteur des ODD. Mentionnons, par exemple, des investissements d’un billion de dollars pour la Banque mondiale et un nouveau fonds pour éradiquer la pauvreté extrême.

Sixièmement, explorez de nouveaux types d’institutions internationales favorisant les actions communautaires et permettant de créer des liens entre ces initiatives citoyennes afin de réaliser des priorités mondiales.

L’initiative 17 Rooms n’est qu’un exemple d’innovation; d’autres pourraient rapidement lui emboîter le pas. Je vous ai donné trois actions à réaliser au Canada et trois autres à réaliser à l’étranger; elles visent toutes la nécessité impérative et universelle de parvenir au développement durable pour tous. Je vous remercie de m’avoir invité.

Le président : Merci beaucoup, monsieur McArthur.

Chers collègues, nous passons maintenant aux séries de questions.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos deux témoins de leur présence avec nous aujourd’hui.

Ma première question s’adresse à M. McArthur. Nous venons de terminer une séance avec Coopération Canada et un professeur de l’Université Memorial. Nous avons discuté des autres possibilités de financement et de la réforme — personne ne l’a dit, mais je crois que c’est vers là que vous vous dirigez — des institutions de Bretton Woods, de façon particulière. J’aimerais que vous nous donniez votre avis sur les mesures de réforme qui devraient être prises et sur la création d’un nouveau mécanisme de financement, que vous avez abordé dans votre dernier point, je crois.

M. McArthur : Je vais commencer par répondre à la dernière partie de votre question.

La sénatrice Coyle : Merci.

M. McArthur : Je vous remercie pour votre question. Je crois qu’il faut adopter des mécanismes multilatéraux axés sur les objectifs. La Banque mondiale, par exemple, a pour objectif de mettre fin à la pauvreté d’ici 2030. J’ai examiné, avec mon collègue Homi Kharas, bon nombre des programmes de niveau national pour les pays qui présentent les plus hauts taux de pauvreté extrême, mais je n’ai rien trouvé sur la façon d’aider ces pays à y mettre fin. À mon avis, nous faisons face à un échec institutionnel. C’est une grande lacune lorsqu’on sait que la moitié des personnes vivant dans la pauvreté extrême — avec moins de 2 $ par jour — est concentrée dans environ cinq pays.

C’est beaucoup plus pratique qu’on pourrait le penser. Les technologies nous permettant une compétition d’idées pour aider les gens à se sortir de la pauvreté extrême se sont grandement améliorées. L’agriculture et les investissements dans le domaine sont essentiels en ce sens.

Or, avec l’arrivée de la téléphonie mobile et des technologies de transfert direct d’argent même dans les régions les plus pauvres du monde — des technologies très ciblées et à faible coût —, des pays comme le Togo ont réussi à offrir rapidement de l’aide aux gens qui en avaient le plus besoin, et ce même en pleine pandémie. C’est une proposition viable, à mon avis, pour mettre fin à la pauvreté extrême d’ici 2030, mais si la Banque mondiale n’atteint pas cet objectif, d’autres institutions devront le faire.

Certains de mes collègues examinent de près les questions relatives à la réforme et à la divulgation complète, et je ne suis pas un expert mondial des banques multilatérales de développement... Je ne prétendrais pas l’être. Il y a de nombreux enjeux associés aux coefficients de prêts, aux marges de décaissement, à la reconstitution des capitaux et à la suffisance du capital. Il est généralement admis que les banques n’en font pas assez à l’heure actuelle.

Il y a un grand débat sur la façon d’accroître la capacité de prêt par l’entremise de divers coefficients. Le débat sur la façon d’accroître le capital des banques est plutôt absent. L’ancien secrétaire d’État au Trésor des États-Unis, Larry Summers, a exprimé haut et fort le besoin d’accroître les capitaux libérés. Dans le cadre d’un financement d’un billion de dollars, on pourrait utiliser un énorme montant par l’entremise de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement. Il s’agit d’une option de financement à faible coût qui aiderait les pays à se sortir de la pauvreté extrême ou qui réduirait la pauvreté de façon générale, et qui permettrait aussi des investissements dans l’énergie à faible coût, qui sont essentiels en vue d’atteindre les objectifs climatiques mondiaux.

On peut aussi investir dans l’adaptation et la résilience — et je n’ai entendu que les dernières minutes de la première partie de la réunion —, mais les investissements pour mettre un terme au ralentissement de la prospérité économique causé par les changements climatiques dans de nombreux pays sont essentiels.

Il y a la question des investissements pour lutter contre la pauvreté, et celle du développement durable, mais en des termes pratiques, il s’agit d’un même enjeu.

C’est donc là la question à un billion de dollars. Cela paraît beaucoup jusqu’à ce qu’on réalise qu’il s’agit de 1 % de l’économie mondiale, et d’une augmentation modeste pour répondre aux réels besoins dans le monde.

Le président : Sénatrice, vous aurez droit à une autre série de questions. Nous allons passer au prochain intervenant.

[Français]

La sénatrice Gerba : Bienvenue à nos témoins d’aujourd’hui.

Ma question s’adresse à M. Lebel. Monsieur Lebel, le CRDI attache une importance particulière à la promotion et à l’accès à l’éducation, surtout pour les filles. Vous mentionniez dans vos propos que la pandémie et toutes les autres situations vont rendre difficile cet accès pour plus de 24 millions de jeunes dans le monde. On sait que les filles, vous le dites vous-même, sont déjà pénalisées quant à leur accès à l’éducation.

Comment le CRDI a-t-il pu mettre en œuvre un système qui permette d’assurer cet accès des jeunes filles à l’éducation? Pensez-vous que l’aide internationale, dans sa forme actuelle, permet de développer des technologies qui puissent aider les jeunes filles qui sont dans les zones très éloignées des centres‑villes, notamment en Afrique?

M. Lebel : Je vous remercie, sénatrice Gerba; c’est une excellente question.

Il est évident pour le CRDI qu’un des éléments fondamentaux qui permettent le succès d’activités de recherche est de travailler avec les chercheurs locaux et les institutions locales où les problèmes surgissent. Une première étape à faire est de ne pas imposer un modèle, mais d’amener les gens à comprendre un modèle et de l’intégrer à leur pratique.

Si cela est fait, cela prendra un certain temps et cela nécessitera un changement à l’intérieur même des sociétés. L’éducation est le premier niveau d’intervention pour pouvoir obtenir un changement chez les femmes et les filles, et aussi chez les garçons, pour qu’ils comprennent bien les enjeux, à savoir qu’une société ne peut pas fonctionner à deux vitesses avec deux groupes de personnes traitées différemment.

Je pense que le Canada a fait preuve de leadership grâce à ses politiques féministes en matière d’aide au développement, notamment, mais aussi à son expérience des organisations de toujours soutenir la cause du droit des femmes et des filles.

En ce qui a trait à l’éducation, cela se traduit par des choses aussi simples que des latrines dans des écoles qui sont séparées entre les garçons et les filles, et qui sont protégées. Cela se traduit également par des programmes d’éducation qui sont partagés avec les communautés pour que souvent, les communautés puissent être à même de voir ce que leurs enfants apprennent pour pouvoir développer leurs aptitudes.

Le secret réside dans le long terme. On se doit de travailler avec les communautés, on se doit d’avoir un processus de recherche qui s’appuie sur des données probantes. Après, le grand défi est l’intégration à l’échelle des politiques nationales. Cela demande, comme dans le cas du Global Partnership for Education, que la demande vienne des pays mêmes. Le CRDI répond à la demande en appuyant des activités de recherche qui sont définies par les chercheurs dans ces pays. C’est un gage de succès.

Cependant, ne nous leurrons pas. C’est un travail à long terme, et c’est un travail qui se fait petite bouchée par petite bouchée. On a souvent tendance à vouloir créer des milliards d’impacts, alors que cela se fait par dizaines, centaines, milliers et millions.

[Traduction]

Le président : Monsieur Lebel, j’ai une observation technique à vous faire. Nous avons de la difficulté à assurer les services d’interprétation en raison de vos problèmes de connexion. S’ils persistent, vous devrez peut-être céder la parole à vos deux collègues qui se sont joints à nous. Nous verrons comment les choses se passent.

M. Lebel : D’accord, merci.

La sénatrice Simons : Alors que nous discutons aujourd’hui, ma boîte de réception — et celle de mes collègues également, j’en suis certaine — est remplie de centaines de lettres de personnes qui sont convaincues que le Canada renoncera à la souveraineté nationale et qu’il sera mené par la méchante Organisation mondiale de la santé. Cela marque un changement par rapport aux lettres hystériques que nous recevions il y a deux mois, alors que les gens étaient convaincus que le Forum économique mondial allait faire de nous tous des marionnettes.

Il y a une hystérie populiste associée aux institutions mondiales de toutes sortes, souvent soulevée par des acteurs malveillants. Je crois que cette hystérie se fonde en partie sur un cynisme réel.

Que devons-nous faire pour rétablir la confiance des Canadiens à l’égard de ces grands acteurs internationaux? Monsieur McArthur, est-ce que nous avons besoin d’une nouvelle génération d’acteurs internationaux qui ne viennent pas avec toute cette...? Je n’ai pas le mot « négativité »... Mais il y a un manque de confiance à l’égard des joueurs traditionnels de l’ordre international fondé sur les règles.

M. McArthur : Je vous remercie, sénatrice. C’est une excellente question, qui est au cœur de la situation.

Je vais vous répondre en trois temps.

Premièrement, les institutions doivent s’attaquer aux problèmes qui sont réels et tangibles pour la population. Si elles ne peuvent le faire, elles n’auront pas la confiance du public et ne pourront aller de l’avant. Il s’agit d’un défi sous-jacent associé aux objectifs en matière de développement durable. Si une personne a l’impression qu’on s’occupe des problèmes ailleurs alors qu’il y a des enjeux dans sa propre communauté dont on ne s’occupe pas, elle aura plus de difficulté à se soucier des autres, malgré son altruisme. En même temps, les gens ne veulent pas voir les acteurs internationaux se mêler de leurs affaires tout le temps. Ils veulent leur propre communauté, leur espace et veulent une reddition de comptes par l’entremise de leurs propres systèmes politiques locaux ou nationaux.

C’est pourquoi ma recommandation finale, la sixième, vise des mécanismes ascendants de coopération internationale misant sur des intérêts mondiaux communs. Il y a tellement d’enjeux dans le monde. Depuis août 2015, dans le cadre de mes conférences, je demande aux gens quel est le plus grand problème dans le monde. Il ne faut habituellement que très peu de temps pour qu’ils nomment les 17 objectifs en matière de développement durable, ou leur version approximative. Ce sont les enjeux qui touchent les communautés dans le monde.

C’est pourquoi il est si important de placer l’approche ascendante au cœur du changement collectif.

Ce n’est que la première partie. Les gens doivent communiquer entre eux. Comme je le dis souvent, à l’ère de TikTok — je parle de l’application des médias sociaux —, on ne devrait pas songer à un communiqué de presse dans le New York Times. On devrait songer aux créateurs de contenu, à leur auditoire et à la façon dont ils échangent. Ce doit être la même chose avec les politiques, à mon avis.

Il faut aussi toutefois se demander que doivent faire les grandes institutions qui ont des responsabilités. Il faut procéder à des évaluations honnêtes et régulières de leurs objectifs et assurer une évaluation indépendante de l’examen technique.

Mon institution préférée à cet égard est le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Elle a été créée il y a 20 ans selon un nouveau modèle où tous les acteurs se réunissaient pour créer leur propre approche nationale. Ils présentaient leur approche à un organisme multilatéral à des fins d’appui et surtout, cette approche faisait l’objet d’un examen technique indépendant afin de déterminer ce qui était approprié et ce qui ne l’était pas. Il n’était pas question de politique, mais bien de ce qui pouvait fonctionner.

À mon avis, c’est ce qu’on devrait faire pour les efforts multilatéraux. C’est une innovation qui date d’il y a 20 ans et que nous n’avons pas utilisée dans d’autres situations. Elle s’est révélée être une percée pour le traitement des maladies infectieuses dans le monde. On ne l’a pas appliquée à d’autres domaines.

Troisièmement, dans votre question, vous avez évoqué les acteurs malveillants. Il y a des gens qui tentent de répandre des récits pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les données probantes. Pour les confronter, il faut que les dirigeants publics de toutes les allégeances — et pas seulement les politiciens — diffusent un message proactif. Je place les chefs d’entreprises, les chefs de file du milieu universitaire et les jeunes leaders dans cette catégorie de responsabilité. Il faut tenir une conversation collective au sujet des problèmes concrets. Cela revient au premier point. Merci.

Le sénateur Ravalia : Je remercie les témoins. Ma question s’adresse également à M. McArthur. Je me demande quelle est l’incidence de la situation financière actuelle des pays développés sur la demande d’aide mondiale, qui augmente rapidement. Est-ce que nous avons atteint un point où les personnes les plus démunies pourraient être encore plus vulnérables? Merci.

M. McArthur : Je vous remercie, sénateur. La réponse simple à votre question est oui. Je crois qu’il se passe beaucoup de choses en même temps. Le budget d’aide total s’approche des 200 milliards de dollars par année, à l’échelle mondiale. C’est 170 ou 180 milliards de dollars. Ce sont des chiffres approximatifs, mais cela vous donne un ordre de grandeur. Une grande partie de ces fonds est toutefois consacrée à la réinstallation des réfugiés, étant donné les crises qui sévissent en Ukraine et ailleurs en Europe, qui compte à titre d’aide également. Bon nombre de pays ont vu leur budget fixe consacré à d’autres fins — pas à de mauvaises fins, mais bien à des fins louables —, ce qui signifie qu’il y a un manque à gagner pour aider les gens sur le terrain.

En même temps, pour bon nombre de ces investissements... Il y a l’écart d’un billion de dollars. Environ 200 milliards de dollars doivent être consacrés à ce qu’on appelle le financement à des conditions libérables ou le renouvellement de l’aide, alors nous sommes seulement à mi-chemin de notre objectif. Il est question de soutien à la santé, à l’éducation, à l’alimentation, à l’agriculture, aux infrastructures et à l’adaptation.

Pour les infrastructures, il est surtout question de prêts plutôt que de dons. Ce que nous constatons — et c’est là qu’il y a deux poids deux mesures —, c’est que les économies avancées ont été en mesure d’emprunter rapidement jusqu’à 10 % ou plus de la valeur du PIB pour passer à travers la crise au cours des dernières années, alors que bon nombre des pays en développement font face à des contraintes même pour un plus petit pourcentage du PIB, et qu’on leur dit de ne plus emprunter, que les taux d’intérêt vont monter, que les coûts vont augmenter et qu’il n’y a plus d’argent. La situation a donné lieu à un ralentissement de la croissance de ces pays, parce qu’ils ne peuvent faire les investissements requis. Ce ralentissement entraîne à son tour une diminution des recettes fiscales et une spirale négative qui nuit au progrès.

Nous constatons un effet domino: la situation financière, monétaire et géopolitique des pays avancés a une incidence extrêmement négative sur de nombreux autres pays, surtout en Afrique et en Amérique latine. L’exception, ce sont les grandes économies de l’Asie, qui présentent des taux d’investissement très élevés et de très solides réserves en devises étrangères. Ces pays ont été moins touchés. Ils ont connu une inflation moins importante pour de nombreuses raisons et ils suivent une voie plus stable. Cela n’efface toutefois pas les grands défis auxquels font face les économies émergentes à faible et moyen revenu.

La sénatrice Boniface : Je remercie nos deux témoins de leur présence. Le sénateur Ravalia m’a inspiré une question. En plus de l’inflation et de la désinformation qui est diffusée au sujet des organisations internationales, on constate aussi la croissance du protectionnisme. Je pense aux États-Unis et au Royaume-Uni, bien sûr, mais aussi à d’autres pays qui souhaitent dépenser à l’intérieur de leurs frontières. Dans quelle mesure cette façon de faire orientera-t-elle les plans pour l’avenir et les objectifs qui seront fixés?

M. Lebel : Je vous remercie, sénatrice. C’est une excellente question. Dans notre domaine, la recherche, nous savons que nous n’accomplirons pas grand-chose si nous travaillons seuls. Nous sommes chanceux à cet égard. Le centre bénéficie d’une affectation parlementaire de 149 millions de dollars par année. Nous utilisons ces fonds à titre de levier pour obtenir du financement d’autres sources : l’Angleterre, la Suède, la Norvège, l’Australie, Israël, etc.

De temps en temps, ces pays connaissent des fluctuations associées au contexte national, mais selon la tendance, ces collaborations vont se poursuivre. Leur incidence est non négligeable et est associée à quelque chose que l’on oublie souvent au Canada. Nous avons tendance à voir la situation dans son ensemble. M. McArthur excelle dans son domaine. Il a siégé à notre conseil et je l’aime bien, mais pensons par exemple aux investissements du Canada dans le vaccin contre le virus Ebola lors de la dernière éclosion en Afrique occidentale. Quatre organismes — Affaires mondiales Canada, les Instituts de recherche en santé du Canada, l’Agence de la santé publique du Canada et le CRDI — ont rassemblé des sommes très limitées pour freiner la propagation du virus. Sur le terrain, ce sont des membres de la population locale qui étaient responsables de la recherche et des interventions. Je pense par exemple aux Maliens qui ont aidé la population de la Sierra Leone. C’est très important.

À mon avis, cette vision globale peut correspondre aux limites imposées par certains pays. Or, dans le cadre des conférences sur les changements climatiques, par exemple, il est quasi impossible de trouver un négociateur de l’Afrique subsaharienne qui n’a pas été formé grâce aux subventions du CRDI et du gouvernement du Royaume-Uni.

La cause des femmes et des changements climatiques est menée par le CRDI. Le plus important réseau d’intelligence artificielle de l’Afrique est appuyé par le financement du CRDI, grâce au soutien du Canada, par les Britanniques et par l’ASDI en Suède.

Tout cela me dit qu’il y a des hauts et des bas, mais qu’en tant qu’organisme de recherche, nous devons élargir nos partenariats et entretenir des relations avec les organisations qui réussissent mieux ou avec les pays qui ont plus de ressources pour compenser les pertes dans d’autres domaines.

J’ajouterais à ce dernier élément que l’avenir repose en grande partie sur la participation du secteur privé. Je suis en Amérique latine et j’ai pris part hier à une réunion avec différents acteurs du secteur privé. On ne parle pas de participation financière actuellement. On parle du défi que nous devons relever. Les chercheurs peuvent-ils nous aider? Nous avons des chercheurs locaux ici qui tissent des liens afin d’élargir l’assiette de financement à de multiples sources et de poursuivre le travail. Cela a mené à des changements importants, et le Canada est reconnu dans ce domaine.

Le président : Je vous remercie beaucoup. Nous ne pourrons pas demander l’avis de M. John McArthur sur ce sujet, car le temps est écoulé, mais nous pourrons le faire plus tard. Nous allons commencer la deuxième série de questions. J’aimerais poser quelques questions à nos témoins. Pour tout dire, je les connais tous les deux très bien depuis mon ancienne vie.

J’ai une question très directe pour M. McArthur. En raison de tous les changements qui surviennent, la pandémie, la sécurité alimentaire, les tentatives visant à atteindre les objectifs de développement durable, croyez-vous que le Comité d’aide au développement de l’OCDE est encore le lieu où les donateurs peuvent coordonner l’aide pour maximiser ses retombées? Ou devrait-il y avoir d’autres façons de le faire?

Ma question pour M. Lebel est la suivante : vous êtes à la tête du Centre de recherches pour le développement international, ou CRDI, depuis plusieurs années. Votre organisation se concentre sur l’aspect technique, la base, une communauté de chercheurs, comme vous l’avez mentionné. Coordonnez-vous la réflexion sur les politiques avec d’autres organisations dans les pays donateurs qui ont des mandats et des intérêts similaires?

M. McArthur : Monsieur le président, pour répondre à cette question et à la précédente en même temps, je dirai que le Comité d’aide au développement de l’OCDE est un endroit essentiel, à mon avis, pour les pays donateurs ayant des vues similaires. Pensons au G7. Comme vous le savez, il avait une responsabilité et un rôle différents quand il constituait les deux tiers de l’économie mondiale, puis le pourcentage est passé à 40 % de l’économie mondiale. Il faut donc, proportionnellement, prêter attention aux différents acteurs de différentes façons.

Je pense que c’est le même principe à l’œuvre pour le Comité d’aide au développement. Il est très important. Même s’il y a beaucoup d’aide au développement et qu’elle est diversifiée, il est important, mais il ne peut pas être exclusif. Il doit travailler en partenariat. Il faut que ce soit avec les pays et pas seulement pour les pays. Il faut que la réflexion se fasse de manière très stratégique à propos de toutes les formes de ressources, privées, combinées et autrement, qui proviennent d’un nombre beaucoup plus grand de pays.

La crise de l’endettement en témoigne actuellement. La Chine et les parties concernées par la négociation des anciens accords avec les créanciers du Club de Paris ont des façons différentes d’aborder la question, alors il y a un gros problème, mais je pense que le point important concerne la suppression des deux ensembles de règles.

Les pays en développement ont beaucoup entendu parler et pendant longtemps de l’expression « du commerce et non de l’aide ». De nombreuses économies avancées ont été surprises de voir que ces pays ne les ont pas appuyées dans le conflit en Ukraine. Elles ont été très surprises de constater que les gens étaient vraiment irrités de voir les économies avancées s’approprier tous les vaccins, des technologies miracles auxquelles personne d’autre n’avait accès, malgré les percées extraordinaires qui, avant la pandémie, auraient été l’exemple parfait de découvertes qu’on s’assure de transmettre à tous le plus rapidement possible.

On le voit tout particulièrement dans le débat sur le climat dans le cadre duquel des pays, où sans doute à peine la moitié de la population a accès à des services d’électricité de base, se font dire de ne pas investir dans les hydrocarbures, que nous ne leur permettrons pas d’obtenir du financement pour le faire, alors que nous avons des profits ou des recettes publiques qui explosent en raison de l’envolée des prix du pétrole.

Ce sont ces doubles standards, par exemple, qui nuisent à la perception qu’on se fait du Comité d’aide au développement, mais je pense que cela nous ramène à la question précédente, à savoir dans quelle mesure c’est « nous contre vous » et dans quelle mesure c’est vraiment « une lutte commune ».

Le président : Je vous remercie.

M. Lebel : Je vous remercie, monsieur le président. Oui, le Centre de recherches pour le développement international a aussi un mandat de recherche qui fait une différence, et c’est par l’entremise des politiques et de la politique publique.

Comment procédons-nous? Nous collaborons avec des organisations qui ont un mandat stratégique et nous regroupons nos forces. Je vais vous donner un exemple, celui dont j’ai parlé concernant le changement climatique. Au Bangladesh, notre communauté de chercheurs a établi des liens avec le ministère de l’Environnement pour créer son plan d’adaptation. Du côté de la santé, Dominique Charron fait partie de l’équipe qui définit les paramètres visant à intégrer les résultats de santé à l’élaboration des politiques d’un pays. Il en va de même pour l’éducation. Le Partenariat mondial pour l’éducation est formé en grande partie de gens qui viennent du secteur des politiques.

En tête de notre programme figurait probablement une initiative d’un groupe de réflexion que nous avons eu pendant de nombreuses années et qui poursuit son travail sans notre financement. L’objectif était essentiellement de faire de la recherche directement liée aux politiques pour apporter des changements, procéder à une réforme du droit constitutionnel canadien, du processus électoral. Je pourrais vous donner bien d’autres exemples.

La réponse est donc que nos recherches ne dorment pas sur les tablettes. Elles font le lien avec les politiques. Elles sont diffusées et traduites en mesures pour avoir le plus de retombées possible sur les populations pour lesquelles nous travaillons. Je vous remercie.

Le président : Je vous remercie beaucoup.

La sénatrice Coyle : Ma question s’adresse à M. Lebel. J’aime beaucoup le CRDI, comme vous le savez. J’ai siégé à son conseil d’administration pendant de nombreuses années. Je suis heureuse de vous avoir avec nous.

L’une des réalisations du CRDI au fil des ans a été d’investir dans le talent des chercheurs locaux, de faire le lien entre la recherche et les politiques comme vous l’avez décrit. Dans le monde d’aujourd’hui, les talents sont mondiaux, les gens sont mobiles, et vous avez peut-être investi dans cette équipe au Bangladesh en espérant que ces gens talentueux vont rester au Bangladesh et continuer de jouer un rôle dans ce pays ou dans un autre pays ou région.

Je me demande comment on perçoit le développement des gens talentueux aujourd’hui, comment une organisation comme le CRDI perçoit cela dans le monde actuel, un monde très différent de ce qu’il était lors de la création du CRDI?

M. Lebel : Je vous remercie, sénatrice Coyle. Je suis heureux de vous voir. Je me souviens de mes débuts au CRDI, quand vous étiez gouverneure, et c’est il y a près de 20 ans. C’est incroyable.

La sénatrice Coyle : C’est incroyable, en effet.

M. Lebel : Le temps file.

Vous faites allusion à l’exode des cerveaux. On en a souvent parlé. Les gens talentueux développés quelque part vont migrer ailleurs où les conditions seront plus favorables. C’est encore le cas aujourd’hui. Le fait est toutefois que les problèmes mondiaux auxquels nous faisons face ne peuvent être abordés que par des solutions mondiales. Pour obtenir des solutions mondiales, il faut avoir une voix mondiale. Et cette voix mondiale n’est pas nécessairement la voix des experts qui viennent du Canada et des États-Unis ou d’ailleurs; c’est la voix des gens qui sont sur le terrain.

Voici une anecdote. Je suis ici au Brésil et je vais aller dans les villages où j’ai fait mon doctorat il y a 30 ans. Le chercheur qui m’assistait alors sur le terrain, un étudiant de première année au premier cycle, coupait les poissons et analysait les carottes de sédiments. Il est maintenant professeur titularisé au Brésil et dirige un centre de recherche sur l’environnement et la santé. C’est une anecdote.

Dans le cadre de son programme, le CRDI a toujours parrainé des chercheurs au niveau du doctorat qui travaillent sur le terrain et au sein de leur propre établissement. J’ai souvent répété pendant mon mandat de président que si nous avons appuyé et renforcé le développement des capacités au cours des 53 dernières années, il faut maintenant penser autrement.

C’est ce que nous faisons dans le cadre de ce que nous appelons l’Initiative des conseils subventionnaires de la recherche scientifique. Nous offrons du soutien à 16 pays en Afrique subsaharienne qui mettent en place leurs conseils subventionnaires, adoptent de bonnes stratégies et sélectionnent les bénéficiaires des subventions. Nous y transférons le financement. Ces gens font le travail, innovent. Les écrans faciaux utilisés au Nigeria pendant la pandémie ont été conçus grâce à des subventions accordées par le conseil subventionnaire du Nigeria par l’entremise du mécanisme de l’Initiative des conseils subventionnaires de la recherche scientifique, une réussite à célébrer au Canada.

La sénatrice Coyle : C’est fantastique. Je vous remercie.

Le président : Je vous remercie beaucoup.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je m’adresse aussi à M. Lebel.

La vision du CRDI pour 2030 cible cinq domaines de recherche. J’aimerais comprendre comment vous vous assurez que les résultats de vos recherches sont partagés et intégrés aux politiques des pays en développement.

M. Lebel : C’est une excellente question. Je croyais que vous alliez me demander comment avaient été établis les cinq domaines de recherche, je vous aurais dit de demander à John, car il était membre de notre conseil et a participé à l’exercice. Cependant, votre question porte plutôt sur la manière dont nous évaluons l’impact de nos recherches.

Périodiquement, de différentes façons, des évaluations sont réalisées pour s’assurer que les résultats sont bien intégrés aux politiques et qu’ils sont utilisés. Ces évaluations peuvent se faire à l’échelle d’un projet, d’un programme, et périodiquement, tous les trois ans, sur l’ensemble du centre et de sa stratégie.

Cette stratégie vise trois choses très simples pour créer un monde plus inclusif et plus durable. Premièrement, continuer de financer la recherche de qualité à grande échelle et avec les meilleurs, tout en accompagnant ceux qui se développent. Deuxièmement, partager ce savoir, et non seulement partager des articles ou des rapports, mais générer, à partir même de l’expertise du centre et de notre communauté de recherche, des manières d’éclairer rapidement l’élaboration des politiques pour améliorer le financement, mais aussi la condition de vie des gens. Finalement, il faut travailler en partenariat — partenariat financier, bien sûr, mais aussi partenariat à travers les réseaux de recherche.

Pour reprendre du début, si on a des problèmes globaux, il nous faut des solutions globales; il faut donc une participation à l’échelle planétaire de tous les acteurs et ceux-ci sont les chercheurs du Sud autant que ceux du Nord. Cette distinction n’existe plus, ce sont des chercheurs internationaux que nous avons. Merci.

La sénatrice Simons : Monsieur Lebel, j’aimerais vous poser la même question que j’ai posée à M. McArthur.

[Traduction]

Comment procédons-nous dans un monde qui a perdu confiance dans les institutions mondiales, où le simple mot « mondialiste » est devenu une injure et une insulte?

M. Lebel : Selon mon expérience, et les 52 ans d’expérience du centre, ce sont des institutions mondiales, mais il y a des personnes dans ces institutions, et il y a des personnes à l’extérieur de ces institutions.

En appuyant les chercheurs sur le terrain, au début et tout au long de leur carrière, nous leur donnons les moyens de parler de leurs recherches, et j’ai souvent vu des chercheurs devenir de bons communicateurs pour les décideurs. Lorsqu’un chercheur au Pérou parle aux autorités péruviennes, sa voix a beaucoup plus de poids que si c’est un Canadien qui le fait.

Le modèle d’autonomisation du CRDI consiste à appuyer les gens pour qu’ils appliquent leurs connaissances — des connaissances qu’ils possèdent — là où ils pensent qu’elles feront une différence. Nous les aidons, et il faut un effet de constellation.

Je vais vous donner un exemple très concret d’un effet de constellation. Au Kenya, pour calmer la désinformation, une jeune pousse a conçu une application qui communiquait avec différents intervenants dans le processus électoral pour juguler la désinformation et les mensonges, et cette application était consultée par des centaines et des milliers de gens qui pouvaient vérifier en temps réel s’il s’agissait d’une rumeur ou d’un fait.

La diffusion de l’information rapidement, dans un format qui fait une différence et à des moments clés, tout cela fait partie de la recherche et de ce que font les chercheurs.

Nous avons fait de même pendant le printemps arabe au sujet de la violence contre les femmes. Nous avons fait de même pour éduquer les jeunes au Chili pour leur montrer comment voter après 25 ans de dictature.

La sénatrice Simons : Je vous remercie de témoigner aujourd’hui depuis le Brésil, où un gouvernement populiste de droite a été battu lors d’une élection libre et équitable, mais les résultats n’ont pas été acceptés par un grand nombre de gens. Vous pouvez voir les implications de tout cela.

M. Lebel : En effet.

Le président : Je vous remercie beaucoup. J’aimerais remercier nos témoins, John McArthur, Jean Lebel, Julie Shouldice et Dominique Charron d’avoir été avec nous. Vos commentaires ont enrichi la discussion que nous avons eue sur le développement international pendant la Semaine du développement international.

M. McArthur : Excusez-moi, mais comme je n’ai pas eu le privilège de le faire, puis-je mentionner un dernier point?

Le président : Allez-y, oui.

M. McArthur : Pour clore, je pense qu’il est essentiel de clarifier deux éléments.

Le premier porte sur la différence entre action et institution. Une institution fonctionne uniquement lorsqu’elle met en place des actions que les gens peuvent sentir, et c’est pourquoi il faut redynamiser cette idée au sein de nombreuses institutions mondiales.

Le deuxième est à l’autre bout du spectre, le long terme. Le monde ne fonctionne plus aujourd’hui, à bien des égards, comme il y a 20 ans, et il fonctionnera de manière très différente encore dans 20 ans. C’est pourquoi je crois que votre groupe — très distingué, très avisé — peut jouer un rôle crucial pour élever le débat sur certaines des questions d’investissements stratégiques à long terme dont le Canada, mais aussi la planète tout entière, a besoin. Je vous remercie de votre indulgence.

Le président : Les commentaires de ce genre nous rendent très indulgents. C’est formidable. Je vous remercie beaucoup.

(La séance est levée.)

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