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Le Code criminel - La Loi sur le ministère de la Justice

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Débat

16 octobre 2018


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour proposer un amendement au projet de loi C-51. Cet amendement répond aux préoccupations soulevées par de nombreux témoins qui ont comparu devant le comité du Sénat et devant celui de la Chambre des communes. Parmi ces témoins, on compte des représentants d’importants groupes de défense des droits des femmes travaillant directement auprès et au nom de victimes d’agressions sexuelles, ainsi que d’éminents experts canadiens du droit relatif aux agressions sexuelles. Les témoins étaient généralement d’avis que, même si de nombreuses dispositions du projet de loi sont bienvenues, les modifications que ce dernier apporte concernant l’incapacité à consentir à une activité sexuelle sont problématiques.

Les dispositions en question, dans les articles 10 et 19 du projet de loi, établissent qu’il n’y a pas de consentement du plaignant si celui-ci est inconscient ou incapable de le former pour tout autre motif. Les témoins font valoir que le fait d’incorporer dans le Code criminel une disposition expliquant qu’une personne inconsciente ne peut consentir à l’acte sexuel, et de faire de cette disposition le seul exemple de ce que constitue l’incapacité à consentir, risque d’inciter les avocats de la défense à faire valoir et, selon certains, à accepter, que le Parlement restreint l’incapacité de consentir à l’inconscience et aux états similaires.

Or, cela ne doit pas être la loi. Les juges n’ont pas de mal à déterminer si une femme peut consentir à l’acte sexuel lorsqu’elle est inconsciente. Les témoins qui sont au courant des jugements prononcés au pays nous ont assuré que les juges ont toujours appliqué ce principe très fondamental et nullement controversé.

Ce qui donne du fil à retordre aux juges, c’est le niveau d’intoxication où la personne est toujours consciente mais devient incapable de donner son consentement. Pour donner un exemple, il est bien connu que le juge dans l’affaire Al-Rawi, en Nouvelle-Écosse, a soutenu qu’une femme gravement intoxiquée au point d’être presque inconsciente était toujours capable de consentir à l’acte sexuel, en l’occurrence avec le chauffeur du taxi qu’elle avait pris quelques minutes avant et que la police a découvert en train d’avoir avec elle une relation sexuelle dont elle ne souvient pas.

Comme le soulignait Rona Ambrose lors des débats concernant le projet de loi C-377 au sujet de la formation des juges en matière de droit relatif aux agressions sexuelles, dans l’affaire Al-Rawi, « le juge a fait cette déclaration incroyable : “Il est clair qu’une personne en état d’ébriété peut donner son consentement.” »

En plus de l’injustice faite à cette femme, dont l’expérience a été balayée du revers de la main par la cour, Mme Ambrose a également souligné les effets qu’auraient sur les autres femmes et sur le fonctionnement du système de justice des « erreurs flagrantes ou, ce qui est pire, des déclarations affligeantes qui feront réfléchir les victimes à deux fois avant de s’adresser à la justice ».

S’il est vrai qu’une personne peut donner son consentement à des activités sexuelles après avoir bu, ce n’est pas vrai qu’elle est en mesure de le faire pour quelque activité sexuelle que ce soit à tous les stades d’intoxication. À cet égard, le bilan de certains juges n’est pas très reluisant pour ce qui est de leur capacité à déterminer s’il y a eu consentement dans le respect du droit de la femme de ne pas subir de violence sexuelle, ou à éviter de tomber dans les mythes liés au viol dans leur interprétation du mot « incapacité ».

Comme on a pu le remarquer la semaine dernière lorsque la Cour suprême du Canada a entendu l’affaire Barton, le système de justice est toujours entaché de préjugés et d’hypothèses racistes et misogynes, qui, trop souvent, nuisent aux femmes, en particulier les femmes d’origine autochtone et les autres femmes racialisées. La Cour suprême devra déterminer s’il y a lieu de tenir un nouveau procès pour Bradley Barton, qui a été acquitté du meurtre de Cindy Gladue, une femme autochtone. M. Barton a déclaré qu’il avait offert de payer Mme Gladue pour avoir des relations sexuelles alors que celle-ci était dans un état d’ébriété très avancé. M. Barton a été acquitté par un jury après avoir soutenu que Mme Gladue avait consenti à des activités sexuelles d’une telle violence que Mme Gladue est morte au bout de son sang après avoir subi une blessure de 11 centimètres à la paroi vaginale.

Comme la décision dans l’affaire Barton a été prise par un jury, on ne connaît pas les détails de ses conclusions quant à l’aptitude de Mme Gladue à donner son consentement. Cependant, à la suite de l’acquittement de M. Barton, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que les directives générales du juge de première instance au jury concernant la façon d’appliquer les dispositions législatives en matière d’agression sexuelle étaient tellement déficientes qu’un nouveau procès s’imposait.

Pour ce qui est de la question de la capacité en particulier, la cour a fait remarquer ce qui suit quant aux instructions du juge au jury sur l’intention criminelle :

[...] il s’agissait de déterminer si Mme Gladue était apte à donner son consentement étant donné son état d’ébriété. Les instructions auraient donc dû être axées expressément sur le fait que M. Barton savait ou non que Mme Gladue n’avait pas donné son consentement de manière valide, compte tenu de son état d’ébriété.

Voici ce qu’a souligné à la cour la Women’s Equality and Liberation Coalition, un groupe d’organismes ayant une expertise de première ligne par rapport à l’exploitation sexuelle des femmes :

Cette affaire exige [...] de la cour que celle-ci affronte directement les questions du racisme et du colonialisme sexualisés qui peuvent perturber le processus de justice pénale par l’entremise des mythes discriminatoires voulant que les femmes autochtones appellent, souhaitent et méritent les torts que les hommes leur infligent et qu’elles soient disponibles pour assouvir les besoins sexuels des hommes.

Ces mêmes mythes reviennent souvent dans les affaires touchant à l’incapacité de consentir. De telles pratiques néfastes et répréhensibles rendent les femmes responsables de la violence que les autres leur infligent, que ce soit en raison de leur choix de boire de l’alcool, des vêtements qu’elles portaient, de leur race ou de leur statut socioéconomique.

Même si la question est certainement un élément de l’affaire Barton, la Cour suprême du Canada n’a pas encore reçu le mandat de clarifier le critère juridique relatif à l’incapacité à consentir. Certains tribunaux ont adopté les critères proposés dans l’amendement. D’autres ont appliqué certains aspects de ceux-ci. D’autres encore ont pris la troublante décision qu’une plaignante dont les facultés sont affaiblies peut donner un consentement valable à moins qu’elle ne soit « insensible » ou dans un état d’automatisme.

Il est presque inévitable que les dispositions actuelles relatives à l’incapacité à consentir prévues dans le projet de loi C-51 donneront lieu à d’autres interprétations incohérentes. Dans leur forme actuelle, elles ne sont guère plus qu’une tautologie : elles prévoient qu’un plaignant ne peut pas donner son consentement s’il est incapable de consentir. Pire encore, en mettant l’accent sur l’inconscience et en gardant le silence sur les états d’incapacité à consentir qui ne sont pas de l’inconscience, les dispositions actuelles pourraient servir à perpétuer le mythe qui veut que, si une femme décide de consommer de l’alcool, ce soit comme si elle consentait à des relations sexuelles. Les juges ont appliqué des seuils d’incapacité à consentir plus élevés lorsqu’on leur a dit ou qu’ils ont déterminé que les plaignants s’étaient intoxiqués volontairement.

Au lieu de clarifier le critère juridique pour l’incapacité à consentir dans sa forme actuelle, le projet de loi C-51 ne fait qu’ajouter qu’une personne inconsciente est incapable de donner son consentement. En tout respect, cet ajout règle un problème inexistant et risque d’aggraver les problèmes qui existent. Nous avons la possibilité de corriger cette lacune dans l’intérêt des femmes qui seront victimisées et qui aboutiront devant les tribunaux.

L’amendement proposé supprime l’allusion à l’« inconscience » dans la définition d’incapacité à consentir donnée dans le projet de loi, étant donné qu’il est entendu au sens de la loi qu’une personne inconsciente est incapable de donner son consentement. Cet alinéa pourrait plutôt laisser entendre de manière trompeuse que l’inconscience, qu’elle soit causée par le sommeil, une lésion traumatique cérébrale, une incapacité mentale ou une intoxication, est le seuil de l’incapacité à consentir, une norme qui n’offre aucune protection aux femmes qui ont les facultés affaiblies par l’alcool ou la drogue.

Sachant qu’il existe des décisions comme celle dans l’affaire Al-Rawi, dans le cadre de laquelle le juge a conclu de façon erronée que la plaignante, qui était très intoxiquée, aurait pu donner son consentement simplement parce qu’elle n’était pas inconsciente, et celle dans l’affaire Barton, qui a soulevé de graves inquiétudes quant à l’application du droit relatif aux agressions sexuelles et qui mettait également en cause une plaignante intoxiquée, cet amendement donne une orientation aux juges en proposant que trois facteurs soient pris en considération pour déterminer l’incapacité à consentir lorsque la personne est consciente. Le premier est la nature de l’activité sexuelle. Le deuxième, ce sont les risques et les conséquences dans les circonstances en question. Le troisième est la capacité de dire « non », ainsi que de manifester son accord par ses paroles ou sa façon d’agir.

L’amendement précise clairement que les éléments de preuve portant sur le fait qu’une personne a déjà consenti à un autre moment à une autre activité sexuelle ne peuvent pas être utilisés pour prouver sa capacité de consentir à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation.

Au comité, les représentants du ministère de la Justice ont dit craindre que l’ajout de facteurs à cette disposition ne rende les contre-interrogatoires des plaignants plus complexes et plus difficiles lors des procès. Ce n’est pas un problème qui a été soulevé par les experts dans leurs témoignages au comité. Quand je leur en ai parlé, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas souligné ce problème, parce que les femmes subissent déjà, en général, des contre-interrogatoires corsés. Ils m’ont également dit qu’il serait utile que les juges soient aiguillés vers ce qu’il y a de plus pertinent.

Certains craignaient en outre que, en inscrivant trois critères dans la mesure législative, on amène les juges à trop mettre l’accent sur ces facteurs au point d’en négliger d’autres qui pourraient être pertinents, même s’il est indiqué clairement dans l’amendement que la détermination du consentement comprend ces critères, sans s’y limiter. Si on suppose que les juges vont accorder plus de poids aux critères ou aux exemples figurant dans la disposition législative, il faut alors se demander, honorables sénateurs, si l’orientation qu’offre le Code criminel en ce qui concerne l’incapacité à consentir devrait se limiter à l’exemple d’une personne inconsciente, comme c’est le cas dans le projet de loi C-51 à l’heure actuelle.

Parler de l’inconscience comme exemple d’incapacité est à la fois non controversé et risqué, puisque cela pourrait renforcer les mythes sexistes en ce qui a trait à la capacité d’une personne en état d’ébriété de donner son consentement, comme nous l’avons vu dans l’affaire Al-Rawi.

La solution de rechange proposée est que le Code criminel fasse plutôt référence aux trois facteurs donnés dans l’amendement, facteurs qui sont encore trop souvent laissés de côté et qui ont été cités par différents experts du droit relatif aux agressions sexuelles comme étant des pratiques exemplaires pour aider les juges et les avocats à cerner et démolir les stéréotypes et les préjugés sexistes.

Cet amendement donne l’occasion d’aider le gouvernement à atteindre son objectif louable de moderniser la législation concernant les agressions sexuelles en vue de mieux protéger les femmes victimes de violence sexuelle. D’ailleurs, les femmes sont particulièrement vulnérables aux agressions sexuelles lorsque leurs facultés sont affaiblies par la drogue ou par l’alcool.

Il est urgent d’agir afin de mettre en place des lignes directrices pour les juges dans ce domaine du droit. Les juges et les avocats ont été éduqués en se faisant répéter les stéréotypes discriminatoires au sujet des femmes victimes de violence sexuelle. En tant que législateurs, nous ne devons pas laisser la définition de l’incapacité se forgér lentement, de manière incohérente et imprévisible à la lumière de ces stéréotypes et de ces préjugés.

Il faut profiter de l’occasion pour donner aux tribunaux les lignes directrices dont ils ont besoin, et nous devons éviter de leur envoyer le message que le fait de ne pas être inconscient suffit à déterminer la capacité à donner son consentement.

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