LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 23 mai 2024
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, pour en faire rapport, les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
[Traduction]
Avant de commencer, chers collègues, j’invite tous ceux qui sont présents dans la salle à consulter les fiches qui expliquent la marche à suivre pour prévenir les incidents de rétroaction acoustique. Chacun voudra bien prendre note des mesures de prévention en place pour protéger la santé et la sécurité de tous les participants et plus particulièrement des interprètes, qui ont besoin de leurs oreillettes pour faire si bien leur travail.
Si vous prenez place à la table, veuillez placer votre oreillette le plus loin possible du microphone. Utilisez uniquement les écouteurs noirs approuvés. Gardez votre oreillette loin de tous les microphones et, si vous n’utilisez pas d’oreillette, placez-la sur l’autocollant rond que vous avez devant vous. Merci de votre collaboration.
J’invite les membres du comité qui participent à la séance à se présenter.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, de l’Ontario.
Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Ravalia : Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Downe : Percy Downe, de Charlottetown, dans l’Île-du-Prince-Édouard.
Le sénateur Greene : Steve Greene, de la Nouvelle-Écosse.
Le président : Merci beaucoup, honorables sénateurs. Je souhaite la bienvenue à vous tous, bien sûr, et à ceux qui nous regardent peut-être d’un bout à l’autre du pays sur ParlVu.
Chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre étude sur les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique. Voici le premier groupe de témoins. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Ann Fitz-Gerald, directrice de la Balsillie School of International Affairs, à Waterloo, et professeure en sécurité internationale. Elle possède une vaste expérience des opérations de rétablissement et de maintien de la paix en Afrique.
Nous avons le bonheur d’accueillir par vidéoconférence Mme Shelly Whitman, directrice générale du Dallaire Institute for Children, Peace and Security. Je tiens à vous remercier toutes les deux d’avoir pris le temps de comparaître. J’ajoute que nous avons également invité notre ancien collègue, le général Roméo Dallaire, fondateur du Dallaire Institute, mais, malheureusement, il n’a pas pu se joindre à nous.
Avant d’entendre vos observations et de passer aux questions, je demanderais à toutes les personnes présentes de bien vouloir désactiver les notifications sur leurs appareils. Nous sommes maintenant prêts à entendre les exposés liminaires, qui seront suivis des questions des sénateurs. Madame Fitz-Gerald, vous avez la parole.
Ann Fitz-Gerald, directrice, Balsillie School of International Affairs et professeure d’études de sécurité internationale, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Je suis ravie d’être là. Merci à tous les membres du comité de m’accueillir.
L’Afrique est un continent merveilleux regorgeant de ressources naturelles. Elle a une riche diversité, une grande pertinence géostratégique et des valeurs traditionnelles, valeurs qui jouent un rôle admirable dans le renforcement du tissu social de sociétés très diverses au milieu d’intérêts internes et externes concurrents. Fait important, c’est le continent le plus jeune, car 70 % de la population de l’Afrique subsaharienne a moins de 30 ans.
Ces riches ressources du continent continuent de se développer dans un monde qui a profondément changé, un monde où l’ordre fondé sur des règles du multilatéralisme auquel le Canada adhère a été miné par la rivalité géopolitique et un ensemble de règles où le gagnant emporte tout, où le nouveau guide pour les économies moyennes comme le Canada demeure indéterminé et indéfini, où le pouvoir repose sur la propriété des données et la propriété intellectuelle et où des pays comme le Canada ont besoin d’un guide et d’une orientation stratégique pour s’adapter à la nouvelle réalité du monde des intangibles.
Je vais vous entretenir de quatre enjeux importants qui, à mon avis, ont une incidence sur la paix et la sécurité sur le continent et de trois importants domaines sur lesquels la politique peut porter.
À propos de l’Afrique, nous devrions penser aux partenariats de confiance, à la réforme de secteurs de la sécurité régionale, au professionnalisme institutionnel, à l’enseignement supérieur et à notre propre capacité de mieux comprendre le continent.
La première question que je vais aborder est celle des partenariats fondés sur la confiance. Étant donné que les pays africains dépendent de prêts à long terme et de mesures d’allégement de la dette, un fossé plus large s’est creusé entre le continent et l’Occident. Alors que les taux d’intérêt élevés du Nord sont aujourd’hui imposés aux pays du Sud, qui n’en ont pas les moyens, des pays comme la Chine offrent à l’Afrique des programmes beaucoup plus attrayants sous la forme de paiements de prêts accompagnés d’infrastructures indispensables et précieuses. Ainsi, des pays comme la Chine peuvent avoir une voix politique sur tout le continent, liée à leur présence infrastructurelle à long terme dans le développement des villes, des ports, des aéroports et des réseaux routiers et ferroviaires. Cela explique également pourquoi la réforme de l’architecture financière internationale est une priorité du prochain Sommet de l’avenir des Nations unies, en septembre, comme moyen de rétablir la confiance avec les pays africains et de leur montrer que l’Occident devrait être leur partenaire de prédilection.
Cette rupture de la confiance entre l’Afrique et l’Occident se traduit également par l’orientation des votes au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU. Les dirigeants africains ne sont que trop conscients des intérêts géopolitiques qui de plus en plus s’affrontent par procuration sur leur continent. Le projet des nouvelles routes de la soie est en train de devenir un projet visant à connecter l’Afrique sur le plan technologique et à développer le continent d’une manière qui sera un facteur décisif dans la lutte pour en obtenir la loyauté et les riches ressources. Les coups d’État sont en hausse, tant par leur nombre que par leur gravité, et il y a d’importants défis de désinformation en l’absence de gouvernance des données.
Tandis que la Chine s’implante en Afrique pour atteindre ses objectifs économiques plus larges, des pays comme la Russie cherchent à exercer une influence grâce à des accords de coopération en matière de sécurité. Des mercenaires russes, comme le Groupe Wagner, ont soutenu les dirigeants de coups d’État au Sahel ainsi que les Forces de soutien rapide, ou FSR, dans le conflit actuel au Soudan.
Cette dynamique s’allie avec force à un défi de longue date pour de nombreux pays africains : la réforme des structures de sécurité régionales ou provinciales. Dans un certain nombre de pays africains, les milices régionales ou les structures de la garde présidentielle — généralement organisées en fonction de l’ethnicité — ont des chaînes de commandement distinctes pour les présidents régionaux issus du même groupe ethnique. Lorsqu’un dirigeant régional a des points de vue différents de ceux d’un dirigeant fédéral, cette dynamique peut devenir et est effectivement devenue instantanément un motif de conflit. On l’a vu récemment au Soudan, en Éthiopie et ailleurs.
Une réforme d’un certain nombre de secteurs de la sécurité nationale s’impose si on veut appuyer une armée nationale dotée d’une chaîne de commandement fédérale. Toutes les autres entités armées devraient être jugées inconstitutionnelles, désarmées et démobilisées. Les secteurs de la sécurité régionale devraient être dirigés par des forces policières et non par des milices, des paramilitaires ou ce qu’on appelle parfois des forces de police spéciales loyales à un président régional. Cela ne fait que faciliter les conflits et toute une gamme de vulnérabilités pour les élections nationales et toute autre transition gouvernementale importante.
À cette fin, il faut un ensemble solide et bien géré d’institutions dirigées par des ministères civils et un investissement dans la capacité de la fonction publique, avec des conditions de travail plus attrayantes afin d’attirer les meilleurs et les plus brillants diplômés dans les institutions gouvernementales. De même, la propriété publique des entreprises d’État, qui ont exercé des monopoles et encouragé le copinage et la recherche de rente, est également importante pour le développement démocratique.
Un marché des capitaux développé, même si un pourcentage limité de chaque entreprise appartient à l’État, pourrait aider les économies à devenir plus équitables et plus inclusives, et offrir des possibilités qui favorisent une paix durable et une diminution de l’intérêt pour les conflits.
Enfin, il faut aussi soutenir la capacité des médias indépendants. À l’heure actuelle, dans un grand nombre de pays africains, les médias et les établissements d’enseignement supérieur sont politisés, les dirigeants accédant à des postes administratifs supérieurs à la faveur de leur allégeance politique. Lorsque ces institutions d’une importance cruciale se politisent, il est difficile de produire des rapports de qualité fondés sur des données probantes. Beaucoup de journalistes et d’universitaires de l’intérieur du pays estiment qu’ils ne peuvent pas s’exprimer par crainte de répercussions. Résultat? Des acteurs de l’étranger, y compris les médias internationaux et les organisations de la diaspora, fournissent de l’information sur l’Afrique, mais souvent à partir de lieux éloignés. Un bon reportage médiatique national indépendant et le développement institutionnel de l’enseignement supérieur apporteraient d’énormes avantages et occasions de développement au continent.
Malheureusement, les conflits et les griefs ont été amplifiés par le monde des données et du numérique, par de nouvelles formes de conflits, dont l’une se déroule sur le terrain et l’autre sur Internet. Dans ce dernier cas, on cherche à mobiliser des appuis dans d’autres parties du monde, particulièrement dans les démocraties fortes comme le Canada, dont les opinions sur les droits de la personne et la bonne gouvernance ont un certain poids. Il faut être conscient du fait que des groupes d’intérêts bien organisés et habilités par la technologie projettent les politiques et les conflits de certains pays africains — et les intérêts géopolitiques qui y sont liés — en sol canadien, parfois de façon violente, trompeuse et polarisante, ce qui nuit à la société canadienne et y provoque de l’instabilité. Il est donc important pour nos institutions de gouvernance, particulièrement les comités importants comme celui-ci, de comprendre et de suivre cette dynamique.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’engagement futur avec le continent?
Le président : Madame Fitz-Gerald, je suis désolé de vous interrompre. Nous avons légèrement dépassé le temps alloué. Je sais que vous avez encore quelques observations à faire, mais peut-être pourriez-vous les faire pendant la période des questions, si cela vous convient.
Mme Fitz-Gerald : Tout à fait. Merci, monsieur le président.
Le président : Nous allons maintenant entendre l’exposé liminaire de Mme Whitman.
Shelly Whitman, directrice générale, Dallaire Institute for Children, Peace and Security : Merci beaucoup. Merci à tous de me donner l’occasion de m’adresser au comité sénatorial permanent. Comme je l’ai dit, notre institut, le Dallaire Institute for Children, Peace and Security, a son siège au Canada et plus précisément à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Il a aussi un centre d’excellence au Rwanda et un autre en Amérique latine, en Uruguay.
Notre mission est de prévenir le recrutement d’enfants et leur utilisation dans des situations de violence armée et de transformer les cycles de violence. Elle est ancrée dans la conviction fondamentale que la paix est possible, que la violence est évitable et que les enfants et les jeunes doivent être au cœur des solutions. Si nous voulons vraiment briser les cycles intergénérationnels de la violence, nous devons miser sur les enfants et les jeunes.
Le monde change, et une grande partie de ce changement se produit en Afrique. La population du continent, qui s’élève aujourd’hui à 1,4 milliard d’habitants, dont 60 % ont moins de 25 ans, devrait atteindre 2,5 milliards d’ici 2050. D’ici 2050, un humain sur quatre sera africain. Un jeune sur trois vivra en Afrique, et deux enfants sur cinq seront africains. Ce séisme de la démographie africaine ne transforme pas seulement les pays africains. Il peut aussi transformer les relations du continent avec le reste du monde.
Tandis que les taux de natalité diminuent dans les pays les plus riches, le boom des jeunes en Afrique a le potentiel de stimuler la croissance économique mondiale de la même manière que la jeune main-d’œuvre chinoise a déjà mené la croissance mondiale. D’ici 2035, il y aura plus de jeunes Africains qui entreront sur le marché du travail chaque année que dans le reste du monde. S’il est bien exploité, ce « séisme jeunesse », comme certains l’ont appelé, peut créer une occasion sans précédent de croissance et d’innovation. Cela exige des gouvernements africains l’adoption de bonnes politiques, mais aussi un investissement soutenu dans la jeunesse africaine.
D’un point de vue économique, en investissant dans la jeunesse africaine, le Canada pourrait tirer parti d’un marché en plein essor offrant un immense potentiel aux entreprises canadiennes et ouvrant des possibilités d’investissement avantageuses à la fois pour le Canada et pour l’Afrique.
Sur le plan de la paix et de la sécurité, investir dans l’éducation et l’emploi ou la formation professionnelle pour les jeunes Africains peut aider à sortir les jeunes de la pauvreté et réduire les risques d’agitation et de conflit. En investissant dans les efforts de consolidation de la paix et d’éducation à la paix dirigés par les jeunes, on renforce la capacité des jeunes à gérer les conflits de façon constructive, de façon qu’ils ne dégénèrent pas en conflit armé ou en violence armée. Lorsque les jeunes sont considérés comme une priorité et sentent qu’ils ont un but et un intérêt dans l’avenir de leur pays, ils sont moins susceptibles de se radicaliser et moins vulnérables au recrutement et à l’exploitation par les forces armées et les groupes armés.
D’un point de vue diplomatique, s’il investit davantage dans la jeunesse africaine, le Canada pourrait renforcer ses liens avec l’Afrique et donner plus de poids à la puissance douce qu’il exerce dans la région. Cela est particulièrement important, compte tenu de l’influence croissante de la Chine et de la Russie sur le continent et de la crédibilité et de l’influence décroissantes des États-Unis là-bas. Le rejet de notre plus récente candidature au Conseil de sécurité de l’ONU tient peut être en partie au fait que nous n’avons pas de stratégie africaine, à notre manque de visibilité, mais aussi à nos relations superficielles avec les principaux pays, communautés et dirigeants. Si nous voulons promouvoir la bonne gouvernance, la démocratie et les droits de la personne, nous devons être prêts pour le long terme et être dignes de confiance en Afrique. En même temps, nous devons mieux écouter l’Afrique et apprendre d’elle ce que nous pouvons améliorer dans notre propre société, comme l’authenticité dans le dialogue et les relations.
Enfin, le Canada compte une importante diaspora africaine. Il est donc dans l’intérêt du Canada de renforcer ses engagements en Afrique et de voir là un potentiel inexploité pour nouer des liens, améliorer notre compréhension et innover. La jeunesse africaine est le plus grand atout du continent. Investir dans cette jeunesse est un impératif non seulement moral, mais aussi stratégique. C’est la seule façon de créer un monde plus égalitaire, plus sûr et plus pacifique. Merci de m’avoir accordé du temps.
Le président : Merci beaucoup, madame Whitman.
[Français]
Nous allons maintenant passer à la période des questions. J’aimerais préciser aux sénateurs qu’ils disposent de quatre minutes maximum chacun pour la première ronde, y compris les questions et les réponses. Je demande donc à mes collègues et aux témoins d’être concis. Nous pourrons tenir une deuxième ronde si le temps nous le permet.
[Traduction]
Le sénateur MacDonald : Merci aux témoins. J’espère que l’un ou l’autre pourra répondre à ma question. Compte tenu de la diminution du nombre d’opérations de maintien de la paix de l’ONU en Afrique, avec notamment le retrait prochain de la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo et la fermeture récente de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali parce que les pays du projet COAST sont mécontents de leur efficacité, comment cette réduction de la présence de l’ONU a-t-elle influencé la dynamique du recrutement d’enfants soldats dans des régions comme la République démocratique du Congo et le Mali? Quelles mesures préventives sont possibles en l’absence de forces de maintien de la paix?
Mme Fitz-Gerald : Merci de la question. À ce propos, deux observations. D’abord, nous sommes dans une nouvelle ère de conflit qui est caractérisée par l’insurrection, la guerre entre divers éléments de la population. Donc, l’ancien style de maintien de la paix qui nous convenait, qui comportait des lignes de démarcation et des zones définies, n’est plus ce qu’on observe sur le continent, et ce nouveau style de guerre et de conflit est axé sur l’information, l’authenticité de l’information. Des interventions plus significatives peuvent découler d’une meilleure collecte d’information et d’une meilleure analyse des enjeux, ainsi que d’une réforme de secteurs de la sécurité régionale. Ces groupes se concentrent habituellement dans des régions périphériques où il y a eu des paramilitaires, des milices ou des policiers spéciaux, ce qui, dans la plupart des cas, est inconstitutionnel. La réforme peut comprendre une réforme constitutionnelle, mais aussi une initiative à laquelle le Canada a excellé par le passé grâce à son Programme d’aide à l’instruction militaire, ou PAIM, qui consiste à renforcer les capacités en matière de gouvernance démocratique du secteur de la sécurité. La seule lacune dans ces programmes, c’est que bon nombre des efforts, pas seulement ceux du Canada, mais aussi ceux du Royaume-Uni et d’autres pays, visaient un centre fédéral et non pas les provinces et les régions.
Mme Whitman : Oui. Merci beaucoup de la question. J’arrive de New York, où j’ai participé à la Semaine de la protection des civils. J’y ai pris la parole à l’occasion de diverses activités qui ont eu lieu là-bas ces derniers jours. Je ne suis pas tout à fait certaine d’être d’accord avec vous pour dire que les missions en République démocratique du Congo et au Mali prennent fin à cause de l’insatisfaction de la population. Cela a beaucoup plus à voir avec la politique de ceux qui appuient ces missions, le financement et les aspects qui s’y rapportent.
Quant au recrutement d’enfants et d’enfants soldats, vous n’êtes pas sans savoir qu’en 2017, le Canada — avec le gouvernement central — a élaboré les Principes de Vancouver sur le maintien de la paix et la prévention du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats. Jusqu’ici, 106 pays leur ont accordé leur appui. L’essentiel, c’est la façon dont nous assurons l’application. C’est là que le Canada doit faire du bon travail pour appuyer les mesures de mise en œuvre. C’est une chose que d’avoir l’appui des pays; c’en est une autre que de les voir appliquer ces principes.
L’un des défis du Dallaire Institute for Children, Peace, and Security, et je tiens à le répéter à maintes reprises, c’est qu’il n’est pas possible que les pays se contentent de donner leur appui et sachent ensuite ce qu’il faut pour mettre les principes en application. Nous devons proposer des approches de renforcement des capacités pour soutenir ces principes. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut également avoir une adhésion au niveau local et des approches nationales. Nous devons également soutenir des organismes régionaux comme l’Union africaine, ou UA, mais il y a aussi d’autres organismes plus régionaux, comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, ou CEDEAO, que nous pourrions citer en exemple — ou encore la Communauté de développement de l’Afrique australe, ou SADC. Nous devons les aider à comprendre ce que signifie la mise en œuvre et comment nous pouvons créer des liens et un dialogue entre les approches d’engagement communautaire, qu’il s’agisse de groupes de femmes ou de jeunes, et comment nous pouvons nous assurer que c’est une priorité.
Je serai très franche...
Le président : Je suis désolé de vous interrompre, madame Whitman. Je suis sûr qu’il y aura des occasions d’ajouter autre chose. Nous avons des contraintes de temps.
La sénatrice Coyle : Merci aux deux témoins. Je suis heureuse de vous revoir, madame Whitman, et de vous souhaiter la bienvenue.
Mes premières questions s’adressent à Mme Whitman, et je vais les poser rapidement. Nous avons entendu deux témoins la semaine dernière, je crois, Mme McCallum et M. Tieku, qui ont parlé d’intégrer paix et développement économique. Je vous ai entendu dire quelque chose de très semblable, lorsque vous avez parlé du « séisme jeunesse ». Vous avez dit que ce pouvait être une occasion sans précédent sur les plans de l’innovation et de la prospérité pour le pays et pour le monde. Pourriez-vous nous expliquer un peu ce qui fonctionne vraiment, selon vous, sur le plan de l’intégration des objectifs de paix et du développement économique?
Mme Whitman : Bien sûr. Merci beaucoup, sénatrice Coyle. Ce que nous constatons, c’est que, lorsqu’il y a des occasions pour les organisations dirigées par des jeunes de prendre les choses en main — je peux en nommer une avec laquelle nous travaillons au Cameroun, le Local Youth Corner —, elles s’efforcent d’autonomiser les jeunes partout au Cameroun par l’acquisition de compétences et, en même temps, une sensibilisation à la paix. Cela a été très important pour régler les problèmes liés à Boko Haram, mais aussi la crise anglophone-francophone au Cameroun. Plus nous pourrons investir dans des projets comme ceux-là, plus nous verrons que ces organisations proposent leurs propres approches novatrices. Elles ont également une grande capacité de mobilisation des enfants et des jeunes parce qu’elles se prennent en main dans ces collectivités.
La sénatrice Coyle : Merci.
J’ai aussi une question à vous poser, madame Fitz-Gerald, et merci à vous. Vous n’avez pas pu dire tout ce que vous vouliez. J’ai trouvé très intéressante votre analyse de l’impact des médias sociaux, de la désinformation, de l’intelligence artificielle et de l’épée à double tranchant qui est là, non seulement pour le continent africain, mais aussi pour le monde entier, y compris chez nous. J’ai rencontré cette semaine des représentants du Centre de recherches pour le développement international, le CRDI, et plus particulièrement du Consortium Afrique-Canada pour l’innovation dans le domaine de l’intelligence artificielle et des données. En vous inspirant de votre expérience personnelle, pouvez-vous nous citer quelque chose de précis que vous considérez comme du bon travail dans ce domaine pour améliorer la gouvernance de l’intelligence artificielle entre le Canada et l’Afrique ou seulement en Afrique?
Mme Fitz-Gerald : De façon générale, la gouvernance de l’IA est prise en charge par les pays eux-mêmes. Bien des gens attendent que des pays comme les États-Unis et l’Union européenne proposent des cadres de gouvernance, et les progrès sont lents. Nous cherchons à coopérer avec le Royaume-Uni à cet égard et à examiner les pratiques exemplaires des deux pays. Avec la parution récente de ChatGPT 4, l’intelligence artificielle s’améliore de plus en plus. Il y avait donc ce que nous appellerions une signalisation de la désinformation dont les chercheurs incitaient généralement tout le monde à tenir compte. Or, elle est presque disparue grâce à la qualité de l’intelligence artificielle. Les solutions technologiques à elles seules ne sont pas utiles parce qu’elles peuvent avoir un double usage. La même technologie peut être utilisée de façon licite ou illicite. C’est une spirale. Il faut des cadres réglementaires. Leur développement est lent, ce qui est compréhensible, parce que le monde a profondément changé. Nous avons besoin de services civils adaptés à un monde d’intangibles, et nous devons attendre que de plus en plus de diplômés puissent légiférer et élaborer des politiques en fonction de ces réalités.
Il y a un autre domaine sur lequel je voulais insister, et c’est l’éducation. C’est là que le Canada a une proposition de valeur qui dépasse celle des autres pays, y compris la Chine. Nous n’aurons peut-être pas d’infrastructure, mais si nous pouvons contribuer à l’éducation, grâce à notre enseignement supérieur, à une prestation souple, à une prestation en partenariat, nous aurons les bases de partenariats durables, significatifs et à long terme. On ne peut obtenir un mauvais diplôme nulle part au Canada. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis revenue après 24 années passées à l’étranger. Il y a beaucoup à faire sur le plan de la diplomatie de la défense, de la diplomatie scientifique avec l’Afrique pour tirer parti de cette vague de jeunes, non seulement aux premiers niveaux, mais aussi au niveau supérieur, où nous formerons des diplômés pour la fonction publique et rendrons la fonction publique et l’armée attrayantes pour les diplômés.
Le président : Merci. Je suis désolé de vous interrompre de nouveau.
Le sénateur Ravalia : Je remercie les deux témoins de leurs témoignages très convaincants. Ma première question s’adresse à Mme Fitz-Gerald, et je voudrais m’attarder aux défis du maintien et du rétablissement de la paix en Afrique. Dans quelle mesure estimez-vous que les groupes de mercenaires privés ont une incidence sur le continent? Je pense en particulier, par exemple, au Groupe Wagner, désormais appelé Africa Corps, puis aux groupes qui travaillent dans des régions comme la Libye et le Mozambique en particulier, et qui perturbent l’élan qui a peut-être été créé en matière de rétablissement de la paix, de maintien de la paix.
Mme Fitz-Gerald : Je vous remercie de la question. C’est très important. C’est pourquoi j’ai abordé la notion d’une architecture de sécurité régionale, qui n’a pas attiré beaucoup l’attention des programmes liés aux donateurs au fil des ans et qui est permise par la Constitution. Pouvez-vous imaginer que dans des provinces comme le Manitoba et l’Alberta, nous aurions des dirigeants issus de divers partis et un dirigeant national, le premier ministre, qui ont des divergences, et qui auraient, d’un côté comme de l’autre, une milice ou des forces militaires qui leur sont loyales? Il y aurait donc là les conditions propices à des conflits. Voilà ce qui se passe. Donc, le maintien de la paix peut prendre différentes formes. Il peut aussi s’agir du renforcement des capacités ainsi que du travail visant à favoriser une meilleure gouvernance dans le secteur de la sécurité régionale et dans la réforme constitutionnelle.
J’ai facilité des pourparlers de paix en Afrique. On m’a demandé de le faire, je crois, en grande partie parce que je suis canadienne et à cause de ce que le Canada représente. On me demande souvent comment fonctionne le régime fédéral du Canada. Notre expérience et notre régime fédéral peuvent également contribuer au renforcement des capacités et fournir des connaissances. Nous devons réinventer le maintien de la paix sous d’autres formes.
Le sénateur Ravalia : Merci.
Madame Whitman, pourriez-vous nous parler de cas de réussite ou d’études de cas où les efforts de réadaptation et de réintégration des enfants soldats ont été particulièrement efficaces?
Mme Whitman : Oui, il existe des exemples. Je dirais même qu’il y a de bons exemples en Sierra Leone, un pays qui a connu une certaine instabilité l’an dernier, comme vous en avez peut-être entendu parler. Il y a eu une tentative de coup d’État. L’un des points très positifs, du moins du point de vue de la Sierra Leone, c’est que le réengagement des enfants dans les conflits armés est devenu chose du passé là-bas, même s’il devait y avoir une résurgence.
Il y a bien sûr de bons exemples qui existent aussi au Rwanda. J’aimerais souligner qu’à l’heure actuelle, au Rwanda, il y a à Mutobo un centre de désarmement, de démobilisation et de réintégration, ou DDR. Ce centre accueille également des enfants de la RDC, la République démocratique du Congo. J’ai été témoin de ces efforts particuliers pour réintégrer les personnes dans la collectivité, mais je tiens aussi à souligner que le DDR est une solution de dernier recours.
Nous voulons que le Canada travaille plutôt en prévention et qu’il essaie d’intervenir beaucoup plus tôt. Bien que le DDR soit important, il ne devrait être envisagé que lorsque nous avons échoué avec d’autres options visant à prévenir le recrutement et l’utilisation d’enfants.
Le sénateur Ravalia : Merci.
La sénatrice Boniface : Merci beaucoup aux deux témoins d’être ici. Soyez les bienvenues.
Madame Fitz-Gerald, j’aimerais revenir sur un commentaire que vous avez fait au sujet des coups d’État à la hausse, horizontalement et verticalement. J’aimerais comprendre ce que cela signifie et en quoi cela diffère de ce que nous avons vu par le passé.
Mme Fitz-Gerald : Je pense que je voulais dire par là que l’espace, la région des coups d’État, est en croissance et en expansion. Il y en a eu dans une partie du côté ouest jusqu’à la mer Rouge, et maintenant il y en a dans des régions qui se distinguaient de la région des coups d’État dans le passé, comme le Niger, où se dégage aujourd’hui à la même tendance.
Encore une fois, je reviens à la question des structures de sécurité régionales, des gardes présidentiels qui ont des lignes de commandement distinctes. Il y a de multiples entités qui ont le monopole du recours à la violence, qui ont des allégeances différentes, habituellement divisées en fonction des centres de pouvoir, de l’ethnicité et de la réforme constitutionnelle. Il est essentiel d’apprendre à fonctionner dans un système fédéral où certaines responsabilités sont centralisées et d’autres relèvent de l’ordre provincial.
La sénatrice Boniface : Merci. Je m’adresse aux deux témoins. L’une des expressions que nous avons entendues au cours des audiences du Comité est le passage du maintien de la paix à l’imposition de la paix. Avez-vous entendu cette expression? Lorsque vous l’entendez, comment interprétez-vous ce changement? À quoi cela pourrait-il ressembler pour vous, qui mettez l’accent sur les questions de gouvernance et d’autres aspects?
Mme Fitz-Gerald : Je pense que le modèle que Boutros Boutros-Ghali a introduit avec le maintien de la paix, la consolidation de la paix, l’imposition de la paix, était de nature linéaire, et je pense qu’il est loin derrière nous aujourd’hui. La paix et la transition vers l’imposition de la paix peuvent se faire du jour au lendemain, surtout en ce qui concerne les transitions de gouvernement, les élections où un certain parti est évincé et les allégeances à l’égard des forces de sécurité sont divisées. Au fil des ans, l’Union africaine s’est dotée d’une plus grande capacité d’application de la loi. L’ONU s’en éloigne en raison de sa nature essentiellement politique.
Le maintien de la paix a dérivé dans sa forme traditionnelle parce qu’il n’y a pas de lignes et de zones de démarcation. Je pense qu’Abia, entre le Soudan du Sud et le Soudan, est vraiment la dernière de ces lignes. Donc, les outils traditionnels de maintien de la paix, à mon avis, et la connaissance des nouvelles formes de conflit — surtout là où il existe maintenant cinq domaines; non plus seulement la terre, la mer et l’air, mais aussi l’espace et le cyberespace — le conflit dans l’ensemble de ces cinq domaines est incompatible avec les principes traditionnels du maintien de la paix.
Mme Whitman : J’insiste sur le fait que j’ai évidemment entendu parler de la phraséologie de l’imposition de la paix. L’une des difficultés, c’est que nous manquons souvent de vision en ce qui concerne nos efforts dans les pays où nous travaillons. Pour imposer la paix, il faut une stratégie à plus long terme.
Je crois aussi que face aux transitions auxquelles nous assistons, nous ne déployons parfois pas d’efforts au niveau communautaire. Si l’on veut imposer la paix, il faut aussi veiller à ce que les institutions avec lesquelles nous travaillons, ainsi que le niveau communautaire, aient le soutien nécessaire pour poursuivre ce bon travail, afin de créer ainsi plus de résilience.
Le sénateur Woo : Bonjour mesdames. J’ai deux questions pour Mme Fitz-Gerald. La première concerne votre allusion aux effets néfastes de certains types de cyberactivités, comme la désinformation, en particulier au Canada. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là?
Mme Fitz-Gerald : Oui. Des plateformes sont utilisées pour mobiliser du soutien. Il y a eu de la violence dans plusieurs villes canadiennes.
Le sénateur Woo : Pouvez-vous être plus précis?
Mme Fitz-Gerald : Oui. Par exemple, lors de récents rassemblements érythréens à Waterloo, il y a eu des attaques contre nos policiers, de même que contre les gens qui se réunissaient pour ces cérémonies traditionnelles. C’est arrivé à Edmonton et à Toronto également. Des groupes sont venus de l’extérieur de la ville et se sont mobilisés en lien avec des plateformes et des activités liées aux troubles politiques dans leur pays.
Le sénateur Woo : Cela vient de l’Afrique? Ou de...
Mme Fitz-Gerald : De l’Afrique. Mais cela mène aussi à la polarisation et à la difficulté de réunir des groupes. Ce sont des domaines dans lesquels le Canada réussissait très bien dans le passé, à savoir sa capacité d’assimiler, d’offrir un tissu social fort et d’établir un dialogue dans l’intérêt du meilleur résultat commun. Notre capacité à cet égard est en train de s’éroder.
Le sénateur Woo : Merci. Si vous me permettez de poser une question plus générale, vous présentez la problématique des relations Canada-Afrique comme une problématique où l’Occident doit priver la Chine et la Russie de l’influence qu’ils exercent. Si l’on exclut la Russie pour un instant, même si la Chine, comme vous l’avez dit, construit des infrastructures utiles et ainsi de suite, y a-t-il une façon différente de définir la problématique de façon à ce qu’elle fasse passer au premier plan les intérêts des Africains d’abord et avant tout? Parce que je serais très étonné que les Africains exigent que l’on prive quelque pays que ce soit de son influence sur leur continent.
Je sais que dans d’autres régions du Sud, on ne veut pas vraiment prendre position. On veut simplement tirer le meilleur parti de ce qui peut nous être offert. Est-il possible pour nous de présenter les choses différemment, en insistant d’abord sur les intérêts des Africains, afin de déterminer la meilleure façon de procéder?
Mme Fitz-Gerald : Absolument, oui. On pourrait dire que la première guerre froide a été une guerre de découplage. La deuxième guerre froide est une guerre d’enchevêtrement. Il doit donc y avoir un certain couplage lorsque nos valeurs et nos intérêts ne concordent pas, mais il faut réduire les risques. Autrement dit, nous devons bien comprendre quels sont ces risques pour bien les atténuer.
Par ailleurs, l’infrastructure est très importante, très précieuse.
En fait, je travaille beaucoup dans la Corne de l’Afrique, et l’infrastructure a réuni des régions qui ne se fréquentaient pas ou qui n’étaient pas reliées par le passé, et elle a renforcé le tissu social ainsi que la capacité et la facilité qu’ont ces régions d’échanger et d’interagir les unes avec les autres. Les gens sont fiers des capitales lorsqu’on y investit beaucoup et qu’on les développe.
À mon avis, nous pouvons compléter tout cela par une proposition de valeur plus solide que ce que beaucoup de parties peuvent apporter à la table. Je parle ici de notre système d’enseignement supérieur et de notre capacité à renforcer les capacités, ce qui mènera à un certain nombre de progrès, soit la professionnalisation de la fonction publique dans les institutions gouvernementales, la professionnalisation du secteur de la sécurité et la résilience, si l’on évite qu’un nouveau fossé technologique donne lieu à un nouvel écart de pauvreté. Nous pourrions ainsi exercer un rôle semblable à celui d’acteurs comme la Chine et d’autres.
Le président : Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : Vous avez toutes les deux parlé de l’importance de l’éducation; nous avons reçu beaucoup de témoins ici et nous avons souvent entendu dire que le Canada a joué un rôle important dans l’éducation en Afrique par le passé. Aujourd’hui, la plupart des dirigeants africains vont dire : « J’ai étudié au Canada, j’ai eu ma formation dans un lycée canadien. » Comment pourrait-on concrètement relancer les efforts du Canada en matière d’éducation, tout en sachant qu’aujourd’hui, plus de 70 % de la population africaine a moins de 25 ans, et que la jeunesse doit donc être éduquée et formée?
De plus, comment faire en sorte que cette éducation soit concrètement appliquée sur le plan pratico-pratique? Il y a des pays où les enfants sont éduqués; ils ont des diplômes, mais ils n’ont pas d’emploi. Il y a donc aussi que la question de l’emploi... L’éducation sans les emplois, cela fait en sorte que les enfants se retrouvent dans des zones de conflit et servent de chair à canon. Merci.
[Traduction]
Mme Fitz-Gerald : Merci beaucoup de la question. Je vais parler du point de vue de l’enseignement supérieur, par opposition à celui de l’enseignement primaire, mais je pense que les mêmes principes s’appliquent. Nous vivons dans un monde qui se caractérise par de nombreux impondérables en ce moment, et la technologie peut faciliter toutes sortes de modes d’enseignement : apprentissage mixte, à distance, à temps partiel, apprentissage des cadres, agréé ou non. Nous pouvons nous joindre à des universités aux vues similaires pour offrir des doubles diplômes, où nous et notre partenaire africain apportons chacun une proposition de valeur, non seulement pour les étudiants africains, mais aussi pour les étudiants canadiens. Nous pouvons faciliter les échanges.
Je suis professeure invitée dans des facultés auxiliaires de sept universités africaines. Je siège notamment à certains comités au sein de ces universités, et cela permet de développer graduellement la capacité de recherche de bon nombre de ces établissements. Cela leur permet d’obtenir leurs propres subventions et de ne pas avoir à dépendre d’universités de l’hémisphère nord.
Les emplois offerts actuellement sont ceux du gouvernement, de la fonction publique. Notre collaboration aide à professionnaliser ces emplois et à les rendre plus attrayants. L’activité capitaliste de marché est également en hausse, en raison des options entrepreneuriales et de l’abondance des ressources en Afrique.
De nouvelles bourses nationales des valeurs mobilières sont mises en place. C’est extrêmement important parce que cela renforce la démocratie puisqu’il faut dresser la liste des entreprises qui appartenaient auparavant à l’État. Il faut dresser la liste des membres des conseils d’administration, des actionnaires, de tout. Les entreprises ne peuvent pas être dominées par un seul groupe; elles doivent être pluralistes. Cela contribue également à susciter des politiques pluralistes, mais l’activité capitaliste de marché, dans un marché intangible, est essentielle à l’entrepreneuriat sur le continent et au commerce avec l’Afrique. Je pense que les emplois suivront si nous prenons un engagement à l’égard de l’éducation adaptée à un monde intangible, dirigé par un pays déjà fort de son expérience de l’enseignement supérieur.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Harder : Merci à nos témoins. J’aimerais aller un peu plus loin sur la question de l’éducation sous deux angles. Premièrement, dans la mesure où les établissements sont au Canada, le gouvernement fédéral n’a pas de levier direct en matière d’éducation internationale. Les formules actuelles qui sont utilisées pour les étudiants étrangers découragent — je dirais — l’utilisation de ce système comme force de persuasion, tant en ce qui concerne la structure des coûts que la dépendance maladive au financement qui existe actuellement dans nos universités. Et comment choisir?
Cela concerne en quelque sorte le domaine de l’éducation au Canada. Notre autre difficulté consiste à savoir s’il faut procéder de façon bilatérale? Procédons-nous de manière multilatérale? Choisissons-nous certains pays? Puisque nous ne sommes qu’un petit pays, nous devons apprendre à nous débrouiller dans cet océan?
Tous les ministres à qui j’ai parlé ont toujours dit fonctionner par ordre de priorité. Nous avons un petit nombre de missions à l’étranger. Alors, que conseillons-nous? Comment pouvons-nous concilier nos priorités avec les intérêts généraux des Africains?
Mme Whitman : Puis-je prendre un moment pour répondre à l’une des questions?
Le président : Bien sûr. Est-ce au sujet de cette question, madame Whitman?
Mme Whitman : Oui, cela fait suite à la dernière question. Je ne me suis pas exprimée clairement parce que, la dernière fois, c’était pour les deux, mais je n’ai pas eu l’occasion de répondre.
Le président : C’est parce que nous avons manqué de temps. Pourquoi ne pas faire ce qui suit pour ce segment? Je crois que le sénateur Harder s’adressait d’abord à Mme Fitz-Gerald, puis nous passerons ensuite à vous. D’accord madame Fitz-Gerald?
Mme Fitz-Gerald : Merci. Je serai brève. Une chose qui me dérange beaucoup, c’est que l’éducation est un instrument si important de pouvoir national au Canada, mais qu’il n’existe pas de ministère national de l’Éducation qui élaborerait des stratégies en matière d’enseignement supérieur. Une stratégie nationale serait extrêmement importante, surtout si elle constitue un pilier de stratégies régionales comme celles de l’Indo-Pacifique et de l’Afrique, et ainsi de suite.
Il y a de nombreuses façons de le faire qui n’impliquent pas de faire venir des étudiants au Canada parce que le problème des visas est également difficile, tout comme les problèmes de budgets de fonctionnement, comme c’est certainement le cas dans les universités de l’Ontario.
Avec l’éducation à temps partiel, le gouvernement britannique a procédé de cette façon avec des fonctionnaires qui travaillent de jour. Ils prennent deux semaines tous les deux ou trois mois pour une ou deux semaines en résidence, et ainsi de suite. Il y a l’apprentissage à distance, l’apprentissage mixte. Il y a beaucoup de possibilités, que ce soit de manière bilatérale ou régionale. Oui, il y a de nombreux pays en Afrique, mais leurs ressources ne sont pas illimitées.
L’un des modèles auxquels j’ai participé et qui a donné d’assez bons résultats dans le passé consiste à implanter un programme dans un centre régional et à y amener des cadres d’autres pays, dans la région, à temps partiel, par l’entremise d’un campus accessible par avion. Les universités canadiennes peuvent établir des partenariats avec des universités aux vues similaires. Il est également possible de créer des réseaux pour que la prestation des services soit véritablement canadienne dans toutes les régions du pays.
Le président : Merci. Madame Whitman, la parole est à vous.
Mme Whitman : Oui, je voulais répondre au sujet de l’éducation. Nous devons nous concentrer sur des compétences comme la pensée critique. Parfois, nous mettons trop l’accent sur un niveau d’éducation individualisé. On a dit que les dirigeants africains étaient formés ailleurs, mais nous avons besoin de ceux qui peuvent se concentrer sur l’enseignement de la pensée critique, et aussi sur l’apprentissage de certains de ces aspects liés à l’éducation à la paix, comme je l’ai dit plus tôt. Il faudrait peut-être aussi travailler plus étroitement avec les éducateurs, les enseignants. C’est là un élément clé d’un succès accru.
J’aimerais également revenir sur la question de la collaboration avec les universités. Il est tout à fait possible pour nous de donner beaucoup plus de capacité aux universités dans les pays qui manifestent la volonté d’établir de tels partenariats et d’adopter une approche davantage axée là-dessus, comme nous le faisons avec l’Université du Rwanda, dans le cadre de notre travail à Dalhousie et à l’Institut Dallaire. Merci.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice M. Deacon : Je dois avouer que j’ai l’impression qu’une partie de mes questions ont déjà été abordées par mes collègues. Je ferai de mon mieux pour les préciser et ainsi éviter la répétition.
L’éducation doit passer en premier. Nous avons parlé de l’enseignement supérieur, et une stratégie nationale en la matière serait certainement idéale.
J’aimerais revenir aux enfants. Lorsque les possibilités pour les enfants sont limitées, ils peuvent devenir des cibles de choix pour le recrutement dans les conflits armés. Ce problème est accentué par le fait que, dans bien des cas, les groupes armés ciblent spécifiquement le système d’éducation, comme au Burkina Faso où le quart des écoles ont été fermées au cours de la dernière année.
Comment le Canada aide-t-il ces réseaux d’éducation? Vous avez décrit des possibilités d’apprentissage vraiment formidables et créatives et des façons de s’y prendre avec de bons systèmes de satellites, mais comment pouvons-nous faire en sorte que les réseaux d’éducation demeurent fonctionnels pendant un conflit armé dans un pays dans le contexte africain, qui, je le rappelle, diffère sensiblement du contexte canadien? Je vais vous poser la question en premier, puis j’aimerais, madame Whitman, que vous y répondiez également.
Mme Fitz-Gerald : L’Afrique est maintenant dotée d’assez bonnes connexions, et les câbles de cyberoptique qui arrivent sur le continent ont été renforcés avec le soutien de la Chine et d’autres pays. Nous avons fait du très bon travail dans nos établissements d’enseignement supérieur pendant la pandémie de COVID-19 pour ce qui est d’offrir des cours préparatoires et des cours en ligne. Il serait même possible d’en faire encore davantage. Il est important de comprendre la stratégie à adopter en cas d’insurrection. Pour essayer de délégitimer le gouvernement, les insurgés ciblent d’abord l’infrastructure de base, c’est-à-dire les ponts, les routes, les universités, les musées, tout ce qui peut aider à endoctriner la population et à réécrire l’histoire.
Les enfants perdent alors l’accès à l’école. On peut faire davantage pour offrir un soutien en ligne des modules et des cours de base, peut-être d’une manière suffisamment générique pour soutenir les populations en conflit et à risque de conflit. Nous pouvons aider les partenaires locaux par l’entremise d’ONG ou de bureaux comme celui de Mme Whitman en ayant recours à des enseignants et des formateurs locaux pour faciliter la prestation de services aux groupes plus jeunes.
Mme Whitman : Je tiens également à souligner que le Canada a signé la Déclaration sur la sécurité dans les écoles. De nombreux pays d’Afrique s’y sont également engagés. C’est un exemple de la nécessité de réformer le secteur de la sécurité et de protéger le réseau de l’éducation. Souvent, dans les zones de conflit, on n’accorde pas assez de priorité à la protection des secteurs où les enfants vont à l’école. Nous pourrions faire beaucoup mieux pour soutenir cette capacité. Je peux vous donner des exemples dans le nord du Nigéria, où nous avons travaillé avec les forces armées nigérianes et une unité de défense locale pour leur rappeler qu’elles savaient, avant que les jeunes filles de l’école de Chibok ne soient emmenées, qu’elles allaient être attaquées, et je peux vous donner de nombreux autres exemples dans le monde.
Si nous pouvions utiliser ces connaissances en matière d’alerte précoce pour protéger ces établissements d’enseignement, cela pourrait aussi contribuer grandement à prévenir les attaques contre les écoles où les enfants risquent d’être privés d’enseignement, et à protéger les voies d’accès à l’école. À améliorer la sécurité. Il faut créer ce genre de zones de paix. Je voulais simplement insister là-dessus, ainsi que sur la nécessité de travailler directement avec les écoles sur la qualité de l’éducation et les techniques informatiques.
Le sénateur Downe : Ma première question s’adresse à Mme Fitz-Gerald. En 2007, le Comité a fait une étude en Afrique subsaharienne qui mettait notamment l’accent sur les missions de maintien de la paix de l’ONU. On nous a dit à l’époque qu’une partie du problème était attribuable au fait que les pays riches donnaient de l’argent, plutôt que d’envoyer des troupes hautement qualifiées, parce qu’ils ne voulaient pas courir de risques de pertes de vie sur le terrain. Par conséquent, les pays de cette région accueillaient des troupes de pays en développement qui n’étaient pas aussi bien entraînées, et qui arrivaient avec une foule de problèmes. C’est ce qui s’est produit dans le cas des missions qui ont échoué. Pensez-vous que c’est toujours le cas?
Mme Fitz-Gerald : Eh bien, je pense qu’il y a des incitatifs qui encouragent les forces régionales de maintien de la paix à rester plus longtemps que nécessaire. Une force régionale de maintien de la paix est installée en Gambie, par exemple, depuis longtemps, et de nombreux appels à la dissolution de cette mission ont été lancés au fil des ans.
Cela s’est produit parallèlement aux efforts de réforme du secteur de la sécurité. Les deux se sont déroulés en parallèle. Cela reflète également les limites des principes de maintien de la paix de l’ONU, qui facilitent habituellement le déploiement de pays comme le Canada.
L’Union africaine a la capacité d’élaborer des règles d’engagement qui sont davantage axées sur la stabilisation et l’imposition de la paix que les efforts de maintien de la paix traditionnel de l’ONU peuvent appuyer et faciliter.
Le sénateur Downe : Merci. Ma deuxième question s’adresse à notre témoin de Halifax. Je comprends le travail que vous faites pour les enfants qui sont entraînés dans des conflits armés, mais je me demande ce que vous faites pour tous les enfants touchés par la guerre. Avez-vous des programmes d’aide aux enfants après un conflit?
Mme Whitman : Pour ce qui est de notre travail, il s’agit toujours de tenir compte de la totalité des enfants. Nous voulons éviter à tous les enfants d’être recrutés pour participer à des conflits armés. Pour ce qui est de votre question précise sur les programmes offerts dans une zone d’après-conflit, ce n’est pas notre rôle, à l’Institut Dallaire. Notre rôle consiste à travailler sous l’angle de la prévention. Nous travaillons tout de même avec des groupes communautaires pour les aider à renforcer leurs capacités dans plusieurs contextes dans le monde. Nous pouvons notamment travailler avec des groupes de mobilisation communautaire.
Je tiens à souligner qu’à mon avis, il est vraiment important que les institutions et les structures qui assurent la sécurité d’un pays, comme la police et les forces armées, disposent des bons outils et des bonnes approches pour comprendre le caractère central de la paix et de la sécurité pour les enfants.
De notre point de vue, c’est ce qui manque. Bon nombre d’ONG appliquent des programmes en matière d’éducation, d’amélioration de la santé et d’aide humanitaire, mais pas assez pour relier ces deux éléments de paix et de sécurité à l’aide humanitaire. Merci.
Le président : Merci beaucoup. Malheureusement, nous n’aurons pas le temps de passer au deuxième tour. Je sais que plusieurs sénatrices et sénateurs voulaient poser une question au deuxième tour. Je tiens à dire que j’ai accordé plus de temps à chaque segment. C’est pourquoi nous en sommes là, au cas où certains d’entre vous ne le croiraient pas.
Je tiens à remercier Mme Ann Fitz-Gerald et Mme Shelly Whitman de leurs témoignages fort intéressants aujourd’hui. Vous nous avez donné matière à réflexion. Merci beaucoup. Il s’agit d’une contribution importante à notre étude en cours sur l’Afrique.
Chers collègues, nous allons maintenant passer à notre deuxième groupe de témoins. Nous sommes très heureux d’accueillir par vidéoconférence Marie-Joëlle Zahar, professeure titulaire et directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix de l’Université de Montréal, et Nicholas Coghlan, ancien chef de bureau de l’ambassade du Canada au Soudan et ancien ambassadeur du Canada au Soudan du Sud, et aussi ancien collègue.
Merci à vous deux d’avoir pris le temps d’être avec nous aujourd’hui. Nous sommes maintenant prêts à entendre votre déclaration préliminaire, qui sera suivie des questions des sénatrices et des sénateurs. Nous allons commencer par M. Coghlan. Vous avez la parole.
Nicholas Coghlan, ancien chef de bureau de l’ambassade du Canada au Soudan et ancien ambassadeur du Canada au Soudan du Sud, à titre personnel : Merci beaucoup. Aujourd’hui, j’aimerais souligner six aspects à l’égard desquels le Canada pourrait selon moi mieux promouvoir la paix et la sécurité en Afrique. Je vais vous donner des exemples des pays que je connais le mieux, soit le Soudan et le Soudan du Sud.
Le Soudan est le théâtre de la catastrophe humanitaire la plus grave du monde, d’un nouveau génocide et d’une guerre qui prolifère. Son voisin, le Soudan du Sud, est le pays le plus pauvre du monde et se dirige aussi rapidement vers l’implosion.
Premièrement, dans toute situation où la paix et la sécurité sont menacées, nous devons avoir des yeux sur le terrain si nous voulons changer les choses. Or, nous avons quitté le terrain au Soudan. Cela contraste avec nos alliés qui ont gardé des hauts dirigeants dans la région ou qui leur ont confié des commissions itinérantes.
Deuxièmement, nous avons aussi besoin de déclarations, de visites ou d’interventions de haut niveau. Ce n’est pas ce qui se passe au Soudan. Fait intéressant, ni le premier ministre ni la ministre des Affaires étrangères n’ont parlé de la situation depuis mai 2023. Cela donne l’impression que le Canada ne se préoccupe de la situation d’un pays que lorsque des citoyens canadiens y sont en danger.
En avril, le ministre Hussen s’est rendu à une importante conférence de donateurs du Soudan à Paris, mais il a été le seul représentant sur 19 à ne pas appuyer la déclaration de clôture; l’octroi d’une aide humanitaire ne devrait pas servir d’excuse à l’inaction.
Il n’existe aucun dossier public indiquant que nous avons discuté du Soudan avec nos alliés, et encore moins avec l’acteur externe au cœur de la crise, les Émirats arabes unis.
Troisièmement, à long terme et au-delà des deux Soudan, nous devons choisir des questions de paix et de stabilisation, nous y astreindre et développer à Affaires mondiales Canada des bassins de spécialistes de la médiation et des spécialistes régionaux. La Norvège pourrait servir de modèle à cet égard. Avec une population plus petite que celle de Toronto, c’est l’un des trois principaux pays ayant réussi à faire respecter l’indépendance du Soudan du Sud. La Norvège continue d’exercer une influence disproportionnée dans les deux pays.
Mon quatrième point, le maintien de la paix, a été abordé. Je vais faire un commentaire personnel à partir de mon expérience au Soudan du Sud, où 10 des 28 Casques bleus du Canada sont actuellement affectés.
Lorsque la guerre civile a éclaté à Djouba et dans l’arrière-pays en décembre 2013, des centaines de milliers de vies, dont celles de dizaines de Canadiens, ont été sauvées lorsque l’ONU a ouvert les portes de ses enceintes.
Nous devons revenir dans le portrait. Une mission de l’ONU pour protéger les civils au Darfour serait un excellent point de départ.
Cinquièmement, comme vous le savez, le gouvernement canadien actuel aime les sanctions. Il y a actuellement 4 300 personnes ou entités sur la liste autonome canadienne. Pour être utiles, les sanctions doivent être opportunes, appliquées de façon uniforme, coordonnées avec celles des alliés et respectées.
Il y a un mois, le Canada a annoncé ses six premières cibles au Soudan. Il s’agit là d’un très petit effort dans ce contexte, et il arrive avec un an de retard.
Pour ce qui est du respect des sanctions, je ne suis pas encouragé par le fait que l’une des deux seules cibles au Soudan du Sud est morte depuis cinq ans.
Nous passons ici à côté d’une belle occasion. Les deux parties financent la guerre au Soudan en vendant de l’or. S’il y a un pays qui sait comment l’or parvient aux marchés mondiaux, c’est bien le Canada. Nous pourrions mener des enquêtes judiciaires et conseiller nos partenaires sur la façon de sanctionner ces réseaux, plutôt que de simplement suivre les autres.
Mon sixième point concerne les entreprises. Dans certaines régions de l’Afrique, un petit nombre d’entreprises canadiennes, principalement des entreprises extractives, nous donnent une réputation démesurément mauvaise. Par exemple, peu de membres seront assez vieux pour s’en souvenir, mais c’est la controverse entourant les activités d’une société pétrolière canadienne qui a amené le Canada à ouvrir un bureau à Khartoum.
La complicité de la société Talisman dans des crimes de guerre n’a pas été prouvée, mais la présence de la compagnie et les redevances qu’elle a versées ont permis au gouvernement islamiste de poursuivre sa guerre brutale dans le Sud. Si nous avions voulu à ce moment-là jouer un rôle de premier plan dans le processus de paix au Soudan, le facteur Talisman à lui seul nous aurait disqualifiés.
En 2019, le gouvernement a mis sur pied le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises afin de traiter les plaintes de ce genre, mais il n’a aucun mordant. Il doit au moins avoir le pouvoir de contraindre les défendeurs à venir témoigner lorsque des plaintes sont déposées.
La Suède offre un exemple plus radical et plus efficace de la façon de traiter avec les entreprises hors-la-loi qui exercent leurs activités à l’étranger.
J’ai une autre remarque à faire au sujet des entreprises, à savoir que depuis des années, une entreprise canadienne vend au Soudan et au Soudan du Sud des véhicules blindés qui sont utilisés dans des conflits armés et pour réprimer des manifestations légitimes. J’ai moi-même vu ces blindés. Les activités commerciales de ce genre, aussi isolées soient-elles, minent la crédibilité du Canada en matière de paix et de sécurité, d’autant plus qu’Ottawa est perçu comme indifférent à leur égard.
Je terminerai en citant un rapport récent du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne de Montréal :
... il est presque impossible d’exagérer l’indifférence et l’inaction mondiales face aux atrocités de masse dévastatrices qui se poursuivent au Soudan.
Si le Soudan est un test décisif de notre engagement à l’égard de la paix et de la sécurité en Afrique, nous l’échouons lamentablement.
Merci beaucoup.
Le président : Merci, monsieur Coghlan. Nous allons maintenant entendre la déclaration de Mme Zahar.
Marie-Joëlle Zahar, professeure titulaire et directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix, Université de Montréal, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invitée à comparaître devant votre comité.
Je vais me concentrer uniquement sur les questions de paix et de sécurité liées au maintien de la paix et à la résolution des conflits, mais je tiens à dire très clairement que la paix et la sécurité ne peuvent pas être artificiellement séparées des questions de gouvernance ou des enjeux socioéconomiques, comme l’ont déjà souligné des témoins précédents.
Permettez-moi d’abord de souligner que, bien que notre gouvernement ait réaffirmé son engagement en Afrique en mettant l’accent sur les femmes et les filles, la croissance économique verte et la prospérité pour tous, dans le contexte actuel, il est impossible d’obtenir des résultats durables si nous ne nous attaquons pas simultanément aux questions de paix et de sécurité.
Le contexte, vous le connaissez, mais je pense qu’il vaut la peine de rappeler qu’il est caractérisé par un nombre croissant de coups d’État, de crises politiques et électorales, y compris dans des pays que nous considérions comme stables il y a seulement quelques années, comme le Niger et le Sénégal. Le contexte est également caractérisé par une instabilité et une augmentation exponentielle de la violence contre les civils — pas seulement au Darfour, bien que ce pays en soit un excellent exemple — et par des crises humanitaires à mesure que des groupes extrémistes violents se propagent et reprennent de la vigueur, en particulier, mais pas seulement, dans la région du Sahel, et à mesure que les gouvernements favorisent de plus en plus les interventions militaires.
Tout cela survient à une période où les organisations régionales et infrarégionales connaissent des tensions et une fragmentation, comme ce fut le cas lorsque le Niger, le Mali et le Burkina Faso ont quitté la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, ou CEDEAO, pour former l’Alliance des États du Sahel, et à un moment où la légitimité et le rôle des organisations internationales dans le maintien et la consolidation de la paix sont de plus en plus remis en question alors que l’ONU quitte le Mali et qu’on s’apprête à lui demander de quitter la République démocratique du Congo, la RDC. Ce contexte exige un engagement plus soutenu du Canada à l’égard des questions de paix et de sécurité.
Au-delà de notre intérêt évident pour la sécurité et la stabilité internationales, qui sont essentielles à la prospérité du Canada, nous avons de multiples intérêts dans la sécurité et la stabilité de l’Afrique. Je parle ici des réserves minérales du continent — les plus grands gisements de métaux de terres rares de haute qualité disponibles à l’extérieur de la Chine — de la gestion du problème mondial croissant des réfugiés et des migrants et, comme l’a souligné Mme Fitz-Gerald, de la paix sociale ici au Canada. Nous parlons aussi de l’avenir de l’ordre mondial, qui repose sur notre capacité de rétablir la confiance et les partenariats avec les pays du Sud, qui sont au nombre de 56 sur le continent africain.
J’aimerais consacrer le reste de mon temps de parole à deux points. Premièrement, la résolution des problèmes de paix et de sécurité sur le continent passe par un engagement accru et soutenu. Deuxièmement, la meilleure façon d’aborder les questions de paix et de sécurité est de s’opposer à la logique de la force militaire en s’appuyant vigoureusement sur la logique du dialogue nécessaire pour résoudre les problèmes.
Pour ce qui est de l’engagement accru et soutenu, je ne répéterai pas ce qu’ont dit d’autres témoins, y compris M. Coghlan, mais la présence et la visibilité sont importantes. Bien que le Canada compte 44 missions diplomatiques, nos contributions les plus importantes à la paix et à la sécurité sont souvent financières, et bon nombre d’entre elles sont acheminées par l’entremise de fonds et d’initiatives régionaux ou internationaux. Pour d’autres, comme l’aide aux pays pour lutter contre la désinformation, bien qu’elles soient cruciales, il est préférable de les garder à l’écart du public. Lorsqu’on leur pose des questions sur la présence de la Chine, les experts s’entendent pour dire que les apparences et l’image de marque sont importantes. On voit la Chine construire des routes et des infrastructures, et rester longtemps dans un pays. En revanche, bon nombre des contributions du Canada demeurent invisibles pour les bénéficiaires visés.
La durabilité est également importante. Pour que les engagements du Canada en Afrique — dont bon nombre visent à régler des problèmes de paix et de sécurité — aient un impact, ils ne peuvent être à court terme ou dictés par l’impératif de nos cycles électoraux et budgétaires. La décision d’accorder un financement pluriannuel au Programme pour la stabilisation et les opérations de paix était un bon premier pas dans cette direction, mais il reste encore beaucoup à faire. Cette durabilité est essentielle pour rétablir la confiance avec les partenaires et pour être réellement bien accueilli lorsque l’espace s’ouvrira au Canada.
Au cours des dernières années, le Canada a contribué à l’entraînement militaire des forces armées africaines dirigé par les États-Unis. Cet entraînement était censé contribuer à la paix et à la stabilité sur le continent, mais il a fini par contribuer aux coups d’État, particulièrement dans la région du Sahel. Les mêmes groupes que nous avons entraînés sont maintenant à la tête de juntes qui privilégient la logique de la force militaire.
Les juntes opposent la puissance militaire à des groupes extrémistes violents, et parfois à leurs propres opposants politiques. Beaucoup sont aidés par les mercenaires russes de Wagner/Africa Corps. Cette logique contribue non seulement à la crise humanitaire et à l’augmentation du nombre de victimes civiles, mais elle détourne aussi les ressources financières limitées dont disposent les pays des urgents besoins sociaux, économiques et de gouvernance.
Alors que de nombreux États africains, y compris les États où nous avons assisté à des coups d’État, expriment le désir de récupérer leur souveraineté et rejettent les puissances occidentales et les organisations internationales qui imposent leurs propres normes et priorités. Au bout du compte, ces pays auront besoin de soutien lorsqu’ils se rendront compte que les solutions qu’ils préfèrent ne fonctionnent pas, et nous avons une longue liste d’exemples qui montrent que les interventions militaires sont de courte durée.
C’est là que le Canada peut avoir un rôle à jouer. Parce que nous ne sommes pas perçus comme une puissance coloniale au même titre que certains de nos alliés, en raison de notre bilinguisme, de notre pluralisme, de notre expérience fédérale et de notre expérience de la gestion d’un conflit profond et conflictuel dans notre propre pays, aussi imparfaits qu’ils puissent être, le Canada peut encore jouer, comme nous l’avons démontré au Cameroun, un rôle essentiel en rétablissant la logique du dialogue et en contribuant à des solutions négociées qui ont de meilleures chances d’être durables dans l’intérêt de tous les Africains d’abord, mais aussi des nôtres et de ceux du reste du monde. Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Zahar.
Nous allons passer immédiatement aux questions. Chers collègues, je vous rappelle qu’il s’agit de tours de quatre minutes. Nous allons essayer d’entendre le plus grand nombre de questions possible et peut-être de faire un deuxième tour. Nous allons commencer par le sénateur MacDonald.
Le sénateur MacDonald : Merci aux deux témoins.
Je vais d’abord m’adresser à l’ambassadeur. Compte tenu de la complexité des conflits en Afrique mettant en cause des acteurs non étatiques et le terrorisme, et compte tenu du soutien actif offert par le Canada au moyen d’initiatives comme le Programme d’aide au renforcement des capacités antiterroristes, comment les missions de maintien de la paix peuvent-elles intégrer plus efficacement la technologie et l’échange de renseignements pour contrer ces menaces? De plus, selon vous, quelles stratégies axées sur la technologie pourraient rendre les opérations de paix plus efficaces en Afrique?
M. Coghlan : Merci beaucoup. Lorsque j’ai été affecté au Soudan, la représentante spéciale du secrétaire général ne cessait de me demander — comment dire — d’envoyer des experts canadiens là où nous avions une valeur à ajouter. Elle disait ouvertement préférer avoir deux ou trois experts canadiens du renseignement, mais elle avait en fait un lieutenant préféré du Québec, un dénommé Rémy. Elle demandait donc qu’on lui envoie Rémy, et disait ainsi pouvoir se passer du bataillon du... je ne nommerai pas le pays. Elle cherchait vraiment là où nous avions la meilleure valeur à ajouter.
Je crois que nous pouvons ajouter de la valeur dans des domaines comme le renseignement, le soutien aérien et peut-être aussi la fourniture des installations médicales qui habilitent les missions de l’ONU. Il ne s’agit donc pas d’envoyer des bataillons, mais de trouver un créneau intéressant ayant une valeur ajoutée.
Pour ce qui est de la haute technologie, je crois que c’est une question assez délicate. L’ONU avait l’intention d’utiliser des drones en République démocratique du Congo. On commence alors à tomber dans la politique de haut niveau. Je crois que certains membres du Conseil de sécurité de l’ONU ont mis leur veto à l’utilisation de drones. Au Soudan du Sud, des radars à couverture frontale très perfectionnés ont été utilisés sur des hélicoptères, mais c’est à peu près tout.
Malheureusement, je crois que la politique est un facteur important qui freine l’utilisation de technologies plus avancées. Il y a aussi, bien sûr, le refus de certains pays de partager cette technologie et de la confier à d’autres partenaires de l’ONU.
Le sénateur MacDonald : Madame Zahar, voulez-vous répondre également?
Mme Zahar : Je suis parfaitement d’accord avec M. Coghlan. Je pense que la question de la volonté de partager l’information et la technologie, ainsi que le caractère délicat qu’accordent bon nombre de grandes puissances à ces questions est le principal obstacle qui empêche l’ONU d’acquérir et d’utiliser ces appareils.
Vous avez demandé comment ils pourraient être utiles. Cette technologie pourrait être extrêmement utile pour que l’ONU agisse de façon plus préventive que réactive. Lorsque vous disposez de troupes limitées sur le terrain dans des pays que vous ne pouvez pas couvrir en entier, la surveillance exercée au moyen de la technologie des drones pourrait vous permettre de mieux planifier les déplacements des troupes. Il pourrait s’agir de troupes régulières ou irrégulières, et vous pourriez envoyer des ressources avant le déclenchement des crises, au lieu de les envoyer faire le nettoyage par la suite.
Le sénateur MacDonald : Merci.
Le sénateur Ravalia : Merci aux deux témoins. Ma question s’adresse à l’ambassadeur Coghlan. Merci beaucoup de votre témoignage très franc. Dans quelle mesure ce que j’ai décrit comme une approche eurocentrique des crises et des conflits mondiaux a-t-elle une incidence sur ce que nous considérons comme l’apathie de nombreux acteurs mondiaux, y compris le Canada, à l’égard du conflit en cours au Soudan, en soulignant, bien sûr, que les pays nordiques représentent un modèle à suivre. Avez-vous l’impression que la fatigue des donateurs devient un problème? Notre engagement disproportionné dans des conflits en Ukraine, en Israël et à Gaza est-il un facteur dans tout cela?
M. Coghlan : Je suis sûr, pour être tout à fait pragmatique, que la fatigue des donateurs doit constituer un problème. De toute évidence, l’Ukraine et Israël-Gaza doivent occuper une grande partie de la bande passante de tous les ministères des Affaires étrangères de l’Occident.
La fatigue des donateurs, lorsqu’il s’agit d’aide et de développement, est le principal problème au Soudan du Sud. Ce pays dépend de donateurs de l’extérieur depuis 30 ans maintenant, je dirais, et cela a amené le gouvernement du Soudan du Sud à donner l’impression qu’il incombe aux donateurs de s’occuper de la population du Soudan du Sud, et nous avons beaucoup de mal à essayer de briser ce cycle. Le roulement de nos diplomates y est assez rapide. Nous avons eu cinq ambassadeurs en poste là-bas au cours des huit dernières années, et d’une certaine façon, il est beaucoup plus facile de simplement faire un autre chèque que de discuter très franchement avec les autorités, dans ce cas-ci, avec le gouvernement du Soudan du Sud, qui engrange des revenus pétroliers, ou du moins, qui en engrangeait jusqu’à il y a environ deux jours. En raison du conflit au Soudan, le Soudan du Sud a perdu 95 % de ses revenus extérieurs d’un seul coup. La fatigue des donateurs représente un énorme problème.
Le fait est qu’au Soudan, pour être honnête, il est très difficile de comprendre ce qui se passe. On ne sait pas clairement qui sont les bons et qui nous devrions favoriser. Honnêtement, nous ne devrions favoriser ni l’une ni l’autre des parties. Il est plus facile de trancher dans des dossiers sur lesquels la plupart des électeurs canadiens ont des opinions bien arrêtées, comme Israël-Gaza et l’Ukraine. La plupart des Canadiens savent à quoi s’en tenir dans ces conflits. Au Soudan, il est beaucoup plus difficile de dire à qui nous devrions venir en aide. Comme je l’ai dit, sur le plan de l’ampleur et du potentiel de prolifération, c’est sans contredit la catastrophe la plus menaçante.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup. Dans la même veine, lorsque vous étiez ambassadeur là-bas, dans quelle mesure avez-vous collaboré avec les pays nordiques, et quelles leçons aurions-nous pu tirer qui sont concrètes et applicables, à votre avis?
M. Coghlan : Les pays nordiques sont absolument essentiels. Ils œuvrent de façon impressionnante dans les deux Soudan depuis 40 ou 50 ans. La Norvège, quel qu’ait été le gouvernement au pouvoir à Oslo, a réussi à créer un cercle presque complet entre ses principales organisations non gouvernementales — dont quelques-unes sont confessionnelles —, les Nations unies et leur gouvernement. Elle a ainsi constitué une banque d’expertise impressionnante.
Au Soudan du Sud, par exemple, je consulterais les Norvégiens. Leurs connaissances remontent à 30 ou 40 ans. Ils en savent plus que les Britanniques, qui étaient les anciens maîtres coloniaux, et plus que les Américains, qui ont fait naître ce processus. Ils se sont accrochés à cet enjeu.
D’un autre côté, je dirais que les Américains ont presque aussi bien réussi en Colombie. Ils ont trouvé un créneau dans le processus de paix avec l’ELN, l’armée de libération nationale. Je sais qu’ils ont fait de même au Sri Lanka. Non seulement ils ont approfondi leurs connaissances de la région, mais ils se sont créé un créneau de médiation. Ils ont développé leur expertise et leur créneau de médiateurs.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup.
La sénatrice M. Deacon : Je remercie nos témoins d’être avec nous aujourd’hui et de témoigner avec une telle franchise.
Lors d’une réunion précédente, Son Excellence l’ambassadeur Bankole Adeoye a affirmé au comité que l’Union africaine considérait le concept de maintien de la paix en Afrique comme étant désuet. Il proposait que l’on se dirige vers une nouvelle génération d’opérations de paix qui comprendraient des opérations cinétiques pouvant réagir plus efficacement à des défis comme le terrorisme. Après avoir entendu certaines de vos observations préliminaires, je me demande si vous êtes tous deux d’accord avec cette affirmation ou si vous pensez que le maintien de la paix traditionnel de l’ONU a encore une certaine efficacité.
Mme Zahar : Je vous remercie pour cette question. Si vous me le permettez, je voudrais d’abord ajouter une observation à la dernière réponse de M. Coghlan. Je tiens à souligner que l’efficacité de la Norvège est due au fait que ses partis politiques s’entendaient sur l’importance fondamentale de la médiation. Ce dossier s’est donc maintenu à l’abri de toutes querelles politiques et des changements de gouvernement. Cet élément essentiel a permis aux Norvégiens de se surpasser dans ce dossier.
Quant aux opérations cinétiques, il est de plus en plus difficile de maintenir la paix comme on le faisait auparavant, parce que ces activités vont à l’encontre de la nature des conflits qui font rage dans de nombreux pays africains. Quoi qu’il en soit, mon expérience ne m’a pas convaincue qu’il suffirait de passer à des opérations cinétiques ou à des mesures d’application de la loi pour encourager un retour à la paix.
Comme j’ai essayé de le dire, en répondant par la force, on risque de négliger les causes sous-jacentes du conflit, mais elles vont forcément réapparaître. J’ai passé quelque temps au Soudan à peu près en même temps que M. Coghlan. La communauté internationale a échoué au Soudan, en partie parce qu’elle n’a pas cerné les liens entre les différents conflits. Elle n’a donc pas pu les traiter séparément. Nous avons alors conclu un accord entre les deux Soudan sans comprendre que les mêmes problèmes étaient au cœur du conflit du Darfour et des tensions dans [difficultés techniques]. Laissés sans surveillance, ces problèmes sont revenus nous hanter, et l’instabilité règne maintenant dans les régions où nous n’avons pas réussi à apporter des solutions.
Pour revenir à votre première question, le maintien de la paix a perdu sa forme originale, mais pour obtenir des résultats durables, il est absolument essentiel de se concentrer sur un type de consolidation de la paix et sur la médiation. Nous n’atteindrons pas ces résultats par la force. Nous l’avons vu à maintes reprises, même dans des endroits comme l’Afghanistan, où nous avons une vaste expérience. La force n’a jamais résolu les problèmes socioéconomiques et orienté la gouvernance de manière à ce que les gens ne prennent pas les armes.
Le président : Merci beaucoup. Nous n’avons plus de temps pour ce segment. Connaissant bien M. Coghlan, je suis sûr qu’il trouvera moyen de répondre à quelques-unes de ces questions au fil de la discussion.
La sénatrice Coyle : Je remercie nos témoins. Ma première question s’adresse à Mme Zahar. Vous avez parlé d’un engagement accru et soutenu du Canada. Vous avez aussi parlé de l’importance de notre présence et de notre visibilité. Il me semble même que vous avez parlé d’image de marque. Vous avez aussi dit qu’un grand nombre des ressources canadiennes investies en Afrique le sont souvent par des voies indirectes, comme des mécanismes régionaux ou multilatéraux.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’avenir de ce domaine, selon vous? Comment voyez-vous l’amélioration de notre visibilité réelle sur le continent? À quoi cela ressemblerait-il?
Mme Zahar : Ce ne serait pas nécessairement dans le domaine de la paix et de la sécurité. Ce que nous faisons dans d’autres domaines influe sur notre capacité de nous attaquer aux questions de paix et de sécurité. Tout à l’heure, les témoins ont beaucoup parlé d’échanges, de collaborations universitaires et autres. Ces activités créent des relations et renforcent la confiance. Elles permettent aux gens qui pourraient éventuellement — parce que les gens changent de carrière — se retrouver en une situation de pouvoir, ou près d’un poste de pouvoir, de frapper à la porte de leurs homologues canadiens — quand ils en ont besoin — en sachant ce que le Canada pourrait offrir.
À mon avis, notre présence soutenue est un engagement qui ne se termine pas avec les cycles budgétaires ou — et je vais revenir très brièvement à l’exemple du Soudan — avec un changement du contexte.
Quand le Soudan du Sud est devenu indépendant, bon nombre des activités du Canada dans l’État du Nord — à Khartoum — ont été suspendues. À l’époque, je travaillais à des initiatives avec le Forum des fédérations, et bon nombre de nos ONG partenaires à l’idéal prodémocratique se sont senties abandonnées. L’engagement soutenu dont je parle consiste à maintenir le cap de façon à ce que, lorsque le besoin se fait sentir, le Canada soit présent, ait des gens, ait des observateurs sur le terrain et soit en mesure de réagir rapidement.
Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas établir des priorités d’une façon ou d’une autre. Je dirais que la situation actuelle est totalement inappropriée. Notre présence sur le continent est très réduite, et nous ne pouvons même pas faire face à des situations d’urgence parce qu’il n’y a pas assez de gens pour s’en occuper dans nos ambassades et dans nos consulats. Je vais laisser du temps de parole à M. Coghlan.
Le président : Il a environ une minute pour répondre à la question de la sénatrice Coyle.
M. Coghlan : Je n’ai qu’une brève observation. J’ai parlé de certains des inconvénients des industries extractives canadiennes sur le continent. Je vais vous raconter ce qui s’est passé. Quand la société Talisman Energy a enfin quitté le Soudan en 2002, sous la pression de militants canadiens et d’un recours au tribunal à New York, le ministre des Affaires étrangères m’a appelé et m’a dit : « Ce sera notre dernière réunion, monsieur Coghlan. Je n’aurai plus besoin de vous rencontrer ». Fait tout aussi intéressant, le Canada a disparu de la région parce que la controverse avait disparu.
Bien que je m’oppose à certains des effets les plus négatifs de cette entreprise canadienne, elle a accru notre visibilité. Toutefois, cette façon d’agir n’a pas rehaussé la réputation d’Ottawa. Il n’était pas juste de se retirer parce que la controverse avait disparu, entraînant avec elle l’intérêt des Canadiens.
Le président : Je vous remercie pour cette observation.
Le sénateur Harder : Je remercie nos témoins. Si vous voulez bien, je vais approfondir cette question. Je vais d’abord m’adresser à M. Nicholas Coghlan, mais j’aimerais aussi entendre l’avis de Mme Zahar. Vous avez tous deux parlé de la nécessité de maintenir des observateurs sur le terrain, de renforcer notre capacité et d’accroître notre engagement. Je pense que nous sommes tous d’accord, mais qui sont ces observateurs? Est-ce la présence d’une ambassade? Est-ce l’expérience du Service extérieur et sa capacité de penser à l’Afrique? S’agit-il d’offrir les outils dont l’Afrique a besoin pour la médiation, la négociation, les compétences et la consolidation de la paix?
Vous avez raison, la Norvège en est un excellent exemple. Cependant, la Norvège a choisi son orientation d’une manière très disciplinée. Vous avez mentionné ses trois domaines d’engagement historique. Elle ne s’est pas engagée n’importe où, mais elle s’est engagée à long terme. Les connaissances locales développent les capacités non seulement de son gouvernement, mais aussi de ses organisations non gouvernementales.
J’aimerais que vous nous disiez ce que pourrait être un modèle canadien qui ne place pas des observateurs partout — parce que c’est impossible et probablement peu viable —, mais qui possède certaines compétences en matière de renforcement des capacités. Comment établir un équilibre entre les deux?
M. Coghlan : Vous avez raison, nous ne pouvons pas être partout. Nous ne pouvons pas tout faire. Notre pays est de taille moyenne. Cela dit, dans le cas du Soudan, au bout d’un an, on a constaté qu’il s’agissait d’une crise majeure qui durerait longtemps et qui s’étendrait. Après avoir réaffecté notre ambassadeur et tout notre personnel, nous devrions réévaluer les dimensions de cette crise. Concrètement, non, nous ne devrions pas nécessairement rétablir notre ambassade pour le moment, mais il nous faut un contact avec des gens dans la région, comme des gens de nos alliés. Nous ne pouvons pas confier cela à notre ambassadeur de Nairobi ou du Caire. Il nous faut de l’expertise régionale, comme vous l’avez dit. Nous ne pouvons pas nous concentrer seulement sur les problèmes.
Vous avez raison, la Norvège choisit ses enjeux et développe ses compétences en médiation. Je sais que vous avez tenu des audiences sur l’avenir du service extérieur canadien. Il faut pour cela soutenir les experts de la région et à les encourager à devenir des experts du Soudan, du Cameroun ou autre. Nous ne pouvons pas nous contenter de consulter de temps à autre un gars du bureau revenu d’une affectation dans la région cinq ans auparavant.
Je crois que le sénateur Bœhm le sait très bien. Je ne pense pas que le service extérieur canadien soit structuré de cette façon à l’heure actuelle. Nous soutenons les généralistes et non les experts. Bien sûr, nous enrichissons notre expertise en médiation commerciale depuis 20 ou 30 ans. Nous avons des gens qui connaissent très bien le conflit du bois d’œuvre avec les États-Unis. Ils le font depuis 25 ou 30 ans. Pourquoi ne pourrions-nous pas développer une expertise en médiation internationale des conflits de la même façon?
Mme Zahar : Je suis tout à fait d’accord avec la plupart de vos observations. Nous ne pouvons pas être partout. Cependant, notre pays possède des capacités qu’il n’utilise pas bien. M. Coghlan a parlé de médiation. La plupart des grands experts en médiation internationale à l’ONU sont des Canadiens ou des résidents canadiens. Cependant, Ottawa ne les invite que rarement pour discuter de problèmes que le Canada envisage d’aborder.
À mon avis, nous manquons là une belle occasion. Nous manquons aussi une occasion de réfléchir de façon plus systématique, analytique et créative à la façon de tirer parti des diasporas. Leurs membres savent ce qui se passe dans leur région, parce qu’ils font constamment la navette entre le Canada et leur pays d’origine. Les diasporas sont cruciales dans notre pays. Comme quelqu’un l’a dit, certains conflits qui font rage à l’extérieur du Canada continuent à se dérouler en sol canadien. Par conséquent, en ne considérant pas les diasporas comme un élément important de notre politique étrangère et, en particulier, de notre engagement envers l’Afrique — parce que l’Afrique fournit maintenant la majorité des immigrants francophones au Canada, par exemple — nous manquons une excellente occasion. Je ne sais pas comment nous y prendre — je ne suis pas spécialiste de l’immigration ou des diasporas —, mais il me semble que nous devrions discuter sérieusement de ces questions. Cette discussion devrait se dérouler dans la sphère politique et en comité, avec des experts en la matière, pour faire avancer ce dossier.
Le sénateur Downe : Ma question s’adresse à nos deux témoins d’aujourd’hui. Il me semble que nous devrions reconnaître que notre capacité de défense nationale nous empêche de participer sérieusement à des missions de maintien de la paix. À l’heure actuelle, le nombre de membres des Forces armées canadiennes a diminué de 16 %. Nous affichons le pire taux de recrutement et de maintien en poste depuis des générations. Nous avons des missions en Lettonie. Nous menons une mission de formation au Royaume-Uni sur la situation en Ukraine. Très franchement, nos soldats démissionnent parce que ces déploiements ne cessent de se prolonger mois après mois, parce que nous n’avons pas assez de nouveaux membres. Donc, outre des platitudes qui n’ont aucun sens, le gouvernement du Canada ne peut offrir que de l’aide financière.
Dans ce contexte, quelle devrait être la grande priorité de nos investissements en Afrique? Compte tenu des commentaires sur l’efficacité de la Norvège, du Danemark et d’autres pays qui ont ciblé leurs priorités, comme le sénateur Harder l’a souligné, ne ferions-nous pas mieux d’envoyer notre financement à la Norvège?
M. Coghlan : Je vais vous décrire très brièvement mon expérience à ce sujet. Quand j’étais affecté au Soudan du Sud, je revenais à peu près tous les six mois à Ottawa et, de temps à autre, j’allais faire un tour au ministère de la Défense nationale pour demander un plus grand nombre de soldats du maintien de la paix. On me répondait avec un certain cynisme : « Vous devez répondre à deux questions. Premièrement, pouvez-vous garantir le succès de cette mission de l’ONU? Deuxièmement, pouvez-vous garantir qu’il n’y aura pas de victimes canadiennes? Si vous doutez de la réponse à l’une ou l’autre de ces questions, nous ne pourrons pas vous aider. »
J’ai trouvé cela tout à fait irréaliste. Oui, je peux vous citer un grand nombre d’inefficacités dans les missions de l’ONU. La plupart du temps, les Casques bleus ne peuvent qu’empêcher que la situation n’empire. Il est bien évident que nous risquons de perdre des Canadiens.
Franchement, je pense qu’une partie de ce choix relève des Forces canadiennes. Elles pensent au combat plus conventionnel qui se déroule en Lettonie. L’ennemi y est plus facile à identifier, tout est noir ou blanc. Au Soudan et au Soudan du Sud, par contre, le rôle des militaires est beaucoup plus difficile. Je soupçonne que les Forces canadiennes ne veulent pas vraiment s’y engager.
Devrions-nous payer d’autres pays pour qu’ils s’en chargent? Nous risquons de passer pour des hypocrites. Comme vous le savez, le Canada finance l’Initiative Elsie, qui appuie la participation des femmes aux missions de maintien de la paix partout dans le monde. Des hauts gradés des forces de maintien de la paix de l’ONU m’ont dit officieusement : « Vous payez donc 100 à 150 officiers d’autres pays — des femmes — pour participer à des missions, mais vous n’en envoyez pas de Canadiennes. Ça fait piètre figure. »
Évidemment, ils me l’ont dit en toute confidence. Ils sont heureux de recevoir cet argent. Mais pour rendre les missions de l’ONU plus efficaces, je crois que nous devons agir de l’interne pour y apporter des changements. Nous n’obtiendrons pas de postes de commandement tant que nous ne nous engagerons pas davantage. Les commandants, eux, peuvent apporter des changements aux missions pour les améliorer.
Mme Zahar : Deux petits suivis à cette réponse.
Premièrement, même si nous ne pouvons pas envoyer de soldats, nous pouvons apporter d’autres bonnes contributions. Les équipes médicales que nous avons envoyées au Mali par hélicoptère valaient plusieurs unités sur le terrain parce qu’elles ont sauvé des vies et ont permis aux soldats déployés par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, la MINUSMA, d’accomplir leur travail dans un environnement complexe et difficile.
Il ne s’agit donc pas seulement d’envoyer des soldats. Nous pouvons aussi apporter des contributions qui ajoutent de la valeur dans d’autres contextes. À l’heure actuelle, ces contributions sont surtout technologiques et hautement spécialisées, et elles valent beaucoup plus que des soldats.
Je suis tout à fait d’accord avec M. Coghlan. Si nous ne procédons pas d’une façon plus systématique, nous n’aurons pas de postes de commandement supérieur. Ces postes ont une influence sur la façon dont on fait les choses.
Je vous répondrai que nous ne devrions pas renoncer aux missions de maintien de la paix. Cependant, si nous sommes appelés à y contribuer, nous devrons réfléchir plus sérieusement à la façon de répondre à ces appels. Je vais même m’écarter un peu plus de cette idée en suggérant de mieux vendre ces contributions au public canadien.
Je ne comprends pas du tout pourquoi le gouvernement canadien — qui avait apporté une contribution précieuse et bienvenue à la MINUSMA — s’est laissé critiquer dans tous les grands journaux par des gens qui soutenaient que la seule contribution efficace aurait été d’envoyer des soldats. Je trouve qu’il a manqué une bonne occasion d’expliquer ce que nous faisons et à quel point c’est apprécié, même si ces contributions ne ressemblent pas à celles que nous apportons habituellement.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : J’aimerais entendre l’avis de nos témoins sur le rôle que pourrait vraiment jouer la diaspora, parce que nous avons l’impression que cette composante est très mal utilisée dans notre pays.
D’autres pays ont peut-être des exemples d’utilisation de la diaspora africaine qui pourraient être utiles à notre comité. De quelle manière pourrait-elle être mieux associée aux efforts du Canada en matière de maintien de la paix?
Quelles seraient les recommandations spécifiques sur les façons de les utiliser comme acteurs importants sur le plan de la paix et de la sécurité en Afrique?
Mme Zahar : Je ne suis pas spécialiste des diasporas. Ce que je vous dis n’est pas basé sur des recherches.
Par contre, il me semble qu’il est évident que les diasporas ont une connaissance très pointue des pays. Bien sûr, tout le monde dans la diaspora n’a pas la même opinion sur ce qui se passe dans le pays d’origine. Il est important de varier les sources et de ne pas s’appuyer sur une ou deux personnes que l’on connaît ou qui ont une certaine visibilité.
Les diasporas ont intérêt à s’investir dans leur pays d’origine et elles seront donc plus portées à contribuer aux efforts de reconstruction si le Canada prend un engagement sérieux. Cela peut aider à rendre tous ces efforts beaucoup plus durables. Comme on l’a souligné lors des débats tout à l’heure à la première partie de la réunion, on peut éduquer des jeunes, mais s’il n’y a pas de possibilités économiques dans les pays, s’il n’y a pas d’investissements, s’il n’y a pas de projets emballants, en fin de compte, les jeunes ont toujours des horizons bouchés et la tentation de la radicalisation et des armes reste bien présente.
Il me semble qu’il y a plusieurs moyens par lesquels les diasporas peuvent être impliquées, comme partenaires économiques ou comme sources d’informations, pour construire une véritable connaissance là où on n’a pas nécessairement la profondeur analytique et les connaissances suffisantes de contextes qui sont, effectivement, très complexes et parfois bien loin de nos préoccupations quotidiennes.
Comme les membres des diasporas sont aussi de plus en plus des acteurs et des actrices des conflits, il est important de mieux les comprendre pour être en mesure de prévenir d’abord leur rôle négatif, mais aussi l’éventualité que les conflits se transposent sur le terrain chez nous, au Canada, lorsque les diasporas se mobilisent les unes contre les autres.
La sénatrice Gerba : Merci. Monsieur l’ambassadeur, voulez-vous ajouter quelque chose, s’il vous plaît?
[Traduction]
M. Coghlan : Oui, merci beaucoup. C’est une question intéressante.
J’ai une petite expérience à vous raconter, si vous me le permettez. Quand le conflit a éclaté au Soudan du Sud en 2013, je suis revenu à Ottawa peu de temps après et j’ai rencontré des membres de la diaspora sud-soudanaise. C’était très triste parce que, jusqu’à ce moment-là, ils avaient été très unis. Ils organisaient des pique-niques à Upper Canada Village. Ils avaient organisé un tournoi de basket-ball entre eux. Mais le conflit les a complètement divisés, Nuers contre Dinkas. Le groupe de Calgary s’est divisé de la même façon. J’ai été obligé de rencontrer chaque groupe séparément. Oui, la diaspora est une ressource extraordinaire, mais il arrive qu’elle se divise.
Dans le cas du Soudan, il est intéressant de constater qu’il y a à peine un an, au début de cette crise, je dirais que la perception des gens des deux États face aux forces armées du Soudan et aux forces de soutien rapide était également négative. Aujourd’hui, cette perception a très nettement évolué en faveur des forces armées. En fait, ces forces armées sont des marchands de coups d’État. Elles étaient responsables de la première crise au Darfour. Oui, la diaspora est une ressource extraordinaire, mais dans votre rôle de parlementaires — excusez-moi de sembler un peu condescendant —, il vous faudra considérer la situation avec les yeux grands ouverts.
Il y a aussi le risque de discours haineux. J’ai entendu des propos haineux venir du Canada dans le cas du Soudan du Sud et du Soudan. Je pense que nos autorités, qu’il s’agisse du Service du renseignement de sécurité, le SCRS, ou de la Gendarmerie royale, devraient demeurer vigilantes et surveiller certaines personnes.
Oui, c’est une ressource extraordinaire, mais restons sur nos gardes. Je suis désolé de paraître un peu condescendant.
Le président : Sénateur Woo, je crois que vous vouliez faire une observation tout à l’heure, mais vous n’aviez pas de question. Je voulais être sûr d’avoir bien compris.
Chers collègues, si vous voulez lever la main pour un deuxième tour, nous avons épuisé la liste.
J’allais aussi poser une question sur ce que M. Coghlan a dit au sujet de la capacité des ministères en matière de politique étrangère.
Je pense que la plupart des gens conviendront que nous nous retrouvons — tout le monde utilise ce terme — dans un environnement de « polycrise ». Si vous prenez le conflit en cours en Ukraine, celui qui devient permanent à Gaza et dans d’autres parties du monde ainsi que les grands thèmes qui nous préoccupent — la migration, les changements climatiques, la sécurité en général, la cybersécurité, tous ces enjeux —, nous nous trouvons dans un environnement extrêmement complexe pour la conduite des relations internationales et l’élaboration des politiques.
Au fil des ans, le Canada, par l’entremise de divers gouvernements, s’est parfois trouvé au bon endroit et au bon moment pour faire avancer certains dossiers. Je pense à Brian Mulroney et à Joe Clark face à l’apartheid en Afrique du Sud, à Lloyd Axworthy face aux mines terrestres antipersonnel, au gouvernement Harper qui en était aux premières étapes des négociations avec l’Ukraine en 2013-2014 — les premiers actes commis par les Russes à l’époque — et au gouvernement actuel dans divers dossiers. Notre pays a été en mesure de présenter certains concepts et certaines initiatives. Malheureusement, cela devient de plus en plus difficile.
Dans certains cas — et oui, j’ai un parti pris —, la zone d’incubation était souvent le G7, où l’on pouvait prendre des décisions et lancer des initiatives. Le prochain sommet du G7 aura lieu en Italie le mois prochain. Le Canada en sera l’hôte. L’année prochaine, il présidera la réunion pour célébrer le 50e anniversaire de cette organisation.
Je pense au Soudan — le grave conflit, la grande tragédie, la terrible famine et tout le reste. Il ne fait pas les manchettes, mais il le devrait. Il apparaît de temps à autre dans des éditoriaux et autres. Qu’est-ce que le Canada pourrait faire avec ses partenaires pour faire avancer ce dossier? Je vais commencer par poser cette question à M. Coghlan.
M. Coghlan : Je vous dirai franchement qu’il suffit de l’inscrire au programme et d’en discuter à un très haut niveau. À ma connaissance, et d’après les commentaires du public, notre premier ministre n’en a pas discuté avec le secrétaire Blinken ni avec le président Biden. Il suffirait d’élever la crise du Soudan à ce niveau.
N’oublions surtout pas que la prolifération de la crise du Soudan présente de grands risques. Les Émirats arabes unis sont au cœur de cette crise, mais pas pour le mieux. Cela dit, ils jouent un rôle clé dans le conflit du Moyen-Orient. Les États-Unis ont nommé un envoyé spécial pour le Soudan. Ses fonctions sont entravées par le fait qu’on lui a clairement intimé de ne pas se laisser influencer par ce que disent les Émirats sur ce qui se passe au Soudan.
À l’heure actuelle, tout est dominé par le conflit Israël-Gaza et, dans une moindre mesure, par la guerre en Ukraine.
Le Canada devrait au moins l’inscrire à son programme. Cependant, je vous dirai franchement que nous ne nous sommes pas montrés prêts à nous engager. Comme je l’ai dit, nous n’avons publié aucune seule déclaration de haut niveau sur le Soudan. Je pense que nos partenaires seraient surpris si, à la prochaine réunion, nous disions que nous voulons ajouter le Soudan au programme. Nous devrions le faire. Mais cet enjeu est très complexe.
Je constate une choise positive, ou du moins je l’espère. Depuis six mois, le public nord-américain et européen s’intéresse plus à la politique étrangère qu’il ne l’a fait depuis les années de la guerre du Vietnam. Les gens ont des opinions très arrêtées sur ce qui se passe à Gaza, à la Cour pénale internationale, en Ukraine et ailleurs. Oui, c’est un marché très concurrentiel.
Ce qui arrive à la Cour pénale internationale et à Gaza a un effet très négatif sur la perception qu’ont les habitants du Sahel et de l’Afrique du Nord, en particulier, des pays occidentaux. Les militants du Soudan sont aussi les militants de la Palestine. La Cour internationale a de l’influence au Soudan. Ce qui se passe en Israël-Gaza a des répercussions sur tout le continent et influence aussi nos perceptions.
Le président : Merci.
Mme Zahar : Je n’ai pas grand-chose à ajouter. En fait, je ne pense pas que le G7 soit l’endroit idéal pour rehausser notre visibilité, précisément parce qu’on a l’impression que les pays du G7 ont pris parti sur des enjeux comme la protection des civils et autres et que notre crédibilité est entachée. Cependant, je perçois une excellente occasion de structurer un dialogue avec le G20. Le Canada y a déjà bien réussi dans d’autres dossiers. Quand aurons-nous l’occasion d’entamer ce genre de dialogue au G20? Je ne le sais pas.
Quant au Soudan, les pays occidentaux ne peuvent pas continuer à discuter seulement entre eux de la paix et de la sécurité en Afrique. Dans de nombreux pays africains, les gens voient cela d’un regard cynique et perdent confiance en nous. Ce dialogue doit se tenir dans le respect de l’égalité des partenaires.
L’accord conclu en décembre au Conseil de sécurité de l’ONU sur le financement des opérations de paix de l’Union africaine nous donne un peu d’espoir. Pour la première fois, la discussion a eu lieu d’égal à égal et a produit des résultats que très peu de gens croyaient possibles.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à nos deux intervenants.
La Résolution 2719, adoptée en 2023 par le Conseil de sécurité des Nations unies, cherche à modifier le modèle de financement dont Mme Zahar vient de parler, soit le modèle de financement des opérations de soutien à l’Union africaine, en leur donnant accès à un financement provenant des quotes-parts des Nations unies. Selon vous, ce nouveau modèle va-t-il renforcer le financement des opérations de paix dirigées par l’Union africaine? Que devrait faire le Canada? Est-ce que le Canada devrait encourager ce modèle de financement lors du G7?
Mme Zahar : Je vais commencer. C’est un modèle de financement qui a, à mon sens, des effets positifs et négatifs. Du point de vue positif, c’est un modèle de financement qui garantit déjà une partie des fonds qui seront alloués au budget des opérations, mais qui exige quand même que près de 25 % de la somme soient prélevés par la suite. Cela ne règle pas complètement le problème de financement.
Par ailleurs, on a déjà entendu dire dans les différentes dépositions des témoins que l’approche de l’Union africaine n’est pas toujours une approche de maintien de la paix. L’Union africaine a une position beaucoup plus robuste d’imposition de la paix, par exemple dans les missions qu’elle a menées en Somalie, où elle n’hésite pas à utiliser la force militaire. Dans un contexte de polycrises, de crises où il y a du terrorisme et où il y a également des problèmes politiques au sein des pays, l’usage de la force peut parfois avoir des conséquences inattendues et, en fait, aller à l’encontre des objectifs de résolution durable des conflits. Cela peut aider, appuyer, mais appuyer ne veut pas dire se dédouaner.
Je reviens à quelque chose que M. Coghlan a dit tout à l’heure : on ne peut pas juste appuyer et dire qu’on va financer, mais ne pas participer d’une manière plus importante. En fait, cela voudrait dire essentiellement qu’on veut bien écrire le chèque, mais qu’on fera faire le sale travail par les autres. Le travail est difficile, et il faut que la contribution aille au-delà du chèque, surtout s’il s’agit de rétablir la confiance perdue entre les pays occidentaux et les pays du continent africain. Le Canada n’est pas le pire à cet égard. La confiance est au plus bas. Il faut vraiment une position de partenariat, pas seulement une position de généreux donateur.
La sénatrice Gerba : Merci. Monsieur Coghlan?
[Traduction]
Le président : Vous avez une minute pour répondre, monsieur Coghlan.
M. Coghlan : Je vous dirai très rapidement que je ne suis pas tout à fait au courant de la question du financement de l’Union africaine. Malheureusement, dans le cas du Soudan, où fait rage la plus grande crise du continent, l’Union africaine semble paralysée en ce moment. Cela est dû en partie au fait que sa sous-entité régionale, l’Autorité intergouvernementale pour le développement, est déchirée par d’âpres querelles internes.
Les solutions africaines que l’on applique habituellement aux problèmes africains ne règlent rien. À l’heure actuelle, seuls les États-Unis et le Royaume d’Arabie saoudite ont le moindrement d’espoir d’apaiser la crise des deux Soudan. Ce n’est pas une approche idéale, mais les querelles internes de l’Union africaine la paralysent complètement.
Le président : Merci beaucoup. Malheureusement, nous sommes arrivés à la fin de ce débat très enrichissant. Au nom du comité, je remercie la professeure Marie-Joëlle Zahar et, bien sûr, l’ancien ambassadeur Nicholas Coghlan de s’être joints à nous aujourd’hui. Vos commentaires nous sont très utiles. Merci de nous avoir consacré de votre temps. Évidemment, nous tiendrons compte de vos commentaires dans notre rapport.
Merci, chers collègues. À moins qu’il n’y ait autre chose, la séance est levée.
(La séance est levée.)