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La surreprésentation croissante des femmes autochtones dans les prisons canadiennes

Interpellation—Fin du débat

29 mai 2018


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Honorables sénateurs, la surreprésentation des Autochtones dans les prisons, particulièrement des femmes autochtones, prend racine dans la discrimination historique et systémique qui constitue l’héritage raciste et sexiste du colonialisme. Les atrocités commises dans les pensionnats autochtones, la politique de l’État consistant à arracher de force des nouveau-nés et des enfants autochtones à leur famille, la fameuse rafle des années 1960, ainsi que la discrimination et les traitements discriminatoires qui sévissent encore aujourd’hui continuent de causer des souffrances inimaginables et des traumatismes intergénérationnels.

Je remercie sincèrement la sénatrice Andreychuk d’avoir judicieusement souligné la nécessité de miser sur l’intervention précoce et la prévention pour s’attaquer à nombre de ces problèmes avant qu’on se retrouve avec des enfants marginalisés, victimisés, criminalisés et institutionnalisés.

Aujourd’hui, je vais conclure l’interpellation que j’ai lancée il y a près de 18 mois. Il s’agissait de mon premier discours dans cette enceinte. J’aimerais remercier tous mes honorables collègues dont l’expertise et les points de vue ont enrichi cette interpellation. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’enquêteur correctionnel a indiqué qu’il s’agissait de l’un des enjeux liés aux droits de la personne les plus urgents au Canada.

Dans son discours, et en réponse à cette interpellation, la sénatrice Jaffer a indiqué, à juste titre, qu’il n’y a pas qu’une seule cause qui explique la surreprésentation des femmes autochtones dans le système carcéral. Il s’agit plutôt d’un ensemble de désavantages sociaux distincts, comme la race, la pauvreté, le manque d’éducation, l’inégalité hommes-femmes, la perte d’identité, la victimisation et les abus.

La sénatrice Dyck nous a rappelé que les femmes autochtones sont plus susceptibles d’être victimes de violence et d’iniquités que les femmes non autochtones. Elle a relié ces statistiques et la victimisation violente aux horribles réalités des femmes et des filles autochtones disparues ou assassinées. Les femmes autochtones risquent trois fois plus d’être portées disparues et quatre fois plus d’être victimes d’un homicide que les femmes non autochtones.

La sénatrice Bernard nous a exhortés à considérer la surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons comme une forme de violence colonialiste. Nous devons reconnaître, à travers les expériences des femmes autochtones et racialisées, dont la plupart se sont retrouvées en prison en tentant de se sortir de la pauvreté et en raison d’un manque de soutien au sein de leur communauté, la même conjonction entre le sexisme et le racisme qui les rend plus susceptibles d’être portées disparues ou assassinées. Nous devons reconnaître que des enfants perdent leur mère lorsque ces femmes sont incarcérées. Nous devons prendre conscience des effets de cette séparation sur les enfants, mais aussi sur le bien-être futur des communautés.

Le mois dernier, la rapporteuse spéciale des Nations Unies chargée de la question de la violence contre les femmes, Dubravka Šimonović, est venue au Canada. Choquée par le nombre de femmes autochtones emprisonnées, elle a publié une déclaration dans laquelle elle demande au gouvernement de « prendre des mesures concrètes pour mettre un terme, au cours de la prochaine décennie, à la surreprésentation des Autochtones en détention et à publier des rapports annuels approfondis faisant le suivi des progrès accomplis et les évaluant ». Elle souligne la nécessité d’envisager sérieusement d’autres solutions que la détention.

Après avoir réfléchi aux appels à l’action que nos collègues ont lancés, je propose trois moyens d’éliminer progressivement la surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons.

La sénatrice McCallum a réfléchi au fait que le système carcéral ne réussit pas à offrir aux détenues autochtones de bons services de santé et des programmes adaptés à leur culture.

Elle a dit ceci :

Il est temps que nous facilitions leur sortie de prison et leur réintégration dans les communautés autochtones, où elles pourront obtenir des services adéquats de guérison et de réinsertion sociale.

Je suis tout à fait d’accord.

Les articles 81 et 84 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition prévoient des moyens permettant aux femmes autochtones de purger leur peine et d’obtenir une libération conditionnelle dans les communautés autochtones. Or, depuis l’adoption de ces dispositions, en 1992, la surreprésentation des femmes autochtones n’a cessé d’augmenter. De 2003 à 2013, le taux de femmes autochtones incarcérées a augmenté de 86 p. 100 et il continue de grimper. Aujourd’hui, plus du tiers des femmes incarcérées dans un établissement fédéral sont des Autochtones. Comme l’a dit la sénatrice Lankin, ces articles sont nettement sous-utilisés et sous-financés par le Service correctionnel du Canada.

De plus, certaines mesures correctionnelles, qui vont à l’encontre de l’objectif législatif et de l’intention précise des législateurs, limitent le recours aux articles 81 et 84. La sénatrice McCallum a fort pertinemment souligné qu’il faudrait mettre un terme à cette mesure bureaucratique, qui empêche les Autochtones incarcérés d’invoquer ces dispositions législatives.

La sénatrice Dupuis avait tout aussi raison de nous lancer le défi de demander pourquoi la règle générale n’est pas l’élaboration d’ententes entre les services correctionnels et les communautés autochtones pour que les prisonniers autochtones puissent bénéficier de programmes et de soutiens adaptés à leur culture au sein d’une communauté autochtone. Nous devons trouver des moyens d’appuyer les articles 81 et 84 et de leur donner vie afin qu’ils remplissent les objectifs visés par nos prédécesseurs et le gouvernement, de manière à réduire le nombre d’Autochtones dans les prisons.

Non seulement les femmes autochtones sont surreprésentées dans les prisons, mais elles y font l’objet de discrimination supplémentaire. Comme l’a mentionné la sénatrice Omidvar, les femmes autochtones sont plus susceptibles d’avoir une classification de sécurité supérieure, de faire l’objet d’un recours à la force, d’être mises en isolement et de se voir refuser la libération conditionnelle.

Le sénateur Runciman a parlé d’un autre groupe marginalisé dans les prisons canadiennes, soit les personnes qui ont des troubles de santé mentale. Plus de la moitié des femmes dans les prisons ont des troubles de santé mentale décelés. Le sénateur Runciman a fait remarquer que l’emploi de la force, des dispositifs de contention et de l’isolement à des fins correctionnelles génère des troubles de santé mentale et les aggrave. Les prisons ne sont pas des hôpitaux. J’appuie l’appel à l’action du sénateur en vue de mettre en œuvre les recommandations de l’enquête sur le cas d’Ashley Smith, en particulier celle qui veut que les personnes ayant des troubles de santé mentale soient traitées par des services de santé mentale gérés par le système de santé et au sein d’installations gérées par celui-ci, et non dans des pénitenciers fédéraux.

À l’issue de la commission d’enquête qui a été menée sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston en 1996, l’ancienne juge de la Cour suprême Louise Arbour a signalé que, dans les prisons, « [l]a primauté du droit est absente bien que les règles soient partout. »

Le Service correctionnel du Canada impose toutes sortes de politiques et de règles pour gérer et contrôler les prisons et les prisonniers. Pourtant, il ne fait encore l’objet d’aucune surveillance indépendante en bonne et due forme. Même lorsque les décisions de sanctionner, de menotter, de vaporiser de poivre, d’isoler, de transférer ou de restreindre autrement les prisonniers alourdissent la peine ordonnée à l’origine par les juges, les prisonniers n’ont aucun droit de demander une révision de la peine. Il faut une surveillance judiciaire des établissements correctionnels; les détenus y ont droit, surtout que les autorités correctionnelles viennent miner l’intégrité des peines en les rendant plus punitives.

Il est nécessaire d’exiger des décideurs dans les prisons qu’ils rendent des comptes si nous voulons réaffirmer l’importance de la primauté du droit dans ces établissements afin de prévenir les abus de pouvoir et la discrimination systémique qui font que les femmes autochtones demeurent souvent en prison au-delà de leur date de libération, dans des conditions difficiles et même inhumaines.

L’alinéa 718.2e) du Code criminel précise que toutes les sanctions possibles outre l’emprisonnement doivent être envisagées, lorsque c’est possible, et mentionne même précisément qu’il faut tenir compte de la situation particulière des Autochtones. Comme l’a expliqué la sénatrice Boniface, l’intention du législateur était de mettre fin à la surreprésentation des Autochtones dans les prisons, un problème qu’on avait déjà relevé il y a 22 ans lorsque cette disposition a été ajoutée.

Les peines minimales obligatoires, qui exigent qu’une peine minimale préétablie soit appliquée pour certaines infractions, limitent la capacité des juges à respecter l’alinéa 718.2e). Elles font en sorte que les juges ne peuvent plus tenir compte des circonstances et du contexte entourant les infractions, des caractéristiques individuelles, des problèmes comme les troubles mentaux et cognitifs, des facteurs systémiques et des antécédents, et qu’ils ne peuvent plus opter pour des solutions de rechange à l’incarcération.

La Cour suprême du Canada et les cours d’appel de Colombie-Britannique et d’Ontario ont toutes jugé que les peines minimales obligatoires pour certaines infractions étaient complètement disproportionnées et inconstitutionnelles.

Les peines minimales obligatoires viennent également détourner le processus de justice pénale en encourageant la négociation de plaidoyer dans le but d’éviter une peine perçue comme trop sévère pour qu’il soit justifié d’aller devant le tribunal pour défendre ses droits.

Pendant les années 1990, le gouvernement du Canada a demandé à la juge Lynn Ratushny d’examiner les affaires dans lesquelles des femmes ont usé d’une force létale contre un partenaire qui les violentait. La juge devait chercher à comprendre pourquoi ces femmes se sont retrouvées en prison, malgré des preuves montrant qu’elles avaient agi en légitime défense.

Après avoir examiné 98 cas, elle a conclu que les peines minimales obligatoires d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre étaient l’un des plus grands obstacles à l’obtention d’un procès équitable pour ces femmes, et même à son processus d’examen.

Une femme qui est accusée de meurtre au premier ou au deuxième degré pour avoir eu recours à une force mortelle en se défendant contre un conjoint violent s’expose à une peine minimale obligatoire d’emprisonnement à perpétuité. Si une femme pose ces gestes de façon réactive, et souvent défensive, la plupart des procureurs de la Couronne, plutôt que de reconnaître qu’il est possible qu’elle ait été en train de se défendre ou de protéger ses enfants ou d’autres personnes, et de retirer les accusations, vont lui donner l’occasion de plaider coupable à l’accusation d’homicide involontaire pour une peine moindre.

Si une femme s’est servie d’une arme pour se défendre, elle pourrait quand même faire face à une peine minimale obligatoire, mais elle va fort probablement accepter une entente plutôt que d’affronter la possibilité d’être emprisonnée à perpétuité ou que ses enfants soient obligés de témoigner en cour.

Dans son ouvrage intitulé Defending Battered Women on Trial, la professeure Elizabeth Sheehy fait écho aux conclusions de la juge Ratushny. Elle a découvert que la plupart des femmes au Canada qui sont victimes de violence conjugale et qui tuent leur agresseur plaident coupable à l’accusation d’homicide involontaire. Cela touche encore plus les femmes autochtones. En effet, dans 25 des 37 cas qu’elle a examinés, les femmes ont plaidé coupable même si les faits démontraient qu’elles avaient agi de manière défensive.

Le sénateur Sinclair nous a rappelé que, dans le cadre de son travail avec la Commission de vérité et réconciliation, il avait constaté que les survivants des pensionnats partout au Canada disaient souvent avoir été incriminés plus tard dans la vie pour des comportements découlant, de manière évidente, des traumatismes et des mauvais traitements qui leur avaient été infligés.

Les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, qui se fondent sur les témoignages de survivants, demandent la fin de la surreprésentation des peuples autochtones dans les prisons d’ici 2025.

Les appels à l’action établissent aussi un lien étroit entre cette surreprésentation et les peines minimales obligatoires. Ainsi, l’appel à l’action no 32 demande au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel de manière à ce que les juges de première instance ne soient pas obligés de s’en tenir aux peines minimales obligatoires.

Les peines de ce genre désavantagent les Autochtones, parce que les juges ne peuvent pas tenir compte des effets des traumatismes passés et du racisme systémique pour choisir une peine appropriée. Les juges n’ont pas non plus la latitude de choisir, en guise de peine pour les femmes autochtones, une approche différente qui leur permettrait de reconstruire leur vie et d’être utiles à leur collectivité.

Dans sa plateforme électorale de 2015, le gouvernement du Canada s’est engagé à donner suite aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Le temps d’agir est venu.

Faut-il le répéter, dans le système correctionnel fédéral, plus d’une femme sur trois est une Autochtone. C’est une statistique qui nous dit que nous devons aider les populations autochtones en leur donnant des ressources qui correspondent à leurs intérêts et objectifs collectifs et qui peuvent intervenir individuellement auprès des personnes, un peu comme la sénatrice Andreychuk nous l’a décrit aujourd’hui. Nous devons aussi les aider avec un revenu de subsistance garanti, des logements subventionnés, des programmes d’éducation et des services de santé. Les statistiques nous disent que nous devons prévenir la criminalisation injuste des femmes autochtones, mettre fin à la surreprésentation discriminatoire des femmes autochtones dans les prisons et voir à ce que les casiers judiciaires ne les empêchent pas d’être des membres à part entière de leur collectivité.

Honorables collègues, la justice que méritent les femmes autochtones n’est pas celle qui leur est généralement offerte par le système de justice pénale du Canada. Nous pouvons faire mieux et nous avons l’obligation de le faire. C’est pourquoi, au nom de D, de L, de T, et de R et S, pour lesquelles j’ai fait hier soir encore des demandes de mise en liberté sous condition, et au nom de plusieurs autres qui ont survécu parfois à une discrimination, des inégalités et des injustices inimaginables et de celles qui n’y ont pas survécu, je serais heureuse de collaborer avec vous pour remédier à ces situations désespérées.

Conformément aux observations du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, selon lequel il serait possible d’atténuer les problèmes de retard dans le système judiciaire liés aux peines minimales obligatoires en donnant aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer, au cas par cas, s’il y a lieu de ne pas imposer la peine minimale obligatoire prévue, je vous demande de vous joindre à moi pour promouvoir l’adoption du projet de loi S-251, que j’ai déposé aujourd’hui, afin de nous aider à progresser dans ce domaine.

Merci. Meegwetch.

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