Projet de loi sur le cannabis
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Suite du débat
4 juin 2018
L’honorable Sénateur Leo Housakos :
Honorables sénateurs, j’aimerais parler aujourd’hui des répercussions du projet de loi C-45 sur les déplacements transfrontaliers.
À l’étape de la deuxième lecture, j’ai soulevé des inquiétudes au sujet de nombreuses lacunes du projet de loi. J’ai parlé notamment du fait qu’il ne décrit pas comment il atteindra son objectif de garder la marijuana hors de la portée des jeunes et j’ai souligné que, en général, il n’est tout simplement pas complet. En outre, à la suite des témoignages que nous avons entendus au Comité des affaires étrangères, je ne suis certainement pas convaincu que le gouvernement ait examiné adéquatement la question des déplacements transfrontaliers, malgré ses profondes ramifications.
Tout le monde reconnaît que la prospérité du Canada est directement liée à la solidité de ses relations commerciales avec les États-Unis. Affaires mondiales Canada lui-même souligne ce qui suit :
La circulation efficace et sécuritaire des personnes et des marchandises légitimes est essentielle à notre compétitivité économique et à notre prospérité mutuelle.
En quoi consiste exactement « la circulation efficace et sécuritaire des personnes et des marchandises légitimes »? Elle consiste notamment en plus de 30 millions de véhicules qui franchissent la frontière canado-américaine tous les ans. Nous devrions tous reconnaître que la moindre interruption, voire le moindre ralentissement, de déplacements de cette ampleur pourrait avoir des répercussions très graves sur les entreprises, les travailleurs et les emplois au Canada.
Il s’agit de l’aspect économique et commercial de la question. Toutefois, la coopération du Canada avec les États-Unis se fonde aussi sur des valeurs communes. Il a été essentiel pour notre partenariat d’adopter des lois qui visent des objectifs complémentaires et une approche commune lorsqu’il s’agit de les appliquer, afin de garantir la sécurité de nos deux démocraties. Tous les gouvernements canadiens, aussi bien libéraux que conservateurs, se sont efforcés de resserrer cette coopération dans le but de faciliter les déplacements et les échanges commerciaux.
Les initiatives comme le projet de loi C-23 — le projet de loi sur précontrôle à la frontière terrestre, que le Sénat a adopté il y a à peine quelque mois — et le projet de loi C-21 sont particulièrement importantes dans le climat politique actuel, étant donné que l’administration américaine est plus protectionniste. Note relation économique avec les États-Unis est tellement importante qu’il conviendrait peut-être de soumettre toutes les initiatives gouvernementales majeures à une évaluation pour déterminer si elles améliorent ou enveniment notre relation transfrontalière.
Si nous évaluions le projet de loi C-45 dans cette optique, quelle conclusion en tirerions-nous, chers collègues? Pour répondre à cette question, nous devons tenir compte de ce que les témoins experts ont dit aux sénateurs au cours des derniers mois, tant au Comité de la sécurité nationale et de la défense qu’au Comité des affaires étrangères et du commerce international. Au Comité des affaires étrangères et du commerce international, où je siège, le témoignage des fonctionnaires canadiens n’avait rien d’ambigu : un Canadien qui souhaite entrer aux États-Unis et qui a déjà consommé une substance illégale au titre de la loi fédérale américaine peut être déclaré inadmissible pour le reste de ses jours.
À mon avis, il vaut la peine de citer ce que Jennifer Lutfallah, directrice générale des programmes d’exécution de la loi et du renseignement de l’Agence des services frontaliers du Canada, a déclaré au Comité des affaires étrangères et du commerce international :
Quand le cannabis sera légalisé au Canada, sa consommation demeurera évidemment une infraction fédérale aux États-Unis. À l’heure actuelle, les États-Unis ont le pouvoir de déclarer une personne inadmissible pour cause de consommation de cannabis ou en raison d’autres crimes commis relativement au cannabis.
En définitive, nous en avons discuté avec nos homologues de la Customs and Border Protection, et ils nous ont indiqué ne pas avoir l’intention de changer leur approche à la frontière.
Compte tenu de cette réalité, Affaires mondiales Canada a présenté au Comité des affaires étrangères et du commerce international le message qu’il communiquera aux Canadiens lorsque le projet de loi C-45 prendra force de loi :
Vous risquez aussi de vous voir refuser l’entrée à un pays si vous avez déjà utilisé des drogues, dont le cannabis après sa légalisation au Canada, qui sont considérées comme illégales dans ce pays.
Un grand nombre de Canadiens seraient très étonnés de cela, même si certains sénateurs diront peut-être que ce n’est pas nouveau. Néanmoins, une fois la marijuana légalisée, un grand nombre de Canadiens ne penseront pas que faire une chose qui est légale au Canada pourrait les rendre inadmissibles aux États-Unis. Je pense que la plupart en seront très étonnés.
Certains sénateurs voudront condamner avec virulence les Américains pour cela. Je comprends ce sentiment. Le Canada a manifestement le droit souverain d’adopter ses propres lois. Il en va toutefois de même pour les États-Unis. Ils ont aussi le droit de déterminer à qui ils permettent de franchir leur propre frontière.
Avant d’agir, nous devrions peut-être prendre un instant pour considérer cette question du point de vue des Américains. Du point de vue du gouvernement fédéral des États-Unis, où la consommation de marijuana demeure un acte criminel, la légalisation de la marijuana au Canada fournira certainement de nouvelles occasions au crime organisé de la faire passer clandestinement d’un endroit où elle est légale à un endroit où elle est illégale.
En légalisant la marijuana, le Canada contreviendra, de son propre aveu, à trois conventions internationales sur les drogues qu’il a signées. Il n’y a pas d’ambiguïté à cet égard, même si les témoins qui ont comparu devant le comité ne s’accordaient pas sur la gravité de cette contravention. Du point de vue du gouvernement fédéral des États-Unis, le fait que le Canada contrevienne à trois conventions sur les drogues sera probablement perçu comme plus grave que moins grave.
Je sais que certains sénateurs pourraient faire remarquer que la marijuana est légale dans certains États américains, mais nous ne devons pas oublier que la position est différente à l’échelle fédérale. Dans ce dossier, la position des administrations fédérales américaines, qu’elles soient démocrates ou républicaines, a toujours été plutôt constante. Il serait naïf de notre part de fonder nos politiques sur l’espoir que les autorités fédérales américaines changeront leur position.
Quelles sont les conséquences d’une éventuelle surveillance accrue à la frontière de la part des Américains?
Le professeur Christian Leuprecht, du Collège militaire royal, a présenté un mémoire au Comité de la sécurité nationale et de la défense où il explique que la légalisation du cannabis augmentera probablement l’exportation illicite de marijuana depuis le Canada. Il prédit que les délais d’attente à la frontière américaine et le coût de faire des affaires augmenteront de pair avec les inspections américaines. Il a dit ceci :
La légalisation du cannabis se fera au détriment de l’efficience du commerce transfrontalier. Sur le plan économique, la légalisation du cannabis nous forcera à faire des compromis désavantageux au chapitre de l’efficience du commerce transfrontalier.
Mesdames et messieurs les sénateurs, nous devons nous demander quelles répercussions la légalisation du cannabis pourrait avoir sur les entreprises canadiennes, surtout celles qui dépendent de la livraison juste à temps aux États-Unis. Le secteur de l’automobile me vient immédiatement à l’esprit. Par exemple, ses cargaisons dans le corridor Windsor-Detroit dépendent fortement de ponts et de tunnels, qui peuvent devenir des goulots d’étranglement s’il y a de longs délais et de longues files d’attente.
Conformément à la tendance que j’ai mentionnée à l’étape de la deuxième lecture, le gouvernement n’a pas pris ces questions en considération comme il se doit. Une mesure législative fait l’objet de nombreuses analyses gouvernementales avant d’être présentée, mais il est évident que pratiquement aucune analyse n’a été menée sur les répercussions possibles du projet de loi sur la relation commerciale la plus importante du Canada, et le ministère des Affaires étrangères n’a fourni aucune réponse.
En ce qui a trait à la frontière, les lacunes sont particulièrement flagrantes, étant donné les difficultés occasionnées par un gouvernement américain plus protectionniste. Dans ce contexte, pour protéger les Canadiens à la frontière et veiller à ne pas miner malencontreusement nos relations commerciales, il est impératif d’amender le projet de loi afin de garantir que le gouvernement présente ses plans dans le but de protéger les intérêts du Canada à la frontière.