Aller au contenu

Order du jour

La Loi sur la protection des renseignements personnels - Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

17 avril 2018


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet des modifications à la Loi sur l’accès à l’information que propose le projet de loi C-58.

Ma réflexion sur le projet de loi a été nourrie par les idées des sénateurs Ringuette et Pratte. La sénatrice Ringuette, qui parraine le projet de loi, nous a bien rappelé l’objectif important de la mesure législative dans son allocution. En effet, le bon fonctionnement d’une démocratie responsable repose sur l’accès à l’information.

Je partage aussi nombre des préoccupations du sénateur Pratte concernant le fait de s’assurer que le projet de loi C-58 atteint ses objectifs fixés en matière de responsabilité, de transparence et d’accessibilité.

Dans son discours, le sénateur Pratte formule un plan pour étudier ces questions en comité, et nous sommes reconnaissants qu’il établisse de façon essentielle et réfléchie nos obligations constitutionnelles.

Aujourd’hui, mon but est de souligner un autre aspect de notre responsabilité constitutionnelle, c’est-à-dire le devoir du Sénat de représenter les personnes les plus marginalisées et généralement sous-représentées ou non représentées.

Alors que nous nous penchons sur l’accès à l’information dans le contexte du projet de loi C-58, j’exhorte les sénateurs à porter attention aux expériences des personnes marginalisées au Canada, celles qui courent le plus de risques d’être victimes de violations systémiques des droits fondamentaux protégés par la Charte. Beaucoup trop de gens ne jouent pas à armes égales quand vient de temps de recueillir les renseignements nécessaires pour bâtir une preuve à leur décharge ou à la décharge d’autrui, pour contester des politiques gouvernementales ou pour défendre leurs droits en cour.

Les peuples autochtones ont exprimé de sérieuses préoccupations à l’égard du projet de loi C-58. Comme la sénatrice Boniface l’a mentionné lors de la période des questions à laquelle a participé le ministre Brison le mois dernier, l’Assemblée des Premières Nations (APN) a adopté une résolution en décembre 2017 exhortant le gouvernement à retirer le projet de loi C-58. L’APN a souligné le fait que le gouvernement a rédigé ce projet de loi sans consulter les peuples autochtones, ce qui accroît le risque que cette mesure législative les défavorise de façon disproportionnée.

À titre d’exemple de désavantage disproportionné, un groupe de spécialistes en matière de revendications territoriales, les directeurs nationaux de la recherche sur les revendications, ont renvoyé le comité de la Chambre à l’article 6 du projet de loi. Le sénateur Pratte a déjà décrit brièvement les obstacles que crée cet article pour tous les types de demandes d’information en raison des nouvelles obligations d’indiquer le sujet précis sur lequel porte la demande, le type de document demandé, et la période visée par la demande ou la date du document. L’article 6 offre aussi aux institutions fédérales une nouvelle option sans précédent qui leur permet de ne pas donner suite aux demandes d’information.

Pour les Premières Nations, l’article 6 risque aussi d’avoir des conséquences sur les processus de revendication territoriale et de gouvernance foncière et, par le fait même, sur la reconnaissance fédérale des droits inhérents des Premières Nations à l’autodétermination. Les Premières Nations se fient aux demandes d’information pour obtenir des preuves documentaires essentielles auprès du gouvernement du Canada en ce qui concerne des revendications territoriales et d’autres différends avec le gouvernement fédéral.

Outre les obligations envers les peuples autochtones en vertu de la Constitution canadienne, un accès raisonnable et égal à l’information est essentiel si nous voulons accorder réparation, comme prévu à l’article 11 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. De plus, l’article 19 de cette déclaration exige que le gouvernement consulte les peuples autochtones, coopère avec eux et obtienne leur consentement préalable éclairé avant d’adopter et d’appliquer des mesures législatives ou administratives susceptibles de les concerner. Ces deux droits sont en jeu.

Honorables sénateurs, assurons-nous que le point de vue des peuples autochtones sera entendu en ce qui concerne l’avenir de ce projet de loi et de l’accès à l’information au Canada. Le projet de loi C-58 est une occasion pour le gouvernement de corriger le manque de consultations et de concrétiser ses engagements en ce qui concerne la réconciliation avec les peuples autochtones.

Pour prendre en considération tous les effets du projet de loi C-58, nous devons aussi prendre en considération l’expérience des personnes incarcérées. Comme nous, les membres du Comité des droits de la personne, en avons été témoins, les violations systémiques des droits fondamentaux par les acteurs gouvernementaux sont pratique courante dans les prisons fédérales. C’est épouvantable. Si ces violations restent impunies, c’est en partie à cause des barrières existantes à l’obtention des renseignements nécessaires pour déposer une plainte ou un grief, sans parler de la difficulté à défendre cette plainte ou ce grief et à lancer des procédures judiciaires.

Le Comité sénatorial des droits de la personne a entendu des témoignages sur les types de violations des droits de la personne subies par les détenus et sur le sentiment de désespoir qui en résulte lorsqu’ils n’ont pas accès à des recours. Les membres du Comité des peuples autochtones ont visité le pénitencier de la Saskatchewan, où ils ont entendu des détenus autochtones parler des multiples façons dont les prisons créent et empirent le racisme et les inégalités.

Il serait avantageux que le projet de loi C-58 améliore la capacité individuelle des détenus, ainsi que notre capacité collective, à étaler au grand jour les expériences de racisme, l’emploi violent de la force, les manquements à la loi et aux politiques, notamment le personnel qui incite à la discrimination, et, comme nous en avons entendu parler partout dans les Maritimes, la violence raciste et les attitudes qui récompensent les détenus plus jeunes qui s’en prennent aux détenus plus âgés ou qui ont des problèmes de santé mentale.

Je le sais depuis des décennies, et les membres du comité l’ont entendu à maintes reprises pendant leurs visites : les mécanismes qui sont censés assurer une surveillance ainsi qu’une responsabilité et une transparence accrues au Service correctionnel du Canada, le SCC, ne fonctionnent pas. Presque chaque détenu nous a dit que le processus interne de plaintes et de griefs — le seul recours administratif offert aux détenus pour tenter de régler les violations à la loi et aux politiques par le SCC — est défaillant et inefficace. Cette opinion a été répétée récemment par la Cour suprême de la Colombie-Britannique concernant les délais excessifs et indus dans les décisions sur l’isolement de longue durée et l’inefficacité du système de griefs du SCC pour remédier aux situations.

Tout indique que l’accès à l’information dans les prisons comporte de graves lacunes.

Lorsque le commissaire à la protection de la vie privée a comparu devant le Comité des droits de la personne, il a indiqué que, même s’ils ont le droit d’avoir une réponse dans les 30 jours, les détenus attendent, en moyenne, 2 ans ― s’ils obtiennent une réponse ― pour que le Service correctionnel du Canada communique l’information demandée. D’après mon expérience, il faut souvent attendre beaucoup plus longtemps pour obtenir de l’information, que ce soit en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou de la Loi sur l’accès à l’information. Après la réunion du comité, un détenu m’a écrit au sujet de demandes d’information qu’il avait présentées au Service correctionnel du Canada. Dans un cas, il a fallu 1 032 jours et de nombreuses interventions de l’extérieur pour obtenir l’information.

Ashley Smith avait signé un consentement demandant qu’on me fournisse de l’information qui lui avait été refusée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais elle est décédée avant que sa demande ne soit traitée. Finalement, le Service correctionnel du Canada a refusé de me communiquer l’information, prétextant que, comme trois mois s’étaient écoulés, il était impossible de savoir si Ashley voulait toujours que je reçoive cette information en son nom. Cette décision a été portée en appel devant le commissaire à la protection de la vie privée, qui en a saisi la Cour fédérale. La demande et les plaintes d’Ashley Smith, présentées trois semaines avant son décès, n’ont été traitées que deux mois après son décès. Par surcroît, ce n’est qu’après l’intervention du Bureau de l’enquêteur correctionnel que le Service correctionnel du Canada a pris connaissance des plaintes et de la demande d’accès à l’information. Il semble qu’on n’avait traité aucune demande depuis trois mois.

Plus de cinq ans après la première plainte concernant l’accès à l’information et après deux appels à la Cour fédérale, le tribunal a ordonné la communication de l’information, mais le Service correctionnel du Canada n’a jamais respecté complètement cette ordonnance. En outre, plus de 10 ans se sont maintenant écoulés depuis la demande initiale.

Malheureusement, d’après mon expérience, les difficultés et les retards associés au cas d’Ashley sont monnaie courante. Par surcroît, des intervenants de l’extérieur du système carcéral, notamment des avocats, sont intervenus dans le cas d’Ashley. Comment un détenu, en isolement cellulaire et qui n’a accès à aucun appui, aucun défenseur et aucun matériel pour écrire, peut-il tenter lui-même de faire une demande d’information au Service correctionnel du Canada?

Lorsque j’examine les dispositions du projet de loi C-58, j’ai une panoplie de questions en tête à propos de nouveaux obstacles qui pourraient nuire à l’accès à l’information.

Les détenus n’ont pas accès au courriel ou à Internet. Ils ne peuvent faire qu’un nombre limité d’appels. Pour ceux qui sont en isolement — une catégorie qui comprend les femmes classées au niveau de sécurité maximale —, juste obtenir du papier ou des crayons de couleur — ne parlons même pas de stylos — peut être difficile.

Les frais maximaux de 25 $ proposés dans le projet de loi C-58 représenteront un lourd fardeau financier pour ceux qui ont le plus besoin d’avoir accès à de l’information : les détenus, les pauvres et les personnes confrontées à des obstacles personnels ou procéduraux à l’égalité. L’absence de moyens sur lesquels la plupart d’entre nous peuvent compter pour soumettre une demande d’information, sans compter les conditions supplémentaires prévues à l’article 6 du projet de loi, pourrait rendre l’accès à l’information impossible à trop de gens.

Les nouvelles exigences maintenant imposées à l’article 6, soit d’indiquer un sujet précis, le type de document et sa date, risque de donner davantage à certains organismes gouvernementaux, comme le Service correctionnel du Canada, la liberté de tarder à répondre aux demandes d’information. Je ne peux vous dire à combien de reprises mes demandes — comme celles d’autres personnes — ont été refusées parce que je ne connaissais pas le titre exact ou la date du document.

L’article 6 permet au Service correctionnel du Canada et à d’autres organismes gouvernementaux de refuser les demandes d’accès à l’information. Même si le projet de loi C-58 prévoit certains contrôles pour limiter cela et d’autres pouvoirs pour les organismes gouvernementaux, les raisons sont nombreuses de remettre en question la robustesse de ces mesures.

Le sénateur Pratte s’inquiète des limites à la capacité de la commissaire à l’information à veiller à ce que les organismes gouvernementaux se conforment à la mesure législative, y compris des limites à son pouvoir de rendre des ordonnances.

Je suis d’accord avec lui.

En outre, l’efficacité de la commissaire à l’information pourrait être encore plus compromise si les obstacles à la communication avec les détenus ne sont pas surmontés. Les visites aux détenus en constituent un exemple parmi d’autres.

En raison d’une culture fortement enracinée, le SCC a tendance à nier et à défendre l’indéfendable, ce qui est aux antipodes des exigences législatives selon lesquelles le SCC doit aider les personnes qui souhaitent présenter une demande d’accès à l’information. Le personnel du SCC exerce trop souvent des pressions considérables sur les détenus pour les amener à retirer leurs accusations, leurs plaintes ou leurs demandes d’accès à l’information.

Dans le cadre de mon travail à titre de membre du Comité des droits de la personne, j’ai reçu récemment une lettre d’un autre détenu. Il voulait me faire part des problèmes auxquels il était confronté, mais sans créer de difficultés pour le personnel. Il s’était fait dire par des membres du personnel que, s’il parlait officiellement de ses préoccupations, il serait forcé de « chercher une nouvelle prison ».

Ils lui ont aussi fait savoir que ce ne serait pas une bonne idée de communiquer avec moi. Les pressions de ce genre trouvent leur source dans le déséquilibre de pouvoir présent dans le système carcéral. La conséquence trop fréquente de cette situation, c’est que les prisonniers retirent leurs demandes d’accès à l’information et leurs plaintes, qui ne sont donc jamais réglées.

On dit parfois que, pour juger une société, on peut se fonder sur sa façon de traiter les personnes les plus vulnérables. C’est tout à fait à propos ici. En tant que sénateurs, nous avons le devoir de représenter les personnes sous-représentées, démunies et marginalisées, et nous devons en tenir compte quand nous évaluons nos lois.

Honorables collègues, pendant l’examen en comité du projet de loi C-58, nous devons absolument nous concentrer sur ce que vivent les personnes souvent oubliées et marginalisées. C’est essentiel si nous souhaitons rendre accessible à tous l’information qui leur permettra de défendre un point de vue, de remettre en question des lois et des politiques injustes et de faire respecter les droits de la personne et les droits protégés par la Charte, ainsi que la justice, l’équité et l’égalité.

Merci, meegwetch.

Haut de page