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APPA - Comité permanent

Peuples autochtones


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES PEUPLES AUTOCHTONES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mardi 18 octobre 2022

Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui, à 9 h 1 (HE), avec vidéoconférence, afin d’étudier les responsabilités constitutionnelles, politiques et juridiques et les obligations découlant des traités du gouvernement fédéral envers les Premières Nations, les Inuits et les Métis et tout autre sujet concernant les peuples autochtones.

Le sénateur Brian Francis (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, [mots prononcés dans une langue autochtone]. Bonjour.

J’aimerais commencer par souligner que nous sommes rassemblés sur le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin anishinabe, dont la présence ici remonte à des temps immémoriaux.

Je suis le sénateur micmac Brian Francis d’Epekwitk, aussi connu sous le nom d’Île-du-Prince-Édouard; je suis président du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones.

J’aimerais souhaiter la bienvenue aux sénateurs qui participent à la réunion d’aujourd’hui : le sénateur Arnot, de la Saskatchewan; la sénatrice Boniface, de l’Ontario; la sénatrice Coyle, de la Nouvelle-Écosse; et la sénatrice Lovelace Nicholas, du Nouveau-Brunswick.

Nous reprenons aujourd’hui notre étude sur la mise en œuvre fédérale de la Loi sur le cannabis en ce qui concerne les Autochtones. J’aimerais maintenant souhaiter la bienvenue à nos témoins. Nous accueillons le chef Darcy Gray, de la Première Nation Listuguj Mi’gmaq, et Dwayne Nashkawa, conseiller stratégique de la Première Nation Nipissing. Merci à tous deux de vous joindre à nous. Vous aurez chacun cinq minutes pour faire une déclaration préliminaire, après quoi il y aura une séance de questions et réponses d’environ cinq minutes par sénateur.

Sur une note technique, j’aimerais demander aux témoins qui sont avec nous virtuellement de bien vouloir garder leurs micros en sourdine en tout temps, sauf si je leur donne la parole. Si vous avez des problèmes techniques, veuillez en aviser la greffière ou le président dès que possible. J’aimerais aussi rappeler à tout le monde qu’il est interdit de copier, d’enregistrer ou de photographier votre écran Zoom. Les délibérations officielles seront cependant diffusées sur le site Web SenVu.

Ces formalités réglées, j’inviterai maintenant le chef Darcy Gray à nous présenter son exposé.

Darcy Gray, chef, Première Nation Listuguj Mi’gmaq : Bonjour, sénateurs. Je suis heureux de vous revoir. [Mots prononcés dans une langue autochtone]. Bonjour à vous tous, membres du comité sénatorial. C’est un honneur de vous parler aujourd’hui de nos expériences récentes avec le cannabis dans la communauté de Listuguj.

Je m’appelle Darcy Gray. Je suis chef de la Première Nation Listuguj Mi’gmaq. Je suis chef de Listuguj depuis 2016, à une époque où on commençait tout juste à parler sérieusement de légalisation du cannabis au Canada.

Il importe de comprendre où se situe Listuguj, géographiquement. Nous sommes situés à Gespe’gewa’gi, dans le septième district de Mi’kma’gi, qui comprend la péninsule de Gaspé et le Nord-Est du Nouveau-Brunswick. Autrement dit, nous sommes situés du côté québécois de la baie des Chaleurs et de la rivière Restigouche, en face de Campbellton, au Nouveau-Brunswick. Nous avons donc l’habitude de travailler des deux côtés de la frontière, dans les deux provinces.

En ce qui concerne notre histoire et nos activités en lien avec le cannabis, nous avons participé à trois consultations différentes sur le cannabis, avec le groupe de travail de Santé Canada et avec les gouvernements du Nouveau-Brunswick et du Québec. Chacune de ces conversations tendait à se centrer sur la santé et le bien-être, la sécurité des consommateurs, les préoccupations concernant l’accès des jeunes au cannabis et la nécessité de veiller à ce que les choses soient faites de manière sûre. Il s’agit évidemment de points sur lesquels nous pouvions être d’accord lors de chacune de ces consultations. Cependant, je pense que l’accent a été mis davantage sur le Canadien moyen que sur les membres des communautés des Premières Nations.

À chacune de ces réunions, je me faisais un point d’honneur de parler de possibilités économiques. Selon mon expérience, dans les consultations auxquelles j’ai participé, cela ne semblait pas être l’objet de conversations avec les Premières Nations. Et ce, malgré l’engagement à faire des relations avec les Premières Nations la priorité numéro un de l’époque. Essentiellement, on semblait penser à nous après tout le reste, comme si on s’en occuperait une fois que les choses seraient mises en place et que le marché serait assuré à d’autres. Nous reconnaissons là le modèle familier de l’exclusion systémique, surtout lorsqu’il est devenu clair que ce sont les provinces qui allaient réglementer la distribution.

Pendant les consultations, au Québec, nous avons fait pression pour obtenir quelque chose qui ressemble à ce qui est devenu l’article 62 de la Loi encadrant le cannabis, au Québec, qui prévoit la signature d’accords entre les Premières Nations et la province. Cependant, il se peut qu’une divergence de vision fondamentale du monde empêche que cela se concrétise. Je pourrai en reparler plus tard.

Nous avons également investi dans une entreprise qui s’installait dans notre région. Il s’agit d’un producteur agréé qui offrait une multitude de débouchés pour la communauté, notamment des emplois pour les membres de la communauté et des retombées économiques. Nous pensions que cela nous aiderait à faire fructifier les efforts de notre communauté pour participer au marché du cannabis, grâce à des points de vente à Listuguj. Nous avons formé des gens à la réglementation et à l’horticulture. Plus de 70 membres de la communauté travaillent de près ou de loin dans le domaine, dans la culture, l’assurance de la qualité, les ressources humaines, la supervision des grandes exploitations et l’établissement d’autres installations de culture.

Nous avons également adopté notre propre loi sur le cannabis, conformément à notre droit inhérent à l’autodétermination. Notre loi sur le cannabis a été élaborée à la lumière des préoccupations exprimées par la communauté pendant plusieurs mois de consultations, elle a été soumise au vote de la communauté et adoptée. Des membres de la communauté ont ouvert des boutiques sur notre territoire, sous réserve de conditions de licence temporaires pendant que nous continuions de travailler à la mise au point d’un règlement pour la communauté.

Nous travaillons également avec Santé Canada et le gouvernement du Québec à l’établissement d’un accord visant à faire le lien entre les investissements et les ressources de la communauté pour exploiter et gérer adéquatement des entreprises dans le domaine, avec un bon esprit d’entreprise et, surtout, avec le plus grand souci pour le bien-être, la sécurité et la santé des membres de notre communauté.

Dans l’intervalle, cependant, les propriétaires de nos dispensaires se montrent déterminés à fonctionner en toute sécurité. Ils le font très bien et semblent avoir du succès. Anecdotiquement, ils nous disent qu’il n’y a plus de vente de cannabis sur le marché noir à Listuguj et dans les environs. Il reste encore fort à faire pour améliorer la situation, bien sûr, mais nous continuons de chercher des moyens de rendre ce marché plus sûr encore.

Comment pouvons-nous assurer la prospérité de la communauté et des dispensaires? Nous pouvons éliminer des barrières et des incertitudes liées à l’accès et au transport des produits. C’est ce à quoi nous nous affairons, mais six ans plus tard, nous sommes toujours tenus à l’écart à bien des égards, malgré la mise en place de nombreux mécanismes pour assurer notre participation à l’industrie. Il reste des barrières systémiques. Nous ne ménageons aucun effort, tout comme les autres nations, mais nos demandes semblent tomber dans l’oreille d’un sourd, surtout lorsqu’il s’agit de travailler avec la province de Québec. Cette exclusion systémique est très problématique, car elle envoie le message que notre santé et notre bien-être sont de moindre importance.

Pendant ce temps, les nouvelles récentes dans l’industrie — telle qu’elle est construite actuellement — portent à croire qu’elle semble vaciller et qu’on aurait besoin de mesures d’allégement, d’une réglementation plus souple, d’allégements fiscaux et de plus grands avantages. Pendant ce temps, nous continuons de réclamer une plus grande inclusion et de meilleures perspectives d’avenir.

Je vais m’arrêter là pour le moment. Je vous remercie de votre temps et de l’occasion qui nous est donnée de partager nos expériences avec vous tous.

Le président : Merci, chef Gray. Je vais maintenant inviter Dwayne Nashkawa à prononcer sa déclaration préliminaire.

Dwayne Nashkawa, conseiller stratégique, Première Nation Nipissing : [Mots prononcés dans une langue autochtone]. Bonjour à tous. Je m’appelle Dwayne Nashkawa. Je suis heureux d’être ici aujourd’hui pour vous faire part de mon point de vue sur la Loi sur le cannabis, de la perspective de la Première Nation Nipissing, ou PNN. Je suis originaire de la Première Nation Saugeen, située dans le Sud de l’Ontario, et j’ai été à l’emploi de la Première Nation Nipissing comme administrateur de 2004 à novembre 2020. Plus récemment, je suis devenu conseiller stratégique auprès du chef et du conseil. Nous sommes situés sur les rives du lac Nipissing, dans le Nord de l’Ontario, à hauteur de la Transcanadienne, entre la route 17 et la route 11.

Mon rôle ici est de favoriser une bonne gouvernance et de bons processus décisionnels, de même que des projets de développement communautaire. Je participe à l’élaboration et à la mise en œuvre de la loi sur le cannabis de la Première Nation Nipissing depuis 2017.

Nous avons commencé à élaborer cette loi lorsqu’il est devenu évident que les lois pénales sur le cannabis allaient changer au Canada. Nous ne voulions pas être pris au piège dans un vide juridique pendant que le Canada et l’Ontario décidaient du statut juridique du cannabis sur notre territoire, et nous ne voulions pas non plus que de grandes entreprises de cannabis d’origine douteuse viennent dominer notre environnement de la vente au détail de cannabis.

Cependant, nous ne voulions pas non plus nous faire dicter notre conduite par un gouvernement extérieur qui n’avait pas nos objectifs et nos priorités à cœur. En plus de réglementer la vente, la production et la culture du cannabis sur notre territoire, la PNN travaille avec succès à l’avancement de l’autonomie gouvernementale dans un large éventail de domaines, notamment la gestion des terres, les élections, la gestion des pêches, l’administration financière, l’éducation. Nous sommes d’ailleurs récemment devenus signataires de l’Entente sur la gouvernance de la nation anishinabek.

Lorsque nous avons commencé à élaborer nos lois sur le cannabis en 2017 et 2018, le Conseil de la Première Nation Nipissing a tenu diverses consultations auprès de ses citoyens pour entendre leurs préoccupations à la veille de la légalisation du cannabis. Nos membres ont dit vouloir prévenir la vente de cannabis aux jeunes et la consommation de cannabis chez les jeunes, et veiller à ce que la vente de cannabis soit limitée à des zones éloignées de nos villages et de nos zones résidentielles, à ce que l’approvisionnement en cannabis entrant dans la communauté soit sûr, à ce que les fournisseurs de cannabis à la communauté soient fiables et à ce que les membres de la Première Nation Nipissing puissent participer équitablement à ce marché émergent.

Après l’élaboration et l’adoption de notre loi sur le cannabis, en juillet 2019, nous avons activement cherché à conclure un accord avec le gouvernement de l’Ontario pour harmoniser notre loi à la sienne, afin que les exigences de la communauté pour se garantir un approvisionnement sûr soient respectées. Avant l’adoption de cette loi, notre Première Nation a imposé un moratoire sur toute vente au détail de cannabis sur son territoire. C’était la seule façon pour nous de contrôler l’entrée chez nous d’acteurs du marché qui n’étaient pas issus de la communauté.

Notre loi exige que les vendeurs locaux obtiennent un permis commercial de la Première Nation pour exploiter un commerce sur le territoire de la Première Nation. L’une des conditions pour cela, c’est que le vendeur soit un détaillant de cannabis autorisé par le gouvernement de l’Ontario. Cette mesure visait à garantir un approvisionnement de source sûre, fiable, et à ce que les priorités de la communauté soient bien prises en compte. À l’époque, nous n’avions pas d’autre option pour répondre aux normes que la communauté avait établies. À l’heure actuelle, il y a quatre détaillants en activité sur le territoire de la Première Nation qui satisfont à cette norme et ont un permis du chef et du conseil.

Nous avons obtenu un certain succès grâce à une entente provisoire avec le gouvernement de l’Ontario, qui a permis de bien régir les activités de nos entrepreneurs tout en assurant l’accès à un approvisionnement sûr. Bien qu’il reste un certain nombre de questions de compétence à régler, le gouvernement du Canada n’a participé à aucune discussion avec nous jusqu’à présent.

Après plus d’un an de fonctionnement en vertu du régime de la loi de la PNN sur le cannabis, nous avons contacté nos détaillants pour les consulter sur leurs activités et sur la façon dont la loi fonctionne pour eux. Ils nous ont dit, notamment, qu’il y avait occasionnellement des problèmes d’approvisionnement en Ontario. Il y a eu des erreurs dans les commandes et des pénalités injustifiées pour des commandes tardives. Tous nos vendeurs doivent commander leurs produits par l’intermédiaire de la Société ontarienne du cannabis. Il n’existe aucun mécanisme en Ontario permettant à un détaillant autorisé des Premières Nations de commander directement auprès des fournisseurs. Tous les détaillants doivent utiliser un service d’approvisionnement centralisé. Cela pose de nombreux problèmes à mesure que le marché se développe.

L’approvisionnement des détaillants des Premières Nations ne semble pas être une priorité ou avoir la même valeur que celui des autres. Les droits de permis sont très élevés pour les membres des Premières Nations, et il est beaucoup plus difficile pour eux d’obtenir du capital de démarrage qu’à l’extérieur des réserves. Nous avons réussi à nous débrouiller pour surmonter ces difficultés, mais seulement au prix d’efforts considérables et d’un long travail avec le gouvernement de l’Ontario. Nous croyons que l’appui du gouvernement fédéral dans ce dossier aiderait nos détaillants à réussir à long terme.

Parmi les questions qui nous préoccupent sur le plan des compétences, mentionnons le droit de faire du commerce avec les producteurs autorisés des Premières Nations qui produisent un approvisionnement sûr en cannabis, la reconnaissance de notre droit de régir le développement économique sur notre territoire et l’inscription dans la loi du pouvoir de nos citoyens de participer à l’économie du cannabis. Trop souvent, nous sommes laissés dans une position précaire lorsque des possibilités s’ouvrent sur le marché. C’est ainsi depuis 150 ans. Nous avons vu les propriétaires de dépanneurs sur nos territoires, avant la légalisation du cannabis, être qualifiés de criminels parce qu’ils vendaient du tabac et de l’essence. Nous voulons nous libérer de ce genre d’étiquettes.

Bref, nous voulons que notre droit de participer à l’économie soit reconnu, sans représailles, en toute légitimité, selon des règles équitables. Nous voulons également disposer de l’assise juridique nécessaire pour travailler avec les autres Premières Nations à l’établissement d’un système collectif d’autoréglementation plus large pour le cannabis à usage récréatif, afin de pouvoir offrir à nos détaillants un cadre libre des priorités réglementaires provinciales et d’appliquer des règles qui ont du sens pour les Premières Nations.

Enfin, nous aimerions que notre position unique au Canada soit reconnue, qu’elle ne soit pas considérée comme un avantage indu quand nous participons à l’économie. Depuis trop longtemps, il existe des barrières injustes à l’entrée et à la participation lorsque nous tentons de bâtir notre économie locale.

Je vous remercie de nous donner l’occasion d’être ici aujourd’hui et de vous partager nos réflexions à ce sujet. Meegwetch.

Le président : Merci, monsieur Nashkawa.

Nous passerons maintenant aux questions des sénateurs. Je poserai la première question.

Je me demande si vous pourriez tous les deux me faire part de votre expérience concernant les revenus que vous tirez du cannabis dans vos réserves. Comment profitent-ils à l’ensemble de la collectivité et, le cas échéant, comment ces revenus sont-ils utilisés?

M. Gray : Monsieur Nashkawa, voulez-vous commencer?

M. Nashkawa : Certainement. Dans la Première Nation Nipissing, il y a quatre détaillants autorisés. Ce sont tous des entrepreneurs privés. Nous avons un mécanisme prévu dans la loi pour percevoir de ces détaillants des droits destinés à la communauté.

Le conseil a choisi de ne pas appliquer ce mécanisme pour l’instant afin de permettre aux vendeurs de bien s’établir dans un premier temps. Ils ont tous fait des investissements substantiels pour répondre aux normes que la communauté a établies et que le permis de vente au détail de l’Ontario exige. Il y a beaucoup de coûts associés à la sécurité, à la salubrité et à d’autres choses. Nous voulions leur donner la chance d’augmenter un peu leurs liquidités.

Le véritable avantage pour l’ensemble de la communauté, c’est que ces quatre magasins connaissent du succès. Ils visent principalement la population hors réserve, pas vraiment celle de la réserve. Le véritable avantage pour la communauté, c’est qu’ils génèrent des emplois et envisagent toutes sortes de choses pour diversifier leurs activités. Certains ont investi dans des dépanneurs ou des stations-service, et c’est là que nous voyons l’effet positif en spirale.

M. Gray : Pour nous, ces dispensaires sont beaucoup comme les autres entreprises privées. Les propriétaires de dispensaires semblent s’en sortir plutôt bien. Cela nous affranchit en partie de notre dépendance envers le gouvernement pour les emplois et le développement. Ils créent leurs propres débouchés. Il est important pour nous de continuer d’appuyer leur esprit d’entreprise.

Nous imposons des droits de permis. Cet argent est réservé pour offrir des loisirs aux jeunes de la communauté. Nous cherchons à trouver un moyen de redonner systématiquement à la communauté, comme nous le faisons dans d’autres contextes comme la pêche et la foresterie.

Nous espérons que cela pourra compenser tout déficit opérationnel ou nous aider à réinvestir dans les priorités que nos dirigeants jugent importantes, notamment pour offrir des services à nos jeunes ou financer les programmes de réparation des logements pour aînés dans la communauté, des choses comme ça. C’est ce que nous essayons de faire.

Le président : Je vous remercie tous les deux.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Merci d’être ici ce matin. Ma question s’adresse à vous deux, si vous souhaitez y répondre.

Selon ce qu’a dit le chef Gray, les gouvernements fédéral et provinciaux essaient d’empêcher les Autochtones d’exceller sur le plan économique. Pensez-vous que ce soit vrai?

M. Gray : Je pense que les différents systèmes mis en place fonctionnent à notre désavantage. Pour voir comment cette façon de faire est injuste, il suffit de comparer avec la situation des pêches où il nous a fallu en quelque sorte racheter un droit dont nous avons toujours bénéficié.

Je félicite d’ailleurs le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans qui relève ce problème dans son rapport intitulé Paix sur l’eau. Nous voyons la situation se reproduire avec le cannabis. M. Nashkawa l’a souligné. C’est ce que nous avons été à même de constater.

Même si nous avons fait de notre mieux pour nous assurer de pouvoir participer à cette industrie de manière sûre et efficace en nous appuyant sur la réglementation pour veiller à la sécurité et au mieux-être de tous, on ne nous offre pas cette possibilité véritable de participer.

Je dirais que notre principal obstacle à l’heure actuelle est la volonté du gouvernement du Québec de s’assurer le monopole de ce marché. Si ce gouvernement est le seul intermédiaire possible pour la distribution « légale » — et les guillemets sont importants —, comment pouvons-nous nous faire une place si le Québec reste sur ses positions?

M. Nashkawa : Je dirais que notre expérience avec le gouvernement ontarien a été quelque peu différente en ce sens qu’il s’est montré disposé à discuter avec nous. En fait, nous avons eu la chance de pressentir les autorités provinciales au bon moment.

Selon moi, le problème vient du fait que l’on ne comprend pas bien les questions de compétence qui entrent en jeu lorsqu’il s’agit de la gouvernance de notre économie et de la réglementation de nos entreprises sur la réserve. Pour que notre système fonctionne, il nous a fallu en fait adopter la plupart des éléments du régime ontarien. Nous considérons qu’il s’agit d’une approche temporaire visant à offrir la sécurité nécessaire aux investisseurs.

En toute franchise, nous voulions surtout nous assurer que l’approvisionnement était sûr et que les participants locaux étaient des gens de notre communauté, plutôt que des individus de l’extérieur qui viennent ici et peuvent être impliqués dans toutes sortes d’activités. Nous avons emprunté cette avenue parce qu’on nous a empêchés de travailler avec des cultivateurs des Premières Nations détenant une licence fédérale en traitant directement avec eux. Nous avons dû passer par la seule porte qui nous était ouverte. Je pense que nous avons tiré le meilleur parti possible de la situation.

Est-ce que cela nous satisfait? Je dirais que nous ne le sommes pas vraiment.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Merci pour vos réponses. À votre avis, qu’est-ce qui pourrait favoriser la participation des Premières Nations au marché du cannabis?

M. Gray : Je dirais qu’il faut nous assurer l’accès à un cannabis sûr et reconnu comme étant légal. Je pense que M. Nashkawa a évoqué à juste titre les préoccupations liées aux questions de compétence. Nous aimerions énormément pouvoir conclure des accords commerciaux de nation à nation avec des producteurs licenciés ou des producteurs reconnus par la loi autochtone afin de créer des débouchés. Il a beaucoup été question de ce qu’on a appelé un « marché rouge ». Je crois que ce serait une solution d’avenir vraiment intéressante pour un grand nombre de communautés autochtones au Canada.

M. Nashkawa : J’estime que pour parvenir à un tel résultat, nous avons besoin d’un niveau d’engagement plus élevé et beaucoup plus significatif de la part du gouvernement fédéral, car bon nombre de ces enjeux transcendent les limites provinciales. Si nous voulions travailler avec le chef Gray à Listuguj, de nombreux obstacles systémiques nous empêcheraient de le faire. Je pense que seul le gouvernement fédéral est en mesure de faciliter et d’appuyer l’établissement de telles relations sur des bases fermes.

On s’est beaucoup targué de collaborer très étroitement avec les Premières Nations dans le dossier du cannabis. En toute franchise, je dois toutefois vous dire que dans les deux ou trois années qui se sont écoulées depuis le cycle initial des présentations PowerPoint et des rencontres de groupe, on a vraiment pu constater une absence totale de dialogue significatif de la part du gouvernement fédéral, et ce, à un point tel que notre Première Nation ne sait plus du tout à quoi s’en tenir. Nous n’avons donc eu d’autre choix que d’apporter notre appui pour que les choses puissent aller de l’avant. Maintenant que les fondements sont en place, nous sommes bien déterminés à accorder une plus grande attention à ces questions de compétence.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Très bien. Merci pour vos réponses.

Le président : Merci.

La sénatrice Boniface : Merci à tous les deux pour votre participation à cette séance. Ma première question sera pour M. Nashkawa. Je suis une sénatrice de l’Ontario et je connais bien votre communauté que j’ai pu visiter plusieurs fois à partir de ma ville d’Orillia.

Je m’intéresse au nombre de magasins de cannabis autorisés en Ontario. J’entends notamment des entrepreneurs de notre région faire valoir que trop de licences ont été octroyées, tant et si bien qu’il devient difficile pour une entreprise de maintenir à flot ses magasins. J’aimerais simplement savoir comment vous évaluez la concurrence, qui vient par exemple de la ville voisine de North Bay, et quels sont les impacts sur la capacité de vos entrepreneurs à mener à bien leurs activités.

M. Nashkawa : Merci pour cette question que j’estime vraiment importante. Je pense que nous avons eu la chance d’avoir quelques détaillants très bien organisés qui ont pu démarrer leurs activités très rapidement. Ils ont fait beaucoup plus vite qu’une grande partie de la concurrence de North Bay, ce qui leur a permis de se bâtir une clientèle. Tout cela n’aurait toutefois pas été possible sans nos démarches incessantes auprès du gouvernement ontarien pour obtenir des licences. À l’amorce du processus, l’Ontario n’avait tenu aucun compte des Premières Nations et les avait même laissées pour compte dans le contexte de sa loterie. C’est le genre d’obstacle systémique que nous avons dû surmonter du point de vue de la concurrence.

Je crois qu’il y a maintenant entre 12 et 15 magasins à North Bay seulement. North Bay est une petite ville d’environ 50 000 habitants. Nous en avons quatre sur le territoire de la Première Nation. Ils tiennent le coup pour l’instant, mais je ne sais pas s’ils vont survivre tous les quatre. Il faut dire que la même question se pose pour les magasins de North Bay. Il y a assurément un trop grand nombre de détaillants.

C’est un problème dont nous avons traité directement dans nos négociations avec les autorités ontariennes. Nous avons cherché à leur faire comprendre qu’il fallait abattre certains des obstacles initiaux empêchant les Premières Nations de participer pleinement à l’économie du cannabis.

La sénatrice Boniface : Merci pour cette réponse. C’est un point de vue que je peux entendre un peu partout en Ontario. J’aimerais savoir ce que vous pensez de la concurrence que vous livre le marché noir. Je ne sais pas si l’un de vous deux peut me répondre à ce sujet.

M. Gray : Pour moi, le sujet est venu sur le tapis en discutant avec l’un de nos propriétaires de magasin le mois dernier. Dès le départ, nous voulions éviter toute interaction avec le marché noir au sein de la communauté. Nos propriétaires de magasin ont su relever le défi. Je peux vous rapporter leurs propos — car il est bien sûr difficile d’obtenir quelque preuve que ce soit — suivant lesquels le marché noir n’existerait pour ainsi dire plus du tout dans la région comme en témoigne la visite de certains individus actifs sur ce marché qui ont voulu vendre leurs produits à ces détaillants, car il leur était devenu impossible de les écouler.

C’est pour nous une bonne nouvelle, car nous savons que les produits vendus dans les magasins de la communauté sont plus sûrs. Au fur et à mesure que nous pourrons resserrer les critères et améliorer nos façons de faire, nous pourrons offrir un approvisionnement encore plus sûr aux membres de notre communauté.

Nous avons actuellement quelque 13 détaillants qui approvisionnent des gens pouvant parcourir 300 ou 400 km pour venir ici. Je pense que nous contribuons grandement à l’élimination du marché noir.

La sénatrice Boniface : Quelque chose à ajouter, monsieur Nashkawa?

M. Nashkawa : Ce fut la principale préoccupation exprimée par les membres de notre communauté lorsque nous les avons consultés. Ils ne voulaient surtout pas qu’un marché de la sorte puisse s’installer dans la Première Nation Nipissing. Ils désiraient s’assurer que l’approvisionnement était sûr. On a décidé d’autoriser l’ouverture des magasins en dehors des principaux villages parce que la plupart des clients viennent de l’extérieur de la réserve, comme le soulignait le chef Gray. Les gens ne voulaient pas que des détaillants dont ils ne savaient rien s’installent dans les villages eux-mêmes, et souhaitaient éviter que leur petite localité ait à composer avec toute la circulation causée par l’afflux de clients.

Heureusement pour nous, la plupart de nos villages sont situés sur la rive du lac Nipissing, et la route 17 — la Transcanadienne — traverse le territoire de la Première Nation. Nous avons adopté un règlement de zonage pour que les magasins de cannabis puissent seulement s’installer le long de cette route. Nous nous mettions ainsi partiellement à l’abri de ces éléments indésirables. C’était donc une partie de la solution, mais nous avons également obligé nos détaillants à obtenir une licence en vertu des lois de notre Première Nation et à se conformer à la loi ontarienne.

Les détaillants que nous avons consultés ou rencontrés nous ont dit se sentir tout à fait à l’aise quant au fonctionnement sécuritaire de leur entreprise. Ils n’étaient pas soumis à la pression que certains membres d’autres Premières Nations ont pu ressentir, notamment quant à l’obligation de s’approvisionner auprès de certains fournisseurs. Ils se posaient beaucoup de questions concernant la Société ontarienne du cannabis et l’approvisionnement auquel ils avaient accès, mais c’est là un autre problème.

Pour tout dire, nous avons plutôt bien réussi à atteindre nos objectifs principaux, à savoir garantir un approvisionnement sûr, tenir ce marché loin des jeunes et connaître la provenance des produits. Nos détaillants s’en réjouissent vivement.

La sénatrice Boniface : Merci.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup, monsieur Nashkawa et chef Gray.

Vous avez tous les deux déjà abordé le premier sujet dont je souhaiterais traiter. Il s’agit de la situation de l’ensemble de l’industrie et des débouchés qui s’offrent pour les communautés autochtones du Canada au sein de cette industrie. C’est tout ce concept de « marché rouge » et de l’établissement de relations commerciales de nation à nation.

Dans un premier temps, pourriez-vous nous dire comment vous entrevoyez, dans une optique générale, les possibilités dont vous pourriez bénéficier? Je sais que vos deux communautés en ont déjà fait beaucoup lors de cette phase initiale de légalisation du cannabis pour s’ouvrir de bonnes perspectives économiques et se doter de mesures de protection suffisantes, mais je vous entends tous les deux exprimer une certaine frustration, notamment quant aux questions de compétence à régler, entre autres avec les instances provinciales et fédérales.

À vos yeux, quelles seraient les plus intéressantes possibilités à exploiter dans l’ensemble du pays comme dans vos communautés respectives? Quels sont les principaux obstacles à éliminer et comment devrions-nous nous y prendre selon vous? Toutes vos suggestions sont les bienvenues.

M. Gray : Il faudrait d’abord et avant tout tirer au clair les questions de compétence en reconnaissant que nous préférerions gérer nos propres affaires. M. Nashkawa a d’ailleurs parlé de la nécessité de dissiper l’incertitude qui règne à ce chapitre. C’est sans doute la meilleure occasion qui s’offre à nous d’améliorer le portrait d’ensemble. Nous voulons veiller à ce que nos communautés demeurent sûres, mais nous souhaitons également participer à ce marché de la bonne manière, ce qui pourrait notamment nous permettre de miser sur la culture artisanale et d’accueillir des installations de production dans la communauté ou à proximité. Si nous optons pour cette voie, nous pourrons adopter la réglementation nécessaire pour veiller à ce que cela se fasse sans compromettre la sécurité de nos gens. Nos communautés peuvent faire du commerce entre elles, et nos nations également.

Je vous parlais de cet investissement que nous avons consenti. Nous ne disposons pas de capitaux suffisants pour construire une usine de production de 400 000 pieds carrés. Notre communauté ne peut pas agir isolément et doit donc trouver d’autres façons de collaborer et de mobiliser ses forces aux fins de son développement. C’est ainsi que nous pourrons créer de nouveaux débouchés qui seront pour nous autant de possibilités d’enrichissement et de prise en charge de notre avenir. Cela peut devenir une grande source de fierté pour la communauté.

Un tel effort peut avoir un effet d’entraînement gigantesque. Je crois cependant qu’il faut d’abord et avant tout régler cette question des compétences de chacun de sorte que nous puissions assumer cette responsabilité et cheminer tous ensemble vers la prospérité au sein de nos gouvernements respectifs.

M. Nashkawa : Dans la foulée de ce que disait le chef Gray, il y a un élément que l’on néglige souvent de prendre en compte — sans doute parce que c’est loin d’être le plus prestigieux ou le plus attrayant. Pour bâtir un environnement propice à l’épanouissement de nos entreprises, nous devons mettre en place des conditions nous permettant de réglementer le marché selon nos propres termes, c’est-à-dire en n’étant pas tenus d’adopter des normes provinciales pas nécessairement logiques dans le contexte des échanges commerciaux que nous pouvons avoir entre nous. Nous avons ici des échanges semblables depuis des millénaires, et voilà qu’on essaie de nous dire que l’on ne peut pas faire ceci ou cela.

Il est vraiment essentiel de soutenir l’effort réglementaire et la capacité d’instaurer une réglementation efficace. Il en découle la nécessité d’harmoniser la façon de voir les choses des différentes instances, en incluant aussi bien nos agents de la paix locaux que les services de police. Nous devons nous assurer que tous sont disposés à faire appliquer nos lois.

En troisième lieu, il y a les décisions à prendre lorsqu’un individu s’écarte du droit chemin. Comment réparer les torts causés à notre communauté? Comment trouver le juste équilibre? Nous avons nos propres approches à cette fin, mais nous devons pouvoir nous tourner au besoin vers un système judiciaire qui comprend le fonctionnement de nos lois.

Ce sont vraiment toutes ces pièces qui doivent s’emboîter — et ce, pas seulement pour le cannabis. Le problème est devenu assez évident pendant la pandémie alors que nos efforts pour garder nos communautés en sécurité n’ont aucunement été soutenus par les forces de l’ordre.

Nous devons nous mettre sur la même longueur d’onde pour créer un environnement réglementaire adéquat, car il arrive encore trop souvent que des individus voient nos communautés comme des endroits où ils peuvent faire tout ce qui leur passe par la tête. Ce ne sont pas nos gens qui pensent de cette manière, mais plutôt des personnes de l’extérieur qui viennent chez nous. Ces personnes croient pouvoir venir dans nos communautés pour s’y permettre toutes sortes de manigances, agir comme bon leur semble et faire des affaires d’une façon qui, bien souvent, ne respecte même pas les valeurs de nos communautés.

Pour que le système puisse fonctionner pour nous, il faudra miser principalement sur la réglementation, l’application des lois et l’imposition de justes peines.

La sénatrice Coyle : J’ai une question supplémentaire.

On envisage ici de changer le paradigme, de confier les rênes aux communautés des Premières Nations en déployant les différents moyens dont vous avez parlé et aussi de vous aider à acquérir les capacités dont vous souhaitez disposer — non seulement pour prendre les commandes, mais aussi pour optimiser les possibilités qu’offre la légalisation du cannabis. Comme nous avons adopté l’an dernier la loi visant la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones — la DNUDPA —, j’aimerais que l’un de vous deux puisse nous dire si la mise en œuvre de cette déclaration aide sa communauté à atteindre ces objectifs que vous évoquez dans le contexte de la légalisation du cannabis en optimisant les possibilités qui s’offrent et en améliorant l’ensemble du cadre réglementaire.

Nous sommes en train de chercher à déterminer si cette loi aura une incidence sur les autres lois canadiennes ainsi que sur les relations du Canada avec ses peuples autochtones.

M. Nashkawa : Je trouve toujours un peu délicat de prendre la parole avant un chef. Il arrive que cela les inquiète, car une fois que je suis lancé, ils craignent de ne plus avoir la chance d’intervenir.

Il y a certaines choses qui pourraient être faites. Dans le cadre de cet examen de la Loi sur le cannabis et du tout nouveau contexte découlant de la déclaration des Nations Unies, je peux vous dire en toute franchise que je ne me rappelle pas qu’il en ait été question en 2016 ou en 2017. Nous avons soulevé ces enjeux, mais ces interventions n’ont pas trouvé écho dans le processus d’élaboration de la Loi sur le cannabis. En Ontario tout au moins, je ne crois pas que ces questions entrent en ligne de compte.

En quoi la DNUDPA peut-elle nous aider à changer notre perception de ces lois à long terme? J’estime que les gouvernements devraient s’employer à adopter des lois offrant la marge de manœuvre nécessaire pour procéder aux aménagements évoqués ce matin par le chef Gray et moi-même. Comment pouvons-nous effectuer ces aménagements et favoriser l’exercice de notre droit de gouverner notre économie, aussi bien pour le cannabis que pour les pêches ou un autre secteur?

La DNUDPA incite les législateurs à en faire davantage et nous espérons pouvoir en constater bientôt les résultats. Il ne fait aucun doute que nos chefs exercent de fortes pressions en ce sens. Je veux surtout insister sur le rôle actif que les gouvernements doivent jouer aux fins de l’exercice concret de ces droits. Le cannabis nous offre une excellente occasion de le faire. Comme il s’agit d’un régime relativement nouveau encore en grande partie dans un état embryonnaire, nous croyons qu’il demeure possible d’agir dans ce contexte.

M. Gray : M. Nashkawa a parlé du travail effectué dans le secteur des pêches. Nos deux communautés, la Première Nation de Nipissing et le gouvernement mi’gmaq de Listuguj, ont fait un travail de pointe extraordinaire dans les pêches et la gouvernance. C’est un exemple et une voie à suivre pour la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et pour la reconnaissance et la mise en œuvre de notre droit de gérer nos affaires sur le terrain.

L’un des défauts que je vois dans ces discussions, c’est qu’elles se déroulent actuellement au fédéral, mais que les provinces n’en sont pas nécessairement au même point. Si la distribution du cannabis dépend toujours des provinces ou qu’elle est toujours réglementée et déterminée par les provinces, nous ne sommes pas plus avancés. Si elles refusent de reconnaître la déclaration des Nations unies, nous ne serons pas dans une meilleure position.

La sénatrice Coyle : Il me semble qu’il y a aussi un parallèle à faire avec des questions dans certaines provinces qui touchent les enfants et la famille et les compétences en la matière. Quelles leçons pouvons-nous tirer des progrès réalisés dans ces domaines — comme vous l’avez dit, dans les pêches — et qu’est-ce qui pourrait être appliqué à l’industrie du cannabis? Oui, il y a beaucoup de travail à faire à cet égard également. Merci de l’avoir souligné.

M. Gray : C’est un parfait exemple.

Le président : Je vais intervenir sur une question dont vous avez parlé plus tôt, je crois, chef Gray. À votre avis, pourquoi est-il si difficile pour les détaillants des Premières Nations d’obtenir des fonds de démarrage?

M. Gray : Je sais qu’au départ, pour ce qui est des banques, des établissements de crédit ou des bailleurs de fonds potentiels, reconnaître qu’on voulait faire partie de l’industrie du cannabis, c’était prohibitif, ou il fallait s’adresser à des établissements de crédit peut-être moins réputés qui faisaient grimper le coût de l’emprunt ou les pourcentages. Il était donc très difficile pour les gens de participer à ce marché, à moins, bien sûr, d’avoir déjà de l’argent.

Dans notre communauté, j’aimerais voir — et je pense que M. Nashkawa l’a mentionné — une participation équitable pour tous. J’aimerais qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir déjà beaucoup d’argent pour participer à l’industrie. C’est une occasion pour de nouvelles personnes, de nouveaux entrepreneurs, de se lancer. Je pense qu’à l’avenir, le soutien au développement économique pour ce type de possibilités pourrait vraiment changer la donne pour tout le monde dans nos communautés.

M. Nashkawa : Oui, je me fais l’écho de ce sentiment. Dans la Première Nation de Nipissing, ceux qui y sont entrés par notre régime de licences avaient vraiment leurs propres ressources. Il n’y avait pas de prêteurs traditionnels auxquels ils pouvaient s’adresser pour créer leur entreprise. Ils ont beaucoup investi dans ces entreprises. Ils ont pris beaucoup de risques. Nous voulons maintenant créer les conditions qui leur permettront d’en retirer quelque chose.

C’est une énorme barrière à l’entrée. À certains égards, je pense que cela a fonctionné. Cela a maintenu la concurrence à l’échelle locale pour ces fournisseurs et c’est bon pour eux, mais du point de vue de l’équité, c’est un vrai problème. Les gens qui n’ont pas les ressources n’ont vraiment aucune chance. Ils peuvent avoir la licence, la volonté et la capacité de le faire, mais ils ne peuvent pas accéder aux fonds de démarrage. Maintenant, compte tenu du niveau de concurrence qui a émergé dans notre région, je me demande si cela vaut la peine de... C’est certainement beaucoup plus risqué qu’il y a deux ou trois ans.

Le président : Je vous remercie tous les deux de votre réponse.

Le sénateur Arnot : Je remercie les deux témoins de participer à la réunion et de nous éclairer.

Il y a un dénominateur commun important chez un certain nombre de témoins — et je crois qu’il est confirmé par nos deux témoins d’aujourd’hui —, à savoir qu’il existe certainement un problème quant à la reconnaissance de la compétence des Premières Nations relativement au cannabis. Le fait de ne pas la reconnaître constitue un obstacle à la concurrence équitable et à la réussite sur le marché.

Je crois que les témoins d’aujourd’hui demandent que le gouvernement fédéral joue un rôle de premier plan en ce qui a trait à la coopération et à la reconnaissance non seulement de la part du gouvernement fédéral, mais aussi des gouvernements provinciaux, afin d’éliminer les obstacles.

À mon avis, de nombreux éléments indiquent que le problème fondamental a tout l’air d’être un racisme systémique et institutionnel de longue date. Dans le rapport qu’il rédigera, ce comité devrait peut-être signaler sans détour cette injustice fondamentale. Je me demande si les témoins ont des commentaires à faire à ce sujet.

Je pense que vous avez déjà abordé la question tous les deux, mais j’aimerais vous demander si vous avez des commentaires à faire.

M. Gray : Je dirais que c’est ce que nous avons constaté — et pas seulement dans cette industrie, mais dans n’importe quelle industrie où cela devient une bataille de champs de compétence. Si nous disons que nous voulons accroître notre participation dans le secteur de la foresterie, des ressources naturelles ou des pêches — peu importe de quel secteur il s’agit —, on ne nous refusera pas nécessairement ce droit ou cet accès, mais le marché ferme ses portes ou est jugé illégal. En gros, on élimine toutes les possibilités.

Je pense que vous avez visé juste. Ce n’est pas un phénomène nouveau, et comme M. Nashkawa l’a mentionné plus tôt, cela fait au moins 150 ans. Si l’on prend nos pêches, par exemple, et le fait de priver notre peuple, d’abord, des pêches, et ensuite, des débouchés que les pêches offraient ici en Gaspésie avec le saumon, ce n’est pas un problème nouveau. Il perdure, mais je pense que nous avons tous deux parlé du fait qu’il y a une autre possibilité ici pour que les choses soient différentes.

Je vous remercie d’avoir fait ces observations et de les avoir formulées comme vous l’avez fait.

M. Nashkawa : Je voudrais également vous remercier d’avoir soulevé cette question parce que c’est exactement ce que nous avons vu venir en 2015, 2016 et 2017. Ce marché allait émerger très rapidement et nous allions nous faire écraser à nouveau si nous ne défendions pas très activement nos intérêts. C’est un sujet sur lequel nous avons dû faire preuve d’une grande détermination. C’était un dilemme même dans nos consultations avec les membres de notre communauté.

Ils voulaient que la communauté soit sûre, mais ils ont vu cela venir. Une fois que le marché serait saturé — et je dirais qu’on en est là aujourd’hui —, il n’y aurait plus ces possibilités. Nous étions très frustrés parce que nous nous sommes fait entendre auprès du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial sur le rôle que nous voulions jouer dans l’industrie. Nous avons vu d’énormes barrières à l’entrée, tant du côté de la culture que de la production, non seulement du point de vue financier, mais aussi du point de vue des licences et de tout le reste. C’est rapidement devenu une situation difficile et nous avons décidé que c’était trop risqué.

En ce qui concerne le commerce de détail, nous avons vu l’Ontario aller de l’avant avec son régime de licences sans même tenir compte des Premières Nations. C’est littéralement grâce au plaidoyer que notre chef a livré auprès du bureau du ministre des Finances de l’Ontario et à une discussion directe avec le ministre des Finances que la situation a commencé à changer en Ontario, car personne ne pensait à nous. Nous ne voulions pas d’une position privilégiée. Nous voulions simplement un siège à la table. Une fois de plus, comme pour la foresterie, la pêche ou toute industrie d’extraction des ressources, il a fallu se battre pour dire « nous sommes là et les membres de notre communauté méritent de tirer parti de tout cela ».

Nous avons toujours absorbé les coûts du développement, mais nous n’avons pas participé de manière significative aux bénéfices de ce développement. Cela nous a à nouveau préoccupés.

Le président : J’ai une question pour l’un ou l’autre d’entre vous. Avez-vous des recommandations concernant le partage des recettes tirées de la taxe d’accise qui est perçue par les gouvernements?

M. Gray : En ce qui nous concerne, nous n’avons pas eu de conversations à ce sujet ou de discussions entre nous. Nous nous sommes davantage préoccupés d’assurer un accès constant à des produits sûrs et de trouver un moyen d’élaborer un système qui, au moins, soutient notre communauté.

Je sais que le comité sur le cannabis en a discuté, mais nous ne nous sommes pas réunis depuis un certain temps. Je ne sais pas si M. Nashkawa a d’autres choses à dire à ce sujet, mais, pour ma part, nous n’en sommes pas encore là.

M. Nashkawa : Nous sommes en quelque sorte dans la même situation. Nous nous sommes beaucoup attachés à soutenir notre petite économie du cannabis et à appuyer les entrepreneurs. Cela dit, ce sont des sources de revenus que, encore une fois, nous avons été obligés de percevoir au nom du gouvernement par la vente d’essence, de cannabis ou d’autres choses. Cependant, nous n’en avons jamais tiré aucun avantage.

Les éléments dont nous avons parlé ce matin, à savoir la réglementation, l’application des lois et la création d’un système de réglementation, vont coûter de l’argent. Nous avons vu certaines Premières Nations essayer de faire les choses par elles-mêmes et les énormes difficultés qu’elles rencontrent pour soutenir le développement d’un régime de réglementation. Si l’on a les ressources adéquates, et si le partage de ces taxes d’accise le permet, cela fournit une base continue de revenus pour accomplir ce genre de travail.

Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les Premières Nations assument tout le fardeau de la création d’un régime de réglementation et de son financement, tandis que les bénéfices qui découlent d’une taxe d’accise et d’autres mesures profitent à d’autres gouvernements. Je ne pense pas que ce soit fondamentalement juste.

Le président : Bon point. Il reste encore quelques minutes.

La sénatrice Boniface : Monsieur Nashkawa, je m’adresse à vous parce que je connais mieux l’Ontario, mais j’invite aussi le chef Gray à intervenir. Dans quelle mesure vos services de police ont-ils été renforcés pour travailler au sein de la communauté à la suite de la légalisation?

M. Nashkawa : C’est une question vraiment importante. Je pense qu’elle mérite d’être examinée en profondeur.

J’ai été assez frustré par le fossé qui existe entre nos services de police des Premières Nations et notre propre processus législatif au sein des Premières Nations. Notre Première Nation gère des terres. Nous exerçons notre propre autorité sur nos propres terres. Nous avons rédigé notre loi sur les pêches et nous régissons nos pêches sur le lac Nipissing. Honnêtement, lorsqu’il s’agit de faire respecter nos lois, nous avons été constamment frustrés par nos propres policiers. Je n’essaie pas de les discréditer, mais ils nous disent « nous n’avons pas le cadre réglementaire pour faire respecter vos lois, nous prenons des risques personnels en tant qu’agents si nous appliquons la loi de la Première Nation de Nipissing ». Oui, nous pouvons élaborer des lois — et c’est pourquoi nous avons travaillé si dur pour garder hors de la communauté ces éléments qui n’étaient pas d’ici —, mais l’application de ces lois est une expérience vraiment difficile. Il faut que la situation change. Peut-être commençons-nous à voir des discussions à ce sujet. Je pense que la COVID a fait avancer les choses.

Nous pourrions passer une journée ici à parler des frustrations que suscite l’application de nos propres lois. Ils n’ont aucun problème à faire respecter les lois de l’Ontario ou les lois fédérales, mais ils ne veulent pas faire respecter une loi sur le cannabis d’une Première Nation. Ils se contenteront de maintenir la paix pendant que quelqu’un d’autre fera le travail. Ce n’est pas ce que nous avions imaginé pour les services de police des Premières Nations. Je suis un étudiant des services de police des Premières Nations. Je me souviens, lorsque ces services de police ont été mis sur pied dans les années 1990, de ce qu’était l’intention par rapport à la réalité actuelle. On est loin de la vision que nos chefs avaient à l’origine dans les années 1970 et 1980 pour les services de police des Premières Nations.

La sénatrice Boniface : Merci. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet, chef Gray?

M. Gray : Notre expérience est très similaire. Nous avons aussi notre propre service de police des Premières Nations à Listuguj. Lorsqu’il s’agit d’élaborer nos propres lois — et nous en avons plusieurs —, pour la police, ce n’est probablement pas dans le manuel de formation standard. Il y a un aspect éducatif à cela. Récemment, nous avons ajouté l’application des règlements et certaines mesures locales que nous pouvons prendre tandis que nous travaillons à l’établissement de protocoles avec le système judiciaire à proximité pour essayer de réorienter certains de ces problèmes vers la communauté, que ce soit par les processus de justice réparatrice ou autre.

Nous avons récemment signé un protocole d’application pour les pêches et notre pêche au homard, de sorte qu’en travaillant avec Pêches et Océans Canada, nous nous assurons que si un membre de la communauté a un problème dans le cadre de nos propres régimes de pêche, la question est renvoyée à la communauté. C’est le genre de choses que nous devons mettre en place à d’autres égards, à savoir ce type de protocole et garder les choses au sein de la communauté pour qu’elles soient traitées par la communauté.

Comme l’a dit M. Nashkawa, à mesure que nos compétences, nos responsabilités et nos obligations de rendre des comptes augmentent, les fonds à cette fin ne sont pas nécessairement disponibles. Nous continuons à étirer nos ressources à mesure que nous en prenons plus. Je me souviens que pendant les premières discussions sur la légalisation, nous étions extrêmement préoccupés par la demande accrue qui serait imposée à nos forces policières sans fonds supplémentaires pour faire le travail. Heureusement, nous avons augmenté notre financement dans le cadre de négociations, mais je ne sais pas si c’est suffisant pour répondre à la demande croissante.

La sénatrice Boniface : Je pense que nous constaterions que, partout au pays, les services de police des Premières Nations sont nettement sous-financés par rapport à leurs homologues municipaux et provinciaux. Même si vous obtenez une augmentation égale, vous êtes tout de même plus en retard en ce qui concerne votre capacité à servir la communauté. Je vous remercie tous les deux de vos réponses.

Le président : Merci, sénatrice Boniface. Vous pouvez encore prendre la parole. Comme il n’y a pas de questions, la période prévue pour ce groupe de témoins est maintenant terminée. Je tiens à remercier le chef Gray et M. Nashkawa d’être venus nous rencontrer aujourd’hui. Nous vous remercions de vos témoignages.

Notre prochaine réunion sur ce sujet aura lieu demain, soit le mercredi 19 octobre, à 18 h 45. Nous entendrons des représentants de la Gendarmerie royale du Canada et de divers ministères.

(La séance est levée.)

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