L’étude sur les enjeux actuels et émergents pour les importateurs et les exportateurs canadiens en ce qui a trait à la compétitivité des entreprises canadiennes sur les marchés nord-américains et mondiaux
Vingt-quatrième rapport du Comité des banques et du commerce et demande de réponse du gouvernement—Suite du débat
8 novembre 2018
L’honorable Sénatrice Julie Miville-Dechêne :
Honorables sénateurs, je prends la parole, moi aussi, à cette heure tardive sur un sujet délicat qui m’a incitée à demander l’ajournement du débat, il y a deux semaines, au moment où le président du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, le sénateur Doug Black, déposait son rapport afin que nous l’adoptions. Il s’agissait du rapport intitulé Le Canada, toujours ouvert aux investisseurs? Je n’étais pas disposée, et je ne le suis toujours pas, à donner mon appui à l’adoption de ce rapport.
En tout respect pour les sénateurs membres du comité, voici pourquoi. J’ai d’abord éprouvé un malaise en constatant, le 16 octobre, que le Comité sénatorial des banques avait invité le président de la Chambre de commerce du Canada, M. Perrin Beatty, à participer à sa conférence de presse pour le lancement du rapport. M. Beatty avait comparu devant le comité et il avait demandé la mise sur pied d’une commission royale d’enquête sur la fiscalité, suggestion qui se retrouve en tête des recommandations sénatoriales.
Pourquoi ai-je donc des réserves? Tout au long de ma carrière, j’ai approfondi les notions d’éthique, d’équilibre, de conflits d’intérêts et de distance face aux sources journalistiques, à titre de journaliste, d’ombudsman de Radio-Canada et de présidente d’un conseil de recherche. Le Sénat, bien sûr, n’est ni une salle de nouvelles ni un institut de recherche, mais, en tant que femmes et hommes politiques, nous devons tout faire, et je dis bien tout faire, pour maintenir la confiance du public à l’égard de l’institution du Sénat et ne donner aucune prise aux préjugés voulant que nous soyons soumis aux lobbys les plus puissants.
Je tiens à souligner ici que je parle de perception et d’apparence. Malheureusement, associer la très influente Chambre de commerce du Canada à la publication d’un rapport du Sénat peut donner l’impression qu’il y a une grande proximité d’intérêt entre ce lobby d’affaires et le Sénat. À mon avis, le Sénat doit être perçu en tout temps comme défendant le bien commun et l’intérêt public, et non être associé à quelque lobby que ce soit émanant du monde des affaires, du milieu syndical, bref, de tout groupe ayant un intérêt pécuniaire dans les enjeux ou les projets de loi sur lesquels le Sénat se penche et fait des recommandations au gouvernement.
Au-delà de cette conférence de presse, j’ai lu attentivement le rapport et les témoignages entendus, j’ai examiné la liste des témoins et j’ai fait un peu de recherche, et mon malaise a grandi. Selon l’ordre de renvoi, ce comité doit examiner les enjeux actuels et émergents pour les importateurs et les exportateurs canadiens en ce qui a trait à la compétitivité des entreprises canadiennes sur les marchés nord-américains et mondiaux. Après avoir entendu 21 témoins, le comité ne recommande au gouvernement rien de moins que de réduire sans tarder le taux d’imposition sur le revenu des entreprises.
Les témoins qui ont été entendus sont pour la plupart des représentants du milieu des affaires et du secteur pétrolier, que ce soit l’Association canadienne des pipelines d’énergie, Suncor ou l’Association canadienne des producteurs pétroliers, et des experts de think tanks qui défendent le libéralisme économique, comme l’Institut Fraser. À cette liste s’ajoutent quatre témoins du milieu universitaire. Ce qui est frappant, c’est que le secteur pétrolier soit aussi bien représenté parmi les témoins. Il n’y a aucun témoin qui représente un autre secteur d’activités. Quant au choix des think tanks, je note un manque de diversité idéologique. On n’a pas invité, par exemple, le Centre canadien de politiques alternatives ni l’Institut Broadbent, plus progressistes.
En réaction à ce rapport, un conseiller de l’Institut Broadbent a écrit le 30 octobre, dans le Globe and Mail, qu’une baisse d’imposition des compagnies n’était pas la bonne décision, car ce n’est pas le facteur le plus décisif pour les investisseurs.
Le seul témoignage favorable à la taxe sur le carbone était celui de la Commission de l’écofiscalité du Canada, mais il n’a pas non plus été retenu dans le rapport. Seules deux opinions contraires l’ont été.
Les témoins entendus par le comité ont dressé un portrait alarmant de la situation. Le Canada a perdu son avantage concurrentiel nécessaire pour attirer des entreprises au pays à cause de l’incertitude liée à la renégociation de l’accord de libre-échange avec nos voisins du Sud, mais surtout à cause de l’adoption aux États-Unis de la Tax Cuts and Jobs Act, en décembre 2017, une loi qui modifie à la fois l’impôt des particuliers et celui des sociétés. Comme on le sait, à notre grand soulagement, entre le début des travaux du rapport et sa publication, un nouvel accord de libre-échange a été conclu avec les États-Unis, donc au moins une partie de l’incertitude mentionnée par les témoins a disparu.
(1710)
Dans ces recommandations, le comité ne tient pas compte non plus de l’appel à la prudence d’au moins un des témoins : Fred O’Riordan, d’Ernst & Young. Ce dernier a refusé de formuler, devant le comité, des recommandations portant sur des changements immédiats, ponctuels et à la pièce, y compris des baisses d’impôts. Je le cite :
[...] j’estime honnêtement qu’il est préférable de mener un examen complet, en partie parce que la politique fiscale est compliquée et qu’un changement particulier dans un secteur influera inévitablement sur d’autres secteurs, tant dans le régime fiscal que non fiscal.
Fred O’Riordan rappelle d’ailleurs l’historique de la question, qui est curieusement absente du rapport sénatorial. Je le cite :
Depuis 2000, les gouvernements fédéral et provinciaux du Canada diminuent progressivement le fardeau fiscal des entreprises pour attirer l’investissement, notamment en réduisant peu à peu le taux d’impôt des sociétés, en éliminant les taxes sur le capital et en abaissant les taxes sur les intrants.
Dans ces circonstances, doit-on vraiment réduire de toute urgence les impôts des entreprises avant de faire une étude plus exhaustive de la fiscalité et de la compétitivité? La question m’apparaît fort légitime. D’ailleurs, tous ne partagent pas une vision aussi alarmiste des impacts probables de cette nouvelle loi américaine sur les investissements au Canada.
Dans un rapport intitulé Perspectives économiques et financières daté d’octobre 2018, le directeur parlementaire du budget dit ceci, et je cite :
Nous continuons de croire que la Tax Cuts and Jobs Act (TCJA) des États-Unis n’aura pas de répercussions tangibles sur le climat d’investissement au Canada.
[...] la TCJA devrait ramener le taux effectif marginal d’imposition aux États-Unis légèrement sous la barre des taux canadiens de 2018 à 2022 [...]. Toutefois, au-delà de 2022, certains des avantages fiscaux, particulièrement les dispositions d’amortissement total pour les coûts en capital, seront graduellement éliminés. Chaque fois qu’une déduction est supprimée, la compétitivité des États-Unis diminue.
Le rapport ajoute ce qui suit :
Il est vrai que l’avantage fiscal des sociétés au Canada par rapport aux États-Unis a diminué, mais il est important de considérer que les décisions d’investissements des entreprises reposent sur bien d’autres facteurs que les taux d’imposition. L’OCDE note que les investissements directs étrangers (IDE) sont encouragés par un accès au marché et des occasions de faire des profits; un cadre juridique et réglementaire prévisible et non discriminatoire; une stabilité macroéconomique; un marché du travail spécialisé et adaptable, et des infrastructures bien développées.
À ce jour, les données sur les IDE ne laissent pas entrevoir une détérioration immédiate du climat d’investissement au Canada.
Le directeur parlementaire du budget ne fait pas partie de la liste des témoins du comité. Toutefois, le gouverneur de la Banque du Canada, Stephen Poloz, a témoigné, mais sa vision, nettement plus encourageante de la situation économique du Canada, ne se retrouve pas non plus dans le rapport du comité. Je le cite :
[...] dans des secteurs autres que le secteur de l’énergie[,] nous anticipons une certaine croissance de l’investissement au cours de la période de projection et cela découle du fait que de nombreuses industries, à la fois des industries nationales et des industries axées sur l’importation, fonctionnent à plein rendement. Elles ont déjà tous les incitatifs pour investir, et elles nous le disent.
M. Poloz ajoute ceci :
Je dirais que le secteur des services, notamment les services de TIC, se porte relativement bien. Il est donc très important de ne pas mettre dans le même panier toutes les industries axées sur l’exportation.
Stephen Poloz met en garde le comité contre une vision trop simpliste de la compétitivité d’une entreprise, qui englobe tous les intrants comme l’électricité, la paperasse et la réglementation.
Enfin, je crois intéressant de citer ce qu’un des témoins dit de l’impact de la Tax Cuts and Jobs Act, et qui ne se retrouve pas non plus dans le rapport final. Jeremy Kronick, analyste à l’Institut C.D. Howe, croit que la baisse d’imposition des entreprises aux États-Unis pourrait ne pas durer. Il a dit ce qui suit :
Il est facile de dire que les taux seront plus faibles et stimuleront les entreprises, mais n’oubliez pas que le budget accroîtra le déficit de 1 billion de dollars. Nous parlons d’importants pourcentages chaque année qui s’ajouteront à un déficit déjà énorme. À un moment donné, les taux d’imposition augmenteront à nouveau pour payer une partie du déficit.
[...] Les dépenses du gouvernement [américain] feront vraisemblablement augmenter l’inflation, ce qui poussera le gouvernement fédéral à augmenter les taux d’intérêt, ce qui aura des conséquences différentes pour le Canada.
Il y a de quoi réfléchir. Ce n’est pas aussi simple que des taux d’imposition relatifs concurrentiels.
En conclusion, j’aurais souhaité que le rapport du comité soit davantage équilibré et plus nuancé quant aux conséquences possibles de la perte de cet avantage fiscal sur notre économie. Il n’y a pas d’unanimité parmi les économistes sur l’étendue des conséquences de la loi américaine ni sur les facteurs qui contribuent à la compétitivité des entreprises canadiennes.
Enfin, les niveaux de taxation des entreprises et des particuliers sont également des choix de société. Ces revenus permettent aux Canadiens de bénéficier de services publics plus équitables que ceux de nos voisins américains. L’ensemble de ces services publics, que ce soit dans le domaine de la santé ou de l’éducation, contribuent à la qualité de la main-d’œuvre, un facteur important pour la compétitivité canadienne. Je vous remercie beaucoup.