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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE, DE LA DÉFENSE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 18 mars 2024

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, pour en faire rapport, les questions relatives à la sécurité nationale et à la défense en général.

Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants. Je suis Tony Dean, de l’Ontario, et président du comité. Se joignent à moi aujourd’hui mes collègues membres du comité que j’invite à se présenter, en commençant par le vice-président.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, division sénatoriale de Victoria, au Québec.

[Traduction]

Le sénateur Oh : Sénateur Oh, de l’Ontario.

La sénatrice M. Deacon : Sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario. Bienvenue.

La sénatrice Anderson : Sénatrice Anderson, des Territoires du Nord-Ouest.

Le sénateur Boehm : Peter Boehm, de l’Ontario.

Le sénateur Kutcher : Stan Kutcher, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Gignac : Clément Gignac, du Québec.

[Traduction]

Le président : La sénatrice Donna Dasko, qui représente l’Ontario, se joint aussi à nous aujourd’hui. Ericka Dupont, greffière du comité, est à ma gauche, et Anne-Marie Therrien-Tremblay et Ariel Shapiro, les analystes de la Bibliothèque du Parlement affectées à ce comité et qui nous appuient si bien, se trouvent à ma droite.

Aujourd’hui, nous recevons trois groupes d’experts qui ont été invités à faire une présentation au comité sur la situation actuelle en matière de sécurité et de défense en Ukraine, le soutien militaire à l’Ukraine et les implications pour les opérations de défense du Canada.

Nous allons commencer par présenter les témoins du premier groupe. J’aimerais donc accueillir Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa, et Yann Breault, professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint‑Jean. Je vous remercie beaucoup tous les deux d’être avec nous aujourd’hui. Nous vous invitons maintenant à faire vos allocutions d’ouverture.

Nous allons commencer par M. Dominique Arel. Allez-y dès que vous êtes prêt.

Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes, Université d’Ottawa, à titre individuel : Bienvenue. Je vous remercie de l’invitation.

Au début de 2024, trois événements majeurs ont modifié la géopolitique de la guerre en Ukraine. Premièrement, la Russie a frappé la ville d’Avdiivka, avec un avantage de plus de 10 pour 1 — entre 5 pour 1 et 10 pour 1 — au chapitre de l’artillerie, ce qui augmente la possibilité d’un recul important pour l’Ukraine en 2024.

Deuxièmement, Donald Trump a repris le contrôle du Parti républicain, bloquant l’aide militaire américaine en Ukraine — du moins pour le moment — tout en déclarant essentiellement aux États de première ligne de l’OTAN que les États-Unis risquaient de ne plus les défendre.

Troisièmement, le président français Emmanuel Macron a déclaré qu’on ne pouvait plus exclure une présence militaire de l’OTAN. Son message était clair : la Russie ne peut pas gagner en Ukraine, car une victoire russe représenterait — dans ses propres mots — une menace existentielle à la sécurité de l’Europe.

L’élément imprévisible qu’on ne pouvait prévoir, même il y a un an, est le retour de Trump. Il ne dit pas que Vladimir Poutine et la Russie « peuvent faire ce qu’ils veulent » si les États de l’OTAN ne contribuent pas — autrement dit, s’ils ne respectent pas le seuil de 2 % du PIB. En fait, il dit que des soldats américains n’iront pas mourir à Tallinn même si l’Estonie, à l’instar de tous les États de première ligne de l’OTAN, a, dans les faits, respecté, et parfois largement dépassé — comme la Pologne — le seuil de 2 %.

Trump a été contre l’OTAN toute sa vie, mais ce qui est nouveau, c’est qu’il adopte cette position depuis que Poutine a lancé la première guerre d’agression totale en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Poutine a franchi une limite avec cette invasion. Trump en franchit une autre en annonçant qu’il ne respectera pas l’article 5. Le message, très clair, est que l’Europe est laissée à elle-même. Même si Trump devait perdre sa tentative de réélection, l’instabilité dans la politique américaine, qui dure depuis presque une décennie, et l’isolationnisme actuel, qui rappelle la période de l’entre-deux-guerres — les années 1920 et 1930 — ne sont pas prêts de disparaître.

C’est devenu un moment de vérité pour l’Europe, qui ne peut plus compter sur les États-Unis à court terme, peut-être même à long terme. Cela signifie qu’il faudra augmenter massivement la production militaire industrielle et l’envoi d’armes et de fonds en Ukraine. Mais pour Macron, cela signifie aussi qu’il ne doit plus tracer seul des limites à ne pas franchir.

Ici, au Canada, de récents sondages indiquent que cette nouvelle réalité commence à faire tourner l’opinion publique en faveur d’une hausse des dépenses militaires. Toutefois, le manque de volonté politique — à tout le moins — d’entamer un débat public persiste au sein du gouvernement et de l’opposition. Les modestes progrès concernant le seuil de 2 % semblent refléter l’idée que, peu importe ce qui arrivera, les Américains vont toujours protéger le Canada. Même si les Européens réalisent que les États-Unis pourraient les abandonner, nous demeurons rassurés par notre proximité géographique par rapport à la superpuissance militaire. Est-ce vraiment cela qui devrait être le fondement de notre sécurité nationale? La chute de l’Ukraine constituerait une menace existentielle pour l’Europe, mais pas pour nous? Il s’agit d’une question difficile, mais qui doit être posée, d’autant plus que, avec les changements climatiques, le Canada va finir par partager une frontière commune avec la Russie.

Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Arel.

Nous allons maintenant écouter M. Yann Breault. Vous pouvez y aller dès que vous serez prêt.

[Français]

Yann Breault, professeur adjoint, Collège militaire royal de Saint-Jean, à titre personnel : Merci beaucoup de l’invitation. Je suis très heureux de partager avec vous quelques réflexions, même si celles-ci ne sont guère réjouissantes. On réfléchit au soutien militaire canadien à la cause ukrainienne, mais on le fait à l’aune de l’évolution sur le terrain.

J’ai trois observations à partager avec vous aujourd’hui. La première concerne l’engagement russe dans cette opération militaire spéciale, comme on l’appelle. Il y a deux ans, je siégeais à un comité du Parlement canadien. Mon éminent collègue Timothy Snyder nous disait de continuer d’aider l’Ukraine, que des failles apparaissent dans le régime de Poutine et qu’il fallait soutenir l’Ukraine encore un mois, car la Russie est sur le point de s’effondrer d’elle-même. Il est l’un des plus grands spécialistes et historiens de la région.

Deux ans plus tard — on a vu le résultat des élections d’hier en Russie —, on ne voit aucun signe d’effondrement du régime de Vladimir Poutine, aucun essoufflement de l’effort militaire, mais il y a une hausse de 70 % du budget de la défense, qui représente aujourd’hui 6 % du PIB de la Russie. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance économique de 2,6 % pour la Russie l’année prochaine. La production d’obus s’élève maintenant à 250 000 obus par mois, soit une capacité presque trois fois plus grande que celle qui a été promise par les Américains pour aider l’Ukraine.

M. Poutine a l’impression que dans cette guerre, le temps joue en sa faveur et il ne montre aucun signe d’essoufflement. C’était là ma première remarque.

Ma deuxième remarque a trait aux capacités ukrainiennes : difficultés de recrutement, âge moyen de 43 ans des soldats sur le front, chute du PIB de l’Ukraine de près de 30 % depuis le début de la guerre et déficit budgétaire cette année seulement correspondant à 20 % du PIB ukrainien.

Avec toutes les incertitudes financières qui se posent, on se demande même comment l’État ukrainien pourra offrir les services vitaux à sa population dans les années qui viennent tant la situation budgétaire est inquiétante.

Pour rêver d’un renversement de situation, il faudrait imaginer un soutien international accru à la cause ukrainienne. C’est là mon troisième point. Mon collègue Dominique Arel l’a mentionné, l’évolution de la situation politique intérieure aux États-Unis soulève des inquiétudes très importantes quant à la durabilité de l’aide financière et militaire apportée jusqu’à maintenant dans le conflit. Il faut aussi considérer la façon dont les choses évoluent non seulement en Occident, mais dans l’ensemble du système international.

On voit une incapacité des pays de l’Alliance transatlantique d’imposer un régime de sanctions économiques suffisamment douloureux à la Russie pour la déposséder des moyens financiers de poursuivre cet effort de guerre. Il y a une quasi-unanimité à l’ONU pour dénoncer l’agression russe; 141 pays avaient voté en mars 2022 pour dénoncer cette agression, mais il n’y a quand même que 23 pays au monde — avec le Canada — qui imposent des sanctions économiques. De plus, parmi les membres de notre alliance militaire, la Turquie notamment n’est pas solidaire de ce régime de sanctions économiques, ce qui a considérablement facilité la tâche à la Russie pour reconfigurer les chaînes de valeurs et relancer la production industrielle à un niveau comparable à celui d’avant la guerre.

Il y a des coûts économiques qui sont liés au fait que la Russie doit passer par certains intermédiaires pour écouler sa production d’hydrocarbures sur les marchés internationaux, mais compte tenu du coût élevé de l’énergie, la Russie a actuellement une rente énergétique qui est à peu près comparable à celle qu’elle avait avant la guerre.

Parmi les États importants qui aident la Russie à contourner le régime de sanctions économiques, il y a des États comme la Chine, l’Inde, l’Iran, les nouveaux États membres du BRICS, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Égypte et l’Éthiopie, qui sont maintenant membres d’une alliance d’États qui améliorent les capacités de faire circuler des capitaux et les systèmes de communication interbancaire en dehors des réseaux qui peuvent être directement affectés par les sanctions américaines.

Il y a donc une accélération de la fracturation du système financier international qui facilite la tâche à des États comme l’Iran et la Russie et qui leur permet de continuer d’obtenir les revenus nécessaires pour maintenir cet effort. Donc, il faut tirer la sonnette d’alarme non pas sur la menace existentielle que fait peser la possibilité d’une destruction de l’État ukrainien, mais sur le risque, pour les États de l’Alliance transatlantique, de s’engager dans une conflictualité qui, on le sait, se déroule sur un fond de distribution d’armes nucléaires et de systèmes de livraisons hypersoniques qui ont été développés à grands frais depuis plus d’une vingtaine d’années en Russie. Donc, le risque d’une escalade conflictuelle avec une puissance nucléaire demeure, et c’est malheureusement dans ce cadre que le Canada doit réfléchir à son engagement et à son soutien militaire à l’Ukraine.

Merci de m’avoir écouté.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Breault.

Voilà deux exposés qui donnent beaucoup à réfléchir et qui susciteront beaucoup de questions, auxquelles nous passons maintenant.

Nos témoins sont avec nous pour une heure. Afin que chacun puisse participer, nous allons limiter chaque question, réponse comprise, à quatre minutes. Veuillez garder vos questions brèves et bien indiquer à qui votre question s’adresse.

Notre première question aujourd’hui vient de notre vice-président.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, messieurs Breault et Arel.

Mes premières questions s’adressent à M. Arel.

Je conviens que ce n’est jamais facile de tenir des élections en temps de guerre, mais avec la Russie qui vient de réélire Vladimir Poutine pour six ans, croyez-vous que le président ukrainien pourra tenir le coup encore longtemps sans faire une élection dans son pays? Il a été élu en 2019 au second tour de scrutin. S’il déclenchait des élections, croyez-vous qu’il obtiendrait autant d’appui qu’en 2019, après une guerre de deux ans?

M. Arel : C’est une excellente question.

Ce qui s’est tenu en Russie hier, ce ne sont pas des élections — on s’entend tous sur cela. Les habitants du territoire occupé de Zaporijia n’ont pas voté à 94 % pour Poutine. C’était un cérémonial dans un pays autoritaire pour donner l’impression d’une unité presque totale derrière Poutine et le régime.

Dans le cas de l’Ukraine, ce qu’il faut comprendre, c’est que l’opinion publique n’est pas en faveur de tenir des élections maintenant en raison des conditions extrêmes, non seulement sur le plan de la sécurité, parce qu’il y a des bombardements, mais aussi en raison des déplacements massifs de population. Il y a des millions de réfugiés à l’extérieur, mais il y a des millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, surtout de l’est vers le centre et l’ouest. Le sentiment qui semble dominer, c’est que tenir des élections dans ces conditions favoriserait injustement Zelensky. Il n’y a pas cette pression.

Tout de même, ce qui est remarquable en situation de guerre, c’est que le débat est très ouvert en Ukraine, mais après deux ans, combien de temps, effectivement, l’Ukraine pourra-t-elle continuer comme cela sans tenir d’élections? Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait des gouvernements de coalition qui ont duré quatre ou cinq ans. Je ne suis pas en train de dire que celui-ci va durer quatre ou cinq ans, mais malheureusement, on est sur une longue durée.

Le sénateur Dagenais : Pour amorcer des discussions de paix entre la Russie et l’Ukraine, il faut sentir que quelqu’un fera des compromis un jour; je ne le vois pas actuellement, ni d’un côté ni de l’autre. Comme Poutine a été réélu pour six ans, estimez-vous que le refus du président Zelensky de faire des concessions territoriales à la Russie est un obstacle majeur à de possibles pourparlers pour la paix?

M. Arel : C’est difficile de donner de la crédibilité aux déclarations du président Poutine sur la plupart des sujets, à commencer par la guerre en Ukraine. Depuis quelque temps, même si le discours était à l’inverse dans les mois qui ont précédé, soudainement, le discours dominant est que les négociations ne servent à rien, parce que l’Ukraine est en train de perdre du terrain. C’est le message que l’on reçoit de la part de la Russie.

Cela dit, lorsqu’on parle de concessions territoriales, il y a une espèce de prémisse qui suppose que cela pourrait mener à la fin de la guerre, donc à la paix, à la fin des bombardements, pour qu’on puisse enfin passer à autre chose avec un sacrifice territorial. Il n’y a aucune garantie que la cessation des hostilités mènerait justement à la fin de la guerre, puisque les Ukrainiens sont déjà passés par là avec la guerre du Donbass en 2014. Les négociations ont duré huit ans et ont mené à la première guerre d’agression sur le sol européen depuis la Deuxième Guerre mondiale. La Russie n’a plus la crédibilité requise pour tenir ses engagements, à commencer par le respect des frontières. Elle a violé deux traités avec l’Ukraine, ceux de 1994 et de 1997; toute « négociation » est donc irréaliste actuellement.

[Traduction]

La sénatrice Patterson : Merci pour votre présentation. Monsieur Breault, ma question s’adresse à vous.

Nous avons entendu beaucoup de personnes parler de menaces existentielles. De toute évidence, certains pays ne voient pas les choses du même œil, contrairement au Canada — on jette un coup d’œil à l’état actuel de nos forces armées et à ce que nous sommes capables d’envoyer en Lettonie, qui se trouve en plein sur la ligne de front, que cela nous plaise ou non. Si nous disons qu’il s’agit d’une crise existentielle, et si la Russie de modifie pas sa production d’armes, sa conscription de troupes et sa façon d’envoyer ses soldats vers leur mort, comment l’Ukraine va-t-elle continuer sans songer à la déclaration du président Macron ou au fait qu’il pourrait y avoir des ententes bilatérales, même à l’extérieur de l’OTAN, prévoyant la participation d’autres pays?

À votre avis — l’envoi de soldats sur le terrain — je ne dis pas que c’est obligatoire — j’aimerais savoir ce que le milieu académique en général pense de l’état actuel de nos forces armées au Canada. Bonne chance.

M. Breault : Ma réponse est accompagnée d’une mise en garde : j’examine et j’analyse la situation dans le monde postsoviétique, mais je ne prétends pas avoir la moindre expertise en ce qui concerne la politique de défense du Canada. Par conséquent, ce que j’essaie de faire depuis qu’on m’a demandé de commenter la situation — et j’ai fait beaucoup d’entrevues ces 10 dernières années —, c’est d’aider à comprendre comment on voit les choses depuis l’autre côté du mur.

En ce qui concerne la façon dont nous devrions peut-être réagir à la menace que représente la Russie en ce moment, je n’ai jamais prétendu avoir de bonne réponse. Il y a 10 ans, on m’a invité à participer au Programme de coopération de la Défense, et on m’a posé cette question. Elle est très difficile, et nos prévisions sont totalement inutiles. Je faisais partie des nombreux spécialistes qui ne pouvaient pas vraiment imaginer la possibilité d’une invasion à grande échelle le 24 février. Il y a toutefois une chose que je sais. J’ai fait ma thèse de doctorat sur la construction de l’identité nationale, sur la manière dont la Russie, l’Ukraine et le Bélarus se réinventent en tant que nations dans un monde postsoviétique et à quel point ces processus de construction identitaire sont interdépendants. Cela veut dire que la façon dont l’Ukraine se définit aurait une incidence sur la façon dont la Russie se perçoit, et vice versa. En Russie, s’il y a une chose qui fait consensus au sein de la société russe, c’est cette idée imaginaire que l’histoire de l’État russe a commencé à Kiev plus de 1 000 ans.

Bien sûr, les Ukrainiens ont raison. C’est quelque chose qui a été volé à partir de là, à partir de la principauté de Moscovie, au XVIe siècle. Il est faux de prétendre que Moscou est l’héritière légitime de la Rus’ de Kiev, mais tout le monde en Russie croit que c’est le cas. Il est impossible que la Russie permette un jour que ce qu’elle considère être le cœur de sa civilisation tombe dans l’orbite d’un rival géopolitique. Pour les Russes — et ils ont tort —, cela représente une menace existentielle, et ils mèneront une guerre sanglante avant que cela se produise.

Je disais cela il y a 10 ans, et c’est pour cela que j’ai été très mal à l’aise lorsque, au sommet du G20, le premier ministre Harper a serré la main de Poutine tout en lui disant : « Eh, Vlad, je vais te serrer la main, mais tu dois ficher le camp de l’Ukraine. » Qui croit-il que nous sommes pour adopter un tel langage à l’égard de ce qui demeure encore aujourd’hui un État nucléaire très puissant?

Lorsque je dis qu’il s’agit d’un État nucléaire, je veux dire que, à partir du moment où le président Bush a déchiré le Traité sur les missiles antibalistiques en 2002, en disant à Poutine que nous allions installer des lanceurs verticaux en Pologne — un système de défense antimissile —, juste à sa frontière, la Russie a fait des investissements. Nous ne songions plus aux armes nucléaires à ce moment-là. Rappelons qu’en 2002, de concert avec la Russie, nous luttions contre le terrorisme international. Le Conseil OTAN-Russie s’était de nouveau réuni, et nous pensions que Poutine nous aidait dans notre intervention en Afghanistan. Les relations semblaient très bonnes entre Poutine et Bush à ce moment-là.

C’est à ce moment précis que Poutine a commencé à augmenter le budget militaire, et il investissait dans l’élaboration de moyens qui permettraient à des ogives nucléaires d’atteindre notre territoire grâce à la technologie hypersonique, parce que la Russie se sentait menacée par notre tentative de la priver de sa capacité de riposter. C’est ce que fait la Russie depuis 20 ans. Nous avons vu l’utilisation des missiles. Le Kinjal a été utilisé quelques fois en Ukraine. La Russie a cette capacité militaire.

C’est là où je ne suis pas d’accord avec mon bon ami M. Arel : nous ne fondons pas notre raisonnement sur le même point méthodologique. En ce qui me concerne, on ne peut éliminer de l’équation la répartition des capacités militaires actuelles.

Quand on songe à la place qu’occupera l’Ukraine dans l’avenir, j’ai pensé à ce que Poutine avait proposé le 21 novembre : « Vous gardez ces nouveaux États membres de l’OTAN dans l’Alliance, mais vous faites reculer vos forces. » Ça a été une façon de réinventer une sorte de délimitation entre les sphères d’influence, et c’est ce qui était la norme pendant la guerre froide.

Le président : Je suis désolé, mais nous devons poursuivre. Merci.

M. Breault : Nous sommes revenus dans cette ère. Merci.

Le sénateur Oh : Je remercie les témoins de leur présence. Ma question s’adresse à vous deux. Quelles mesures le Canada prend-il pour nous protéger contre tout différend au sujet des effets des conflits, comme un plus grand afflux de réfugiés, la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales ou de possibles menaces terroristes?

M. Arel : En ce qui concerne les réfugiés, le Canada a déjà considérablement augmenté les quotas en 2022. Si j’ai bien compris, près d’un million de visas — environ 800 000 — ont été délivrés, même si la plupart des demandeurs ne sont pas venus. Au moins ils avaient un visa.

Le terrorisme pourrait être un effet, mais je crois qu’il — je suis désolé, est-ce que je dois parler plus fort?

Le sénateur Oh : Non.

M. Arel : D’accord. Je crois que la campagne de déstabilisation menée par la Russie à l’étranger se passe beaucoup dans le cyberespace. On peut appeler cela du cyberterrorisme. Je ne pense pas que le Canada ait subi des attaques importantes jusqu’à présent, mais j’ai beaucoup parlé du président français Macron ces dernières semaines. La France est sur le théâtre depuis longtemps, mais elle est particulièrement présente des derniers mois avec ce genre d’attaques et d’interférence.

La plus vaste question que j’ai tenté de soulever pendant ma courte présentation concerne moins le débordement que la menace existentielle. S’agit-il vraiment d’une menace existentielle? C’est ce que déclare maintenant ouvertement Macron. En fait, les Européens en parlent depuis deux ans, mais comme la géopolitique a beaucoup changé, Macron amène le sujet à sa conclusion logique, c’est-à-dire que s’il s’agit vraiment d’une menace existentielle et que la situation s’aggrave vraiment en Ukraine à cause de l’asymétrie des capacités, que se passera-t-il alors? Que se passera-t-il? Nous laissons l’Ukraine disparaître de la carte et créons un précédent en fonction duquel la Pologne ou l’Estonie seront les prochains sur la liste, ou quoi? Voilà la grande question qu’il pose. Cela a bien entendu provoqué un tollé, mais nous ne sommes pas prêts à envoyer des soldats sur le terrain. Ce n’est pas ce qu’il a dit. Il ne dit pas que nous ne sommes pas sur le point d’envoyer des soldats. Même s’il a surtout choisi de parler de manière indirecte, nous n’allons pas envoyer des soldats, mais plutôt des techniciens et du personnel du renseignement. Cette question est soudainement devenue très urgente. Qu’est-ce que cela signifie pour nous? Pour l’Europe et pour nous, je crois que cela mérite à tout le moins une discussion publique.

M. Breault : Le principal débordement est la crise énergétique en Europe, qui n’a pas le même accès qu’avant à du gaz naturel à bas prix. Lorsque j’examine les chiffres, je crois que cela représente une occasion pour les États-Unis et peut-être aussi pour nous. La production américaine de gaz naturel liquéfié a considérablement augmenté depuis le début de la guerre. C’est une excellente possibilité économique.

L’industrie allemande en arrache en ce moment, car des entreprises envisagent de déménager de ce côté-ci de l’Atlantique, où l’énergie coûte moins cher. Cela incite bien des Russes à croire que cette guerre est un moyen pour les Américains de veiller à garder le contrôle sur l’économie européenne, empêchant ainsi l’Allemagne de redevenir un jour une puissance autonome de la géopolitique mondiale.

L’effet de débordement de cette guerre en Europe, c’est que nos alliés ont beaucoup de difficulté à maintenir leurs niveaux de productivité et de compétitivité. Dans quelle mesure le Canada sera-t-il en mesure de trouver un moyen d’exporter de l’énergie vers l’Europe? Cela pourrait être une façon de s’attaquer au problème.

Le président : Je crains que nous ne devions poursuivre.

Le sénateur Kutcher : Je vous remercie beaucoup tous les deux. J’ai une question à poser à M. Arel, mais aussi à M. Breault. Après la Seconde Guerre mondiale, l’ordre mondial, c’était les bons contre les méchants — les démocraties libérales contre les États totalitaires. Toutefois, en ce moment, les démocraties libérales glissent vers l’autocratie. La Turquie, l’Inde, la Hongrie et la Pologne ont adopté cette voie, puis on légèrement fait marche arrière, et les États-Unis sont au bord de ce précipice. La question est la suivante : qu’est-ce que cette hausse de l’autocratie au sein des démocraties libérales signifie pour le Canada et son rôle, non seulement relativement à l’Ukraine, mais aussi au sein de l’OTAN? Et qu’est-ce que cette hausse de l’autocratie dans des démocraties autrefois libérales signifie pour l’ordre mondial multilatéral, qui était censé servir de tampon à l’influence des grands États?

M. Arel : Quatre minutes? Je vais tenter une première réponse en deux minutes. Premièrement, la montée de l’autocratie représente un défi partout dans le monde. Hier, il y a eu de soi-disant élections dans un État qui n’a jamais été aussi répressif depuis les années 1940. La Russie actuelle est encore plus répressive que pendant les dernières années de l’Union soviétique. La montée de l’extrême droite pose aussi un défi aux États-Unis, en Europe et dans une moindre mesure au Canada, mais qui sait ce qui pourrait se produire au Canada. Le problème se pose donc au pays comme à l’étranger. À mon avis, après deux ans de guerre en Ukraine, je dirais que c’est vraiment le caractère sacré de la vie humaine qui distingue l’autocratie d’un système démocratique ouvert. Mettons de côté la notion de libérale un instant et parlons simplement d’un système ouvert. Même la manière dont l’armée ukrainienne traite ses soldats est à des années-lumière de la manière dont la Russie traite les siens. Tout est une question du pouvoir de l’État; l’individu ne signifie rien. Dans une société ouverte, les choses sont peut-être compliquées, mais on finit par entendre la voix des individus. C’est ce qu’on appelle les droits de la personne, entre autres choses.

Je vais vous donner un exemple qui m’a vraiment frappé. Il y a eu beaucoup de tension entre le président Zelensky et Zaloujny, le chef des forces armées, qui a fini par être évincé et qui est maintenant ambassadeur. Un des motifs — car c’est compliqué de savoir ce qui s’est vraiment passé — a été un différend sur le plan tactique : jusqu’à quel point l’armée ou l’État ukrainien était-il prêt à sacrifier ses soldats dans le but d’atteindre des objectifs tactiques? Les militaires et les politiciens ne voyaient pas les choses du même œil. Ce qui est remarquable, c’est qu’il y avait cette discussion — cette tension —, alors qu’il n’y a rien de semblable en Russie, qui est en ce moment un des principaux États autoritaires. De plus, Zelensky nous disait — il n’a pas grandi en Union soviétique — mais il a mal compris ou sous-estimé la capacité de l’État russe à sacrifier ses propres soldats. On parle ici de véritables hachoirs à viande, alors que des vagues de soldats étaient envoyées à Bakhmout et ailleurs sans que cela ait la moindre incidence sociale ou politique. On continue simplement d’envoyer des soldats. C’est une sorte d’avantage intangible, en plus de l’avantage sur le plan militaire ou technique, comme pour l’artillerie. À mes yeux, je crois que cela symbolise une bonne partie du changement mondial actuel : l’État contre l’individu.

La sénatrice M. Deacon : Merci beaucoup à vous deux d’être ici aujourd’hui. Vous pouvez tous les deux répondre à cette question.

Cette guerre a certainement démontré que ceux qui peuvent fabriquer et déployer des pièces d’artillerie le plus rapidement ont un avantage marqué dans un conflit. J’aimerais examiner ce que cela signifie pour le Canada. L’approvisionnement est certainement un grand défi en ce moment. Il s’écoule vraiment beaucoup de temps entre la proposition initiale et l’achèvement. On n’obtient pas nécessairement le meilleur produit, ou encore le produit que nous recherchions au départ. Je me demande si ce qu’on a constaté en Ukraine devrait inciter le Canada à examiner de manière beaucoup plus attentive en quoi consiste notre industrie de la défense et comment nous pourrions mieux produire non seulement du matériel coûteux, mais aussi du matériel moins coûteux comme des munitions et de l’artillerie.

M. Breault : Je le répète, je ne suis pas un spécialiste en matière de politique de défense canadienne. Vous aurez l’occasion de discuter avec mon collègue Justin Massie, qui en connaît beaucoup sur ce sujet. Je suis allé en Lettonie à quelques reprises et j’ai demandé à nos militaires qui sont là-bas si nous formons nos soldats à utiliser des drones. C’était avant la guerre, avant 2022. On m’a répondu « Oui, les Espagnols en avaient un et on l’a essayé. » J’ai dit « Vous êtes censés protéger les frontières de l’OTAN, et vous n’avez ni formation ni drones. » J’ai été frappé par la réponse. Si je me souviens bien, c’était en 2021. Chaque fois que je parlais à une personne participant à l’opération Unifier en Ukraine ou à l’opération Reassurance en Lettonie, on me disait que nous aidions les Ukrainiens. Nous jouons un rôle important en leur fournissant les moyens de ne pas devoir suivre la hiérarchie et attendre les ordres provenant des échelons supérieurs, mais de prendre des décisions de manière autonome afin qu’un officier de grade inférieur sur le terrain puisse évaluer la situation. Nous les aidons à se débarrasser de leur ancienne culture militaire soviétique. Je crois que c’était un rôle utile. En ce qui concerne le matériel militaire, je crois que « déplorable » serait un euphémisme. Nous n’avons pas le matériel approprié pour combattre.

M. Arel : Je crois que compte tenu du rythme de production actuel au Canada, si nous devions envoyer tout ce que nous avons en Ukraine, il y en aurait pour environ trois jours. Mais il faut dire aussi que si les Français en faisaient autant, il y en aurait pour quatre jours. La France ne produit pas d’artillerie. Elle produit des canons Caesar haut de gamme, des chasseurs Mirage et ainsi de suite. Les Allemands rattrapent les Norvégiens. En fait, même les États-Unis seraient incapables d’approvisionner l’Ukraine pendant un mois. Ils l’ont fait avec leurs réserves, mais pas avec de la nouvelle production.

Aucun pays de l’OTAN ne s’attendait à ce genre de guerre. Nous l’avons attendue pendant toute la guerre froide, mais elle ne s’est jamais matérialisée. Il faut dire que ce genre de guerre intensive ne devait plus jamais se produire. La question, maintenant, consiste à déterminer si ce qui se passe en Ukraine n’est qu’un cas isolé, ou si cela va être une très longue guerre, une guerre primordiale, l’épicentre de l’ordre international de l’OTAN. Nous devons nous préparer en fonction de la guerre actuelle, mais aussi planifier en conséquence. Le Canada doit prendre des décisions très difficiles. Ce n’est pas une décision qu’on prend en un claquement de doigts, avec une production qui commence la semaine suivante. Cela prend des années, en réalité. Je ne suis toutefois pas certain que nous progressions très rapidement. Il semble encore une fois y avoir un manque de volonté politique. Rien ne presse. En Europe, toutefois, les choses bougent vraiment, mais il va bien entendu y avoir un délai.

Le sénateur Boehm : Je remercie nos deux témoins. Vous êtes tous les deux des professeurs fréquemment cités dans les médias, y compris aujourd’hui. Professeur Breault, vous avez été cité dans le Hill Times, et professeur Arel, plus récemment dans Le Devoir. J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Deacon. En matière de défense et d’approvisionnement, tout ce que le Canada fait pour l’Ukraine et lui fournit ne compte pas du tout dans le cadre de notre engagement à atteindre 2 % de notre PIB au chapitre de notre propre défense nationale.

Cela pourrait expliquer un peu la réticence politique qui existe lorsqu’il y a un gouvernement minoritaire. Mais si on examine la production totale, elle est en fait relativement bonne par rapport à d’autres pays.

Plus précisément, j’aimerais vous demander — je m’adresse à vous deux — ce que vous pensez des arrangements actuels du groupe de Ramstein sur le plan de la concentration et de la coordination, à supposer que les Américains soient de retour. Je pense qu’un peu d’espoir est de mise à ce chapitre. J’étais à la Conférence de Munich sur la sécurité il y a un mois. En Allemagne, on se demandait si le pays allait fournir des systèmes de missiles Taurus, le genre de missiles qui pourraient démolir le pont du détroit de Kertch, par exemple, et perturber les lignes d’approvisionnement, mais il s’agit d’une pierre d’achoppement au sein de la coalition à trois partis qui gouverne en Allemagne.

Constatez-vous des développements à ce chapitre? Il n’a pas été question du renseignement militaire ukrainien, des machinations et de déterminer si le travail du général Boudanov visant à obtenir d’importants résultats derrière les lignes avec des drones grâce à des investissements relativement faibles est un facteur. J’aimerais vraiment connaître votre opinion au sujet des éléments stratégiques à venir.

M. Arel : Vous avez parlé de la politique intérieure. Je ne suis pas ici pour...

Le sénateur Boehm : Nous ne parlons pas politique ici.

M. Arel : Dans l’opinion publique, en Russie, en Ukraine ou en études internationales, on oublie parfois que la politique étrangère, c’est aussi de la politique intérieure. L’une n’est pas indépendante de l’autre.

Il y a cette situation particulière en Allemagne, comme vous dites, où on ne peut expliquer clairement une telle résistance de la part du chancelier, mis à part la politique intérieure complexe. Tous les arguments reviennent à « Nous ne voulons pas envoyer de soldats », mais il se trouve qu’il n’est pas nécessaire d’envoyer des soldats pour utiliser les Taurus. Un autre argument est « Nous devons envoyer des techniciens. » Toutefois, ce n’est pas vraiment nécessaire. Il y a d’autres moyens. Tout revient à la politique et à cette coalition particulière. Macron a pour ainsi dire les mains libres en ce moment. Il reste trois ans à son mandat actuel, le dernier. Même si tous les partis d’opposition ne se lamentaient pas, et ainsi de suite, il a l’avantage politique aux États-Unis. Nous connaissons la dynamique, mais en tout respect, je ne suis pas d’accord avec vous. Peut-être qu’ils reviendront le mois prochain, peut-être qu’ils voteront, mais c’est instable. La question de Trump par rapport à l’Ukraine est une question de loyauté envers le chef. Ce n’est même pas un engagement idéologique, même si cela attise cet isolationnisme. Je ne crois pas que cela va disparaître. C’est le message principal. Les Européens commencent à voir la réalité, c’est-à-dire qu’à long terme, ils ne pourront pas compter sur les Américains pour les sortir du pétrin, comme c’est le cas depuis 70 ans.

M. Breault : Tout est une question d’escalade et de la mesure dans laquelle nous sommes prêts à augmenter la létalité des armes que nous envoyons à l’Ukraine, à moins bien entendu que nous devenions une menace existentielle pour la Russie elle-même, ce qui, selon sa doctrine nucléaire, l’autoriserait à utiliser la première ce qui serait probablement une petite ogive nucléaire pour nous faire réaliser dans quoi nous mettons vraiment les pieds.

Ce débat concernant l’envoi — ou non — de missiles Taurus est le même débat : « Nous aidons l’Ukraine, mais nous n’envoyons pas d’armes létales. » Puis, M. Trump dit « Oui, nous allons envoyer des armes létales, mais il s’agira d’armes létales défensives. » On envoie donc des systèmes antiaériens portables et des missiles Stinger. Nous faisons un pas de plus et nous envoyons des petits missiles à courte portée parce que nous ne voulons pas permettre aux Ukrainiens de frapper profondément en territoire russe. Nous formons des pilotes pour des avions de chasse et entamons des discussions au sujet de missiles à long terme. Nous testons cette possibilité. Jusqu’à quel point pouvons-nous investir dans l’affaiblissement de la Russie sur le plan militaire? En Europe, certains politiciens disent « C’est une bonne affaire. Nous n’avons presque rien dépensé, et voyez tous les dommages que nous avons causés. Poursuivons cette guerre par l’entremise de nos alliés ukrainiens, car c’est une façon peu coûteuse d’affaiblir la Russie. » Mais jusqu’où pouvons-nous aller avant de déclencher quelque chose qu’on ne pourra plus contrôler? C’est ce que je répète depuis deux ans, mais rien n’a changé.

La situation sur le terrain a changé. À un certain moment, nous pensions que les Russes allaient gagner en trois jours. Non. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Les Ukrainiens se sont défendus. Puis, nous avons cru que les Ukrainiens passaient à la contre-offensive. Cela a fonctionné pendant un certain temps, mais maintenant la Russie semble avoir l’avantage, car la guerre est devenue un combat industriel à long terme. Je doute que l’envoi de missiles de longue portée en Ukraine afin de peut-être procéder à des frappes en territoire russe aidera les Ukrainiens à récupérer leur intégrité territoriale.

[Français]

Le sénateur Gignac : Bienvenue aux témoins.

Professeur Arel, vous avez mentionné que M. Trump avait sans doute franchi la ligne rouge avec ses déclarations, parce que cela remettait en question l’article 5. J’étais à Bruxelles avec certains de mes collègues au début de février, dans les jours suivant la déclaration de M. Trump. Ce n’était pas nécessairement la panique après la déclaration choc, mais ces déclarations ont été perçues comme une tentative de mettre de la pression sur ses collègues, en se présentant lui-même comme un grand négociateur.

Pensez-vous qu’on fait preuve de naïveté et que les États-Unis pourraient ne pas appuyer et ne pas s’impliquer dans le cas d’une invasion d’un pays balte? Quelles seraient les implications? Pour les États-Unis, ce serait une situation perdante, pas juste pour l’Europe. J’essaie de comprendre à quel point cette menace est sérieuse.

M. Arel : Le président Biden a fait un discours à la mi-octobre à son retour d’Israël. Je m’en souviens, le discours était en direct. On m’avait demandé, avec des collègues spécialistes d’Israël et des États-Unis, de participer à l’émission 24•60, parce qu’ils parlaient de l’Ukraine. C’est à ce moment qu’il a dit : « Très bien. On va tout mettre ensemble : l’Ukraine, Taïwan, Israël, 61 milliards de dollars. » Il y avait la fameuse frontière. On sait ce qui est arrivé. Cela fait six mois.

Donc, Trump peut faire des déclarations à l’emporte-pièce depuis 10 ans — maintenant, c’est pire que jamais —, mais factuellement, cela fait six mois que l’aide américaine militaire est bloquée. Il n’y a qu’une seule raison à cela : Donald Trump. Encore une fois, il a repris encore plus fortement son emprise. Même pour les sénateurs américains, pour la première fois, même s’ils ont fini par passer, c’est la moitié qui ont fait défection. C’est la réalité. Ce n’est pas une conjecture de ce qui pourrait arriver si Donald Trump arrive au pouvoir. De facto, les États-Unis ont bloqué l’aide militaire et de facto, l’Ukraine perd littéralement du terrain en raison de carences sur le plan de l’aide militaire parce que, évidemment, l’Europe et le Canada ne sont pas capables, à très court terme, de pallier le déficit. On n’a pas la production militaire requise.

Cela amène soudainement une certaine urgence en Europe : il y a la déclaration de Macron, mais il y a aussi cette fameuse coalition pour chercher de l’artillerie. Cela vient du premier ministre tchèque. D’ailleurs, quand Macron a fait sa déclaration, c’était dans le cadre d’une conférence où on parlait de ce sujet.

Cette instabilité américaine semble très sérieuse. C’est le retour de Donald Trump : qu’il gagne ou qu’il perde, il n’y a maintenant plus de garantie que cette espèce de consensus bipartisan qui existe depuis 1945 aux États-Unis va revenir; absolument pas. Je pense que c’est la nouvelle réalité géopolitique et qu’on doit en tenir compte en tant que voisins des États-Unis.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Merci à vous deux d’être ici aujourd’hui. J’ai beaucoup de questions, mais j’aimerais commencer avec le professeur Breault.

J’aimerais revenir sur vos commentaires sur la construction de l’identité des pays d’Europe de l’Est. L’Ukraine est devenue une nation démocratique, indépendante et à tendance occidentale. Ça s’est produit avec Maïdan. Cela faisait partie de Maïdan. Êtes-vous en train de dire que l’Ukraine doit revenir à une sorte de kleptocratie neutralisée, comme c’était le cas lors de son développement inégal vers son identité actuelle? Êtes-vous en train de dire que si l’Ukraine ressemblait plutôt à cela, cela ramènerait la paix?

M. Breault : Si j’ai été aussi réticent à partager mon opinion en public, c’est parce que lorsque je m’entends parler de ce point de vue méthodologique de la distribution du pouvoir au sein de l’unité et du système international et que je songe à la conclusion, cela m’amène à dire une chose qui me fait sentir comme si je m’oubliais. Je suis un farouche partisan de l’identité et de l’indépendance de l’Ukraine depuis le début. J’étais moi-même en faveur de l’indépendance du Québec, et lorsque j’ai vu ces gens s’élever contre l’impérialisme soviétique en espérant bâtir leur propre nation indépendante, j’étais fermement en faveur de cette idée.

Le problème a commencé avec l’Ukraine et non avec Maïdan en 2014. Il a commencé avec la révolution orange, en 2004, lorsque les Américains ont interféré dans les affaires intérieures d’un État indépendant en appuyant un candidat nommé Viktor Iouchtchenko, qui a réhabilité certaines figures extrêmement controversées de l’indépendance ukrainienne qui cherchaient à entrer en guerre contre l’Union soviétique tout en collaborant avec Hitler pendant une courte période pendant la Seconde Guerre mondiale.

On a réhabilité Stepan Bandera, accrochant même son portrait dans certaines écoles, remettant des médailles à de grandes figures culturelles ukrainiennes, les associant à un individu qui était perçu — à juste titre à mon humble avis — comme une mauvaise personne dans la majeure partie de l’ancienne Union soviétique en raison de ce qu’il avait fait pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai commencé à m’inquiéter de l’incompatibilité du nouveau discours sur l’identité nationale tenu en Ukraine après la révolution orange et que nous encouragions fortement à l’époque en disant « Cela va susciter une réaction en Russie. »

La Russie peut tolérer une Ukraine indépendante. M. Poutine était là en 2001. Il a célébré le dixième anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine aux côtés du président Koutchma. L’Ukraine devait être une partenaire économique et géostratégique de la Russie, ou du moins constituer une sorte de pont entre la Russie et l’Europe. Voilà ce que devait être l’Ukraine. L’Ukraine est déchirée entre son affiliation et ses souvenirs historiques avec la Russie et ses aspirations à l’égard de l’Europe. Le seul avenir brillant auquel l’Ukraine aurait pu aspirer est d’être un pont entre ces deux mondes.

Dès qu’on a commencé à considérer la Russie comme un régime barbare, asiatique, totalitaire et sale avec lequel on ne veut absolument pas s’associer, qu’on n’a pas voulu inclure dans la périphérie de notre alliance et qu’on a voulu permettre à l’Ukraine d’avoir un brillant avenir de démocratie libérale occidentale et dire qu’on va ériger une frontière avec la Russie, j’ai été parmi ceux qui ont dit « Un instant, cela ne va pas se passer ainsi. La Russie ne voudra jamais être exclue de son berceau européen. » En Russie, toutes les références culturelles — même les jeunes ne savent rien de la Chine. Ils ne regardent pas de films chinois et ne connaissent pas la littérature chinoise, mais ils en connaissent un rayon au sujet de Balzac, Proust et Zola. Ils connaissent tous les films français. Ils peuvent chanter. Ils connaissent très bien le rock britannique et leurs références culturelles avec l’Europe.

Si vous tentez de mettre la Russie de l’autre côté de la frontière en disant « Toi, le gros ours, ne viens pas nous déranger », ce n’est pas ainsi que vous allez ériger une architecture européenne de sécurité sûre. C’était ce que je voulais dire.

Pour ce qui est des conséquences que nous observons en ce moment, le meilleur que je puisse souhaiter à l’Ukraine est de rester un État indépendant. Pour que ce soit possible, je pense que l’Ukraine devrait abandonner l’idée d’être membre d’une alliance militaire dirigée par les États-Unis, d’autant plus qu’on ne parle plus d’une alliance de sécurité collective. Nous avons mis fin à cette approche en 1999 lorsque nous avons contourné le Conseil de sécurité de l’ONU et décidé de bombarder un pays indépendant, la Yougoslavie, parce que nous avions la responsabilité de prévenir un génocide au Kosovo. Nous avons démoli un pays qui avait des frontières territoriales reconnues et légitimes. Nous avons créé quelque chose qui a soulevé d’énormes craintes en Russie et nous sommes entrés dans une période de dégradation des relations qui dure depuis 20 ans. Je crains tout simplement que cela nous mène à une véritable guerre avec une puissance nucléaire. Ce n’est pas quelque chose que je peux cautionner.

La sénatrice Dasko : L’Ukraine ne peut-elle donc pas être une démocratie indépendante tournée vers l’Occident?

M. Breault : Elle le peut tout comme le Canada peut demeurer un pays indépendant et souverain aux côtés des États-Unis. Nous sommes souverains. Nous avons nos propres institutions. Or, si un gouvernement d’ici devait un jour inviter la Chine à louer une base navale à Halifax ou à Vancouver, on peut se demander combien de temps notre voisin américain soutiendrait notre indépendance et notre droit de former un pays souverain.

Lorsque la Russie a invité les États-Unis en Ukraine...

Le président : Merci. Nous devons poursuivre.

Le sénateur Cardozo : Merci, messieurs. C’est extrêmement intéressant. Nous avons un après-midi intéressant.

Ma question est toute simple, et vous y avez répondu en partie, monsieur Breault : quel dénouement prévoyez-vous? Vous avez parlé d’une possibilité.

Ma deuxième question est la suivante : qu’en est-il de la situation politique dans d’autres pays européens? On peut voir la Hongrie et le Bélarus se rapprocher de la Russie. Quelles sont les inquiétudes au sujet d’autres pays? D’autres États vont-ils se dissocier en évaluant qu’un rapprochement avec la Russie est dans leur intérêt?

M. Breault : Les opinions que j’ai présentées ici, lesquelles sont controversées — je vous en ai fait part pour enrichir le dialogue et la réflexion —, portent toutes sur l’unité de l’Alliance transatlantique, qui est extrêmement importante. La ligne éditoriale que je fais valoir est très présente un peu partout en Europe. En France, M. Macron s’est engagé très clairement à ne pas fermer la porte à l’envoi de troupes sur le terrain en Ukraine. Toutefois, selon un sondage récent, Marine Le Pen, de l’extrême droite, est en bonne position... le dernier sondage lui conférait une majorité législative.

C’est là le défi. Ce que je conseille à un petit pays avec peu de pouvoir comme le Canada, c’est de conserver ses alliés et de favoriser l’harmonie au sein de l’alliance. Il est très important de tempérer ces points de vue extrêmes qui nous mèneraient à aller trop loin, que ce soit d’un côté ou de l’autre.

M. Arel : Je ne pense pas que la Russie fait face à une menace existentielle. Comme j’ai quelques instants, je vais expliquer pourquoi très rapidement. Un régime autoritaire n’a pas de comptes à rendre à sa population. Le régime a déclaré que c’est une menace existentielle, mais ce ne l’est pas. C’est peut-être une question existentielle pour le régime, mais pas pour l’État.

La Russie n’a pas besoin de détruire l’Ukraine ou d’acheter la moitié de son pays pour survivre. La Hongrie, qui est actuellement le mouton noir de l’Union européenne — c’est un État sur 27, même si la petite Slovaquie est à sa remorque —, est également un État qui n’a pas de comptes à rendre. Des élections y sont effectivement tenues, mais le pouvoir a mis au point un système afin de ne jamais perdre.

Au sujet de la géopolitique et des menaces à la sécurité, c’est ce qui est inquiétant : de tels régimes qui déclenchent des guerres d’agression et qui déstabilisent l’ordre international. Nous voyons maintenant cette menace — ce qui est assez effrayant — aux États-Unis. Des gens prétendent constamment que les élections ont été volées. On ne sait pas si Donald Trump fera un retour et s’il s’agira des dernières élections. On pourrait penser que c’est de la science-fiction, mais ce ne l’est pas.

Ce qui m’a impressionné ces deux dernières années — je reviens à votre question sur l’alliance —, c’est à quel point l’alliance est restée unie. Je pense aux 27 États en Europe et aux 32 pays membres de l’OTAN. La Finlande a même déclaré que ce que M. Macron a dit n’est pas une mauvaise idée. Ce pays est neutre depuis 75 ans : il doit savoir de quoi il parle. C’est remarquable.

Bien sûr, la faiblesse est le manque de production industrielle et ainsi de suite; nous comprenons les enjeux politiques. Cela dit, le front politique tient, sauf la situation que nous n’avons pas vue venir actuellement, qui relève de la dynamique interne des États-Unis. Le fait que nous ayons été surpris est très troublant.

Le sénateur Cardozo : Quel sera le dénouement selon vous?

M. Arel : L’Ukraine ne peut pas perdre. La Russie ne peut pas gagner la guerre. Elle a déjà perdu des guerres. Sa victoire n’est pas une fatalité. Elle a bien sûr gagné la Deuxième Guerre mondiale, mais c’est aussi le cas de la Grande-Bretagne et des États-Unis.

L’Ukraine ne peut pas perdre la guerre parce que la crédibilité de l’OTAN serait essentiellement détruite. Ce serait la fin de l’ordre international tel que nous l’avons connu. Bien sûr, cela pourrait arriver.

Le président : Merci. Je suis désolé, mais nous devons maintenant conclure, ce qui est important.

Merci, monsieur Arel et monsieur Breault. Nous vous sommes très reconnaissants de votre présence ici. Vos exposés ont été riches, et vos réponses l’ont été tout autant. Vos observations portent à réfléchir et sont inquiétantes.

Chers collègues, je note que nous avons commencé notre étude sur la sécurité et la défense dans l’Arctique deux mois avant l’invasion de l’Ukraine, et on nous a rappelé aujourd’hui que des événements au sud de la frontière pourraient avoir de graves conséquences sur l’Ukraine, mais également sur le Canada. Je pense que c’est extrêmement important.

Nous passons maintenant au deuxième groupe de témoins cet après-midi. Je dirai à ceux qui se joignent à nous en direct que la réunion porte sur la situation en matière de sécurité et de défense en Ukraine, l’aide militaire du Canada et les implications pour les opérations de défense du Canada.

Nous accueillons maintenant M. Andrew Rasiulis, membre de l’Institut canadien des affaires mondiales et, par vidéoconférence, Mme Magdalena Dembinska, professeure titulaire du Département de science politique de l’Université de Montréal. Je vous remercie tous les deux d’être ici aujourd’hui. Je vous invite à présenter vos déclarations liminaires, et nous passerons ensuite aux questions des membres du comité.

[Français]

Magdalena Dembinska, professeure titulaire, Université de Montréal, à titre personnel : Bonjour. Merci beaucoup de m’avoir invitée à témoigner devant ce comité.

La guerre en Ukraine s’enlise. Deux ans après l’invasion russe, il n’y a aucun signe de la fin prochaine de la guerre, d’un cessez-le-feu ou même de négociations. Au bout de deux ans, deux choses sont certaines.

Premièrement, les alliances sur la scène internationale se redessinent. Encore aujourd’hui, nous en avons eu des indices avec la Chine, l’Iran et l’Inde qui félicitent M. Poutine de son « écrasante victoire électorale », pendant que l’Europe s’insurge de son illégitimité, voire de l’illégalité du processus.

Deuxièmement, le risque de débordement de la guerre hors des frontières de l’Ukraine n’est plus à négliger. On ne peut pas écarter des scénarios comme la Russie attaquant la Moldavie, la Géorgie, voire des pays de l’OTAN, soit les pays baltes ou la Pologne. Ainsi, il n’est plus uniquement question d’aider les Ukrainiens, mais de la capacité des alliés du Canada à se défendre.

Loin géographiquement de la tourmente, pourquoi le Canada devrait-il s’en inquiéter?

Il est évident que l’attaque d’un pays membre de l’OTAN impliquerait directement le Canada, étant donné l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Si ce scénario d’une attaque de la Lettonie, par exemple — où stationnent d’ailleurs les troupes canadiennes de l’OTAN — n’est pas exclu, il demeure moins plausible à court et moyen terme qu’une guerre qui déborderait en Moldavie ou en Géorgie, deux pays que la Russie considère comme son étranger proche, qui sont des pays aux orientations géopolitiques pro-occidentales, mais qui ne font pas partie de l’OTAN.

Un tel débordement et une escalade de la guerre devraient préoccuper le Canada dans la mesure où attaquer ces pays signalerait une volonté claire de remettre en question la sécurité européenne et l’ordre international, donc l’intérêt national du Canada. Un tel développement serait une victoire pour la Russie, qui n’aurait pas de raison de s’y arrêter. Il ne s’agirait pas d’un enjeu régional, mais mondial, alors que se dessine une alliance informelle entre la Chine et la Russie. Accessoirement, accepter l’atteinte à la souveraineté sans qu’il y ait de résistance ou de conséquences envoie un signal et une motivation à tous les pays du monde qui veulent envahir leur voisin plus faible.

Membre de l’Alliance transatlantique et engagé depuis le début dans l’aide militaire, humanitaire et économique à l’Ukraine, le Canada — qui, de plus, partage une frontière avec la Russie dans l’Arctique — devrait donc s’inquiéter.

D’une part, on devrait s’inquiéter de la détermination et de la résilience du Kremlin, de ses appuis dans le sud global et de son économie, qui survit encore malgré les sanctions occidentales, grâce aux exportations des ressources naturelles vers la Chine notamment. C’est une économie réorientée désormais vers une économie de guerre, vers des dépenses militaires qui grimpent à 6 % du PIB russe cette année et avec des dépenses d’un milliard d’euros en 2023 pour les efforts en matière d’information et de désinformation — de propagande.

D’autre part, le Canada devrait s’inquiéter de l’aide à l’Ukraine bloquée aux États-Unis, qui étaient jusqu’ici l’appui militaire occidental le plus important, et devant le spectre d’une éventuelle victoire de Donald Trump.

Or, l’Ukraine ne peut pas attendre: elle manque cruellement d’armes et de munitions alors qu’une offensive russe majeure serait imminente cet été, selon plusieurs experts, le Kremlin profitant des hésitations, et donc des retards en ce qui a trait à l’approvisionnement militaire envoyé à l’Ukraine. Le risque que la Russie avance sur le front en Ukraine augmente automatiquement le risque de débordement hors de l’Ukraine.

Dans ce contexte, si le but du Canada est de contenir la guerre en Ukraine et de stopper les aspirations de la Russie, trois objectifs devraient nous guider : d’abord, le renforcement de l’aide militaire à l’Ukraine jumelé à l’affaiblissement continu de l’économie de la Russie; ensuite, le renforcement de l’aide aux pays de l’Europe de l’Est, notamment en matière de cybersécurité dans leur guerre contre la désinformation et contre la déstabilisation; finalement, la dissuasion au moyen d’une démonstration de l’unité et de la capacité des alliés à se défendre.

Les pays européens s’y mettent. Les toutes récentes déclarations communes de la France, de l’Allemagne et de la Pologne en témoignent, ou encore les accords de coopération en matière de sécurité que la France a signés avec l’Ukraine, mais également avec la Moldavie le 13 mars dernier. Face au désengagement — peut-être temporaire — des États-Unis, le Canada devrait considérer de renforcer sa collaboration avec l’Europe et partager le fardeau de l’aide à l’Ukraine et du renforcement de la capacité de dissuasion et de défense en Europe centrale et de l’Est.

Les pays du flanc oriental de l’OTAN prennent des mesures : leurs dépenses militaires montent en flèche, notamment dans le cas de la Pologne, qui devient un leader à l’échelle de l’OTAN en y consacrant 3,5 % de son PIB en 2023 et en prenant un engagement d’y consacrer jusqu’à 4 % de son PIB en 2024. Comparativement, le Canada consacre 1,4 % de son PIB à la défense. Il en va de la dissuasion. Dans tous les scénarios, que la Russie gagne ou perde, l’ordre international tel qu’on le connaît sera modifié et fragmenté. Le Canada a donc intérêt à anticiper sa place et ses capacités.

Merci beaucoup.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, madame Dembinska.

Andrew Rasiulis, membre, Institut canadien des affaires mondiales, à titre personnel : La guerre entre l’Ukraine et la Russie a franchi le cap des deux ans : la Russie a attaqué le 24 février 2022. Or, le conflit remonte en fait aux événements de 2014, soit à la révolte de Maïdan, à l’annexion subséquente de la Crimée par la Russie et au contrôle partiel sur les oblasts de Louhansk et Donetsk.

Transportons-nous à la situation actuelle et à ses implications pour les Forces armées canadiennes. Étant donné l’évolution dynamique de la guerre, je ferai rapidement le point sur la situation politico-militaire, puis je donnerai plus de détails avec plaisir en répondant aux questions du comité.

En ce moment, les forces russes mènent une offensive massive. Les Russes font des gains tactiques dans plusieurs secteurs le long de la ligne de front de 1 000 kilomètres et progressent vers l’ouest. Dernièrement, la victoire russe la plus visible a été la prise d’Avdiivka, dans l’oblast du Donbass, une ville contestée depuis longtemps. Les Russes renforcent leur avancée en attaquant des positions ukrainiennes plus à l’ouest. Les Ukrainiens établissent de nouvelles lignes de défense pour repousser d’autres percées russes.

Les deux camps mènent des frappes de missiles et de drones pour atteindre des cibles derrière la ligne de front, dans l’Est de l’Ukraine. Des frappes russes ont été effectuées partout en Ukraine, y compris dans l’Ouest du pays, notamment sur la ville de Lviv, près de la frontière de la Pologne, qui est un pays de l’OTAN. Même si les Russes ont plus de missiles et de drones, et, par le fait même, ont infligé relativement plus de dommages aux cibles en Ukraine, les forces ukrainiennes sont parvenues à lancer des attaques spectaculaires de drones et de missiles à longue portée sur des cibles en Russie proprement dite et en Crimée. Les attaques ukrainiennes en Crimée ont coulé ou endommagé plusieurs navires de la flotte russe en mer Noire se trouvant à Sébastopol. En réponse, les Russes ont été obligés de déplacer certains de leurs navires à des emplacements côtiers plus à l’est, le long des côtes de la Russie proprement dite. Le gain net de ces actions pour l’Ukraine a été de sécuriser un corridor maritime restreint pour l’expédition de ses céréales au moyen du bassin du Danube. Cependant, l’enjeu critique de cette guerre est la bataille terrestre dans l’Est de l’Ukraine. Les objectifs de l’Ukraine demeurent de battre stratégiquement la Russie en expulsant toutes les forces russes en dehors de l’Ukraine occupée, y compris la Crimée. D’un point de vue militaire, ce n’est pas impossible, mais peu probable étant donné les rapports de force actuels et la solidité des fortifications défensives de la Russie. L’offensive de l’Ukraine l’été dernier n’a pas permis de pénétrer de façon significative les défenses russes dans l’Est du pays. L’Ukraine opte maintenant pour une défense stratégique, une position qu’elle maintiendra dans un avenir prévisible. M. Zelensky a toutefois déclaré que le pays prépare une attaque plus tard, en 2024.

On s’attend à ce que les Russes maintiennent leurs attaques sur plusieurs axes vers l’ouest le long de la ligne de front. L’objectif immédiat des Russes est de s’emparer militairement des quatre oblasts pour lesquels ils se battent et qui ont été incorporés à la Fédération de Russie au moyen de lois adoptées par la Douma russe. Par ailleurs, les Russes pourraient vouloir intensifier leurs attaques dans la partie nord de la ligne de front et tenter de s’emparer de Kharkiv, ce qu’ils avaient réussi à faire lors de leur assaut initial en 2022. Des attaques le long de la mer Noire pour s’emparer d’Odessa pourraient être un objectif à long terme, mais une telle opération serait très difficile d’un point de vue militaire.

Essentiellement, la Russie tentera d’épuiser les capacités de l’Ukraine à mener une guerre. En ce moment, l’Ukraine manque d’équipement, de munitions et de fantassins. La question des soldats est pressante pour l’Ukraine. Si l’Occident continue, au fil du temps, à fournir de l’équipement et des munitions, les Ukrainiens devront recruter des soldats au sein de leur population. La mobilisation d’un nombre suffisant de soldats en Ukraine demeure un problème politique majeur pour le gouvernement Zelensky. Les Russes, quant à eux, parviennent à répondre à leurs besoins en équipement, en munitions et en soldats, et semblent suffisamment forts pour continuer la guerre.

L’Ukraine se fie à la technologie des armes et des tactiques novatrices occidentales pour contrebalancer les avantages russes à long terme. Elle espère peut-être que la situation de 1917 se répète, c’est-à-dire l’effondrement de l’armée russe et un changement de régime en Russie qui ont mené à la paix humiliante avec l’Allemagne conclue à Brest-Litovsk. La probabilité d’un tel scénario aujourd’hui n’est pas aussi élevée qu’on pourrait le croire.

Le soutien militaire du Canada à l’Ukraine dans cette guerre est mené sous l’opération Unifier. Dans le cadre de cette opération, les Forces armées canadiennes offrent aux forces ukrainiennes un soutien à l’entraînement de diverses compétences militaires dans des établissements au Royaume-Uni et en Pologne. De cette façon, les Forces armées canadiennes permettent de multiplier la force combattante : elles libèrent des instructeurs ukrainiens pour le combat en fournissant une partie des instructeurs.

L’opération Reassurance, qui est la contribution militaire du Canada au renforcement du flanc est de l’OTAN, est tout aussi importante. La mission porte principalement sur le rôle prépondérant du Canada dans la brigade en Lettonie. Elle continuera fort probablement après la guerre en Ukraine puisqu’il risque d’y avoir une impasse prolongée entre l’OTAN et la Russie, ce qu’on pourrait appeler la « deuxième guerre froide ».

Merci beaucoup. Je répondrai avec plaisir à vos questions.

Le président : Merci, monsieur Rasiulis. Nous passons aux questions. Je rappelle que les témoins seront avec nous environ 40 minutes. Afin que tous les membres du comité puissent participer, je tenterai encore une fois de limiter chaque échange à quatre minutes. Veuillez être le plus bref possible dans vos questions et nommer la personne à qui vous vous adressez. Le sénateur Dagenais posera la première question.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à Mme Dembinska. Le gouvernement Trudeau a annoncé être en mode préparation face au retour possible de Donald Trump à la tête des États-Unis. Comme la politique étrangère du Canada n’est pas très claire ni facile à suivre, le Canada ne sera-t-il pas littéralement piégé par ses promesses envers les Ukrainiens et l’OTAN avec Trump comme président américain?

Mme Dembinska : Merci pour la question. Cela a trait aux relations bilatérales entre le Canada et les États-Unis, mais je crois justement que le Canada, qui est un pays indépendant avec des politiques qui sont les siennes, peut tout de même se tourner davantage vers l’Europe pour collaborer. Avec M. Trump comme président ou non de notre voisin du Sud, le Canada devrait peut-être jouer un rôle plus important en Europe en collaborant avec des partenaires comme la France, l’Allemagne et la Pologne. Dans les derniers jours, on a vu des pourparlers entre ces trois pays qui ont fait des déclarations communes qui prouvent, malgré tout ce que l’on peut dire des hésitations des pays occidentaux pour ce qui est de l’aide à l’Ukraine, que quand on veut — et qu’on se sent menacé —, on peut. Je crois que le Canada a un rôle à jouer indépendamment de ce qui se passe aux États-Unis.

Le sénateur Dagenais : Ma prochaine question s’adresse à M. Rasiulis. Si l’on revient sur les propos du président français, qui a dit qu’une victoire de la Russie constituerait une menace pour l’Europe... Avec ou sans Poutine, la Russie va demeurer une superpuissance et un pays qui ne versera probablement pas dans la démocratie comme on la pratique chez nous.

Cela étant dit, est-ce qu’on peut imaginer, dans un futur proche, un courant politique européen capable de créer une nouvelle dynamique incluant les Russes, ou sommes-nous condamnés à des affrontements perpétuels et, par conséquent, à la méfiance envers la Russie?

[Traduction]

M. Rasiulis : Merci. Vous pouvez deviner en partie ce que seront mes réponses selon ma déclaration liminaire. À mon avis, il y aura une guerre froide à la fin de ce conflit. Je ne pense pas que les Russes seront battus. Je pense qu’il y aura une longue impasse. J’ai connu la première guerre froide. J’ai travaillé 10 ans au ministère de la Défense pendant cette période. Je m’occupais de processus de contrôle des armes conventionnelles.

Il y a un moment où une certaine détente s’installe, ce que nous appelions à l’époque une coexistence pacifique. Les parties peuvent en venir à reconnaître qu’il y a un profond antagonisme, mais qu’il est dans leur intérêt commun de réduire le niveau d’affrontement. L’approche est avantageuse pour les deux parties.

À très long terme, je pense que la Russie et l’Occident se rapprocheront, mais il faudra beaucoup de temps.

La sénatrice Patterson : Je vais me concentrer un peu plus sur la situation au pays. Nous savons que la volonté du Canada de lutter vient de la population dans un système démocratique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne ce dont l’Ukraine a besoin pour continuer la lutte en ce moment, que ce soient des obus d’artillerie, des armes conventionnelles ou autres. Il revient aux contribuables canadiens de décider s’ils veulent payer cette aide.

Malheureusement, nous connaissons l’histoire de l’ancienne Union soviétique et de la Russie. Qu’il s’agisse de la Géorgie, de la Tchétchénie, de la Moldova ou de l’Ukraine — la première ou la deuxième fois, à vous de choisir —, nous savons que ce désir incessant de conquête demeurera. Cependant, la volonté de la population canadienne dépend grandement de sa compréhension de son histoire et de la menace que cette situation représente pour le Canada.

Ma question s’adresse probablement à vous deux. Comment pouvons-nous aider les Canadiens à mieux comprendre que la confrontation des agresseurs comme ceux-ci fait partie de l’histoire de notre démocratie, qu’il s’agit d’une véritable menace existentielle qui peut, à long terme, nuire à leur désir de logements abordables et à bien d’autres aspects, et que nous devons investir dans un complexe industriel militaire qui fabriquera les obus et les armes nécessaires?

Je reviens tout juste d’une tournée des principaux fournisseurs de matériel de défense aux États-Unis. Ce ne sont pas des organismes de charité. Ils ont besoin d’argent pour lancer la production. Ils ont besoin d’un engagement de la part du gouvernement, mais, pour ce faire, les Canadiens doivent être prêts à payer. Observez-vous une apathie chez les Canadiens au sujet de notre histoire? Dans l’affirmative, y a-t-il quelque chose que nous puissions faire, ou quels messages principaux devrions-nous envoyer? Merci.

M. Rasiulis : Comme je le fais chaque fois que je prends la parole ou la plume, je fais une distinction bien réelle entre les intérêts existentiels du Canada, qui sont en lien avec l’OTAN et son engagement envers la Lettonie, et son engagement envers l’Ukraine, qui relève de l’entraînement. Je ne pense pas que la situation en Ukraine est une question existentielle pour la sécurité du Canada. Je crois toutefois que la défense, la sécurité et les mesures de dissuasion aux frontières de l’OTAN sont existentielles.

C’était le cas à l’époque de la guerre froide. Il faut faire cette distinction claire parce qu’il est possible de s’enliser dans des discours selon lesquels nous devons approvisionner l’Ukraine pratiquement indéfiniment, dans un contexte où la victoire est loin d’être assurée. On voit les réactions au Congrès américain en ce moment, où les gens disent qu’on verse des milliards de dollars à l’Ukraine sans avoir une voie vers la victoire parce que, à mon avis, il n’y en a pas. Si nous prenions ce chemin, les contribuables canadiens se demanderaient : « Pourquoi gaspillons-nous notre argent? » Je ne saurais quoi leur répondre parce qu’injecter plus d’argent en Ukraine ne mènera pas aux résultats stratégiques que nous souhaiterions. Toutefois, si nous soutenons la brigade en Lettonie, qui a désespérément besoin de fonds — sans parler du fait que le Canada a pris cet engagement très visible et distinct d’être à la tête de cette brigade —, les gens pourront voir quelque chose de concret. Il s’agit de plus de 2 000 personnes. On peut obtenir des résultats et affirmer que nous avons une brigade, que le Canada contribue aux efforts de dissuasion de l’OTAN.

Mme Dembinska : Merci beaucoup. Je suis tout à fait d’accord avec mon prédécesseur sur le rôle du Canada dans les efforts de dissuasion de l’OTAN, et la population devrait certainement en être informée. Il faut certes miser sur l’éducation, la lutte contre la désinformation, ce dont j’ai parlé dans ma déclaration liminaire — j’ai mentionné que nous devrions certainement nous attaquer à la désinformation —, la cybersécurité et ainsi de suite. Il ne faudrait cependant pas oublier d’autres choses comme les nouvelles internationales dans les médias d’information, qui profitent d’une couverture limitée et dont on entend peu parler. Je pense aussi qu’il serait possible d’agir sur le plan politique, même si cet aspect ne relève probablement pas du rôle de votre comité. Je parle des façons de favoriser l’adhésion — si je peux m’exprimer ainsi — de l’opinion publique aux politiques.

Je voudrais apporter quelques nuances sur une chose qui a été dite : que signifie la victoire? Bien sûr, pour la Russie en ce moment, il est question d’occuper tel ou tel territoire, d’annexer et de renverser le gouvernement ukrainien, sans oublier la menace existentielle que représente l’OTAN aux dires de la Russie. De l’autre côté, pour l’Ukraine, la victoire signifie évidemment la récupération totale de tous les territoires occupés par la Russie. Au bout du compte, la définition de victoire est un autre aspect dont il est possible de discuter, probablement pas en Russie, mais en Ukraine et ici, au Canada. À mon avis, en disant que nous n’avons pas besoin d’envoyer d’armes en Ukraine, nous risquons de laisser tomber un pays indépendant. Si nous le faisons, d’autres pays pourraient se dire : « Que diable se passe‑t-il? L’Occident ne s’intéresse qu’aux démocraties occidentales et aux membres de l’OTAN. Pourquoi ne pas transgresser les frontières d’autres pays? Qui les défendra? » Je pense que c’est très important.

Le président : Merci. Nous sommes du même avis.

Le sénateur Boehm : Je remercie Mme Dembinska et M. Rasiulis d’être avec nous. Je vais tenter d’être bref parce que je souhaite vraiment vous entendre tous les deux sur cette question. Je veux parler des capacités russes. Au sujet de la prise d’Avdiivka et du siège de Bakhmout, des témoins précédents ont parlé d’une opération « hachoir à viande ». Les soldats ne viennent pas nécessairement de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de cette région, mais d’ailleurs au pays. De plus, il pourrait y avoir des problèmes dans certaines régions de ce vaste pays, que ce soit dans le Caucase ou ailleurs. Comme la Suède et la Finlande ont joint l’OTAN, Kaliningrad est devenue le seul avant-poste russe dans la mer Baltique. Comme vous l’avez mentionné, monsieur Rasiulis, des rapports ont bien sûr indiqué que la capacité navale de la flotte russe en mer Noire a été décimée. Par ailleurs, des drones bon marché ont détruit des aéronefs de plusieurs millions de dollars qui étaient utilisés à des fins de reconnaissance.

J’aimerais savoir ce que vous pensez des capacités à long terme dans cette guerre.

M. Rasiulis : En ce moment, on estime que les Russes peuvent soutenir l’offensive en 2024. La situation commence à soulever des interrogations en 2025, lorsque la production d’armes en Occident s’accélérera, ce qui pourrait permettre à l’Ukraine d’obtenir de plus en plus de matériel. Il y a ensuite le point de bascule en ce qui concerne le personnel, les soldats. À mon avis, c’est la plus grande faiblesse des Ukrainiens parce qu’on peut penser qu’ils recevront tout ce matériel, mais, sans les soldats nécessaires, les armes seront inutiles. Au bout du compte, l’Ukraine a pour objectif de vaincre toute l’armée russe en Ukraine, de repousser ses soldats à l’extérieur de la Crimée et ainsi de suite. Il faut beaucoup de soldats pour y arriver. J’estime que les Ukrainiens n’ont pas le nombre suffisant. C’est ce qu’a dit le général Zaloujny. Il a dit qu’ils ont besoin d’au moins un demi-million de soldats pour atteindre leur objectif, mais ce n’est pas le cas. Je pense que les Russes, eux, pourront concilier le tout. La question est de savoir combien de soldats ils peuvent continuer à envoyer au hachoir à viande. Ce qui est assez surprenant, c’est que les troupes russes sont en grande partie composées de volontaires; ils sont rémunérés et ils le sont bien. Des gens des régions affligées par la pauvreté en Russie viennent se joindre à la lutte. Combien de temps cela peut-il continuer? Encore une fois, au-delà de 2024, à partir de 2025, la situation devient extrêmement nébuleuse. Je ne peux donc pas le dire. Je pense que les plans de guerre russes prévoient de tout faire pour vaincre les Ukrainiens en 2024 et les pousser à un niveau d’épuisement où ils pourraient accepter un cessez-le-feu. À mon avis, le territoire de l’Ukraine sera essentiellement partagé. La question est de savoir où elle serait divisée. Je pense que c’est vers cela que les Russes poussent les Ukrainiens.

Mme Dembinska : Je ne suis pas une experte de la défense et des stratégies militaires. Je fais un travail ethnographique sur la région. Je ne me prononcerai donc pas sur les capacités militaires et les armes. Cependant, je pense qu’il est important de ne pas oublier que la Russie a des soldats et qu’elle n’a pas de comptes à rendre à la population. Par conséquent, la mobilisation des citoyens russes prend une forme différente. L’enjeu diffère en Russie par rapport à l’Ukraine ou ici. Je pense que c’est important de ne pas l’oublier. Les capacités militaires supérieures de la Russie s’appuient notamment sur son régime autoritaire et la répression comme outil de mobilisation.

Certes, les soldats sont payés et l’opinion publique est — comme nous avons pu le voir pendant les présumées élections — [difficultés techniques], pourrait-on dire. L’oppression fait son œuvre. Je pense que c’est quelque chose — son régime — qui est à l’avantage de la Russie en ce qui concerne les capacités militaires.

Vous avez mentionné que Kaliningrad est maintenant le seul avant-poste de la Russie en Europe. Toutefois, en même temps, je crois qu’il faut accorder plus d’attention aux territoires qui sont continuellement déstabilisés par la Russie dans l’ensemble de l’Europe, comme la Transnistrie en Moldova, l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud, et à la flotte en mer Noire. Cette année, une base navale sera installée à Otchamtchiré, en Abkhazie, qui se trouve légalement en territoire géorgien, mais dans une région séparatiste contrôlée par la Russie.

Toutes ces actions ouvrent la porte à des guerres hybrides et à des problèmes de cybersécurité. Pour ce qui est des capacités de la Russie, nous ne devrions pas faire abstraction de son utilisation de ces territoires.

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie d’être là tous les deux, à distance ou en personne.

Je m’adresse d’abord à Mme Dembinska. Je donne en quelque sorte suite à une partie de la conversation. Je reviens en fait à la question de l’OTAN et de l’adhésion à cette organisation.

Comme nous en avons parlé à différentes occasions, des experts influents, comme l’ancien chef de l’OTAN et l’ambassadrice américaine auprès de l’OTAN, ont demandé l’adhésion accélérée de l’Ukraine à cette alliance.

J’aimerais vous entendre sur plusieurs points. Étant donné l’affaiblissement du soutien du public au sein des alliés de l’OTAN, pensez-vous que cette demande est même réaliste? L’adhésion devrait notamment être ratifiée par tous les États membres. Il n’est pas clair que ce serait le cas même aux États-Unis.

Ensuite, si une telle adhésion se produisait, est-ce à dire que des troupes de l’OTAN devraient être envoyées en Ukraine? Qu’arriverait-il? L’OTAN conclurait-elle un arrangement « léger » qui pourrait même miner l’alliance? Ce sont certaines des stratégies et tactiques auxquelles je réfléchis aujourd’hui.

Mme Dembinska : Je vous remercie de la question, à laquelle il est plutôt difficile de répondre.

Je ne suis pas certaine qu’on puisse dire que le soutien populaire en Europe envers l’aide à l’Ukraine, par exemple, s’essouffle. Il y a certes des rajustements politiques et ainsi de suite, mais, même au Canada, je ne suis pas certaine qu’on puisse parler d’un affaiblissement du soutien. Il est question de la forme que l’aide doit prendre et d’un pessimisme à cet égard, mais je ne parlerais pas d’un affaiblissement. Ce n’est assurément pas le cas dans les pays à proximité de la guerre. En Europe centrale et orientale, les habitants ont toujours besoin de l’OTAN et de l’envoi de ses troupes sur le terrain.

Vous avez aussi mentionné l’adhésion accélérée de l’Ukraine. Ce qui est important pour l’Ukraine en ce moment, c’est qu’on lui assure que l’adhésion à l’OTAN est une possibilité réelle. Cela dit, les Ukrainiens ne sont pas naïfs; ils ne s’attendent pas vraiment à devenir membres de l’OTAN tant que la guerre et le conflit ne sont pas terminés. Nous sommes réalistes. Ce n’est pas un espoir que nous pouvons vraiment entretenir.

Toutefois, le fait de dire que cette possibilité est envisagée et réelle, et que le processus devrait être accéléré a une valeur symbolique importante pour le moral des troupes, pour M. Zelensky et pour signifier que l’Occident, y compris l’OTAN, ne laisse pas tomber l’Ukraine. C’est le message important qui devrait être envoyé, peu importe s’il est réaliste de passer à l’action à court ou à moyen terme.

M. Rasiulis : Au sujet de toute la question de l’Ukraine et de l’OTAN, je pense qu’il y a un rendement décroissant du point de vue politique. Les Ukrainiens prennent conscience que cela n’arrivera pas. Parce que la guerre n’aboutira pas à une victoire complète de l’Ukraine, je crois que les possibilités pour ce pays de se joindre à l’OTAN sont minimes. On pourrait plutôt dire aux Ukrainiens qu’il y a une possibilité d’une Ukraine neutre qui pourrait bien s’en tirer — comme un autre professeur l’a dit plus tôt — en tant que pont entre l’Est et l’Ouest.

Avant cette guerre, j’ai aussi fait valoir que l’Ukraine pouvait servir de pont entre l’Est et l’Ouest. Je travaillais dans ce domaine dans les années 1990. J’ai été très déçu par l’orientation résolument en faveur de l’OTAN, ce qui a nui, selon moi, à l’Ukraine. Un retour à la neutralité pourrait être bénéfique pour la population ukrainienne.

Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup aux deux témoins.

J’aimerais savoir ce que vous pensez de l’épée de Damoclès qui pend au-dessus de cette guerre : le recours par la Russie à des armes nucléaires à la suite d’une implication occidentale non spécifiée dans le conflit. C’est ce qui devait se passer avec les chars d’assaut, mais ce n’est pas arrivé. C’est ce qui devait se passer avec les avions de chasse, mais ce n’est pas arrivé. On parle maintenant des missiles Taurus.

Qu’en est-il vraiment de la possibilité que la Russie utilise des armes nucléaires dans ce conflit?

M. Rasiulis : Je serai précis.

Les Russes n’ont pas spécifié quelles armes nucléaires ils utiliseraient, que l’on pense aux chars d’assaut ou à autre chose. Ils ont toujours été très clairs en disant que la Russie est une superpuissance nucléaire et qu’elle utiliserait tout son arsenal nucléaire si elle avait l’impression que son existence était menacée. Ils n’ont pas donné de détail sur ce que cela impliquait. C’est tout ce que nous savons.

Nous pouvons ensuite interpréter. L’interprétation... Ce point de vue s’est vraiment répandu à l’automne 2022, lorsqu’il semblait possible que les forces ukrainiennes se rendent en Crimée. La plupart des analystes, dont moi, ont pensé que si les Ukrainiens devaient un jour menacer la Crimée, les Russes appelleraient le président Biden pour lui dire : « C’est la situation inverse de 1962. Si les Ukrainiens atteignent la Crimée, ce sera pour nous une menace existentielle, comme l’étaient les missiles russes à Cuba pour le président Kennedy. Rappelez les Ukrainiens ou nous aurons recours aux armes nucléaires. » Ils n’opteraient pas pour une seule attaque ou un petit nombre d’attaques — il y a de nombreuses théories à ce sujet. Je pense qu’ils y iraient à fond avec des attaques de niveau DEFCON 2. Ils menaceraient essentiellement de déclencher l’armagédon. À ce point, il est impossible de surenchérir. On atteint le sommet de l’échelle d’escalade. Toute attaque inférieure est une bombe par ici et par là; les Américains peuvent alors répliquer, et les attaques s’intensifient. Dans ce cas, on commence donc au sommet et on arrête.

C’est selon moi la menace.

Pour le moment, cette approche est vraiment écartée. Vladimir Poutine l’a encore une fois mentionné lorsque le président Macron a commencé à parler d’envoyer des soldats sur le terrain : il a dit que si le conflit s’étend pour devenir une guerre avec l’OTAN, le scénario des armes nucléaires sera de retour. C’est ce qu’il a dit.

Cependant, nous en sommes très loin, et Vladimir Poutine l’a dit lui-même.

Mme Dembinska : Je partage pour l’essentiel cet avis. Cela fait partie du discours de dissuasion en temps de guerre. Si vous faites ceci, je ferai cela. C’est la même chose lorsque le président Macron dit qu’il pourrait envoyer en Ukraine des troupes de l’OTAN, par exemple.

Je reviens à la possibilité que l’Ukraine soit un pont entre la Russie et l’Occident — c’est bien le cas, à la condition que la population décide qu’elle veut jouer un tel rôle. Le problème, c’est lorsque le rôle est imposé à partir du sommet. L’histoire nous apprend que ce type d’approche entraîne des problèmes.

Le sénateur Cardozo : Madame Dembinska, puis-je vous demander comment le conflit se terminera selon vous? Je ne vous demande pas le dénouement que vous souhaitez, mais ce qui, de façon réaliste, arrivera.

Monsieur Rasiulis, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez de la stratégie de Donald Trump sur toute cette question?

Mme Dembinska : Pour ce qui est du dénouement du conflit, je suis une politologue. Les prédictions ne sont pas ma force; ce n’est pas ce que nous faisons en sciences sociales. Je pense que la victoire de l’Ukraine est encore possible étant donné notre engagement envers ce pays. Cependant, la victoire obtenue pourrait ne pas correspondre aux objectifs maximalistes souhaités par l’Ukraine. Il y a bien sûr la Crimée et le Donbass. Pour ce qui est de [difficultés techniques], je dirais que cela dépendra des relations de pouvoir à la table de négociations, si un tel processus est enclenché.

Je pense qu’il est toujours possible d’arriver à une victoire qui est acceptable pour les deux camps, en tenant compte de l’interprétation que chacun en fera. Cependant, comme d’autres l’ont dit ici, je ne crois pas qu’une paix sereine et durable suivra cette guerre. Je pense qu’un conflit perdurera, comme il a été mentionné plus tôt, une sorte de deuxième guerre froide avec un système d’alliances fragmenté qui refaçonne déjà le monde.

M. Rasiulis : Donald Trump. D’abord, il y a une part d’imprévisibilité, ce qui a des avantages et des inconvénients. Ensuite, il y a une sorte de tension continue. C’est un isolationniste. Essentiellement, il courtise certains groupes du Parti républicain dont l’approche répandue avant la Deuxième Guerre mondiale revient maintenant en force, soit l’isolationnisme. Il s’agit de ne pas prendre part à des guerres étrangères. Je pense qu’il s’y oppose. Il est très fier qu’aucune guerre n’ait été lancée pendant sa présidence, comme on l’a dit, même s’il était entouré de gens comme M. Bolton, qui n’est rebuté par aucune guerre. Donald Trump évite les guerres.

Au sein du Parti républicain, avec lequel Donald Trump entretient des liens, il y a un lobby contre la Chine, des gens qui ont très peur de la Chine. Par conséquent, M. Trump va sûrement concentrer ses efforts à renforcer la position américaine par rapport à la Chine et à protéger Taïwan. Je pense que ce sera peut-être l’orientation de l’administration Trump. C’est extrêmement imprévisible, et je me risque à me prononcer en sachant que le tout sera consigné dans le hansard. Je pense que Donald Trump se concentrera sur la Chine.

Le sénateur Cardozo : Fait surprenant, il recule sur la question de TikTok, ce qui revient à votre observation sur l’imprévisibilité.

La sénatrice Dasko : Je remercie les deux témoins d’être ici. Monsieur Rasiulis, j’aimerais approfondir ce que vous avez dit plus tôt sur la forme que pourrait prendre un scénario final, c’est-à-dire une autre guerre froide suivie d’une période de détente. C’est ce que vous avez dit. Quelle serait la situation de l’Ukraine dans un tel scénario? Serait-elle toujours une démocratie indépendante tournée vers l’Occident?

M. Rasiulis : À mon avis, nous parlons d’une partition de l’Ukraine. Une partie de l’Est de l’Ukraine sera incorporée officiellement dans la Fédération de Russie, comme la loi russe le prévoit déjà. Je pense que les frontières de l’Ukraine de 1991 ne tiennent plus. Le territoire de l’Ukraine est maintenant plus petit.

Il y aura une Ukraine tournée vers l’Occident. Les Russes n’ont aucun intérêt pour des régions à l’ouest comme la Galicie. Ils considèrent ces terres comme essentiellement polonaises et tiennent compte des limites antérieures du grand-duché de la Lituanie et de l’Autriche. Les régions d’intérêt pour les Russes vont jusqu’à Kiev pour ce qui est des terres qu’ils considèrent comme russes. De l’autre côté de Kiev, je pense qu’il est possible d’établir une région tournée vers l’Occident, mais qui n’y est pas intégrée. C’est là la différence. Je répète que l’Ukraine est appelée à adopter une position neutre. On peut penser à l’Autriche, par exemple. D’une certaine manière, on impose à l’Autriche une neutralité, mais on peut voir ce qui s’est passé en 1955. Essentiellement, l’Autriche s’en est bien sortie sous une position neutre. Je pense que la neutralité est un espoir.

La sénatrice Dasko : On parle donc d’une Ukraine divisée, n’est-ce pas?

M. Rasiulis : Je pense que l’Ukraine est divisée. Elle l’est déjà, et il n’y aura pas de réunification.

La sénatrice Dasko : Elle ne ressemble plus du tout à ce qu’elle a été.

M. Rasiulis : Par rapport aux frontières de 1991, c’est effectivement le cas.

La sénatrice Dasko : Je tiens à vous demander à tous les deux jusqu’où, selon vous, l’Europe ira pour soutenir l’Ukraine. Il s’agit d’une question générale : jusqu’où l’Europe ira-t-elle? Selon vous, que feront les pays européens, les pays de l’OTAN — pas nécessairement en tant que membres de l’OTAN, mais à titre individuel? Jusqu’où pensez-vous qu’ils iront pour appuyer l’Ukraine? Enverront-ils des troupes en Ukraine?

M. Rasiulis : Je serai bref, car je ne veux pas monopoliser tout le temps de parole.

À titre individuel, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie et la France — les Polonais, eux, se montrent plus hésitants — sont au premier plan des pays qui affirment se réserver le droit, en tant qu’États souverains ayant des relations bilatérales avec l’Ukraine, de déployer des troupes sur le terrain dans ce pays pour empêcher ce dont j’ai parlé. C’est leur droit. La France possède des armes nucléaires, ce qui crée une situation intéressante.

Ces pays passeront-ils vraiment à l’acte? Je ne peux pas prédire ce qu’ils feront, mais je pense que les Russes feront tout pour les en dissuader. S’ils envoient des troupes, ce qui n’est pas impossible, je pense que les Américains enverront un signal. Le même jour où M. Macron a fait sa déclaration, les États-Unis ont publié une déclaration affirmant qu’ils n’enverraient pas de troupes en Ukraine. C’était un signal clair provenant de la Maison-Blanche. En coulisses, je soupçonne que les Américains feront pression sur ces pays en leur disant qu’ils peuvent tenir de tels propos, mais qu’ils ne doivent pas le faire sérieusement parce qu’ils n’obtiendront aucun renfort de leur part.

Mme Dembinska : La Lituanie, les pays baltes, la France ainsi que la Pologne, j’en suis sûre, n’hésitent pas à soutenir l’Ukraine, quel que soit le parti politique au pouvoir. Ces pays l’ont déclaré clairement et publiquement. Cependant, ils n’enverront probablement pas de troupes à titre individuel. Ils feront pression sur l’OTAN pour qu’il s’agisse d’une décision collective, et non d’une décision individuelle, étant donné que, si la Lituanie ou la Pologne s’engage seule dans le conflit, c’est l’équivalent d’une mission suicide.

La France a adopté une autre mesure, de concert avec l’Allemagne et la Pologne, qui est à la tête de cette dernière, qui porte sur la défense européenne. Ces pays se disent qu’ils peuvent se passer des États-Unis et qu’ils doivent élaborer une politique de sécurité, et cetera, ce que l’Union européenne a toujours eu du mal à faire. Peut-être qu’ils renforceront ces institutions. Ces pays soutiennent clairement l’Ukraine, mais pas seul.

Le sénateur Yussuff : La guerre dure depuis deux ans et elle coûte extrêmement cher aux démocraties occidentales qui fournissent du matériel militaire pour soutenir l’effort de guerre, et ce coût augmentera alors que nous passons à la prochaine partie de la bataille. Le public n’appuie pas forcément la guerre. Son opinion changera avec le temps.

Compte tenu de cette réalité, comment pouvons-nous maintenir l’appui à l’Ukraine pour qu’elle recouvre la souveraineté sur les territoires qu’elle a déjà perdus ou pour qu’elle puisse se dire que, même si elle ne reprendra pas son territoire, elle jouit au moins du soutien de l’Occident pour continuer à se défendre contre l’armée russe? Avec le temps, que ce soit en Europe ou ici, en Amérique du Nord, comme on le constate aux États-Unis et au Canada, le public finira par changer d’opinion : il dira que nous ne pouvons pas continuer à soutenir la guerre. Ce sont les politiciens qui devront convaincre les Canadiens que des sacrifices plus grands doivent être consentis. Comme vous le savez, le public n’est pas forcément du même avis que les politiciens en ce qui concerne le soutien aux guerres.

M. Rasiulis : Je vous remercie. Je suis d’accord avec vous. Par conséquent, ma réponse est la suivante : la voie du succès doit être réaliste. À mon avis, la voie actuelle menant à la frontière de 1991, qui est la vision officielle de l’Occident parce qu’elle soutient la vision de l’Ukraine, est irréaliste.

Le public commence à s’en rendre compte. Les républicains se concentrent sur ce point.

Au bout du compte, il serait dans l’intérêt commun d’adopter une approche réaliste fondée sur la négociation. Je sais que vous ne faites pas confiance aux Russes, mais il faut quand même négocier avec eux. Afin de soutenir l’Ukraine au-delà de 2024-2025, il faudra trouver une voie réaliste, ce qui passera par un recul par rapport à la situation actuelle. C’est aux négociateurs et aux habitants des différents pays de trouver la voie à suivre, pas à moi, mais je pense qu’il s’agira d’une sorte de compromis qui entraînera le morcellement de l’Ukraine, et nous devrons nous en accommoder.

Mme Dembinska : Je dirai ceci : à la table de négociation, il y aura un compromis. Alors, oui, je dirais que je suis d’accord pour dire qu’il est irréaliste de penser que les frontières de 1991 ne seront pas touchées. Cependant, il faut comprendre que les compromis en matière de territoire signifient qu’il n’y a aucune garantie que la Russie ou un autre pays ne voudra pas davantage, à un moment donné, s’il est convenu que le principe de l’intégrité territoriale n’existe plus.

Ensuite, il y a l’opinion publique dans le monde occidental, et vous avez tout à fait raison : avec le temps, elle s’atténuera probablement. Que faire alors? Pour l’instant, je dirais qu’elle est encore suffisamment élevée pour que nous agissions en conséquence. De manière peut-être étonnante, en Ukraine, elle est encore bien présente, bien que la dernière opinion publique sur la résolution potentielle de la guerre, entre autres, montre une légère diminution de l’option de récupération totale de tous les territoires de l’Ukraine, mais elle est très modeste. Il y a toujours une grande majorité de personnes qui soutiennent la victoire maximaliste.

Tant qu’il y a une perception qu’il est possible d’y parvenir, il est très difficile d’aller à la table de négociation avec une proposition minimaliste. Pour l’instant, les revendications maximalistes ou celles qu’on retrouve à la table de négociation constituent réalistement un compromis entre des rapports de force non symétriques entre la Russie et l’Ukraine, avec ou sans l’accompagnement de l’Occident.

[Français]

Le sénateur Gignac : Bienvenue aux témoins.

Dans le groupe précédent, on a beaucoup parlé de la relation de l’OTAN avec les déclarations de M. Trump. Je voudrais vous parler d’un autre pays, la Turquie, qui est membre de l’OTAN.

Il y a deux heures, le président turc a félicité M. Poutine pour sa réélection, comme l’ont fait la Chine, l’Iran et l’Inde. On sait aussi qu’il y a une tension — on l’a sentie à Bruxelles quand nous y étions au début du mois de février avec ma collègue la sénatrice Patterson — entre les délégations turque et américaine en raison de ce qui se passe en Israël avec le Hamas et la population musulmane en Turquie.

Quelle est la probabilité que la Turquie puisse imposer un veto, comme elle l’a fait pour d’autres raisons, ou qu’elle retarde le processus? Finalement, à quel point l’adhésion de la Turquie à l’OTAN est-elle solide, étant donné que la situation géopolitique est en train de changer? On pourrait commencer par Mme Dembinska pour qu’elle nous parle de la Turquie au sein de l’OTAN et de la solidité de son adhésion.

Mme Dembinska : Vous avez tout à fait raison : la Turquie a une position plutôt ambivalente face à l’OTAN. Elle est bien accompagnée par la Hongrie, par ailleurs. Cependant, la Turquie joue sur ses propres intérêts qui rejoignent non seulement la sécurité européenne, mais aussi sa sécurité régionale, notamment la sécurité en mer Noire et dans le Caucase du Sud. Dans cette région, elle est directement en compétition avec la Russie. Elle joue sur les deux fronts et se positionne comme un éventuel médiateur dans la guerre en Ukraine, car elle entretient une relation ambiguë avec la Russie, avec laquelle elle est en compétition, mais en même temps une certaine coopération. Je ne sais pas du tout, lorsque sera venu le temps des décisions urgentes et importantes, quelle sera sa position.

Une chose est sûre : la Turquie peut mettre des bâtons dans les roues comme elle l’a fait en ce qui concerne l’adhésion des pays scandinaves à l’OTAN, comme la Hongrie l’a fait. Est-ce que cela remet en question son adhésion à l’OTAN? Je n’en suis pas sûre, car je pense que c’est plutôt une question de chantage, comme la Hongrie l’a fait avec l’Union européenne. Son veto est un levier entre ses politiques internes et ses intérêts nationaux par opposition à sa position dans le monde reconfiguré qui se dessine.

[Traduction]

M. Rasiulis : Je suis d’accord avec tout ce qu’a dit Mme Dembinska. Je dirai donc simplement que l’OTAN est composée d’États-nations souverains. Même en ce qui concerne l’article 5, chaque État a le droit de décider seul de la manière dont il appliquera cet article. La Turquie fait donc ce qu’elle veut. Elle fait plutôt figure d’exception, mais elle s’adapte à ses intérêts, qui ne contreviennent pas à ceux de l’OTAN. Elle manœuvre donc dans cette vaste sphère.

Les Turcs pourraient avoir tout intérêt à négocier un accord de paix à terme.

Le président : Merci. Il reste encore deux minutes.

La sénatrice Patterson : Merci. En Turquie, il s’agit d’une question relative à la mer Noire. J’ai eu le privilège d’être informée par l’ambassadeur turc de la mission permanente auprès des Nations unies. Il était très intéressant d’entendre leur point de vue, la façon dont ils se positionnent et les défis qu’ils doivent relever, non seulement sur le front européen, mais aussi en ce qui concerne le Moyen-Orient. Vos observations sur leur rôle en tant que négociateurs de paix étaient assez frappantes.

En ce qui concerne plus particulièrement la mer Noire, nous savons que la convention de Montreux — date-t-elle de 1936? — prévoit le contrôle de ce qui entre dans la mer Noire. L’ambassadeur a d’ailleurs insisté sur la façon dont ils ont articulé l’article 19 qui interdit aux navires de guerre de pénétrer dans la région. Pas plus tard qu’en janvier dernier, ils ont formé une alliance avec la Roumanie et la Bulgarie concernant les zones littorales.

Nous savons que si la Russie finit par entrer dans Odessa et qu’elle commence à couper l’Ukraine de la mer Noire, il est très difficile pour une nation de survivre sans accès aux zones littorales. Que pensez-vous de la volonté de la Russie d’aller de l’avant et de couper l’Ukraine de la mer Noire? Comment voyez-vous l’évolution du volet antimines de l’accord avec la Turquie?

M. Rasiulis : Je pense que les priorités russes consistent à conserver le Nord. L’option d’Odessa est extrêmement difficile. Étant donné que les Ukrainiens ont repoussé les Russes vers l’est de la mer Noire, il serait extrêmement difficile pour les Russes de mener une opération amphibie à Odessa sans leurs navires. Ils devraient lancer une attaque terrestre sans couvrir la mer Noire. Je pense que c’est très peu probable — pas impossible, mais très peu probable.

Je pense qu’il s’agit d’un objectif russe à long terme. Les Russes vont travailler le front central et s’attaquer à cet autre objectif à plus long terme.

Le président : Chers collègues, voilà qui nous amène à la fin de notre deuxième panel de même que de discussions riches sur les enjeux critiques dont nous sommes saisis. Nous devons remercier Mme Dembinska et M. Rasiulis de leurs présentations réfléchies et perspicaces qui ont suscité de nombreuses questions de la part de mes collègues ici présents. Je vous remercie tous les deux au nom de mes collègues et du Sénat du Canada. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Pour ceux qui se joignent à nous aux quatre coins du Canada, notre réunion examine la situation actuelle en matière de sécurité et de défense en Ukraine, le soutien militaire du Canada en Ukraine et les implications pour les opérations de défense du Canada. Nous avons eu une discussion passionnante au cours des deux dernières heures, et je sais qu’elle se poursuivra au cours de l’heure qui vient.

Nous accueillons maintenant par vidéoconférence Justin Massie, professeur titulaire, Département de science politique, Université du Québec à Montréal. Nous devions entendre le témoignage de la professeure Anessa Kimball, co-directrice, Réseau canadien sur la défense et la sécurité et professeure titulaire, Département de science politique, Université Laval, mais elle rencontre malheureusement des difficultés techniques. Nous vous prions de nous en excuser. Nous espérons que la professeure Kimball pourra se joindre à nous à une date ultérieure. Pour l’instant, elle suit la séance d’aujourd’hui, et nous sommes heureux qu’elle le fasse.

Je vous invite donc, professeur Massie, à faire votre allocution d’ouverture, qui sera suivie de questions de la part des membres du comité. Veuillez commencer dès vous serez prêt.

[Français]

Justin Massie, professeur titulaire, Département de science politique, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Merci beaucoup, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis heureux d’être avec vous aujourd’hui.

Malheureusement, le sujet n’est pas très réjouissant. La situation est dramatique pour les Ukrainiens : le manque de munitions et de missiles limite leur capacité de résister aux assauts russes. Le plus récent exemple est la perte d’Avdiivka : malgré la mort de dizaines de milliers de soldats russes et la perte de centaines d’armes lourdes, la Russie a réussi à s’emparer de cette ville.

L’Ukraine manque également de soldats. La mobilisation de 500 000 Ukrainiens supplémentaires pour prêter main-forte à ceux qui sont déployés parfois depuis déjà deux ans piétine, en raison de préoccupations de politique intérieure à Kiev.

L’Ukraine accélère la fortification de ses lignes défensives et utilise des drones pour compenser le manque d’obus et de missiles. Les 800 drones offerts par le Canada sont bien peu par rapport au million qu’entend produire l’Ukraine cette année, et ce, à beaucoup plus faible coût.

L’aide militaire occidentale est cruciale pour assurer la survie de l’Ukraine. Elle a permis d’empêcher la prise significative de territoire par la Russie. La Russie contrôlait 7 % du territoire ukrainien avant le 22 février 2022 et a conquis un maximum de 26 % du territoire ukrainien en mars 2022. La contre-offensive ukrainienne du printemps de 2022 a libéré 5,5 % du territoire, puis celle de l’été 2023, à la suite des dons occidentaux d’armes lourdes, en a libéré environ 2 % de plus. Aujourd’hui, la Russie contrôle environ 17,5 % de l’Ukraine.

Mais l’aide occidentale est en déclin. L’aide militaire bilatérale prévue pour 2024 est en deçà de ce qui a déjà été accordé jusqu’à présent, alors que cette aide n’a permis que de résister à l’offensive russe plutôt qu’à libérer une grande partie du territoire ukrainien. J’ai quelques chiffres à vous donner : en 2022-2023, les États-Unis ont donné 46 milliards de dollars américains et ont sur la table 61 milliards de dollars bloqués; en 2022-2023, l’Allemagne a donné 19,4 milliards de dollars et offre cette année 7 milliards de dollars; le Royaume-Uni a donné en 2022-2023 10 milliards de dollars et offre cette année 3 milliards de dollars; la France, en 2022-2023, a donné 4 milliards de dollars et offre cette année 3 milliards de dollars; le Canada, au cours des deux dernières années, a offert 2,28 milliards de dollars d’aide militaire et offre cette année 238 millions de dollars.

La Russie a mis son économie sur un pied de guerre. Elle mobilise sur le front ukrainien plus de 300 000 nouveaux engagés par année. Elle produit environ 3 millions d’obus d’artillerie par année, sans compter l’aide apportée par la Corée du Nord et l’Iran. L’Europe et les États-Unis ensemble ne sont actuellement capables d’en produire que la moitié. Des investissements sont prévus en Europe afin qu’elle produise 2 millions d’obus par année, mais en 2025 seulement. L’augmentation de la production américaine est actuellement bloquée par les trumpistes au Congrès.

L’Ukraine ne peut donc pas rivaliser avec la Russie sur le champ de bataille ou dans la production industrielle. La crainte d’une défaite militaire ukrainienne inquiète de plus en plus l’Europe, d’où la sortie fracassante du président Macron qui a affirmé ne pas exclure l’envoi de troupes en Ukraine. L’idée est désormais soutenue par la Pologne, les pays baltes, la Tchéquie et la Finlande.

Cette proposition n’a pas l’ampleur suffisante pour dissuader la Russie, mais elle pourrait brouiller les calculs stratégiques. À mon avis, l’augmentation quantitative et qualitative des armes fournies à l’Ukraine demeure la meilleure option pour assurer la sécurité en Europe. Toutes les armes conventionnelles devraient être sur la table. La neutralité n’est souhaitée ni par la Russie ni par l’Ukraine : elle ne représente donc pas une solution possible à la guerre. Le soutien militaire du Canada est en décalage profond vis-à-vis des ambitions du Canada. Alors que nous affirmons que nous allons soutenir l’Ukraine coûte que coûte et aussi longtemps qu’il le faudra, le Canada n’est que le 19e principal donateur d’armes en pourcentage du PIB et il n’a pas investi dans son industrie de la défense ou procédé à des acquisitions d’urgence pour lui permettre de soutenir l’Ukraine dans la durée.

Les Forces armées canadiennes ne sont donc pas prêtes à mener la guerre de haute intensité, d’attrition et de longue durée que l’on voit en Ukraine. Pourtant, elles ont pour mandat de défendre la Lettonie en cas d’agression russe. L’indisponibilité opérationnelle d’une majorité de ses troupes réservées à l’OTAN en cas d’urgence le montre de manière manifeste. Pourtant, l’engagement du Canada envers l’OTAN est relativement limité : une brigade mécanisée, trois frégates et douze avions de chasse. Les acquisitions d’urgence de systèmes de défense antiaérienne, les drones et les armes antichars pour les troupes en Lettonie illustrent les problèmes de planification des besoins militaires canadiens. Peu importe comment la guerre en Ukraine prendra fin, elle nécessitera une présence militaire accrue en Europe de l’Est ou en Ukraine spécifiquement. Il faudra renforcer la protection des États limitrophes en cas de victoire russe et soutenir la résistance ukrainienne ou encore déployer des troupes dans la partie libérée de l’Ukraine en cas d’armistice établissant la partition de l’Ukraine, afin de la protéger contre une future agression russe.

Malheureusement, je ne crois pas que le gouvernement canadien prenne la pleine mesure de la situation géopolitique dans laquelle nous nous retrouvons. Même la menace faite par un aspirant et potentiel président des États-Unis de ne pas protéger les alliés, dont le Canada, qui ne dépensent pas 2 % de leur PIB en défense en cas d’agression russe ne semble pas avoir percuté les esprits à Ottawa. Je crains que l’on ne doive attendre que les Forces armées canadiennes soient déployées, sous-équipées encore une fois sur le champ de bataille, avant que l’on assiste au réveil militaire du Canada.

Merci de votre attention.

[Traduction]

Anessa Kimball, co-directrice, Réseau canadien sur la défense et la sécurité et professeure titulaire, Département de science politique, Université Laval, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de partager mes observations avec les membres du comité permanent. Tout d’abord, je présenterai brièvement le contexte de la situation actuelle en matière de défense et de sécurité en Ukraine et je résumerai les prévisions relatives au renseignement pour 2024. Je parlerai ensuite des contributions du Canada à la défense de ce pays, collectivement et dans le cadre des efforts internationaux, et de la façon dont cela a affecté sa capacité à se défendre et à maintenir les opérations de défense existantes.

En Ukraine, je qualifierais la situation de ce que les spécialistes de la négociation appellent une impasse nuisible mutuelle où les deux parties souffrent. S’il s’agissait d’un blessé, on pourrait dire que ses diverses plaies provoquent des saignements plus ou moins abondants. C’est de ces plaies dont nous pourrons discuter durant la période des questions.

Malgré un soutien substantiel offert à l’Ukraine, on peut dire que les États ont hésité à donner du matériel coûteux ou à investir dans le type de formation avancée nécessaire à la professionnalisation des forces armées ukrainiennes.

Le président : Excusez-moi. Je suis désolé de vous interrompre, mais nos conseillers techniques nous disent que le système ne fonctionne pas suffisamment bien. Au nom du comité et du Sénat du Canada, veuillez nous excuser pour ce problème. Nous espérons que nous aurons bientôt l’occasion de nous entretenir à nouveau avec vous. Je vous remercie de votre temps et de votre patience, professeure Kimball.

Cela dit, chers collègues, nous passons aux questions. La première question sera posée par le vice-président, le sénateur Dagenais.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Évidemment, mes questions s’adressent à M. Massie. Monsieur Massie, j’ai une question qui concerne la stratégie des pays qui soutiennent l’Ukraine dans cette guerre.

Deux ans après le début de la guerre — et avec le recul que nous avons maintenant —, croyez-vous que plusieurs pays, dont le Canada, ont joué au poker dans cette guerre en promettant des équipements qu’ils ne pouvaient pas livrer dans un temps raisonnable, tout en espérant que leur position allait faire peur à Vladimir Poutine et à la Russie?

Par conséquent, n’aurait-on pas trompé les Ukrainiens sur notre capacité à leur fournir de l’aide?

M. Massie : Merci beaucoup pour la question. Elle est fort pertinente dans la mesure où la majorité de l’aide canadienne qui a été promise n’a pas encore été livrée. Alors oui, il y a tout à fait un fond de vérité dans ces propos, dans la mesure où si l’on promet des équipements militaires dont les Forces armées canadiennes ne disposent pas elles-mêmes, c’est extrêmement long et difficile de les offrir à quelqu’un d’autre; c’est là tout le problème des sous-investissements chroniques dans la défense nationale du Canada.

Lorsqu’on fait face à une crise, nous ne sommes systématiquement pas prêts. D’autres pays avaient une meilleure préparation et dès le début de l’offensive, ils ont livré énormément d’équipement militaire aux Ukrainiens. Ils ont pu profiter des deux dernières années pour recapitaliser leurs forces armées et acheter de l’équipement militaire pour être en mesure de faire face à la Russie éventuellement, ce que le Canada n’a pas fait encore, puisqu’il est encore en train de réfléchir à la mise à jour de ses dépenses en matière de défense deux ans plus tard.

Je crois que le portrait est à géométrie variable et dépend des investissements passés des pays. Ceux qui avaient une capacité d’offrir certains matériels l’ont fait et ceux qui ont une capacité de planification plus structurale ou plus mature sont aussi capables de soutenir l’Ukraine dans la durée.

Malheureusement, le principal pays qui a cette capacité, soit les États-Unis d’Amérique, est actuellement bloqué pour des questions de politique intérieure. Autrement, ils seraient tout à fait en mesure de soutenir l’Ukraine dans la durée, dans la mesure où l’aide américaine qui est actuellement accordée à l’Ukraine est beaucoup plus faible que toutes les guerres auxquelles ils ont participé au cours des 30 dernières années.

Le sénateur Dagenais : Le désengagement financier des pays envers l’Ukraine soulève chez moi une question sur le soutien à cette guerre.

Croyez-vous que c’est une question de capacité financière de ces pays ou est-ce plutôt qu’on fait face à des gouvernements qui craignent davantage des réactions négatives au sein de leur population s’ils injectent davantage dans ce conflit?

Aussi, comment entrevoyez-vous l’aide pour la reconstruction éventuelle des parties de l’Ukraine qui ont été bombardées?

M. Massie : Si je prends la question de la reconstruction, elle dépend énormément de ce que sera la solution de ce conflit et de la manière dont on va sortir de cette crise, dans la mesure où s’il y a une partition du territoire — ce qui est la probabilité la plus forte —, on peut penser qu’une partie du pays sera sous occupation russe et une autre sous le contrôle de l’Ukraine, et la reconstruction ne se fera que sur la partie libérée.

Pour ce faire, je crois que les 300 milliards de dollars de réserves russes seront utilisés; il y a beaucoup de négociations actuellement pour trouver une solution à l’utilisation de cette aide pour la reconstruction.

En ce qui a trait à la diminution de l’aide apportée, il faut comprendre que beaucoup d’éléments militaires ont été donnés dans la première année. C’était du matériel qui prend du temps à être renouvelé et ce n’est que récemment que les pays occidentaux ont compris que cette guerre ne se terminerait pas rapidement. Je pense qu’il y a eu un apprentissage des Occidentaux au quotidien.

Au départ, plusieurs croyaient, dont le chef d’état-major des États-Unis, que la Russie allait l’emporter en trois jours, alors l’aide conséquemment apportée était en plus faible quantité, comme des lance-grenades ou des équipements à beaucoup plus faible portée. À mesure que l’on a vu que les intentions russes étaient plus grandes et que les Russes faisaient face à la résistance ukrainienne, je pense qu’il y a eu une prise de conscience, mais elle a été lente.

Je crois qu’à partir de 2025, l’Occident sera beaucoup plus en mesure de soutenir l’Ukraine — dans la mesure où les investissements européens sont présents — et que le problème se situera plutôt à Washington. En 2025, on ne sait pas s’il y aura un président qui voudra mettre fin au soutien à l’Ukraine ou si un président qui veut aider l’Ukraine sera toujours bloqué par le Congrès pour le faire. Je crois donc que la clé de la sécurité européenne repose en grande partie sur les élections américaines qui auront lieu dans quelques mois.

Le sénateur Dagenais : En fin de compte, est-ce que c’est une guerre qui en valait le prix, économiquement et humainement?

M. Massie : Cela dépend de combien vaut la vie d’un Ukrainien. Évidemment, cela dépend si vous êtes en Ukraine. Si vous êtes dans les pays limitrophes, le coût sera plus grand que ce que les pays plus éloignés, comme le Canada, sont prêts à apporter.

Le problème, c’est qu’il faut prendre en considération le coût de la défaite. Même pour un pays comme le Canada, s’il y a une défaite militaire de l’Ukraine, on sera appelé à fortifier encore davantage les pays limitrophes et à augmenter nos engagements auprès de l’OTAN. On a déjà de la difficulté à honorer ceux qu’on a actuellement, donc on pourra encore moins les augmenter. Le Canada pourrait même être entraîné dans un autre conflit sur le sol européen en n’étant pas toujours prêt.

Je pense qu’il faut toujours prendre en compte non seulement le coût des vies humaines qui, elles, n’ont pas de prix, mais aussi les coûts financiers de l’inaction actuelle. Une Russie victorieuse enhardie par sa victoire, qui continue de faire des menaces à la Moldavie, à la Géorgie et aux pays baltes — où on lance des mandats d’arrestation contre des ministres des pays baltes —, cela en dit très long sur les intentions russes. C’est la même chose pour la demande que la Russie a faite en décembre 2021 pour que tous les pays qui ont rejoint l’OTAN depuis 1997 soient démilitarisés de forces occidentales et américaines sur leur sol. Ce sont les ambitions de la Russie actuellement et je crois qu’elles doivent être prises au sérieux.

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Massie.

[Traduction]

La sénatrice Patterson : Monsieur Massie, merci beaucoup de vos observations. Vous avez parlé du réveil militaire du Canada. Je crois que c’est le peuple canadien qui prend conscience du fait que nous avons une armée et qu’elle a un rôle à jouer, même dans un pays pacifique comme le Canada. Je vous remercie encore de vos observations. Comme vous le savez probablement, voilà plus d’un an que nous avons une idée de ce à quoi devrait ressembler la mise à jour de la politique de défense. C’est le coût qui est en jeu, surtout dans cette période économique particulièrement difficile. L’un des défis qui se posent, c’est que l’histoire se répète. Elle s’est toujours répétée et elle se répétera toujours. Nous savons que le fait d’ignorer la défense et la sécurité — tant à l’échelle nationale qu’internationale — entraînera des répercussions à long terme.

Nous n’avons pas de message à faire passer. Comment aider les Canadiens à comprendre que nous devons absolument résoudre les problèmes d’inflation, de logement, de réchauffement climatique et ainsi de suite, mais que si nous ignorons les dépenses liées à la défense afin de créer une stabilité géopolitique, les prix ne feront que continuer à augmenter? Devons-nous aider les Canadiens à se renseigner davantage? Si oui, comment?

[Français]

M. Massie : C’est une excellente question à laquelle nous sommes confrontés depuis la guerre froide, où l’on devait convaincre les Canadiens. La solution, à mon sens, même si on parle de menace qui pèse sur le Canada, sera toujours difficile, parce qu’il y a un fort sentiment de confort et de sécurité que les Canadiens partagent à cause des océans qui les séparent de l’Europe et de l’Asie pacifique, qui est un prochain théâtre potentiel de conflits. C’est difficile pour les Canadiens de le comprendre.

L’avantage, c’est qu’on n’a pas besoin de convaincre une majorité de Canadiens si nos élites politiques et nos décideurs sont d’accord. Lorsqu’il y a un consensus entre les principaux partis d’opposition et le parti formant le gouvernement, peu importe ce que la population pense, s’il y a une conception transpartisane de l’intérêt national qui existe, il n’y a pas de conséquences électorales ou de coûts politiques qu’on peut subir en défendant l’intérêt national. Le problème, c’est qu’on a fait de la politique de défense étrangère une question partisane dans ce pays depuis quelques années, pas juste récemment, et que cela entretient la méfiance ou la moins bonne prise de conscience des Canadiens par rapport aux besoins militaires du Canada.

Je crois que si nos élus étaient en mesure de s’entendre sur ces besoins et d’avoir un plan sur plusieurs années, comme les autres pays, au lieu de toujours l’inclure dans des cadres partisans, on serait en mesure de mieux faire comprendre aux Canadiens que c’est dans leur intérêt d’avoir cette police d’assurance que représente la défense nationale.

[Traduction]

La sénatrice Patterson : Merci. J’aimerais vous poser une question complémentaire. Nous savons ce qu’il en coûtera si le Canada n’investit pas dans les capacités de défense de ses soldats, marins et aviateurs. C’est le dixième anniversaire de la fin de notre mission en Afghanistan, et les soldats canadiens ont subi les conséquences d’un équipement qui n’était pas tout à fait adéquat et qui a mis du temps à arriver.

Si vous deviez examiner comment nous pouvons mieux établir notre base industrielle militaire afin d’avoir une certaine durabilité en matière de coûts et d’approvisionnement plutôt que de connaître des hauts et des bas, comme c’est le cas actuellement, qu’il s’agisse d’équipement ou même de matériel coûteux, dont l’accroissement pose un véritable défi dans une démocratie.

[Français]

M. Massie : À mon sens, la solution passe par la planification de longue durée, parce que l’industrie militaire ne veut pas de contrats de courte durée, mais des contrats de plusieurs années, parfois des décennies, pour être en mesure de faire des investissements dans l’infrastructure pour produire cet équipement. On le voit présentement avec les obus de 155 millimètres qui sont produits en partie au Québec et en Ontario et dont la production n’a augmenté que de 40 % environ, de 3 000 à 5 000 obus par mois seulement tout récemment.

On est loin d’augmenter la production comme l’Europe veut le faire, c’est-à-dire en doublant sa production, ou comme les États-Unis, qui produisent en Europe 2 millions de munitions par année. Pour ce faire, il faudrait avoir des investissements sur plusieurs années, et ce serait la même chose pour tous les équipements militaires. Le problème, c’est qu’on a sous-investi pendant 30 ans pour maintenant réaliser qu’on doit tout acheter en même temps. Ce n’est pas normal que notre pays doive acheter tous nos navires de guerre et nos avions de chasse en même temps. Cela se planifie, car on connaît leur durée de vie. D’ailleurs, on a pris la décision d’acheter des F-35. Pourquoi ne pas planifier tout de suite la suite du F-35? Si on attend toujours 50 ans, on sera encore pris avec des délais chroniques.

Il faut un plan étalé sur plusieurs années qui définit les besoins, et ils sont plutôt clairs dans la mesure où notre espace géographique ne changera pas. Le Canada est une nation qui aura besoin de forces aériennes nombreuses, compte tenu de son espace, et de forces maritimes nombreuses, compte tenu des océans; on sera un pays qui n’affrontera pas de menace terrestre majeure, mais qui sera appelé de temps en temps à contribuer sur la scène internationale. Il faut que les efforts soient investis dans cet ordre : protéger notre espace maritime et aérien en premier, avoir des capacités pour soutenir les autorités civiles, puis faire une contribution internationale lorsque c’est nécessaire.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Massie.

[Traduction]

Le sénateur Kutcher : Je vous remercie de votre présence. Ma question fait suite, en quelque sorte, à celle de la sénatrice Patterson. J’ai trois observations à faire à partir de ce que nous avons entendu aujourd’hui et durant les jours précédents, mais je voudrais commencer par le fait que les grandes puissances se battent souvent pour des valeurs et pas seulement pour des territoires. Je pense qu’il s’agit là d’un élément essentiel que nous devons garder à l’esprit. J’aimerais vous faire part de ces trois observations avant de vous poser une question.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les démocraties ne comprennent pas les desseins d’un agresseur totalitaire. C’est déjà arrivé. L’histoire nous a également appris que la conciliation territoriale ne se termine généralement pas bien. Nous assistons également à un changement, en ce sens que notre confiance traditionnelle dans la Pax Americana pourrait s’avérer être une chimère plutôt qu’une réalité solide, étant donné ce qui se passe actuellement aux États-Unis. Compte tenu de ces éléments, constatez-vous une prise de conscience à l’échelle politique canadienne du fait que ces choses sont en train de se produire? Si oui, que constatez-vous? Avons-nous une lueur d’espoir que nos dirigeants comprennent ces choses importantes?

[Français]

M. Massie : Je suis désolé, mais vous ne retrouverez pas d’optimisme chez moi ce soir. Lorsque je regarde la situation politique au Canada, non, je ne crois pas qu’il y ait un réveil militaire en cours ou une prise de conscience. On le voit quand, par exemple, on veut faire une mise à jour de la politique de défense et qu’on change de ministre, parce qu’on propose des demandes trop coûteuses, selon le bureau du premier ministre, ou qu’on n’écoute pas les propos du chef d’état-major canadien, qui dit qu’on a besoin de moyens pour défendre notre souveraineté. Cela ne me réjouit pas qu’on soit un pays qui n’a aucun plan pour honorer un jour notre engagement d’atteindre 2 % du PIB dans la défense et que le chef du principal parti d’opposition ne s’engage pas formellement à l’investir non plus. Encore une fois, je ne crois pas que cette réalisation a percolé ou percuté les esprits à Ottawa autant qu’elle le devrait.

Malheureusement, historiquement, il faut que les Canadiens soient engagés sur le théâtre d’opérations, sur le champ de bataille et qu’ils meurent pour qu’on prenne la pleine mesure à Ottawa du fait qu’on n’était pas prêt et qu’il faut investir de manière rapide et urgente. Malheureusement, je crois que c’est le scénario qu’on est en train de répéter aujourd’hui.

[Traduction]

Le sénateur Kutcher : Nous avons été confrontés à ces mêmes défis lors de la Première Guerre mondiale et de la Seconde Guerre mondiale, et c’est le rassemblement autour de valeurs bien définies qui a poussé les Canadiens à l’action. Entendez-vous parler de valeurs bien définies qui nous sont chères et qui nous pousseront à agir maintenant, ou sommes-nous en train de délaisser ces valeurs qui nous sont chères?

[Français]

M. Massie : Je pense qu’il y a effectivement au Canada une volonté de soutenir les démocraties sur la scène internationale, mais les Canadiens, comme d’autres sociétés occidentales, sont aussi la cible de la propagande russe, qui dit que finalement, l’Ukraine n’est pas un pays démocratique. On le voit dans les débats qui se tiennent actuellement au Parlement, notamment à Kiev, et dans les discussions entre l’ancien chef d’état-major et le président Zelensky. On voit que ce soutien est miné, dans une certaine mesure, par l’appréciation qu’on peut avoir de l’Ukraine et de sa lutte contre la corruption — qui était endémique il y a quelques années, il faut le reconnaître.

Je crois que le soutien peut passer sur le plan humanitaire dans la mesure où lorsqu’on voit les atrocités de Boutcha et d’Irpin dans les médias, cela résonne très fortement chez les Canadiens, qui se disent qu’on ne peut pas accepter qu’un peuple vive sous occupation et soit soumis à des exécutions sommaires parce qu’il a refusé d’obtenir la citoyenneté russe, comme l’impose maintenant la Russie sur les territoires qu’elle occupe.

Je crois que l’intérêt national, s’il est moins compris par les Canadiens, peut être compris par ceux qui disposent du renseignement militaire, qui ont des connaissances sur la politique étrangère et qui comprennent les leçons de l’histoire. Ces gens existent ici au Sénat, à la Chambre des communes et dans nos ministères. Il est de notre responsabilité de prendre les bonnes décisions, et pas simplement se fier au sentiment que peuvent partager les Canadiens par rapport aux conflits internationaux.

[Traduction]

Le sénateur Yussuff : Merci, professeur Massie, d’être avec nous. Je commencerai mon intervention par les données que vous avez fournies au comité concernant les pays de l’OTAN qui diminuent leur soutien financier à l’effort ukrainien, en particulier pour cette année. Si ces chiffres se confirment, et, compte tenu de la réticence des États-Unis à apporter leur soutien cette année, il s’agirait d’un moment très décisif pour la suite de la guerre. Fondamentalement, tous ces débats et ces sacrifices auraient été assez dévastateurs pour le peuple ukrainien, étant donné qu’il compte sur les pays occidentaux pour le soutenir dans cet effort. Les données que vous avez fournies ne me rassurent guère quant à la manière dont nous allons modifier l’équation sur le champ de bataille si ces pays n’augmentent pas leur soutien.

Dans le même contexte, il se peut que les dirigeants politiques, en Europe et ailleurs, interprètent l’opinion publique d’une manière que nous ne saisissons pas, étant donné que nous ne sommes pas dans cette situation. L’opinion publique évolue donc en fonction de leur soutien à cette guerre.

Dites-moi si mon pessimisme est injustifié et si vous voyez une lueur d’espoir dans les efforts de guerre de cette année.

[Français]

M. Massie : Malheureusement, je ne vois pas les choses d’une meilleure façon que vous, monsieur le sénateur. Effectivement, l’opinion est toujours lasse vis-à-vis des longues guerres — on l’a vu lors de la guerre en Irak et en Afghanistan. Quand les guerres durent, l’opinion publique faiblit; c’est constamment le cas. La raison pour laquelle on est capable de maintenir des guerres de longue durée dans les démocraties, c’est parce que les partis politiques s’entendent entre eux. On l’a vu en Afghanistan : au Canada, la mission à Kandahar était impopulaire et 70 % des Québécois s’y opposaient, mais l’engagement s’est maintenu durant plusieurs années, parce que les élus reconnaissaient que cela valait la peine de maintenir l’effort de guerre, peu importe ce que disaient les sondages d’opinion.

La réalité électorale est toujours là. L’avantage que l’on a au Canada, c’est que nous n’avons pas de parti de la droite radicale ou de l’extrême gauche élu, comme l’Europe peut en avoir. On a cette capacité d’avoir des partis centristes pour soutenir un effort de guerre, mais on n’a pas pris la décision et on a perdu deux ans à ne pas investir dans l’industrie pour permettre d’être là dans la durée pour l’Ukraine. Les Européens ont pris cette mesure récemment.

On peut espérer qu’en 2025, ils seront plus habilités à augmenter leur soutien qu’en 2024, avec les chiffres que je vous ai annoncés. On peut espérer que l’élection présidentielle américaine tourne du côté du président qui reconnaît les intérêts de sécurité nationale des États-Unis, mais c’est incertain.

Malheureusement, je ne vois pas beaucoup d’options pour l’Ukraine à part ce qui est déjà fait. L’Ukraine investit dans ses fortifications pour être en mesure de retenir le plus possible les assauts russes et elle investit dans la production domestique de drones, notamment pour compenser l’absence d’obus qu’elle a maintenant sur le champ de bataille. Elle va donc en produire un million cette année, et elle met des munitions dessus pour les faire exploser sur les forces russes. Elle espère que l’aide occidentale sera éventuellement au rendez-vous si elle est capable de retenir les Russes en 2024, pour avoir une chance de reprendre ou de libérer du territoire en 2025. Pour ce faire, il faut prendre ces décisions aujourd’hui pour être prêt à donner ces équipements aux Ukrainiens.

D’après ce que je vois du Canada, l’équipement militaire qu’on a offert aux Ukrainiens... On n’a encore rien acheté pour le remplacer, donc on n’en aura pas plus à offrir l’année prochaine.

[Traduction]

Le sénateur Yussuff : Très brièvement, dans le même ordre d’idées, en reconnaissant que les deux années de cette guerre ont endurci les deux parties, les Russes ont subi de nombreuses pertes. Je pense que le président Zelensky a récemment révélé que 30 000 Ukrainiens étaient morts sur le champ de bataille. Étant donné le caractère décisif de la situation en 2024 — et nous approchons de l’été, ce qui constitue un avantage pour les deux parties en ce qui concerne la guerre —, si nous n’apportons pas à l’Ukraine le soutien militaire nécessaire et qu’elle n’est pas en mesure de répondre à ses besoins de recrutement pour l’armée, ne risquons-nous pas d’assister à un tournant très dramatique dans cette guerre qui pourrait constituer un énorme revers pour tous les arguments qui ont été avancés pour expliquer pourquoi nous devrions soutenir cette guerre?

[Français]

M. Massie : C’est possible. La défaite militaire de l’Ukraine ne peut pas être exclue des scénarios à envisager, surtout si les 500 000 soldats supplémentaires que l’Ukraine veut mobiliser ne sont pas au rendez-vous. Elle en aura besoin, parce qu’il y a des troupes qui sont déployées depuis déjà deux ans et qui n’ont eu que quelques brefs congés; ce n’est pas soutenable dans le temps. Les Ukrainiens doivent faire leur part à cet égard pour s’engager militairement.

Pour ce qui est des armes, effectivement, si les États-Unis n’offrent pas ce soutien, si on n’augmente pas l’aide qui a été donnée, il est possible que les Russes maintiennent ou poursuivent leur offensive et fassent des percées. Jusqu’à présent, les Ukrainiens ont réussi à limiter passablement les prises de territoires russes depuis l’année dernière. Avdiivka, par exemple, est tombée, mais on n’a pas vu de grande percée ni de prise de plusieurs villages ou de territoires, et on n’a pas vu les Ukrainiens reculer très loin sur leur territoire. Ils se sont renforcés ailleurs et ont pris position.

Cela dit, les Russes mobilisent à nouveau 300 000 à 400 000 soldats cette année pour aller rejoindre les troupes sur le territoire ukrainien et ils ont mis leur économie sur un pied de guerre, alors ils auront plus de capacité.

Je pense que le seul avantage comparatif que l’Ukraine pourrait avoir, si elle bénéficie du soutien occidental, n’aurait pas trait à la quantité d’armes que l’on peut offrir à court terme, parce qu’on n’a pas l’industrie militaire que la Russie a choisi d’établir et qu’on n’est pas prêt à subir les conséquences budgétaires que tout cela a aussi pour la Russie. Cependant, une chose dont l’Occident dispose et que la Russie n’a pas, c’est la supériorité technologique de ses équipements. Si, au lieu d’adopter une approche gradualiste, étape par étape, d’un équipement à l’autre, on adoptait une politique où l’on acceptait que toutes les armes possibles qui sont à notre disposition soient sur la table pour l’Ukraine, on pourrait envisager de fournir des missiles Taurus, par exemple, avec les Allemands, et on pourrait envisager non pas des F-16, mais peut-être des F-18, voire des F-35 pour l’armée ukrainienne. Pourquoi toujours poser des limites au type d’équipement que l’on veut leur donner plutôt que leur donner des capacités de supériorité technologique?

Il faut comprendre que si l’Occident faisait la guerre à la Russie, elle ne la ferait pas comme l’Ukraine la fait. La raison pour laquelle on assiste à une guerre du type Première Guerre mondiale est qu’aucun des deux pays n’est en mesure d’avoir la supériorité aérienne sur le champ de bataille. Par exemple, si les États-Unis faisaient partie de ce conflit, la première chose qu’ils feraient serait de détruire les défenses antiaériennes russes et d’utiliser leur aviation supérieure pour abattre toute capacité de défense aérienne russe, pour ensuite soutenir l’avancée de troupes au sol.

Si l’Ukraine était en mesure d’avoir des dispositifs aériens, que ce soit des drones offensifs, des Reaper, des missiles Tomahawk ou des avions de cinquième ou de quatrième génération, elle pourrait être en mesure d’infliger des dommages importants à la Russie. Ces dommages, ce n’est pas la quantité de soldats. Ce qu’on a compris en 2023, c’est que ce ne sont pas 300 000 décès russes qui font la différence pour Vladimir Poutine; ce n’est pas là où se situe le centre de gravité de la guerre, le sacrifice ne semble pas important, le sacrifice de vies humaines pour la Russie ne semble pas quelque chose d’important. Par contre, si on est en mesure de la frapper là où cela fait plus mal, c’est-à-dire en profondeur, comme les Ukrainiens le font présentement notamment avec les raffineries de pétrole, on serait peut-être en mesure de changer les calculs stratégiques du président Poutine.

Le sénateur Gignac : Bienvenue, monsieur Massie. C’est toujours un plaisir de vous entendre. On a la chance de vous entendre souvent dans les médias francophones.

La Belgique a adopté un projet de loi il y a deux ans. La Belgique, qui dépensait 1,4 % de son PIB pour la défense nationale, a adopté un projet de loi pour que ce chiffre soit de 2 % d’ici 2035. Il y a eu beaucoup de tractations de la part des partis et finalement, il y a eu un consensus.

Au Canada, comme vous l’avez dit, il ne semble pas y avoir de conjoncture favorable, et même si on écoute le chef du Parti conservateur, sa volonté n’est pas claire de ce côté.

J’aimerais vous entendre sur l’initiative que devrait prendre le Sénat. Le Sénat est une Chambre de second examen et 90 % des projets de loi sont adoptés à la Chambre des communes. Par contre, le Sénat a un second regard. On peut lancer nos propres initiatives et adopter des projets de loi.

Quelle serait votre réaction si le Sénat proposait un projet de loi qui ferait consensus, qui serait débattu et adopté par le Sénat et qui aurait pour effet de forcer le Canada à atteindre 2 % du PIB, et ce, avant les prochaines élections, pour forcer tous les partis politiques à se positionner? Une fois que le Sénat a adopté un projet de loi, il va sur le dessus de la pile à la Chambre des communes, qui n’a pas le choix d’en débattre, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Est-ce une initiative qui vaudrait la peine d’être tentée?

M. Massie : Je crois que cette initiative vaudrait la peine d’être tentée. Je ne sais pas si les réponses seraient à la hauteur des attentes, mais pourquoi ne pas essayer? La pression exercée par les militaires est très forte au sein du ministère et au sein de la communauté d’experts. J’ai la chance de parler régulièrement avec des gens du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Défense nationale. Cette prise de conscience est tout à fait répandue et consensuelle. C’est sur le plan politique que ça bloque, pas sur la compréhension de la situation géopolitique.

En quoi pourrait consister un tel projet de loi? On pourrait prendre le modèle français de la Loi sur la programmation militaire, qui est sur cinq ans et qui détermine les besoins financiers et budgétaires et les capacités associées à ce budget. Le budget est adopté à l’Assemblée nationale pour un mandat qui dépasse le mandat du président et celui de l’assemblée qui l’a adopté, et il engage tout futur gouvernement dans cette programmation. Cette loi de programmation est toujours précédée de choses que l’on ne fait plus, c’est-à-dire des révisions de la sécurité nationale et une stratégie en matière de défense nationale.

Donc, il faut définir les menaces, établir notre politique de défense pour les prochaines années et ensuite, faire les appropriations financières, budgétaires et capacitaires, c’est-à-dire choisir les équipements que l’on souhaite avoir en conséquence. C’est quelque chose qui se fait systématiquement, régulièrement. Les députés ont des cotes de sécurité qui leur permettent de tenir des débats informés sur les questions de défense et ils sont en mesure d’adopter ces lois dans la durée et d’avoir une meilleure prise de conscience de l’intérêt national.

Si on voulait adopter ce modèle, comme les Australiens l’ont fait récemment en mettant à jour leur politique de défense, ce serait tout à fait dans l’intérêt du Canada pour ce qui est de rendre notre pays plus sérieux en matière de défense.

Le sénateur Gignac : Merci beaucoup pour votre réponse.

Si je peux me permettre de faire une observation, dans le contexte politique actuel, où on a presque une coalition et où on a besoin de l’appui du NPD, ce sont les programmes sociaux qui semblent être la priorité du gouvernement, plutôt que la défense et la sécurité nationale. Je vais aller faire mes devoirs et regarder ce que la France et l’Australie ont fait pour qu’on puisse, à titre de sénateurs, contribuer à créer cette espèce de conjoncture favorable pour l’opinion publique, mais surtout pour forcer les partis politiques à se positionner.

Merci, monsieur le président, de votre latitude pour mon éditorial.

Le sénateur Cardozo : Ma question porte sur le même thème que mon collègue le sénateur Gignac. À mon avis, le gouvernement fédéral et les autres gouvernements reçoivent de nombreuses demandes de soutien dans beaucoup de secteurs. Quel est votre argument pour dire que les dépenses de défense pour nos forces armées sont plus importantes que, par exemple, les infrastructures, le cancer ou l’aide aux personnes âgées? C’est la question que l’on pose à tous les politiciens.

M. Massie : Merci pour la question.

Tout à fait, il y a toujours des compromis à faire pour toutes les dépenses. Il faut choisir entre le beurre et l’argent du beurre.

Je vais faire une analogie. La politique de défense est essentiellement une politique d’assurance. Je vais faire la comparaison avec ce que je vis. J’ai trois enfants que je dois nourrir chaque semaine, mais j’ai quand même décidé de mettre de l’argent dans ma police d’assurance, au cas où ma maison soit volée ou qu’il y ait un incendie. Peut-être que cet argent investi dans l’assurance sera inutile. Je ne me ferai peut-être jamais voler ou il n’y aura peut-être jamais d’incendie dans ma maison. Je le souhaite pour ma famille, mais si cela arrive, j’aurai investi dans une police d’assurance.

C’est la même chose pour la défense nationale. On espère ne jamais avoir besoin d’utiliser nos forces armées. C’est notre souhait le plus cher. On n’investit pas dans les Forces armées canadiennes pour faire la guerre, mais pour défendre notre territoire et nos intérêts. Si on ne le fait pas et s’il y a un incendie et qu’on est aspiré dans une guerre, on aura des décès sur la conscience, qu’ils soient canadiens ou étrangers. C’est malheureusement ce qui est arrivé par le passé et ce vers quoi on se dirige à l’avenir.

Oui, il y a des compromis à faire. Il y a toujours des coûts d’opportunité quand on investit, mais il faut réaliser que c’est très important de se protéger en cas de conflit ou de crise. On a vu l’avertissement d’un aspirant et potentiel président des États-Unis qui dit ouvertement qu’il ne va pas nous défendre, nous, Canadiens, parce qu’on n’investit pas suffisamment. Imaginez si M. Trump prenait la pleine mesure de ce qu’est le NORAD — car je ne crois pas qu’il comprenne ce que c’est. S’il le savait, quelles incidences cela pourrait-il avoir sur la politique de défense américaine vis-à-vis des Canadiens?

Je ne crois pas qu’on veuille en arriver là. Je ne crois pas que ce soit dans l’intérêt politique du Canada, en janvier 2025, de ne pas avoir de plan pour atteindre 2 % du PIB et d’être à la merci de critiques, de commentaires acerbes et d’une diplomatie extrêmement violente envers le Canada par un futur président ou par des conservateurs trumpistes du Congrès qui ont été élus et qui vont continuer de bloquer le président démocrate s’il est réélu.

Le sénateur Cardozo : À votre avis, quel est le jeu de M. Trump? Est-il un ami de M. Poutine, dans un sens?

M. Massie : Il y a deux niveaux : cognitif et électoral.

Sur le plan cognitif, pendant son premier mandat, le président Trump a toujours apprécié les leaders autoritaires forts. Il vante systématiquement M. Orban en Hongrie, M. Erdogan en Turquie, M. Xi Jinping en Chine et Vladimir Poutine. Il ne vante pas Olaf Scholz, Angela Merkel, d’autres chefs d’État qui sont soumis au jeu politique électoral ou Justin Trudeau, par exemple.

Il y a cet aspect, qui est personnel, et il y a la question électorale. Il veut, du mieux qu’il peut, bloquer la politique étrangère et de défense du président Biden pour montrer que cela ne fonctionne pas et que lui-même est en mesure de rétablir la défense nationale américaine. Il a ce sentiment qu’il faut arrêter d’intervenir sur la scène internationale, un sentiment partagé par plusieurs dizaines de millions d’Américains, parce qu’ils ont été entraînés dans des guerres de trop longue durée et des guerres complètement malavisées, comme l’invasion de l’Irak. On vit avec les conséquences de tout cela avec l’État islamique et avec la Russie, qui dit que si on l’a fait en Irak, pourquoi ne pourrait-on pas le faire en Ukraine? On vit avec ces mauvaises décisions américaines et les Américains sont fatigués de ces guerres de longue durée. C’est malheureusement le contexte politique aux États-Unis : même chez les républicains, une partie comprend que c’est dans l’intérêt national du pays de maintenir le soutien à l’OTAN, et on peut espérer que ces gens vont continuer d’avoir de l’influence à Washington.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Merci, professeur Massie. Je voudrais mentionner quelques éléments. Le soutien de l’opinion publique à l’égard des dépenses liées à la défense est aujourd’hui bien plus élevé qu’il ne l’était il y a une ou deux décennies. Je peux vous l’affirmer. Le soutien à l’Ukraine est très élevé au Canada. C’est en partie la raison pour laquelle le soutien à l’égard des dépenses liées à la défense est en hausse. Les dépenses réelles en matière de défense sont également en hausse. Elles ont augmenté. Le ministre est venu témoigner pour nous le dire, et les dépenses le prouvent. Nous achetons des navires et des avions, nous modernisons le NORAD; de nombreuses dépenses ont donc augmenté.

Je dirais également qu’il existe un consensus politique raisonnable à ce sujet, contrairement à d’autres questions comme les taxes sur le carbone et ainsi de suite, qui font l’objet d’énormes divergences. Je dirais que le consensus politique est assez vaste au pays.

Si l’on tient compte de tous ces éléments, la situation est-elle vraiment aussi mauvaise que vous le laissez entendre? Ne disposons-nous pas de certaines des conditions dont vous parliez, comme un consensus et un soutien public plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été? Ne pourriez-vous pas voir les choses sous cet angle?

[Français]

M. Massie : Absolument, l’environnement politique est...

[Traduction]

La sénatrice Dasko : La perfection n’est jamais à notre portée, n’est-ce pas? Il n’est jamais possible d’avoir un scénario parfait dans lequel nous avons toutes les dépenses que les militaires pourraient souhaiter. Cela n’arrivera jamais, comme cela n’arrive pas non plus dans les autres secteurs de dépenses, comme les pensions ou les prestations. Les gens en veulent toujours plus. Désolée de vous avoir interrompu. Vous étiez sur le point de faire une observation.

[Français]

M. Massie : Vous avez tout à fait raison de dire que l’environnement politique est permissif pour l’augmentation des dépenses militaires. Absolument. L’environnement était encore meilleur; en février ou mars et avril 2022, au début de la guerre, il y avait là une occasion où on aurait pu établir un plan budgétaire plus conséquent.

Malheureusement, les augmentations des dépenses que l’on voit aujourd’hui sont destinées à des équipements qui sont beaucoup trop âgés et que tout pays a besoin d’avoir, comme des navires et des avions. C’est le minimum que l’on peut espérer avoir, et les navires vont arriver en dernier en 2050. C’est vrai que l’on dépense beaucoup, mais c’est sur une très longue période.

La modernisation du NORAD, c’est pour 20 ans. Par contre, quand on envoie quatre obusiers en Ukraine, on n’en a plus. Quand on envoie huit chars d’assaut, on n’en a plus.

On produit assez d’obus par mois pour faire une journée de guerre au Canada. C’est vrai que des dépenses sont nécessaires pour maintenir une guerre de haute intensité. Si on ne veut pas en faire partie ou si on ne veut pas aider l’Ukraine, ce sera peut-être une décision à prendre. Cependant, quand le premier ministre va publiquement dans la capitale ukrainienne pour dire que nous serons à leurs côtés aussi longtemps qu’il le faudra, peu importe ce que cela coûtera, c’est faux. On a mis un prix sur l’aide que l’on veut accorder à l’Ukraine en n’investissant pas assez pour fournir des équipements militaires qui sont nécessaires.

Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il faut couper dans certaines capacités et ne pas avoir de sous-marins, par exemple, parce qu’on veut se payer des navires de guerre.

Peut-être faut-il réfléchir à l’atteinte de cette cible de 2 % pour laquelle on s’est engagé publiquement de gouvernement en gouvernement depuis 2014, et que l’on n’atteint pas.

Si c’est fiscalement difficile pour les Canadiens, ça l’est aussi pour les Britanniques, les Français, les Allemands, les Norvégiens et les autres pays qui tentent pourtant d'atteindre cette cible de 2 %.

On a un environnement politique; on ne demande pas la lune et on ne demande pas que le Canada ait la plus grande armée au monde, mais simplement qu’il participe de manière équivalente et proportionnelle à la taille de son économie, de manière comparable à ses alliés.

[Traduction]

Le président : Merci.

Chers collègues, je regarde l’horloge. Le sénateur Dagenais et la sénatrice Patterson ont le temps de poser des questions complémentaires. Compte tenu de l’heure, je vais suggérer que les sénateurs Patterson et Dagenais posent chacun leurs questions et que nous donnions au témoin la possibilité d’y répondre de concert. Nous conclurons ensuite la séance.

La sénatrice Patterson : Merci, monsieur Massie. J’aimerais revenir sur cette dernière observation. Je ne pense pas que la plupart des Canadiens sachent que le mandat des Forces armées canadiennes parle de la mission voulant qu’elles soient capables de soutenir d’autres nations et d’agir en interopérabilité avec elles, simultanément. Dans notre cas, cela inclut également les opérations nationales. Les coûts sont ensuite calculés, et les décisions qui sont prises portent sur ce que le pays peut supporter, bien entendu.

Je sais que vous étiez probablement au courant du contenu de la politique de défense la plus récente, ainsi que de l’exigence d’opérations simultanées et des niveaux d’alerte, y compris la quantité de ressources que nous devons avoir. Tout cela coûte des sommes astronomiques qui sont rattrapées par l’inflation.

Compte tenu des contraintes nationales et du contexte géopolitique très instable, sur quoi devrions-nous nous concentrer à l’égard de nos forces armées?

[Français]

M. Massie : Je pense qu’il faut investir là où on a des avantages comparatifs économiques et industriels.

[Traduction]

Le président : Excusez-moi, monsieur Massie. Le sénateur Dagenais va lui aussi poser sa question, puis vous pourrez répondre aux deux.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Massie, je veux revenir sur l’usage des drones qui deviennent maintenant importants dans les opérations militaires. Avez-vous examiné les données permettant de juger ou d’évaluer l’efficacité du Canada dans l’utilisation des drones pour notre propre sécurité, notamment dans l’Arctique — parce que nos voisins et la Russie vont bientôt se rapprocher —, ainsi que pour nos installations militaires comme celles de la Lettonie?

C’était ma question sur l’usage des drones.

M. Massie : Merci. Les questions sont tout à fait complémentaires, car ce que j’allais répondre à votre collègue, c’est qu’un des éléments dans lesquels nous devons investir, ce sont précisément les drones. Il faut se doter d’une stratégie industrielle associée à notre politique de défense, ce qu’on a fait minimalement pour les navires, en choisissant de construire 15 navires d’ici 2050 à Halifax, mais aussi à Esquimalt et à Lévis. Cependant, on ne l’a pas fait dans l’industrie aérospatiale de manière aussi importante. Les drones, c’est l’avenir.

Lorsque je disais qu’il faut planifier l’après-F-35... Ce ne sont pas des avions pilotés par des humains qui vont survoler notre espace en 2050. Tous les pays occidentaux et les adversaires du Canada investissent dans cette technologie, avec l’intelligence artificielle, un secteur où Montréal et le Canada sont des pionniers et sont très avant-gardistes. On a le savoir-faire au Canada. On en produit, on en offrira d’ailleurs 800 à l’Ukraine dans les prochains mois.

On a cette capacité de les faire, mais lorsqu’on a décidé d’acheter des drones armés pour le Canada, on a choisi d’acheter de l’équipement américain datant de 10 ans. On n’a pas investi dans cette technologie au Canada; aujourd’hui, on ne peut pas acheter des drones armés produits au Canada avec le savoir-faire canadien.

C’est une industrie qui doit être impérativement mise de l’avant et priorisée dans toute stratégie industrielle de développement scientifique et d’innovation autour des drones. Lorsque je parle des drones, je ne parle pas seulement des drones aériens, mais aussi des drones sous-marins et maritimes. Toutes ces technologies vont assurer — et on le voit déjà sur le champ de bataille en Ukraine — l’utilisation de systèmes autonomes pour déposer des mines sur le champ de bataille. C’est l’avenir du conflit, parce qu’on ne veut pas mettre en péril la sécurité des Canadiens. Alors, si on peut faire la guerre à moindre coût humain, en utilisant des robots automatisés, ce sera à l’avantage des pays qui ont investi dans cette technologie. C’est la même chose pour ce qui est de surveiller les espaces immenses du territoire canadien et maritime; il faut investir dans les capteurs et dans les drones, et cette intégration des données est l’avenir de la sécurité nationale du pays.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Massie.

Chers collègues, voilà qui nous amène à la fin de la réunion d’aujourd’hui. Au nom du comité, je vous adresse nos sincères remerciements, monsieur Massie, ainsi qu’à tous nos témoins d’aujourd’hui, y compris la professeure Kimball qui a bien tenté de participer à notre réunion ce soir.

Chers collègues, je vous rappelle qu’il y a plusieurs semaines, nous avons pensé qu’il serait utile de faire le point sur la situation en Ukraine. Il semble que, depuis lors, la situation en Ukraine a changé presque quotidiennement et qu’elle évolue dans des directions que nous préférerions ne pas voir. Dans ce sens, nous sommes reconnaissants des présentations, des conseils et des mises en garde que nous avons obtenus aujourd’hui de tous nos témoins, en particulier pour souligner le rôle important que le Canada joue dans le soutien à l’Ukraine, ainsi que pour définir certains des défis du Canada dans le soutien à l’Ukraine et les domaines dans lesquels nous pouvons accroître notre capacité à cet égard, et, en outre, pour dire qu’il est juste de souligner l’importance de corriger la déficience du Canada dans sa capacité défensive de manière générale. Il s’agit là de considérations très importantes, voire cruciales, pour notre comité, pour le Sénat et pour le Canada.

Chers collègues, comme je vous l’ai déjà dit, merci beaucoup d’avoir fait ressortir le meilleur de nos témoins aujourd’hui. Nous vous en sommes reconnaissants. Sur ce, je signale que notre prochaine réunion aura lieu le lundi 25 mars à 16 heures, heure de l’Est. Je vous remercie de votre participation active. Je souhaite à chacun d’entre vous une bonne soirée. Merci.

(La séance est levée.)

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