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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 1er juin 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario, et je suis président du comité des Affaires étrangères et du commerce international.

[Traduction]

Avant de commencer, j’invite les membres du comité qui participent à la réunion à se présenter.

[Français]

Le sénateur Woo : Bonjour. Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

[Traduction]

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.

La sénatrice M. Deacon : Bienvenue. Marty Deacon, de l’Ontario.

La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.

Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Greenwood : Margo Greenwood, de la Colombie-Britannique, et je remplace le sénateur Ravalia ce matin.

Le président : Merci beaucoup, mesdames et messieurs. Bienvenue à tous et à tous ceux qui nous regardent de partout au pays sur SenVu.

Chers collègues, dans le cadre de notre pratique visant à recevoir des mises à jour régulières sur les sujets qui nous intéressent, nous nous réunissons de nouveau pour discuter de la situation en Ukraine. Je tiens à souligner que ceci est la neuvième réunion du comité portant sur le sujet depuis mars 2022.

Pour faire le point sur la situation, nous avons le plaisir d’accueillir, à titre personnel, Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa; Anastasia Fomitchova, doctorante, de la Chaire d’études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa; et par vidéoconférence, Maria Popova, professeure agrégée au Département de science politique de l’Université McGill. Je vous remercie d’être parmi nous.

Avant d’entendre votre déclaration et de passer aux questions-réponses, j’aimerais demander aux membres et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de ne pas trop s’approcher du microphone et de ne pas retirer votre oreillette si vous le faites, cela pour éviter un effet de Larsen qui pourrait être ressenti négativement par le personnel du comité et par les autres personnes dans la salle munies d’une oreillette.

Nous sommes maintenant prêts pour vos remarques préliminaires. Nous avons réservé beaucoup de temps aujourd’hui, chers collègues, et je pense donc que nous devrions avoir assez de temps pour deux tours de table, si c’est ce que vous souhaitez.

Nous commencerons par M. Arel. Vous avez la parole.

Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci de m’avoir invité.

Malgré la couverture continue en temps réel, il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas sur la guerre russo-ukrainienne en cours, par exemple, le nombre réel de victimes, qu’on estime au minimum à 15 000 morts du côté ukrainien et probablement de 40 000 à 50 000 du côté russe.

Cependant, une tendance majeure se précise de jour en jour. La Russie a épuisé sa capacité à gagner du terrain. Elle ne dispose plus de troupes d’assaut compétentes. Le tristement célèbre groupe Wagner a été dévasté, son chef, Yevgeny Prigozhin lui-même, annonçant un taux de pertes de 40 à 60 %, y compris les blessés. L’offensive russe dans le Donbass est un échec, au prix d’avoir rendu de grandes villes inhabitables.

La question est de savoir si l’Ukraine dispose de ce qui fait défaut à la Russie, soit la capacité de mener une offensive efficace. Nous sommes aujourd’hui à la veille de ce qui pourrait être le tournant de la guerre. D’un point de vue stratégique, les principaux objectifs à court et moyen terme sont l’isolement de la Crimée en enfonçant un coin dans le pont terrestre reliant la péninsule à la Russie en passant par Marioupol, le Sud de Zaporizhzhia et le Sud de Kherson, et la déstabilisation de l’Est du Donbass en avançant dans les territoires perdus en 2014. L’inconnue est de savoir si les forces russes ont la capacité de défendre ces territoires.

Ici, l’élément intangible, c’est-à-dire la volonté de combattre, pourrait être le principal facteur en jeu. De nombreux signes révèlent que le moral des soldats russes est bas, tandis que les hommes en âge de se battre dans les territoires du Donbass occupés par la Russie depuis huit ans sont estropiés. Si la contre‑offensive ukrainienne réussit à regagner un terrain critique, même bien loin de l’objectif d’une reconquête totale, la dynamique politique russe pourrait s’engager en terre inconnue.

Des voix minoritaires s’élèvent pour réclamer un cessez-le-feu et des négociations immédiates. Pour certains, c’est parce que l’Ukraine ne devrait pas gagner — c’est la position de la Chine. La Russie conserverait les territoires qu’elle a occupés et ne serait pas trop affaiblie en tant qu’acteur mondial équilibrant la puissance des États-Unis et de l’OTAN.

Pour d’autres, l’Ukraine ne peut pas gagner. C’est la position de la gauche antiaméricaine et de l’école réaliste des relations internationales. Les deux estiment que l’Ukraine n’a aucune chance de vaincre la Russie et que l’impérialisme américain ou les expansions de l’OTAN en sont les principaux responsables.

À l’exception de la Hongrie, aucun des alliés de l’OTAN n’adhère à ce discours et ils comprennent que le gel des frontières militaires actuelles serait insoutenable pour l’Ukraine et menacerait l’ordre mondial.

Les Russes et les Chinois affirment que ni l’Ukraine ni l’Europe n’ont de pouvoir, les deux étant dictés par les États‑Unis. En réalité, c’est l’inverse. Les agences de renseignement des États-Unis en savent en fait beaucoup plus sur les plans militaires russes que sur ceux de l’Ukraine et la capacité du président Zelenski à faire honte à ses alliés occidentaux pour les inciter à agir a été remarquable. Qui plus est, le revirement américain concernant la livraison de chars Abrams et d’avions de chasse F-16 est dû à la pression européenne. Un multilatéralisme émerge, mais pas celui que Poutine imaginait.

Je vous remercie de votre attention.

Le président : Nous cédons maintenant la parole à Mme Popova, qui nous rejoint par vidéo, puis nous reviendrons pour entendre Mme Fomitchova.

Maria Popova, professeure agrégée, Département de science politique, Université McGill, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de m’adresser à vous.

Cette nuit, alors que nous, Canadiens, dormions paisiblement, les Ukrainiens de Kiev ont été réveillés par une attaque de missiles russes, pour la 17e fois ce mois-ci. L’attaque a fait plusieurs morts, dont deux enfants, en cette Journée internationale des enfants.

Cependant, malgré ces raids aériens qui visent à terroriser la population ukrainienne, la Russie se dirige vers une défaite en Ukraine. L’offensive hivernale russe a échoué. Le soutien occidental à l’Ukraine n’a fait qu’augmenter et l’isolement international de la Russie s’est accru. La victoire ukrainienne est possible, voire probable, et le Canada et ses alliés doivent aider l’Ukraine à gagner plus rapidement afin de sauver des vies ukrainiennes et de rétablir la stabilité le plus rapidement possible en Europe.

Pourquoi dis-je que la Russie est en train de perdre? Tout d’abord, comme mon collègue, Dominique Arel, l’a souligné, l’offensive hivernale dans la région de Donetsk n’a pas permis de réaliser une percée. La Russie a perdu beaucoup de troupes. Il s’agit désormais de la guerre la plus meurtrière pour la Russie depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ensuite, le soutien occidental à l’Ukraine ne s’est pas simplement maintenu, il s’est accru. Le soutien américain s’est traduit par une aide militaire importante, une visite du président Biden à Kiev en février et un consensus bipartisan entre deux tiers des Américains selon lequel la victoire de l’Ukraine est dans l’intérêt national des États-Unis. Les prédictions selon lesquelles le Parti républicain se retournerait contre l’Ukraine, limitant ainsi l’aide américaine future, ne se sont pas concrétisées.

L’Europe est également restée inébranlable, malgré les menaces de la Russie de la geler en coupant les approvisionnements en énergie. Au lieu de céder à ce chantage, l’Europe s’est détournée du gaz russe sans subir de conséquences économiques majeures. Après un long débat, le gouvernement allemand a donné son feu vert à des livraisons de chars à l’Ukraine. Le Danemark a engagé l’ensemble de son budget militaire dans la défense de l’Ukraine. Le passage de M. Zelenski dans les capitales d’Europe occidentale a été extrêmement fructueux. Le flot de l’aide militaire et financière se maintient et la plupart des citoyens européens l’approuvent.

Mon troisième point est que les crimes de guerre systématiques commis par la Russie ont rendu l’image de marque nationale de la Russie de plus en plus toxique et ont alimenté l’isolement international de la Russie. Le monde a appris l’enlèvement d’enfants ukrainiens par la Russie, a assisté à des exécutions atroces de prisonniers de guerre ukrainiens non armés et a lu des articles sur les chambres de torture et les fosses communes dans les territoires libérés. La politique de déportation des enfants a conduit à un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale à l’encontre du président russe lui-même et de son commissaire aux droits de l’enfant.

L’idée d’un hémisphère Sud soutenant la soi-disant poussée de la Russie vers la multipolarité n’est plus convaincante. Si, bien sûr, certains dirigeants continuent de chercher à se couvrir, peu sont prêts à renforcer leurs liens avec la Russie.

D’anciens alliés prennent lentement leur distance. Malgré une visite officielle à Moscou, le président chinois ne s’est pas engagé à fournir une aide militaire ou autre et n’a pas officiellement choisi son camp. Au contraire, la Chine insiste pour se présenter comme une partie neutre et cherche une forme de négociation. La Chine et l’Inde, ainsi que les alliés militaires ostensibles de la Russie que sont l’Arménie et le Kazakhstan, ont récemment appuyé une résolution de l’Organisation des Nations unies qualifiant la Russie d’État agresseur. Il s’agit d’un pas important.

La Russie a tenté, en vain, d’entraver l’élection de l’Ukraine au conseil exécutif de l’OMS, de sorte que son influence dans l’hémisphère Sud s’amenuise. Le président Zelenski a participé au G7 où il a eu une rencontre cordiale avec le président indien Modi. En fait, des sondages récents révèlent que dans l’ensemble de l’hémisphère Sud, l’opinion publique sur le leadership de la Russie est devenue plus négative au cours de l’année écoulée. Aujourd’hui, 57 % des citoyens du monde désapprouvent Poutine et seulement 21 % l’approuvent.

Ce qu’il faut retenir, c’est que la Russie perd son emprise, mais que l’Ukraine n’a pas encore gagné. Le Canada et tous les alliés de l’Ukraine doivent renforcer leur aide militaire pour sauver des vies ukrainiennes, accélérer la défaite de la Russie sur le champ de bataille ou forcer la Russie à négocier selon les conditions de l’Ukraine. Il est temps de fournir à l’Ukraine toutes les armes qu’elle demande, soit des avions et des missiles de longue portée. Le Canada devrait s’efforcer de renforcer le consensus au sein de l’OTAN vers cet objectif. Je vous remercie de votre attention.

Le président : Merci, madame Popova. Nous passons maintenant passer à Mme Fomitchova. Nous sommes impatients d’entendre votre histoire singulière.

Anastasia Fomitchova, doctorante, Chaire d’études ukrainiennes, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie.

[Français]

Quinze mois après le début de la guerre et un hiver marqué par des attaques sur des infrastructures civiles et énergétiques, la population est sortie de l’hiver fatiguée par les coupures d’électricité, le froid et les attaques. Néanmoins, cette situation n’a pas entaché la résilience ukrainienne, et la préparation à la contre-offensive, attendue depuis plusieurs mois, et annoncée depuis plusieurs semaines par le président ukrainien.

Cette résilience, je l’ai vécue personnellement tout au long de l’année 2022 en tant que membre d’un bataillon de volontaires paramédicaux où j’ai participé à la défense de Kiev, puis du front de l’est, et enfin à la contre-offensive pour reprendre Kherson. J’ai été témoin de grandes souffrances, mais aussi de l’extraordinaire détermination de la société ukrainienne.

Malgré les attaques constantes sur les structures civiles (hôpitaux, zones résidentielles, infrastructures énergétiques), et la bataille de Bakhmout, à l’est du pays, qui s’inscrit dans la durée, le printemps 2023 est marqué par le sentiment que la Russie ne parvient pas à atteindre ses objectifs malgré les ressources investies dans l’invasion du territoire ukrainien depuis le mois de février 2022. Les sondages continuent de montrer une grande confiance de la société ukrainienne envers les forces armées et un fort taux de popularité du président ukrainien et du chef d’état-major des armées.

À Kiev, les Ukrainiens décrivent une impression de retour à la normale depuis la fin de l’hiver, malgré les alertes et les attaques, et une intégration de la gestion de la menace dans les routines de la vie quotidienne.

Cette impression se conjugue avec des attentes politiques de continuité des réformes de l’appareil d’État dans le contexte de l’attribution du statut de candidat à l’Union européenne dans la foulée des réformes entreprises après 2014. Ces attentes se concrétisent notamment dans le secteur de la lutte anticorruption, le développement des services publics et le développement économique du pays dans l’après-guerre.

Malgré une inscription de la guerre dans la durée, l’effort de guerre ne faiblit pas, et les études réalisées montrent au contraire une augmentation du nombre d’individus qui s’engagent dans les forces armées en 2023. Cette tendance se manifeste parallèlement à une augmentation du nombre de retours en Ukraine de familles réfugiées à l’étranger depuis le début de l’invasion à grande échelle.

Dans le contexte de la préparation à la contre-offensive, la population ukrainienne continue de montrer une grande unité derrière ses forces armées. Les militaires se préparent à cette opération depuis plusieurs mois, et la population se prépare à subir des bombardements massifs dans les villes à l’arrière du front en représailles. Malgré le déploiement récent d’armes nucléaires russes en Biélorussie, la menace nucléaire n’est plus prise au sérieux par la population ukrainienne, qui vit celle-ci comme un chantage et une opération d’intimidation de la Russie vis-à-vis des acteurs occidentaux.

L’expérience de la contre-offensive menée dans la région de Kharkiv et de Kherson à l’automne 2022 a montré que la libération des territoires occupés par les troupes russes est coûteuse en matière de vies humaines et de matériel militaire. Néanmoins, les acteurs politiques, civils et militaires ukrainiens restent déterminés à libérer l’entièreté du territoire ukrainien avant d’entamer un processus de négociation de garanties de sécurité avec la Russie. La livraison d’armes nécessaires à la mise en place d’une opération de cette ampleur, comme des missiles à longue portée et des avions de chasse F-16, réclamée par le pouvoir ukrainien, continue d’être espérée pour économiser des vies humaines. La population ukrainienne espère notamment qu’avec le soutien de ses partenaires occidentaux, cette opération sera courte et amènera à un retrait rapide des troupes russes du territoire ukrainien.

Merci.

Le président : Merci beaucoup, madame Fomitchova.

Je veux noter, chers collègues, que nous avons avec nous maintenant la sénatrice Gerba du Québec.

Nous commençons maintenant avec la ronde des questions et réponses. Je voudrais préciser aux sénateurs que vous disposez d’un maximum de quatre minutes chacun pour la première ronde, incluant les questions et réponses. Je demande aux sénateurs et aux témoins d’être concis. Nous pourrons toujours tenir une deuxième ou une troisième ronde si le temps le permet.

[Traduction]

Le sénateur Richards : Merci de votre présence. Je m’interrogeais justement sur les chars Abrams, les F-16 et sur le temps qu’il faudra pour que les militaires ukrainiens possèdent la compétence nécessaire pour les utiliser. En avons-nous une idée? Ils ont des systèmes informatiques et des systèmes de gestion différents et cela va prendre un certain temps. Seront-ils en mesure de participer à l’offensive du printemps, qui est maintenant devenue peut-être une offensive d’été parce qu’elle n’est pas encore déclenchée?

Dans quelle mesure l’enlisement des Russes à Bakhmout a-t-il renforcé les Ukrainiens? Les Russes sont enlisés. Même s’ils revendiquent la ville, ils ont été enlisés pendant des mois. Ce ne sont là que quelques questions d’ordre général.

M. Arel : Je ne prétends évidemment pas être expert en matière d’entretien et d’entraînement sur des chars en particulier, mais il semble que la tendance pour tout cet équipement militaire haut de gamme soit de dire que cela va prendre beaucoup de temps et cela finit par prendre effectivement beaucoup moins de temps. Selon les dernières estimations, les chars Abrams pourraient être opérationnels d’ici la fin de l’été, soit après quatre mois au lieu des 16 mois initialement évoqués par l’armée américaine.

Je le répète, je n’ai aucune idée de la date de la contre‑offensive, mais les chars allemands sont déjà en Ukraine. Je ne sais pas très bien ce que l’armée ukrainienne attend. Les plus hauts responsables politiques et militaires ont déclaré qu’ils sont prêts. Ils ne nous diront pas quand, mais ils sont prêts, même si beaucoup d’équipements, y compris les avions de chasse, arriveront plus tard.

Le sénateur Richards : En ce qui concerne la victoire stratégique, si ce n’est une victoire réelle, pensez-vous que Bakhmout a été une victoire stratégique pour l’armée ukrainienne?

M. Arel : Bien sûr, comme Anastasia Fomitchova et Maria Popova l’ont dit, l’objectif ultime est le retrait complet des troupes russes. C’est également la position officielle de l’OTAN et du Canada et de bien d’autres pays.

Il me semble qu’en cas de percée majeure sur le plan stratégique — dans le Sud en particulier, parce que l’on isole ainsi la Crimée en enfonçant ce coin, et peut-être même en rétablissant le pont, mais cette fois avec des missiles de longue portée et une meilleure position si l’on récupère les territoires du Sud —, cela pourrait rendre la situation militaire en Crimée insoutenable.

C’est une chose de se demander si l’armée ukrainienne a la capacité militaire de reprendre la Crimée. Ce serait très, très difficile, mais il y a d’autres moyens de changer la dynamique militaire, et donc politique.

Nous n’en avons aucune idée. Il n’y a jamais eu de contre‑offensive d’une telle ampleur depuis la Seconde Guerre mondiale, mais si elle se produit, même suffisamment pour déstabiliser la Russie, qui sait ce qui pourrait arriver? Par ailleurs, à l’Est, que se passerait-il si les Ukrainiens pénétraient dans les territoires perdus en 2014? Dans le Sud, c’est 2022; c’est l’année dernière. C’était le talon d’Achille de la défense ukrainienne — une résilience incroyable, la défense de Kiev, dont Mme Fomitchova fait partie — mais dans le Sud, ils n’y sont pas parvenus, et ils ont donc perdu ces territoires sans trop de bataille au début de mars 2022. Si les Ukrainiens parviennent même à atteindre Donetsk, je le répète, nous serions à nouveau en terre inconnue en Russie. Nous ne savons pas comment le système réagirait à une telle défaite.

Le sénateur Richards : Je suis conscient que vous ne pouvez que faire des conjectures, et c’est ce que je faisais aussi avec mes questions. Merci infiniment.

Le président : Je sais que nos autres témoins voudront probablement revenir aussi sur ce point, parce qu’il est très intéressant.

La sénatrice Boniface : Merci beaucoup d’être ici. Je reviens tout juste d’une réunion de l’OTAN au Luxembourg la semaine dernière, et le moment choisi est donc très pertinent par rapport à ce que j’ai entendu là-bas. Il ressort clairement de ces quelques jours qu’il existe une forte unité à travers l’Europe sur cette question.

Ma question s’adresse à Mme Popova, car vous avez dit que la Russie perdait son emprise. Pourriez-vous me donner une idée plus précise de ce que cela signifie, et quelles sont les chances de voir quelque chose de nucléaire?

Mme Popova : Merci pour cette question. Par « perdre son emprise », j’entends que la Russie perd sa capacité à conquérir davantage de territoires et à bloquer les initiatives ukrainiennes à l’échelle internationale.

Je ne m’attends pas à une réaction nucléaire. Les Russes pensent encore qu’ils peuvent gagner cette guerre parce qu’ils croient encore qu’ils peuvent durer plus longtemps que la détermination de l’Occident à soutenir l’Ukraine. Je ne pense pas qu’ils aient l’intention de recourir de sitôt, ou jamais, à l’escalade nucléaire. En fait, jusqu’à présent, nous avons appris au cours de cette année et demie de guerre qu’ils sont très prompts à évoquer la menace nucléaire, mais nous n’avons aucun signe sérieux qu’ils ont l’intention de mettre ces menaces à exécution parce que chaque fois qu’ils sont vaincus sur le champ de bataille, ils agissent rationnellement et se retirent et battent en retraite. Il n’y a aucune preuve solide qu’ils se tourneront vers le nucléaire.

La sénatrice Boniface : Merci. Ma deuxième question porte sur le rôle potentiel de la Chine. Je ne sais plus lequel des intervenants a dit que la Chine n’avait pas choisi son camp. Selon vous, quelles options s’offrent à la Chine? Vous pourriez peut-être m’éclairer. Monsieur Arel, voulez-vous commencer?

M. Arel : La Chine a choisi un camp, c’est assez clair. Même sur le plan symbolique, il y a eu la visite officielle à Moscou, puis une rapide réunion sur Zoom avec Zelenski, presque sous la contrainte, quelques semaines plus tard. Sur le plan politique, il est clair que la Chine, dans un renversement complet par rapport à la Guerre froide, est en train de devenir le grand frère de la Russie, qui devient un cadet, un partenaire.

La Chine est le seul allié politique important de la Russie, mais elle ne s’engagera pas militairement. C’est la grande question. Si la Chine devait changer de politique, la guerre prendrait à nouveau une tournure imprévisible. Rien n’indique que la Chine soit prête à le faire.

Sur la question de l’intégrité territoriale, la position de la Chine a été ambiguë. Nous croyons comprendre que sa position sur l’intégrité territoriale est également ambiguë dans son propre voisinage, n’est-ce pas?

Je ne dirais pas que la Chine n’a pas choisi son camp. Elle est plutôt du côté de la Russie, mais là encore, c’est très probablement en raison des intérêts économiques de la Russie dans le monde. Il est tout à fait significatif que le soi-disant partenariat ou l’alliance sans limites qui avait été déclaré deux semaines avant l’invasion de février 2022 s’est révélé avoir de grandes limites jusqu’à présent. C’est peut-être la révélation la plus frappante des 16 premiers mois de la guerre, à l’échelle mondiale.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Merci à tous d’être parmi nous. Je vous en suis très reconnaissante.

Je vais d’abord poser cette question à Mme Popova, mais j’aimerais obtenir les réponses de tous les témoins, sur le thème de l’adhésion potentielle de l’Ukraine à l’OTAN.

En mars dernier, ceux d’entre vous qui ont comparu devant nous ont encouragé l’Occident à intégrer l’Ukraine dans des institutions comme l’Union européenne et l’OTAN. Sur ce dernier point, l’Ukraine a depuis posé sa candidature à l’OTAN.

Selon vous à quoi ressemblera réellement ce processus? J’ai entendu des commentaires sur l’unité, y compris de la part de mon collègue, mais je réfléchis au déroulement potentiel. Il est certain que nous devrions attendre que la guerre et les conflits armés prennent fin, sinon cela déclencherait l’article 5. Quelles conditions devraient exister sur le terrain pour que l’OTAN accueille l’Ukraine comme membre officiel?

Mme Popova : Je vous remercie. C’est une question très importante. Au cours de l’année et demie de guerre qui vient de s’écouler, nous avons constaté que le consensus a évolué vers une compréhension du fait que l’Ukraine, en tant que membre de l’OTAN, est finalement le seul moyen d’assurer la paix en Europe. Nous avons constaté l’abandon graduel de la position selon laquelle l’Ukraine devait peut-être servir de zone tampon entre l’OTAN et la Russie. La Russie a clairement fait savoir que cela serait impossible. Lorsque l’Ukraine est neutre, comme elle l’était jusqu’au début de l’invasion à grande échelle, la Russie y a vu un feu vert pour l’envahir.

Il est très important que ce changement ait lieu. On prend aujourd’hui conscience qu’à terme, l’Ukraine doit faire partie de l’OTAN. Comme vous l’avez très bien souligné, la question est qu’il est difficile d’imaginer exactement comment cela se produira. Il faudra faire preuve de créativité pour trouver le moyen d’y parvenir.

Lors de la conférence GLOBSEC qui s’est tenue hier à Bratislava, le président Macron a évoqué la possibilité d’offrir à l’Ukraine des garanties et un soutien plus forts que ceux accordés à Israël, ainsi qu’une voie vers l’adhésion à l’OTAN en vue de préparer cette adhésion. Il faudra préciser à quoi cela ressemblerait exactement. Il est très important que la prise de conscience soit là. Le consensus est de plus en plus large sur le fait qu’à terme, l’Ukraine doit faire partie de l’OTAN.

Il faut réfléchir à ce qui se passera si l’Ukraine ne récupère pas l’ensemble de son territoire. Il est utile de commencer à penser aux parallèles avec l’Allemagne qui, bien sûr, est entrée dans l’OTAN sans avoir complètement récupéré ses frontières, sa partie orientale étant occupée de facto par l’Union soviétique. Il est important de commencer à penser à ces lignes et à réfléchir à la manière de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, car c’est vraiment le seul moyen de parvenir à une paix durable.

M. Arel : Je ne dirais pas que c’est un point de vue discordant, mais bien un point de vue différent. Je pense que l’incroyable changement qui s’est produit au sein de l’OTAN l’an dernier est une aide militaire sans précédent qui fait de l’armée ukrainienne la seule armée au monde, à part la Russie, capable de mener ce type de guerre digne de la Seconde Guerre mondiale que nous observons depuis un an.

C’est là qu’intervient l’analogie avec Israël que le président Macron vient de mentionner. C’est une option qui est en fait en cours de réalisation parce que toutes les lignes rouges sont franchies : d’abord, nous allons vous donner des chars, puis nous allons vous donner des F-16, puis des missiles de longue portée. Les Britanniques ont déjà pris des mesures pour transformer l’Ukraine en une sorte de forteresse afin que la Russie n’ait plus la capacité d’attaquer l’Ukraine, hormis l’engagement politique que dans l’éventualité que la Russie le fasse, des Canadiens iront se battre pour l’Ukraine, ce qui est un grand enjeu politique. C’est l’article 5.

Sinon, l’Ukraine a fait un bond incroyable en fait d’aide militaire sans précédent. Je ne sais pas si la question de l’OTAN sera vraiment sur la table par rapport à l’article 5 dans deux ou trois ans. Nous verrons, peut-être, l’institutionnalisation de ce qui s’est déjà produit et qui a pris de l’ampleur depuis 16 mois. Bien sûr, il s’agit cependant d’un engagement politique plutôt que juridique.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Arel.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins pour leur présence et pour l’aperçu que vous venez de nous donner. Nous vous en sommes reconnaissants.

Le 18 mai dernier, le représentant des États-Unis au Conseil de sécurité des Nations unies, M. Robert A. Wood, a fait une déclaration pour rappeler que l’Ukraine ne devrait pas utiliser le matériel militaire américain pour attaquer la Russie en Russie. Il a précisé, évidemment, que les États-Unis ont le droit de se défendre, mais qu’ils n’ont pas à aller sur le territoire russe.

Sauf que, depuis un certain temps, il est rapporté que plusieurs incursions et actions militaires ont eu lieu du côté russe, qui sont menées par les alliés de l’Ukraine.

Que pensez-vous de cette déclaration qui est d’ailleurs appuyée par la Grande-Bretagne et la France? Pensez-vous qu’on se dirige vers une escalade de cette guerre?

Mme Fomitchova : Merci pour votre question. En l’occurrence, ces incursions auxquelles vous faites référence, qu’elles aient été faites par des drones commandés à faible portée ou par des volontaires de nationalité russe, aucun lien n’a été établi avec l’état-major des armées ou le pouvoir ukrainien. Puis, il se trouve qu’à la suite des événements de 2014 — de la première invasion russe sur le territoire ukrainien —, des réseaux de volontaires en Russie, des réseaux de partisans s’étaient déjà autoorganisés en prévision d’une attaque de cette ampleur. Donc, il y a des acteurs en Russie qui attendent aussi du changement à l’intérieur.

La sénatrice Gerba : De manière générale, de quelle façon évaluez-vous cela, puisque vous le dites, qu’il n’y a aucune preuve que cela provient de l’état-major ukrainien? Quand même, si cela continue à se produire et qu’on n’a aucune preuve, justement, de quel côté cela vient, comment évaluez-vous cela, personnellement?

Mme Fomitchova : En l’occurrence, il est évident que la société ukrainienne attend des mobilisations en Russie, donc un véritable changement interne, également en Russie. Il y a de l’espoir pour que cette situation amène un changement de pouvoir et amène également un arrêt de la guerre.

Le président : Merci.

[Traduction]

Mme Popova : Il n’y a pas vraiment de risque d’escalade, car la Russie a minimisé ces actes au lieu de les considérer comme une provocation majeure. Elle a souligné qu’elle avait bien réagi et qu’elle avait abattu les drones. Les incursions dans l’oblast de Belgorod, dans la région proche de la frontière ukrainienne, n’ont pas beaucoup retenu l’attention. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une ligne rouge qui déclenchera une réaction plus ferme de la part de la Russie.

On se rend compte qu’il pourrait bien s’agir d’opposants russes internes au régime, et qu’ils ont un problème plus important à régler, à savoir l’armée ukrainienne en Ukraine. Il s’agit davantage d’une distraction que d’une étape importante. Personnellement, je ne m’inquiéterais pas trop à ce sujet.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Coyle : Je remercie tous les témoins présents. J’allais moi aussi poser une question sur les drones, mais je veux en savoir plus sur la population russe.

Est-ce que l’un d’entre vous a une idée, une bonne ou une quelconque idée de la température en Russie en ce qui concerne l’appui à cette guerre, qui a fait tant de pertes de vies russes et peu de gains sur les lignes de front?

Il y a ces irritants, ces drones, à l’intérieur des frontières de l’État russe lui-même. Quelle est la température générale de la population russe, si je peux m’exprimer ainsi? Qu’est-ce qui peut l’affecter?

M. Arel : Une jeune politologue britannique, Jade McGlynn, vient de publier un ouvrage intitulé Russia’s War, pas Putin’s War. Elle a fait beaucoup de travail sur le terrain depuis 2022 et elle affirme que dans l’ensemble, la population russe soutient la guerre. C’est une guerre populaire, mais il s’agit d’un soutien passif, exception faite d’un groupe plus militant.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un soutien passif, et Poutine en est parfaitement conscient. La mobilisation de l’automne dernier n’était pas totale. Il s’agissait d’une mobilisation dite partielle, surtout dans les provinces, beaucoup moins dans les capitales. Poutine craint, et tout indique que le régime craint lui aussi la mobilisation de sa propre population, même la mobilisation politique. On ne veut pas que les gens se demandent même s’ils soutiennent la guerre. Encore une fois, on craint toute forme d’improvisation ou de spontanéité. La société civile a été dévastée en Russie.

Si la guerre s’aggrave beaucoup pour la Russie, cela pourrait signifier de sérieuses défaites. La population commencerait à avoir l’impression que la guerre se rapproche de plus en plus, alors qu’au début, c’était presque comme la guerre en Syrie : c’est loin, même si l’Ukraine n’est pas très loin. La guerre ne nous touche pas vraiment. Encore une fois, la dynamique pourrait changer en Russie.

Mon impression, et l’impression de Jade McGlynn — et de beaucoup de mes collègues et d’autres russistes, y compris probablement Maria Popova ici présente, qui a travaillé en Russie — est qu’il y a une sorte d’ambiguïté en Russie. La guerre est populaire tant qu’elle ne nous touche pas vraiment. Le coût du sacrifice ici, la volonté de se sacrifier pour une cause qui reste abstraite, c’est-à-dire une guerre existentielle en Russie? Vraiment? Il n’y a pas d’invasion de la Russie. L’invasion a lieu en Ukraine. Cela pourrait se révéler le point faible de cette soi‑disant opération spéciale.

Le président : Il nous reste quelques secondes, si Mme Popova souhaite intervenir.

Mme Popova : Bien sûr. J’ajouterai simplement qu’il ne semble pas que les récentes incursions de drones ont modifié d’une quelconque façon l’opinion publique russe. La population continue en effet à soutenir passivement le régime, quoi qu’il fasse. Comme des sondages l’ont montré, environ deux tiers des Russes déclarent qu’ils soutiendraient le régime si la guerre se terminait demain ou si la Russie lançait une nouvelle attaque contre Kiev. Donc, quoi que le Kremlin décide de faire, environ deux tiers des Russes le soutiennent.

Le président : Je vous remercie.

Le sénateur Harder : Je remercie à nouveau nos témoins de s’être joints à nous. J’aimerais passer du front de la guerre au front intérieur de l’Ukraine. Le président Zelenski a déployé beaucoup d’efforts pour veiller à ce qu’un effort de reconstruction soit en cours. Cela faisait partie de son programme d’avant-guerre visant à apporter des changements et à lutter contre la corruption.

Pourriez-vous nous dire comment se déroule cette initiative et dans quelle mesure elle a porté ses fruits en fait de reconstruction et de lutte contre la corruption?

[Français]

Mme Fomitchova : En l’occurrence, le programme politique est essentiellement dicté aujourd’hui par les besoins de la guerre. Néanmoins, il y a eu des avancées et une accélération de certaines réformes qui avaient été promises par le pouvoir ukrainien, notamment en ce qui a trait à la « déoligarchisation ». Des mesures ont été prises pour « déoligarchiser » la vie politique et elles sont particulièrement attendues et soutenues par la population ukrainienne.

Donc, dans le domaine de la lutte anticorruption, il y a à la fois des avancées institutionnelles, législatives, mais surtout, la guerre a permis au pouvoir politique de se doter des moyens de mettre en œuvre cette réforme sur la « déoligarchisation » qui avait été votée en 2020, mais qui ne disposait pas des outils nécessaires à sa mise en œuvre.

[Traduction]

Le sénateur Harder : Madame Popova, pourriez-vous ajouter quelque chose? Pourriez-vous faire le point pour nous?

Mme Popova : Bien sûr. Au cours des derniers mois, plusieurs mesures ont été prises pour lutter contre la corruption. Leurs résultats sont encourageants. Au cours des huit dernières années, l’Ukraine a mis en place une architecture institutionnelle pour lutter contre la corruption, des organes d’enquête, un tribunal. Aujourd’hui, les choses bougent vraiment et la machine tourne à plein régime. Les tribunaux ont été saisis d’affaires importantes. Des personnes vont maintenant être jugées. Il y a des signes encourageants, c’est certain, et la société ukrainienne le constate. Si vous regardez les sondages qui demandent aux répondants s’ils pensent que la corruption augmente ou diminue, en 2021, seulement 4 % des Ukrainiens pensaient que les choses allaient dans la bonne direction. En 2022, ce chiffre est passé à plus d’un tiers, environ 40 % d’entre eux estimant que les choses vont dans le bon sens.

L’une des preuves que la volonté de l’État de lutter contre la corruption est forte est que nous avons beaucoup de preuves que les armes envoyées à l’Ukraine sont utilisées comme elles le devraient. Il n’y a pas de marché noir des armes. Je pense qu’il s’agit là d’une réussite majeure de l’État ukrainien, d’être capable de contrôler cet afflux massif d’armes et d’en rendre compte. Je pense que les partenaires ont suivi la situation de près et sont convaincus qu’il n’y a pas de contrebande d’armes. Je pense que c’est un bon signe.

Le sénateur Harder : Je vous remercie.

Le président : ... dans ce segment, mais nous pourrons toujours y revenir au deuxième tour. Merci, madame.

Le sénateur MacDonald : Je vais adresser mes premiers commentaires à M. Arel. Je suis d’accord avec votre évaluation de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, qui s’est manifestement engagée de manière substantielle à soutenir l’Ukraine. Cependant, je suis curieux, car tant que l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, l’article 5 ne sera pas déclenché. Il n’y aura pas de troupes sur le terrain dans les pays occidentaux.

Néanmoins, existe-t-il un type d’aide militaire qui pourrait être apporté à l’Ukraine? Je pense à différentes catégories d’équipements, une aide militaire qui, si elle était mise à disposition et utilisée, pourrait faire pencher la balance et aider les Ukrainiens à remporter une victoire au moment où la situation est la plus instable. Qu’est-il possible de faire militairement, hormis l’envoi de troupes, qui pourrait changer le cours de la guerre et y mettre un terme?

Je soulève cette question parce qu’au départ, nous n’allions pas envoyer d’avions. C’est ce que nous avons entendu pendant un an. Maintenant, les avions arrivent.

M. Arel : Oui. Il semble que toutes les barrières finissent par tomber. D’une part, bien sûr, il y a des critiques et de l’exaspération, certainement chez nos amis ukrainiens qui se demandent pourquoi cela prend tant de temps. D’autre part, le degré de consensus politique est remarquable, un consensus long à bâtir. Comme je l’ai indiqué dans mes remarques, le modèle n’a pas été l’imposition ou la coercition par les États-Unis. C’est souvent l’inverse qui s’est produit.

En ce qui concerne l’équipement, si nous arrivons à un point, et ils n’y sont pas encore, à moyen ou long terme, où l’Ukraine dispose d’une force aérienne capable d’empêcher le type de bombardements que nous voyons quotidiennement, voire d’intercepter ces missiles à la source, alors la donne changera complètement avec les fameux missiles de longue portée. Je pense que c’est un peu l’Eldorado. Une fois que vous disposez de cet équipement et d’une armée entraînée et reconvertie et qui possède ce qu’aucune autre armée au monde ne possède, pas même l’armée américaine, soit l’expérience de mener ce type de guerre, alors l’Ukraine est très forte. Qu’elle fasse partie de l’article 5 de l’OTAN ou non, telle est la grande question politique qui se pose en fin de compte.

Personne, et certainement pas Poutine, n’aurait pu prédire il y a 16 mois que l’Ukraine en serait là, et nous verrons la contre‑offensive.

Le sénateur MacDonald : Quelqu’un d’autre souhaite intervenir?

Mme Popova : Je suis d’accord. La clé est de fournir les armes plus rapidement, à mesure que l’Ukraine les demande. Il est vrai que le consensus prend du temps, mais à ce stade, le consensus doit être que l’Ukraine a besoin de toute l’aide possible pour gagner parce que c’est plausible. Plus vite toutes les armes seront livrées et les capacités renforcées, mieux ce sera.

M. Arel : Tout dépend des engagements politiques. Si Donald Trump ou Ron DeSantis remportait les élections américaines l’an prochain, qui sait ce qui pourrait arriver. Il y a une instabilité au cœur du système politique américain.

Cependant, en Europe, c’est une guerre d’agression. Tout a changé en février 2022. Même les Pays-Bas et le Danemark — comme Maria Popova l’a dit — l’Espagne, et même un soi‑disant gouvernement de coalition néo-fasciste en Italie, se sont absolument et totalement engagés dans la défense de l’Ukraine, parce que le principe de chercher ouvertement et militairement à détruire un État ne peut être toléré et depuis février 2022, tous les États européens se sont sentis directement menacés. Il en sera probablement encore ainsi l’an prochain. Je ne pense pas que nous verrons apparaître la soi-disant lassitude.

Je le répète, hormis l’article 5, cela pourrait être quelque chose de très solide pour l’Ukraine, mais nous avons l’instabilité du système américain qui, évidemment, est inquiétante.

Le président : Merci infiniment.

Le sénateur Woo : Merci aux témoins.

J’allais vous demander si vous doutiez que la fourniture de tous les armements demandés par l’Ukraine soit, en réalité, un point décisif pour mettre fin à la guerre en faveur de l’Ukraine. Je ne vais pas poser la question, car je pense que vous avez tous répondu « oui », que vous n’avez aucun doute que cela se produirait si les Américains et d’autres fournissaient exactement ce que l’Ukraine demande.

Je vais poser la question que vous posez : pourquoi cela prend‑il autant de temps? Je voudrais simplement demander à nos témoins de se mettre dans la tête des Américains. Je veux dire que mettre fin à la guerre rapidement est la chose la plus humaine, en quelque sorte, et peut-être la plus morale à faire. Pourquoi les Américains voudraient-ils laisser traîner les choses en longueur?

Je pense que nous pouvons mettre de côté la menace nucléaire, car Mme Popova l’a écartée. Nous pouvons peut-être mettre de côté la question de savoir si les Ukrainiens feront un mauvais usage de l’équipement.

Qu’y a-t-il d’autre?

M. Arel : La peur de l’escalade n’est pas seulement nucléaire. La Russie n’a pas bombardé intensivement l’Ukraine. Nous assisterions à une escalade massive si elle envoyait ses bombardiers raser littéralement des villes comme elle l’a fait en Syrie. Devrions-nous ajouter comme ils l’ont fait en Syrie sans trop de répercussions internationales? Bien sûr, cela ne faisait pas la une, mais c’est exactement ce qu’ils ont fait. Ils ont rasé des villes.

Ils ne l’ont pas fait. Pourquoi? Peut-être parce qu’ils ne peuvent pas le faire, parce qu’ils craignent que leurs avions soient abattus, surtout maintenant que le système est en place.

Je le répète, la Russie s’est abstenue de poser les actes terribles qu’elle pourrait poser. Ce n’est pas tout à fait clair, et je ne peux que supposer que dans l’esprit des décideurs au Pentagone ou en Europe, ce n’était pas tout à fait clair pour eux non plus. Peut-être se rendent-ils de plus en plus compte qu’en fait, la Russie n’est pas en mesure — peut-être ni disposée ni en mesure — de le faire; et, par conséquent, la circonspection par rapport aux livraisons d’armes diminue en quelque sorte. C’est mon interprétation.

Nous avons appris beaucoup de choses à la lecture des documents divulgués il y a quelques mois, et du côté américain, la crainte d’une escalade était que la Chine puisse décider d’intervenir si la Russie s’affaiblissait trop, même à l’interne, s’il y avait des attaques à l’intérieur de la Russie elle-même. Le facteur chinois semblait être le frein, mais il semble que même le facteur chinois — là encore dans les supputations — est peut‑être en train de s’estomper. C’est mon interprétation.

Le sénateur Woo : Madame Popova?

Mme Popova : Merci pour cette question pertinente.

Je pense que la crainte d’une escalade existe, y compris d’une escalade nucléaire. Nous sommes de plus en plus convaincus que la menace nucléaire n’est pas aussi élevée, mais depuis le début, je pense que le chantage nucléaire que la Russie essayait d’exercer était plus crédible au début de la guerre.

Je pense que la raison pour laquelle la situation évolue lentement est la crainte d’une escalade, à terme nucléaire, et l’hypothèse accablante que la Russie est une superpuissance et qu’elle parviendra d’une quelconque façon à gagner cette guerre. Il faut du temps pour actualiser ces hypothèses. Cela ne découle pas d’une attitude malveillante, du genre « laissons traîner les choses en longueur », mais il faut du temps pour assimiler tous les renseignements et tirer la conclusion que la Russie est plus faible que nous ne le pensions, qu’elle va agir rationnellement et que Poutine n’est pas vraiment un fou qui va immédiatement enfoncer le bouton nucléaire.

Bien sûr, c’est ce qui s’est passé aux États-Unis, par suite d’un débat au sein du milieu de la politique étrangère qui s’est déroulé pendant toute cette année et demie. En réalité, nous parlons ici de l’issue de ce débat, mais pour parvenir à ces conclusions, il faut du temps, comme M. Arel l’a lui aussi souligné.

Le président : Merci beaucoup, madame Popova.

La sénatrice Greenwood : Je vais changer de cap pour parler des enfants.

Le rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, communément appelée l’OSCE, indique que seul un petit nombre d’enfants ukrainiens sont retournés en Ukraine après avoir été déplacés de force dans la Fédération de Russie.

Quel rôle le Canada peut-il jouer, avec d’autres alliés, pour s’assurer que ces enfants soient rendus à leur famille? J’aimerais que vous me fassiez part de vos réflexions à ce sujet.

Je vous remercie.

[Français]

Mme Fomitchova : En l’occurrence, la déportation des enfants en Russie est une tragédie qui est suivie aussi de très près au sein de la société ukrainienne et par les organisations de la société civile.

Il se trouve que ce qui a permis de véritablement mettre l’accent sur cela a été la très forte visibilité apportée par les organisations de la société civile en Ukraine et on va dire en Russie, mais en exil également.

Personnellement, je pense que le Canada pourrait jouer un rôle en donnant une plus grande priorité à cette question dans le cadre de négociations bilatérales. Peut-être qu’on pourrait envoyer des délégations pour se pencher plus précisément sur cette question comme cela a pu être le cas, par exemple, sur la question des prisonniers politiques en Russie.

[Traduction]

M. Arel : Nous savons tous que la Cour pénale internationale, la CPI, a lancé des mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et le commissaire aux droits de l’enfant sur cet enjeu, car il s’agit évidemment d’un enjeu, la déportation d’enfants à travers une frontière internationale. Il s’agit d’un type de crime de guerre plus facile à documenter, parce qu’il s’agit objectivement de franchir une frontière internationale, contrairement à ce qui se passe à l’intérieur, où il est beaucoup plus compliqué de documenter.

Je pense que le fait que la CPI soit soudainement intervenue — il ne s’agit donc pas d’un enjeu uniquement politique, mais aussi juridique — rend nerveux les responsables russes. Je ne sais pas ce qu’il en est de Poutine. Personne ne sait ce qu’il a en tête, mais d’autres responsables doivent être nerveux, même si dans le récit russe, qui est une autre façon de désigner la propagande russe, mais dans la conception russe, bien sûr, ils n’ont pas franchi de frontière internationale parce qu’ils ont décidé d’annexer tous ces territoires. C’est la raison pour laquelle nous avons une guerre, et c’est essentiellement pour nier la souveraineté même de l’Ukraine.

Là encore, il faut attirer l’attention de la communauté internationale dans plusieurs forums, et le Canada peut alors jouer un rôle. Je crois toujours que le Canada a un avantage comparatif par rapport à ses autres alliés de l’OTAN en raison de son histoire, soit, essentiellement, une connaissance intime de la politique et de la société ukrainiennes. Le Canada peut certainement attiser les braises sur cet enjeu précis.

Le président : J’aimerais souligner que la sénatrice Omidvar de l’Ontario vient de nous rejoindre et qu’elle aura l’occasion de poser une question, si vous le voulez bien, mais je vais d’abord poser une question en tant que président, si vous êtes d’accord.

Les témoins ont mentionné la menace nucléaire et le fait qu’elle semble avoir diminué, mais il existe une autre menace nucléaire, et il s’agit bien sûr de la centrale de Zaporizhzhia. L’AIEA y a dépêché des inspecteurs et le directeur général Grossi en a parlé. Au cours de la dernière année, il y a eu des creusages pour le moins inhabituels autour de la centrale. Les habitants du voisinage ont été évacués. Quelles sont les chances qu’il y ait un accident provoqué qui aurait des conséquences nucléaires pour la région et qui pourrait, en fait, être un point de bascule dans cette guerre?

M. Arel : Les chances ne sont pas nulles en raison de l’imprudence de l’armée russe qui a transformé la centrale électrique de Zaporizhzhia en base militaire. Les bombardements se poursuivent depuis le début, depuis le début de mars 2022. Nous ne cessons pas d’entendre qu’il s’en est fallu de peu, de très peu, et la centrale est mise hors réseau pour un moment et ils doivent s’employer de toute urgence à la rebrancher au réseau. Un accident — non prémédité, car il ne serait certainement pas dans l’intérêt de la Russie d’avoir un incident nucléaire sur un territoire qu’elle prétend être éternellement le sien de toute façon, puisqu’il a été annexé.

La seule façon de résoudre ce problème est ce qui s’est passé à la centrale nucléaire de Tchernobyl : l’armée russe est partie. Les Russes en sont arrivés, au plan politique, à la conclusion qu’ils ne pouvaient pas gagner sur ce front et ils se sont donc retirés.

Si la contre-offensive réussit à reprendre Zaporizhzhia, en particulier, l’armée russe partira. Il ne s’agit pas de faire exploser la centrale et de contaminer non seulement la province, mais aussi la Russie voisine; cela n’arrivera pas. Toutefois, en attendant, c’est très dangereux.

Mme Popova : Oui, je suis d’accord. C’est dangereux, surtout parce qu’il y a la possibilité d’un accident plutôt que d’un sabotage prémédité. Le meilleur moyen de l’éviter est de couper le sud de Zaporizhzhia lors de la contre-offensive et forcer le retrait russe. Je pense que c’est possible, mais en attendant, le danger existe bel et bien.

Le président : Merci beaucoup. Nous allons passer au deuxième tour.

[Français]

La sénatrice Gerba : J’aimerais poser une question concernant l’Initiative céréalière de la mer Noire qui permet à de nombreux pays de recevoir des semences et d’être alimentés.

Elle a été renouvelée in extremis, comme on dit, pour 60 jours seulement, alors qu’on sait que depuis le début de cet accord, plus de 45 pays ont bénéficié de plus de 30 millions de tonnes de céréales.

Est-ce que vous êtes optimiste quant au renouvellement de l’accord, où en est-il rendu et que peut faire le Canada pour assurer la pérennité de cet accord au-delà des 60 jours?

[Traduction]

Mme Popova : Je suis optimiste à l’égard du renouvellement de cet accord. C’est en fait l’une des preuves que la Russie agit de manière rationnelle. Elle prend part à ces négociations et renouvellera probablement l’accord. Maintenant que le président turc Erdogan a été réélu, ce sont les mêmes acteurs qui sont impliqués. Je suis donc optimiste à l’égard du maintien de l’accord sur les céréales.

M. Arel : Il y a eu des négociations de haut niveau au cours du premier mois de la guerre, puis le massacre de Boutcha est survenu, et c’était fini. Il y a eu des négociations. Les deux positions sont complètement opposées — la Russie a pour position que l’Ukraine doit capituler et l’Ukraine, que la Russie doit se retirer.

Comme Mme Popova l’a dit, il y a eu ce cas et un autre, l’échange de prisonniers, dans lesquels les négociations se sont poursuivies. Pourquoi? Parce que la Russie ne se soucie pas de tous ses soldats, semble-t-il, mais elle se soucie de certains d’entre eux, de certains prisonniers. Il s’agit parfois de personnalités politiques comme Medvedtchouk, qui a été échangé à 200 contre 1, même contre des combattants, parce qu’il était considéré comme très précieux pour la Russie. C’est un enjeu.

Puis, il y a l’enjeu des céréales. Nous avons brièvement évoqué les pays émergents du Sud. Il s’agit d’un aspect de la situation où la Russie cherche à faire des percées sur le plan politique en Afrique et en Asie dans le contexte de cette guerre. Les blocus ont fait des victimes, avant tout, dans l’hémisphère Sud, à commencer par l’Afrique et l’Asie. Il est remarquable que la Russie, malgré tout son bluff, ses menaces et ainsi de suite, ait fini par céder. Tous les 60 jours environ, les Russes menacent d’arrêter l’approvisionnement, mais ils le maintiennent parce que c’est dans leur intérêt de le faire sur la scène internationale. Ce ne sont pas des négociations avec l’OTAN dans ce cas-ci. Ils négocient pour ne pas perdre l’hémisphère Sud sur cette question.

Il n’y a pas beaucoup d’optimisme ici à l’égard de la guerre, mais c’est un aspect qui a partiellement réussi parce que, bien sûr, les exportations ne sont pas 100 %, mais c’est un succès.

Le président : Je vous remercie.

Le sénateur Richards : Je suis heureux que vous ayez dit cela, monsieur Arel, parce que c’est ce que je crois. Je veux dire qu’ils négocient avec l’Afrique, et non avec l’OTAN, en ce qui concerne les expéditions de céréales et tout le reste. Je vous en remercie.

Au-delà de l’article 5, des Canadiens et d’autres entraînent les troupes ukrainiennes. Je me demande si nous avons une idée ou si c’est quelque chose dont nous ne pouvons pas parler ou que nous ne connaissons pas, mais combien de militaires étrangers pourraient se trouver sur le théâtre des opérations en Ukraine? En avons-nous une idée? Je sais que des militaires canadiens, américains et britanniques ont été tués là-bas. J’ai un ami infirmier qui a essuyé des tirs là-bas et qui s’y trouve depuis quatre mois. Avons-nous une idée du nombre de militaires étrangers qui combattent aux côtés des Ukrainiens?

M. Arel : Nous parlons des légions étrangères. Nous savons qu’il y a un certain nombre de ces légions étrangères. L’une d’entre elles est russe et a participé à des incursions sur le territoire russe il y a quelques semaines — ou était-ce la semaine dernière. Une autre est de composition internationale et comprend des Canadiens. Rien n’indique qu’il y ait eu des pertes importantes ou même une participation significative. Nous ne savons rien des forces spéciales. Il est possible que des forces spéciales se déplacent sur le territoire.

En ce qui concerne l’entraînement, si je peux me permettre — je pense que Mme Fomitchova pourrait nous en parler en se fondant sur son expérience très concrète — je crois comprendre que l’entraînement donné par les Canadiens et d’autres a changé la culture de l’armée ukrainienne. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet?

[Français]

Mme Fomitchova : En l’occurrence, l’expérience de la guerre, depuis 2014, a permis en 2022 d’organiser la défense en Ukraine, tout en se fiant également à l’expertise apportée par d’autres pays, dont le Canada. Je dirais que c’est, en matière de pratiques de combat, quelque chose qui est extrêmement précieux — autant que l’armement qui peut être fourni en soutien.

[Traduction]

M. Arel : Il s’agit d’une culture plus ascendante, alors que l’armée russe est restée fortement soviétique, sans aucune forme d’initiative. Le type de bataillon que Mme Fomitchova a rejoint et observé est ce genre d’initiative sur le terrain, avec des officiers qui disposent des moyens et même d’une marge de manœuvre pour prendre des décisions sur-le-champ, en réagissant à des défis particuliers sans avoir à en référer constamment au sommet.

Le changement a été progressif, mais significatif, et il est survenu de manière peut-être invisible entre 2015 et 2022 avant de devenir évident. Il ne s’agit pas seulement d’entraînement technique, mais de la façon de diriger une armée occidentale moderne.

Le sénateur Richards : Je vous remercie.

La sénatrice Coyle : Merci. Je vous ai interrogé à propos de l’opinion publique en Russie. Nous avons entendu parler un peu de l’opinion publique en Ukraine en ce qui concerne la population et du fait que les gens font preuve d’une incroyable unité malgré les pertes terribles et les inconvénients incroyables.

Je suis curieux de savoir si quelqu’un dispose d’information sur la volonté de la population ukrainienne en ce qui concerne la Crimée. Nous étions en 2014 — nous sommes en 2023 — et le soutien international à l’époque n’était pas à la hauteur des espérances. Quel est le sentiment de la population ukrainienne à l’égard de la Crimée et comment les choses pourraient ou non évoluer à mesure que ce conflit s’achemine, espérons-le, vers une conclusion?

[Français]

Mme Fomitchova : L’occupation de la Crimée, depuis 2014, est un sujet qui est extrêmement douloureux en Ukraine, non seulement parce que c’est la première étape qui a marqué l’occupation, le commencement d’une occupation d’une partie du territoire ukrainien. Dans les années qui ont précédé l’invasion à grande échelle, en 2022, le piétinement de la situation militaire avait fait perdre l’espoir de libérer l’ensemble du territoire, incluant la Crimée.

En l’occurrence, l’invasion à grande échelle qui a commencé l’année dernière amène également l’espoir de pouvoir enfin faire revenir la Crimée, et que les personnes qui avaient été obligées de fuir la péninsule puissent revenir s’y installer comme avant 2014.

[Traduction]

M. Arel : Quelque chose a fondamentalement changé en 2022. La Crimée a été perdue en 2014. C’est douloureux, mais il n’y a pas eu de résistance ukrainienne à l’annexion de la Crimée. C’était ainsi à l’époque. Il y a eu une résistance massive dans l’Est pour le Donbass, mais aucune en Crimée.

Qu’est-ce qui a changé en 2022? Les choses ont changé dans le Nord parce que le Bélarus était désormais un vassal de la Russie, ce qui n’était pas le cas en 2014. Donc, bang, ils ont été envahis du Bélarus, mais la Crimée s’est révélée être une rampe de lancement pour l’invasion à grande échelle. C’est ainsi qu’ils sont arrivés au sud, de Kherson à Marioupol. Ainsi, pour tout Ukrainien, la question de savoir s’il est réaliste de récupérer la Crimée n’est plus abstraite. Bien sûr, nous devons prendre acte de la Crimée, car c’est de là que la Russie nous attaque. De nombreux missiles sont lancés depuis les navires.

En essayant de prendre le pouls de la société ukrainienne, j’ai le sentiment que la Crimée doit être neutralisée d’une façon ou d’une autre, parce qu’il est impossible d’obtenir autrement une quelconque garantie de sécurité. C’est ainsi depuis 2022, par suite de l’invasion.

Le président : Madame Popova, vous avez le temps de faire un bref commentaire.

Mme Popova : Les sondages d’opinion en Ukraine montrent que lorsqu’on demande aux Ukrainiens comment ils définissent la victoire, ils le font en incluant la récupération de la Crimée. Environ 93 % des Ukrainiens pensent que la victoire signifie la libération de l’ensemble du territoire ukrainien, y compris la Crimée. Ils sont très unis sur ce point également.

Le président : Merci.

Le sénateur Harder : Monsieur Arel, je voulais vous donner l’occasion de poursuivre votre réponse, puisque vous avez été si brutalement interrompu, sur la situation intérieure en Ukraine. J’aimerais aussi poser une question sur le Bélarus, car c’est la mise à jour qui nous manque lorsque nous examinons la situation. Avez-vous des renseignements à nous communiquer sur la nature précaire de la dictature bélarussienne?

M. Arel : Devrais-je commencer par la reconstruction avant d’aborder un sujet plus difficile pour nous, à savoir le Bélarus?

Le sénateur Harder : Je vous en prie.

M. Arel : En ce qui concerne la reconstruction, la grande question est de savoir qui va payer, car les dernières estimations font état d’une facture d’un demi-billion de dollars. La Russie est l’éléphant dans la pièce. Existe-t-il un mécanisme de réparation dans un tel cas qui obligera la Russie à payer? La question qui se pose alors est la suivante : « Est-il possible de saisir des biens de la Russie à l’étranger? » Je sais qu’il y a une cause type ici, une affaire juridique au Canada. Il y a aussi une affaire juridique en Europe. La question de savoir s’il est possible de saisir ce type d’actifs n’est pas tranchée.

Il y a un effort concerté au plan politique, y compris au Canada et peut-être avec le Canada qui montre la voie. Nous verrons si cela établit une forme de précédent.

La deuxième question concerne l’étendue de la dévastation, surtout dans l’Est du pays. Nous devons nous rappeler que dans cette guerre dévastatrice à grande échelle, les villes qui ont été les plus endommagées sont situées à l’est, en particulier au Donbass. Le paradoxe est que si l’Ukraine était en mesure de reprendre le Donbass qu’elle ne contrôle pas — à commencer par Marioupol, détruite à 90 %, Bakhmout, et l’été dernier, Severodonetsk, et j’en passe — si la guerre se déplaçait vers le Donbass, il pourrait y avoir davantage de destruction, car c’est ainsi que la Russie se défend, en détruisant des villes dont elle impute la destruction aux Ukrainiens, mais dans l’univers de la propagande.

Nous parlons ici du type de reconstruction qui a suivi la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, où des villes ont été rasées. Le gouvernement ukrainien en est au stade de l’estimation non seulement du coût, mais aussi de la reconstruction d’une région fortement industrialisée qui n’a pas besoin de toutes ces industries pour aller de l’avant. C’est un énorme défi. Telles sont les questions qui se posent certainement au sujet du Bélarus. Mme Popova pourra peut-être m’aider.

Mme Popova : Bien sûr. En ce qui concerne la situation au Bélarus, il semble que Loukachenko résiste aux pressions constantes de la Russie pour qu’il engage davantage de ressources dans cette guerre. Il résiste probablement parce qu’il sent que ses assises ne sont pas assez solides dans son pays pour prendre ces décisions, car il a failli être renversé en 2020 et il n’est essentiellement resté au pouvoir que grâce à l’aide de la Russie. Il est pris entre l’arbre et l’écorce. Jusqu’à présent, il essaie d’en faire le moins possible.

Le président : Merci.

Le sénateur MacDonald : J’aimerais revenir sur la question de la Chine dont la sénatrice Boniface a parlé.

Fin avril, les présidents Zelenski et Xi ont eu une conversation téléphonique, 14 mois après le début de la guerre. Je me méfie de toute conversation avec le président Xi au sujet de cette guerre, mais de manière réaliste, ce type de dialogue pourrait-il apporter une contribution positive à la recherche d’une solution à la guerre?

Deuxième question : comment pensez-vous que la Chine voit cette guerre par rapport à ses tentatives d’intimidation envers Taïwan? Comment la conclusion de cette guerre modifierait-elle l’approche de la Chine en ce qui concerne la situation de Taïwan?

M. Arel : Ce sont de grandes questions concernant la Chine. Pour ce qui est de la résolution du conflit, il est difficile de se l’imaginer — mais la Chine ne jouera pas le rôle de médiateur.

Le sénateur MacDonald : Non.

M. Arel : Cependant, elle pourrait être un atout pour essayer de convaincre Poutine de faire X, Y ou Z, selon l’état de la politique de force parce que, encore une fois, il se trouve dans une situation de dépendance. Il dépend de la Chine. Il dépend peut-être maintenant des drones iraniens, mais l’Iran est un État isolé et sanctionné.

Cela pourrait être un atout, mais nous venons de parler de reconstruction. La Chine serait d’une grande aide précieuse dans des projets d’investissement. Il est certain que nous ne savons pas ce dont il a été question, mais ce dossier est certainement à l’ordre du jour. Il est fort probable que la Chine fasse elle aussi partie de sa réflexion.

Le sénateur MacDonald : Ils aiment acheter des terres agricoles. Il n’en manque pas en Ukraine.

M. Arel : Des terres agricoles, mais aussi la reconstruction de villes et la construction de nouvelles villes. Ce n’est pas comme s’ils allaient reconstruire des villes soviétiques basées sur l’extraction de métaux et l’exploitation minière. C’est tout à fait autre chose. L’Ukraine pourrait même être à l’avant-garde en fait de sécurité environnementale, et ainsi de suite.

Votre deuxième question portait sur le...

Le sénateur MacDonald : Il s’agissait de l’approche de la Chine envers Taïwan. Pour préciser, en Ukraine, les États-Unis sont évidemment très engagés financièrement et militairement, mais de concert avec l’OTAN, les États-Unis joueraient un rôle très important si quelque chose arrivait à Taïwan, mais sans l’OTAN. Je suis donc curieux de savoir ce que vous pensez de ses plans?

M. Arel : C’est une question de précédent. Lorsque nous disons qu’il y a une guerre d’agression, cela a tout changé en 2022. Comme je l’ai dit, même dans les relations internationales, une minorité ne fait pas la distinction entre l’intervention américaine en Irak et l’invasion totale de la Russie. L’intervention américaine en Irak, bien que controversée, contournant le Conseil de sécurité et ainsi de suite, ne visait pas la destruction de l’Irak en tant qu’État.

Toutes les interventions militaires de l’après-guerre, sauf celle au Koweït en 1990, visaient peut-être à changer le régime ou à faciliter ou alimenter la succession d’un territoire, mais pas à détruire un État en tant que tel. Voilà le précédent. Selon moi, c’est la raison pour laquelle l’Europe en particulier a été si unie sur cette question, et il s’agit à nouveau d’une question de précédent et de politique internationale qui pourrait avoir une conséquence directe sur l’interprétation que fait la Chine de la température ou de ce qui est autorisé, toléré de facto en politique internationale. À mon avis, c’est donc fondamental...

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie. J’ai deux questions brèves.

Madame Fomitchova, j’ai lu quelque chose sur vous, et je crois que vous êtes la première personne que nous ayons entendue à avoir vu des combats et des conflits de première main. Le président voudra peut-être me corriger sur ce point. Je ne veux pas manquer cette occasion d’avoir une idée du moral des troupes ukrainiennes de la part d’une personne qui a été sur place et d’entendre vos réflexions sur tout ce que nous n’avons peut-être pas entendu ou que vous souhaitez aborder à propos de ce qui fait défaut dans le soutien militaire que le Canada et l’Occident offrent à l’Ukraine.

Les jets et les chars d’assaut font les manchettes, c’est certain, mais il y a aussi du matériel et d’autres fournitures. Il est donc très important pour nous de vous entendre.

Mme Fomitchova : Ce qui est très important dans cette guerre et dans l’expérience de la guerre en Ukraine, c’est que beaucoup de ceux qui ont décidé de s’engager dans les forces armées sont de simples citoyens. Pour ce qui est de la vie sur la ligne de front, il s’agit en fait de survivre tous ensemble, de survivre et de protéger les autres.

Lorsque nous parlons de la résilience et de la résistance ukrainiennes, je pense parmi les choses auxquelles personne ne s’attendait au début de la guerre, de l’invasion à grande échelle de l’année dernière, c’est que les membres de la société ukrainienne sont totalement engagés et impliqués dans la survie et la protection de leurs proches, de leurs familles et de leurs amis. En ce qui concerne les pratiques de combat, il faut comprendre très bien une chose : il s’agit de groupes d’amis et de personnes qui se battent ensemble, mais qui sont prêts à résister et à survivre tous ensemble.

Lorsque M. Arel a parlé de la différence avec l’armée russe, je pense que c’est l’un des éléments les plus importants. L’aspect décentralisé, l’autonomie des unités parce c’est une question de confiance, un élément très important sur le terrain, et la volonté de libérer le pays des troupes russes.

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie.

Nous avons parlé du facteur chinois. Je pense un peu au facteur américain. Les élections américaines auront lieu l’an prochain. Il est possible que M. Trump soit à la tête du parti républicain à ce moment-là. Je me demande si cette discussion a été soulevée, les préoccupations concernant son influence comme président potentiel des États-Unis et l’interruption de l’aide à l’Ukraine, ou si cette conversation ou ces conjectures ont eu lieu dans votre milieu.

Le président : Malheureusement, madame Deacon, vous avez utilisé vos 30 secondes pour poser votre question. Elle est importante, je le sais, et nous y reviendrons probablement.

La sénatrice Omidvar : Je vous remercie de m’avoir fait une place. Je crois que je serais bien avisée de céder mon temps de parole pour entendre la réponse à la question de la sénatrice Deacon.

Le président : Je vous remercie. Je vais prendre ce temps et l’utiliser moi-même, parce que nous avons presque atteint l’heure de toute façon.

Je tenais à ajouter — et je m’adresse en particulier à nos deux professeurs qui sont avec nous aujourd’hui — que notre comité a publié un rapport sur le droit canadien des sanctions il y a quelques semaines. Nous avons formulé plusieurs recommandations, mais en ce qui concerne les sanctions générales, j’aimerais beaucoup connaître votre point de vue sur l’efficacité des sanctions, d’autant plus que nous entrons dans leur deuxième année et qu’elles sont renforcées dans certains domaines, y compris sur le plan législatif, par nous et par d’autres pays également. Monsieur Arel, rapidement si vous le pouvez, puis madame Popova.

M. Arel : Sur la question des sanctions, nous avons peut-être eu la fausse impression qu’elles auraient un effet presque immédiat ou assez rapide sur la conduite de la guerre ou même sur la décision de Poutine de faire certaines choses. Une fois qu’il est devenu — je ne devrais pas dire « nucléaire », ce n’est pas la bonne analogie — mais qu’il a utilisé l’arme ultime, sans aller jusqu’à l’arme nucléaire, à savoir l’invasion à grande échelle que personne n’aurait jamais pu imaginer, rien ne pourrait l’arrêter, en réalité, et certainement pas les sanctions.

Il semblerait qu’aujourd’hui, 16 mois après le début de l’évasion, l’économie russe et même la capacité à produire des armes, à entretenir les avions, et ainsi de suite, s’en ressentent. Je viens de lire que la Russie est en train de perdre son marché extérieur, et même de perdre la Serbie comme client d’avions de combat à cause de toute la question des composants qui commencent à faire défaut.

Cela affaiblit la Russie, mais nous parlons du long terme, pas de la conduite de la guerre comme telle, car dans la pratique, il est très difficile d’évaluer les performances sous-optimales de l’armée russe — c’est un euphémisme —, son dysfonctionnement. Dans quelle mesure est-ce dû aux sanctions ou à la corruption qui pourrit même l’armée russe?

Le président : Merci pour votre commentaire. J’aimerais passer rapidement à Mme Popova, si possible.

Mme Popova : J’insisterai sur le fait que nous ne pouvons pas nous fier aux chiffres émanant de l’État russe. Il est très probable que l’état de l’économie russe par suite des sanctions soit aujourd’hui pire que ce que les chiffres russes rapportent. Il y a beaucoup de discussions à ce sujet, sur ce qu’il faut faire, parce que nous n’avons pas les chiffres réels, bien sûr, mais les économistes savent que la situation est probablement pire qu’elle ne le paraît. Cela témoigne de l’efficacité des sanctions à long terme, comme mon collègue, M. Arel, l’a souligné.

Le président : Merci infiniment. Au nom du comité, j’aimerais remercier nos témoins, Dominique Arel, Maria Popova et Anastasia Fomitchova, pour leurs commentaires. La discussion a été très enrichissante, et c’est grâce à vous. Je vous remercie d’avoir comparu devant nous aujourd’hui.

(La séance est levée.)

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