Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat
31 mai 2018
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
propose que le projet de loi S-251, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux) et apportant des modifications connexes, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, nous entamons aujourd’hui la deuxième lecture du projet de loi C-251, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux) et apportant des modifications connexes.
Ce projet de loi accorde aux juges le pouvoir discrétionnaire d’imposer une peine juste pour toutes les causes et ce, malgré la présence d’une peine minimale obligatoire.
Le but de mon intervention aujourd’hui est de donner 10 raisons pour lesquelles je crois que cette question exige des mesures urgentes concertées de la part du Sénat.
Premièrement, la discrétion judiciaire en matière de peines minimales obligatoires fait partie des promesses électorales du gouvernement, notamment celles qui ont été faites aux Canadiens pour promouvoir la réconciliation avec les peuples autochtones.
Deuxièmement, la majorité des Canadiens appuient la discrétion judiciaire.
Troisièmement, de plus en plus, les tribunaux jugent que les peines minimales obligatoires sont inconstitutionnelles et disproportionnées.
Quatrièmement, la prolifération des peines minimales obligatoires au cours des dernières années est une aberration, qui va à l’encontre du consensus historique non partisan à leur égard.
Cinquièmement, les peines minimales obligatoires rigides et sévères du Canada l’ont mis en marge des démocraties occidentales.
Sixièmement, les peines minimales obligatoires ne sont pas un moyen de dissuasion efficace contre la criminalité.
Septièmement, les peines minimales obligatoires ne servent pas les intérêts des victimes.
Huitièmement, les peines minimales obligatoires minent la certitude juridique et la primauté du droit en encourageant des plaidoyers de culpabilité erronés.
Neuvièmement, elles entraînent des coûts financiers énormes et inutiles.
Dixièmement, elles sont porteuses de discrimination contre ceux qui sont marginalisés, ce qui engendre une société moins juste et équitable pour l’ensemble des Canadiens.
Le projet de loi S-251 contribue à l’avancement de la plateforme électorale du gouvernement en permettant de mettre en œuvre les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. L’appel à l’action 32, en particulier, demande « au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis. »
Le travail de la Commission de vérité et réconciliation a permis d’établir un lien direct entre, d’une part, les traumatismes et la marginalisation qui sont les legs des pensionnats autochtones de même que d’autres politiques racistes coloniales et, d’autre part, la surreprésentation actuelle des Autochtones dans les prisons. Alors que les Autochtones représentent moins de 5 p. 100 de la population du Canada, ils constituent 26 p. 100 des prisonniers purgeant une peine dans un établissement fédéral. Parmi les femmes purgeant une peine dans un établissement fédéral, la proportion d’Autochtones est de 39 p. 100.
Lorsque nous nous demandons quel sera notre legs de législateurs aux générations futures, nous devons songer au fait que 43 p. 100 des jeunes filles qui sont détenues sont des Autochtones, soit pratiquement une détenue sur deux, dans les prisons pour les jeunes.
L’appel à l’action no 32 est fondé sur le constat que les peines minimales obligatoires sont l’un des principaux facteurs de cette surreprésentation. La peine minimale obligatoire la plus sévère dans le Code criminel est l’emprisonnement à perpétuité. Entre 2006 et 2016, 45 p. 100 des femmes condamnées à l’emprisonnement à perpétuité étaient des Autochtones, non pas parce qu’elles représentent la menace la plus grave à la sécurité publique, mais bien parce que les peines minimales obligatoires ont pour effet de remplacer les principes de justice, d’équité, de proportionnalité et de retenue qui devraient être respectés au Canada, y compris l’obligation prévue dans le Code criminel de considérer ce qu’une personne a vécu en raison de sa condition d’Autochtone. Les peines minimales obligatoires empêchent les juges de faire leur travail, lequel est de tenir compte de toutes les preuves et circonstances particulières de chaque affaire afin de déterminer un moyen juste et approprié de tenir une personne responsables de ses actes.
Les juges nous disent depuis des dizaines d’années que les peines minimales obligatoires limitent leur capacité de rendre des décisions justes. En 1987, alors que le Code criminel prévoyait au total 10 peines minimales obligatoires, 57 p. 100 des juges canadiens indiquaient que les peines minimales obligatoires réduisaient leur capacité à infliger des peines justes.
Or, depuis ce temps, au lieu de réduire le nombre de peines minimales obligatoires et leurs répercussions, les gouvernements fédéraux successifs ont multiplié par six, presque par sept, le nombre de dispositions prévoyant des peines minimales obligatoires.
La prolifération des peines minimales obligatoires n’a pas uniquement des répercussions disproportionnées sur les Autochtones. Elles sont néfastes pour nous tous, parce qu’elles font du Canada un pays ayant une approche plus sévère et plus punitive et parce qu’elles minent notre respect des principes d’égalité et de primauté du droit.
Les Canadiens en sont bien conscients. Ils ont élu le parti qui forme actuellement le gouvernement après qu’il eût promis de donner suite aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, y compris l’appel qui demande un rétablissement de la discrétion judiciaire plutôt que des peines minimales obligatoires. Bien que le gouvernement n’ait pas encore pris de mesures à cet égard, les Canadiens sont encore très largement favorables à la discrétion judiciaire dans la détermination de la peine.
En 2017, neuf Canadiens sur dix voulaient que le gouvernement envisage de donner aux juges le pouvoir de ne pas imposer de peines minimales obligatoires. En outre, selon des études réalisées au Royaume-Uni, les citoyens qui semblent, au départ, appuyer les peines minimales obligatoires ont tendance à considérer que même la peine à perpétuité est injuste et inadaptée une fois qu’on leur présente les faits du meurtre.
Les données empiriques montrent que le principe des peines proportionnelles à l’acte commis et personnalisées est un principe fondamental pour les Canadiens. Selon l’article 718.1 du Code criminel, les juges sont tenus d’imposer des peines proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Les juges des procès doivent déterminer des peines adaptées en se fondant sur le contexte de l’infraction, la situation et les expériences des délinquants et les sanctions possibles.
Or, les peines minimales obligatoires empêchent les juges d’imposer des peines qui tiennent compte de circonstances pertinentes qui pourraient justifier une solution différente, surtout dans les cas où une peine moins lourde conviendrait. Il peut en résulter que des peines plus sévères que nécessaire sont imposées aux personnes les plus marginalisées par le sexisme, le racisme, la pauvreté et les problèmes de santé handicapants, dont ceux liés à la santé mentale et aux déficiences intellectuelles.
Le principe qui veut que les juges doivent disposer d’une certaine discrétion dans la détermination de la peine remonte au moins à Aristote, qui reconnaissait que les lois devaient nécessairement être générales, tandis que les circonstances étaient absolument particulières à chaque cas. La justice exige que les peines soient personnalisées plutôt qu’universelles.
Le Canada soutient le principe de la discrétion judiciaire depuis longtemps. Tous les comités chargés de formuler des recommandations à l’intention du gouvernement sur la question de la détermination des peines ont insisté sur la nécessité de la discrétion judiciaire dans ce domaine.
Déjà, en 1938, la commission Archambault avait recommandé qu’on abolisse les peines minimales obligatoires. En 1956, le comité Fauteux a répété que le fait de retirer aux juges la responsabilité de la détermination des peines au criminel serait :
[…] répugnant pour les notions juridiques établies du Canada […]
Le rapport Ouimet de 1969 réitérait la nécessité d’éliminer les peines minimales obligatoires, comme allaient le faire la Commission de réforme du droit du Canada en 1975, et la Commission canadienne sur la détermination de la peine en 1987.
En 1988, le comité parlementaire, présidé par le député conservateur David Daubney, s’opposait nettement à l’introduction de nouvelles peines obligatoires. L’unanimité continue et non partisane à l’égard de l’idée d’éliminer les peines minimales obligatoires, qui a régné pendant des décennies d’études éclairées, donne à réfléchir, mais est aussi saisissante.
En 1976, la majorité des parlementaires, tout à leur préoccupation d’abolir la peine de mort, n’étaient pas très préoccupés par la conséquence qu’aurait la mesure de remplacement qu’ils imposaient à sa place : la peine minimale obligatoire la plus sévère du Canada, la peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre, assortie d’une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 10 et de 25 ans pour les meurtres au premier degré et au second degré respectivement. David MacDonald, le député conservateur d’Egmont, s’est opposé au remplacement d’une « peine barbare, cruelle et inacceptable par une autre qui n’est pas aussi mauvaise, mais qui n’est pas loin de l’être. »
Le sénateur libéral George McIlraith, un ancien solliciteur général, critiquait la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans pour les individus ayant commis un meurtre au premier degré, et a déclaré : « J’espère que dans quelques années, quand il y aura eu un certain nombre de personnes condamnées au titre de cette disposition, le gouvernement envisagera de modifier cet article et de trouver une meilleure disposition. » Il n’avait visiblement pas vu venir les réformes qui allaient survenir par la suite et qui constituaient un recul.
Même les gardiens de prison se sont opposés à ces dispositions sévères et absolues en matière de détermination de la peine. Ils craignaient tellement qu’une peine obligatoire d’emprisonnement à vie ne décourage les prisonniers qu’ils se sont montrés résolument en faveur d’un examen, au bout de 15 ans, de la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle. Il s’agit de ce qu’on appelait, à juste titre, la « disposition de la dernière chance ». Moins de deux prisonniers sur cinq qui y étaient admissibles ont demandé la révision de leur période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle, et seulement 19 p. 100 ont vu cette période réduite.
Les conclusions sont claires. Cette option a redonné de l’espoir aux personnes qui méritaient qu’on leur donne une chance et elle leur a été bénéfique. Quant aux gens qui savaient qu’une réduction de leurs périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle était très improbable, ils n’ont généralement pas présenté de demande. Parmi ceux qui en ont présenté une, seuls ceux qui, selon le jury d’examen des demandes, méritaient une réduction ont eu la possibilité de demander une libération conditionnelle; une partie de ces demandes ont ensuite été approuvées par les commissions des libérations conditionnelles.
Une question demeure : à quel moment a-t-on pris une mauvaise direction? Malgré le consensus de tous les comités qui ont étudié sérieusement les peines minimales obligatoires pendant plusieurs décennies et qui ont conclu qu’il fallait les éliminer, pourquoi ces mesures se sont-elles multipliées au cours des 20, et surtout des 10 dernières années?
Quand le Code criminel est entré en vigueur en 1892, il contenait six peines minimales obligatoires. Jusqu’en 1995, il n’y en avait qu’une dizaine. Le projet de loi C-68 du gouvernement libéral a ensuite triplé ce nombre en inscrivant dans la loi 19 nouvelles peines minimales obligatoires. Au cours d’une période de 10 ans, soit de 2005 à 2015, une série de projets de loi, dont un du gouvernement libéral et quatre du gouvernement conservateur, ont plus que doublé les peines minimales obligatoires prévues dans le Code criminel. Leur nombre est passé de 29 à 63, et ensuite à 72.
En 2011, le gouvernement conservateur a alourdi la peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre en réduisant les possibilités de libération conditionnelle et en éliminant la disposition de la dernière chance. Les réformes régressives du droit pénal, fondées sur le point de vue erroné que des peines d’emprisonnement de nature punitive peuvent réduire la criminalité et ses torts connexes, vont à l’encontre de toutes les données probantes disponibles. Essentiellement, des études ont montré que la plupart des personnes ne connaissent pas les peines pour les crimes et que la plupart des gens qui commettent des crimes ne pensent pas à la peine s’ils la connaissent au préalable. Les données laissent plutôt à croire que d’autres facteurs, tels qu’une intervention de nature non pénale appropriée et la certitude que les coupables seront tenus responsables de leurs actes, sont beaucoup plus susceptibles de prévenir la criminalité. Pourtant, malgré l’accumulation de plus de 50 ans de données probantes, les gouvernements s’obstinent à adopter des peines minimales obligatoires parce qu’on prétend à tort qu’elles dissuadent les autres d’adopter un comportement semblable. Comme la Cour suprême du Canada l’a conclu en 2015 dans l’affaire R. c. Nur, la preuve empirique indique que, dans les faits, les peines minimales obligatoires ne sont pas dissuasives.
Notre désir obsessif d’adopter des lois prévoyant des peines minimales obligatoires n’est pas justifié non plus si l’on se fie à l’expérience d’autres États. La plupart des autres démocraties occidentales dont les lois incluent des peines minimales obligatoires prévoient une certaine forme de pouvoir discrétionnaire pour les juges. C’est le cas en Angleterre, au pays de Galles, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, dans la majorité des régions australiennes et dans certains États des États-Unis. Le Canada tire de l’arrière par rapport à d’autres pays en ce qui concerne, surtout, sa position sur les peines obligatoires d’emprisonnement à perpétuité. Le régime canadien de détermination de la peine pour les meurtres est parmi les plus sévères et les plus inflexibles des démocraties occidentales, à l’exception de celui des États-Unis, car les énormes taux d’incarcération en font un cas extrêmement particulier.
Environ 60 p. 100 des États membres de l’Union européenne refusent la peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité pour le meurtre. En fait, au Portugal, on prévoit une peine d’emprisonnement de 25 ans pour les cas de meurtres, et l’emprisonnement à perpétuité est considéré comme inconstitutionnel. La Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud a conclu que la peine obligatoire d’emprisonnement à vie pour meurtre était conforme à sa charte des droits, mais uniquement parce que la peine est circonscrite par une disposition législative qui donne un pouvoir discrétionnaire aux juges quant aux peines minimales obligatoires. Par ailleurs, le cadre entourant les peines minimales obligatoires dans le Code criminel commence déjà à présenter des failles.
Deux arrêts de la Cour suprême et au moins 10 décisions rendues par des cours d’appel provinciales ont invalidé diverses dispositions du Code criminel après des condamnations à la peine minimale obligatoire. Plus récemment, en 2016, dans l’affaire R. c. Lloyd, la Cour suprême du Canada a invalidé une disposition de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances qui prévoit des peines minimales obligatoires pour le trafic de drogues, arguant qu’elle empêchait les juges d’étudier les circonstances particulières de chaque cause. La Cour suprême a également conclu que de telles peines minimales obligatoires risquent de faire l’objet d’une contestation constitutionnelle et que le Parlement devrait adopter une mesure législative comme celle que nous étudions en ce moment.
En outre, les peines minimales obligatoires ne sont pas à l’avantage des victimes. Le Canada se targue d’être un chef de file en matière de droits des victimes et les gouvernements canadiens ont justifié l’adoption de peines minimales obligatoires en prétendant qu’elles sont dans l’intérêt des victimes. Cependant, quand on les interroge sur le sujet, les victimes classent constamment leurs besoins en matière d’information au premier rang de leurs priorités, qui comptent aussi une participation accrue au système juridique ainsi que la reconnaissance et la réparation des torts subis — des éléments qui ne sont tous pas liés à la sévérité de la peine.
Lorsque les juges peuvent exercer leur pouvoir de discrétion, ils ont la possibilité d’entendre les déclarations des victimes et d’en tenir compte dans la détermination de la peine. Nous savons également que les peines minimales obligatoires n’effacent pas le mal causé et n’empêchent pas qu’on cause d’autres torts. Comme l’a déclaré la présidente de Mothers Against Drunk Drivers Canada lors de sa récente comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne :
En tant que mère, belle-mère et victime, je ne peux pas être pour. Rien ne prouve que cela améliorerait les choses. Nous savons que lorsque nous enterrons nos enfants ou un être cher, il est trop tard. Nous devons chercher surtout à ce que cela n’arrive pas.
Pendant toutes les années où j’ai travaillé avec des personnes condamnées pour des motifs liés à un homicide, je peux vous dire que rares sont celles qui ne renonceraient pas à leur vie si cela ramenait le défunt. Aucune peine ne peut faire cela. Nous faisons donc de notre mieux pour réparer le tort qui a été fait en donnant aux gens d’autres façons de payer leur dette et de contribuer positivement à la société.
Les peines minimales obligatoires ne donnent aucune garantie. Elles ne garantissent pas que les mêmes peines seront infligées pour les mêmes crimes. Dans les cas où il y a preuve d’un crime pour lequel il y a une peine minimale obligatoire, la discrétion donnée aux procureurs revêt une tout autre importance. Ils peuvent, par exemple, choisir de ne pas porter d’accusation ou d’inclure une accusation avec une peine minimale obligatoire comme monnaie d’échange pour obtenir que l’accusé plaide coupable à une accusation réduite. Plutôt que de retirer toute discrétion pour l’établissement de la peine, les minimums obligatoires tendent à transférer cet énorme pouvoir des juges, qui sont tenus de justifier leurs décisions auprès de la population, à des intervenants qui ont moins de comptes à rendre.
Comme l’a fait remarquer la Commission canadienne sur la détermination de la peine, la primauté du droit requiert que le pouvoir discrétionnaire s’exerce publiquement, mais le public n’a presque jamais connaissance des raisons pour lesquelles les procureurs prévoient une accusation plutôt qu’une autre. Qui plus est, les décisions judiciaires peuvent être portées en appel alors que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite n’est pas soumis à un examen comparable.
Des peines minimales obligatoires ne garantissent pas que tout crime donne vraiment lieu au châtiment prévu. Pour beaucoup, en fait, les lois prévoyant des peines obligatoires peuvent entraîner une incarcération sans qu’il y ait eu crime, car bien des gens choisissent de plaider coupable à des infractions moindres et d’accepter une peine de prison plus courte, plutôt que d’avoir un procès où elles risquent des peines minimales plus sévères ou un traitement discriminatoire, même si elles ne sont pas coupables ou ont une défense valable.
C’est souvent le cas horrible de femmes condamnées pour avoir utilisé une force meurtrière contre leur agresseur. En 1995, le ministre de la Justice, Allan Rock, a mandaté la juge Lynn Ratushny d’étudier 98 de ces condamnations. La juge Ratushny a établi que l’une des raisons principales pour laquelle un grand nombre de femmes avaient plaidé coupable — surtout celles qui avaient des enfants —, alors qu’elles auraient pu se défendre, était le spectre d’une peine minimale obligatoire d’emprisonnement à perpétuité. Cela fait réfléchir quand on songe que la majorité des femmes en prison sont des mères.
L’expérience de Kim Kondejewski, une Manitobaine, telle que rapportée par la professeure Elizabeth Sheehy dans son ouvrage intitulé Defending Battered Women on Trial, montre pourquoi tant de femmes battues plaident coupable à une accusation d’homicide involontaire plutôt que de risquer un procès pour meurtre. Contrairement à bien d’autres femmes accusées d’avoir tué un conjoint violent, Kim a eu un procès. Cela signifiait pour elle être jetée en pâture et revivre les mauvais traitements en public, devant ses amis et ses parents, ceux du conjoint décédé et les médias. Dans la plupart des cas, peu de gens sont témoins de la violence familiale, comme vient de le dire notre collègue, et les femmes comme Kim sont habituellement tenues de fournir des preuves et sont contre-interrogées par un procureur. La transcription de son témoignage montre comment, souvent prise de sanglots, apeurée devant le procureur et ayant besoin de temps pour retrouver son calme, elle a dit au procès que son mari avait commencé à la maltraiter après son mariage, à l’âge de 17 ans, les mauvais traitements devenant de plus en plus brutaux et dégradants au fil des ans. Outre les violences verbales, physiques et sexuelles, et l’obligation, sous la menace, de travailler jusqu’à 16 heures par jour sans pouvoir quitter le domicile où le conjoint gardait plus de 50 armes, dont des roquettes et des grenades, celui-ci avait décidé qu’elle devait se suicider pour qu’il puisse encaisser l’assurance-vie afin de rembourser ses propres dettes.
Après avoir tenté en vain de planifier son suicide — selon l’un de ses plans, elle devait emboutir une semi-remorque sur la route avec la voiture qu’elle conduisait —, le mari de Kim lui a dit un jour que, si elle ne s’était pas suicidée lorsqu’il reviendrait de son rendez-vous avec sa petite amie, il les tuerait, elle et leurs deux enfants. Kim l’a abattu quand il est revenu du travail ce soir-là afin de l’empêcher de blesser sa fille et son fils. Puis, elle a essayé de se suicider.
Bon nombre de femmes dans une situation semblable sont représentées par des avocats de la défense qui ne connaissent pas la dynamique de la maltraitance et qui, par conséquent, sont moins susceptibles de reconnaître les comportements que des femmes maltraitées jugeraient menaçants, ou les inégalités sociales, économiques et juridiques qu’elles subissent.
Même si ses enfants auraient pu fournir des preuves évidentes de la menace que son mari représentait pour elle et pour eux, Kim ne voulait pas qu’ils souffrent davantage et souhaitait empêcher que son avocat ou la Couronne les appelle à témoigner. Elle a tenté de plaider coupable à des accusations d’homicide involontaire, ou même de meurtre au deuxième degré. Son avocat a offert formellement d’inscrire un plaidoyer de culpabilité pour homicide involontaire. Cependant, la Couronne était tellement convaincue que Kim serait reconnue coupable de meurtre au premier degré, que ce procès était gagné d’avance, qu’elle a rejeté son offre de plaider coupable. Or, Kim a eu la chance d’avoir un avocat qui a été en mesure d’expliquer clairement que Kim avait des motifs raisonnables de croire qu’elle n’avait d’autre choix que de tuer son mari si elle voulait se protéger et protéger ses enfants.
Les faits dans cette affaire cadraient bien avec les idées stéréotypées qui sont véhiculées sur les femmes maltraitées. L’issue du procès ne dépendait donc pas uniquement de sa crédibilité. Son récit des faits a été corroboré par de nombreux témoins. De plus, un excellent témoin expert a établi des liens solides entre ses expériences et le syndrome de la femme battue; il a expliqué que, après s’être sentie impuissante pendant des années devant les mauvais traitements que lui infligeait son époux, Kim était convaincue qu’il était impossible de lui échapper.
Le jury a écouté la description détaillée des traitements horribles qu’elle avait subis pendant des décennies et de la menace imminente qui planait sur sa vie et sur celle de ses enfants. Après seulement 55 minutes de délibérations, le jury l’a déclarée non coupable.
Mme Sheehy a souligné clairement que même si les éléments de preuve en faveur de Kim étaient solides, sa position demeurait précaire. En effet, tout geste qui s’écartait des stéréotypes de la bonne mère, de la bonne femme, de la bonne épouse et de la femme battue — par exemple, les stratégies de résistance dont Kim a fait preuve lorsqu’elle est intervenue pour rediriger la colère de son mari vers elle plutôt que vers ses enfants, lui disant pour ce faire qu’elle voulait le quitter, et lorsqu’elle a parlé de révéler son comportement violent à des membres de sa famille et à des collègues —mettait sa défense en danger, puisque le jury pouvait considérer que cette inventivité ne correspondait pas au comportement d’une véritable femme battue.
Comme son estime personnelle avait été démolie systématiquement pendant des années, Kim était plus susceptible de croire qu’elle méritait les mauvais traitements qui lui étaient infligés, de se reprocher la mort de son mari et, par conséquent, d’en assumer la responsabilité devant le tribunal. C’est ce qu’elle a tenté de faire, comme le font beaucoup d’autres personnes.
Ce qui compte plus que tout, pour beaucoup de femmes comme Kim, c’est d’éviter que leurs enfants aient à témoigner en cour, puisqu’il s’agit d’une expérience traumatisante. Il est consternant de penser que Kim aurait pu purger une peine fédérale et serait peut-être même emprisonnée à perpétuité si le procureur avait accepté qu’elle plaide coupable, comme elle l’avait demandé. Cela nous pousse à réfléchir. Contrairement à la plupart des procureurs, celui-ci a toutefois refusé de négocier. Comme le montre le cas de Kim, les femmes ressentent une énorme pression qui les pousse à plaider coupable pour éviter la possibilité accablante d’un emprisonnement à perpétuité, et ce, même si elles ont une défense valide pour justifier leurs actions.
Nous savons maintenant que toutes les données probantes révèlent que l’imposition de peines minimales obligatoires s’avère complètement inefficace pour atteindre l’objectif déclaré, soit celui d’avoir un effet dissuasif sur la criminalité et d’offrir plus d’équité et de certitude dans l’application de la loi. Ce simple fait, honorables sénateurs, devrait vous convaincre que la magistrature doit pouvoir exercer un pouvoir discrétionnaire à l’égard des peines minimales obligatoires. Cependant, l’argumentation en faveur du pouvoir discrétionnaire va encore plus loin. Tous les Canadiens ont intérêt à ce qu’on réduise aussi bien les investissements financiers considérables que les conséquences négatives imprévues qui sont associés aux peines minimales obligatoires.
Le rapport publié récemment par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui était présidé par notre ancien collègue, le sénateur Runciman, et qui l’est maintenant par notre collègue, le sénateur Joyal, décrit comment les peines minimales obligatoires mettent à rude épreuve les ressources limitées du système judiciaire et contribuent au problème pressant des délais judiciaires.
Lors de leur témoignage devant le comité, pas moins de 11 spécialistes de la justice pénale ont cité les peines minimales obligatoires parmi les facteurs qui contribuent aux délais judiciaires. Confrontés au risque d’écoper d’une peine minimale obligatoire, ceux qui en ont les moyens n’ont rien à perdre et tout à gagner en allant devant les tribunaux et en épuisant tous les recours à leur disposition pour s’éviter une lourde peine, au lieu de chercher un règlement rapide.
Lorsqu’une personne est déclarée coupable et qu’elle reçoit une peine minimale obligatoire, les contribuables doivent assumer un coût considérable pour l’administration de cette peine plus sévère que nécessaire. Par exemple, dans le cas d’une femme détenue dans un pénitencier fédéral, le directeur parlementaire du budget estime que, pour chaque année d’emprisonnement supplémentaire, les contribuables doivent assumer un coût indu de 343 000 $ à 600 000 $. En guise de comparaison, soulignons que le coût annuel à assumer pour subvenir aux besoins d’une femme qui purge une peine dans la collectivité ne s’élève qu’à environ 18 000 $ et que ce genre de peine augmente les chances de réinsertion sociale, tout en réduisant les risques de se retrouver de nouveau devant la justice pénale.
Nous devons nous demander s’il vaut la peine de payer des centaines de milliers de dollars par année pour chaque femme qui purge une peine de prison juste pour pouvoir dire que nous sévissons contre la criminalité, alors que nous savons que l’imposition de peines minimales obligatoires n’a pas l’effet promis, soit celui de mieux protéger la société.
Lorsqu’on parle des coûts financiers des peines minimales obligatoires, il ne faut pas perdre de vue leurs coûts sociaux. Le Code criminel nous dit que l’imposition d’une peine a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes. Selon la Cour suprême, les sanctions justes ne sont pas discriminatoires. Pourtant, encore et encore, les peines minimales entraînent la judiciarisation et l’emprisonnement des gens pauvres, des femmes, des personnes qui vivent avec troubles mentaux invalidants et des membres de minorités raciales, en particulier les Autochtones et les Afro-Canadiens.
J’ai déjà parlé des effets des peines minimales obligatoires sur les Autochtones, tels que les a mis en évidence la Commission de vérité et réconciliation du Canada. L’une des principales raisons de ce désavantage disproportionné vient de ce que les peines obligatoires minimales obligent le juge à ne pas tenir compte d’un principe de prononcé des peines inscrit dans la loi, à l’alinéa 2e), souvent appelé les facteurs Gladue.
Cette disposition a été adoptée dans les années 1990, en réponse aux préoccupations concernant la discrimination contre les Autochtones ainsi que la surincarcération des membres de ce groupe dans le système de justice pénale. Elle oblige le juge à envisager, au prononcé de la peine, toutes les sanctions disponibles autres que l’emprisonnement de même qu’à accorder une attention particulière aux circonstances propres aux peuples autochtones, qui risquent précisément de faire de l’emprisonnement une sanction moins appropriée ou moins utile.
Quand je pense à toutes les personnes qui auraient pu bénéficier de solutions autres que l’emprisonnement, je ne puis m’empêcher de mentionner S. Chers collègues, vous vous souvenez peut-être de S, dont j’ai parlé dans mon premier discours en tant que sénatrice et dans mon intervention récente pour clore l’interpellation no 19. J’ai pu visiter S récemment, et, durant l’année et demie qui s’est écoulée depuis la première fois dont je vous ai parlé d’elle, bien trop peu de progrès ont été réalisés en vue de sa libération. Elle demeure la prisonnière de plus longue date du Canada. Elle est autochtone et, enfant, elle a subi, pendant une décennie, d’horribles violences physiques, sexuelles et psychologiques dans un pensionnat, ce qui a fait d’elle une victime facile pour les hommes durant les années qui ont suivi.
Elle a commencé à se droguer pour oublier les traumatismes qu’elle avait vécus et elle a d’abord été emprisonnée en tant que complice de son conjoint violent qui vendait de la drogue, mais elle est encore en prison aujourd’hui des suites d’une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au deuxième degré.
S a plaidé coupable du meurtre d’une autre détenue survenu pendant qu’elle était incarcérée à la prison pour femmes de Kingston. Encore aujourd’hui, le personnel de la prison et les détenues qui connaissaient les deux femmes s’entendent pour dire que le décès de la femme nommée Lorna n’était rien d’autre qu’un suicide. Elle était paralytique et elle faisait souvent des crises, mais, fait troublant, les autorités carcérales la laissaient s’en remettre aux autres détenues pour se laver, s’habiller et se nourrir.
Entre parenthèses, ceux qui sont membres du Comité des droits de la personne ont entendu d’autres histoires semblables du côté des hommes. S et Lorna étaient très proches et elle se considéraient comme des sœurs. Même si, officiellement, elle a refusé, S affirme qu’elle a fini par accepter d’aider Lorna à se suicider. L’enquête sur le décès de Lorna a conclu que la cause de son décès demeurait inconnue, et S n’a d’abord pas été accusée, compte tenu du manque de preuves. La situation a basculé lorsque, une année plus tard, alors qu’elle subissait le stress psychologique extrême de l’isolement, S a avoué le « meurtre » de Lorna. Elle se sentait immensément coupable et responsable, un sentiment de responsabilité personnelle qui n’a rien à voir avec la responsabilité légale et qui n’aurait jamais dû être accepté comme fondement d’un plaidoyer de culpabilité.
Le juge qui a accepté le plaidoyer de culpabilité de S a décrit la situation ainsi : Lorna est morte. Les autorités croient qu’il s’agissait probablement d’un suicide. Parce que sa conscience la travaillait trop, S a avoué le meurtre de Lorna. Si elle ne l’avait pas fait, aucune accusation n’aurait été portée contre elle.
On a accepté le plaidoyer de culpabilité de S malgré les contradictions avec les rapports du Service correctionnel du Canada et avec ce qu’on pouvait voir sur les photos de la scène du crime. Le Service correctionnel du Canada a retardé la communication de preuves essentielles à la police et il n’a ni mené d’enquête ni récupéré les biens qui appartenaient à Lorna. Le triste portrait qui ressort de cette situation est celui d’un système de justice pénale qui n’a pas consacré le temps qu’il fallait pour déterminer les circonstances du décès d’une détenue autochtone, mais qui n’a pas hésité à agir promptement, à partir de motifs douteux, pour faire croupir une autre Autochtone en prison pour le reste de ses jours afin qu’elle purge une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité.
Ce qui est pernicieux dans le cas de S, c’est que le dossier de cette condamnation pour meurtre a mené les autorités correctionnelles à lui attribuer, à tort, l’étiquette de détenue violente. Par conséquent, S a passé une grande partie de sa peine en isolement, ce qui lui a causé des blessures psychologiques dont elle ne se remettra probablement jamais. Cet isolement et le fait de ne pas avoir accès aux programmes et aux occasions de tisser des liens avec sa communauté l’ont aussi empêchée d’obtenir une libération conditionnelle. Elle en est maintenant à 17 ans — j’ai bien dit 17 ans, chers collègues — après la date de son admissibilité à la libération conditionnelle. La peine sévère qu’elle purge n’a fait qu’accentuer son isolement par rapport à sa communauté, en plus d’échouer lamentablement à l’aider à reconstruire sa vie à la suite des expériences de traumatismes intergénérationnels, de mauvais traitements et de toxicomanie qui ont mené à sa marginalisation et à sa judiciarisation.
Le cas de S n’est ni une aberration ni une exception. Les blessures systémiques que les politiques racistes des pensionnats autochtones du gouvernement du Canada ont infligées à S, à sa famille et à sa communauté, ainsi qu’à beaucoup d’autres familles et communautés, se perpétuent aujourd’hui dans des politiques comme celles sur les peines minimales obligatoires. En effet, elles entraînent un nombre disproportionné d’accusations et de peines d’emprisonnement chez les peuples autochtones, ce qui exacerbe les effets des traumatismes, de la violence, de l’appauvrissement et des autres formes de marginalisation.
Comme dans le cas des autres séquelles laissées par le racisme institutionnel et le colonialisme au Canada — les pensionnats autochtones, la fameuse rafle des années 1960 et tout le reste —, l’une des conséquences les plus cruelles de la surreprésentation des peuples autochtones dans les prisons est qu’une autre génération d’enfants autochtones grandit sans ses parents.
Alors que nous débattons de ce projet de loi, honorables collègues, imaginons les injustices que nous pouvons prévenir au lieu de multiplier, les familles et les collectivités que nous pouvons appuyer au lieu de déchirer. Nous tend les bras la promesse d’un système de justice pénale plus juste et d’une société vraiment juste. Les voix du public et des experts conjuguées nous disent que le pouvoir discrétionnaire des juges en matière de détermination de la peine est un pas dans cette direction. En adoptant des peines minimales obligatoires, nous avons, en tant que législateurs, imposé un nombre incalculable de peines sans jamais connaître les noms ou les visages de ceux que nous avons condamnés à des peines de prison de 3, 5 ou 10 ans, voire à la perpétuité, en ignorant les épreuves ou les injustices que nous leur avons infligées.
Alors que nous étudions ce projet de loi, honorables collègues, remettons-nous en question en voyant seulement une de ces personnes devant nous, comme le ferait un juge. Prenons le temps de la connaître et de la comprendre avant de la juger et lorsque nous la jugerons, demandons-nous non seulement ce qu’elle mérite, mais aussi ce que nous méritons en tant que société. Réfléchissons sur les raisons qui motivent notre décision comme le ferait un juge et étudions la décision, les principes et l’avenir dont nous sommes responsables en tant que législateurs.
J’espère que vous vous joindrez à moi pour appuyer ce projet de loi. Meegwetch, merci.