Aller au contenu

Les défis de l’alphabétisation et des compétences essentielles au vingt et unième siècle

Interpellation—Suite du débat

8 mai 2018


L’honorable Sénatrice Raymonde Gagné :

Honorables sénateurs, je remercie l’honorable sénatrice Bellemare d’avoir lancé cette interpellation et de nous avoir invités à réfléchir sur l’alphabétisation et le développement des compétences de base au XXIe siècle.

La sénatrice Bellemare a proposé trois questions dans son interpellation. Premièrement, elle a demandé les constats que l’on peut tirer de l’examen des statistiques sur le niveau d’alphabétisation et des compétences de base des Canadiens. Sa présentation à ce sujet était claire et exhaustive. Elle nous a permis de conclure que le Canada est loin de se démarquer en la matière et traîne même derrière plusieurs pays. Elle nous a permis aussi de constater l’existence d’inégalités au sein même du Canada, d’une province à l’autre.

Je souhaite aujourd’hui en dire davantage sur cette question et présenter non pas les statistiques liées au niveau d’alphabétisation et aux compétences de base de tous les Canadiens, mais plutôt sur l’offre de services au Canada. Il est impératif de bien définir l’état des lieux au Canada, surtout parce que l’existence d’inégalités d’une province à l’autre nous porte à croire que l’offre de services et de ressources est tout aussi inégale.

Je me limiterai, à cette étape-ci de mon intervention, aux défis que vivent les communautés de langue officielle en situation minoritaire et les nouveaux arrivants au sein de ces communautés. Si j’aborde l’enjeu de l’alphabétisation de cette perspective, c’est d’abord pour représenter adéquatement les enjeux des communautés que je connais bien, mais aussi pour démontrer que l’alphabétisation, au-delà d’un enjeu économique, a plusieurs facettes et entraîne des impacts humains et communautaires importants. Certains obstacles et certaines réalités sont spécifiques à ces communautés, alors que d’autres se perpétuent ailleurs aussi.

Les données que je vous présente sont tirées en majeure partie d’un rapport tout récent, qui a été publié le 26 mars dernier et qui s’intitule Développement de l’alphabétisme et des compétences essentielles dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire : Une analyse des besoins.

Ce rapport, rédigé par Marc L. Johnson sous la direction de Linda Cardinal, fait partie d’une étude menée par la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa. L’étude portait entre autres sur les questions suivantes : a) Quel est l’écart entre l’offre en développement de l’alphabétisme et des compétences de base (DACE) dans la langue de la majorité et celle dans la langue de la minorité?; b) Dans quelle mesure le problème du DACE touche-t-il la population adulte des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM)?; c) Quelle est la nature de la demande de services en DACE dans les CLOSM?; d) Quels sont les besoins spécifiques à la formation à l’employabilité?; e) Quel est le portrait général qui se dégage en matière de besoins en DACE dans les CLOSM des provinces et territoires?

Les chercheurs ont eu recours à plusieurs sources de données pour étoffer leurs recherches, et ont aussi étudié les opinions et perceptions de plusieurs intervenants, y compris les fournisseurs de services en DACE, les apprenants adultes, les leaders de la communauté et les employeurs.

C’est donc une recherche d’envergure, et les résultats sont intéressants. Cette recherche revêtait un intérêt particulier pour les communautés, car elle coïncidait aussi avec ce qui paraissait être la fermeture imminente du Réseau pour le développement de l’alphabétisme et des compétences, le RESDAC, par manque de financement de base. Je souligne ici que le RESDAC a finalement été sauvé in extremis.

Qu’apprenons-nous donc de cette étude? En voici les constats principaux et récurrents, qui ont été réalisés dans toutes les provinces et dans les territoires.

Premièrement, les besoins des communautés touchent tant au contexte du travail qu’à celui de la vie personnelle, familiale et communautaire. Deuxièmement, nous apprenons aussi que, globalement, les communautés francophones ont un niveau d’alphabétisme plus faible que celui de la population en général. Il y a donc un besoin d’améliorer non seulement les compétences et techniques liées à l’employabilité, mais aussi les compétences de base. Troisièmement, les communautés voient le développement des compétences essentielles comme une composante importante de leurs besoins. Les compétences essentielles sont définies comme étant, et je cite :

[...] à la base de l’apprentissage de toutes les autres compétences et [permettent] aux gens de mieux se préparer pour obtenir et conserver un emploi, et de s’adapter et de réussir au travail.

Or, pour les communautés, leur utilité ne se limite pas au contexte du travail.

Quatrièmement, il y a une grande demande pour la formation linguistique partout au pays. Les besoins évoqués sont divers : des francophones ou des conjoints de familles exogames veulent parfaire leurs compétences en français pour accompagner leurs enfants à l’école ou leur transmettre cette langue; des immigrants francophones veulent atteindre une meilleure maîtrise du français et apprendre l’anglais; des anglophones natifs ou immigrants veulent devenir bilingues.

Finalement, des besoins importants existent dans le développement des compétences techniques, qui peuvent servir directement au travail. Or, dans la plupart des communautés francophones, ces compétences ne seront pas développées en français, et la formation en milieu de travail est mal adaptée au contexte minoritaire.

Qu’en est-il maintenant des obstacles et des défis? Plusieurs obstacles sont d’ordre personnel. Le faible taux d’alphabétisme parmi les francophones qui ont souvent été privés de scolarisation en français pendant leur jeunesse devient un problème qui se perpétue : le manque de confiance que ressentent bon nombre d’adultes envers leurs propres compétences les décourage de suivre des formations. Une mauvaise expérience scolaire découragera aussi les adultes, plusieurs années plus tard, de retourner à tout type de formation. Plusieurs ont aussi peur d’être victimes de stigmatisation de la part de leur entourage. Le faible niveau d’alphabétisme est aussi parfois lié à d’autres circonstances de la vie associées à la santé mentale, par exemple des traumatismes psychologiques, des troubles d’apprentissage, de l’anxiété, une faible estime de soi, et cetera.

D’autres obstacles proviennent de l’environnement. Le manque de moyens est un obstacle récurrent. L’aide financière qui est parfois offerte ne permet pas de remplacer un revenu d’emploi, et ne couvre pas d’ailleurs les frais accessoires, tels que les frais de déplacement et de services de garde. Cette barrière touche particulièrement les adultes réfugiés et les mères monoparentales. Une situation socioéconomique précaire et l’absence de perspectives réelles d’emploi dans la région de résidence sont aussi des obstacles à l’alphabétisation et à la formation, puisqu’on n’en voit pas l’utilité. Finalement, même là où les services en matière de développement des compétences existent, ils restent souvent méconnus de la clientèle cible.

Voilà donc la vue d’ensemble de cette importante et récente recherche.

Passons maintenant à la deuxième question de la sénatrice Bellemare : est-il important de se préoccuper de la situation?

Notre collègue, l’honorable sénatrice Bellemare, a présenté de manière très éloquente les bienfaits économiques de l’alphabétisation et de la littératie. Il est démontré que les niveaux d’alphabétisme les plus élevés sont associés à de meilleurs revenus et à la réduction du risque de se retrouver au chômage.

La littératie, cependant, est aussi, et peut-être même surtout, un enjeu humain et communautaire. Les problèmes associés au manque d’alphabétisation freinent la pleine participation des Canadiens à la vie civique, économique, sociale et culturelle, et diminuent, par conséquent, leur capacité de contribuer au développement de leurs communautés respectives.

La recherche menée par Marc Johnson est très utile à ce sujet. En Colombie-Britannique, par exemple, où il existe un écart important entre ce qui est offert en anglais et en français, les intervenants ont expliqué que, si les besoins liés à l’emploi sont importants, ce secteur ne couvre pas tous les besoins des francophones. Ils ont insisté sur le fait que des adultes moins alphabétisés n’ont pas les mêmes chances que les autres de participer au développement de leur communauté.

Bref, le manque de ressources suffisantes et adaptées à l’alphabétisation dans les communautés de langue officielle empêche le gouvernement fédéral de s’acquitter de sa responsabilité en matière d’égalité réelle des deux communautés de langue officielle dans plusieurs provinces.

En Alberta, plusieurs générations de la communauté franco-albertaine n’ont pas été scolarisées en français, ce qui crée des défis particuliers en matière d’alphabétisation.

Dans ma province, le Manitoba, compte tenu de l’interdiction du français dans les écoles jusqu’à la fin des années 1960, l’alphabétisme en français était quasi inexistant pour une grande partie de la population francophone, et une grande insécurité linguistique s’est créée au sein des collectivités.

Aujourd’hui, il existe une gamme assez diversifiée de services de formation en matière d’employabilité et en formation des adultes francophones, même si l’offre en français n’est pas égale à l'offre en anglais.

Or, le même constat particulier s’est imposé. Parmi les personnes participant à des formations qui portaient sur l’amélioration de leurs compétences orales et écrites en français, certaines motivations revenaient plus souvent, comme celle de maintenir la langue française ou de renouer avec la langue maternelle, de participer à la communauté et de valoriser le français dans le contexte familial.

Selon Marc Johnson, le maillon faible du continuum de l’éducation en français semble être celui de l’alphabétisation, qui reste sous-financée par rapport au reste.

Ce constat dénote une opposition directe entre la réalité sur le terrain et le caractère réparateur des droits linguistiques constitutionnels et quasi constitutionnels des Canadiens. Bref, l’alphabétisation, au-delà des enjeux économiques, touche au tissu même de nos identités personnelles, et même à notre identité nationale.

Cela nous amène à la troisième et dernière question posée par la sénatrice Bellemare : peut-on faire mieux que ce qu’on fait déjà?

Dans un article de Suzanne Smythe, de l’Université Simon Fraser, la citation suivante, de la National Adult Literacy Association de l’Irlande, a touché une corde sensible :

[Traduction]

Malgré sa réputation bien méritée d’excellence en matière de recherche dans le domaine de l’alphabétisation des adultes, le Canada n’a rien qui se rapproche d’une politique cohérente ou systématique dans ce domaine.

[Français]

L’article poursuit, dans sa conclusion, en disant ce qui suit :

[Traduction]

Une politique en matière d’alphabétisation ne porte jamais uniquement sur l’alphabétisation; les significations et les pratiques qui y sont prévues sont établies et remaniées dans le cadre d’un ensemble de facteurs, de textes et de pratiques en constante évolution.

[Français]

Il est clair qu’il faut prévoir une coordination nationale si nous souhaitons faire de l’alphabétisation une priorité au Canada. La recherche sur la réalité au pays et sur les différents enjeux est bien avancée. Il manque maintenant une politique publique cohérente et ambitieuse.

(1810)

Cette politique publique doit être cohérente, car, à l’heure actuelle, les investissements en matière d’alphabétisation dépendent de la bonne volonté de chaque province ou territoire. Il y a peu d’investissements fédéraux, malgré l’importance de l’enjeu pour le pays. Elle doit aussi être ambitieuse, car nous avons pour l’instant mis l’accent sur une approche des plus limitatives.

[Traduction]

Le Canada est passé d’une politique axée sur la formation de la main-d’œuvre à une politique axée sur la formation professionnelle. C’est donc dire que les programmes d’alphabétisation ne sont valorisés que s’ils peuvent conduire à un emploi, peu importe lequel, qu’il s’agisse ou non d’un bon emploi. Nous attachons plus d’importance à l’emploi et à la création d’emplois qu’à toute autre chose, y compris l’épanouissement des citoyens et la participation à la vie civique.

Dans son article intitulé « Ten Years of Adult Literacy Policy and Practice in Canada — The New Precariat », Suzanne Smythe brosse un excellent tableau de la situation. Elle explique que les recherches scientifiques, par exemple l’Enquête sur la littératie et les compétences des adultes, ou ELCA — une enquête nationale comparative qui procure aux pays participants des données sur les compétences de la population adulte — mentionnent trois niveaux de littératie, le niveau 3 étant associé à l’employabilité.

Notons que cette enquête avait pour but de guider les politiques liées au rôle de l’accès à l’éducation en milieu de travail, et non de donner priorité à un groupe plutôt qu’à un autre. La politique publique s’est toutefois davantage concentrée sur la classification des personnes, notamment au moyen des niveaux 1, 2 et 3.

Quelle est devenue la priorité de la politique publique? Elle a choisi de repérer les personnes qui avaient un niveau 2 très fort et d’améliorer leurs compétences jusqu’à ce qu’elles atteignent le niveau 3, associé à l’employabilité. Bref, ces efforts visent avant tout à repérer les personnes dans lesquelles il peut être particulièrement rentable d’investir, au lieu de voir la littératie et l’éducation comme un continuum dans lequel chaque personne compte.

Investir dans les personnes qui se situent presque au niveau 3, et dont l’illettrisme n’est pas très marqué, permet évidemment d’obtenir des résultats plus rapides. Cela signifie toutefois que de grands segments de la population, où les besoins sont particulièrement criants, n’ont pas de ressources, ou presque pas. La nouvelle orientation de notre politique publique constitue, en quelque sorte, une déformation des recherches sur lesquelles elle s’appuie.

Par conséquent, on accorde très peu d’attention aux autres objectifs de l’alphabétisation, tels que la participation au sein de la communauté. J’ai parlé de ces objectifs dans le contexte des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Plusieurs d’entre vous, honorables collègues, peuvent penser au rôle essentiel de l’alphabétisation pour habiliter d’autres communautés ainsi que les Canadiens vulnérables dans un contexte qui va bien au-delà de l’emploi.

[Français]

Ce qu’il faut, honorables collègues, c'est une politique publique nationale canadienne qui place la réussite de la personne apprenante au centre de toute action. Dans ce modèle, tous les partenaires doivent être impliqués : les apprenants, les communautés, les organismes ou organisations, les écoles et les institutions postsecondaires, les syndicats, les employeurs, les associations professionnelles, les formateurs et les éducateurs, les chercheurs, les municipalités, les provinces, les territoires et, bien sûr, le gouvernement fédéral.

La stratégie nationale de l’Australie, dont la sénatrice Bellemare nous a fait part, mérite une attention particulière, compte tenu de sa structure — une fédération où les États jouent le rôle principal en matière d’éducation et de formation.

Dans son rapport intitulé Un plaidoyer pour une approche globale et continue de la formation des adultes francophones en milieu minoritaire du Canada, le RESDAC affirmait ce qui suit, et je cite :

Dans le contexte d’objectifs de développement durable 2030 de l’ONU, qui vise à éradiquer la pauvreté, protéger la planète et garantir la prospérité pour tous, la responsabilité du Canada à titre de signataire nous oblige de faire rapport sur le progrès selon des critères économiques, sociaux et citoyens.

Honorables collègues, j’appuie les conclusions de la sénatrice Bellemare. Le Canada peut et doit faire mieux. Il doit surtout, permettez-moi de le répéter, accorder le même niveau d’attention aux critères sociaux et citoyens qu'aux critères économiques.

Je vous remercie.

Haut de page