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Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat

2 juin 2016


L’honorable Sénateur Claude Carignan :

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui dans le cadre du débat à l'étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir).

Tout comme plusieurs d'entre vous, j'ai longuement réfléchi à ce projet de loi, ainsi qu'aux discours et au vote auquel nous prendrons part dans le cadre de ce projet de loi. J'avais des doutes, mais comme à mon habitude quand je dois prendre une décision, je me suis imaginé dans la position d'une personne paralysée de la tête aux pieds ou d'une personne irrémédiablement atteinte d'une maladie et qui subit une souffrance intolérable, et je me suis demandé si, dans une telle situation, j'aimerais avoir le loisir de prendre ma propre décision. Serais-je d'accord avec l'idée d'être soumis à la décision, à la croyance ou à la religion d'une autre personne? Je me suis dit que j'aimerais être traité avec respect.

J'ai relu la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec. Cette loi a été adoptée avant le jugement Carter. À l'article 2, on indique les principes qui doivent guider la prestation de soins de fin de vie, et plus particulièrement, au premier paragraphe, on peut lire ce qui suit :

Le respect de la personne en fin de vie et la reconnaissance de ses droits et libertés doivent inspirer chacun des gestes posés à son endroit.

Par la suite, au deuxième paragraphe, on peut lire ce qui suit :

La personne en fin de vie doit, en tout temps, être traitée avec compréhension, compassion, courtoisie et équité, dans le respect de sa dignité, de son autonomie, de ses besoins et de sa sécurité.

Selon moi, ces passages sont extrêmement puissants et inspirants.

Le projet de loi C-14 sur l'aide médicale à mourir, son titre le dit, porte sur des questions de vie et de mort, deux mots diamétralement opposés, mais inévitablement reliés à perpétuité.

Nous débattons rarement de projets de loi au caractère si intense et personnel. Nous n'avons jamais traité d'un enjeu aussi déterminant, qui nous force à équilibrer les droits fondamentaux qui sont ceux de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, tel que l'énonce la Charte.

En fait, qui ce projet de loi concerne-t-il? Ce sont nos proches, nos frères, nos sœurs, nos êtres chers, ainsi que nous-mêmes qui risquons un jour ou l'autre de nous retrouver dans une situation où la souffrance devient intolérable et où nous voulons être en mesure de faire un choix. Choisir. Où, quand et avec qui.

Chers collègues, nous travaillons sous le poids d'une date butoir imposée par la Cour suprême. Plusieurs organisations, le Barreau du Québec notamment, ont souligné ce très court délai qu'on leur a imposé pour analyser une mesure législative aussi importante.

Le Barreau du Québec mentionne, dans son mémoire, avoir dû se limiter à ce qui suit, et je cite :

[...] suggérer des modifications à certains articles précis du projet de loi.

Nous avons compris que d'autres modifications auraient été suggérées, n'eût été la contrainte de temps.

Il faut prendre le temps nécessaire, chers sénateurs, pour effectuer une étude adéquate de ce projet de loi et faire notre travail avec diligence. Nous devons retourner chaque pierre et nous assurer d'élaborer la meilleure loi dans les circonstances. Ce n'est pas nous qui avons choisi le sujet. Par contre, nous avons accepté la responsabilité et, avec cette responsabilité vient un devoir de fiduciaire, un devoir de prendre soin.

Permettez-moi donc de commencer en disant que, en principe, je suis d'accord avec le projet de loi C-14, un projet de loi qui s'impose pour créer la stabilité et la certitude à l'intérieur des paramètres juridiques qui encadrent l'application du Code criminel. Cependant, après avoir étudié soigneusement le projet de loi et la jurisprudence, notamment l'arrêt Carter, comme bon nombre de mes collègues, j'ai de graves préoccupations tant d'ordre juridique, constitutionnel que personnel, qui ont été mises en lumière lors de l'étude préalable effectuée en comité et dans le cadre de la séance du comité plénier.

Je crois qu'il faut atteindre un équilibre prudent et mesuré entre le droit des personnes vulnérables, d'une part, et le droit des personnes qui souffrent, d'autre part. Au même moment, nous devons nous assurer que les personnes qui demandent l'aide médicale à mourir le font dans le cadre d'un mécanisme de protection très clair et structuré qui ne laisse place ni à l'incertitude ni à l'imprécision.

Ce projet de loi devait essentiellement dissiper les doutes en matière d'aide médicale à mourir dans l'application du Code criminel. Comme vous le savez, le droit criminel requiert un langage très particulier en raison de son emprise sur les droits et libertés des individus. Le droit criminel, de par sa nature coercitive, exige donc un langage précis, ancré, et lié à des références bien connues et précises.

C'est dans ce contexte que les juristes nous ont mis en garde contre l'utilisation de l'expression « mort raisonnablement prévisible ». Il s'agit d'une terminologie qui ne trouve aucune référence, aucun point d'ancrage. La nouvelle loi ne s'appuie sur aucun précédent pour exiger que la mort naturelle soit devenue raisonnablement prévisible.

Cette restriction est inacceptable, disent ses opposants. Selon Dying With Dignity Canada, cela imposerait des années de souffrance sévère et indésirable à des Canadiens comme Kay Carter, qui souffrait de façon intolérable à cause d'une maladie grave et irrémédiable, mais qui n'était pas en phase terminale.

Les médecins nous ont même mis en garde contre une terminologie vague et sans point de référence. Pourquoi cette ligne de démarcation? Ce n'est pas seulement une ligne de démarcation entre un groupe de personnes qui auront droit à l'aide médicale à mourir et ceux qui ne l'auront pas; c'est aussi une ligne qui délimite qui verra son droit constitutionnel respecté et qui le verra bafoué. C'est aussi la ligne qui délimitera le comportement du bon médecin empathique qui donne des soins et l'aide médicale à mourir et, de l'autre côté de la ligne, celui du médecin passible de poursuite criminelle.

La précision de cette ligne de démarcation est fondamentale dans le projet de loi. Le président de la Fédération des ordres des médecins du Canada, le Dr Grant, de la Nouvelle-Écosse, a dit ce qui suit :

Il s'agit de jargon juridique bien trop vague pour les médecins. Si cette mention est maintenue, les médecins seront incapables de déterminer avec certitude l'admissibilité de certains patients qui souffrent.

Même le ministre de la Santé du Québec, qui a été un fervent partisan du régime des soins de fin de vie au Québec, alors qu'il était président d'un ordre médical professionnel, a déstabilisé complètement les fondements de ce projet de loi. Le ministre Barrette a dit ce qui suit :

L'élément qui me rend le plus rébarbatif, c'est la question de la mort raisonnablement prévisible. C'est médicalement impraticable. Je ne suis pas enclin personnellement à prendre le chemin de C-14 sur la base de l'élément qui est la mort naturelle raisonnablement prévisible. Ça ne se peut pas. C'est quelque chose qui est inapplicable.

Le sénateur Joyal a d'ailleurs cité, avec raison, ces avertissements du ministre Barrette.

Il est donc souhaitable, comme le disait le Barreau du Québec :

[...] que les médecins aient une relation franche avec leurs patients et puissent échanger au sujet de toutes les possibilités de soins qui s'offrent à eux.

Pour parvenir à ce lien de confiance avec les patients :

Les médecins doivent avoir l'assurance qu'ils ne sont pas vulnérables ou qu'ils ne sont pas à risque d'être accusés lorsqu'ils discutent avec leurs patients.

Ils ne pourront pas les informer adéquatement si le projet de loi n'est pas clair. Ils ne pourront y parvenir qu'avec l'assurance que cela ne constitue pas une infraction criminelle.

Le projet de loi C-14 ne réussit pas à rassurer les deux parties dans le débat : ceux qui demandent des restrictions additionnelles, et ceux qui en veulent moins. Peu importe notre position légitime dans ce débat, il faut faire en sorte que la loi soit claire, sans ambiguïté, et fondée sur des lignes directrices nettes qui sauront guider les patients, les médecins, les procureurs et les familles.

Lorsque la ministre de la Justice s'est présentée devant nous hier en comité plénier, nous avons entendu davantage de questions que de réponse au sujet de la contestation constitutionnelle qui découlera de ce projet de loi. Ses réponses ont déclenché des alarmes chez moi et chez certains d'entre vous, j'en suis sûr.. Elle a maintenu que ce projet de loi respecte la Charte et les obligations constitutionnelles.

Pourtant, des données factuelles, sociales et claires ont découlé du procès Carter initial. En fonction de toutes ces données, la décision Carter était claire, et je cite :

Nous concluons que la prohibition de l'aide d'un médecin pour mourir à une personne est nulle dans la mesure où elle prive cette personne, un adulte capable, dans les cas où la personne touchée consent clairement à mettre fin à ses jours et la personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables, y compris une affection, une maladie ou un handicap, lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.

Je veux bien interpréter la Charte comme le sénateur Sinclair nous l'a souligné, mais il y a un jugement de la Cour suprême. Et lorsqu'il y a un jugement de la Cour suprême qui interprète la Charte, je dois utiliser ce jugement, surtout lorsqu'il vient de la Cour suprême et qu'il est signé de façon unanime, « La cour ».

Pour connaître l'étendue des droits et garanties prévus à la Charte, la Cour suprême a cerné un groupe de personnes dont les droits sont non seulement violés... On ne peut dire « mission accomplie » si on ne garantit le respect du droit qu'à un sous-groupe de victimes, comme c'est le cas dans ce projet de loi, en ne limitant qu'à certains types de personnes de l'ensemble identifié dans le jugement de la Cour suprême.

Des amendements ont été proposés pour faire en sorte que le projet de loi C-14 respecte la Constitution. Pourtant, le gouvernement n'en a pas tenu compte. Plusieurs tribunaux au Canada n'ont même pas accepté les arguments du gouvernement. Il y a la décision de la Cour d'appel de l'Alberta et, plus récemment, des décisions de la Cour supérieure de l'Ontario qui sont directement en opposition au projet de loi C-14. La Cour d'appel de l'Alberta a rendu une décision le 17 mai dans l'affaire E.F., et je cite :

Le juge a rejeté l'argument du Canada voulant que Carter se limite aux patients en phase terminale et a déterminé que E.F. respectait les critères de Carter. » Le Canada a fait appel de la décision et a perdu l'argument en appel.

Le gouvernement n'a rien fait pour amender le projet de loi C-14 après cette décision importante et innovatrice. Dans cette même décision, le juge de motion a jugé, et je cite :

Dans Carter 2015, la Cour suprême n'a pas expressément limité aux personnes mourantes ou à celles ayant une condition médicale terminale potentiellement mortelle ou qui réduit l'espérance de vie [...]

Qui plus est, la décision stipule clairement de ne pas tenir compte de la terminologie de Carter dans l'ensemble, et je cite :

La décision elle-même était claire. Rien dans cette décision ne donne à penser le contraire. Si la cour l'avait voulu ainsi, elle l'aurait dit clairement et sans équivoque. Elle ne l'a pas fait.

L'absence d'amendements acceptés par le gouvernement est extrêmement préoccupante, non seulement à la lumière des procès tenus en Alberta et en Ontario. Le gouvernement a reçu un rapport à la suite de l'étude préalable menée par le Sénat 15 jours avant la présentation du projet de loi. Or, il n'y a eu aucun amendement. Il n'a pas donné suite aux recommandations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles sur le projet de loi C-14. Le gouvernement n'a pas non plus suivi le rapport du comité parlementaire conjoint coprésidé par notre collègue. le sénateur Ogilvie.

Honorables sénateurs, dans cette Chambre, nous avons la responsabilité non seulement de faire respecter les droits des minorités, de représenter les droits des personnes vulnérables et souffrantes, mais nous avons également le devoir de faire respecter leurs droits constitutionnels.

Limiter les critères d'admissibilité pour viser seulement les personnes en phase terminale aurait pour effet d'exclure un groupe de gens qui répondent à tous les critères énoncés, notamment ceux qui vivent des souffrances intolérables liées à une maladie dégénérative comme la sclérose en plaques, la sclérose latérale amyotrophique, la maladie de Parkinson et la maladie de Huntington, par exemple.

Nous avons tous vu dans les médias des reportages qui font état de personnes au Québec qui ont décidé de se laisser mourir de faim pour devenir admissibles à l'aide médicale à mourir.

Ces cas préoccupent bien des gens, à commencer par moi. Ces préoccupations se sont fait entendre partout au Canada. Les Canadiens veulent une approche équilibrée, et nous devons être une lueur d'espoir pour toutes ces personnes qui souffrent atrocement, tout en nous assurant de la présence de mesures sévères de sauvegarde pour protéger les personnes vulnérables.

Nous devons réussir, honorables sénateurs. Nous devons réussir. Prenons le temps de scruter ce projet de loi avec toute l'attention qu'il mérite et à laquelle les Canadiens sont en droit de s'attendre. C'est pourquoi nous sommes ici, chers collègues. La Chambre de second examen objectif joue un rôle crucial dans le processus et les études. Les débats et les discours que nous avons entendus ici confirment notre raison d'être. Sans le Sénat, ce projet de loi plein de lacunes serait entré en vigueur cette semaine.

Le gouvernement a mis fin au débat à l'autre endroit et a fait franchir à toute vapeur les étapes législatives à un texte qu'il savait imparfait. Le Sénat est ainsi appelé à jouer un rôle important, à veiller à ce que cette loi soit constitutionnelle, qu'elle protège les personnes vulnérables et qu'elle vienne en aide à ceux qui souffrent. C'est la tâche qui nous attend, que les Canadiens et Canadiennes nous ont confiée. Nous avons une obligation fiduciaire envers ces personnes vulnérables, et c'est à nous de la remplir.

 

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