LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 20 novembre 2025
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 10 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, bonjour. Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
J’inviterais maintenant les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter.
[Traduction]
Le sénateur Adler : Bonjour. Charles Adler, du Manitoba.
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, du Cap‑Breton, en Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Gerba : Bonjour. Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Ravalia : Bonjour et bienvenue. Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice Ataullahjan : Bonjour et bienvenue. Je suis la sénatrice Salma Ataullahjan, de l’Ontario.
Le sénateur Woo : Bonjour. Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
Le sénateur Wilson : Duncan Wilson, de la Colombie-Britannique.
La sénatrice M. Deacon : Bienvenue, Marty Deacon, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Hébert : Martine Hébert, du Québec.
[Traduction]
Le président : Bienvenue à vous, honorables sénateurs et sénatrices, ainsi qu’aux personnes qui nous regardent d’un bout à l’autre du pays sur la chaîne ParlVU du Sénat.
Chers collègues, nous nous réunissons aujourd’hui conformément à notre ordre de renvoi général pour discuter de la situation au Soudan. Dans notre premier groupe de témoins, nous sommes heureux d’accueillir, ici sur place, Emadeddin Badi, chercheur associé principal à l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée; et par vidéoconférence, Anne Delorme, directrice générale d’Humanité & Inclusion Canada, et Nisrin Elamin, professeure adjointe d’anthropologie et d’études africaines à l’Université de Toronto, à titre personnel.
Bienvenue et merci d’être parmi nous aujourd’hui. Avant d’entendre vos déclarations préliminaires et de passer aux questions et réponses, je demanderais à toutes les personnes présentes de mettre en sourdine les notifications sur leurs appareils et d’observer les instructions concernant l’utilisation des oreillettes et des microphones, afin d’éviter les incidents acoustiques qui peuvent causer des blessures à nos interprètes et aux autres personnes à l’écoute.
Nous sommes prêts à entendre vos déclarations préliminaires, et comme nous avons trois témoins dans ce groupe et que la discussion sera très courte et dense, je demanderais à nos témoins de se limiter à un maximum de trois minutes et demie pour leurs déclarations. Cela permettra une période complète de questions des sénateurs et sénatrices, y compris, bien sûr, les réponses des témoins.
Monsieur Badi, vous avez la parole. Je vous en prie.
Emadeddin Badi, chercheur associé principal, L’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée : Merci beaucoup de me donner l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Pour être bref, mes observations porteront essentiellement sur l’intersection entre les transferts d’armes ayant un lien avec le Canada et les atrocités commises au Soudan, ainsi que sur les mesures que le Canada devrait prendre pour s’assurer que ses lois et ses valeurs n’entrent pas en contradiction avec ses actions, ou son inaction, dans ce cas particulier.
Cela s’explique par le fait que la crise humanitaire au Soudan ne peut pas vraiment être considérée isolément, et que les souffrances endurées dans ce pays sont en grande partie causées par des réseaux de soutien externes qui facilitent les choses pour les auteurs d’actes de violence. Mon intervention mettra probablement l’accent sur les Émirats arabes unis, plus particulièrement, dont le soutien matériel continu aux Forces de soutien rapide, ou FSR, au Soudan demeure l’un des principaux catalyseurs de la violence contre les civils soudanais.
Depuis avril 2023, des estimations prudentes indiquent qu’environ 150 000 Soudanais ont été tués et que plus de 12 millions de personnes ont été déplacées. La chute d’El Fasher, le 26 octobre dernier, a marqué le début d’une escalade majeure, et elle a été suivie par des massacres documentés, un nettoyage ethnique et des attaques systématiques des FSR contre des civils. Des dizaines de milliers de personnes qui ont fui cette ville sont toujours portées disparues.
Dans ce contexte, des armes ayant un lien avec le Canada continuent de se retrouver entre les mains des FSR. Radio-Canada a authentifié des images et des vidéos de fusils de précision portant le logo de Sterling Cross Defense Systems, une entreprise de la Colombie-Britannique, utilisés par les unités des FSR à Khartoum et au Darfour.
Le STREIT Group, un fabricant de véhicules blindés appartenant aussi à des intérêts canadiens, figure malheureusement dans des rapports des Nations unies, depuis plus d’une décennie. Ses véhicules ont été fournis au Soudan du Sud pendant sa guerre civile, en Libye depuis 2012, et des modèles produits à l’installation des Émirats arabes unis ont été observés de façon répétée entre les mains des FSR.
Pendant des années, le Canada a prétendu que lorsque de tels transferts étaient effectués par des intermédiaires, ils ne relevaient pas du contrôle canadien des exportations. Cette position n’est plus défendable et, en fait, ne reflète plus le droit canadien. Lorsque le Canada a adhéré au Traité sur le commerce des armes, en 2019, le Parlement a modifié la Loi sur les licences d’exportation et d’importation et le Code criminel pour créer un régime de courtage extraterritorial. À l’heure actuelle, le courtage non autorisé est en fait une infraction criminelle. Lorsqu’une personne ou une entreprise canadienne est impliquée dans des transferts à l’étranger, les organise ou les facilite, l’origine manufacturière n’a aucune incidence sur la responsabilité du Canada.
Le contexte plus large met également en évidence l’invraisemblance de la négation par les Émirats arabes unis du soutien apporté. Les Émirats arabes unis sont une autocratie hautement centralisée et très surveillée, et ils déforment la vérité en affirmant que des véhicules blindés ou des systèmes d’armes fabriqués sur leur territoire, qui sont documentés plus tard comme étant aux mains d’acteurs sous embargo dans d’autres théâtres, ont été déplacés à l’insu de l’État. Si les Émirats arabes unis insistent pour dire qu’ils n’ont pas autorisé de transferts vers le Soudan, ils concèdent en fait qu’il s’agissait d’exportations illégales. Cela crée une base plus claire pour que les États partenaires comme le Canada puissent exiger des comptes selon leurs propres conditions.
Une dernière petite parenthèse que je vais faire a trait à une autre lacune importante de notre régime d’exportation des armes, qui concerne un système local américain. La plupart des exportations militaires canadiennes vers les États-Unis sont soustraites aux évaluations individuelles, et elles sont très peu visibles une fois entrées en territoire américain. C’est une autre facette, peut-être moins explorée, de la façon dont des armes canadiennes peuvent se retrouver dans des zones de conflit comme le Soudan.
Je terminerai en formulant trois brèves recommandations. Premièrement, je recommanderais qu’Affaires mondiales Canada examine immédiatement tous les permis d’exportation et de courtage concernant les Émirats arabes unis et qu’il les suspende ou les refuse lorsque les risques de détournement ne peuvent être atténués. Je souligne que dans le cas des Émirats arabes unis, ils ne peuvent probablement pas être atténués.
Deuxièmement, le Parlement devrait demander des enquêtes proactives sur les activités potentielles de courtage non autorisées par des personnes ou des entreprises canadiennes dont l’équipement est apparu aux mains des FSR.
Enfin, nous devrions probablement améliorer notre propre transparence. D’importantes lacunes dans les rapports, surtout en ce qui concerne les exportations et le courtage à destination des États-Unis, empêchent une surveillance adéquate des chaînes d’approvisionnement canadiennes par des chercheurs comme moi et d’autres organisations internationales concernées.
Nous avons des lois, une obligation découlant d’un traité et des preuves. La seule chose qui manque, c’est vraiment la volonté politique d’agir.
Je vais m’arrêter ici. Merci beaucoup.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Badi.
J’aimerais souligner que le sénateur Al Zaibak, de l’Ontario, vient de se joindre à nous.
Nous allons maintenant donner la parole à Mme Delorme. Je vous en prie.
Anne Delorme, directrice générale, Humanité & Inclusion Canada : Je vous remercie, monsieur le président et honorables sénateurs et sénatrices, de m’avoir invitée à parler de la situation au Soudan. J’espère que mes commentaires seront complémentaires à ceux de mes autres collègues.
Je représente Humanité & Inclusion Canada, ou HI, une organisation montréalaise qui œuvre dans 50 pays du monde. Nous sommes reconnus pour l’aide humanitaire et l’aide au développement que nous apportons aux personnes handicapées et aux victimes de conflits, ainsi que pour notre travail dans le domaine des mines antipersonnel avec l’honorable Lloyd Axworthy, co-lauréat avec HI du prix Nobel de la paix.
[Français]
Aujourd’hui, le Soudan fait face à la pire crise humanitaire au monde. Les deux tiers de la population, soit 30 millions de personnes, ont besoin d’assistance. Quatorze millions de personnes ont été déplacées. De plus, le nombre de cas de violation des droits des enfants et de violence basée sur le genre est effarant. Enfin, au moins 4,6 millions de personnes en situation de handicap restent largement invisibles dans la réponse humanitaire.
[Traduction]
À la fin d’octobre, El Fasher tombe, après un siège de 560 jours. Des dizaines de milliers de familles qui avaient survécu en se nourrissant de feuilles et d’aliments pour le bétail ont fui à pied. Ces personnes ont marché la nuit pendant 10 à 12 jours dans un désert de pierre stérile pour éviter les groupes armés. Elles ont rampé sur le ventre pendant les derniers kilomètres, terrifiées à l’idée d’être abattues, et quand elles sont finalement arrivées au camp, lorsqu’on leur a demandé d’où elles venaient, lorsque HI a demandé à ces réfugiés : « Comment êtes-vous arrivés ici? Votre famille est-elle avec vous? », la plupart d’entre eux sont demeurés complètement muets. Ils ne pouvaient pas parler. Le traumatisme est accablant, et il est aggravé par la faim, les pertes et la peur.
Notre intervention s’étend à la fois au Soudan et à l’est du Tchad. Nous offrons des soins psychosociaux et de réadaptation aux blessés de guerre, ainsi que la livraison d’aliments et de produits non alimentaires dans le cadre d’une action humanitaire inclusive, en veillant à ce que personne ne soit laissé pour compte.
Dans les camps, nous avons également identifié des femmes et des hommes de diverses organisations de personnes handicapées et de droits de la personne qui venaient de différentes régions du Soudan. Grâce à notre soutien, ces dirigeants ont pu se réunir pour former de nouvelles organisations de personnes handicapées dans chaque camp. Ces groupes jouent maintenant un rôle essentiel dans la coordination avec les acteurs humanitaires, afin de veiller à ce que les services soient adaptés et inclusifs, qu’il s’agisse de distribution alimentaire accessible ou de services de santé et d’hygiène inclusifs. Cette approche répond non seulement à des besoins urgents, mais elle permet aussi aux réfugiés de prendre les choses en main pour défendre leurs droits. C’est d’autant plus important que les taux d’invalidité augmentent en période de conflit à cause des blessures liées à la guerre.
Humanité & Inclusion gère également un système logistique novateur appelé Atlas Logistique, qui alimente l’une des chaînes d’approvisionnement humanitaires les plus complexes de la région, en fournissant des services à plus de 30 acteurs humanitaires. Nous avons même remis en état une piste d’atterrissage à Adré, au Tchad, pour que l’aide puisse être déplacée rapidement. Malgré ces efforts, l’accès à l’aide humanitaire est gravement restreint. Les travailleurs humanitaires font face à des attaques croissantes, y compris des embuscades et des frappes de drones. Cinq travailleurs humanitaires ont été tués près d’El Fasher en juin, et ces conditions rendent les opérations extrêmement dangereuses et lentes, alors que les besoins continuent de croître.
En conclusion, le leadership du Canada est plus important que jamais. Nous devons veiller à ce que toutes les mesures nécessaires soient prises pour protéger les civils. Nous devons assurer un accès sûr et sans entrave aux opérations d’aide humanitaire. Nous devons protéger les travailleurs humanitaires et accroître le financement d’une action humanitaire inclusive et efficace. Honorables sénateurs et sénatrices, la voix et l’influence du Canada peuvent aider à assurer un accès, une protection et des ressources à ceux qui en ont le plus besoin au Soudan. Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Delorme.
Nisrin Elamin, professeure adjointe d’anthropologie et d’études africaines, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup de me permettre d’être ici.
Alors que nous sommes réunis pour discuter de la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre au Soudan, nous devons éviter de dépolitiser cette crise, qui s’enracine dans les pratiques extractives d’acteurs externes, qui échangent des ressources soudanaises contre des armes pour les parties en guerre, dans une volonté de miner les aspirations du Soudan à la gouvernance civile et à la démocratie.
En ce moment, comme mes collègues l’ont mentionné, après 18 mois de siège brutal, les Forces de soutien rapide commettent des actes génocidaires, après un contrôle total d’El Fasher, la capitale du Darfour du Nord, l’armée s’étant retirée en abandonnant son dernier bastion au Darfour et en laissant derrière elle des milliers de personnes coincées à l’intérieur de la ville, sans accès à de la nourriture, à des soins de santé ou à des voies d’évacuation sécuritaires. Bien que 99 000 civils aient réussi à fuir El Fasher au cours des derniers jours, bon nombre d’entre eux manquent encore à l’appel, et plus de 150 000 sont toujours à l’intérieur de la ville, alors que les FSR mènent des massacres brutaux et utilisent la violence sexuelle comme arme de guerre, dans une campagne ciblée de nettoyage ethnique contre les communautés non arabes. Des mares de sang et des cadavres sont maintenant visibles, grâce à des images satellites prises depuis l’espace.
Les FSR doivent cette victoire militaire en partie au soutien logistique et militaire qu’ils reçoivent des Émirats arabes unis, en échange de l’or soudanais et de la gomme arabique. L’an dernier, 90 % des exportations officielles d’or du Soudan ont été acheminées aux Émirats arabes unis, principalement par les FSR, mais aussi par des mines appartenant aux Forces armées soudanaises, ou FAS, tandis que les Émirats arabes unis ont déclaré 53 milliards de dollars de revenus tirés de l’exportation de l’or.
Les Émirats arabes unis ne sont pas le seul acteur nuisible à bénéficier de la guerre au Soudan. L’Égypte et l’Arabie saoudite, par exemple, fournissent des armes à l’armée en échange de millions d’animaux d’élevage soudanais, pendant que les civils meurent de faim. Les Émirats arabes unis sont toutefois peut-être l’acteur le plus important, et il s’agit probablement aussi du canal de transmission des fusils canadiens Sterling Cross Defense Systems et des véhicules blindés STREIT actuellement utilisés par les FSR.
Conformément à l’engagement du Canada envers la paix et l’humanitarisme, et étant donné que des armes canadiennes sont utilisées au Soudan, le gouvernement fédéral devrait prendre les quatre mesures suivantes.
Premièrement, il faut imposer un embargo sur les armes et des restrictions commerciales aux Émirats arabes unis, jusqu’à ce qu’ils cessent d’armer les FSR. En tant que l’un des plus grands partenaires commerciaux des Émirats arabes unis au Moyen-Orient, le Canada détient un levier économique important, compte tenu surtout des dernières visites du premier ministre Carney, particulièrement s’il restreint les importations d’or de ce pays. Le Canada devrait tenir les fabricants d’armes canadiens responsables de leur complicité dans cette guerre et adopter le projet de loi C-233, qui modifie la Loi sur les licences d’exportation et d’importation et élimine l’échappatoire américaine, qui permet aux exportations d’armes vers les États-Unis de contourner le processus d’examen, faisant ainsi en sorte que des armes canadiennes sont détournées vers des zones de conflit comme Gaza et le Soudan.
Deuxièmement, le Canada devrait fournir une aide humanitaire à des millions de personnes au Soudan qui souffrent de la faim et qui n’ont pas accès à des soins de santé et à des abris. Il peut assurer l’acheminement rapide d’une aide aux personnes déplacées dans des régions comme celle de Tawila, dans le Darfour du Nord, qui n’est pas contrôlée par les FSR ou les FAS et où les services d’aide sont extrêmement insuffisants. Il peut établir un partenariat avec les Emergency Response Rooms locales, afin de fournir efficacement cette aide aux personnes dans le besoin.
Troisièmement, étant donné que le Soudan fait face aux plus grands déplacements de masse au monde, le gouvernement fédéral devrait établir un programme d’immigration spécial pour les ressortissants soudanais, inspiré du programme créé pour les Ukrainiens. Cela permettrait de s’attaquer à la disparité flagrante au chapitre des admissions, le ratio étant actuellement de 1 pour 100 entre les réfugiés soudanais et ukrainiens admis, et de remettre en question le racisme systémique anti-noir reflété dans le système d’immigration du Canada. Le Canada devrait également annuler les récents changements apportés au programme des considérations d’ordre humanitaire et accorder de façon prioritaire un traitement distinct et accéléré aux réfugiés soudanais.
Enfin, le Canada devrait appuyer un cessez-le-feu immédiat et un embargo sur les armes et exercer des pressions diplomatiques pour veiller à ce que les membres de la société civile, comme les comités de résistance et les réseaux communautaires qui dirigent les efforts de secours sur le terrain, soient au centre des futures négociations de paix. Ces groupes de la société civile ne devraient pas être confondus avec les organes d’élite civils qui représentent les intérêts des FSR ou de l’armée et qui sont parfois inclus.
Merci beaucoup.
Le président : Merci, madame Elamin.
Chers collègues, je vous rappelle que nous disposerons chacun d’un maximum de trois minutes pour les questions et les réponses. Je vous demanderais donc d’être concis dans vos questions et j’encourage nos témoins à faire de même lorsqu’ils répondent.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je suis particulièrement ravie que notre comité puisse se pencher aujourd’hui sur la situation au Soudan, qui vit une crise humanitaire et sécuritaire parmi les plus graves et les plus négligées dans le monde. Je tiens à remercier nos témoins, qui nous apportent des réponses et des propositions à cette crise.
Ma question s’adresse à M. Badi, mais n’importe quel témoin peut y répondre. En ce qui concerne les puissances étrangères extérieures à ce conflit au Soudan, croyez-vous que le Canada en fait suffisamment sur le plan diplomatique pour que les interférences cessent et que le conflit prenne fin?
M. Badi : Merci beaucoup pour votre question. La réponse très courte est non. Malheureusement, le Canada n’en fait pas suffisamment. D’ailleurs, je tiens à mentionner que, durant la visite du premier ministre aux Émirats arabes unis, le Soudan n’a aucunement été mentionné comme étant un élément de discussion au programme.
D’ailleurs, je pense que pratiquement tous les acteurs internationaux de l’Ouest ne font pas beaucoup de pression sur les Émirats arabes unis. Ils refusent même de mentionner que les Émirats arabes unis interviennent dans le conflit au Soudan. Tant que la situation demeure telle qu’elle est, les Émirats arabes unis bénéficient d’une impunité effectivement soutenue par tous les acteurs de l’Ouest.
Je tiens également à mentionner que ce n’est pas vraiment une exception. C’est pratiquement la situation également en Libye, en Éthiopie et dans la plupart des conflits où les Émirats arabes unis sont l’un des principaux acteurs. Ils interviennent et ils le font généralement militairement.
[Traduction]
Ils n’ont pas leur propre industrie de défense nationale et doivent donc compter sur les armes occidentales la plupart du temps. À moins que les intervenants occidentaux exercent des pressions sur les Émirats arabes unis, ces derniers ne seront pas incités à réviser leur politique actuelle.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup à nos témoins pour leurs témoignages convaincants et émouvants.
Ma question s’adresse à M. Badi, et elle concerne les déclarations que vous venez de faire. En septembre, une feuille de route pour la paix a été proposée par le « Quad », qui comprend les États-Unis, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte.
La proposition comprenait une trêve humanitaire de trois mois suivie d’un cessez-le-feu et d’une transition vers un gouvernement dirigé par des civils. À votre avis, quelles sont les perspectives concernant l’accord des deux parties au conflit en ce qui a trait à la proposition du Quad et quels sont les obstacles qui subsistent, compte tenu de ce que vous venez de soulever dans votre témoignage?
M. Badi : Merci beaucoup. C’est une question très pertinente.
Pour ce qui est de l’organisation générale du Quad, en quelque sorte, il y a des critiques quant au fait qu’elle soit un moyen de parvenir à la paix. C’est un aspect structurel qu’il me semble important de mentionner.
Deuxièmement, je dirais qu’il y a presque... oui, les FAS et le FSR ne sont pas d’accord sur le plan politique, mais là où ils se sont généralement entendus et où ils sont déjà parvenus à un accord, c’est que la transition ne soit pas dirigée par des civils. De plus, aucun des États du Quad — qui sont, pour la plupart, autocratiques eux-mêmes — ne serait favorable à une transition civile au Soudan.
Je doute donc que les perspectives politiques à long terme découlant d’une quelconque proposition du Quad puissent vraiment profiter aux civils. Ce serait probablement une entente entre les élites.
Ce qui manque à l’heure actuelle, que ce soit sous cette forme ou sous une autre, c’est essentiellement ce que Mme Elamin a mentionné, à savoir de faire participer la société civile et les organisations, à un autre titre que celui de bénéficiaires de l’aide humanitaire, aide qu’elles ne sont déjà pas autorisées à recevoir dans bien des cas, ou qu’elles reçoivent en quantité insuffisante. Il s’agit également leur attribuer le pouvoir politique de diriger la transition, en enlevant ce pouvoir aux FSR et aux FAS, qui ont probablement des ambitions hégémoniques quant à ce qu’ils veulent que le Soudan devienne. C’est la critique que je ferais de la proposition d’ensemble du Quad.
Deuxièmement, là où nous avons une influence — et je dis « nous » en parlant de tout l’Occident, mais aussi du Canada —, c’est concernant le volet des exportations d’armes. Il est inacceptable que nous permettions le détournement d’armes vers des parties prenantes comme les Émirats arabes unis, où nous avons — ne vous y trompez pas — très peu de visibilité et très peu de capacité quant aux transferts. Au bout du compte, en dépit des rapports d’experts de l’ONU qui se sont multipliés au cours des 15 dernières années, rapports que j’ai examinés et dans lesquels plusieurs groupes d’experts de l’ONU documentent les exportations illégales des Émirats arabes unis et d’autres États, mais principalement des Émirats arabes unis, ces derniers refusent de commenter ou haussent les épaules, essentiellement en raison de l’impunité qui leur est accordée. J’espère que cela répond un peu à votre question.
Le président : Merci beaucoup. Chers collègues, j’aimerais souligner la présence de notre ancienne collègue, la sénatrice Mobina Jaffer, qui a consacré une grande partie de sa carrière à des questions de ce genre. Bienvenue, sénatrice.
La sénatrice Ataullahjan : Ma question s’adresse à vous, monsieur Badi. Vous avez dit que le Soudan n’était pas à l’ordre du jour de la visite d’hier du premier ministre Carney. Avez-vous été déçu? Vous attendiez-vous à ce qu’il soulève au moins la question?
Je regardais les nouvelles ce matin, où il était question de la visite du prince héritier saoudien aux États-Unis. Il en a profité pour demander à Trump de l’aider à assurer la paix au Soudan. Quel rôle les États-Unis jouent-ils actuellement?
L’autre chose que je veux dire, c’est qu’après être revenue de Genève il y a quelques semaines, par suite d’une réunion de l’Union interparlementaire, qui regroupe 183 pays, je pensais que cette fois-ci nous aurions discuté du Soudan, en raison des demandes répétées de l’Afrique en ce sens. Mais la question du Soudan n’est pas revenue. Pourquoi la situation au Soudan n’est‑elle plus à l’ordre du jour de personne?
M. Badi : Merci beaucoup. Pour ce qui est de votre première question, je dirais que j’ai été déçu, mais pas surpris, du fait que le Soudan n’ait pas été mentionné, en grande partie parce que, et cela n’est un secret pour personne, le gouvernement fédéral se concentre principalement sur l’investissement étranger direct, et non pas sur un rappel à l’ordre des Émirats arabes unis concernant le Soudan. Je dirais que c’est l’une des raisons, si je peux me permettre d’être direct.
Deuxièmement, c’est en grande partie ce qui se passe avec la plupart des intervenants de l’Occident. Le Canada ne fait pas exception à cette règle, mais il le devrait, en raison de la présence de nos armes là-bas.
Enfin, la situation a récemment changé, je dirais, en ce sens que les Émirats arabes unis ressentent les effets sur leur réputation de leur implication au Soudan, ce qui est probablement sans précédent pour eux. C’est en grande partie grâce aux efforts déployés par les Soudanais pour mettre en lumière ce qui se passe et pour enquêter sur les chaînes d’approvisionnement des deux parties au conflit. Ce qui ressort massivement — y compris dans les recherches de mon organisation, mais aussi dans celles d’autres entités —, c’est que les FSR ont vraiment bénéficié d’un système transnational d’approvisionnement, orchestré spécifiquement et explicitement pour pouvoir être démenti par les Émirats arabes unis. Ce système passe par au moins cinq pays, de mémoire, une multitude de sociétés fictives, et est très lucratif grâce aux liens que Mme Elamin a soulignés. C’est donc presque une guerre de profit pour les parties prenantes. Il n’y a pratiquement rien qui les incite à arrêter. Si cela vous rapporte de financer la guerre et que personne ne vous dit d’arrêter, pourquoi le feriez-vous?
Du côté américain...
Le président : Je vais devoir vous interrompre; nous avons dépassé le temps prévu pour ce segment. Chers collègues, j’aimerais vous rappeler que nous avons trois témoins, dont deux par vidéoconférence.
Le sénateur Woo : Je remercie les témoins. Ma question s’adresse principalement à M. Badi, mais j’invite quiconque d’autre à intervenir.
Dans cette discussion, il y a une analogie entre nos armes canadiennes qui se retrouvent dans les zones de conflit et, bien sûr, le problème en Palestine, les armes canadiennes exportées directement vers Israël dans son assaut contre la Palestine soulevant également des préoccupations. Dans ce cas, nous avons évidemment l’obligation morale de ne pas continuer à expédier des armes, mais il y a aussi un risque de complicité juridique, en raison des affaires portées devant la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale.
Je me demande si vous pouvez nous parler de la question de la complicité juridique à laquelle le Canada pourrait être confronté en raison de la situation que vous décrivez. Bien qu’il s’agisse d’une expédition indirecte d’armes, y a-t-il un danger pour le Canada?
M. Badi : Oui, absolument, surtout si c’est reconnu ex post facto — et généralement reconnu même en ce moment — par la plupart des organisations qui considèrent que les FSR perpétuent le génocide déjà entrepris. Essentiellement, les FSR sont une réincarnation des Janjawid, qui avaient déjà commis un génocide. Il y a un consensus scientifique à ce sujet, les mêmes politiques étant essentiellement reproduites aujourd’hui.
Nous risquons maintenant d’être complices d’un génocide. Et on ne peut pas prétendre que c’est par inadvertance ou qu’on ne le savait pas, parce que cela est documenté. Nous continuons sciemment d’exporter nos armes qui, nous le savons, peuvent se retrouver au Soudan ou à Gaza.
Je vais laisser mes autres collègues intervenir.
Mme Elamin : Je veux me faire l’écho de cela. Il est certain qu’une partie du problème tient au fait que le laboratoire de recherche humanitaire de l’Université Yale a fait des mises en garde concernant la possibilité que ce génocide se produise, il y a plus d’un an, sans que le monde réagisse. Le Canada, comme d’autres pays occidentaux, a eu la possibilité de réagir à ce moment-là, mais il ne l’a pas fait, et on constate maintenant qu’il est complice de la situation par l’entremise de ses entreprises de fabrication d’armes. Alors, absolument, je pense qu’il y a ce risque.
Le président : Madame Delorme, voulez-vous répondre? Il reste encore du temps.
Mme Delorme : Oui. J’aimerais peut-être ajouter, à titre de commentaire — et je remercie le sénateur Woo de sa question; ce fut un plaisir de travailler avec vous au sujet de la bande de Gaza et de la question des transferts d’armes là-bas également —, que le Canada a pris des engagements importants, audacieux et ambitieux pour accroître les dépenses en matière de défense. Est-ce que cela signifie que nous augmentons notre rôle dans ces conflits, dans ces génocides? Non seulement sommes-nous complices aujourd’hui, mais que ferons-nous demain?
Et je ne peux m’empêcher de penser, ironiquement, que nous avions un rôle de leadership sur la scène internationale. Apparemment, c’est maintenant le président Trump qui dirige les processus de paix dans des pays du monde entier, tandis que le Canada... quelle sera notre réputation? Quel sera notre nouvel héritage alors que nous augmentons les dépenses de défense, mais que nous sommes incapables de contrôler où vont ces armes?
La sénatrice M. Deacon : Bonjour à nos témoins. Merci beaucoup d’être ici aujourd’hui. Dans ce contexte, je me dois de souligner que la sénatrice Ataullahjan, le sénateur Al Zaibak et moi-même avons eu l’occasion d’entendre hier des témoignages sur le terrain au sujet de ce qu’est la vie au Soudan d’un point de vue très pratique, jour après jour. Il faut reconnaître qu’il s’agissait d’une réunion très importante.
Lorsque je m’interroge sur une question à poser aujourd’hui, je pense à ce que nous avons entendu. Nous avons entendu des appels publics pour un rétablissement de la force de maintien de la paix des Nations unies et de l’Union africaine, qui a été démantelée en 2020, il y a à peine cinq ans. Je me demandais si l’un de nos témoins — et j’inviterai d’abord nos témoins à distance — pourrait nous expliquer pourquoi cette mission a été démantelée et comment elle pourrait être rétablie efficacement dans les circonstances actuelles au Soudan. J’espérais que le professeur qui était l’un de ceux qui ont lancé un appel public serait ici aujourd’hui. Je me demande si l’un d’entre vous est à l’aise de répondre à cette question.
Mme Elamin : Je pense qu’il y a eu de multiples appels à la protection des civils. Comme je l’ai mentionné, il y a 150 000 personnes, par exemple, qui sont piégées à El Fasher en ce moment et qui ont grandement besoin de protection. On a ciblé les intervenants locaux, qui sont aux premières lignes des efforts de secours; il y a environ 700 Emergency Response Rooms au pays.
La force de maintien de la paix a été démantelée pour un certain nombre de raisons. Je vais laisser Mme Delorme vous en parler davantage. D’une certaine façon, le problème tient en partie au fait que c’est trop peu et trop tard. Nous sommes déjà témoins d’un génocide, car des dizaines de milliers de personnes manquent à l’appel. C’est frustrant pour moi, en tant que Soudanaise, de voir les délais dans les réponses. Les appels à la protection des civils n’ont pas cessé depuis le début de la guerre. Ce n’est pas le premier épisode de violence génocidaire dont nous sommes témoins depuis le début de la guerre en 2023. Il y en a eu aussi un à El Geneina contre les communautés de Massalits. Je vais laisser Mme Delorme poursuivre.
Mme Delorme : Je ne peux pas parler précisément de cet effort et de cette force de maintien de la paix, mais je dirais que nous avons vu le Canada se retirer de façon importante de son rôle de maintien de la paix au fil des décennies. Il y a plusieurs raisons à cela. Si vous parlez aux membres des Forces armées canadiennes, ils vous diront qu’il est de plus en plus difficile pour eux de maintenir la paix sans être armés. Je ne dirai pas si c’est efficace ou non.
Il y a aussi eu scandale après scandale au sujet du maintien de la paix. Cependant, quelle est la solution de rechange? Même si nous ne pouvons pas assurer une certaine stabilité, une certaine sécurité, dans une région par le maintien de la paix, nous n’avons pas encore trouvé de meilleurs outils. Il est certain que les organisations humanitaires comme la mienne qui travaillent dans la région courent de grands risques. Nous avons besoin de soutien pour être en mesure d’apporter une aide humanitaire vitale.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Al Zaibak : Ma question s’adresse à Mme Nisrin Elamin. Je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui. Vous avez mentionné les communautés non arabes ciblées par les FSR. Je me demande si vous pourriez, s’il vous plaît, nous les nommer et nous donner une idée de leur présence, de la taille de leurs populations et de l’histoire de la région.
Mme Elamin : Oui, merci de cette question.
Les communautés non arabes du Darfour comprennent les Furs, les Zaghawa, les Massalits et d’autres, et ce sont principalement des communautés agricoles sédentaires. Dans de nombreux secteurs, elles sont en large majorité. Depuis des décennies, elles sont en concurrence avec des groupes pastoralistes identifiés comme arabes au sujet des terres de pâturage. Bien sûr, ce genre de compétition ou de conflit a été exacerbé par la désertification, mais aussi par des décennies de négligence gouvernementale et par le fait que le gouvernement, essentiellement l’État, a armé les groupes pastoralistes dans les années 1980 et 1990 contre les communautés agricoles sédentaires non arabes, dans un contexte de concurrence pour obtenir ces terres.
Par le passé, il y avait des méthodes de résolution de conflits qui reposaient sur l’intervention d’une tierce partie. Mais depuis, l’État a commencé à armer les groupes pastoralistes, avant l’avènement des Janjawids au début des années 2000, lors du premier génocide au Darfour, et ceux-ci ont ensuite été légitimés par le régime de Bashir en 2013, en tant que Forces de soutien rapide, dans un effort pour que son contrôle de l’armée résiste à un coup d’État. Elles ont également été légitimées par l’Union européenne, qui a utilisé les FSR essentiellement comme contrôle frontalier dans sa tentative d’élargir sa frontière vers la région séparant le Soudan et la Libye.
Les Janjawids sont essentiellement une milice ethnique lésée, si vous voulez, composée de pastoralistes d’origine arabe qui ciblent des communautés non arabes depuis maintenant des décennies. Je répète que, pour moi, la consolidation de la paix sur le terrain doit se baser sur les méthodes traditionnelles de résolution des conflits qui existaient avant que ces groupes ne soient armés, et elle doit aussi tenir compte de divers facteurs comme la négligence du gouvernement, la désertification, etc., afin de s’attaquer également aux causes profondes de cette violence.
L’une des choses que j’étudie en tant que chercheuse, c’est l’accaparement des terres qui a eu lieu, sous l’impulsion de l’État, le pillage des ressources dont j’ai parlé plus tôt et qui est en grande partie à l’origine de ces déplacements forcés de communautés non arabes. Si nous ne nous attaquons pas aux causes profondes de cette situation, nous ne parviendrons pas à la paix.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Harder : Merci à nos témoins. De toute évidence, nous sommes dans une situation où il est difficile, pour moi du moins, de déterminer quelle coalition de partenaires serait en mesure d’améliorer la situation en ce qui concerne l’aide humanitaire ou certains éléments de consolidation de la paix. Comme on l’a dit plus tôt, la même situation s’était produite au début de ce siècle, avec une intervention humanitaire et un engagement civique beaucoup plus importants.
Ma question s’adresse à Mme Delorme. J’aimerais qu’elle nous dise pourquoi l’intervention humanitaire est aussi diamétralement opposée à ce qu’elle était, il y a 20 ans, disons, ce qui est décevant.
Mme Delorme : Je vous remercie de votre question. De toute évidence, il y a aujourd’hui des conflits qui retiennent la plus grande partie de l’attention des médias. Nous entendons parler de l’Ukraine tous les jours, et aussi de la bande de Gaza. Les journaux en parlent. Il en est question dans les rues et dans les cafés. Nous écrivons à nos parlementaires à ce sujet. La diaspora est bien organisée, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas le cas du Soudan. De toute évidence, on y accorde beaucoup moins d’attention, et c’est un cercle vicieux. La réponse n’est donc pas énorme.
Ce que je trouve très préoccupant, c’est qu’en cette période de crise humanitaire horrible au Soudan, où les conflits dans le monde s’aggravent et sont de plus en plus meurtriers, des pays se retirent du financement de l’aide internationale, du développement et des processus de paix. Nous nous retirons. Le Canada lui-même a annoncé qu’il réduirait de 15 % l’aide qu’il fournit.
Les besoins augmentent et les ressources diminuent. J’espère que le comité entendra ce cri du cœur, à savoir qu’il faut renverser cette tendance et accroître l’appui du Canada à la réponse au conflit et à l’intervention humanitaire au Soudan.
Le sénateur Harder : Qui sont vos principaux partenaires en matière d’aide humanitaire au Soudan?
Mme Delorme : Ce sont des partenaires européens. À l’heure actuelle, nous ne recevons pas de financement du Canada. Nous avons reçu du financement du Canada pour d’autres conflits, comme ceux de Gaza et de l’Ukraine, mais pas pour le Soudan, pour le moment.
Le sénateur Harder : S’agit-il de fonds de l’Union européenne ou de fonds de pays?
Mme Delorme : Ce sont à la fois des fonds de l’Union européenne et, dans certains cas, des fonds de pays, comme la France.
Je dois toutefois souligner que nous avons reçu des fonds pour répondre à la crise par le passé, par l’entremise de la Coalition humanitaire, dont nous sommes membres, le Canada ayant offert un financement de contrepartie modeste pour tenter de faire face à la crise. La Coalition humanitaire est composée d’environ 12 ONG internationales, et nous essayons d’accroître le bassin de financement et son efficacité, afin de pouvoir mieux répondre à la crise.
Le sénateur MacDonald : La deuxième question du sénateur Harder va un peu dans le même sens que ce que j’allais demander, mais je vais poursuivre dans la même veine.
On demande toujours au Canada de faire plus dans des situations comme celle-là. Nous sommes un pays parmi les 195 et notre population est de 41 millions comparativement à la population mondiale de 8 milliards. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en faire plus, mais quels sont les pays qui en font plus du point de vue du financement et du soutien sur le terrain? Quels pays ont fait une vraie différence là-bas? Je demanderais à quiconque d’entre vous de bien vouloir répondre. Nous entendons constamment parler d’Haïti et de l’Ukraine. Nous faisons des choses partout dans le monde, mais bien sûr, chaque pays a ses limites.
Mme Elamin : Je vous remercie de cette question. Je tiens également à souligner que le Canada a joué un rôle négatif dans le passé, par l’entremise de ses sociétés et de son secteur minier. Talisman Energy, le consortium de Londres, a été complice de la violence étatique en demandant à l’ancien régime de Bashir de libérer des zones de concession pétrolière à un moment où, à la fin des années 1990, la guerre civile contre le Sud était à son apogée. Nous avons aussi une firme de relations publiques à Montréal qui représentait les Forces de soutien rapide après qu’elles aient commis un massacre pendant la révolution, en collaboration avec d’autres forces militaires. Je tiens à dire que, pour cette raison, le Canada a un intérêt à cet égard et a la responsabilité de réagir.
Pour répondre à votre question, cependant, je pense qu’aucun pays n’a vraiment joué un rôle positif. La plupart des Soudanais ont été laissés à eux-mêmes. Même sur le plan de l’aide, la grande majorité des efforts de secours sont en fait coordonnés par les Emergency Response Rooms locales, qui ont vu le jour grâce aux comités de résistance qui ont été l’épine dorsale de la révolution. Encore une fois, il ne faut pas oublier que cette guerre est essentiellement une guerre contre-révolutionnaire qui vise à empêcher la possibilité d’un régime civil et démocratique. Ces groupes communautaires de la société civile et les Emergency Response Rooms ont pu entrer en contact — et je vais vous donner les statistiques — avec 80 à 95 % de la population, comparativement à 16 à 65 % pour les organisations internationales. Toutefois, seulement 1,5 % du financement se rend à ces groupes locaux.
Je pense que le Canada pourrait jouer un rôle en appuyant les intervenants locaux et même en fournissant aux agriculteurs, par exemple, du soutien pour cultiver des aliments dans des régions où il est sécuritaire de le faire. Le Soudan fait face à la plus grande famine au monde, alors qu’il s’agit d’un pays qui pourrait facilement subvenir à ses propres besoins alimentaires et à ceux de toute la région. À cet égard, je pense que le Canada pourrait en faire davantage et, bien sûr, comme on l’a mentionné, sur le plan de l’immigration aussi, pour corriger l’écart raciste entre la réponse aux réfugiés ukrainiens et celle aux réfugiés soudanais.
Le sénateur Wilson : Ma question va dans le même sens que celles des sénateurs Harder et MacDonald.
Vous avez tous mentionné un certain nombre de mesures que le Canada pourrait prendre et qui semblent très constructives. Cependant, même si le Canada pouvait agir rapidement et mettre en œuvre toutes ces mesures, il est peu probable que nous puissions avoir l’effet désiré sur la situation très urgente qui prévaut au Soudan. Qu’est-ce que le Canada devrait demander et que devrions-nous faire sur une base plus internationale et multipartite? Que devrions-nous faire avec les Nations unies? Quelles autres mesures pouvons-nous prendre?
J’ai trouvé intéressants les commentaires sur ce que font certains pays européens. J’ai l’impression que nous devons trouver une sorte de coalition de volontaires, un terme utilisé dans une autre situation, pour pouvoir faire bouger les choses. J’aimerais savoir ce que vous pensez du rôle que nous pourrions jouer à cet égard et de la forme que cela devrait prendre.
M. Badi : Je pense que les efforts multilatéraux et les efforts nationaux ne devraient pas être mutuellement exclusifs, car ils ne le sont pas pour de nombreux autres pays qui agissent. Cela peut prendre la forme d’une contribution nationale. Vous pouvez examiner les politiques qu’il est possible de modifier ici. Vous pouvez exercer des pressions unilatérales et donner l’exemple, parce que ce qui s’est passé généralement, c’est que plusieurs États ont intensifié leurs efforts après avoir pris certaines mesures. C’est presque comme s’ils avaient honte. Cela pourrait être une façon de procéder, surtout compte tenu des gros ego de certains dirigeants d’État de nos jours. C’est aussi une option, à mon avis.
Ensuite, sur le plan multilatéral, je pense que le Canada, ironiquement, en dépit de sa complicité directe et indirecte, est relativement éloigné de ce contexte. Il pourrait encore sauver sa réputation, disons, en agissant comme médiateur. Étant donné qu’on ne peut pas dire que l’espace est rempli de parties prenantes qui veulent la paix, le Canada pourrait être positionné comme un intervenant qui préconiserait une transition dirigée par des civils et ainsi de suite.
Ce qui manque dans des interventions comme celle du Quad, c’est précisément une voix qui demande de redonner du pouvoir aux civils, pour une transition démocratique. Je pense que cela pourrait être la contribution unilatérale et multilatérale du Canada. Cela s’ajoute à toutes les mesures que Mme Elamin a mentionnées et qui devraient être prises ici pour régler ce problème.
Le président : Je sais que d’autres témoins aimeraient intervenir à ce sujet, mais nous n’avons plus de temps. Nous pourrons peut-être en reparler au deuxième tour. Pour terminer le premier tour, j’aimerais poser une question, et quiconque le souhaite peut y répondre.
L’Agence des États-Unis pour le développement international s’est effondrée, a été démantelée et a été réformée. D’après ce que j’ai compris — ce que je dis n’est peut-être pas tout à fait juste, mais je crois que c’est à peu près cela —, 60 % du financement du Programme alimentaire mondial au Soudan provenait de cette agence. Ce n’est pas comme s’il y avait beaucoup de donateurs qui avaient la capacité d’intervenir pour combler le manque à gagner.
Si j’ai bien compris, le Fonds spécial des Nations unies n’atteint que 27 % de son objectif. C’est assez grave. Nous pourrions peut-être commencer par le point de vue de Mme Elamin à ce sujet, car la crise alimentaire est énorme. C’est épouvantable, et nous sommes au courant de cela. Que peut-on faire à l’avenir?
Mme Elamin : Je vous remercie de cette question. Je pense, comme vous l’avez mentionné, que les efforts de secours actuels n’ont pas reçu un financement adéquat et que le Canada pourrait certainement contribuer à atteindre un pourcentage plus élevé que 26 %. Une autre façon de le faire serait d’affecter ce financement aux intervenants locaux, aux Emergency Response Rooms, qui ont été mises en nomination deux fois de suite pour le prix Nobel de la paix. Elles font un travail extraordinaire sur le terrain et courent de grands risques.
De plus, comme je l’ai mentionné, on peut aider les agriculteurs à produire des aliments. Il y a beaucoup de terres arables et d’eau au Soudan. Dans les régions où il est relativement sécuritaire d’exploiter une ferme, les gens pourraient être soutenus par des contributions.
Sur ce point, je voulais mentionner, et je sais que c’est hors sujet, qu’en ce qui concerne les négociations de paix ou les pourparlers qui se déroulent actuellement à Washington, D.C., les élites militaires soudanaises sont devenues des expertes dans la négociation de la paix sans jamais que celle-ci se concrétise. Il y a maintenant des preuves que les FSR, après avoir accepté une trêve humanitaire sur le terrain, ont intensifié en fait leur violence. Les mécanismes de négociation de paix de haut niveau ne fonctionnent pas. Ce sont les civils, et non pas les élites civiles, qui doivent être au centre de cela; ceux qui vivent la catastrophe de cette guerre et qui sont organisés par l’entremise des comités de résistance et des Emergency Response Rooms que je viens de mentionner. Je pense que c’est extrêmement important. Si nous n’arrêtons pas l’entrée d’armes dans le pays et le pillage des ressources, nous ne nous rapprocherons pas de la paix.
Le président : J’ai bien peur de devoir respecter mes propres lignes directrices, alors nous n’avons plus de temps pour cette partie.
[Français]
La sénatrice Gerba : Madame Elamin, vous avez évoqué dans votre introduction le racisme systémique sur le plan de l’immigration.
Vous recommandez que le programme pour les ressortissants soudanais soit déplacé. Selon vous, quels éléments essentiels pourrait-on inclure dans ce programme pour le rendre plus efficace pour répondre aux besoins des personnes touchées?
Madame Delorme, vous nous indiquez clairement qu’il y a une politique de deux poids, deux mesures. Vous ne recevez pas de fonds du Canada. Savez-vous ce qui pourrait expliquer une telle situation?
[Traduction]
Mme Elamin : Je vous remercie de cette question. À l’heure actuelle, les Soudanais entrent au pays de deux façons. Comme je l’ai mentionné, le programme pour les réfugiés doit réagir à l’ampleur de la crise. Il faut un programme spécial pour les réfugiés soudanais qui est accéléré, qui est gratuit et qui n’est pas inclus dans les limites plus générales qui s’appliquent aux réfugiés.
En ce qui concerne la réunification des familles, il y a eu des retards extrêmes, au point où des membres de familles qui ont présenté une demande pour faire venir leurs proches au Canada ont attendu pendant si longtemps que ceux-ci sont décédés. Il y a des exigences financières associées au parrainage de parents qui sont très prohibitives, et cela n’existe que pour les Soudanais, à ma connaissance. Il faut donc les supprimer.
Il y a beaucoup à faire sur ce front. Comme je l’ai dit, à ce jour, seulement 3 000 Soudanais sont arrivés au Canada, comparativement aux 300 000 Ukrainiens qui ont été admis après le début de la guerre en Ukraine. Je tiens à le souligner et à dire qu’il est grand temps, compte tenu de l’ampleur de la crise et du fait que le Soudan est le théâtre des plus grands déplacements de population au monde, que la réponse du Canada en matière d’immigration soit adaptée. Merci.
La sénatrice Ataullahjan : Monsieur Badi, je vous ai posé une question sur le rôle des États-Unis. J’aimerais que vous nous en disiez davantage à ce sujet.
Madame Elamin, vous avez parlé de racisme systémique. Nous avons constaté cela. Je veux que vous nous parliez très brièvement, si nous avons le temps — et j’espère que ce sera le cas —, du rôle que jouent les médias, alors que certains conflits font constamment la manchette, tandis que d’autres sont ignorés.
M. Badi : Donc, en ce qui concerne le rôle des États-Unis, je veux dire qu’ils ont de l’influence du fait de leur pouvoir, mais qu’ils jouent aussi un rôle de rassembleurs pour de multiples parties prenantes. Cependant, je tiens à souligner que, surtout sous la présidence de M. Trump, il s’agit en grande partie de transactions conclues par les élites avec des intervenants dans les zones de conflit. Ce n’est pas la recette idéale pour une paix à long terme. Dans bien des cas, nous assistons à des conférences tape-à-l’œil, à des ententes de partage du pouvoir qui mettent les civils à l’écart — et c’est la raison pour laquelle j’ai parlé d’ego —, sans que soient nécessairement réprimandés les nombreux intervenants externes, du moins en ce qui concerne le Quad. Dans le cadre de l’organisation du Quad, il s’agit potentiellement de discuter de ce à quoi ressemblerait un accord de partage du pouvoir, avec des remontrances occasionnelles très récentes à l’endroit des Émirats arabes unis, dans ce cas particulier.
Les deux parties prenantes qui veulent mettre de côté les civils ont été désignées comme étant les deux seules options possibles pour l’avenir politique du Soudan, ce qui est un très gros problème, parce que l’une d’entre elles, du moins à ce stade-ci, est complice d’un génocide, et que l’autre a fait de même par le passé. Ce n’est donc pas une force qui veut le bien, et c’est la raison pour laquelle, dans ce contexte ou autrement, le Canada et une coalition de pays volontaires devraient intervenir pour rectifier la situation au Soudan, quoi qu’il arrive.
Mme Elamin : Pour ce qui est de la couverture médiatique, je dirais qu’il y a eu une période de mutisme complet des médias concernant le Soudan. Je pense que la couverture n’est pas toujours bonne. Je crois que lorsque l’on parle de la crise, lorsqu’elle est couverte, elle est dépolitisée. Les acteurs externes, comme les Émirats arabes unis, ne sont pas exposés. Je pense que nous devons tenir compte du fait que la couverture médiatique est également conforme à la politique canadienne dans ce cas-ci. Il y a une volonté de maintenir en quelque sorte la paix avec les Émirats arabes unis à cause des accords d’Abraham et de la normalisation avec Israël. Vous savez que les États-Unis et le Canada sont intéressés, bien sûr, à maintenir ces accords en place, et je crois que cela a préséance sur la vie de millions de civils soudanais, ce qui est une honte. Donc, pour moi, ce que j’aimerais voir, c’est une meilleure couverture et la mise au jour de ceux qui arment et alimentent ce conflit.
Le président : Merci beaucoup. Bien entendu, cette réunion est diffusée, alors nous verrons ce qui se passera par la suite. Je vais demander aux sénateurs Ravalia et Al Zaibak de poser leurs questions l’un après l’autre, parce que nous manquons de temps, puis nous permettrons aux témoins de répondre.
Le sénateur Ravalia : Ma question s’adresse à Mme Elamin. J’étais curieux de savoir dans quelle mesure la diaspora soudanaise en général, tant au Canada qu’à l’échelle mondiale, est engagée dans ce conflit, en prenant parti ou en apportant son soutien. Je serais simplement curieux de connaître la situation à cet égard.
Le sénateur Al Zaibak : Madame Elamin, dans quelle mesure la consolidation du territoire des FSR au Darfour, y compris la chute d’El Fasher, a-t-elle créé une partition de facto du Soudan, et quelles sont les répercussions sur un règlement politique viable à votre avis?
Mme Elamin : Je vous remercie de ces questions. En ce qui concerne la consolidation de la position des FSR dans la région de l’Ouest, elle est très préoccupante. C’est un tournant dans cette guerre. C’est pourquoi, en ce moment — et cela rejoint l’autre question —, la diaspora soudanaise se mobilise vraiment pour faire pression sur les Émirats arabes unis, afin d’imposer un embargo sur les armes, pour qu’ils retirent le soutien militaire et logistique qu’ils ont fourni et qui a permis aux FSR de gagner du territoire.
Je dirais que la diaspora est tout à fait d’accord pour dire qu’il faut mettre fin au flux d’armes vers ceux qui commettent des génocides. Elle en parle aussi depuis deux ans, et personne n’écoute vraiment. Des gens ont recueilli des fonds. Je suis membre du Sudan Solidarity Collective, qui a amassé plus d’un million de dollars pour les Emergency Response Rooms sur le terrain, qui dirigent les efforts de secours en l’absence d’un État fonctionnel là-bas. Elles dirigent essentiellement le pays, mais elles font aussi face à une réponse internationale déficiente, n’est-ce pas? Je pense donc que la diaspora est très mobilisée autour de ces deux éléments, l’aide humanitaire et aussi l’arrêt du flux d’armes, surtout en ce moment, au Darfour.
Il y a certainement un danger que ce genre de fragmentation du Soudan mine encore davantage la possibilité d’une gouvernance civile et d’une démocratie populaire. C’est pourquoi les pressions diplomatiques doivent être jumelées à un levier économique et politique autour d’un embargo sur les armes et de restrictions commerciales. Merci.
Le président : Merci beaucoup. Malheureusement, nous sommes arrivés à la fin de ce groupe. Au nom du comité, j’aimerais remercier M. Badi, Mme Delorme et Mme Elamin de leur témoignage d’aujourd’hui. Cela donne à réfléchir. Il y a manifestement une grande tragédie qui se déroule au Soudan. Je vous remercie de ce que vous faites. Nous voudrons sans doute vous réinviter lorsque nous examinerons l’évolution de la situation au Soudan. Nous vous remercions sincèrement de votre présence ici aujourd’hui.
Chers collègues, pour notre deuxième groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir à nouveau au comité Michael Lawson, représentant humanitaire au Canada, et Michel-Olivier Lacharité, chef des urgences, de Médecins Sans Frontières. Ce dernier se joint à nous par vidéoconférence. Nous accueillons également, par vidéoconférence, Mme France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone; et Mme Rita Morbia, cogestionnaire d’Inter Pares. Je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui.
Nous sommes prêts à entendre vos déclarations préliminaires. Vous avez cinq minutes chacun. Je sais que nous avons déjà discuté de la possibilité de raccourcir cette durée, mais si vous pouviez vous en tenir à cinq minutes, nous vous en serions très reconnaissants. Nous allons commencer par M. Lawson et M. Lacharité; je crois que vous partagez votre temps. Ils seront suivis de Mme Morbia et Mme Langlois.
Michael Lawson, représentant humanitaire au Canada, Médecins Sans Frontières : Bonjour, et merci aux membres du comité de nous accueillir aujourd’hui.
Mon collègue et moi représentons Médecins Sans Frontières, ou MSF, un organisme d’aide internationale qui fournit des soins médicaux aux personnes touchées par des conflits armés et des urgences humanitaires partout dans le monde.
L’une des pires crises se déroule actuellement au Soudan, où, depuis plus de deux ans, les deux parties à un conflit brutal qui perdure mènent ce qui est devenu essentiellement une guerre contre les civils, dans laquelle sont ciblés des non-combattants, des femmes, des enfants, des travailleurs humanitaires et plus encore. Je vais laisser mon collègue décrire plus en détail ce dont nos équipes de MSF ont été témoins sur le terrain.
Avant cela, j’aimerais profiter de l’occasion pour rappeler aux membres du comité que le Canada a l’obligation d’empêcher les violations du droit humanitaire international et de tenir les auteurs des crimes responsables de leurs actes. Nous exhortons le gouvernement du Canada à assumer ses responsabilités et à ne pas rester les bras croisés pendant que des atrocités sont commises à la vue du monde.
Sur ce, je vais céder la parole à mon collègue, M. Lacharité, qui vous parlera plus en détail de ce que nous voyons sur le terrain.
[Français]
Michel-Olivier Lacharité, responsable des urgences, Médecins sans frontières : Monsieur le président, honorables sénatrices et sénateurs, bonjour.
Il y a maintenant trois semaines que la situation au Soudan a franchi un nouveau seuil de gravité avec les violences de masse qui ont accompagné la prise de contrôle de la ville d’El‑Fasher par les Forces de soutien rapide, ou FSR. C’est le scénario du bain de sang que plusieurs redoutaient qui s’est réalisé malgré les alertes.
C’est la troisième fois depuis le début de ce conflit que nous assistons à un massacre de grande ampleur marqué par un ciblage ethnique perpétré par les FSR après celui d’Al-Geneina, la capitale du Darfour-Occidental, en 2023, et celui de Zamzam, le plus grand camp de déplacés du Soudan, situé en périphérie d’El‑Fasher, au mois d’avril de cette année. À ce moment-là, j’étais à Tawila, à 60 kilomètres du camp de Zamzam, pour coordonner les opérations de Médecins sans frontières (MSF).
El‑Fasher faisait déjà face à une crise humanitaire sans précédent avant la fin de semaine du 25 octobre, après plus de 500 jours de siège mis en place par les FSR. MSF était présente dans la capitale du Darfour du Nord jusqu’à l’année dernière, lorsque des attaques contre nos structures médicales nous ont forcés à évacuer.
À El‑Fasher, les tueries sont à la fois indiscriminées et ciblées selon l’appartenance ethnique. Les populations sont massacrées, torturées, exécutées sommairement. À ce jour, plusieurs personnes restent bloquées, portées disparues, et plusieurs milliers sont encore détenues. Elles sont retenues contre rançon. Celles qui ont réussi à s’échapper en parcourant à pied les 60 kilomètres jusqu’à Tawila, où les équipes de MSF sont présentes, sont profondément traumatisées, déshydratées et souffrent de malnutrition. MSF y gère un hôpital de 250 lits avec plus de 500 employés sur place.
Plusieurs portent des blessures par balle et des éclats d’obus. Des femmes rapportent des témoignages accablants de viols et de violences sexuelles. Des enfants sont arrivés, terrifiés, dans les bras d’inconnus, après être devenus orphelins à El‑Fasher. Mes collègues soudanais soignent des patients tout en attendant des nouvelles de leurs proches. La plupart d’entre eux ont perdu des membres de leur famille, des amis ou des collègues tués par les FSR à El‑Fasher.
La mort et la destruction au Soudan sont rendues possibles, car trop de gouvernements choisissent de ne pas agir. Ils choisissent plutôt de ne pas utiliser leur influence pour exercer une pression sur les parties belligérantes et leurs alliés afin que cessent les atrocités et le blocage de l’aide humanitaire. Ils choisissent aussi d’exprimer passivement leurs préoccupations, alors qu’ils ne sont autres que ceux-là mêmes qui apportent aux belligérants un soutien financier et politique, ainsi que les armes qui détruisent, mutilent et tuent les populations.
Il y a plus de 20 ans, lorsque des violences extrêmes similaires ont été commises, le monde s’est mobilisé pour le Darfour. Les dirigeants mondiaux ont été à l’origine d’un effort politique et humanitaire extraordinaire. La Cour pénale internationale (CPI) a déterminé que ces actes de génocide avaient été commis par les milices Janjawid. Aujourd’hui, alors que des atrocités comparables sont commises contre les mêmes groupes ethniques par les FSR et les héritiers des Janjawid, la communauté internationale ne peut détourner le regard. Alors que les horreurs d’El‑Fasher risquent de rapidement disparaître de l’actualité médiatique, nous ne devons pas accepter de passer à autre chose. Nous avons besoin d’un engagement politique, d’une mobilisation humanitaire fondée sur une évaluation impartiale de la situation et de mécanismes de responsabilité.
Vendredi dernier, le Conseil des droits de l’homme a mandaté une enquête auprès de la mission indépendante d’établissement des faits pour le Soudan dans et autour d’El‑Fasher, une enquête que tous les États doivent soutenir et faciliter. Nous devons faire davantage pour les personnes dont la vie est encore en danger à El‑Fasher et dans les villes environnantes. Nous devons veiller à ce que les cycles de violence et de nettoyage ethnique prennent fin au Darfour.
Je vais m’arrêter ici et j’attendrai la période des questions pour parler plus en détail des activités médicales. Merci de votre attention.
Le président : Merci, monsieur Lacharité.
Place à Mme Morbia; c’est maintenant votre tour.
[Traduction]
Rita Morbia, co-gestionnaire, Inter Pares : Je vous remercie de cette occasion importante de recommander des mesures que le Canada peut prendre pour mieux gérer le conflit au Soudan.
Je représente Inter Pares, une organisation canadienne féministe qui milite pour la justice sociale. Depuis près de 20 ans, nous tissons des liens avec des organismes locaux de défense des droits des femmes et de la justice de genre au Soudan et leur apportons notre soutien, parfois grâce à des fonds accordés par Affaires mondiales Canada.
En avril 2023, lorsque le conflit au Soudan a commencé, j’ai eu un aperçu personnel de cette guerre. Je me suis retrouvée coincée avec des collègues à Khartoum pendant 10 jours, alors que les bombes tombaient et que les Forces de soutien rapide paramilitaires prenaient le contrôle du quartier où nous logions. Aussi pénible que cela ait été, cela n’est rien comparé à l’expérience du peuple soudanais qui, après deux ans et demi, se retrouve dans ce que la Mission d’établissement des faits des Nations unies pour le Soudan qualifie de « guerre d’atrocités ».
La guerre au Soudan n’est pas seulement la plus grande crise humanitaire du monde; c’est une guerre contre le peuple soudanais et une guerre contre les femmes. Les femmes portent un fardeau insupportable, devenues du jour au lendemain les seules responsables des soins et du revenu familial, tout en étant systématiquement victimes de violences sexuelles, d’enlèvements, de déplacements forcés, de disparitions forcées et d’autres violations des droits de la personne. Les besoins des femmes et des filles en matière de santé, de moyens de subsistance et de sécurité sont largement sous-financés. Les infrastructures sanitaires, de communication, d’éducation et bancaires ont été décimées, et les conséquences sont dévastatrices.
Depuis le début du conflit actuel, la violence sexuelle est systématiquement perpétrée contre les femmes et les filles à grande échelle, en particulier par les Forces de soutien rapide. Plus récemment, les témoignages des survivantes d’El Fasher, comme on vient de vous le dire, sont profondément troublants. Une représentante d’ONU Femmes a décrit les corps des femmes de El Fasher comme « une scène de crime ».
La nourriture est aussi utilisée comme arme de guerre, et les répercussions sont sexospécifiques. Près de 11 millions de femmes sont aujourd’hui en situation d’insécurité alimentaire aiguë. Les ménages dirigés par des femmes sont trois fois plus exposés à la famine que ceux dirigés par des hommes.
Pourtant, 2025 marque le 25e anniversaire de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies. Il s’agissait d’une entente visant à placer la protection, les droits, les rôles et l’autonomie des femmes au centre d’un engagement formel et juridique. La résolution 1325 n’a jamais été aussi pertinente pour le Soudan, ni aussi loin d’être mise en œuvre. C’est comme si chaque aspect de la résolution avait été démantelé, qu’il s’agisse de prévention, de protection, de consolidation de la paix ou de participation.
Au Canada, nous avons intégré la résolution 1325 dans notre troisième plan d’action national, intitulé Les fondements de la paix : Plan d’action national du Canada pour les femmes, la paix et la sécurité.. Le PANC est plus qu’une promesse; c’est une obligation. Deux des six domaines d’intérêt concernent la réponse aux crises et la violence sexuelle et fondée sur le sexe. Le premier vise à s’assurer que les besoins des femmes, des filles et des personnes de diverses identités de genre sont pris en compte dans la réponse du gouvernement du Canada aux crises axées sur la paix et la sécurité au Canada et à l’étranger; le second vise à réduire la violence sexuelle et fondée sur le genre pendant et après les conflits, veiller à ce que les responsables rendent compte de leurs actes. Qu’en est-il de la mise en œuvre du PANC pour le Soudan?
Le Canada peut et doit faire plus, et à cette fin, Inter Pares a deux recommandations clés.
Premièrement, nous recommandons que le gouvernement du Canada nomme un envoyé spécial au Soudan. Le Canada a l’occasion d’intensifier ses engagements humanitaires, ses efforts diplomatiques, ses sanctions économiques et ses mesures en matière d’immigration. Cependant, la situation exige un défenseur politique de haut niveau possédant une expertise et une expérience spécialisées pour coordonner nos efforts dans une approche cohérente. Le mandat d’un envoyé pourrait comprendre la prise en compte de la participation des entreprises et du financement des conflits qui perpétuent la guerre.
Deuxièmement, le Canada doit dialoguer avec les acteurs géopolitiques qui alimentent le conflit. En particulier, les Émirats arabes unis doivent être appelés à rendre des comptes sur leur complicité dans le soutien apporté aux Forces de soutien rapide génocidaires. Si nous ne faisons rien, le Canada risque d’être complice des crimes de guerre qui sont commis. Nos homologues, nos partenaires locaux sur le terrain, exigent la fin immédiate et permanente des hostilités. Il ne peut y avoir de sécurité pour les femmes tant que la guerre continue.
En terminant, je tiens à saluer les organisations féministes avec lesquelles Inter Pares travaille et toutes celles qui sont en première ligne jour après jour. Je serai heureuse de répondre à vos questions et de discuter avec vous. Merci à tous pour le travail important que vous accomplissez aujourd’hui.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
Madame Langlois, la parole est à vous maintenant.
France-Isabelle Langlois, directrice générale, Amnistie internationale Canada francophone : Bonjour et merci de l’invitation, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs.
Vous l’avez entendu : la situation au Soudan ne cesse de se détériorer. La population de ce pays se sent oubliée dans la spirale de la violence qui s’y est abattue, où les parties au conflit sèment la mort et la destruction, au mépris des droits de la personne et du droit international humanitaire.
Depuis avril 2023, le conflit entre les Forces d’appui rapide, ou FAR, qu’on appelle également les Forces de soutien rapide, ou FSR, et les Forces armées soudanaises (FAS) a fait des dizaines de milliers de victimes et entraîné le déplacement de plus de 12 millions de personnes, devenant ainsi la plus grande crise humanitaire au monde.
Compte tenu de l’ampleur des combats et de l’organisation des deux camps, la situation peut être considérée comme un conflit armé non international aux termes des Conventions de Genève. Par conséquent, il est régi par le droit international humanitaire, qui vise à protéger les populations civiles et les autres non-combattants dans le cadre des conflits armés.
Amnistie internationale considère que les FAS et les FAR sont toutes deux des forces étatiques. Divers groupes armés et milices non étatiques sont également impliqués. Après enquête, Amnistie internationale a pu établir que toutes les parties au conflit ont commis de graves violations du droit international relatif aux droits de la personne et du droit humanitaire. Certaines des violences commises constituent des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité.
Le 26 octobre 2025, les FAR ont affirmé avoir conquis plusieurs zones d’El‑Fasher, la dernière grande ville du Darfour contrôlée par les FAS. Le 3 novembre dernier, le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale s’est dit alarmé par les informations provenant d’El‑Fasher selon lesquelles des massacres, des viols et d’autres crimes ont été commis lors d’attaques menées par les FAR. El‑Fasher comptait plus de 1,5 million d’habitants, dont des centaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays. On estime qu’environ 260 000 civils étaient piégés dans cette ville à l’approche des attaques du 26 octobre.
Depuis, les FAR se sont emparées de la ville de Bara et ont continué d’assiéger la ville de Kadugli, deux villes situées respectivement dans le Kordofan du Nord et du Sud, en plus de renforcer leurs attaques autour d’El Obeïd, où, le 3 novembre, une frappe de drones aurait tué au moins 40 personnes. Des personnes ont été tuées chez elles ou alors qu’elles cherchaient désespérément de la nourriture, de l’eau et des médicaments. Elles ont été prises entre deux feux quand elles s’enfuyaient, et abattues lors d’attaques ciblées. Des femmes et des filles n’ayant parfois pas plus de 12 ans ont été violées et soumises à d’autres formes de violence sexuelle par des belligérants des deux camps.
Les FAR commettent depuis longtemps des violations massives des droits de la personne, notamment des attaques ciblées contre les communautés non arabes, ainsi que des massacres rappelant ceux qu’a connus le Darfour il y a deux décennies.
Amnistie internationale a recensé dès 2024 que le conflit au Soudan est alimenté par un afflux constant d’armes dans le pays, ce qui constitue une violation flagrante de l’embargo sur les armes qui existent déjà dans le Darfour.
Certaines de ces armes seraient de fabrication canadienne, selon des informations récentes fournies par la CBC; elles proviendraient des Émirats arabes unis et pourraient avoir servi dans des massacres civils, notamment dans la ville d’El‑Fasher.
Amnistie internationale demande donc ce qui suit au Canada : cesser de participer à l’armement du conflit directement ou indirectement; exiger du Conseil de sécurité des Nations unies qu’il étende l’embargo sur les armes à tout le pays, et non seulement au Darfour; demander au Conseil de sécurité de renforcer ses mécanismes de surveillance et de vérification afin de surveiller et de prévenir efficacement les transferts internationaux et le détournement illicite d’armes vers le pays; soutenir le mandat de la mission internationale indépendante d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme qui vient d’être renouvelé pour un an; demander au Conseil de sécurité des Nations unies d’étendre le mandat de la Cour pénale internationale afin qu’il couvre non seulement le Darfour, mais aussi l’ensemble du territoire soudanais, pour qu’elle puisse rendre justice à toutes les victimes.
Aministie internationale demande aussi de faire appliquer d’urgence tous les mandats d’arrêt non exécutés en lien avec la situation au Darfour, notamment contre l’ancien président soudanais Omar el-Béchir, et de renforcer son soutien politique et financier à la cour afin que l’enquête sur les violations perpétrées au Darfour et ailleurs au Soudan puisse avoir lieu, et enfin, d’afficher son engagement et son soutien aux victimes du Darfour et à toutes les situations faisant l’objet d’une enquête en menant des actions concrètes visant à défendre la cour face aux attaques des États-Unis et d’autres États contre la Cour pénale internationale. Merci.
Le président : Merci beaucoup. Nous allons passer à la période des questions et nous accorderons trois minutes pour la question et la réponse.
[Traduction]
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup à nos témoins. Je vous suis reconnaissant de vos témoignages très émouvants.
J’aimerais adresser ma question à M. Lacharité. Le plan du gouvernement canadien visant à réduire le financement de l’aide internationale dans les programmes mondiaux de santé a sans aucun doute eu un impact négatif important sur votre travail à l’échelle mondiale, surtout dans le contexte de la crise au Soudan. Pourriez-vous nous décrire le travail que vous faites et en quoi ce financement a pu nuire à certaines de vos activités?
Merci.
M. Lacharité : Je vous remercie de la question. Je pense qu’il est bon de rappeler que, chez Médecins Sans Frontières, nous travaillons avec 98 % des fonds privés. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes en mesure d’intervenir rapidement dans les différents théâtres d’opérations et de nous déployer le plus rapidement possible. Cependant, nous avons constaté que les coupes budgétaires importantes opérées par le gouvernement américain ces derniers mois ont eu un impact considérable sur tous les autres organismes non gouvernementaux, les ONG, et sur le système des Nations unies, à l’exception peut-être du Soudan, qui a été considéré comme prioritaire. Cependant, dans plusieurs autres pays, d’autres acteurs ne sont pas en mesure d’intervenir, c’est donc vraiment une question de capacité pour les autres.
Dans le cas du Soudan, Médecins Sans Frontières a ouvert et fermé plus de 15 nouveaux projets au cours de la dernière année parce que le conflit est passé de Geneina il y a deux ans à Zamzam, à El Fasher, et nous ne parlons pas des différentes épidémies qui surgissent dans l’est du pays.
Oui, les compressions budgétaires au Canada et aux États-Unis ont une incidence majeure sur la capacité de faire des interventions humanitaires, médicales, alimentaires et hydriques de base. Merci.
Le président : Merci.
La sénatrice Ataullahjan : Je tiens à féliciter Médecins Sans Frontières pour son travail constant partout dans le monde.
Aujourd’hui, c’est la Journée mondiale de l’enfance. Cela signifie qu’il faut assurer leurs droits fondamentaux, l’éducation et les soins de santé. Ce sont des choses dont nous ne pouvons même pas parler au Soudan, mais c’est la protection contre le mal. Quel avenir attend les enfants du Soudan?
N’importe qui peut répondre. Je tiens à saluer les enfants.
Mme Morbia : Je vous remercie de cette question. Je pense que la dévastation que nous voyons au Soudan aura des effets générationnels, et je dirais simplement que l’ampleur du problème est tellement grande en ce moment et que les atrocités sont si difficiles.
Entre autres choses, je veux attirer votre attention sur le niveau de traumatisme que les enfants et d’autres personnes voient et ressentent en ce moment. C’est sans précédent, alors je le comprends.
M. Lawson : L’une des choses qu’il faut souligner — et vous avez entendu le témoignage de mon collègue au sujet de ce dont nous avons été témoins —, c’est simplement les attaques directes contre le camp de Zamzam. C’est un camp rempli de femmes et d’enfants. Nous parlons d’une situation où des enfants sont en fait ciblés par la violence.
Comme mon collègue vous l’a dit, nous anticipons des traumatismes à long terme. Nous anticipons également un scénario dans lequel les enfants sont... nous ne parlons pas d’une possibilité de sécurité, ou c’est très difficile. Ce sont des gens qui fuient la violence et qui sont ciblés par la violence.
C’est pourquoi il est important de souligner qu’à l’heure actuelle, nous sommes témoins de violations du droit humanitaire international qui auront des répercussions générationnelles à long terme.
La sénatrice Ataullahjan : Je reviens tout juste d’une visite des camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh, et j’ai parlé à des enfants qui disaient simplement : « Oui, mes parents ont été assassinés et nous avons vu des gens être violés. » Une jeune fille de 14 ans semblait en avoir 9 ou 10, tellement elle souffrait de malnutrition. Je m’inquiète de l’avenir qui attend cet enfant, puis nous sommes surpris lorsque nous voyons des enfants se radicaliser.
Je me suis sentie très impuissante, et en écoutant les témoignages d’aujourd’hui, j’éprouve le même sentiment.
M. Lawson : Si je peux réagir, je dirais que c’est la raison pour laquelle il est de la plus haute importance que nous continuions d’accorder la priorité à l’aide humanitaire et à la capacité de fournir des soins là où ils sont nécessaires et d’établir des priorités, encore une fois, le respect du droit humanitaire international lorsque c’est nécessaire. Ce sont les étapes nécessaires pour s’assurer que ce dont vous parlez peut être réglé.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Morbia. Vous avez mentionné la Résolution 1325, qui engage les États à protéger les femmes et les filles. Or, les enlèvements de filles au Soudan rappellent les pratiques observées en Ukraine. Pouvez-vous nous dire pourquoi la communauté internationale n’a pas adopté la même réponse, les mêmes réactions et la même approche par rapport à ce qui se passe au Soudan?
[Traduction]
Mme Morbia : Je vous remercie de cette question. Je pense que la résolution 1325 comporte un certain nombre d’éléments différents — protection contre la violence sexuelle et fondée sur le genre, reddition de comptes pour mettre fin à l’impunité, participation égale et entière des femmes à la consolidation de la paix — et je crois que tous ces éléments sont très pertinents au Soudan.
Le mouvement des femmes au Soudan est en fait très fort. Il l’était avant le début de la guerre, et il l’est toujours. Les femmes ne sont pas seulement des victimes ou des survivantes; elles sont aussi de puissants agents du changement.
L’une des raisons pour lesquelles ce conflit ne reçoit pas — et nous en avons aussi parlé avec le groupe de témoins précédent — l’attention que les médias ou les politiciens accordent à d’autres conflits dans le monde, c’est en raison de l’endroit où ils se trouvent, du racisme en cause, comme on l’a mentionné dans le dernier groupe de témoins. Je le souligne.
C’est maintenant que nous pouvons commencer à prêter attention. À cause de l’ampleur des atrocités, le monde a été alerté et c’est un moment où nous pouvons renverser la vapeur.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci beaucoup pour la réponse.
Madame Langlois, des organismes de la société civile et des analystes ont affirmé récemment que des armes et des composantes fabriquées au Canada parvenaient au FSR par l’intermédiaire des Émirats arabes unis. Vous l’avez mentionné plus tôt, et cela vient contrevenir aux embargos existants. Est-ce qu’Amnistie internationale Canada francophone est en mesure de corroborer ces affirmations? Quels sont les mécanismes de surveillance qui pourraient être mis en place pour qu’il y ait un contrôle plus efficace?
Mme Langlois : Merci pour la question. La question de l’afflux d’armement au Soudan est une réelle préoccupation pour Amnistie internationale Canada francophone et c’est l’une des principales causes sur lesquelles la communauté internationale doit agir, notamment le Canada.
À ce moment-ci, Amnistie internationale Canada francophone n’est pas en mesure de confirmer qu’il y a des armes de fabrication canadienne, mais nous avons vu que d’autres l’ont fait et cela nous préoccupe beaucoup.
Dans tous les cas, on demande au Canada de cesser de vendre des armes directement ou indirectement, entre autres, par l’intermédiaire des Émirats arabes unis qui, nous pouvons l’affirmer, contribuent à faire entrer des armes au Soudan.
Dans tous les cas, le Canada doit agir sur l’embargo et demander à ce qu’il soit étendu à l’ensemble du pays, et non seulement au Darfour, et veiller à ce que les mécanismes de surveillance qui existent... Ce n’est pas tant qu’il n’y en a pas, mais ils ne sont pas activés ni gérés de façon adéquate par la communauté internationale, et ce doit être le cas.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Merci à nos témoins de leur présence.
Nous avons parlé des femmes, des filles et des enfants, et vous avez abordé, madame Morbia, un sujet sur lequel j’aimerais revenir, c’est-à-dire le rôle des femmes dans toute négociation de paix et tout règlement éventuel. Bien sûr, nous avons entendu dire que les femmes sont les premières victimes de nombreux conflits et que le viol est utilisé comme une arme de guerre par les deux camps. Malgré cela, comme nous l’avons entendu hier ailleurs, elles négocient également le passage en toute sécurité de leur peuple, de leurs familles qui fuient la violence, et elles apportent un soutien vital.
Malgré cela, les femmes semblent être exclues des pourparlers diplomatiques. Je sais que le Canada est en marge du Quad, mais quel rôle, s’il y a lieu, notre pays pourrait-il jouer pour que les femmes soudanaises aient un rôle à jouer dans ces pourparlers et dans tout accord de paix potentiel?
Mme Morbia : Je vous remercie de votre question importante. Le rôle des femmes dans la consolidation de la paix au Soudan est crucial. Je ne parle pas seulement du très fort mouvement féministe soudanais qui est actif depuis des décennies, mais aussi du fait qu’en 2019, c’est un mouvement populaire dirigé par des femmes et des jeunes qui a renversé la dictature de 30 ans. Les femmes constituent une force politique au Soudan. Ce ne sont pas seulement des victimes. Ce ne sont pas seulement des survivantes.
Il est absolument essentiel que les femmes participent à tout processus de paix, qu’elles disposent des ressources nécessaires, que leur participation soit concrète et que l’on s’attaque à certaines des causes profondes du conflit. Je partage tout à fait votre opinion et vos préoccupations quant à l’importance de la participation des femmes à toute paix durable au Soudan.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Qu’en est-il d’un rôle particulier pour le Canada?
Mme Morbia : Je reviens à l’idée d’un envoyé spécial. Je pense que le Canada peut être en quelque sorte un ambassadeur pour le rôle des femmes, et nous l’avons déjà fait. Nous pouvons continuer à le faire de façon plus énergique. Nous avons besoin d’un envoyé spécial au Soudan, car la cohésion et la cohérence de notre réponse sont très importantes, et nous n’avons pas vu cela à ce jour.
Cette idée n’est pas sans précédent. Bob Rae a été notre envoyé spécial au Myanmar entre 2017 et 2020. Il a obtenu de très bons résultats. Chrystia Freeland vient d’être nommée représentante spéciale pour la reconstruction de l’Ukraine. Dans un autre ordre d’idées, Jacqueline O’Neill était notre ambassadrice pour les femmes, la paix et la sécurité. Donc, sur le plan thématique, elle a vraiment mis en évidence le rôle des femmes pour la paix et la sécurité. Le Canada l’a déjà fait, il s’y connaît et il pourrait le faire pour le Soudan.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le sénateur Woo : Je remercie les témoins.
Dans la mesure où la communauté internationale peut déployer une augmentation massive de l’aide humanitaire, y compris en fournitures médicales et en personnel, quels sont les obstacles concrets à l’acheminement de ces fournitures et de cette aide vers les endroits qui en ont le plus besoin?
M. Lawson : L’un des obstacles très importants, c’est que nous constatons un blocage systématique de notre capacité à faire entrer des fournitures. Je vais peut-être céder la parole à mon collègue, M. Lacharité, qui vous donnera un peu plus de détails sur la forme que prennent ces blocages.
[Français]
M. Lacharité : Le siège sur El‑Fasher a vraiment été un blocage qui a empêché les camions de nourriture de rejoindre les villes d’El‑Fasher et de Zamzam.
Dans les médias, on tente parfois de décrire les actions des FSR comme des actions de personnes ou d’individus, mais il y a quand même des murs de sable qui ont été faits autour de la ville et des douves qui ont été creusées autour pour bloquer l’eau. C’est un système qui a été mis en place pour empêcher l’assistance à ces populations.
C’est l’un des principaux points de blocage.
Le deuxième, c’est la sécurité. Il y a un grand nombre d’endroits au Soudan qui ne sont pas accessibles pour des raisons de sécurité; c’est le deuxième point, en plus du siège d’El‑Fasher.
Le troisième, ce sont les blocages administratifs. En effet, s’il est vrai que pour le moment, passer et entrer dans les zones des FSR reste relativement facile pour les organisations non gouvernementales, les Nations unies doivent déclarer la totalité de ces marchandises, et c’est extrêmement lent, laborieux et contraignant avant que gouvernement de Port-Soudan puisse déployer l’assistance. De plus, les blocages administratifs peuvent prendre des semaines, voire des mois, dans la partie est. Que ce soit pour la reconstruction de Khartoum ou celle d’autres villes, les besoins sont extrêmement importants.
En résumé, on parle de sécurité, de contraintes administratives et de blocage politique organisé par les deux parties au conflit.
[Traduction]
M. Lawson : C’est une constante de ce conflit des deux côtés, et nous assistons donc à une convergence de facteurs qui se traduit par une réduction de l’aide humanitaire et de l’aide au développement. Nous l’avons déjà entendu à maintes reprises — le niveau des compressions coïncidant avec l’accélération des besoins —, mais, en outre, nous sommes aux prises avec les blocages très concrets que nous voyons des deux côtés dans ce conflit.
Mme Morbia : L’accès humanitaire a également servi d’outil de négociation et a été militarisé par les deux parties. C’est aussi tout un problème.
Le président : Pour faire suite à la question du sénateur Woo, est-ce que l’un d’entre vous a élaboré des pratiques exemplaires dans des situations comme celle-ci, sachant que chaque situation est différente, quand vous ne pouvez pas entrer? Vous adressez-vous à des tiers, ou essayez-vous de négocier sur le terrain?
M. Lawson : Nous devons sans cesse négocier sur le terrain. Cela dépend de la situation et des parties, mais il est absolument essentiel que nous essayions de continuer à négocier avec les intervenants à qui nous parlons. M. Lacharité pourrait peut-être vous donner plus de détails à ce sujet.
[Français]
M. Lacharité : Pour arriver à acheminer certaines marchandises, on a parlé abondamment aujourd’hui des FSR et du gouvernement soudanais.
Toutefois, pour se rendre à El‑Fasher ou dans une autre zone, la négociation doit mobiliser de cinq à sept acteurs militaires armés qui sont des organisations politiques.
Pour se rendre, par exemple, du Tchad et d’Al-Geneina à El‑Fasher, il faut négocier avec les FSR, avec l’Armée de libération du Soudan, avec les différentes factions et d’autres milices tribales pour chacun des passages, kilomètre par kilomètre. C’est vraiment extrêmement complexe.
Pour faire écho au premier bloc de discussions que vous avez eues, effectivement, le conflit au Soudan dure depuis deux ans et très peu de choses bougent. Médecins sans frontières a d’abord interpellé les parties au conflit, et ce fut sans succès. On a appelé la communauté internationale, sans succès non plus. Les résolutions des Nations unies n’ont pas très bien fonctionné non plus. Aujourd’hui, on appelle les alliés des parties au conflit, qui sont aujourd’hui les membres du Quad, donc les Émiratis, les Égyptiens et les Saoudiens. Le rôle du Canada est donc aussi d’interpeller ces États, qui sont les alliés des parties au conflit. On ne peut trouver de bonnes pratiques de négociations qu’avec des acteurs qui ont une influence sur les parties au conflit.
La sénatrice Hébert : Merci à tous pour votre témoignage et pour le travail que vous effectuez pour aider les personnes en difficulté sur le terrain. Ma question s’adresse à Mme Morbia. Elle porte sur l’envoyé spécial.
Vous avez donné des exemples passés. Est-ce que votre organisation ou d’autres ont porté cette demande auprès du gouvernement canadien? Jusqu’à présent, quelle a été la réceptivité du gouvernement à cette demande, le cas échéant?
[Traduction]
Mme Morbia : Je vous remercie de la question. Oui, nous demandons au gouvernement canadien de nommer un envoyé spécial au Soudan. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu de réponse officielle à cette suggestion, mais c’est une recommandation ferme.
Un envoyé spécial pourrait agir sur tellement de plans pour coordonner notre intervention. Il pourrait informer le Cabinet, appuyer les efforts de consolidation de la paix, rallier les médias, mobiliser les groupes de la société civile dans la diaspora, recueillir des témoignages, écouter ceux qui sont sur le terrain et publier des rapports. Il pourrait examiner l’efficacité des sanctions, envisager d’autres mesures gouvernementales et formuler des recommandations, en plus d’examiner le financement des conflits et la participation des entreprises.
[Français]
La sénatrice Hébert : Vous dites que vous n’avez pas eu de réponse. Qu’est-ce qui, selon vous, explique que le gouvernement semble, selon vos dires, faire la sourde oreille à cette demande qui semble pourtant intéressante?
[Traduction]
Mme Morbia : Le comité pourrait peut-être nous aider à amplifier cette une demande, si vous estimez vous aussi que cela pourrait être utile.
[Français]
La sénatrice Hébert : Dans la même veine que ma question précédente — et merci de votre réponse —, ma question s’adresse peut-être plus à Mme Langlois qu’à Mme Morbia, considérant votre structure financière. Avez-vous obtenu de l’aide du gouvernement canadien pour les missions que vous menez spécifiquement au Soudan? Encore une fois, quelle a été la réceptivité par rapport à cela? D’autres groupes sont venus et nous ont dit ne pas avoir été financés et ne pas être financés.
Mme Langlois : De notre côté, Amnistie internationale ne reçoit aucun financement d’aucun gouvernement, donc la question ne nous concerne pas.
La sénatrice Hébert : Vous êtes un peu comme Médecins sans frontières. Madame Morbia, alors?
[Traduction]
Mme Morbia : Nous ne sommes pas un organisme humanitaire, alors nous n’avons pas demandé de financement humanitaire, et je pense que c’est l’objet principal de la réponse d’Affaires mondiales Canada en ce moment. L’un des problèmes, c’est que d’autres types de financement prennent beaucoup de temps à être mis en place. La situation sur le terrain évolue sans cesse, et il faut intervenir rapidement. Nous ne voyons pas une réponse aussi rapide qu’elle le devrait.
Le sénateur Harder : Ma question fait suite à celle du sénateur Woo et, monsieur le président, à la vôtre. Aux représentants de Médecins Sans Frontières, j’aimerais que vous nous donniez plus de détails sur votre présence dans la région, c’est-à-dire le nombre de ressortissants canadiens et d’autres personnes, vos préoccupations en ce qui concerne l’obligation de diligence et la façon dont vous faites la rotation. Franchement, ce doit être une expérience très éprouvante pour votre personnel chevronné. Pourriez-vous nous donner plus de détails?
M. Lawson : Parlez-vous de la présence de nos propres opérations au Soudan?
Le sénateur Harder : Oui.
M. Lawson : Oui, nous sommes présents partout...
Le sénateur Harder : ... et votre présence fraternelle.
M. Lawson : Nous sommes présents dans dix États différents du Soudan. En fait, je vais céder la parole à M. Lacharité, qui est probablement mieux placé que moi pour répondre à cette question.
M. Lacharité : Nous sommes présents dans 10 des 18 États du Soudan, alors nous sommes vraiment partout. Notre effectif compte plus de 2 000 personnes. En plus de cela, nous avons beaucoup d’employés du ministère de la Santé que nous payons sous forme d’incitatifs. Autour d’El Fasher, nous avons lancé un projet à Tawila avec un hôpital de 250 places, mais notre principale préoccupation, depuis le massacre de la ville, c’est vraiment de comprendre où se trouvent les gens. Ces dernières semaines, nous avons essayé d’aller dans les différents endroits et nous avons des activités à 15 endroits. Je peux en nommer quelques-uns : Korma, Kernoi, Um Baru. Nous sommes présents dans ces villes, mais nous n’avons pas vu les différentes personnes atteindre ces villes. Oui, nous avons eu un flux initial vers Tawila pendant quelques jours, mais moins de 10 000 personnes ont atteint la ville. Voilà où nous en sommes. Nous avons diverses activités. Nous avons une base hospitalière, des cliniques externes, la distribution d’eau et de nourriture.
En ce qui concerne l’obligation de diligence, nous avons moins d’une douzaine de Canadiens sur le terrain. Notre ratio est d’environ 5 employés internationaux pour 95 employés soudanais, et parmi les 5 %, nous avons moins d’une douzaine de Canadiens sur le terrain.
En ce qui concerne l’obligation de diligence, nous avons beaucoup travaillé sur le consentement éclairé pour nous assurer que tout le monde comprend vraiment ce qu’ils font, d’abord et avant tout, pour nous assurer que nous comprenons bien les différents incidents liés à la sécurité. Beaucoup d’hôpitaux et de membres du personnel médical ont été attaqués. Nous avons vécu deux viols au sein du personnel international : l’un il y a 20 ans, l’autre il y a trois ans. Il y a donc cette première question du consentement éclairé. La deuxième, c’est le droit de se retirer d’une mission à tout moment. Bien sûr, nous étendons ces pratiques à tout le personnel recruté sur place, et nous offrons également du soutien en santé mentale, un examen médical avant et après les missions.
En ce qui concerne l’obligation de diligence, c’est l’un des pires pays, bien sûr, le Soudan et l’Ukraine en ce moment. Nous sommes vraiment préoccupés par nos obligations en tant qu’employeur envers tout notre personnel, à l’échelle nationale et internationale. J’espère avoir répondu à votre question.
Le sénateur Harder : Quel est le rythme de roulement du personnel international?
M. Lacharité : Pour le Soudan, cela dépend des différents endroits. À l’heure actuelle, nous avons des gens qui sont près de la ligne de front. Ils resteront, je dirais, en moyenne six mois, bien que nous puissions accélérer le roulement du personnel. Par contre, la situation est en train de changer. Il y a quelques jours, juste après le massacre d’El Fasher, les Forces de soutien rapide ont bombardé une partie de la route vers le Tchad. Nous avions du personnel là-bas. Il s’est retiré, il a quitté le pays. Cette semaine, nous relançons notre mission pour retourner dans les différents endroits. Le mouvement se déroule dans un contexte très fluide et dynamique, et nous essayons de nous adapter. Nous posons toujours la question suivante : « Êtes-vous d’accord pour vous déplacer? » et ainsi de suite, pour vraiment mettre l’accent sur ce consentement éclairé et le droit de retrait. Merci.
Le sénateur Harder : Merci beaucoup.
M. Lawson : Si vous me permettez de revenir là-dessus avec un dernier point, et cela rejoint peut-être le fond de votre question : nous parlons, au Soudan, d’un autre exemple où des établissements de santé sont ciblés. Les travailleurs humanitaires sont ciblés. Cela fait partie d’une tendance beaucoup plus marquée, et cela nous ramène encore à l’érosion du droit international fondamental. Les travailleurs humanitaires sont censés être protégés.
Pour répondre à votre question sur ce que le personnel vit au quotidien, je dirais qu’auparavant, on comprenait beaucoup mieux que des organisations comme la nôtre, des opérations comme les nôtres, fonctionnaient là-bas uniquement sur une base humanitaire. Nous constatons cela non seulement au Soudan, mais aussi dans d’autres contextes.
Là encore, cela s’inscrit dans cette érosion où nous voulons que des pays comme le Canada et des gouvernements comme celui du Canada jouent un rôle pour faire respecter ces normes fondamentales et ces principes humanitaires fondamentaux, car sinon, il est extrêmement difficile de mener à bien une intervention et de fournir de l’aide, comme nous le voyons actuellement au Soudan.
La sénatrice Ataullahjan : Le thème récurrent que nous entendons, même avec les témoins précédents, c’est le rôle et le nouveau legs du Canada. Encore une fois, vous dites que le Canada a un rôle à jouer.
Pensez-vous que le Canada manque à l’appel? J’ai également entendu qu’à l’échelle internationale, le Canada a un rôle à jouer et qu’il veut se faire entendre, mais qu’il est absent.
M. Lawson : Demandez-vous pourquoi?
La sénatrice Ataullahjan : Oui, pourquoi pensez-vous que le Canada manque à l’appel? Tout au long des témoignages que nous avons entendus aujourd’hui — un témoin précédent a parlé du nouveau legs du Canada. Je n’ai pas eu l’occasion de lui demander quel était ce nouveau legs, mais nous venons d’entendre encore une fois que le Canada a un rôle à jouer.
Quel rôle aimeriez-vous que le Canada joue, et pourquoi est-il silencieux?
M. Lawson : Je ne peux pas dire pourquoi le Canada est silencieux. Je peux simplement souligner que le besoin d’un engagement diplomatique de haut niveau à l’heure actuelle prime tout autre besoin. Maintenant plus que jamais, nous voyons cette lacune incroyable. Nous avons eu un système qui, malgré tous ses défauts, était un secteur humanitaire international de base qui a pu réagir grâce à l’appui d’un système multilatéral, y compris dans des pays comme le Canada. Encore une fois, on observe une érosion. Oui, il y a un grand nombre de crises et d’urgences différentes simultanées à l’heure actuelle, mais nous voyons aussi un repli sur soi.
Je ne peux pas dire pourquoi cela se produit au Canada, mais je peux souligner qu’il faut intensifier les efforts dans ce domaine. C’est un pays qui a toujours défendu l’ordre mondial fondé sur des règles, qui appuie le secteur humanitaire et qui a un rôle important à jouer pour garantir la pérennité de ce système et veiller à ce que nous continuions à faire face à ces crises.
Mme Morbia : Je suis d’accord. Je pense que le Canada a manqué à l’appel et que nous pouvons et devons faire davantage.
Pour ce qui est du contexte humanitaire, vous avez entendu parler du rôle du réseau Emergency Response Rooms. Ce sont des intervenants locaux qui se trouvent partout au pays, parfois dans des circonstances très difficiles. Il s’agit d’une réponse locale à l’insécurité alimentaire, aux problèmes humanitaires, aux besoins fondamentaux et parfois à la violence sexuelle et fondée sur le genre. C’est un domaine, par exemple, où le Canada pourrait être un chef de file en matière de soutien.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Morbia. Vous recommandez la nomination d’un envoyé spécial pour le Soudan. Le Canada a récemment lancé la Stratégie du Canada pour l’Afrique et parmi les premières annonces qui ont été faites à la suite de cette stratégie, il y a eu la nomination d’un envoyé spécial pour l’Afrique et d’un envoyé spécial pour le Sahel. Êtes-vous au courant de cette stratégie? Si oui, avez-vous essayé d’approcher l’envoyé spécial du Canada pour l’Afrique, qui est actuellement basé à Addis-Abeba?
[Traduction]
Mme Morbia : Je vous remercie de la question. Je suis au courant de la stratégie. Nous ne les avons pas approchés, mais je pense que c’est une excellente suggestion et que nous devrions le faire. Comme vous le savez, l’Afrique est très diversifiée et je pense que la situation au Soudan, même si cela fait deux ans et demi, évolue à un rythme rapide. Il est temps que le Canada agisse en ce moment. Merci.
Le président : Merci. Voilà qui conclut notre discussion avec ce groupe.
Au nom du comité, j’aimerais remercier Michael Lawson, Michel-Olivier Lacharité, France-Isabelle Langlois et Rita Morbia de leur témoignage. Bien sûr, tout ce que vous avez dit en réponse aux questions sera consigné au compte rendu, mais je pense pouvoir dire, au nom de mes collègues, que la réunion d’aujourd’hui a été particulièrement émouvante. Nous avons beaucoup appris. La situation au Soudan est une tragédie incroyable. Nous vous saluons pour votre travail et votre engagement. Nous espérons vous entendre à nouveau. Merci beaucoup au nom de tous.
La séance est levée.