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APPA - Comité permanent

Peuples autochtones


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES PEUPLES AUTOCHTONES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 26 octobre 2022

Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui, à 18 h 54 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier les responsabilités constitutionnelles, politiques et juridiques et les obligations découlant des traités du gouvernement fédéral envers les Premières Nations, les Inuits et les Métis et tout autre sujet concernant les peuples autochtones.

Le sénateur Brian Francis (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, j’aimerais commencer par reconnaître que le territoire sur lequel nous sommes réunis est le territoire traditionnel et non cédé du peuple algonquin anishinabe, dont la présence ici remonte à des temps immémoriaux. Je suis le sénateur micmac Brian Francis, d’Epekwitk, aussi connue sous le nom d’Île-du-Prince-Édouard, et je suis président du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones.

Avant de commencer la réunion, j’aimerais demander aux membres du comité présents dans la salle de s’abstenir de s’approcher trop près de leur microphone, ou de retirer leur écouteur lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter toute rétroaction qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité dans la salle.

J’aimerais maintenant demander aux membres du comité de se présenter en indiquant leur nom et leur province ou territoire.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Sandra Lovelace, du territoire wolastoqey, au Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Christmas : Dan Christmas, de la Première Nation de Membertou, en Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Hartling : Nancy Hartling, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Arnot : David Arnot, de la Saskatchewan, où les traités nos 2, 4, 6, 8 et 10 sont en vigueur.

Le sénateur Patterson : Dennis Patterson. Je n’ai jamais dit cela auparavant, mais je pense que le Nunavut est un territoire cédé. Toutefois, le règlement de la revendication territoriale a été très généreux. Merci.

Le président : Je vous remercie, sénateurs et sénatrices. J’aimerais demander à nos témoins qui participent à la réunion à distance de garder leur microphone en sourdine en tout temps, à moins qu’on leur donne la parole. De plus, si des difficultés techniques surviennent, veuillez nous en informer dans le clavardage de Zoom.

Je tiens à rappeler à tout le monde que l’écran de Zoom ne doit pas être copié, enregistré ou photographié. Les délibérations officielles peuvent toutefois être diffusées sur le site Web du Sénat du Canada.

Aujourd’hui, nous sommes ici pour poursuivre notre étude sur la mise en œuvre fédérale de la Loi sur le cannabis en ce qui concerne les peuples autochtones dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Canada. Nous accueillons aujourd’hui une seule témoin, et j’aimerais maintenant vous la présenter. Nous accueillons donc Michelle Kinney, sous-ministre de la Santé et du Développement social du gouvernement du Nunatsiavut. Mme Kinney fera une déclaration d’ouverture d’environ cinq minutes, et nous passerons ensuite aux séries de questions d’environ cinq minutes par sénateur. Si la témoin n’est pas en mesure de fournir des réponses complètes à certaines questions, je lui demanderais d’envoyer ses réponses par écrit à la greffière avant le vendredi 4 novembre 2022.

Michelle Kinney, sous-ministre, Santé et développement social de Nunatsiavut, Gouvernement du Nunatsiavut : Je tiens à vous remercier de me donner l’occasion de faire une déclaration préliminaire aujourd’hui au nom du gouvernement du Nunatsiavut. Comme un grand nombre d’entre vous le savent peut-être, Nunatsiavut signifie « notre beau territoire », et il est situé à l’extrémité nord de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Le Nunatsiavut est composé de cinq collectivités, à savoir Nain, Hopedale, Makkovik, Postville et Rigolet. Le gouvernement du Nunatsiavut a été formé en 2005 à la suite de l’Accord sur les revendications territoriales des Inuits du Labrador. Cet accord compte environ 7 130 membres. Un tiers d’entre eux réside dans les cinq collectivités du Nunatsiavut que je viens de nommer, un tiers réside dans la région d’Upper Lake Melville, qui est la région de Happy Valley-Goose Bay, et l’autre tiers réside dans la circonscription canadienne.

Aujourd’hui, la déclaration du gouvernement du Nunatsiavut portera principalement sur le cannabis en relation avec les cinq collectivités dont je viens de parler et qui se trouvent dans la région visée par les revendications territoriales. Elle portera également sur deux autres enjeux, à savoir l’utilisation du cannabis comme outil de réduction des méfaits et l’accès au cannabis.

Le gouvernement du Nunatsiavut appuie l’adoption d’une approche axée sur la réduction des méfaits pour gérer la consommation de substances. La réduction des méfaits est une approche de pointe dans la lutte contre les substances qui créent une dépendance et la toxicomanie. Elle vise à réduire les conséquences négatives sur la santé, la société et l’économie qui découlent de la toxicomanie sans nécessairement réduire la consommation. Autrement dit, elle repose sur l’idée d’arrêter ou de réduire les résultats indésirables sans nécessairement arrêter ou réduire la consommation.

La réduction des méfaits est une méthode factuelle et économique pour cibler les risques et les méfaits liés à la toxicomanie et aux substances qui créent une dépendance. Elle mise sur les principes de dignité et de compassion envers les personnes qui consomment des substances qui créent une dépendance et la toxicomanie. Elle favorise la transparence, la responsabilisation et la participation à un changement positif, et chacun est considéré comme égal et la collaboration est valorisée. Cette approche correspond bien aux valeurs et aux pratiques inuites.

Cette approche axée sur le changement progressif, qui met l’accent sur la réduction des risques et des méfaits, est très différente de l’ancien modèle d’abstinence de la consommation de substances. Tandis que le modèle de l’abstinence insiste sur le fait que la seule réponse appropriée à la toxicomanie consiste à cesser complètement la consommation de substances qui créent une dépendance, ce modèle permet à chaque personne de trouver l’approche qui lui convient. Chaque personne est différente. L’abstinence fonctionne pour certaines personnes, mais pas pour d’autres. Cela correspond aux recherches actuelles sur la toxicomanie. Chaque personne a un parcours différent et il n’existe pas de solution universelle.

Le Conseil exécutif du Nunatsiavut a discuté d’une loi relative au cannabis en 2018 et a adopté une approche favorable et proactive à cet égard.

Comme de nombreuses collectivités autochtones, nos collectivités luttent contre les conséquences de la colonisation, des pensionnats, des relocalisations, de l’oppression et du racisme. Les répercussions sont visibles dans les comportements telles la toxicomanie, la violence familiale, la surreprésentation dans le système judiciaire, et bien d’autres. Même si la consommation de cannabis est assez répandue, la substance de choix est surtout l’alcool et la majorité des problèmes sont liés à l’abus de cette substance. Nous pouvons observer les effets de l’alcool qui ont été mentionnés plus tôt, mais il y a aussi la prévalence du syndrome d’alcoolisme fœtal ou les effets de l’alcoolisme fœtal et les problèmes qui en découlent tout au long de la vie.

Le Nunatsiavut a accueilli favorablement la légalisation du cannabis et nous avons bon espoir que cela pourra représenter un moyen de réduire la consommation d’alcool en la remplaçant par une substance moins nocive. Bien que nous n’encouragions pas l’utilisation du cannabis ou de toute autre substance, nos recherches nous ont permis de croire qu’il pourrait s’agir d’une meilleure option que l’alcool.

Nous savons que, pour certaines personnes, l’utilisation du cannabis représente une approche de réduction des méfaits en soi. Plusieurs fournisseurs de services au Nunatsiavut ont remarqué que les candidats qui passent au cannabis au lieu de l’alcool sont moins susceptibles d’être violents ou agressifs, une considération importante compte tenu des taux élevés de violence familiale et de participation à des activités criminelles dans la région.

Par exemple, l’un des participants à notre Programme d’aide à la vie autonome est âgé de plus de 35 ans et il a passé toute sa vie d’adulte en prison, avec de courtes périodes dans la collectivité. Lorsqu’il a été libéré de prison, nous l’avons admis dans notre programme et on nous a dit qu’il aurait besoin d’être surveillé par deux hommes 24 heures sur 24, sept jours sur sept à cause de son comportement violent. Toutefois, dès son entrée dans le programme, il a pu obtenir un diagnostic psychiatrique approprié, mais ce qui est plus important encore, il a reçu de l’aide pour ne plus consommer d’alcool. Il fume du cannabis tous les jours et il participe à notre programme à Goose Bay depuis huit ans, où il vit avec deux autres hommes dans une unité de personnel où travaillent principalement des femmes. Il n’a plus été incarcéré.

Le problème qui se pose, c’est que l’accès au cannabis légal est très restreint au Nunatsiavut. En effet, il n’y a pas de détaillant privé, même si le gouvernement du Nunatsiavut a tenté d’encourager la présence d’un commerçant. On nous a dit que les marges de profits sont trop faibles pour qu’il soit rentable d’ouvrir un tel commerce dans nos petites collectivités. La vente en ligne offre un accès au produit, mais peu de gens ont une carte de crédit pour faire des achats.

Je comprends qu’il faut tenir compte des questions liées à la compétence et que la vente de cannabis est réglementée par les provinces, mais je pense qu’il est important de comprendre les défis qui se posent dans les collectivités autochtones isolées.

Nous avons effectué des recherches approfondies sur les programmes de consommation contrôlée d’alcool qui remplacent cette substance par le cannabis. Nous aimerions lancer l’un de ces programmes, mais l’accès représente un problème. Nous pensons qu’un tel programme aurait des avantages concrets et positifs dans nos collectivités. Il permettrait notamment de réduire les activités criminelles, la violence familiale et le nombre d’enfants qui se retrouvent dans le système de protection de l’enfance, le nombre d’enfants nés avec les effets de l’alcoolisation fœtale et le nombre d’accidents liés à l’alcool et d’interventions médicales nécessaires.

Il existe également un nombre croissant de recherches sur les avantages du cannabis, et en particulier du CBD, pour les personnes atteintes d’autisme et du trouble du spectre de l’alcoolisation foetale. Nous avons observé ces bienfaits dans notre propre région grâce aux personnes qui ont la chance d’avoir accès au cannabis.

Dans le temps qui m’est imparti pour faire ma déclaration, il est très difficile de présenter l’ampleur des problèmes actuels et les avantages potentiels qui découlent de l’accès au cannabis dans nos collectivités, mais j’espère que cet aperçu créera un dialogue.

Je sais que ma déclaration était peut-être un peu différente des déclarations préliminaires habituelles. Elle était brève et précise, mais je suis prête à répondre à toutes vos questions. J’espère pouvoir y répondre au mieux de mes connaissances.

Le président : Je vous remercie, madame Kinney. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.

Le sénateur Christmas : Je vous remercie, madame Kinney, de votre déclaration préliminaire. J’ai bien aimé votre approche axée sur la réduction des méfaits — vous l’avez très bien décrite — et les avantages que les membres de votre collectivité peuvent retirer de la consommation de cannabis.

Cependant, je ne comprends toujours pas très bien les difficultés liées à l’accès limité au Nunatsiavut. De toute évidence, vous avez toujours accès à certains produits. Pourriez-vous décrire à quoi ressemble votre accès à l’heure actuelle et ce que vous recommanderiez pour accroître l’accès au cannabis?

Mme Kinney : Certainement. Je n’ai peut-être pas été très claire à ce sujet. Au début de ma déclaration, j’ai dit qu’un tiers de nos bénéficiaires se trouvaient au Nunatsiavut. Dans ces collectivités du Nunatsiavut, il n’y a pas d’accès au cannabis, à moins de le recevoir par courrier. Peu de gens ont les moyens de faire cela ou, dans de nombreux cas, ils n’ont pas accès à une carte de crédit.

Il y a aussi la question des coûts de la vente par correspondance et d’autres enjeux connexes, ce qui a un effet dissuasif. À Upper Lake Melville, où habite le tiers de nos bénéficiaires, il y a un détaillant de cannabis. C’est ce qui nous a permis d’observer les avantages offerts par l’accès au cannabis légal et au type de cannabis approprié pour chaque personne. En effet, le CBD aide grandement certaines personnes à réduire leurs comportements inappropriés et leur anxiété, notamment les personnes atteintes du syndrome de l’alcoolisation fœtale. Nous avons pu observer ces effets positifs. Je présume que cela nous encourage encore plus à trouver un moyen d’offrir l’accès au cannabis dans nos petites collectivités où les gens n’y ont pas accès.

En ce qui concerne les solutions, nous avons demandé à des entreprises si elles étaient prêtes à venir s’installer dans nos collectivités. Nous avons même envisagé d’essayer d’offrir un emplacement et d’éliminer certains des éléments dissuasifs. Nos collectivités sont tout simplement trop petites pour que cela soit financièrement viable pour la plupart des commerçants. Nous avons même envisagé la possibilité que notre gouvernement puisse faire quelque chose à cet égard. Toutefois, à titre de gouvernement, nous n’avons pas vraiment le droit de participer à l’industrie du commerce du détail. Nous avons examiné un large éventail de solutions. Nous n’avons pas abandonné la partie. Nous envisageons de mettre sur pied un programme de consommation contrôlée d’alcool dans lequel on utiliserait le cannabis comme substitut à l’alcool, de manière à nous permettre de l’acheter et de le distribuer dans la collectivité, mais encore une fois, il est très difficile de pouvoir le distribuer de manière légale.

Le sénateur Christmas : C’est la solution qui m’est venue à l’esprit pendant que vous parliez. En effet, pourquoi le gouvernement n’ouvre-t-il pas un établissement de vente au détail de cannabis? Quels seraient les défis à relever si votre gouvernement se lançait dans une telle entreprise? J’essaie de comprendre pourquoi vous ne pouvez pas le vendre directement.

Mme Kinney : Je ne suis probablement pas la personne la mieux placée pour répondre à cette question. La meilleure réponse que je puisse fournir, c’est que nous établissons une distinction très nette entre les activités commerciales et le gouvernement. Nous avons un bureau de développement commercial indépendant auprès duquel nous tentons de promouvoir ce projet dans les collectivités.

À l’heure actuelle, nous examinons la possibilité de créer une sorte d’organisme sans but lucratif pour faire cela, mais il faut d’abord régler une série de questions juridiques et tenir des discussions dans la province, ce qui complique beaucoup les choses.

Le sénateur Christmas : Je vous remercie, madame Kinney.

La sénatrice Coyle : Je vous remercie beaucoup, madame Kinney, de votre déclaration très intéressante.

J’ai posé des questions à des témoins précédents au sujet de l’approche axée sur la réduction des méfaits qui consiste à remplacer l’alcool par le cannabis et à vérifier si cela entraîne des avantages sur le plan social en réduisant la violence familiale, etc. Il est intéressant d’entendre parler de votre expérience et de vos intentions en ce qui concerne votre programme.

J’aimerais revenir sur le problème d’accès que vous avez mentionné. De toute évidence, il s’agit d’un obstacle important. J’aimerais également parler de votre approche axée sur la réduction des méfaits.

Tout d’abord, en ce qui concerne l’accès, je dois préciser que mon beau-fils a déjà travaillé pour le Nunatsiavut Group of Companies, et je connais donc un peu les activités de la direction commerciale de ce groupe. Je sais que ses membres ne participent pas du tout à ce genre de vente au détail, mais comment les gens de ces collectivités plus éloignées, surtout les collectivités côtières — ce sont presque des avant-ports — obtiennent-ils de l’alcool?

Mme Kinney : Certains détaillants ne vendent que de la bière. Aucun spiritueux n’est vendu dans ces collectivités. Pour avoir accès à l’alcool, il faut l’acheter au magasin d’alcools et le faire livrer dans la collectivité. Malheureusement, le secteur de l’alcool de contrebande est florissant, par exemple avec les trafiquants d’alcool, etc.

La sénatrice Coyle : D’accord. Je vous prie d’excuser mon ignorance, mais l’alcool vendu par correspondance doit-il passer par un détaillant assujetti à une réglementation provinciale?

Mme Kinney : Oui, il passe par la Newfoundland Labrador Liquor Commission, c’est-à-dire la régie des alcools de la province.

La sénatrice Coyle : Je viens de la Nouvelle-Écosse et dans cette province, on peut obtenir du cannabis au magasin d’alcools. Est-ce le cas à Terre-Neuve?

Mme Kinney : Non, ce n’est pas le cas. C’est une entité complètement distincte, et il y a très peu de distributeurs dans la province. Il y a essentiellement un seul distributeur, appelé Tweed, qui distribue le produit par l’entremise de détaillants dans diverses régions de la province. Il y en a un à Happy Valley-Goose Bay, et c’est le seul au Labrador.

La sénatrice Coyle : D’accord. Ce problème d’accès est donc très sérieux et il nécessite visiblement des solutions créatives.

Si vous me le permettez, j’aimerais aborder votre approche axée sur la réduction des méfaits et fondée sur des données probantes. Dans le cadre de cette approche, faites-vous partie d’un réseau d’autres personnes qui travaillent dans le domaine de la santé et du développement social dans les collectivités autochtones, ou même exclusivement dans les collectivités inuites, et qui ont adopté une approche similaire?

Que fait-on pour collecter des données sur l’impact de l’approche que vous avez adoptée? Vous nous avez raconté des récits très intéressants. Je vous remercie.

Mme Kinney : Nous employons un spécialiste de la réduction des méfaits qui est le bénéficiaire et qui a des liens avec l’ITK et d’autres organismes autochtones, ainsi qu’avec d’autres organismes non autochtones à l’échelle du Canada.

Nous avons accordé beaucoup d’importance toutes les recherches qui ont été menées à cet égard. Nous avons aussi certaines statistiques. J’ai aussi un organigramme assez élémentaire qui fournit de nombreux renseignements sur le remplacement de l’alcool avec le cannabis et ce genre de choses, et je serais tout à fait disposée à vous l’envoyer, si vous le souhaitez.

La sénatrice Coyle : Ce serait magnifique. Merci.

Mme Kinney : Je vous en prie.

La sénatrice Hartling : Merci, madame Kinney. Le sujet est très intéressant. Ce que vous dites l’est également. Je viens du Nouveau-Brunswick où ça se passe un peu différemment.

Si des produits vous étaient accessibles, comment feriez-vous les évaluations pour apparier les besoins et les personnes et y donner suite? Au Nouveau-Brunswick, le régime public d’assurance-maladie offre un moyen d’évaluation qui donne lieu à une recommandation faite par une infirmière praticienne. Comment ça marche chez vous ou comment faites-vous maintenant?

Mme Kinney : Ça se passerait de façon très semblable. Dans notre programme de consommation contrôlée d’alcool, les prescriptions sont faites par une infirmière praticienne. Elle évalue notamment les besoins de la personne et tout ça. À St. John’s, un médecin peut faire l’évaluation en visioconférence, et on trouve un prescripteur spécialiste du cannabis. En fait, certains de nos clients ont droit au transport médical pour cette évaluation, grâce à notre programme des services de santé non assurés — bien que ce ne soit pas payé par ce programme. Munis de l’ordonnance, ils peuvent se fournir chez le détaillant local de cannabis.

La sénatrice Hartling : Vos propos sur la réduction de la consommation d’alcool — la réduction des dommages — et de la violence en milieu familial et ce genre de choses étaient intéressants. Mais est-ce que vous dites qu’on fume la marijuana?

Mme Kinney : Oui, on la consomme surtout comme ça.

La sénatrice Hartling : Nous savons que fumer est nocif. Voilà pourquoi je me demande s’il y a d’autres façons de la consommer.

Mme Kinney : Si nous y avions accès, ce serait mieux. Actuellement, dans la région de Happy Valley-Goose Bay, on peut se procurer des produits comestibles et autres. Dans les communautés côtières, les seules données comparables que nous possédions sont le nombre d’arrestations pour ivresse. La GRC est en mesure de confirmer que le nombre d’arrestations après consommation de cannabis est minime. J’ai les statistiques, mais ça ressemble à 95 %, pour l’alcool, contre 11 %, pour le cannabis. L’écart statistique est considérable.

Mais, sur la côte, on consomme également du cannabis illicite. Très peu de consommateurs ont accès au cannabis. Comme il est illicite, on y trouve à peu près n’importe quoi. Le nombre d’arrestations serait-il inférieur si le produit était réglementé? Difficile de le savoir.

La sénatrice Hartling : Merci.

Le président : Madame Kinney, le cannabis à usage médical devrait-il être couvert par le programme des services de santé non assurés?

Mme Kinney : Le gouvernement du Nunatsiavut est l’un des rares groupes autochtones au Canada à gérer son programme de services de santé non assurés pour ses 7 000 bénéficiaires, peu importe l’endroit où ils vivent au Canada. Il administre ces services depuis un assez bon nombre d’années.

Personnellement, j’estime qu’il devrait être couvert par le programme. Il est à bien meilleur marché que beaucoup d’autres médicaments. Je peux témoigner de mon expérience personnelle. J’ai un fils, maintenant adulte, que j’ai adopté. Il est autochtone et il éprouve beaucoup de problèmes de santé. Il est également atteint d’autisme. Nous avons bien essayé de changer beaucoup de ses comportements pendant un bon nombre d’années au moyen d’autres médicaments prescrits, et celui qui a donné les meilleurs résultats est le CBD, le cannabidiol, tiré du cannabis. C’est à très bon marché par rapport aux autres médicaments qu’on lui a fournis par le programme des services de santé non assurés.

Oui, il est indiqué dans certaines situations très particulières. Il doit être prescrit par un médecin, et la prescription doit correspondre fidèlement à l’état médical du patient, mais ce devrait être couvert par le programme des services de santé non assurés.

Le président : Merci.

Le sénateur Patterson : Madame Kinney, votre exposé est très impressionnant. Je vous en remercie.

Vous dites posséder des statistiques sur la criminalité liée à l’alcool et au cannabis. Notre comité serait des plus désireux de les connaître, si vous pouviez, s’il vous plaît, les communiquer à sa greffière. Auriez-vous également des données sur les changements survenus depuis la légalisation du cannabis?

Je comprends qu’il ne soit pas facilement accessible, même si vous avez dit que son usage était assez répandu. Votre gouvernement a-t-il eu l’occasion de faire une comparaison sur les questions sociales, particulièrement la criminalité, avant et après l’adoption de la loi en 2019?

Mme Kinney : Nos statistiques proviennent principalement de la GRC. J’en ai sur les taux de criminalité, les types de crimes et tout ça, qui remontent à quelques années. Nous pourrions facilement vous les procurer.

Le problème est que ces statistiques, si elles disent qu’un crime a été commis sous l’influence de l’alcool, elles ne disent pas toujours s’il l’a été sous celle du cannabis. Mais je peux certainement montrer les conséquences de l’alcool et de l’absence d’alcool. Nous pouvons certainement vous procurer ces statistiques.

Le sénateur Patterson : C’est très apprécié. Vous savez peut-être que le gouvernement entreprendra l’examen législatif de la loi sur le cannabis dans les trois années suivant la légalisation de cette substance. Il commencera cette année. Notre comité prend un peu d’avance par cette étude. Ce que vous nous avez dit et direz aura beaucoup d’intérêt pour notre comité.

Vous avez fait allusion aux obstacles qui réduisent l’accessibilité. Vous avez dit que les marges de profit semblaient insuffisantes et qu’il ne semblait pas possible, pour votre gouvernement, d’ouvrir un réseau de points de vente ou de distribution sous le régime actuel.

Dois-je comprendre que la difficulté serait d’obtenir l’autorisation de la province de Terre-Neuve-et-Labrador ou de s’entendre avec elle?

Mme Kinney : En un mot, oui.

Pour résoudre un certain nombre de problèmes avec la province, nous avons envisagé un certain nombre de solutions, mais les barrières qui font même obstacle au transport du cannabis semblent simplement ne pas disparaître. En hiver et pendant la plus grande partie de l’année, le seul lien avec nos communautés est l’avion. Il est difficile de faire transiter les produits du cannabis par les aérogares. Je ne dis pas que c’est impossible, mais on y a placé toutes sortes d’obstacles par l’entremise de Transports Canada et d’autres.

Le stockage local et toutes les conditions auxquelles il faut se plier sont un autre problème. Je ne devrais pas critiquer la province, mais elle envisage d’employer quelques distributeurs et d’opérer à plus grande échelle. Je ne crois pas que nous ayons besoin de la gamme de produits qu’on trouverait chez un détaillant ordinaire. Nous pourrions considérer des options moins nombreuses, mais plus pratiques. Je ne dis pas que c’est impossible. Nous continuons de négocier et de chercher des solutions, mais, actuellement, beaucoup de barrières subsistent.

Le sénateur Christmas : Madame Kinney, je veux m’assurer de vous avoir bien comprise quand vous avez dit que le programme des services de santé non assurés ne couvre pas le cannabis. Je veux en avoir le cœur net.

Même si le médecin prescrit le cannabis ou le CBD et malgré une ordonnance, ai-je bien compris que vous ayez dit que le programme des services de santé non assurés ne couvre pas le cannabis?

Mme Kinney : Oui, vous avez absolument raison. Des patients cancéreux se sont fait prescrire de la marijuana et du cannabis par un médecin. J’en ai retenu — et ça s’est produit à de nombreuses reprises — que, faute de numéro d’identification du médicament pour le cannabis, il est impossible de l’inscrire dans le système ou d’en payer le vendeur. Le numéro est obligatoire pour le payer. Alors, malgré l’ordonnance d’un médecin convaincu que c’est le meilleur médicament dans telles circonstances, il est impossible, sous le régime du programme des services de santé non assurés, de payer ce médicament. Ce n’est même pas une exception, ce n’est même pas possible.

Le sénateur Christmas : Et en dépit de la grande modicité du cannabis et de ses produits par rapport à d’autres médicaments?

Mme Kinney : Absolument.

Le sénateur Christmas : Merci. Je voulais seulement m’en assurer.

Le président : Madame Kinney, pourriez-vous dire combien de clients ont profité de ce programme depuis la légalisation du cannabis?

De plus, avez-vous dû refuser d’éventuels clients du programme, en raison de l’indisponibilité du cannabis?

Mme Kinney : Actuellement, le seul endroit où nous pouvons offrir le programme est la région de Happy Valley-Goose Bay. Nous passons par nos refuges pour sans-abri et notre programme de logements supervisés. Un petit nombre de bénéficiaires a pu en profiter; 28, actuellement.

Le président : Merci.

Le sénateur Patterson : Madame Kinney, je vous remercie d’avoir raconté votre expérience avec l’autisme de votre enfant et les bons résultats que vous avez obtenus grâce au CBD, d’après ce que j’ai compris.

Pendant notre étude du projet de loi sur le cannabis, des chercheurs du domaine de la santé nous ont prévenus d’une éventuelle sensibilité aux effets néfastes du cannabis qui serait même plus grande chez des populations autochtones — du moins, certaines d’entre elles —, par exemple l’anxiété, la dépression et même la schizophrénie.

Vous avez présenté un portrait favorable des conséquences de la loi par rapport à celui de l’alcool. Par suite de votre expérience, êtes-vous en mesure de nous signaler des risques concernant les symptômes que je viens de mentionner?

Mme Kinney : Un certain nombre de participants à notre programme de logements supervisés a vécu, après avoir consommé du cannabis illicite, un premier épisode psychotique et ce genre de chose. Que dire? Je n’ai pas entendu parler de la plus grande sensibilité des Autochtones à cette substance. Mais je crois qu’il existe une probabilité supérieure de comorbidité et d’autres toxicomanies. Je dirais donc que ça accroît le risque pour ces personnes.

Parlant de cannabis, il existe toute une gamme de produits du cannabis, toute une gamme de teneurs. Je ne donnerai pas à mon fils du cannabis à forte teneur en THC, le tétrahydrocannabinol. Il fait déjà de l’anxiété. Pour réduire cette anxiété, je lui donne du cannabis renfermant du CBD.

Tout médicament présente des risques. Ça touche en grande partie à la réduction des dommages. Nous ne les nions pas. Nous visons le dommage minimal. Chaque situation est différente. Chaque fois, la prescription serait différente. Mais c’est un risque maîtrisé — qu’on fume le cannabis, ce qui, je suis d’accord, est nocif, ou qu’on trouve des solutions de rechange. On le maîtrise avec le concours d’une infirmière praticienne, d’un médecin et de beaucoup de moyens pour réduire le risque. Mais il en subsiste toujours un.

Le sénateur Patterson : Merci, y compris pour vos précieux renseignements sur la consommation moindre d’alcool et la commission de moins de crimes violents par les consommateurs de cannabis. Le cannabis et l’alcool risquent-ils, ensemble, d’être dommageables et de s’attiser l’un l’autre puis de causer des problèmes?

Mme Kinney : Absolument. La combinaison de drogues, n’importe lesquelles, augmente le risque; il n’y a absolument aucun doute là-dessus.

Nous parlons toujours de réduction des dommages. Si je disposais de plus de temps, je pourrais donner beaucoup d’exemples. Avec un peu de chance, je peux le faire sur papier ou sur un autre support.

Mais on peut même aider à réduire davantage les ravages de la pauvreté avec le cannabis qu’avec l’alcool. Dans nos communautés, comme l’un des sénateurs la demandait, il n’y a pas de point de vente de spiritueux. Il faut donc les y faire venir. Il s’est créé toute une industrie de la contrebande. Le coût de l’alcool dans nos communautés est astronomique.

Actuellement, le cannabis est illégal, mais il est moins pondéreux, plus facile à faire entrer dans la communauté et il entraîne moins de coûts. Les consommateurs y consacrent moins d’argent pour obtenir un effet euphorisant qu’avec l’alcool. Même du point de vue de la sécurité alimentaire et de la pauvreté, on trouve des avantages à réduire les dommages.

Nous en discutons depuis plusieurs années et nous en avons examiné beaucoup d’aspects. Je saisirais donc l’occasion, à un certain moment, de pouvoir en témoigner plus en détail.

Le sénateur Patterson : Merci.

Une autre déclaration qui, dans votre témoignage, m’a intrigué est que le tiers de votre population dans le Nunatsiavut vit au Canada. Est-ce que j’ai bien compris?

Mme Kinney : Oui.

Le sénateur Patterson : Est-ce que ça signifie qu’elle vit à l’extérieur de la région visée par le règlement et que cette tendance augmente?

Mme Kinney : Le tiers de nos bénéficiaires vit dans le Nunatsiavut — les cinq communautés dont j’ai parlé et qui ont très peu accès au cannabis sinon aucun. Un tiers vit vers l’amont du lac Melville, c’est-à-dire à Goose Bay et à North West River — et il se fournit en cannabis chez le détaillant local — puis le dernier tiers vit à l’extérieur de ces deux régions, dans le reste du Canada. J’aurais dû mieux m’exprimer.

La population croît-elle? Pas vraiment. Depuis que nous sommes devenus un organisme de revendication territoriale, en 2005, elle est essentiellement demeurée plutôt stable. En fait, bon nombre de bénéficiaires reviennent dans la région revendiquée, pour des postes et ce genre de choses. Dans le territoire qui relève de nous, 87 % des employés sont bénéficiaires.

Le sénateur Patterson : C’est tellement impressionnant. Est-ce que les résidents à l’extérieur du territoire se trouveraient principalement à St. John’s?

Mme Kinney : Ils sont répandus partout au Canada. Principalement à St. John’s, à Ottawa et à Edmonton. Il y en a un assez bon nombre à Ottawa, dont beaucoup sont fonctionnaires fédéraux ou employés par l’Inuit Tapiriit Kanatami, mais d’autres aussi n’ont fait que passer. Ceux qui vivent dans ce que nous appelons le Canada, à l’extérieur des régions que j’ai mentionnées, seraient principalement concentrés dans ces trois régions.

Le sénateur Patterson : Merci beaucoup.

Le président : Si vous voulez nous communiquer plus de renseignements, madame Kinney, n’hésitez pas.

Le temps prévu pour ce groupe de témoins est maintenant écoulé. Je tiens à vous remercier de nouveau, madame Kinney, pour votre témoignage. Nous en sommes reconnaissants.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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