LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 29 novembre 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 16 (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant de commencer, je souhaite inviter les membres du comité participant à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.
Le sénateur Ravalia : Bonjour et bienvenue. Je suis le sénateur Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice R. Patterson : Rebecca Patterson, de l’Ontario.
Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.
Le président : Je vous remercie. Bienvenue, chers collègues.
Bienvenue également à tous les Canadiens et Canadiennes qui nous regardent à la grandeur du pays.
Chers collègues, comme vous le savez, dans le cadre de notre plan visant à recevoir des mises à jour régulières sur la question, nous nous réunissons aujourd’hui pour discuter de la situation en Ukraine. Il s’agit de la dixième réunion du comité depuis mars 2022. Pour faire le point, nous avons l’honneur d’accueillir par vidéoconférence, directement de Kiev, Andriy Kostin, le procureur général de l’Ukraine.
J’ai eu le plaisir de rencontrer le procureur général lors du Forum d’Halifax sur la sécurité internationale, et certains d’entre vous l’ont également rencontré lors de son passage à Ottawa, et nous avons eu une rencontre informelle avec lui. Aujourd’hui, il s’agit bien sûr d’une rencontre formelle.
Monsieur Kostin, merci d’avoir accepté notre invitation, surtout à cette heure très, très tardive à Kiev. Nous vous sommes très reconnaissants d’être avec nous aujourd’hui.
Avant d’entendre votre déclaration et de passer aux questions, j’aimerais demander aux membres et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près de leur microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité et d’autres personnes dans la salle qui utilisent des écouteurs aux fins d’interprétation.
Je tiens à souligner que le sénateur MacDonald, de la Nouvelle-Écosse, vient également de se joindre à nous.
Nous sommes maintenant prêts pour vos remarques préliminaires, monsieur le procureur général. Ce sera suivi d’une période de questions des sénateurs.
Je tiens à souligner que le sénateur Richards, du Nouveau-Brunswick, vient également de se joindre à nous.
Monsieur Kostin, vous avez la parole.
Andriy Kostin, procureur général de l’Ukraine, à titre personnel : Bonjour, monsieur le président Boehm, monsieur le vice-président Harder et mesdames et messieurs les membres du comité permanent. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de me présenter devant vous aujourd’hui pour discuter du rétablissement de la justice en Ukraine.
Le Canada est l’un des alliés les plus fiables de l’Ukraine et des Ukrainiens. Nous sommes très reconnaissants des engagements que vous avez pris et du soutien ferme que vous avez apporté à l’Ukraine en 2022 comme en 2014. Le Canada a joué un rôle de premier plan dans le renvoi de la situation en Ukraine devant la Cour pénale internationale, ainsi que dans l’adoption de résolutions et de décisions aux Nations unies et dans d’autres organisations internationales. Nous sommes immensément reconnaissants au Parlement du Canada d’avoir reconnu les actions militaires de la Russie en Ukraine comme un génocide et d’avoir bien compris l’existence d’un plan criminel inhérent visant à la destruction de l’État ukrainien. Nous vous remercions de dénoncer les soi-disant référendums dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine.
L’Ukraine est fermement convaincue que l’obligation de rendre des comptes est une condition préalable à une paix et une stabilité durables, comme le souligne la formule de paix proposée par le président Zelensky. Par conséquent, notre objectif premier est de rétablir la justice, de briser le cycle de l’impunité et de dissuader tout nouvel acte criminel international. Cet objectif ne peut être atteint qu’en veillant à ce que la Fédération de Russie ainsi que les individus responsables du crime d’agression et des atrocités commises en Ukraine soient tenus responsables par le biais d’un réseau intrinsèque de reddition de comptes, qui comprend une architecture juridique à la fois nationale et internationale.
Depuis le début de l’agression à grande échelle par la Russie, nous constatons que la politique de l’État permet et même encourage la perpétration de crimes internationaux fondamentaux en Ukraine. Voilà pourquoi nous avons lancé des inspections structurelles dans trois directions principales : les crimes d’agression, les crimes de génocide et les crimes de guerre. À ce jour, environ 111 000 incidents de crimes de guerre ont été répertoriés en Ukraine, notamment des bombardements massifs et des attaques aveugles contre des civils, des actes de torture et des exécutions sommaires, des privations arbitraires de liberté, des violences sexuelles et le déplacement forcé de civils et d’enfants, entre autres. En raison de la complexité des crimes et de leur nombre élevé, nous avons adapté nos approches et diversifié nos ressources en créant neuf unités régionales de lutte contre les crimes de guerre — des unités au niveau central, qui s’occupent des violences sexuelles dans les zones de conflit et des dommages environnementaux liés à la guerre.
L’une des principales orientations consiste à rendre le système judiciaire plus humain et plus centré sur les victimes, plus dynamique et plus accessible, ainsi qu’à accroître la confiance de la société dans les services de poursuite. Voilà pourquoi nous avons créé le Coordination Center for the Support of Victims and Witnesses afin de fournir des conseils complets aux survivants des atrocités commises par la Russie tout au long des procédures judiciaires. En outre, nous avons lancé un projet de poursuites communautaires visant à établir un partenariat proactif et à long terme entre le ministère public, la police, les organisations de la société civile et la communauté dans son ensemble.
Aux yeux de l’Ukraine, il est essentiel que les crimes internationaux fassent l’objet de poursuites judiciaires et que la responsabilité de l’État soit établie à l’échelle internationale. Par conséquent, nous travaillons activement avec la Cour pénale internationale, la CPI, et nous voyons déjà le leadership dont fait preuve la CPI, qui a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova. Cependant, elle devrait en faire davantage. J’espère qu’elle se penchera également sur d’autres atrocités commises par la Russie.
J’aimerais profiter de l’occasion pour exprimer ma gratitude à l’égard du Canada, qui a offert un financement supplémentaire à la CPI pour renforcer la reddition de comptes relativement à la violence sexuelle liée aux conflits.
La communauté internationale ne peut pas permettre que le crime le plus terrible — le crime d’agression — reste impuni en raison de vides dans les compétences. Les politiciens et les dirigeants militaires russes devraient être tenus responsables d’avoir planifié, organisé et dirigé l’intervention militaire en Ukraine non provoquée et injustifiée. C’est pourquoi nous souhaitons vivement la création d’un tribunal spécial sur le crime d’agression. Nous sommes reconnaissants au Canada de sa participation au groupe cadre de pays. Nous avons réalisé des progrès importants en mettant sur pied le Centre international pour la poursuite du crime d’agression, le CIPA, en juillet dernier. Nous voyons le CIPA comme un centre opérationnel chargé de documenter les faits, de recueillir des renseignements et d’analyser tous les éléments de preuve pertinents, ce qui constitue la première étape importante en vue de faire respecter l’obligation de rendre des comptes relativement aux crimes d’agression. Le CIPA offre l’occasion à des États et à des institutions de participer aux efforts, grâce à des protocoles d’entente, en nommant leurs procureurs au CIPA, comme l’ont fait les États-Unis et comme le fera le Royaume-Uni au terme des négociations qui sont en cours. Nous aimerions que le Canada joue également un rôle actif au sein de cette entité.
Il va sans dire que la réparation des torts est essentielle pour les victimes et les survivants. C’est également un élément crucial du plan de reconstruction de l’Ukraine. Nous cherchons à obtenir réparation par le biais de mesures légales, notamment des sanctions et la création d’un mécanisme international d’indemnisation. À cet égard, l’opérationnalisation du Registre des dommages grâce à un accord partiel élargi constitue un premier pas dans la bonne direction. Ce registre permettra de rassembler et de consigner les preuves des dommages et des préjudices causés. Ces mesures doivent être complétées par un régime de sanctions sévères permettant de confisquer des avoirs et de les utiliser pour rebâtir l’Ukraine. Nous sommes reconnaissants au Canada d’avoir présenté le projet de loi S-278, qui vise à modifier la Loi sur les mesures économiques spéciales afin d’autoriser en vertu d’un mécanisme légal la saisie d’avoirs russes et leur utilisation en Ukraine. Nous espérons que ce projet de loi sera adopté et que cette mesure législative sera mise en application efficacement.
Permettez-moi maintenant de vous donner un aperçu de nos dossiers prioritaires. Il y a premièrement la déportation et le transfert forcés d’enfants ukrainiens. Plus de 19 000 enfants ont été déplacés de force de l’Ukraine à la Russie et aux territoires occupés. L’altération de leurs documents de citoyenneté et leur adoption non consentie n’ont toujours pas cessé. Il ne fait aucun doute que cela fait partie de la politique planifiée de la Russie visant à salir l’identité ukrainienne en nous volant nos enfants.
Il y a ensuite le dossier des détenus civils liés au conflit. On compte des milliers de civils détenus illégalement dans les territoires occupés, qui sont souvent déportés en Russie, où on ne sait pas où ils se trouvent. Ces deux crimes internationaux donnent lieu à un nombre considérable de victimes, ce qui nécessite l’établissement de mécanismes internationaux visant à assurer le retour immédiat des enfants ukrainiens et des détenus civils déportés de force.
Il y a aussi le dossier de l’incidence de la guerre sur l’environnement. Les dommages causés à l’environnement en Ukraine auront de graves conséquences, qui s’étendront bien au‑delà de nos frontières. Il est nécessaire à notre avis que la communauté internationale unisse ses efforts pour s’assurer que les crimes environnementaux soient documentés et fassent l’objet d’un examen par des experts, d’une enquête et de poursuites judiciaires. Les attaques contre le barrage de Nova Kakhovka, l’Institut de physique et de technologie de Kharkiv, des centrales nucléaires, des dépôts de pétrole, des territoires internationalement protégés, des réserves naturelles de l’Ukraine et bien d’autres ne sont pas des crimes accidentels, mais bien des méthodes spécifiquement utilisées pour détruire l’environnement, précisément de l’habitat naturel des espèces et des personnes.
Permettez-moi encore une fois de vous remercier pour votre soutien indéfectible et vos efforts inlassables à l’égard de l’Ukraine. Je suis convaincu que nos efforts communs nous permettront de tenir les coupables responsables, ce qui contribuera grandement à assurer un avenir collectif pacifique.
Je serai ravi d’entendre vos points de vue et de discuter avec vous des questions qui vous intéressent.
Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur le procureur général, pour cet aperçu détaillé.
J’aimerais souligner que le sénateur Stanley Kutcher s’est joint à nous à titre d’observateur.
Chers collègues, je tiens à vous informer que, comme à l’habitude, vous aurez droit à quatre minutes maximum durant le premier tour, ce qui inclut les questions et les réponses. Je sais que nous avons beaucoup de questions à poser, mais je vous encourage à être aussi concis que possible relativement à vos questions et préambules.
Le sénateur Ravalia : Merci, monsieur le procureur général. J’ai eu le plaisir de vous rencontrer lors de votre visite au Canada.
Ma question concerne le fait que l’épouse du numéro un des services de renseignements militaires de l’Ukraine, Marianna Budanova, a été hospitalisée récemment en raison d’un empoisonnement par un métal lourd. Dans quelle mesure cela est-il inquiétant sur le plan de la sécurité de l’Ukraine étant donné que cette personne constitue potentiellement une cible de haut niveau au sein de votre pays?
M. Kostin : Les services de renseignements militaires ont fait savoir qu’ils mènent actuellement leur propre enquête interne, au terme de laquelle ils décideront de faire appel ou non aux organismes ukrainiens d’application de la loi et au ministère public pour enquêter davantage sur cet incident. C’est tout ce que je peux dire à ce sujet en ce moment.
Le sénateur Ravalia : Êtes-vous en mesure de nous dire dans quel état elle se trouve actuellement?
M. Kostin : Nous pouvons seulement nous fier sur l’information officielle diffusée publiquement par les services de renseignements militaires et l’information diffusée par nos médias. Ce sont les seules informations que je peux confirmer. Elle se trouve dans un état stable, d’après ce qu’ont fait savoir publiquement les services de renseignements militaires.
Le sénateur Ravalia : Je vais passer à un autre sujet. Votre commandant militaire en chef, Zaluzhny, a récemment affirmé que les forces armées se trouvaient dans une impasse sur le champ de bataille et il a fait état d’inquiétudes quant à un équilibre en ce qui a trait aux pertes dévastatrices et à la destruction. Compte tenu du fait qu’il existe d’autres conflits majeurs dans le monde, dans quelle mesure craignez-vous que la situation actuelle soit celle d’une impasse entre l’Ukraine et la Russie au front?
M. Kostin : Nous pensons que l’Ukraine est prête à se battre pour conserver l’intégrité de son territoire et pour faire en sorte que la Russie et les Russes soient tenus responsables de chacun des crimes de guerre qu’ils ont commis contre l’Ukraine et les Ukrainiens. Pour gagner ces deux combats, nous avons besoin d’un soutien considérable et durable sur les plans militaire, financier, humanitaire et politique, ainsi qu’au chapitre de la reddition de comptes.
Grâce à l’unité ainsi qu’au soutien suffisant et en temps opportun qu’il nous faut pour gagner cette guerre, nous pensons que nous serons en mesure de gagner ces deux combats. Il s’agira d’une victoire conjointe, d’une victoire de la civilisation contre la tyrannie. Nous sommes tout à fait conscients que, si notre combat dure trop longtemps, il est possible que la Russie et d’autres pays ouvrent d’autres fronts dans d’autres régions du monde. Cela menacera encore davantage la sécurité et la stabilité mondiales. Il est important de consolider nos efforts et de fournir à l’Ukraine ce dont elle a besoin en temps opportun afin qu’elle puisse gagner cette guerre le plus tôt possible.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup. Soyez assurés de notre soutien indéfectible.
Le sénateur MacDonald : Monsieur Kostin, c’est fantastique de vous revoir.
On peut lire dans un article du New Atlantis que la Russie importe du matériel de la Chine qui est essentiel à sa capacité de maintenir ses efforts pour conserver les territoires ukrainiens qu’elle contrôle. Le matériel en question comprend des roulements à billes, des puces électroniques ainsi que des pièces d’avionique et des pièces de moteur d’avion de chasse.
Est-ce que l’Ukraine et ses alliés ont envisagé de sanctionner l’importation de ce matériel en Russie? Quel type de sanctions serait le plus efficace? Merci.
M. Kostin : Merci pour cette question. Il est extrêmement important que la communauté internationale agisse afin d’éviter le contournement des régimes de sanctions.
La question que vous avez soulevée est extrêmement importante, car la Russie tente d’acheter des biens précis qu’elle utilise pour produire des armes. Bien sûr, nous surveillons cette situation et nous communiquons nos constatations et nos preuves démontrant qu’une grande partie de ce matériel est utilisée par la Russie pour produire des missiles, des drones et des munitions.
Nous sommes prêts à communiquer ces constatations à tous nos partenaires, premièrement, afin que les entreprises qui tentent de contourner les régimes de sanctions soient sanctionnées, et, deuxièmement, afin de pouvoir entamer des poursuites criminelles dans certains pays.
Il y a un mois seulement, nous avons reçu de nombreux membres de l’équipe d’intervention conjointe des États-Unis — créée par les départements du Commerce et de la Justice, en collaboration avec le FBI — qui mène une enquête sur de nombreux cas de contournement des sanctions qui ont donné lieu à l’acquisition de tels biens par la Russie par l’entremise de pays tiers. La coopération entre nos pays est extrêmement importante en vue de prévenir l’obtention de tels biens par la Russie. L’Ukraine est disposée à communiquer tous les renseignements pertinents et à contribuer à toute enquête afin de tenir responsables ceux qui continuent d’être impliqués dans cette activité illégale. Cela contribuera à dissuader d’autres entreprises de collaborer avec la Russie par l’intermédiaire de pays tiers.
La sénatrice M. Deacon : Merci d’être de retour pour faire le point à notre intention. Nous vous en sommes très reconnaissants. J’ai bien aimé vos commentaires au sujet d’un mécanisme international d’indemnisation. J’ai été ravie de vous en entendre parler durant votre exposé.
Bien que l’Ukraine ait accepté que la CPI exerce sa compétence, ce tribunal ne peut pas exercer sa compétence à l’égard des crimes de guerre commis par la Russie sans le consentement de celle-ci. À défaut d’une révolution à grande échelle en Russie qui contribuerait à renverser le régime actuel, y a-t-il un scénario — d’après votre point de vue et ce que vous voyez et entendez — que vous pouvez envisager où des représentants du gouvernement russe seraient traduits devant la CPI pour leurs crimes?
M. Kostin : Merci pour cette question. À l’heure actuelle, il existe une loi en Ukraine qui donne la possibilité au Bureau du Procureur de la CPI d’effectuer pleinement son travail. Il peut exercer sa compétence à l’égard de tous les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine et à l’égard de tous les Russes, y compris le président de la Russie, Vladimir Poutine, qui fait déjà l’objet d’un mandat d’arrêt.
La seule lacune dans le système de reddition de comptes concerne le crime d’agression. Les règles de compétence de la CPI sont différentes en ce qui a trait à ce type de crime. Sans le consentement de la Russie, la CPI ne peut pas enquêter sur ces cas ni intenter des poursuites.
En ce qui a trait aux autres crimes prévus dans le Statut de Rome — les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre —, la CPI a l’entière capacité d’enquêter et d’intenter des poursuites contre tous les responsables russes. Ces affaires sont en cours.
Pour ce qui est d’envoyer des Russes derrière les barreaux à La Haye, c’est bien sûr l’objectif de notre travail. Nous comprenons les défis auxquels nous sommes confrontés, car les procès à la CPI peuvent uniquement avoir lieu en personne.
S’agissant du travail des procureurs, nos objectifs les plus importants sont de documenter les preuves, de mener des enquêtes et de constituer les dossiers. Notre but est de recueillir dès maintenant suffisamment de preuves afin que tous les responsables russes qui comparaîtront à la CPI dans les prochaines années fassent l’objet de poursuites intentées par la CPI. Nous ne voulons pas attendre la fin de la guerre ou leur capture. Notre objectif principal est de préparer les dossiers, qui attendront à la CPI jusqu’à ce que les responsables puissent être capturés et transférés à La Haye. Dieu sait comment évoluera la situation en Russie au cours des prochaines années, mais nous n’avons pas le temps de réfléchir à cela.
Notre travail consiste à documenter les cas, à enquêter sur ceux-ci et à intenter des poursuites contre les responsables en prévision de la tenue d’un procès à La Haye.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
La sénatrice R. Patterson : Merci, procureur général Kostin.
Je voudrais revenir sur les 19 000 enfants ukrainiens qui ont été enlevés et assimilés de force en Russie, et je me demande — je reconnais que vous ne pouvez pas discuter de tous les sujets — si vous êtes en mesure de fournir des renseignements sur la manière dont vous suivez le parcours de ces enfants, et si la communauté internationale peut faire quelque chose de plus pour aider ces enfants qui n’ont aucun désir de quitter l’Ukraine et qui ont été forcés de le faire?
Merci.
M. Kostin : Merci. C’est l’une des tâches les plus difficiles à accomplir pour nous tous.
Tout d’abord, j’aimerais souligner que la Russie a commis toutes sortes de crimes de guerre contre nos enfants, mais que ce type de crime — l’enlèvement d’enfants ukrainiens et leur déportation forcée — a été commis à une très grande échelle qui n’a pas été observée en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Nous parlons d’au moins 19 000 cas sur lesquels nous enquêtons. Bien entendu, le fait de tenir les agresseurs russes responsables de ces crimes odieux ne veut pas dire que ces enfants seront automatiquement renvoyés chez eux.
Premièrement, nous coordonnons nos efforts d’enquête non seulement avec la Cour pénale internationale, mais aussi avec des institutions spécialisées et des organisations internationales qui disposent de leurs propres sources d’information pour déterminer où se trouvent nos enfants.
Je voudrais simplement mentionner l’énorme travail réalisé par le Ukraine Conflict Observatory de l’Université Yale, qui nous a fourni des informations supplémentaires sur les lieux de détention illégale d’enfants ukrainiens en Russie au début de l’année en cours, ainsi que ce dernier rapport sur le déplacement et le transfert potentiels d’enfants ukrainiens vers le Belarus, ainsi que sur l’implication des autorités bélarussiennes dans cette pratique criminelle qui est dirigée par la Russie. Nous ne coopérons pas seulement avec ces autorités, mais aussi avec les services de renseignement de différents pays, afin d’utiliser leurs ressources pour savoir où se trouvent nos enfants.
Je pense qu’il est très important de poursuivre notre travail sur le plan de la responsabilité, et nous comprenons tous... en fait, cela a été mentionné publiquement pendant l’événement organisé par l’ombudsman ukrainien, au cours de la semaine des réunions de haut niveau de l’Assemblée générale des Nations unies. Il a indiqué que, d’après ses conclusions, la Russie a commencé à renvoyer davantage d’enfants après l’émission du mandat d’arrêt de la CPI. Toutefois, à l’heure actuelle, seulement 387 enfants sont rentrés chez eux, ce qui est insuffisant si l’on tient compte du fait que 19 000 enfants ont été enlevés.
Notre principal objectif est de rallier la communauté internationale et d’utiliser toutes les voies disponibles à l’échelle internationale, comme celles offertes par les organisations internationales, en vue d’accélérer le travail d’organisations comme les Nations unies, l’UNESCO et le Comité international de la Croix-Rouge, dont le rôle principal est de faire en sorte que nos enfants retournent en Ukraine.
Je pense qu’en exerçant des pressions internationales sur la Russie de façon unie et conjointe et en utilisant toutes les voies qu’offrent les organisations internationales, cela nous aidera à ramener nos enfants chez eux.
Je pense qu’il est très important que la coalition des pays prêts à œuvrer pour le rapatriement des enfants ukrainiens, qui est coprésidée par le Canada... Je pense qu’il s’agit d’un grand pas en avant pour conjuguer les efforts de différents pays, y compris de ceux qui sont prêts à jouer le rôle d’intermédiaires dans ces négociations très difficiles. Nous ne devons pas oublier que les enfants doivent être rapatriés sans condition, car leur détention en Russie sans aucune base légale constitue une violation du droit humanitaire international et de leurs droits.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Boniface : Monsieur le procureur général, merci beaucoup de votre présence. Ma question fait suite à celle de la sénatrice Patterson sur le rapatriement des enfants.
Je crois que vous avez récemment rédigé ou corédigé un article qui a été publié dans le Globe and Mail. Vous y parlez du fait que le Canada pourrait désigner un envoyé spécial pour la justice internationale, qui pourrait servir de point de convergence des efforts visant à soutenir le rapatriement des enfants ukrainiens.
Pourriez-vous préciser en quoi un envoyé spécial pourrait, selon vous, être utile?
M. Kostin : Je pense qu’il est important que le Canada assume un rôle plus actif en créant une coalition de pays qui aura recours à tous les moyens possibles pour assurer le retour de nos enfants. Nous verrons comment cela fonctionnera, mais je pense que l’envoyé spécial — la personne qui se concentrera sur ce dossier — sera d’une aide précieuse.
En fait, nous le constatons dans notre travail. Je vous ai dit que nous avons recours à des experts pour les dossiers très complexes dans le cadre de poursuites : il s’agit de gens qui possèdent de bonnes habiletés de communication, qui ont une position solide, une excellente connaissance du droit humanitaire international, un bon réseau dans le monde, et qui peuvent mener ces efforts de façon très efficace.
Il serait très utile qu’une telle pratique soit adoptée par d’autres pays qui sont prêts à nous aider. Leurs envoyés spéciaux pourraient participer aux efforts de rapatriement des enfants ukrainiens. De nombreux politiciens sont d’un grand secours, mais ils sont aussi très occupés. Les ministres, les diplomates, les députés et les chefs de gouvernement ont un horaire du temps très chargé. Le recours aux spécialistes dans ce domaine nous permettrait de structurer nos efforts.
Je le répète, je pense qu’il serait très utile que les dirigeants mondiaux soulignent chaque jour la nécessité d’assurer le retour des enfants ukrainiens et des civils ukrainiens détenus. Nous parlons également d’adultes — au moins 16 000 adultes ukrainiens — qui sont détenus illégalement en Russie et dans les territoires occupés. Le droit humanitaire international prévoit qu’ils doivent être renvoyés vers l’Ukraine, et ce sans condition.
Je pense que c’est une très bonne idée, et j’espère qu’elle portera ses fruits. Merci.
La sénatrice Boniface : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci pour votre présence à une heure aussi tardive à Kiev. En septembre dernier, la Cour pénale internationale, ou CPI, a ouvert un nouveau bureau à Kiev.
Après cette décision, vous avec déclaré ceci : « Aujourd’hui marque une étape cruciale dans notre cheminement vers le rétablissement de la justice ».
Pouvez-vous nous expliquer ce que ce nouveau bureau sera en mesure de réaliser sur place? De quelle manière cette initiative va-t-elle s’imbriquer avec l’envoi des 42 enquêteurs et experts de la CPI qui ont déjà été envoyés en 2022?
[Traduction]
M. Kostin : Merci. Il s’agit vraiment d’un événement historique. En mars, j’ai signé un accord avec la Cour pénale internationale au nom du gouvernement ukrainien pour la création du bureau de la CPI à Kiev. Il s’agit d’ailleurs du plus grand bureau de la CPI à l’extérieur de La Haye.
Cela nous montre de façon concrète que la CPI est déterminée à travailler avec nous en Ukraine pendant des années. Elle souhaite accomplir un travail durable pour ce qui est des enquêtes sur les principaux crimes internationaux commis par la Russie en Ukraine.
La création de ce bureau a simplifié le travail des enquêteurs du Bureau du Procureur de la CPI. Cette présence prolongée en Ukraine a simplifié bon nombre de procédures. Avant la création de ce bureau, la Cour utilisait un système de rotation. Maintenant, les enquêteurs peuvent rester plus longtemps.
Ils ont mis sur pied des mesures de sécurité supplémentaires. Ils disposent de matériel supplémentaire, de voitures, et cetera. C’est très important, car ils se déplacent dans le pays. Ils ne sont pas loin des conflits. Ils travaillent donc avec nos enquêteurs et nos procureurs, dans le respect absolu de l’indépendance de leur enquête.
Nous voulons travailler avec l’équipe du procureur Khan. Nous avons des projets pour cette année et nous avons établi des priorités. Nous savons que notre bureau mènera des enquêtes et intentera des poursuites pour 99 % de ces dossiers. La CPI intentera des poursuites contre les responsables des crimes les plus graves.
En réalité, le premier mandat d’arrestation était de nature tout à fait complémentaire, car le rôle de la CPI est d’intervenir lorsque les autorités nationales ne veulent pas ou ne peuvent pas intenter des poursuites lorsque des crimes internationaux sont commis. L’Ukraine a la volonté et la capacité de le faire, mais elle n’a aucune autorité sur Vladimir Poutine, car il jouit d’une immunité, dans tout pays. Le premier mandat d’arrestation est de nature tout à fait complémentaire.
Nous avons mis sur pied des groupes de travail avec l’équipe du procureur Khan. Je ne parlerai pas des liens précis qui existent, car il en va de l’indépendance de l’enquête, mais le plus important, c’est que nous avons des priorités. Nous travaillons fort pour préparer un plus grand nombre de dossiers. Nous n’abandonnons pas les dossiers précédents, ils sont donc en cours, ils évoluent, et nous avons des projets pour l’année prochaine.
J’espère que le monde verra les résultats fructueux de notre collaboration unique et, je dirais, sans précédent avec la CPI.
Je tiens à vous dire que le premier mandat d’arrestation a été le fruit de cinq mois de travail intense avec les enquêteurs de la CPI, qui ont bénéficié d’un soutien énorme de la part de notre gouvernement, y compris de mon bureau. Nous leur avons présenté les éléments de preuve et tous les renseignements pertinents. Nous travaillons à la même vitesse et avec le même degré de coopération, et c’est un exemple unique de la façon dont les autorités nationales collaborent avec la CPI. Nous contribuons aux efforts pour que justice soit faite à l’échelle internationale pendant la guerre. C’est très important aux yeux des victimes et des survivants.
La sénatrice Gerba : Merci.
La sénatrice Coyle : Encore une fois, merci à vous, monsieur le procureur général, d’avoir accepté de témoigner. Je vous félicite de votre travail novateur dans divers domaines. Vous faites preuve d’innovation et je crois qu’il est important pour nous de bien comprendre.
J’ai une question, qui révélera probablement mon manque de connaissances. J’aimerais savoir quel est le statut du Groupe Wagner en ce moment. Qu’observez-vous, le cas échéant, pour ce qui est d’autres groupes de mercenaires de la Russie et peut‑être d’ailleurs? Pouvez-vous nous faire une mise à jour?
Je me demande ensuite s’il y a une différence dans la façon dont vous traitez les auteurs de crimes de guerre, y compris le pire des crimes, comme vous l’avez dit, le crime d’agression, en faisant la distinction entre les bandes de mercenaires et le gouvernement russe officiel. Nous savons bien que ces bandes obéissent au gouvernement russe officiel, mais j’aimerais savoir quel traitement leur est réservé.
M. Kostin : Je vous remercie de la question.
Tout d’abord, nous menons plusieurs enquêtes à l’égard des membres du soi-disant Groupe Wagner et d’autres compagnies de mercenaires, qui, selon nous, font partie des forces armées russes.
Pour revenir au Groupe Wagner, dont se servent les autorités russes pour appuyer leurs forces armées, il a été divisé en deux grands éléments. Le premier a été dépêché au front par le gouvernement russe, et pour cette raison, nous traitons ces mercenaires comme des combattants, car ils faisaient partie des forces armées russes.
Nous avons eu énormément de discussions juridiques approfondies avec des experts internationaux qui nous ont aidés à créer un cadre juridique pour les mercenaires intégrés à l’armée russe. Nous sommes persuadés que les mercenaires qui se battaient au front et qui relevaient de la chaîne de commandement de l’armée russe doivent être traités comme des combattants.
Les autres membres du Groupe Wagner qui ont commis des crimes de guerre cruels et brutaux dans les territoires occupés et qui ont terrorisé la population civile font l’objet, bien sûr, de poursuites par mon service pour avoir violé le droit international.
Voilà où nous en sommes actuellement. Nous avons comme position qu’aux yeux du monde, le Groupe Wagner est une organisation terroriste internationale. C’est extrêmement important, parce qu’il bénéficiait non seulement du soutien du gouvernement russe, mais également parce qu’il était financé par le budget russe, conformément à la déclaration faite par le président de la Russie, Poutine, déclaration dont nous nous souvenons tous. Cependant, le groupe reçoit également des fonds de ses activités illégales dans d’autres coins du monde, ce qui menace la sécurité internationale en Afrique, en Amérique latine et ailleurs.
Nous savons que des groupes comme le Groupe Wagner constituent une menace pour la sécurité et l’ordre à l’échelle internationale. Il faudrait que nos amis et nos alliés prennent position pour lutter contre les agissements du groupe non seulement en Ukraine, mais également ailleurs dans le monde, car le groupe finance ses activités en Ukraine au moyen de l’argent illégal gagné ailleurs.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.
M. Kostin : J’ai une autre suggestion. Cette année, nous avons également intenté des poursuites pénales par contumace contre Evgueni Prigojine. Nous ignorons s’il vit encore, parce que nous recevons des renseignements contradictoires. Cependant, les poursuites ont été intentées en février avec comme motif la violation du droit international.
La sénatrice Coyle : Merci.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Woo : Bonsoir, monsieur le procureur général.
Quelle est votre estimation des coûts de reconstruction de l’Ukraine, et quels engagements et promesses avez-vous reçus de vos alliés occidentaux et d’autres pays non combattants pour aider l’Ukraine dans sa reconstruction, mis à part les avoirs de la Russie qui pourraient être saisis et utilisés par des pays qui sont en mesure de le faire?
M. Kostin : Je vous remercie de la question.
Le dernier rapport publié par le Groupe de la Banque mondiale il y a quelques mois estime à 411 milliards de dollars les dommages et pertes causés par l’agression russe en Ukraine. Nous comprenons que le chiffre véritable pourrait être plus élevé, car il ne comprend pas les revendications individuelles des victimes et survivants.
Pour ce qui est des avoirs russes saisis et utilisés à titre d’indemnisation pour l’Ukraine, la priorité devrait être accordée aux victimes et survivants de la guerre, à mon avis. Les gens qui ont perdu des membres bien-aimés de leur famille, les personnes qui ont été blessées, torturées et humiliées et tous les autres victimes et survivants devraient être indemnisés au moyen des avoirs de l’agresseur. Sur le plan civil, ce sera une justice réparatrice.
Nous insistons fortement sur le fait qu’il ne faut pas se contenter de saisir les avoirs des particuliers, et nous félicitons le Canada, qui a été une figure de proue de ce processus en adoptant une loi particulière et qui poursuit en justice les soi‑disant oligarques russes pour saisir leurs avoirs. Cependant, nous comprenons que la saisie des avoirs sera insuffisante, ne serait‑ce que pour indemniser les victimes et les survivants.
Nous comprenons que la Russie, en tant qu’État agresseur, devrait être tenue responsable et qu’elle devrait à cette fin et en toute connaissance des contraintes juridiques se voir confisquer ses avoirs souverains. Notre position est que si nous croyons tous en la justice et que nous comprenons que la justice doit être rétablie, les Ukrainiens et l’Ukraine devraient recevoir des fonds pour compenser les dommages causés par la Russie et pour reconstruire le pays, détruit par l’agression russe. Les pays devraient prendre des décisions courageuses et commencer à confisquer — à saisir — les avoirs souverains de la Russie. Je vais revenir une fois encore sur le projet de loi dont le Parlement est présentement saisi. Nous avons des discussions très fructueuses avec les États-Unis. Nous comprenons que l’Union européenne est un peu mitigée à cet égard, mais qu’elle examine très attentivement la structure juridique qui pourrait être soutenue par les gouvernements canadien et américain afin de permettre la saisie d’avoirs souverains russes.
Nous pensons qu’à un moment donné, ces actifs devraient être saisis et remis à l’Ukraine. Cependant, ce qui est vraiment important, c’est que cette année, nous avons créé le premier niveau d’un mécanisme d’indemnisation, à savoir le registre international des dommages, qui est géré par un conseil international. Le deuxième niveau est la commission d’indemnisation, qui sera créée selon les mêmes principes d’indépendance et de transparence, et qui sera gérée par une commission internationale et rien d’autre. La commission décidera qui doit payer et quel montant doit être payé. Le niveau suivant est le fonds d’indemnisation. Là encore, il s’agit d’un organisme international qui recueillera les fonds transmis par tous les pays qui saisissent des avoirs russes et qui acheminera ces fonds aux fins de compensation.
Nous sommes donc très transparents et très ouverts à la communauté internationale, car nous comprenons que la justice doit être rendue de manière absolument transparente. Par conséquent, je pense qu’un jour viendra où nous gagnerons cette discussion et où les gouvernements et les parlements honoreront mieux leurs — je dirais — obligations politiques en admettant que l’Ukraine doive être reconstruite et restaurée grâce aux ressources financières prises à l’État agresseur.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup, monsieur le procureur général. J’ai une question, qui porte sur la constitution de dossiers et les poursuites judiciaires, mais elle concerne deux aspects distincts.
La première partie est la suivante : comment constituez-vous des dossiers et engagez-vous des poursuites sur les questions relatives au génocide culturel en tant que crime de guerre? Il y a environ deux semaines, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, ou UNESCO, a noté que plus de 300 sites du patrimoine ukrainien avaient été détruits ou considérablement endommagés. Comment gérez-vous ce type d’affaires et de poursuites?
La deuxième partie de ma question sur la constitution de dossiers et les poursuites concerne les Kadyrovites et les poursuites engagées contre Ramzan Kadyrov, du côté tchétchène. Comment faites-vous jouer cette composante tchétchène et qu’en retirez-vous?
M. Kostin : Tout d’abord, je vous remercie de votre question sur le génocide culturel. C’est l’un des domaines de notre réseau de responsabilité sur lequel nous concentrons nos efforts en ce moment. J’étudie la possibilité de créer à nouveau une unité spéciale de procureurs spécialisés dans le génocide culturel. Le travail qui doit être fait à cet égard est considérable. Il s’articule désormais autour de deux axes principaux. Le premier est la détérioration et la destruction d’objets culturels. Nous documentons chaque cas en prenant soin de mettre l’accent sur les aspects des crimes commis qui s’inscrivent dans la définition de crimes de guerre particuliers. La deuxième étape consistera à calculer les dommages afin de les inclure dans le système de réparations, que j’ai déjà mentionné. La troisième étape consistera à trouver des preuves que les attaques ciblant le patrimoine culturel ukrainien ont été menées avec l’intention non seulement de détruire ce patrimoine, mais de le détruire en tant que patrimoine culturel de l’Ukraine.
Le deuxième volet de cette action est notre travail de prévention et de lutte contre le commerce illicite du patrimoine culturel volé. Nous créons actuellement des partenariats avec des organisations internationales. À l’heure actuelle, les plus importantes sont le Federal Bureau of Investigation, ou FBI, Europol et Eurojust. Ces organisations ont été choisies d’emblée, car elles surveillent déjà les marchés afin de repérer des éléments du patrimoine culturel qui pourraient se retrouver sur le soi‑disant marché noir. Plusieurs pièces ont déjà été renvoyées en Ukraine après avoir été trouvées et saisies par les autorités. Le dernier exemple de cela s’est produit aux États-Unis alors que les services douaniers américains se sont emparés d’une partie du patrimoine culturel ukrainien qui avait été volé dans des musées situés en territoires occupés. Comme je l’ai dit, nous allons suivre cette piste dans cette direction.
En ce qui concerne la documentation des crimes commis par d’autres, vous avez mentionné les Kadyrovites et d’autres représentants tchétchènes. À nos yeux ils sont membres de la machine d’agression russe, de la machine criminelle russe. Nous documentons chaque cas où des représentants de ce groupe de Russes sont impliqués. Pour nous, ils sont comme beaucoup d’autres criminels de guerre russes.
Le sénateur Kutcher : Je vous remercie.
Le président : Merci beaucoup.
Nous allons passer à la deuxième série de questions dans un instant, mais j’aimerais avant cela poser moi aussi une question. Procureur général Kostin, vous faites un travail qui n’est pareil à nul autre. Vous avez géré un bureau en temps de guerre et — dans un sens, bien sûr — en temps réel, alors que vous lancez des enquêtes par milliers. Pensez-vous que vous disposez de suffisamment de ressources? Comment êtes-vous financé? Cela inclut également la formation de votre personnel. Arrivez-vous à en faire suffisamment?
M. Kostin : Merci de votre question. Pratiquement personne en Ukraine ne pourrait dire que nous sommes suffisamment bien équipés dans tous les domaines. Vous avez mentionné la formation. L’année dernière, nous avons créé d’excellents partenariats avec nombre de nos partenaires et amis, et nous parlons de centaines de procureurs et d’enquêteurs qui suivent une formation substantielle sur les différents types d’enquêtes concernant les crimes de guerre. Pour ce qui est des crimes de guerre spécialisés, nous avons beaucoup de procureurs et d’enquêteurs qui suivent des formations sur des sujets très ciblés : les violences sexuelles liées aux conflits, les crimes contre les enfants en temps de guerre et les crimes contre l’environnement. J’ai également mentionné que nous enquêtons sur les cyberattaques en tant que crimes de guerre — pour la première fois dans l’histoire — ainsi que sur les crimes de guerre environnementaux et l’écocide. Là encore, c’est une première dans l’histoire du monde. La formation dans ces domaines est très importante, car nous créons des pratiques et des normes qui n’existent pas ailleurs dans le monde.
Je mentionnerai également un nouveau type d’interrogatoire, appelé entretien d’investigation. Il s’agit d’un type d’interrogatoire différent qui permet aux témoins de crimes de guerre de se sentir plus à l’aise lorsqu’ils traitent avec les enquêteurs. Cette pratique permet aux enquêteurs de recueillir plus d’informations et plus de détails des témoins.
En ce qui concerne les missions de nos collègues sur le terrain, nous sommes reconnaissants envers nos partenaires français, slovaques, polonais, espagnols, belges et néerlandais qui ont plusieurs missions sur le terrain et qui, non seulement, nous aident à enquêter sur des types particuliers de crimes de guerre ou sur des lieux précis où des atrocités de masse ont été commises, mais qui nous apportent également du matériel spécialisé, en particulier du matériel médico-légal. Nous avons besoin de plus de matériel médico-légal. Nous en avons besoin parce qu’il simplifie et accélère notre travail. C’est très important. Ils ont également apporté du matériel spécialisé pour l’analyse de l’ADN et pour la création de modèles 3D des immeubles détruits par les attaques russes. Ils contribuent également à la formation de nos procureurs et de nos enquêteurs.
Ce travail est très important. Nous avons besoin de plus de soutien, et si le Canada est prêt à envoyer des missions sur le terrain en Ukraine, nous lui en serons très reconnaissants. Nous avons vraiment besoin d’équipements médico-légaux, en particulier pour les enquêtes sur les crimes environnementaux. Il nous faut plus d’équipements et il nous les faut en temps opportun. Je vous remercie.
Le président : Merci. Chers collègues, il ne nous reste que quelques minutes. Je propose que vous posiez vos questions dans l’ordre et que nous permettions au procureur général de répondre comme il l’entend à l’ensemble du menu que vous lui présenterez, si cela vous convient.
Monsieur le procureur général, cela signifie que vous allez devoir répondre à beaucoup de questions en même temps, mais j’ai l’impression que vous y êtes habitué.
La sénatrice R. Patterson : Nous savons que l’Ukraine ne fait pas que mener une guerre tout en essayant de maintenir l’intégrité du pays. Je dirais que vous êtes aussi en train d’établir la norme qui sera utilisée dans l’avenir pour traiter des crimes de guerre et de ce qu’ils signifient vraiment. Nous vous en remercions.
Je sais également que vous ne vous contentez pas de mener une guerre contre un agresseur de taille, mais que vous travaillez d’arrache-pied pour vous attaquer aux problèmes internes auxquels tout pays est confronté, même en temps de guerre, tels que les activités criminelles internes et la corruption.
Pouvez-vous nous donner un aperçu de la façon dont l’Ukraine parvient à gérer ces problèmes tout en composant avec toutes ses autres priorités?
Le sénateur MacDonald : Oui. Monsieur Kostin, selon la BBC, l’Ukraine a repris à la Russie des territoires sur la rive orientale du fleuve Dniepr. Avec cet accès au fleuve, l’Ukraine s’attend-elle à ce que l’équipement et les machines soient plus accessibles aux soldats qui sont sur les lignes de front de la contre-offensive? Quel est l’effet global de ce nouveau développement?
La sénatrice Coyle : Vous avez parlé de crimes contre l’environnement et d’écocide, et plus particulièrement de la question de l’énergie nucléaire et des problèmes de vulnérabilité qui en découlent.
Pourriez-vous nous parler plus en détail de la situation actuelle de l’infrastructure nucléaire en Ukraine et de son lien avec les crimes contre l’environnement et l’écocide?
Le sénateur Kutcher : Ma question porte sur les enfants enlevés, non seulement en ce qui concerne les aspects génocidaires, mais aussi en ce qui a trait aux préoccupations liées à la traite des personnes. Pouvez-vous nous faire part des autres préoccupations relatives à la traite des personnes et de ce que les organisations internationales peuvent faire à cet égard?
Le président : Monsieur le procureur général, le temps est venu pour vous de répondre à ces quatre questions faciles.
M. Kostin : Oui, je vous remercie.
Tout d’abord, la question des machines. Je vais vous demander, si cela est possible, de poser cette question à l’ambassadrice, car elle en sait plus que moi au sujet des enjeux qui concernent l’aide militaire.
En ce qui concerne le crime d’écocide et les centrales nucléaires, l’occupation de la centrale de Zaporizhzhia — qui a aussi été précédée d’attaques de missiles — a créé un réel danger de catastrophe nucléaire qui pourrait menacer et endommager non seulement l’Ukraine, mais aussi des territoires bien au-delà de nos frontières. La raison en est que la centrale de Zaporizhzhia, qui est actuellement occupée par la Russie, est la plus grande centrale nucléaire d’Europe.
N’oublions pas que durant les premiers mois de la guerre, avant que la région de Kiev ne soit libérée, la Russie a occupé la centrale de Tchernobyl qui, bien qu’elle soit fermée, reste dangereuse.
La Russie a également attaqué l’installation de production de neutrons de Kharkiv, une institution scientifique où se trouve une partie de l’équipement utilisé pour le nucléaire. Cette installation de production de neutrons a été attaquée à plusieurs reprises par des missiles russes. Tout cela crée bien sûr un danger potentiel et une menace, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’Europe entière et bien au-delà.
Bien entendu, nous enquêtons sur ces incidents sous l’angle d’un écocide, car ils pourraient engendrer une catastrophe environnementale.
Du point de vue des problèmes internes, oui, nous gérons le pays. Nous ne disposons pas de ressources supplémentaires pour les forces de l’ordre. Nous ne pouvons pas augmenter le nombre d’enquêteurs et de procureurs. La difficulté pour nous consiste à dégager suffisamment de ressources pour régler ces problèmes.
Vous avez mentionné à juste titre notre lutte contre la corruption. On entend parler de beaucoup de cas, mais ce n’est pas parce qu’il y en a plus qu’avant, mais bien parce que nous tenons à exposer chaque occurrence. Aujourd’hui, cela n’a pas encore été rendu public, mais une autre intervention a été menée par le Bureau national de lutte contre la corruption, ou NABU, et le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, ou SAPO, au cours de laquelle plusieurs juges de la Cour d’appel de Kiev se sont retrouvés devant les tribunaux pour leur implication dans des affaires de corruption.
Nous luttons contre la corruption à tous les échelons, à commencer par les plus élevés, c’est-à-dire parmi les juges et les membres du Parlement. Lorsque j’étais au Canada, c’est moi qui supervisais les activités du NABU et du SAPO puisqu’en tant que procureur général, je dois superviser toutes les affaires dans lesquelles des membres du Parlement sont impliqués. Deux membres du Parlement ont été démasqués pour corruption et avisés des soupçons qui pesaient sur eux.
La lutte à la corruption ne se limite pas aux hautes sphères du pouvoir. Nous luttons également contre la corruption aux échelons intermédiaire et inférieur, sur le terrain, parce que les citoyens des collectivités n’aiment pas eux non plus voir un agent de police, un inspecteur des douanes ou des impôts, ou tout autre fonctionnaire régional ou municipal essayer de détourner leurs fonds. Ce travail est, je dirais, holistique. Nous luttons contre la corruption à tous les échelons. Si les cas sont plus nombreux, ce n’est pas parce qu’il y a plus de corruption qu’avant, mais bien parce que nous y répondons avec beaucoup plus d’énergie et de rigueur qu’avant.
La corruption n’est pas le seul problème. Nous luttons aussi contre les influences que les oligarques exercent illégalement. Je peux mentionner que trois personnes connues comme étant des oligarques ont été inculpées en Ukraine pour la première fois dans l’histoire du pays. Deux d’entre eux sont à l’étranger; nous nous battons pour les faire extrader d’Europe et renvoyer en Ukraine. L’un d’entre eux est en détention à Kiev.
Nous luttons également contre le crime organisé, qui s’occupe de la production et du trafic de drogue, non seulement en Ukraine, mais aussi à l’étranger. Cette année, nous avons constaté une recrudescence du trafic de drogues comme la cocaïne et l’héroïne expédiées en Ukraine depuis les ports européens.
Nous travaillons de très près avec nos collègues d’Europol et d’Eurojust. Nous avons mené de nombreuses opérations conjointes au cours de l’année. Nous nous sommes engagés à lutter contre la production et le trafic illégaux de drogues chimiques et d’autres types de drogues en Ukraine.
Un autre volet du crime organisé auquel nous nous attaquons actuellement est le travail des soi-disant centres d’appel. Il s’agit de systèmes où des personnes volent des fonds à partir de cartes bancaires et d’autres types de fraudes sur Internet. Or, nous savons que certaines des victimes de ces actes frauduleux se trouvent à l’extérieur de l’Ukraine. Nous coopérons activement avec Europol et d’autres institutions nationales pour lutter contre ce phénomène.
Ce n’est pas la seule chose que nous faisons. Nous menons une lutte contre la violence domestique et nous essayons de stopper l’augmentation de ce type de violence. Vous comprenez que la situation actuelle fait en sorte que les gens sont stressés. Nous sommes présentement dans les 16 jours de prévention de la violence à caractère sexuel et de la criminalité fondée sur le sexe. Cela fait partie du travail acharné que nous faisons avec le ministère de l’Intérieur et la police nationale pour lutter contre la violence domestique.
Vous avez mentionné la question de la traite des personnes. Sachez que c’est l’une de nos priorités. Nous travaillons en étroite collaboration avec toutes les institutions européennes, car la guerre a fait en sorte que des millions d’Ukrainiens se sont retrouvés en Europe et ailleurs, y compris aux États-Unis et au Canada. Nous travaillons en étroite collaboration afin de nous assurer que nos gens — en particulier les enfants, qui sont les plus vulnérables — ne deviendront pas des victimes de la traite des personnes.
Aujourd’hui, la situation est assez stable parce que nous avons une très bonne coopération avec les autorités nationales de tous les pays où nos enfants et nos gens ont été transférés. Nous comprenons que le risque existe. C’est pourquoi nous consacrons aussi une partie de nos ressources à la lutte et à la prévention de la traite des Ukrainiens et des enfants ukrainiens.
J’ai omis de répondre à la question concernant le traitement des prisonniers de guerre, c’est-à-dire les Russes, les membres du groupe Wagner et les autres combattants. Je tiens à vous assurer que nous nous engageons à garantir que tous les combattants et tous les prisonniers de guerre qui sont en notre possession sont traités équitablement et que leur procès sera équitable. Afin de garantir un procès équitable aux agresseurs russes — qu’ils soient membres du groupe Wagner ou d’autres parties de la machine militaire russe —, nous avons lancé il y a un an un projet de formation systémique et substantielle des procureurs et des juges qui s’occupent de ces procès, ainsi que pour les avocats du système d’aide juridique gratuite qui défendent les agresseurs russes, afin de garantir que tous les éléments de ce que l’on appelle le triangle judiciaire font preuve d’impartialité et d’un degré de professionnalisme élevé. Nous nous engageons à garantir un procès équitable à tous, parce que nous sommes différents des Russes, et nous honorerons notre engagement.
Le président : Je vous remercie, procureur général Kostin. Au nom des membres du comité, je voudrais vous remercier d’avoir pris le temps de nous rencontrer ce soir ou au milieu de la nuit, comme c’est le cas pour vous à Kiev. Nous vous en sommes reconnaissants. Nous avons appris beaucoup de choses en vous écoutant, et ceux qui nous regardent ce soir partout au pays pensent peut-être la même chose.
Nous vous remercions encore une fois. Nous vous souhaitons bonne chance dans votre tâche, et nous sommes honorés que vous vous soyez joints à nous ce soir.
M. Kostin : Je vous remercie infiniment de votre attention et de votre soutien.
Le président : Nous avons de nouveau — je devrais dire pour la troisième fois — l’honneur d’accueillir Son Excellence Yuliya Kovaliv, ambassadrice de l’Ukraine au Canada, à la séance du comité. Bienvenue, madame l’ambassadrice. Je vous remercie de vous être jointe à nous. Nous sommes prêts à entendre votre déclaration préliminaire. Vous connaissez notre façon de procéder. Nos collègues vous poseront ensuite des questions.
La parole est à vous, madame.
Son Excellence Yuliya Kovaliv, ambassadrice, Ambassade de l’Ukraine au Canada, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Merci, mesdames et messieurs les membres du comité. C’est un plaisir et un honneur de participer aujourd’hui à la séance du comité.
J’ai témoigné devant vous en mai. Malgré la continuation de l’agression injustifiée et non provoquée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, je tiens à vous informer que notre pays s’oppose fermement à l’invasion et aux attaques terroristes russes avec l’appui solide que nous ressentons de la part du Canada et de nos alliés dans le monde entier.
À l’heure où nous nous parlons, les habitants des six régions de Kiev entendent le signal d’alarme, ce qui signifie qu’une nouvelle attaque de missiles risque de se produire. En fait, il s’agissait probablement des habitants d’un quart du territoire de l’Ukraine.
Tout récemment, l’Ukraine a commémoré le 90e anniversaire de l’Holodomor, ou génocide par la famine de 1932-1933, au cours duquel des millions d’Ukrainiens ont été victimes de la famine artificielle que le régime soviétique de Staline a orchestrée en vue de réprimer les Ukrainiens et, finalement, de supprimer l’Ukraine et les Ukrainiens de la carte.
Nous sommes très reconnaissants au Canada d’avoir, en mai 2008, été l’un des premiers pays à reconnaître l’Holodomor en Ukraine comme un acte de génocide contre le peuple ukrainien en vertu de la loi pertinente, et d’avoir désigné le premier samedi du mois de novembre comme une journée de commémoration des victimes de l’Holodomor en Ukraine.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, cette force maléfique impunie est revenue sur la terre ukrainienne pour nous infliger de nouvelles souffrances et une nouvelle guerre génocidaire. Les messages diffusés par Poutine sont les mêmes que ceux qui ont été communiqués sous le régime de Staline : meurtres de masse, terreur et déportation des Ukrainiens.
À l’occasion du 90e anniversaire de l’Holodomor, la Russie a lancé 75 drones Shahed de fabrication iranienne sur l’Ukraine, précisément à la veille de cette date, et 74 de ces drones ont été détruits par notre défense aérienne. Malheureusement, les débris de ces drones ont détruit une maternelle à Kiev. Je voudrais vous montrer des photos des résultats de cette attaque massive de drones sur la paisible maternelle que, quelques heures auparavant, les enfants fréquentaient pendant que leurs parents étaient au travail.
Le 11 novembre, après 52 jours de guerre, la Russie a repris ses attaques de missiles contre Kiev. D’après les statistiques seulement, la Russie a lancé plus de 300 missiles de croisière de différents types, 15 missiles balistiques et près de 400 attaques de drones en direction de la capitale de l’Ukraine, au cours des 12 derniers mois.
Depuis le début de l’invasion, les occupants russes ont lancé plus de 3 000 attaques de drones iraniens contre des infrastructures essentielles et civiles en Ukraine. Au cours de l’hiver dernier, nous avons dû affronter 33 attaques massives de missiles, et près de 50 % de l’infrastructure énergétique du pays a été détruite.
Avec le soutien de nos partenaires, pendant la période estivale, nous avons été en mesure de rétablir l’approvisionnement en électricité, en eau et en chauffage dans presque toutes les régions. Malheureusement, je vous communique ces chiffres parce que nous nous attendons à ce qu’une fois de plus pendant la période hivernale, la Russie continue de lancer des attaques de missiles, en particulier contre les infrastructures essentielles, dans le même but, c’est-à-dire priver le peuple ukrainien de ses besoins de base, détruire le moral des troupes et nuire au pays et à sa logistique. Ils ont échoué l’hiver dernier, et nous sommes convaincus que cette nouvelle tentative échouera cet hiver.
La Russie a également subi des pertes importantes sur le champ de bataille, soit plus de 5 500 chars d’assaut, 10 300 véhicules blindés, 323 aéronefs, 324 hélicoptères, 22 navires de guerre, 910 systèmes de lance-roquettes multiples, ou LRM, et plus de 327 000 soldats. Telles sont les pertes subies par la Russie depuis le début de l’invasion à grande échelle.
Dans tout pays normal et démocratique, aucun dirigeant démocratique ne serait en mesure de mener une guerre qui entraîne des pertes aussi importantes, y compris en vies humaines, mais qu’observons-nous? Poutine et son régime ne tiennent pas compte des vies de leurs propres citoyens.
Le 15 novembre, la Douma russe a adopté le budget pour la période 2024-2026. Le budget militaire a connu une hausse de plus de 30 % pour 2024 par rapport à 2023, et environ 40 % de ce budget sera consacré à la défense et au maintien de l’ordre en Russie.
La Russie continue d’accroître ses capacités militaires pour pouvoir mener la guerre, et nous devons nous tenir prêts à agir.
Pendant que nous affrontons le rude hiver et tentons de protéger nos infrastructures civiles, nous avons besoin des systèmes de défense aérienne, notamment le système Patriot, le système NASAMS et le système IRST, pour protéger les villes ukrainiennes, les infrastructures, les ports maritimes et bien d’autres choses encore.
En ce qui concerne le soutien militaire, notre objectif est d’établir une coopération avec les entreprises du secteur de la défense de nos partenaires et d’être en mesure de produire et d’entretenir des capacités militaires supplémentaires dans notre pays. Le 29 septembre, le premier grand forum international des industries de la défense s’est tenu à Kiev. Plus de 250 entreprises de 30 pays se sont réunies dans le but d’établir un partenariat solide, à la fois pour bénéficier aux entreprises du secteur de la défense de nos partenaires et pour accroître la production d’armes en Ukraine qui sont nécessaires pour faire face à l’agression russe. Nous invitons également l’industrie de la défense canadienne à répondre à cet appel et à établir une coopération et des relations plus étroites.
Dans le cadre de notre cheminement vers l’OTAN, nous avons entamé des négociations avec les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, le Japon, la France et plus de 29 pays concernant les garanties et les accords de sécurité. Il s’agit d’une autre perspective à long terme avant que l’Ukraine devienne membre de l’OTAN, et nous nous félicitons que le Canada fasse partie des cinq premiers pays avec lesquels nous avons entamé ces négociations, et nous espérons passer bientôt au deuxième cycle de négociations.
La Russie utilise toujours les céréales ukrainiennes comme une arme. Rien n’a changé depuis l’Holodomor d’il y a 90 ans. La Russie continue de lancer des missiles qui ciblent le transport maritime en mer Noire. Le 8 novembre, la Russie a attaqué un navire civil battant pavillon libérien. Un membre d’équipage a été tué et trois autres ont été blessés. Même en ces temps difficiles, l’Ukraine est disposée à jouer toujours un rôle de partenaire en matière de sécurité alimentaire mondiale. Malgré les champs de mines, l’hiver rigoureux et les défis logistiques, l’Ukraine a récolté 70 millions de tonnes de cultures. Cette année, la récolte s’est élevée à près de 75,9 millions de tonnes. L’Ukraine reste l’un des plus grands producteurs de céréales au monde, et nous sommes prêts à poursuivre nos exportations de denrées alimentaires vers le marché mondial.
Avec l’aide d’un grand nombre de nos partenaires — même quand la Russie s’est retirée de l’initiative céréalière de la mer Noire —, l’Ukraine a continué d’utiliser le corridor maritime de la mer Noire pour exporter des céréales, et nous continuerons de le faire. Pour y parvenir, nous avons toutefois besoin d’une défense aérienne accrue pour protéger les installations portuaires.
Les céréales exportées par l’Ukraine dans le cadre de l’initiative céréalière de la mer Noire, lancée l’année dernière, ont également permis d’acheminer 170 000 tonnes de blé vers les pays qui en ont le plus besoin, comme l’Éthiopie, la Somalie, le Yémen, le Kenya et bien d’autres pays. Avec l’aide du Canada, des États-Unis et d’autres partenaires, l’Ukraine continue de fournir à ces pays la nourriture dont ils ont grandement besoin.
Le président : Madame l’ambassadrice, je suis désolé de vous interrompre, mais je pense que nous devons passer aux séries de questions. Toutefois, je suis certain que certains des renseignements que vous deviez encore nous communiquer dans le cadre de votre déclaration seront transmis au cours de nos séries de questions.
Mme Kovaliv : Merci.
Le sénateur Richards : Je vous remercie de votre présence. Je vais parler du soutien aérien. Selon les rapports, vos forces seraient à l’est du fleuve Dniepr. Vous avez donc regagné du terrain grâce à vos efforts de cet été, mais sans soutien aérien et sans supériorité aérienne, je suis sûr que les Russes essaieront de reprendre ce terrain au printemps prochain. Comment vos forces pourront-elles soutenir l’offensive sans soutien aérien? Qui forme vos pilotes? Quels sont les pays qui forment vos pilotes en ce moment, madame?
Mme Kovaliv : Je vous remercie. En effet, si nous regardons ce qui s’est passé depuis le tout début de l’invasion à grande échelle, nous constatons que, contrairement à de nombreuses opérations de l’OTAN, l’Ukraine n’a jamais eu la supériorité dans les airs. Non seulement cela nous empêche de nous déplacer rapidement sur le champ de bataille sans subir de dommages, mais la Russie a également utilisé des avions de guerre pour lancer des missiles sur l’ensemble du territoire ukrainien. Voilà pourquoi l’Ukraine demande des avions de combat depuis de nombreux mois. Aujourd’hui, la décision politique d’envoyer à l’Ukraine des avions de combat F-16 a été prise. Bien entendu, nous avons commencé la formation des pilotes dans les pays qui possèdent des avions de combat F-16. Nous espérons que la formation prendra moins de temps que dans des circonstances normales. L’Ukraine souhaite faire tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir ces avions de combat le plus rapidement possible.
Il y a aussi les pays qui ont intégré la coalition des avions de combat, et nous sommes reconnaissants au Canada d’en faire partie. Nous espérons obtenir une aide supplémentaire pour former les pilotes, ainsi qu’une aide pour établir l’infrastructure des avions de combat. C’est là un pilier important vers l’acheminement le plus rapide qui soit d’avions de combat F-16 en Ukraine.
Le sénateur Richards : Combien de pilotes actifs avez-vous en ce moment, et que pilotent-ils?
Mme Kovaliv : Malheureusement, pour l’instant, je ne dispose pas de renseignements sur le nombre de pilotes que nous avons et sur leur niveau de formation.
Le sénateur Richards : Cette information est assez sensible de toute façon, mais vous avez effectivement des pilotes actifs en ce moment?
Mme Kovaliv : Je ne connais pas le nombre d’avions opérationnels dont nous disposons actuellement.
Le sénateur Richards : D’accord. Je vous remercie.
La sénatrice R. Patterson : Madame l’ambassadrice, je suis très heureuse de vous revoir. J’aimerais développer la question du sénateur Richards, qui portait sur la survie de l’Ukraine par rapport à la victoire de l’Ukraine. Vous nous avez donné quelques exemples fabuleux de ce que l’Ukraine continue d’apporter au monde entier — même en temps de guerre — en nourrissant les affamés dans des endroits où la faim est chronique, mais tout cela se fait dans l’optique où nous avons réussi à créer un moyen sûr de traverser la mer Noire. Votre capacité à réussir, à remporter une véritable victoire, sera un grand défi, et à plus forte raison si l’on tient compte du fait que le reste du monde commence à être distrait, dirons-nous. Il est très important que le monde comprenne que la victoire en Ukraine est en fait essentielle à la sécurité mondiale.
Pouvez-vous nous parler un peu plus des messages clés que les nations alliées doivent entendre, pour qu’elles comprennent que la survie de l’Ukraine ne suffit pas, qu’il faut qu’elle soit victorieuse?
Mme Kovaliv : Merci, sénatrice. C’est une très bonne question. Nous devons examiner l’historique des actes de la Russie qui sont restés impunis. Lorsqu’elle a envahi la Géorgie et occupé une partie de son territoire, les inquiétudes étaient vives. La Russie ne s’est pas arrêtée. La Russie est ensuite intervenue en Syrie. Les inquiétudes étaient vives. La Russie ne s’est pas arrêtée. La Russie a occupé la Crimée et une partie des régions de Donetsk et de Louhansk. Les inquiétudes étaient vives. La Russie ne s’est pas arrêtée. Elle a ensuite procédé à une invasion à grande échelle de l’Ukraine. L’idée était-elle d’occuper Kiev, de mettre en place un gouvernement fantoche et d’éliminer la véritable indépendance de l’Ukraine? Grâce à la bravoure de tous les Ukrainiens et, avant tout, de nos forces armées, et au soutien solide de nos alliés — un soutien très solide — les troupes russes sont maintenant à l’est, et non à Kiev ou près du flanc est de l’OTAN.
Je pense que nous devons également prendre conscience du fait que la Russie continue d’accroître ses capacités militaires. Si vous examinez les chiffres — et c’est la raison pour laquelle je vous les ai présentés aujourd’hui — la Russie consacre 40 % de son budget au secteur de la défense et de l’application de la loi. Il faut comprendre que la question du renforcement des capacités militaires de la Russie ne concerne pas seulement la guerre en Ukraine, mais aussi la sécurité dans l’Arctique, la sécurité du flanc est de l’OTAN et des opérations russes dans l’hémisphère Sud. Elle concerne également de la construction par la Russie de ce que nous pourrions appeler un axe du mal avec l’Iran et la Corée du Nord, qui crée de nombreux risques en matière de sécurité et de géopolitique pour un grand nombre de pays, y compris pour des pays qui se trouvent à des milliers de kilomètres de la frontière physique avec la Russie.
Le sénateur MacDonald : Excellence, je suis heureux de vous revoir.
D’après votre expérience en tant qu’ambassadrice de l’Ukraine au Canada, pensez-vous que les Nations unies ont été utiles ou neutres dans les efforts visant à traduire la Fédération de Russie en justice pour son invasion illégale de l’Ukraine? Que devraient penser les Canadiens du rôle des Nations unies dans ces circonstances?
Mme Kovaliv : Je vous remercie pour cette question. Il serait sans doute préférable de la poser à mon collègue, le représentant de l’Ukraine auprès des Nations unies. Ce que je peux dire, c’est que les Nations unies représentent également la position de chaque pays. Lorsque le monde soutient des résolutions qui appellent la Russie à retirer ses troupes du territoire ukrainien, et que nous obtenons 186 votes, nous envoyons un message politique fort de soutien et d’unité. Le soutien à la création du Registre des dommages, dont a parlé le procureur général, envoie également un message. Mais quant à savoir si cette institution a contribué à prévenir la guerre, je pense que nous sommes tous témoins de la situation actuelle.
La sénatrice M. Deacon : Merci de vous joindre à nous en personne aujourd’hui. Nous vous en sommes très reconnaissants.
J’ai écouté un certain nombre de choses et les chiffres que vous nous avez communiqués aujourd’hui, et j’aimerais connaître le volume actuel ou la quantité de soutien en matière de munitions dans votre lutte contre la Russie. La préoccupation commune exprimée dans le cadre du conflit est que les pays alliés pourraient ne pas être en mesure de maintenir l’approvisionnement et le rythme souhaités par l’Ukraine ou nécessaires à ce pays. Le président Zelensky s’est adressé à plusieurs reprises aux entreprises du domaine de la défense afin d’attirer des investissements en Ukraine et d’atteindre un certain degré d’autonomie. J’aimerais savoir comment les choses se passent, non seulement en ce qui concerne la production d’une plus grande quantité d’équipements, mais aussi pour ce qui est de la gestion et de la réparation de l’équipement à l’intérieur du pays.
Pourriez-vous nous communiquer des renseignements à jour? Ces efforts se sont-ils avérés fructueux?
Mme Kovaliv : Merci. En effet, tout d’abord, nous avons tous les jours besoin de munitions. Chaque jour, nous utilisons des milliers de calibres de munitions différents sur le champ de bataille. La Russie riposte également. Avec un approvisionnement régulier en munitions, il est crucial pour nous de continuer, jour après jour et mètre après mètre, de libérer et de protéger notre territoire. Nous devons bien entendu accélérer la production de munitions, tant en Ukraine que dans nos pays partenaires. Ce besoin est crucial. Nous constatons aujourd’hui que nous ne pourrons y répondre qu’en établissant un partenariat entre le secteur de la défense, les entreprises et les producteurs. Aucun de ces intervenants ne peut agir seul. Le gouvernement ne peut pas y parvenir seul. Ce type de partenariat est important dans chaque pays de l’OTAN.
Nous déployons tous les efforts possibles en Ukraine pour produire plus de munitions, et nous avons obtenu un certain degré de réussite. Cependant, nous voyons évidemment ce que la Russie peut faire à partir de rien. Par exemple, l’année dernière, la Russie n’a pas été en mesure de produire des drones. Aujourd’hui, la Russie en produit de très semblables aux drones Shahed fabriqués en Iran, avec lesquels elle attaque l’Ukraine. Je pense que nous devrions tous nous inquiéter de cette situation, mais elle constitue également un appel à l’action. Nous devons agir plus rapidement.
La sénatrice M. Deacon : Merci. À ce propos — je pense que les drones sont un bon exemple —, les livraisons d’armes provenant des États-Unis au cours des cinq ou six dernières semaines ont-elles été interrompues en raison des engagements pris par ce pays de fournir des armes à Israël?
Mme Kovaliv : Non, mais bien entendu, le soutien militaire des États-Unis revêt une grande importance pour nous. Nous comptons évidemment sur le maintien de ce soutien et sur le soutien du budget supplémentaire qui permettra de disposer d’un financement suffisant pour continuer de soutenir l’Ukraine en lui fournissant les moyens militaires dont elle a besoin.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le sénateur Ravalia : Je vous souhaite à nouveau la bienvenue et je vous remercie de votre résilience en ces temps extrêmement difficiles.
J’aimerais savoir quelle est la situation sur le terrain en ce qui concerne la santé, et en particulier la santé mentale. Les Ukrainiens doivent évidemment faire face aux conséquences des pertes dues à la guerre — les blessés, etc. — et au traumatisme causé par les missiles qui continuent de tomber, etc. L’Ukraine parvient-elle à faire face aux crises ou aux pressions médicales actuelles?
Par ailleurs, j’aimerais savoir comment vous gérez l’aspect de la santé mentale des enfants et autres.
Mme Kovaliv : Merci. L’infrastructure des soins de santé a souffert au même titre que les infrastructures de l’éducation, du logement et [difficultés techniques]. Lorsque la Russie lance ses missiles, elle vise souvent les infrastructures sociales. Nous estimons que les dommages causés au système de soins de santé s’élèvent déjà à plus de deux milliards de dollars. Il s’agit là de la partie physique de ces dommages.
En ce qui concerne la santé mentale, il s’agit d’un nouveau problème de taille pour les Ukrainiens et les anciens combattants qui reviennent du front. Nombre d’entre eux ont malheureusement perdu des membres ou ont été gravement blessés, et leur réadaptation est très importante pour nous, car ils sont des héros de l’Ukraine. Nous sommes très satisfaits du partenariat que nous avons commencé à établir avec les institutions canadiennes qui travaillent avec les anciens combattants dans le domaine de la santé mentale. Récemment, nous avons signé un protocole d’entente visant à échanger des ressources et des approches sur la façon de traiter ce problème. Car un problème d’une telle ampleur est, malheureusement, un phénomène tout à fait nouveau pour l’Ukraine.
De plus, si nous examinons la situation à plus grande échelle, chaque Ukrainien souffre de la guerre. Chaque civil en souffre. C’est pourquoi nous avons lancé, avec le soutien de notre première dame, un vaste programme intitulé « How Are You Campaign ». Il s’agit d’un programme d’éducation et d’encouragement visant à créer des centres de réadaptation dans lesquels nous formons des médecins et des spécialistes pour qu’ils puissent traiter les problèmes de santé mentale. Nous leur sommes très reconnaissants de tout le soutien qu’ils nous apportent et de l’expérience dont ils nous font part, car l’Ukraine sera confrontée à ce problème dans les années à venir.
Le sénateur Ravalia : Merci.
La sénatrice Coyle : Soyez à nouveau la bienvenue, Excellence. Nous sommes ravis de vous revoir et nous sommes désolés d’entendre que le peuple ukrainien continue de souffrir. Cela dure depuis bien trop longtemps.
Vous avez répondu à la question de mon collègue, le sénateur MacDonald, sur les Nations unies. J’aimerais savoir si, actuellement, les choses avancent avec certains des pays qui ne se sont pas ralliés à la cause dans la mesure où l’on souhaiterait qu’ils le fassent. Nous savons que Vladimir Poutine était en Chine pour le rassemblement Une ceinture, une route. De nombreux dirigeants africains étaient présents. Certains d’entre eux ne se sont pas manifestés comme on l’aurait espéré. L’Inde semble un peu hésitante. La Chine est un autre problème.
Êtes-vous libre de parler des progrès qui pourraient être réalisés? Que pourrait-on faire pour contribuer à réaliser des avancées dans ces domaines?
Mme Kovaliv : Merci. Je ne peux probablement pas parler de chaque pays particulier, mais je vais tout d’abord vous communiquer de l’information sur l’importance des efforts diplomatiques fournis par l’Ukraine en vue de travailler avec les pays de l’hémisphère Sud, en particulier. Nous renforçons nos relations diplomatiques et le dialogue que nous entretenons avec les gouvernements, la société civile et l’éducation au niveau parlementaire. C’est l’une des principales priorités diplomatiques de l’Ukraine.
Bien entendu, nous attachons également de l’importance aux efforts déployés conjointement avec nos partenaires, car l’Ukraine ne dispose pas d’une présence diplomatique dans tous les pays. Ce type de partenariat nous est très précieux, car il nous aide à faire passer notre message.
Dans bon nombre de ces pays, la Russie était traditionnellement présente, à travers une propagande massive, des unités militaires, des livraisons d’armes et d’autres outils de l’influence russe. Mais je pense que nous sommes unis dans l’organisation de ces campagnes de sensibilisation. Nous déployons également des efforts importants, tout comme le président. Tout récemment, il s’est entretenu avec de nombreux journalistes de pays africains pour faire passer un message au sujet de l’Ukraine. Des dirigeants africains se sont également rendus en Ukraine cet été.
Le dialogue se poursuit. De plus en plus de représentants participent aux réunions avec notre Réseau d’analyse stratégique, aux réunions des conseillers sur la formule de paix et à d’autres discussions importantes. Les représentants, non seulement des pays alliés, mais aussi des pays auxquels nous présentons nos arguments, sont également importants. Nous voulons montrer la réalité de la guerre. C’est pourquoi nous accueillons un grand nombre d’entre eux à Kiev.
Je peux vous dire que cet été, alors que les dirigeants africains se trouvaient en Ukraine, à Kiev, la Russie a lancé des missiles balistiques au-dessus de Kiev.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Bienvenue à nouveau, Excellence madame Kovaliv. C’est toujours un plaisir de vous recevoir.
Vous avez indiqué, à juste titre, qu’il n’y a aucun pays démocratique qui peut encaisser autant de pertes, qu’elles soient humaines, financières ou militaires, et continuer à investir comme le fait la Russie. Au mois de septembre, la Russie a justement augmenté son budget militaire de 70 %, le portant à 6 % du produit intérieur brut; c’est énorme. C’est peut-être attribuable au fait que, dans ce pays, on ne voit pas cette guerre qui se passe en Ukraine, compte tenu de la propagande et de la liberté de presse inexistante.
De leur côté, les États-Unis ont récemment révélé que la Corée du Nord a livré des milliers de conteneurs d’armes et de munitions à la Russie, alors que la communauté européenne ne sera vraisemblablement pas en mesure de livrer les millions de munitions promises au printemps à l’Ukraine.
Excellence, on se demande si le soutien financier américain, qui semble aussi remis en question pour des raisons de politique intérieure, aura quant à lui un impact sur ce qui se passe en ce moment en Ukraine. Est-ce que les récentes nouvelles sont inquiétantes pour vous? Est-ce que cela va changer le cours des choses?
Est-ce qu’on peut faire quelque chose? Notamment, est-ce que le Canada peut agir autrement pour renforcer son soutien à l’Ukraine?
[Traduction]
Mme Kovaliv : Merci pour cette question. Bien entendu, toute nouvelle livraison d’armes à la Russie constitue une préoccupation majeure, de même que les cas dans lesquels des armes occidentales sont transférées à la Russie au mépris des sanctions. Les sanctions des conventions et de la prévention sont d’une grande importance pour nous tous.
Nous avons aujourd’hui brièvement abordé la question des munitions. Oui, il s’agit également d’une grande priorité. Nous avons compris, en travaillant avec les secrétaires à la défense, qu’ils ont besoin d’un engagement à plus long terme pour augmenter leur production. Voilà le dialogue en cours dans chaque pays.
En fournissant à l’Ukraine un instrument de financement à plus long terme qui pourra ensuite être transféré à des contrats à plus long terme dans le secteur de la défense, avec des entreprises de défense canadiennes, des producteurs canadiens de munitions et de véhicules blindés, on peut aider ces derniers à accélérer leur production et à produire les munitions et les véhicules blindés dont les Forces armées canadiennes ont besoin pour reconstituer leurs stocks, et fournir à l’Ukraine tout le soutien militaire dont elle a besoin.
L’engagement budgétaire à long terme est en fait très important pour que chaque pays de l’OTAN puisse augmenter sa production et répondre aux problèmes auxquels nous sommes tous confrontés aujourd’hui.
La sénatrice Coyle : Merci.
La sénatrice Boniface : Excellence, je vous remercie d’être à nouveau parmi nous. Merci d’être toujours disponible pour comparaître devant notre comité.
J’aimerais parler de l’arrivée de l’hiver, en particulier des questions relatives à la nourriture, à l’eau et au carburant. Quel est votre niveau de préparation à l’heure actuelle? Recevez-vous l’aide dont vous avez besoin, compte tenu des difficultés que l’hiver va engendrer?
Mme Kovaliv : Merci pour cette question. En effet, l’hiver dernier a été difficile. Nous nous attendons à ce que cet hiver ne soit pas facile, car une partie de notre capacité de production d’électricité a été détruite. L’Ukraine ne reconstituera pas cette production d’électricité au moyen du charbon, car nous nous orientons vers une économie plus verte. En ce qui concerne les réseaux électriques, il est important que nous déployions beaucoup d’efforts pour les reconstruire, à l’aide de notre budget et du soutien d’autres pays.
Je remercie le gouvernement du Canada d’avoir apporté son aide l’hiver dernier par l’entremise du Groupe de la Banque mondiale, en octroyant 112 millions de dollars canadiens à la reconstruction du réseau autour de Kiev. Le programme le plus important a été réalisé par l’entremise du Groupe de la Banque mondiale. D’autres institutions financières, comme la Banque européenne d’investissement et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, ainsi que le gouvernement américain, nous aident, en particulier dans le domaine de l’énergie, à reconstruire rapidement l’infrastructure.
Je profite de l’occasion pour remercier les entreprises canadiennes qui ont répondu à l’appel et ont fait don d’une partie de l’équipement nécessaire à leurs collègues ukrainiens pour pouvoir réparer le réseau de transport et de distribution électrique. Ce soutien est très important pour nous et, pour être honnête, si la demande avait été faite il y a un an, ou deux ans, les ingénieurs nous auraient dit que ce n’était pas possible, que les réseaux étaient incompatibles. Toutefois, quand on n’a pas d’autre choix, et qu’il faut habituellement des années pour fabriquer du nouvel équipement, nous avons réussi à utiliser même de l’équipement nord-américain pour reconstruire le réseau ukrainien.
Ce qui est le plus important pour survivre pendant l’hiver, bien sûr, c’est la défense aérienne. Comme on a pu le voir à Kiev, 75 drones ont été lancés pendant la nuit, ce qui est énorme, et 74 d’entre eux ont été détruits. C’est grâce à la défense aérienne que de nombreux missiles balistiques ont été interceptés.
Naturellement, beaucoup d’autres villes en Ukraine n’ont pas suffisamment de défense aérienne. Pour faire une comparaison, un missile de défense aérienne peut coûter de 1 million à 4 millions de dollars, selon le type de missile, et une seule attaque peut détruire des infrastructures essentielles qui peuvent coûter 20 ou 30 millions de dollars. Du point de vue économique, il est donc préférable de nous aider à défendre notre espace aérien que d’avoir à dépenser des millions de dollars pour reconstruire des infrastructures qui ont été rasées.
Le président : Je vous remercie beaucoup.
Le sénateur Kutcher : Je vous remercie beaucoup, Excellence. Je vais vous demander, et demander aux membres du comité, de faire preuve de patience, car j’ai une question stratégique qui demande un peu de temps à formuler.
J’aimerais que nous parlions de I’escalade nucléaire à des fins coercitives, soit la menace d’un recours aux armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille pour décourager les attaques contre des forces conventionnelles en position de faiblesse. C’est une stratégie que l’OTAN a utilisée avec succès pour contenir les agressions territoriales de l’Union soviétique. La situation s’est en quelque sorte inversée.
La Russie, si je comprends bien, possède environ 2 000 armes nucléaires tactiques. Il est peu probable que les forces conventionnelles russes actuelles réussissent à vaincre contre l’Ukraine. Toutefois, et c’est là le problème, l’aide occidentale supplémentaire dont l’Ukraine a besoin pour repousser les forces russes pourrait maintenant amener la Russie à brandir la menace d’une escalade nucléaire pour que l’Occident restreigne son aide à l’Ukraine.
C’est là tout le dilemme.
Quelle incidence ce scénario stratégique a-t-il sur l’aide supplémentaire et nécessaire que l’Occident doit fournir à l’Ukraine? Où se trouve ce difficile équilibre? Quels problèmes pose cette menace quand on tente de parvenir à une paix juste et à un retour des territoires ukrainiens occupés par la Russie?
Mme Kovaliv : Je vous remercie de la question.
Je vais commencer à répondre à votre question en revenant deux ans en arrière, au moment où quelques-uns de nos alliés ont commencé à parler ouvertement d’une possible invasion de la Russie.
Il faut comprendre la stratégie de la Russie. La Russie tente de miser sur les points faibles. À cette époque, si vous vous en souvenez, l’Ukraine réclamait des sanctions préventives et souhaitait des gestes de solidarité.
Nous pouvons présumer aujourd’hui que la Russie avait misé sur un faible soutien de l’Occident, que les Ukrainiens n’offriraient pas vraiment de résistance, que le gouvernement ukrainien serait sans doute rapidement remplacé et que les troupes russes allaient défiler dans leurs beaux uniformes à Kiev le 9 mai. C’était une grave erreur de calcul de la Russie.
Nous devons tous comprendre que le message de Poutine visait à faire peur aux décideurs et à ralentir l’envoi d’aide militaire.
Lorsqu’il était question de fournir à l’Ukraine, en plus des armes, d’autres types d’armement standard de l’OTAN, comme des chars d’assaut et des avions de chasse, on évoquait souvent lors des discussions la crainte d’une escale.
La guerre dure déjà depuis plus d’un an et demi. Pendant qu’on discutait d’une possible escalade, des soldats ukrainiens mouraient sur les champs de bataille, pour le dire très clairement.
Pendant ce temps, les soldats russes construisaient des tranchées et des fortifications, et minaient le territoire. Il est maintenant très difficile d’avancer, car chaque mètre de territoire sur le front est miné.
Il faut être réaliste et se dire que la Russie doit être vaincue sur le champ de bataille. L’Ukraine doit reconquérir tout son territoire, car nous voyons cela comme une garantie de sécurité, pas seulement pour l’Ukraine et l’OTAN, mais aussi bien au‑delà, à mon avis, si on pense à la région de l’Indo-Pacifique.
Sénateur, nous étions tous à Halifax il y a deux semaines au Forum international de la sécurité. Les discussions ont souvent porté sur les liens entre ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine et ce qui se passe dans d’autres régions du monde. Nous ne voulons pas — et nous nous efforçons d’y mettre fin — que l’impunité à l’égard de Poutine et de son régime, et des crimes de guerre qu’ils ont commis, devienne la normalité.
Si cela devient la normalité, nous ferons face, malheureusement, à d’autres attaques terroristes horribles, et nous verrons des milliers de personnes souffrir et la sécurité être compromise dans beaucoup d’autres régions du monde.
Le président : Je vous remercie beaucoup.
La sénatrice R. Patterson : Je veux parler précisément du fait de tenter de créer un complexe industriel militaire en Ukraine pour qu’elle puisse construire ses propres véhicules et ses propres munitions.
On a appris au Forum international de la sécurité à Halifax qu’il devient très difficile d’obtenir la technologie des pays donateurs parce que cette technologie est protégée. Pourriez‑vous nous parler brièvement de ce sujet? Pouvons‑nous faire quelque chose pour encourager les pays à vous transférer en toute sécurité leurs technologies, afin que vous puissiez fabriquer vos propres munitions et vos propres engins de guerre? Je vous remercie.
Mme Kovaliv : Je vous remercie. Bien sûr, pour établir un partenariat, nous avons besoin d’un partenaire solide, et disons‑le, d’un plan d’affaires. Les fabricants ukrainiens et occidentaux peuvent entamer le processus. Ce que nous pouvons dire officiellement, c’est que nous avons signé une entente avec Rheinmetall, l’un des grands producteurs de matériel militaire du monde, pour qu’il démarre son projet en Ukraine, et de nombreux autres partenariats suivront.
La semaine prochaine se tiendra une conférence particulière entre des entreprises ukrainiennes et américaines dans le secteur de la défense. Nous pensons que des entreprises canadiennes souhaitent aussi établir ce genre de partenariat.
Ce qu’il serait bon d’avoir, c’est une entente de collaboration en matière de défense, un cadre pour que les pays puissent aller de l’avant avec les procédures, les licences, etc.
Je pense que nous avons déjà montré au monde entier que nous pouvons apprendre rapidement à utiliser toutes les armes standard de l’OTAN. L’Ukraine, même si elle n’en est pas encore membre, utilise sans doute une plus grande variété d’armes standard de l’OTAN que ses pays membres.
Le président : Il revient parfois au président de poser les questions les moins délicates de façon délicate. Je vais donc essayer de le faire.
Depuis votre dernier témoignage devant le comité, nous avons eu ce qu’on peut appeler diplomatiquement quelques accrocs dans nos relations bilatérales. Nous avons reçu la visite officielle et très médiatisée de votre président, et actuellement, on discute à la Chambre des communes de l’accord de libre-échange modernisé qui sera probablement acheminé à notre comité. Nos relations bilatérales sont-elles bonnes? Est-ce que tout va bien?
Mme Kovaliv : Oui, tout va bien.
Le président : Parfait.
Mme Kovaliv : Je vous remercie.
Au nom du gouvernement ukrainien, j’aimerais remercier le gouvernement du Canada et les Canadiens de tout l’appui que nous sentons de leur part. Les Ukrainiens sentent vraiment que leur appui et leur position sont solides. Nous espérons aussi que le Sénat examinera l’accord de libre-échange et qu’il appuiera cet accord modernisé.
Le président : Je vous remercie beaucoup, madame l’ambassadrice. Au nom du comité, je vous remercie d’avoir pris le temps de venir nous rencontrer.
Si je ne me trompe pas, c’est la dixième fois que le comité discute de l’Ukraine. C’est un sujet important sur lequel nous allons continuer de nous pencher. Je vous remercie, encore une fois.
Chers collègues, nous allons nous réunir de nouveau demain matin dans cette salle pour discuter de la situation au Soudan.
(La séance est levée.)