Le Code criminel - La Loi sur le ministère de la Justice
Projet de loi modificatif—Message des Communes—Adoption de la motion de renonciation aux amendements du Sénat
11 décembre 2018
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Merci, sénateur Harder.
Honorables sénateurs, puisqu’il s’agit peut-être de ma dernière intervention cette année dans cette enceinte, je veux en profiter pour remercier chacun d’entre vous du travail que vous accomplissez pour les Canadiens. Je suis reconnaissante de la confiance qu’on nous accorde en nous demandant d’agir à titre de Chambre de second examen objectif, indépendante et démocratique.
À l’approche du congé des Fêtes, je souhaite à vous tous, à votre personnel, au personnel de l’administration du Sénat et à leurs proches un merveilleux temps des Fêtes ainsi que de la santé, de la joie et de l’espoir pour la nouvelle année.
Honorables collègues, au nom de tous les Canadiens, je veux exprimer ma déception face au message de l’autre endroit au sujet du projet de loi C-51. Dans le message, on nous demande de ne pas insister sur les amendements que nous avons proposés au projet de loi afin d’apporter des précisions sur la capacité à consentir à une activité sexuelle. Comme la ministre Wilson-Raybould l’a affirmé durant un débat à l’autre endroit, les agressions sexuelles demeurent un obstacle de taille à l’égalité des femmes au pays.
(1510)
Quand nous avons voté sur les amendements du Sénat à l’étape de la troisième lecture, j’ai été honorée et touchée de faire front avec vous tous dans ce lieu de pouvoir et de privilège pour appuyer les femmes et les filles marginalisées, plus particulièrement celles qui sont pauvres, handicapées, non conformes dans le genre ou racialisées — surtout les Autochtones —, qui continuent d’être surreprésentées parmi les victimes et les survivants d’agressions sexuelles.
Les amendements du Sénat visent à aider à mieux cerner la capacité de consentir, et pas seulement pour la police, les juges et les avocats. Les lois sont également un moyen efficace de faire connaître aux Canadiens les comportements qui sont ou non acceptables et légaux. Nous savions que ces modifications trouveraient écho au-delà du milieu juridique, dans les foyers, les écoles, les activités sociales et publiques et les milieux de travail. Nous espérions qu’elles favoriseraient également la sensibilisation, surtout parmi les jeunes Canadiens, sur les stéréotypes et les idées fausses nuisibles qui engendrent des agressions sexuelles et qui empêchent beaucoup de victimes de se manifester.
C’est un espoir que partagent de nombreuses femmes et de nombreux jeunes qui ont communiqué avec nous au cours du dernier mois, rempli d’incertitude, où ces amendements essentiels ont traîné à l’autre endroit. Les débats qui ont eu lieu au cours de la dernière semaine à l’autre endroit ont clairement fait comprendre que les amendements seraient rejetés. Toutes les personnes qui nous ont contactés, sans exception, ont confirmé la nécessité de ces amendements.
Je sais gré à l’autre endroit d’avoir pris le temps d’examiner et de débattre le bien-fondé de ces amendements avant de voter sur le message du Sénat. Alors que le Sénat s’apprête à s’incliner devant la décision prise par l’autre endroit, j’ai de graves inquiétudes au sujet non seulement des conséquences de cette décision, mais aussi du fait que les motifs justifiant celle-ci n’ont pas encore été précisés.
Premièrement, contrairement à certaines préoccupations soulevées à l’autre endroit, il ne s’agissait pas de changements de dernière minute. Les raisons justifiant ces amendements ont d’abord été expliquées dans une lettre du 8 juin 2017 destinée à la ministre de la Justice et signée par de nombreux professeurs et experts en matière de droit relatif aux agressions sexuelles. Des témoins ont souligné à maintes reprises le caractère urgent de ces modifications lorsqu’ils ont comparu devant le comité de la Chambre chargé d’étudier le projet de loi à l’automne 2017. Ces motifs ont été soulignés de nouveau au Sénat, ainsi que dans une lettre que des universitaires et d’autres experts ont adressée à la ministre de la Justice en novembre 2018, à la suite de l’adoption des amendements au Sénat.
Le message de l’autre endroit affirme que les amendements proposés par le Sénat « sont incompatibles avec l’objectif du projet de loi de codifier la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur un aspect précis du droit relatif aux agressions sexuelles ». Pourtant, dès le départ, les experts du droit relatif aux agressions sexuelles ont très clairement mis en garde le ministère : en donnant uniquement l’inconscience comme exemple de ce que signifie être inapte à donner son consentement, le libellé du projet de loi C-51 ne codifie pas adéquatement la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. J.A..
Les experts du droit relatif aux agressions sexuelles ont clairement affirmé au comité du Sénat et à celui de l’autre endroit, en plus de le faire dans des lettres ouvertes, que de parler uniquement d’inconscience ne protégera pas les femmes qui ne sont pas en mesure de donner leur consentement, mais qui sont toujours conscientes, que ce soit parce qu’elles ont été réveillées, parce qu’elles sont fortement intoxiquées après avoir consommé, volontairement ou non, de la drogue ou de l’alcool ou parce qu’elles souffrent de troubles cognitifs. La décision R. c. J.A. ne nous enjoint pas de nous concentrer indûment sur l’inconscience au détriment d’autres situations où la personne est inapte à donner son consentement. Ce n’est pas ce qui est prévu.
Cet exemple alimente le préjugé néfaste et encore beaucoup trop présent voulant que, si une femme n’est pas dans son état normal mais qu’elle est toujours consciente, il se peut qu’elle ait été « consentante ». Bref, en mettant l’accent sur l’inconscience, on risque de conforter dans leurs convictions ceux qui, comme certains juges du pays, ont tendance à confondre incapacité à consentir et inconscience et qui n’ont jamais rien fait pour protéger l’autonomie sexuelle des femmes incapables de donner leur consentement parce qu’elles sont endormies, qu’elles souffrent de problèmes mentaux ou qu’elles sont intoxiquées.
La ministre a aussi dit que les amendements du Sénat :
[...] sont centrés sur des problèmes qui apparaissent dans le cas où le plaignant est conscient, mais intoxiqué. Le gouvernement s’inquiète donc de l’incidence potentielle des amendements sur la loi applicable à l’incapacité à consentir dans d’autres genres d’affaires [...] dans le cas de personnes souffrant de déficiences cognitives permanentes, par exemple.
Deux éminentes spécialistes canadiennes des agressions sexuelles et de la déficience intellectuelle, Elizabeth Sheehy et Janine Benedet, ont abordé cette question devant le comité de l’autre endroit. Selon elles, les facteurs comme ceux sur lesquels reposent les amendements du Sénat protègent mieux les personnes souffrant de déficience cognitive. Elles ont ajouté que, comme de nombreux autres spécialistes, elles estiment qu’en s’en tenant uniquement à l’inconscience, on rend les plaignantes invisibles et on ne précise en rien les dispositions de la loi qui portent sur la capacité à consentir des personnes qui sont le plus souvent victimes d’agression ou d’exploitation sexuelles.
Malgré leurs tentatives pour discuter de leurs préoccupations avec le ministère de la Justice, qui remontent à juin 2017, les juristes spécialisés dans le droit concernant les agressions sexuelles signalent qu’ils n’ont pas été consultés.
Une autre préoccupation qui ressort des débats à l’autre endroit concerne l’idée que le Parlement devrait se contenter de codifier dans la loi d’importantes décisions de la Cour suprême du Canada. Le message de l’autre endroit dit bien : « cherchent plutôt à légiférer sur une question juridique différente et beaucoup plus complexe, en l’absence d’orientations cohérentes de la part des tribunaux d’appel ou de différents points de vue des intervenants ».
Comme il a été reconnu dans la décision R. c. J.A., dans le domaine du droit en matière d’agressions sexuelles, le Parlement a toujours pris les devants, plutôt que de se conformer. Si le Parlement s’était contenté de légiférer à la suite de décisions de cours d’appel, nous n’aurions pas les dispositions actuelles sur le consentement. Ces dispositions ne découlent pas de la common law, mais de mémoires de regroupements de femmes et de spécialistes du droit en matière d’agressions sexuelles qui ont demandé au Parlement d’adopter des dispositions sur le consentement qui protègent l’autonomie sexuelle des femmes et les droits à l’égalité.
C’est précisément en raison de l’absence de lignes directrices claires de la part de la cour d’appel que les amendements proposés par le Sénat s’imposent. Il s’agit de trois facteurs, un ensemble non exhaustif, à prendre en compte dans l’évaluation de la capacité de consentir. Ils ont pour but d’aider les juges à appliquer une jurisprudence complexe et parfois contradictoire afin d’examiner le plus complètement possible toutes les circonstances pertinentes. À tout le moins, on peut difficilement conclure qu’ils ne permettraient pas une évaluation plus détaillée et judicieuse du consentement que le libellé actuel du projet de loi C-51.
Bien que certains tribunaux, comme la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire R. c. Al-Rawi, aient rejeté un des facteurs prévus dans les amendements du Sénat, à savoir l’incapacité de manifester son accord, dans leurs critères d’évaluation de l’incapacité, dans cette cause, le tribunal a néanmoins déclaré :
Cela ne veut pas dire que la preuve qui semble démontrer que la victime était incapable d’exprimer son consentement n’est pas pertinente, loin de là. L’incapacité ou les obstacles flagrants à la communication pourraient bien constituer une preuve circonstancielle convaincante de l’absence de capacité de consentir.
Il faut également noter que, lorsque la cour d’appel a énoncé les critères pour établir l’incapacité, les deux seules considérations énoncées comptent parmi les facteurs à prendre en compte figurant dans les amendements proposés par le Sénat, soit la compréhension de la nature de l’acte sexuel en question et le fait de savoir que l’on peut accepter ou refuser d’y participer. Ainsi, compte tenu de l’importance que les cours d’appel ont accordée à ces facteurs particuliers, les arguments du gouvernement ne tiennent pas la route, notamment lorsqu’il dit craindre que le tribunal ne se concentre indûment sur certaines circonstances propres à la partie plaignante et fasse abstraction d’éléments de preuve circonstanciels pertinents.
Qui plus est, le consentement en soi est évalué subjectivement, et la capacité de consentir est inhérente à la capacité subjective de la partie plaignante. En fait, tous les facteurs figurant sur la liste non exhaustive des amendements du Sénat, peuvent être évalués, subjectivement, par le témoignage de la partie plaignante et, objectivement, par les éléments de preuve fournis par d’autres témoins, notamment des preuves circonstancielles. Les amendements proposés par le Sénat ne se concentrent pas indûment sur les circonstances propres à la partie plaignante, et il n’y a aucune raison de présumer qu’ils dissuaderaient le tribunal d’examiner des éléments de preuve circonstanciels pour évaluer l’état de la partie plaignante au moment des événements.
Tout au long du débat sur les amendements du Sénat, d’aucuns se sont demandés s’il fallait plus de précisions, au motif que les juges connaissent la loi et feront toutes les vérifications nécessaires pour s’assurer de bien juger de la capacité de la personne. Ironiquement, le 30 octobre, le jour même où le Sénat adoptait les amendements, la Cour d’appel de l’Alberta entendait une affaire d’agression sexuelle dans laquelle une juge de première instance avait assimilé l’incapacité à l’inconscience. Vous avez bien entendu, chers collègues, il s’agit de la même erreur qui inquiète beaucoup d’entre nous et qui continue de teinter les décisions des tribunaux.
Dans l’affaire R. c. RWS, la Cour d’appel a rendu le verdict suivant :
Les raisons données par la juge de première instance ne sont pas détaillées, mais, à partir des questions qu’elle a posées à l’avocat au cours des plaidoiries, on en déduit qu’elle a acquitté l’accusé parce qu’elle n’a pas jugé que l’« inconscience » était la seule conclusion raisonnable découlant de la preuve. Nous déduisons de ce verdict que la juge de première instance avait estimé que rien de moins que l’inconscience était suffisant pour établir l’incapacité au sens de la loi. Il s’agit d’une erreur de droit.
(1520)
Si cette mauvaise interprétation de la loi a été rejetée en cour d’appel, nous savons que la majorité des décisions ne sont pas portées en appel. En outre, la majorité des agressions sexuelles ne sont pas rapportées à la police et ne sont jamais traitées par les tribunaux. Ce faible taux de signalement est en grande partie causé par des stéréotypes nuisibles que le projet de loi C-51 risque d’encourager.
Honorables sénateurs, je suis désespérée de penser à tous les Canadiens qui ont communiqué avec nous et nos collègues de l’autre endroit pour demander qu’on envoie un message clair concernant l’incapacité de donner son consentement. Les centres d’aide aux victimes de viol, les maisons de transition, les étudiants et étudiantes à l’école secondaire ou à l’université, veulent tous savoir pourquoi nous n’avons pas adopté ces amendements. Je suis incapable de le justifier — pourquoi le gouvernement tient à ne codifier qu’une vision aussi étroite, malgré les préoccupations quant au fait que la méthode qu’il a choisie ne reflète pas la loi; quelles sont les conséquences des amendements proposés par le Sénat que craint le gouvernement; pourquoi ne faut-il pas d’autres consultations avant l’entrée en vigueur de la référence à l’inconscience, alors que les experts se disent très inquiets face à ce libellé.
Je sais gré à la ministre de s’être engagée à consulter les parties intéressées. J’espère que nous obtiendrons de plus amples renseignements sur la consultation et que les experts dont le témoignage a été des plus utiles au comité sénatorial et les organismes communautaires qui nous ont dit appuyer ces amendements pourront participer pleinement à la consultation. Certains de ces intervenants ont été contactés individuellement hier. Honorables collègues, j’espère que nous jouerons un rôle dans ce processus de consultation, étant donné que, comme la ministre, nous sommes conscients de l’importance de faire front commun contre la violence faite aux femmes et de favoriser la création d’une société plus juste et plus égale pour les filles et les femmes.
Nous savons que nous pouvons et devons faire mieux. Nous devons maintenant unir nos efforts et faire en sorte, de concert avec le gouvernement, d’y arriver.
Merci, meegwetch.