Motion 439
Motion tendant à demander au gouvernement de sensibiliser la population à l’ampleur de l’esclavage des temps modernes et à la traite de personnes et de désigner le 22e jour de février de chaque année la Journée nationale de sensibilisation à la traite de personnes—Ajournement du débat
18 mars 2019
L’honorable Sénatrice Julie Miville-Dechêne :
Je prends la parole pour appuyer la motion no 439, demandant au gouvernement de sensibiliser la population à l’ampleur de l’esclavage des temps modernes et à la traite des personnes.
Il est difficile de croire qu’aujourd’hui, en 2019, on puisse encore tolérer des formes d’esclavage sur notre planète. Le terme « esclavage » est souvent perçu, à tort, comme un phénomène du passé aujourd’hui disparu. L’esclavage à grande échelle des Africains nous habite encore et nourrit la littérature.
Dans le bouleversant ouvrage de Véronique Olmi, intitulé Bakhita, qui est basé sur une histoire véridique, l’héroïne naît au Darfour en 1869. Elle est traînée au Soudan, un haut lieu du trafic d’esclaves. Elle a sept ans quand ses deux ravisseurs la vendent à des maîtres qui battent et insultent leurs proies. En voici un extrait :
Alors le ravisseur prend son menton dans sa main, il la force à ouvrir la bouche et à montrer ses dents. On lui lance un bâton pour qu’elle coure et le ramène, au début elle ne comprend pas. Elle ne va pas le chercher. On la gifle et on recommence. Elle court. L’homme crache quand elle tombe. Ses jambes ne la portent plus [...] Elle ne comprend pas ce qu’elle doit faire. Elle est affolée. Elle ne sait pas ce qu’ils veulent. On l’inspecte. Partout. Ça lui fait mal [...]
Ce passage décrit avec retenue la violence que subissent trop de gens au quotidien. Depuis, les formes d’esclavagisme ont peut-être un peu changé, mais la violence est toujours aussi réelle. Aujourd’hui, ce qu’on appelle l’esclavage moderne comprend le travail forcé, le trafic sexuel et les mariages forcés. Ces phénomènes touchent particulièrement les filles — comme l’a dit ma collègue — et les femmes qui sont encore, à travers la planète, victimes d’inégalités et de discrimination.
On estime que 4,8 millions de personnes, presque exclusivement des filles et des femmes, sont victimes d’exploitation sexuelle forcée, et que 15 millions de personnes — encore là, surtout des filles — ont subi un mariage forcé. Une grande partie de ces formes d’exploitation se déroulent loin de nous, dans des pays où de petites filles sont mariées — ou plutôt vendues — à des hommes beaucoup plus âgés. Elles vivent des grossesses précoces qui donnent lieu à des complications horribles, comme les fistules. Toutefois, il ne faut pas croire que le Canada est épargné. À ce sujet, il y a à peine un mois, 43 Mexicains réduits à l’esclavage ont été libérés par la police de la région de Barrie, en Ontario. Ces hommes étaient contraints à faire des ménages sous la férule de leurs trafiquants pour 50 $ par mois.
À une époque où le débat sur la prostitution est souvent réduit à une question de choix individuels et de liberté des femmes, il est nécessaire de se rappeler que la frontière entre ce que l’on appelle le travail du sexe et l’exploitation sexuelle n’est pas toujours évidente. J’ai participé à la recherche et à la rédaction d’un avis du Conseil du statut de la femme du Québec intitulé La prostitution : il est temps d’agir. Voici un extrait du témoignage d’une Montréalaise, Marie, 25 ans, qui est sous l’emprise d’un proxénète violent qui l’oblige à lui remettre tous ses revenus, l’isole de sa famille et contrôle tous ses mouvements. Cela aussi, c’est une forme d’esclavage.
Écoutons-la.
Il checkait toute, pas le droit de tourner la tête, pas le droit de parler à qui je veux. J’allais danser tous les soirs. J’me faisais violer trois fois par semaine au bar où je dansais, fallait que je l’appelle sur son cellulaire toutes les 30 minutes, que je lui dise ce que j’avais fait, combien de clients et de danseuses il y avait dans la salle. Il calculait dans sa tête combien je devais rapporter d’argent à la fin de la soirée. Si j’rapportais pas assez, je mangeais une volée. Un jour, il m’a cassé deux dents. Il aimait m’étrangler jusqu’à ce que je perde connaissance.
Il est difficile d’imaginer que la traite des femmes et des filles existe bel et bien au Canada. De plus, elle touche de façon disproportionnée les Autochtones. Au Québec, des séries télévisées et des arrestations de proxénètes ont mis en lumière ce phénomène clandestin, où de jeunes filles tombent sous l’emprise de gangs de rue qui les déprogramment par des viols à répétition, qui les enferment et, surtout, les transportent loin de leur milieu, dans d’autres provinces comme Ontario et l’Alberta, afin de tirer le maximum d’elles en les faisant passer de client en client. L’ampleur du phénomène est difficile à mesurer, et des députés de l’Assemblée nationale du Québec proposent de tenir une commission parlementaire pour dresser un état des lieux.
Les lois sont essentielles. Malheureusement, un des outils visant à mieux prévenir l’exploitation et la traite des personnes, le projet de loi C-38 modifiant le Code criminel, est bloqué à l’étape de la première lecture à la Chambre des communes depuis deux ans, et je crains que nous ne puissions l’étudier au Sénat avant les élections. Il n’est pas trop tard pour que le nouveau ministre de la Justice le remette sur les rails. Autrement, ce sera une occasion manquée. Merci.