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Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Ajournement du débat
5 juin 2018
L’honorable Sénateur Marc Gold :
Honorables sénateurs, comme vous le savez, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a voté pour retirer du projet de loi C-46 toute référence au dépistage obligatoire d’alcool et, ce faisant, le comité a rejeté la principale politique qu’introduisait le projet de loi afin de lutter contre le fléau de la conduite en état d’ébriété au Canada. Selon moi, le comité a eu tort d’amender ainsi le projet de loi.
Motion d’amendement
L’honorable Marc Gold : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :
Que le projet de loi C-46, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié, à l’article 15,
a)à la page 23, par substitution, à la ligne 37 (tel que remplacée par décision du Sénat le 4 juin 2018), de ce qui suit :
« 320.27 (1) L’agent de la paix qui a des motifs raison- »;
b)à la page 24, par adjonction, après la ligne 16, de ce qui suit :
« (2) L’agent de la paix qui a en sa possession un appareil de détection approuvé peut, dans l’exercice légitime de ses pouvoirs en vertu d’une loi fédérale, d’une loi provinciale ou de la common law, ordonner à la personne qui conduit un véhicule à moteur de fournir immédiatement les échantillons d’haleine que l’agent de la paix estime nécessaires à la réalisation d’une analyse convenable à l’aide de cet appareil et de le suivre à cette fin. »;
c)à la page 34, par substitution, à la ligne 20 (tel que remplacée par décision du Sénat le 4 juin 2018), de ce qui suit :
« ments à effectuer au titre de l’alinéa 320.27(1)a); ».
Son Honneur le Président : En amendement, l’honorable sénateur Gold, avec l’appui de l’honorable sénatrice Pate, propose que le projet de loi C-46, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu pour la troisième fois, mais qu’il soit modifié, à l’article 15… Puis-je me dispenser de lire la motion?
Des voix : Oui.
Le sénateur Gold : Honorables sénateurs, certains des juristes entendus par le comité étaient fermement convaincus que le projet de loi va à l’encontre de la Charte. En revanche, la ministre et ses collaborateurs ont affirmé que le dépistage obligatoire d’alcool était tout à fait constitutionnel, position que sont venus étayer les mémoires de trois éminents professeurs de droit, Peter Hogg, Robert Solomon et la doyenne Erika Chamberlain.
Pendant la dernière journée d’audiences, le comité a aussi entendu le témoignage d’un grand criminaliste, Don Stuart, selon qui le projet de loi va à l’encontre de l’article 8 de la Charte, et l’article 1 ne suffit pas à le sauver. Il a ajouté une phrase qui risque de retentir souvent d’ici la fin du débat : « […] jamais la Cour suprême du Canada n’a accepté d’invoquer l’article 1 de la Charte pour valider une violation de l’article 8 […] »
[Français]
J’ai beaucoup de respect pour le professeur Stuart. Néanmoins, je crois qu’il a tort et que les professeurs Hogg, Chamberlain et Solomon ont raison de croire que le dépistage obligatoire de l’alcool serait jugé constitutionnel. Toutefois, honorables sénateurs, je ne suis pas ici pour insister sur ce point. Il est rare que la question du droit constitutionnel soit si tranchée. La vérité est qu’il existe de solides arguments dans les deux camps. Des droits et des valeurs constitutionnels importants sont en jeu. Il s’agit d’une question épineuse. Des gens éclairés, sensés et bien intentionnés peuvent être en désaccord. C’est précisément pour cette raison que je crois qu’il était inapproprié pour le comité de supprimer le dépistage obligatoire d’alcool.
[Traduction]
J’aurais besoin de beaucoup trop de temps pour retracer, pas à pas, l’analyse qui m’a permis d’affirmer que ce projet de loi résistera aux contestations constitutionnelles, sans compter que cela nous éloignerait terriblement du sujet. Je regrette, mais vous devrez donc vous passer des nombreux extraits de témoignages et d’arrêts de la Cour suprême du Canada. Je suis navré.
Permettez-moi de faire valoir simplement les quelques points que voici, puis je répondrai avec plaisir à vos questions.
Premièrement, de nombreux faits portent à croire que le dépistage obligatoire d’alcool ne violerait en rien l’article 8 de la Charte. Cette disposition serait inscrite dans la loi, elle est raisonnable, et l’échantillon d’haleine nécessaire serait obtenu de manière raisonnable. M. Hogg réussit à résumer le tout de manière aussi limpide que succincte, mais, quoi qu’il en soit, si on se fie à la jurisprudence, qui établit que les interpellations aléatoires constituent une limite raisonnable au droit de ne pas être détenu arbitrairement et au droit à l’assistance d’un avocat, le dépistage obligatoire d’alcool sera vraisemblablement considéré comme une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.
Comme je l’ai dit dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, le projet de loi C-46 répondrait adéquatement aux deux premiers volets du critère à quatre volets que la Cour suprême a établi à l’égard de l’article premier. Premièrement, la cour a conclu que la réduction des préjudices causés par la conduite avec facultés affaiblies est un objectif suffisamment important pour justifier la restriction des droits garantis par la Charte. Deuxièmement, quoi qu’on puisse penser du dépistage obligatoire, il a de toute évidence un lien rationnel avec l’objectif du projet de loi, qui consiste à dissuader les automobilistes ayant bu de l’alcool de prendre le volant.
Le troisième et le quatrième volets du critère ont trait à la proportionnalité. Il faut se demander si la mesure législative ne porte pas atteinte au droit garanti par la Charte plus qu’il n’est nécessaire pour atteindre l’objectif, et si les avantages qui découlent de l’application de la loi l’emportent sur l’atteinte au droit.
[Français]
Le comité a entendu des témoignages selon lesquels environ la moitié des conducteurs en état d’ébriété échappe à la surveillance policière dans le système actuel.
[Traduction]
Environ 50 p. 100 des conducteurs ont échappé au dépistage.
[Français]
D’après d’autres témoins, les pays ayant imposé le dépistage obligatoire ont vu une forte diminution du nombre d’incidents et d’accidents liés à la conduite avec facultés affaiblies. Cependant, les opposants à ce projet de loi remettent en question la valeur qu’il faudrait accorder à ces études et affirment que l’effet prévu demeure hypothétique. D’autres, comme le professeur Stuart, estiment que cet avis est dépourvu de pertinence, puisque nombre des pays cités ne sont pas dotés d’une charte des droits et libertés constitutionnelle. D’après mon interprétation des témoignages, les opposants ont tort.
[Traduction]
Au chapitre de la conduite avec facultés affaiblies, le Canada affiche l’un des pires bilans comparativement à d’autres pays développés comparables, et il accuse un retard par rapport à plus de 100 pays qui ont déjà mis en place une forme de programme de dépistage obligatoire.
Même si la situation varie d’un pays à l’autre, des données probantes tendent à démontrer que le dépistage obligatoire est plus efficace que d’autres méthodes de réduction et de dissuasion de la conduite avec facultés affaiblies. Ceux qui critiquent le dépistage obligatoire ne sont pas d’accord et soulignent les différences entre le régime canadien et d’autres régimes. Cependant, nombre d’États avaient un régime semblable au nôtre avant d’opter pour le dépistage obligatoire. Je suis convaincu de l’efficacité du dépistage obligatoire, notamment selon mon interprétation de la documentation que j’ai consultée à ce sujet, y compris des études qui tiennent compte des facteurs pertinents, dont l’état du droit avant la mise en place du dépistage, les résultats des campagnes de sensibilisation du public et les modifications aux mesures policières et d’application de la loi.
À mon avis, donc, le gouvernement peut se fonder sur de solides données probantes pour conclure que l’introduction du dépistage obligatoire d’alcool pourrait réduire le nombre de conducteurs en état d’ébriété qui échappent à la détection et, par conséquent, réduire les méfaits qu’ils causent.
Finalement, le dépistage obligatoire d’alcool n’entrave pas plus qu’il n’est nécessaire les droits accordés en vertu de la Charte pour réaliser les objectifs importants de la loi.
N’oublions pas non plus, chers collègues, que la police dispose déjà, aux termes du droit actuel — qu’il s’agisse de la common law ou du droit législatif —, du pouvoir d’arrêter au hasard des conducteurs pour vérifier le permis de conduire, l’immatriculation, l’assurance et, surtout, la sobriété. Depuis des décennies, ce pouvoir est considéré conforme à la Constitution et, pour le meilleur ou pour le pire, le projet de loi C-46 ne change rien à cela.
Le seul changement qu’il prévoit est le retrait de l’exigence que la police ait un motif raisonnable de soupçonner que le conducteur a consommé de l’alcool avant d’exiger un échantillon d’haleine. Rien ne change dans les autres étapes que les conducteurs doivent franchir s’ils échouent au test effectué lors du contrôle routier. Ainsi, si vous pensez que le dépistage obligatoire d’alcool réduirait le nombre des conducteurs qui échappent à la détection — et n’oubliez pas que, selon les données recueillies, un conducteur sur deux y échappe —, alors la réponse est claire.
De plus, les tribunaux reconnaissent que les attentes par rapport à la protection de la vie privée ne sont pas les mêmes selon les circonstances. La conduite est déjà largement réglementée et les attentes raisonnables de protection de la vie privée garantie par la Charte ne sont pas les mêmes lorsque nous sommes derrière le volant que lorsque nous rentrons chez nous. En fait, avant d’embarquer dans un avion, nous pouvons être fouillés, palpés, voire passés aux rayons X et notre peau peut faire l’objet d’un prélèvement.
Certes, la prise d’un échantillon d’haleine nous touche de façon plus personnelle et intime que la simple demande de présentation d’une preuve d’assurance. Notre respiration participe de l’essence même de la vie. Pour autant, la prise d’un échantillon d’haleine est beaucoup moins intrusive qu’une fouille au corps ou une prise de sang. Elle ne révèle aucune information personnelle autre que le niveau d’alcool dans le sang. Elle est passagère et prend très peu de temps à administrer. Le dépistage obligatoire prend peu de temps. L’agent de la paix doit avoir un appareil approuvé en sa possession, et le conducteur doit avoir la garde ou le contrôle du véhicule avant que la demande soit présentée. Comme la mesure est obligatoire, elle ne produit pas un sentiment de honte ou d’embarras chez les conducteurs. De plus, les résultats ne sont pas conservés comme des éléments de preuve.
(2050)
Dans l’ensemble, il y a une abondance de preuves permettant d’affirmer que l’introduction du dépistage obligatoire au Canada réduirait plus efficacement la conduite en état d’ébriété que le maintien du système actuel. De plus, ce dépistage n’empièterait pas plus que nécessaire sur les droits garantis par la Charte pour atteindre cet objectif. J’en conclus donc que l’introduction du dépistage obligatoire est constitutionnelle.
Cela dit, je suis bien conscient de l’existence d’arguments solides qui défendent le contraire. Nous les avons entendus au comité, et vous les entendrez aussi au Sénat. Si l’amendement que je propose est adopté et si le dépistage obligatoire d’alcool est réintégré dans le projet de loi, il sera, bien évidemment, contesté devant les tribunaux. Nous ne savons pas comment réagiront les tribunaux inférieurs avant que les cas se retrouvent devant la Cour suprême. Il est impossible d’éviter ce processus, à moins d’accepter le statu quo et de ne jamais légiférer dans ce domaine.
Lorsque la Cour suprême sera saisie de la question, il est pratiquement impossible de prévoir sa décision. Seul l’étudiant le plus inexpérimenté ou le plus arrogant prétendrait le contraire.
En fait, la Cour suprême a changé sa position sur des questions cruciales relatives à la Charte au fil des ans. Des points de droit dans des domaines extrêmement importants demeurent incertains aujourd’hui. La Cour suprême considère qu’elle est liée par les décisions antérieures à sa seule discrétion et, ce qui est plus important encore dans le cas qui nous occupe, la façon dont la cour a appliqué l’article premier de la Charte a beaucoup varié au fil des ans, en fonction des causes portées devant elle et des juges qui la composent.
Que faire, alors? En quoi consistent les obligations constitutionnelles des sénateurs quand ils doivent départager les arguments divergents, voire contradictoires, d’éminents juristes et experts quant à la constitutionnalité d’un projet de loi?
C’est ce qui m’amène au cœur de mon argumentaire.
Les parlementaires que nous sommes sont liés par la Constitution du Canada, tout comme le sont le gouvernement et les tribunaux, mais chaque groupe l’interprète et l’applique différemment. Les sénateurs doivent absolument saisir et respecter les distinctions entre le Sénat, la Chambre des communes, le gouvernement et la magistrature. Tout est lié : la différence entre le Parlement et le gouvernement, entre le Parlement et la magistrature et ainsi de suite.
Les sénateurs doivent s’assurer que les mesures législatives proposées respectent la Constitution et les valeurs qui la sous-tendent. Nous devons donc interpréter de notre mieux la Constitution. Nous ne sommes toutefois pas un tribunal, et surtout pas la Cour suprême du Canada.
Oui, il peut arriver, dans certaines circonstances ou situations — vous pouvez les imaginer aussi bien que moi —, que les atteintes à la Charte soient tellement évidentes et les arguments en faveur d’un texte législatif, tellement ténus et fallacieux, que nous ayons alors l’obligation constitutionnelle de rejeter le texte en question. C’est toutefois loin d’être le cas ici.
Les arguments que nous avons à soupeser viennent d’éminents juristes, dont l’auteur le plus souvent cité par la Cour suprême du Canada de toute l’histoire. Ils nous viennent aussi des plus grands spécialistes des questions juridiques liées à la conduite avec facultés affaiblies et, oui, d’avocats de la défense de renom et de spécialistes des libertés civiles.
Alors voici, mesdames et messieurs les sénateurs : quand les politiques publiques sont raisonnables, qu’elles reposent sur des données scientifiques crédibles et que leur constitutionnalité est confirmée par des juristes impartiaux dont la réputation n’est plus à faire, nous devons accepter les décisions de la Chambre élue, les Communes. D’accord, nous devons vérifier que les lois respectent la Constitution et les valeurs qui la sous-tendent, mais, à moins qu’un projet de loi ne viole indubitablement la Constitution, ce qui est loin d’être le cas ici, le Sénat ne devrait pas se substituer aux tribunaux. Autrement, nous outrepasserions notre rôle légitime d’institution législative indépendante et complémentaire et nous usurperions celui de la magistrature.
Pour ces raisons, honorables sénateurs, j’espère que vous appuierez l’amendement visant à rétablir les dispositions concernant le dépistage obligatoire d’alcool dans le projet de loi C-46.La sécurité de tous les Canadiens est entre nos mains.