Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
8 décembre 2017
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-46, qui vise à modifier les dispositions de Code criminel relatives à la conduite avec facultés affaiblies par la drogue ou l’alcool.
J’appuie l’important objectif de ce projet de loi, soit de diminuer la prévalence de la conduite avec facultés affaiblies, ce que beaucoup de mes collègues, notamment la sénatrice Boniface, qui a parrainé le projet de loi, préconisent éloquemment depuis longtemps. Je ne répéterai pas les questions soulevées par mes collègues; je désire plutôt soulever des préoccupations au sujet des dispositions du projet de loi qui portent sur les sanctions.
Le projet de loi C-46 crée de nouvelles peines minimales obligatoires, et il en renforce et augmente d’autres à différents degrés. Toutes les données empiriques disponibles nous indiquent qu’il s’agit d’un pas dans la mauvaise direction.
À l'autre endroit, de nombreux témoins, notamment des représentants du Centre canadien de la statistique juridique et de l’Association des courtiers d’assurances du Canada ainsi que Barry Watson, de la faculté des sciences de la santé de la Queensland University of Technology, ont témoigné qu’il n’y a pas de preuves qui indiquent que les peines sévères ont un effet dissuasif à l’égard de la conduite avec facultés affaiblies.
De plus, comme l’indiquait le directeur général des Services correctionnels de la Nouvelle-Écosse pour justifier son choix de délaisser le modèle punitif au cours des dernières années :
Quiconque a déjà suivi un cours de psychologie élémentaire à l’université sait que les punitions ne sont pas efficaces pour changer les comportements.
Les peines minimales obligatoires ne préviendront pas la conduite avec facultés affaiblies et ne sauveront aucune vie. Il ne fait aucun doute que nous devons nous attaquer aux causes profondes de la conduite avec facultés affaiblies, soit les problèmes d’inégalité, d’éducation du public et d’accès aux services de santé, en particulier l’accès aux traitements contre les dépendances, que ce soit l’alcoolisme ou la toxicomanie.
J’exhorte le Sénat à prendre bonne note de la principale erreur commise, selon les experts des États de Washington et du Colorado, lorsqu’un cadre réglementaire y a été établi relativement au cannabis. Cette erreur consiste à ne pas avoir mis en œuvre assez rapidement un système d’éducation du public.
Le manque d’éducation a eu notamment comme conséquence une hausse du taux de conduite avec facultés affaiblies. Comme le démontrent les études et comme l’ont dit de nombreux témoins ayant comparu devant le comité de l’autre endroit, l’éducation du public est un facteur déterminant dans la réduction de la conduite avec facultés affaiblies qui a été observée au Canada et ailleurs. Le gouvernement a prévu une somme maximale de 161 millions de dollars pour accompagner l’entrée en vigueur des dispositions contenues dans le projet de loi C-46. Cet argent doit être affecté à l’application de la loi, à la recherche et à la sensibilisation du public à propos de la conduite avec facultés affaiblies.
Le gouvernement n’a pas encore indiqué en détail comment l’argent serait utilisé, si ce n’est pour dire que la plus grande partie de l’enveloppe serait consacrée aux mesures d’application de la loi. Il y a donc lieu de se demander s’il ne risque pas d’y avoir un manque de ressources pour les efforts d’éducation et de prévention. Voici ce qu’a dit l’Association canadienne des automobilistes dans son témoignage :
Tout comme d’autres organismes sans but lucratif du pays, nous nous retrouvons avec le fardeau de créer et de mener nous-mêmes des campagnes d’éducation publique. Nous allons continuer à faire notre part, mais nous avons besoin d’aide.
Pour lutter efficacement contre le problème de la conduite avec facultés affaiblies, il faut également s’intéresser aux dépendances et aux maladies mentales qui en sont fréquemment les causes sous-jacentes et qui découlent de traumatismes passés. Les personnes qui cherchent l’oubli dans la drogue ou l’alcool font souvent partie des plus marginalisées de la société en raison de leur race, de leur sexe, de leur revenu et d’autres facteurs de discrimination affectant leur vécu.
En en faisant des criminels et en les envoyant dans des établissements, on ne fait que leur rendre la vie plus difficile et compliquer leur cheminement vers des services de traitement. L’injustice est particulièrement odieuse dans le cas des personnes qui n’ont pas les ressources nécessaires pour se faire traiter. Ces dernières n’obtiennent ni traitement ni aide pour leurs problèmes de toxicomanie tant que la police ou le système de justice pénale n’intervient pas.
Nous sommes nombreux à craindre que les peines plus sévères ne servent qu’à empirer le sort des personnes déjà aux prises avec des problèmes de toxicomanie et de santé mentale et à limiter leurs possibilités de traitement.
Bien que le projet de loi C-46 reconnaisse l’importance d’une approche des problèmes liés à la conduite avec capacités affaiblies axée sur les soins de santé — ce qui, je le sais, est le point de vue de notre collègue qui parraine ce projet de loi ici —, les dispositions actuelles touchant les peines risquent de perpétuer des éléments systémiques d’inégalité et d’injustice dans le système de droit criminel. Ainsi, le nouvel article 320.23 du Code criminel proposé dans le projet de loi crée une exception à la peine minimale obligatoire qui s’applique à la conduite avec capacités affaiblies. Si la perpétration de l’infraction n’a entraîné ni de lésions corporelles ni la mort, on autorise le tribunal à reporter la détermination de la peine pendant qu’une personne participe à un programme de traitement puis, au moment de la détermination de la peine, à ne pas lui infliger la peine obligatoire. On peut penser que c’est une bonne chose.
Le premier problème lié à cette mesure est que cette possibilité importante d’obtenir une ordonnance de traitement et d’éviter la peine minimale obligatoire ne s’étend pas à tous. De façon générale, les peines minimales obligatoires empiètent sur le droit de la personne à une peine qui tient compte de sa situation propre. C’est également le cas ici.
La logique des peines minimales obligatoires prévues dans le projet de loi C-46 en particulier pose toutefois problème d’une autre façon. L’exception accordée dans les cas d’ordonnance de traitement ne s’applique que lorsque l’infraction n’a entraîné ni de lésions corporelles ni la mort. Ainsi, cette exception crée deux issues très différentes pour deux personnes qui causent les mêmes dangers en conduisant alors que leurs capacités sont affaiblies. Que ces personnes aient ou non besoin d’être réhabilitées ou soient ou non susceptibles de l’être, une seule d’entre elles aura la possibilité de bénéficier d’une ordonnance de traitement et d’une évaluation reposant sur sa situation à elle pour déterminer si une peine minimale obligatoire est juste dans son cas.
De plus, le recours à une ordonnance de traitement et, de ce fait, la possibilité d’une exception à une peine minimale obligatoire dépendent du consentement du procureur de la Couronne. Outre le fait qu’elle pourrait limiter davantage le recours à des ordonnances de traitement, cette disposition est décourageante, puisqu’elle perpétue une importante préoccupation liée aux peines minimales obligatoires. Le pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine pourrait être transféré des juges, dont les motifs doivent être consignés, aux procureurs, qui peuvent agir sans avoir à tenir compte de ce mécanisme de reddition de comptes.
Le recours aux ordonnances de traitement dépend également de la disponibilité des programmes et des services de traitement. Dans la plupart des provinces et territoires, les services de ce genre sont déjà insuffisants.
On constate un problème supplémentaire et plus fondamental encore, c’est-à-dire la discrimination systémique dans le système de justice pénale. Dans le cadre du débat sur le projet de loi, plusieurs de nos honorables collègues, dont le sénateur Pratte et la sénatrice Saint-Germain, ont parlé de l’importance de prévenir le profilage racial lors des tests aléatoires de dépistage de l’alcool. Je suis d’accord avec la sénatrice Saint-Germain, qui demande que l’on envisage la possibilité d’effectuer les tests de dépistage obligatoire seulement à des barrages routiers organisés et annoncés, comme cela se fait actuellement en Irlande, ou seulement après un accident de la route ayant causé des blessures ou la mort. En agissant autrement, on risque d’accepter trop rapidement un régime susceptible de porter atteinte aux droits constitutionnels, alors qu’il pourrait y avoir d’autres solutions plus appropriées.
Les dispositions relatives au dépistage de l’alcool ne sont pas les seules parties du projet de loi C-46 qui, bien qu’elles semblent neutres à première vue, pourraient perpétuer la discrimination. Depuis longtemps, les peines minimales obligatoires sont considérées comme posant problème à cet égard. Les peines minimales obligatoires vont également à l’encontre des principes de la justice réparatrice et contreviennent à l’alinéa 718(2)e) du Code criminel du Canada, qui prévoit que toutes les sanctions substitutives doivent être examinées, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, avant d’ordonner l’emprisonnement. Ce principe tient compte du défaut du système de justice pénale de reconnaître le droit autochtone et de tenir compte des antécédents sociaux des Autochtones et des iniquités importantes dont ils sont victimes, tout particulièrement des séquelles permanentes causées par le racisme et la colonisation, qui ont donné lieu à une alarmante surreprésentation des peuples autochtones dans les systèmes carcéral et pénal.
On ne peut pas nier le rôle que ces peines minimales obligatoires ont joué dans la surreprésentation des détenus racialisés, particulièrement les Autochtones, dans les prisons au Canada. L’appel à l’action no 32 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada insiste sur le fait qu’il faut permettre aux juges de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires et il indique qu’il s’agit d’une étape essentielle en vue de corriger un héritage de colonialisme et de discrimination dans le système de justice pénale.
Les accusations de conduite avec capacités affaiblies sont les accusations criminelles les plus susceptibles d’être contestées devant les tribunaux canadiens. Cette situation s’explique notamment parce que, dans ce domaine du droit, il y a plus de personnes qu’à l’habitude qui ont les moyens d’engager un avocat et de plaider pleinement leur cause. Les personnes bien nanties seront bien placées pour recourir à l’exception prévue dans le projet de loi C-46 sur les peines minimales obligatoires, qui repose sur l’obtention d’une ordonnance de traitement. Or, pour les plus marginalisés de la société, le recours à l’exception relative aux ordonnances de traitement est considérablement restreint, faute de connaissance de cette disposition et de représentation devant les tribunaux, et ces problèmes sont en outre accentués par un manque de ressources en matière de traitement. Voilà d’autres problèmes liés à la discrimination systémique. Je vous exhorte tous à ne pas oublier que, dans le cadre de nos responsabilités visant à garantir que les mesures législatives n’ont pas des répercussions disproportionnées sur les personnes qui sont déjà les plus marginalisées, nous devons veiller à ce que tout le monde soit au courant de l’existence de l’exception relative aux ordonnances de traitement et de celle des autres exceptions aux dispositions sur les peines minimales obligatoires prévues dans le projet de loi C-46 — et puisse ensuite y recourir.
De façon plus générale, je vous invite aussi, que ce soit dans nos délibérations sur le projet de loi C-46 au comité ou dans cette enceinte, à veiller à ce qu’il existe des solutions de rechange aux mesures pénales pour les personnes aux prises avec des dépendances et des troubles mentaux. Je pense particulièrement aux membres de la société qui ont subi des traumatismes ou des mauvais traitements aggravés par des interventions de soutien inadéquates, voire inexistantes, et aux personnes qui s’anesthésient pour tenter de composer avec une victimisation passée, la pauvreté, le racisme, le sexisme ou la violence.
J’ai parlé plus tôt de certains des effets dévastateurs de la criminalisation sur les personnes qui ont besoin d’une intervention positive. Elles ont besoin d’une qui ont et non de reproches et de punitions supplémentaires. Ne pas mettre en œuvre pleinement des réponses proactives à la toxicomanie comporte aussi des coûts pour le système de justice pénale. L’Association du Barreau canadien et le Barreau du Québec conviennent que l’approche prévue par le projet de loi risque d’imposer un autre fardeau considérable à un système qui est déjà aux prises avec des délais.
Comme nous l’avons appris dans le rapport du Comité des affaires juridiques sur les délais dans le système judiciaire, les peines minimales obligatoires font peser un fardeau sur le système de justice pénale et le système correctionnel, et ce, de nombreuses manières. Elles font augmenter le nombre d’affaires qui débouchent sur un procès lorsqu’il s’agit de Canadiens ayant les moyens de se payer un avocat, alors que ceux qui n’ont pas les moyens se sentent contraints de plaider coupables, ce qui entraîne l’emprisonnement de beaucoup trop de gens, surtout chez les pauvres, les personnes racialisées, les personnes atteintes de troubles mentaux et les toxicomanes. Comme le Comité des droits de la personne l’a entendu dans le cadre de son étude sur les droits de la personne dans les prisons, cela fait qu’on ne tient pas vraiment compte de leurs problèmes et qu’on les aide encore moins.
Le Comité des affaires juridiques considère que l’une des principales raisons de remédier aux délais judiciaires est la surreprésentation des personnes atteintes de troubles mentaux, y compris celles aux prises avec l’alcoolisme ou une toxicomanie, dans les systèmes judiciaire et carcéral du Canada. L’étude que nous faisons du projet de loi C-46 nous donne l’occasion d’agir pour remédier à cette injustice, et je demande aux honorables sénateurs de ne pas laisser passer cette occasion. Nous devons veiller à ce que tous puissent bénéficier d’ordonnances de traitement et du pouvoir judiciaire discrétionnaire pour la détermination des peines. Plus fondamentalement, nous devons soutenir cette approche en investissant dans l’éducation populaire et une plus grande accessibilité aux services et aux programmes communautaires de traitement des troubles mentaux et des toxicomanies. J’ajoute que nous pourrions aussi étayer ces mesures avec un revenu raisonnable garanti ainsi que du soutien au logement et à l’éducation qui, ensemble, sont bien plus susceptibles d’empêcher que les personnes deviennent plus vulnérables, au départ.
Nous savons tous que la criminalisation est le type d’intervention le moins efficace, et même qu’elle peut se révéler très destructrice dans les cas où le vrai problème est un traumatisme passé, un trouble mental ou une toxicomanie. Nous devons faire en sorte que ce que vivent les personnes marginalisées dans le système de justice criminelle reflète cette réalité. J’ai hâte de travailler avec vous tous dans ce dossier et je recommande vivement le renvoi du projet de loi C-46 au comité pour qu’il en fasse un examen plus approfondi. Meegwetch, merci.