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Projet de loi de 2017 sur la sécurité nationale

Deuxième lecture—Suite du débat

20 novembre 2018


L’honorable Sénateur Leo Housakos :

Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui au sujet du projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale.

Mesdames et messieurs les sénateurs, il s’agit d’un vaste projet de loi qui touche de nombreuses facettes de la sécurité nationale. À mon avis, on peut classer les composantes du projet de loi en trois catégories : celles qui sont acceptables, celles qui peuvent le devenir après modification et celles qui sont si fondamentalement viciées qu’elles ne peuvent être appuyées.

Passons aux composantes se classant dans la première catégorie. Par exemple, le projet de loi vise à combler certaines lacunes que comportent, j’en conviens, les lois canadiennes en matière de cybersécurité. Je crois aussi que la plupart des Canadiens appuieraient des mesures visant à régler le problème des personnes interdites de vol par erreur.

Malheureusement, d’autres éléments du projet de loi se classent dans la deuxième ou la troisième catégorie et m’amènent à m’inquiéter de la philosophie qui sous-tend le projet de loi.

De toute évidence, le projet de loi repose sur la conviction que certains pans de la législation actuelle en matière de sécurité nationale au Canada accordent trop de pouvoir aux organismes de sécurité dans les domaines de la sécurité nationale et de la prévention du terrorisme.

Je suis carrément en désaccord avec cette prémisse.

Premièrement, elle sous-entend que les lois actuelles compromettent les libertés civiles au Canada et, deuxièmement, elle implique que la menace actuelle est telle que nous pouvons baisser la garde.

Selon moi, c’est une grave erreur de voir les choses de cette façon. Pour le démontrer, je vais faire référence à certains éléments clés du projet de loi.

Le projet de loi propose d’éliminer l’infraction qui consiste à préconiser ou fomenter la commission d’une infraction de terrorisme. Le gouvernement a soutenu que la portée de cette disposition est trop vaste et qu’il faudrait donc éliminer cette infraction et la remplacer par une infraction plus ciblée, soit l’infraction de conseiller la commission d’infractions de terrorisme.

Lorsqu’elle a participé au débat sur ce projet de loi, la sénatrice Frum a expliqué de manière fort éloquente les lacunes de cette proposition.

Au comité de la Chambre, des témoins ont dit très clairement que, si on élimine ces dispositions, comme le propose le projet de loi, la Couronne aura plus de difficulté à porter des accusations contre ceux qui font ouvertement la promotion du terrorisme.

(1440)

La promotion du terrorisme est fréquente dans les médias sociaux, et elle vise principalement à radicaliser les jeunes vulnérables et à créer des circonstances propices à la commission d’actes terroristes.

Malgré cela, le gouvernement soutient que les dispositions actuelles de la loi ont une portée trop vaste et sont donc inconstitutionnelles. Évidemment, cette affirmation ne s’appuie sur aucune jurisprudence, mais le gouvernement croit quand même que son avis serait confirmé si les dispositions faisaient l’objet d’une contestation judiciaire. En résumé, le gouvernement ne dit pas qu’on porte atteinte aux droits individuels : il prévoit qu’on y portera atteinte.

Précisons également que le gouvernement craint que l’on puisse porter atteinte aux libertés civiles d’une personne faisant la promotion du terrorisme, et il soutient que ces libertés devraient l’emporter sur les droits des jeunes Canadiens qui sont menacés par ceux qui font la promotion du terrorisme.

Il est évident que certains sénateurs d’en face partagent cet avis. Pour ma part, je crois non seulement que cette proposition est mal ciblée, mais aussi qu’elle n’a pas l’assentiment général, même du simple point de vue constitutionnel.

David Matas, qui a plaidé comme avocat devant la Cour suprême dans l’affaire Keegstra et agi comme intervenant dans l’affaire Sharpe, a dit au comité de la Chambre des communes le qui a étudié le projet de loi qu’il y a d’abondantes directives juridiques sur les concepts de préconisation et de fomentation, et que la disposition législative actuelle sur le terrorisme est, en fait, constitutionnelle.

Je ne suis pas spécialiste en droit constitutionnel. Cependant, je crois que, lorsqu’une personne aussi éminente que M. Matas affirme qu’il y a des doutes sur la constitutionnalité d’une disposition législative, nous avons l’obligation d’envisager comment nous pourrions rendre la loi plus efficace.

À mon avis, c’est exactement ce que nous devrions faire quand le comité sénatorial examinera le projet de loi. Nous devons entendre des témoins qui croient que cette disposition est constitutionnelle et, au besoin, songer à adopter un libellé qui pourrait contrer les présumés risques constitutionnels évoqués par le gouvernement. En général, je crois qu’il y a trop de dispositions dans cette mesure législative qui mettent l’accent au mauvais endroit, et je pense que c’est le cas parce que bon nombre de gens au sein du gouvernement actuel ne croient pas que la menace terroriste actuelle constitue une menace réelle.

Après tout, le projet de loi à l’étude a été proposé en réponse à la mesure législative qui a été mise en œuvre par l’ancien gouvernement, et qui a été qualifiée d’excessive par ceux qui sont maintenant au pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que le projet de loi dont nous sommes saisis ait pour principal effet d’affaiblir la sécurité nationale du Canada plutôt que de la renforcer. Plusieurs éléments en témoignent.

Tout d’abord, le projet de loi est muet sur certaines menaces terroristes importantes et nouvelles. La menace qui plane sur de nombreux pays européens en raison d’un phénomène bien particulier pourrait être l’un des plus grands problèmes de sécurité au Canada à l’heure actuelle. Les services de renseignement canadiens ont informé les parlementaires qu’au moins 60 combattants étrangers — et probablement un nombre beaucoup plus grand — sont maintenant de retour au Canada après avoir combattu au sein du groupe armé État islamique à l’étranger. Ces experts de la sécurité nous ont également dit que la simple surveillance d’une personne soupçonnée de terrorisme peut mobiliser de dizaines d’agents du SCRS. Étant donné que des centaines de personnes sont soupçonnées d’avoir un penchant pour le terrorisme, qu’elles aient combattu à l’étranger ou qu’elles se soient radicalisées au pays, il faut une énorme quantité de ressources pour traiter ce problème.

Que prévoit le projet de loi C-59 à ce sujet? Quelles dispositions du projet de loi nous permettront de renforcer notre capacité de poursuivre ces personnes? Où sont les dispositions qui font du combat au sein d’une organisation terroriste reconnue, contre les Forces armées canadiennes, une infraction criminelle? Non seulement le projet de loi ne comporte pas de dispositions de la sorte, mais il va faire en sorte que ce soit plus difficile pour les organismes de sécurité de faire face aux menaces.

Tout d’abord, le projet de loi fera qu’il sera plus difficile d’imposer un engagement assorti de conditions à une personne que l’on juge susceptible de commettre un acte terroriste. Le projet de loi propose de relever le seuil pour l’imposition d’un tel engagement assorti de conditions en exigeant que l’engagement soit « nécessaire pour empêcher » que l’activité terroriste ne soit entreprise, en remplacement du libellé actuel, qui prévoit l’imposition de cet engagement si l’on croit qu’il aura « vraisemblablement pour effet d’empêcher » qu’elle le soit.

Les sénateurs d’en face affirment que l’on peut rejeter ces dispositions, car elles n’ont jamais été utilisées. Selon moi, ce n’est pas du tout l’approche que nous devons adopter. Les dispositions existent pour empêcher qu’un acte terroriste soit commis. Il n’est certainement pas mieux d’abroger ce genre de dispositions et d’espérer simplement qu’aucune attaque terroriste majeure n’ait lieu. Or, c’est exactement ce que propose de faire le gouvernement actuel. Rien que du point de vue des libertés civiles, une telle approche comporte de graves lacunes.

En France, dans le sillage des attentats survenus à Paris, à l’automne 2015, qui ont tué plus de 100 personnes, on a adopté de nouvelles lois et mesures. Selon le droit français en vigueur, il est possible d’imposer des restrictions sévères à la liberté de mouvement des personnes lorsqu’on les soupçonne de s’associer à des éléments terroristes potentiels. La police peut fouiller régulièrement la maison de ces personnes. Elles peuvent être détenues pendant une période pouvant aller jusqu’à quatre heures pour permettre de telles fouilles. Il est possible d’ordonner la fermeture de lieux de culte si on découvre que les prédicateurs glorifient le terrorisme — ils n’ont même pas à le prôner. Des fonctionnaires peuvent perdre leur emploi s’ils défendent des idées radicales.

Les sénateurs d’en face ont-ils pensé que, en annulant certaines dispositions préventives de la loi, aujourd’hui, nous pourrions involontairement ouvrir la porte à des dispositions juridiques futures encore plus contraignantes et répressives s’il fallait que nous ne parvenions pas à empêcher une attaque terroriste majeure?

J’ai le même genre de réserves en ce qui concerne les dispositions du projet de loi C-59 qui resserrent les exigences pour autoriser le SCRS à appliquer des mesures de réduction de la menace. Avant l’adoption du projet de loi C-51, sous le gouvernement précédent, les agents du SCRS n’avaient même pas le droit de parler à des gens dans le but de réduire une menace potentielle. Par exemple, ils ne pouvaient pas approcher les parents d’un jeune radicalisé et les encourager à intervenir auprès de leur enfant afin d’écarter le risque qu’il se joigne à groupe terroriste.

Chers collègues, ce pouvoir n’existait pas pour les agents du SCRS, mais le projet de loi C-51 a remédié à une grave lacune du cadre législatif canadien et a permis au SCRS de s’adonner à des activités de perturbation des menaces. Ces activités peuvent englober le simple fait de parler avec une personne pour perturber des menaces terroristes potentielles, ce que j’estime tout simplement logique. Elles peuvent aussi prendre la forme de mesures plus actives prises, peut-être, au cours d’une enquête. Les mesures actives qui contreviennent à la Charte des droits et libertés ou qui risquent, autrement, d’être contraires aux lois canadiennes nécessitent un mandat judiciaire.

Le projet de loi C-59, que nous étudions en ce moment, propose de mettre en place de nouveaux obstacles à l’exercice de ces pouvoirs. Il propose d’ajouter des dispositions exigeant que toute mesure soit non seulement conforme à la Charte, mais aussi jugée « raisonnable et proportionnée » par un juge. Même lorsqu’aucun mandat n’est requis, un régime de justification de la sécurité nationale évaluera les incidences potentielles et déterminera si d’autres ministères fédéraux ont été consultés pour savoir s’ils seraient capables de réduire la menace à la place du SCRS.

La liste des mesures de réduction des menaces interdites sera prolongée pour interdire la détention de toute personne, tout dommage grave à la propriété et tout acte défini comme étant « dégradant ». On ne sait pas vraiment comment seront définis ces termes ou comment leur interprétation pourrait varier selon le juge qui entend la demande. Les nouvelles restrictions seront accompagnées de nouvelles exigences de déclaration, qui augmenteront assurément la charge de travail des agents du SCRS, qui sont déjà surchargés.

On pourrait discuter des mérites de certaines dispositions, mais il est clair que, de manière générale, les fardeaux et les procédures bureaucratiques s’alourdiraient de façon exponentielle.

Parlant au nom de l’Association canadienne des chefs de police, le chef Paul Martin, du service de police régional de Durham, affirme ceci :

J’en ai discuté avec des collègues bien plus informés que moi, et ils m’ont dit que, dans ce domaine, on cherche depuis plus de 15 ans qui aura le pouvoir d’améliorer la rapidité, la circulation et la direction de la transmission des renseignements pour que nous les recevions plus rapidement.

Il faisait allusion à l’incident terroriste impliquant Aaron Driver qui, selon lui, a « […] démontré aux services policiers la lenteur de la transmission des renseignements et la rapidité avec laquelle il faudrait les transmettre pour détecter les menaces à la sécurité nationale, puis pour les écarter et les éliminer complètement ».

Nous devons nous demander, chers collègues, si les nouveaux processus bureaucratiques prévus par la loi offriront plus de souplesse à nos services de sécurité. Le gouvernement fait valoir que le fait de rehausser la barre par rapport à la possibilité de réduire ainsi les menaces reflète les restrictions analogues imposées à la police en vertu de l’article 25.1 du Code criminel. On semble toutefois ne pas vouloir reconnaître les exigences spéciales qu’implique le maintien de la sécurité nationale.

Je dirais que les attentats terroristes du genre de ceux qui ont été perpétrés à Londres à l’été 2005, à Paris à l’automne 2015 ou encore le 11 septembre, entrent dans une catégorie totalement différente. Ces attentats ont tué des centaines de gens, et même des milliers à l’occasion du 11 septembre. C’est pour cette raison que des pouvoirs et des mécanismes exceptionnels s’avèrent nécessaires pour lutter contre ces menaces. Même s’ils sont rarement utilisés, ils doivent néanmoins être mis à la disposition des forces de sécurité. Tout cela est très bien intégré dans nos démocraties libérales. Je trouve très inquiétant que le gouvernement en place ne semble pas comprendre ce principe.

(1450)

Chers collègues, je crains que le projet de loi à l’étude ne comporte des lacunes à plusieurs égards en matière de protection des Canadiens. Certaines pourront peut-être être corrigées au comité ou ici même, mais j’ai bien peur que plusieurs d’entre elles soient liées au caractère fondamental du projet de loi. C’est pourquoi je ne peux tout simplement pas appuyer ce projet de loi. Merci, chers collègues.

 

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