Projet de loi sur la radiation de condamnations constituant des injustices historiques
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
13 février 2018
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi C-66, Loi sur la radiation de condamnations constituant des injustices historiques.
Le projet de loi C-66 reconnaît les injustices subies par le passé par les personnes que les lois homophobes du Canada ont expressément visées et criminalisées. Il établit une procédure de radiation des casiers judiciaires pour 9 000 Canadiens qui, en raison de leur orientation sexuelle, ont fait l’objet de surveillance et d’interventions violentes indues de la part de la police, qui ont été humiliés et ont vu leur homosexualité révélée, qui ont été poursuivis au criminel et ont reçu des peines d’emprisonnement, en plus subir les conséquences durables et les préjugés liés au fait d’avoir un casier judiciaire.
Le projet de loi fait suite à des excuses offertes par le premier ministre aux Canadiens qui ont vécu dans la peur que l’on cherche à obtenir des détails de leurs activités homosexuelles, qui, bien que consensuelles, pouvaient être utilisées contre eux pour menacer leur gagne-pain, leur dignité, leur sécurité, leur identité, ce qui a mené beaucoup trop d’entre eux à la mort.
L’une des facettes de ce traitement discriminatoire concerne les casiers judiciaires. Avoir un casier judiciaire constitue un sérieux obstacle lorsqu’on cherche à obtenir un emploi, à faire du bénévolat ou à poursuivre des études. C’est même de plus en plus souvent un obstacle lorsqu’on cherche simplement à louer un appartement.
Le système canadien de suspension du casier judiciaire — et encore plus le système de réhabilitation qui existait avant — a été conçu pour aplanir les obstacles liés à la présence d’un casier judiciaire dans le cas des personnes qui ont payé leur dette à la société et qui s’efforcent de se refaire une vie.
Le système de radiation prévu dans le projet de loi C-66 offrira à bien des égards un meilleur accès aux personnes condamnées pour avoir eu des rapports sexuels librement consentis avec une personne de même sexe. Fait à souligner, le système qui est défini dans le projet de loi C-66 est gratuit. À l’inverse, faire une demande de suspension du casier dans le système actuel coûte 631 $, ce qui est hors de prix pour la plupart des personnes concernées et encore plus lorsqu’on considère les autres frais administratifs qui s’ajoutent à ce tarif.
Le projet de loi C-66 prévoit l’élimination du casier judiciaire plutôt qu’une simple suspension.
L’importance de cette distinction a été mise en évidence lors des consultations publiques effectuées en 2017 par le ministère de la Sécurité publique du Canada. Les personnes consultées ont exprimé des craintes dans une proportion de 64 p. 100 à propos du concept de suspension du casier judiciaire. L’une de ces personnes a répondu que la suspension du casier judiciaire « implique une méfiance envers la personne, qui est toujours considérée comme un délinquant indigne de confiance », ce qui est incompatible avec la raison d’être du système, qui doit valoriser la réhabilitation et qui repose sur l’importance de la radiation du casier judiciaire.
Bien que nous nous réjouissions de la gratuité prévue dans le projet de loi, nous déplorons l’obligation qui serait faite aux demandeurs de fournir des preuves et des déclarations relatives à une condamnation qui, dans certains cas, a eu lieu il y a des dizaines d’années.
Lors des consultations effectuées par le ministère de la Sécurité publique du Canada, 74 p. 100 des personnes interrogées ont indiqué qu’elles trouvaient la démarche pour obtenir une radiation du casier judiciaire difficile ou très difficile. Elles ont souligné les difficultés et les coûts associés à l’obtention des vérifications, aux formulaires complexes à remplir et à l’absence d’un mécanisme allégé. Elles ont indiqué dans une proportion de 83 p. 100 qu’une réhabilitation ou une radiation de casier judiciaire devrait être automatiquement accordée sans qu’il soit nécessaire de faire une demande en bonne et due forme ou de payer des frais. Il n’est pas nécessaire d’établir un mécanisme de demande et l’on devrait écarter cette idée pour éviter de répéter les erreurs commises dans le cas du système de suspension du casier judiciaire, en particulier pour ce qui est de l’accessibilité.
Au moment où les législateurs réfléchissent à la judiciarisation injuste des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer et bispirituelles, nous devons reconnaître que ces injustices sont solidement enracinées ici même. En 1892, le Sénat a adopté un projet de loi créant le crime de grossière indécence afin d’étendre les supposées lois sur la sodomie qui venaient de l’Angleterre. Le projet de loi a été adopté à un moment de notre histoire, honorables collègues, où au moins 50 d’entre nous qui sont ici aujourd’hui — c’est plus de la moitié — se seraient vu refuser le droit d’exprimer notre opinion politique en votant dans des élections fédérales, et nous ne parlons même pas du privilège de simplement siéger au Sénat, en raison de notre genre, de notre race et, si elle avait été connue, de notre orientation sexuelle.
Ce projet de loi, honorables collègues, était le premier Code criminel du Canada. Je ne soulève pas ce point parce que je crois que le droit pénal canadien n’a pas changé depuis 1892. Je reconnais, bien évidemment, que le Code criminel a été modifié à de nombreuses reprises depuis. Toutefois, compte tenu surtout du verdict rendu au procès Stanley qui a eu lieu en Saskatchewan la fin de semaine dernière, je souhaite souligner la persistance des présomptions discriminatoires et des préjugés qui laissent une marque indélébile sur les poursuites judiciaires et les décisions des tribunaux. J’insiste sur la difficulté d’éradiquer et de dépasser ces idées anciennes qui appartiennent à une autre époque lorsqu’elles ont été normalisées et ancrées dans les esprits et les lois d’une nation.
Les dispositions que vise le projet de loi C-66 sont relativement faciles à retirer du droit. Ce sont les dispositions du droit pénal qui sont aisément identifiées comme discriminatoires, parce que le libellé cible expressément les relations sexuelles consensuelles avec des personnes de même sexe. Ce n’est toutefois qu’un aspect de l’oppression et de la marginalisation que le Code criminel du Canada a imposé systématiquement aux personnes LGBTQ2S.
Par exemple, les dispositions du Code criminel visant les gestes indécents ont déjà été invoquées par la police pour justifier des mesures de surveillance et des arrestations pour des activités consensuelles entre personnes de même sexe. Je remercie le sénateur Cormier d’avoir cerné ces problèmes de façon éloquente et pertinente en se fondant sur ce qu’il a vécu personnellement dans sa jeunesse. Nous savons que ces situations se sont produites partout. Par exemple, à Toronto seulement, il y a eu jusqu’à 369 arrestations entre juillet 1982 et avril 1983.
Les dispositions relatives à l’obscénité sont un autre exemple. Elles ont notamment servi à criminaliser des personnes et des librairies qui vendaient certaines publications, y compris des livres pour enfants comme Belinda’s Bouquet, un des livres préférés de mon fils lorsqu’il était enfant. Il y a 30 ans, c’était le seul livre pour enfants qui parlait de la taille et de la forme du corps. Il a été interdit simplement parce que l’un des enfants dans le livre avait deux mamans.
Les condamnations injustes liées à de telles dispositions ne sont pas fondées sur un libellé discriminatoire dans la loi. Il faut plutôt tenir compte de la façon dont on se servait autrefois de ces dispositions pour cibler les gens de la communauté LGBTQ2S en se basant sur la peur et sur les préjugés. Comme l’a démontré Michelle Douglas, militante pour les droits de la personne, les politiques d’État fondées sur le principe de la supériorité morale de l’hétérosexualité désignaient par le fait même certaines personnes comme des menaces à la sécurité nationale. Même si le simple fait de supprimer leur casier judiciaire ne sera jamais suffisant, les personnes qui ont été criminalisées pour des activités consensuelles entre personnes de même sexe selon les dispositions relatives aux gestes indécents, à l’obscénité et au vagabondage méritent certainement de bénéficier d’une telle mesure. J’encourage le comité chargé de l’étude du projet de loi C-66 à envisager l’inclusion de telles dispositions.
Le projet de loi C-66 propose d’étendre la liste des condamnations admissibles pour la suppression du casier judiciaire en incluant, à l’annexe du projet de loi, d’autres dispositions du Code criminel qui entraînent des condamnations injustes. Cependant, le processus soulève plusieurs craintes, puisque la prise de décret par le gouverneur en conseil est la seule procédure prévue. Par ailleurs, l’annexe s’en tient aux dispositions qui vont à l’encontre de la Charte et qui visent des gestes qui ne sont plus criminels, un critère qui ne tient pas compte de nombreux facteurs de condamnation injuste et d’autres gestes décriminalisés.
Il ne faudrait pas oublier les femmes, les hommes et les jeunes dont on a fait des victimes et qui ont été marginalisés et réduits à la pauvreté parce qu’ils ont été reconnus coupables d’avoir enfreint les dispositions aujourd’hui caduques sur la prostitution. C’est sans parler du projet de loi C-45, dont nous sommes actuellement saisis. Très bientôt, les condamnations pour consommation de marijuana seront de l’histoire ancienne, et nous devons en tenir compte. Combien de vies auraient pu être sauvées si les personnes concernées ne s’étaient pas retrouvées dans les filets de la justice? Leur casier judiciaire doit être effacé lui aussi.
Nous sommes appelés à déterminer ce qui constitue une condamnation injuste et nous devons pour cela nous remettre en question, nous, nos expériences et nos préjugés. Quand je repense à la première mouture du Code criminel du Canada et à son étude par le Sénat, je ne peux m’empêcher de songer à tous ceux qui ont été mal représentés, que ce soit ici ou à l’autre endroit, comme les peuples autochtones, les groupes raciaux et ethnoculturels, les femmes, les démunis et les personnes non hétérosexuelles qui affichent leur orientation sexuelle. Plus de 125 ans plus tard, ces groupes sont toujours victimes des trop nombreuses iniquités du droit pénal. Le résultat de cela est qu'ils sont trop souvent l’objet de condamnations injustes ou alors ils sont traités de manière injuste et discriminatoire.
Je ne peux m’empêcher de penser à Colten Boushie et à la manière lamentable dont l’appareil judiciaire canadien n’a pas réussi à lui rendre justice, de même qu’à ses proches et à de nombreuses autres personnes. La plupart des gens qui ont commenté l’affaire Stanley cette semaine ont souligné que le jury qui a jugé M. Stanley ne comptait aucun Autochtone. La sélection des jurés est effectivement problématique, mais, par rapport au racisme systémique que les peuples autochtones ont subi et continuent de subir au Canada, au sein de l’appareil judiciaire et dans leur vie, la réforme du processus de sélection des jurés n’est rien d’autre qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Nous devons nous améliorer, pour Colten Boushie, mais aussi pour toutes les victimes et pour tous les Canadiens qui se sont injustement retrouvés avec un casier judiciaire à cause de déclarations de culpabilité discriminatoires et de principes empreints de racisme, de misogynie, d’appauvrissement social et j’en passe — autant d’attitudes qui nous poussent à détourner les yeux et qui, par le fait même, font que ces décisions s’inscrivent dans la jurisprudence.
La surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons du Canada ne cesse de croître. Les Autochtones comptent maintenant pour 36 à 39 p. 100 des femmes incarcérées dans les prisons fédérales. Quatre-vingt-onze pour cent d’entre elles ont été victimes de violence physique ou sexuelle. Beaucoup d’entre elles ont également des problèmes invalidants de santé mentale. Les raisons pour lesquelles les femmes autochtones disparaissent ou sont assassinées sont les mêmes que celles qui font qu’elles sont emprisonnées à un rythme alarmant. Tout indique que les femmes et les hommes autochtones sont victimisés et criminalisés parce que nos lois et nos politiques sont un échec sur le plan systémique et qu’elles ne leur offrent pas l’appui, la sécurité et l’égalité nécessaires.
En 1892, le Parlement a adopté une loi qui a donné lieu à des condamnations injustes envers les personnes LGBTQ2S. Je suis honorée et reconnaissante d’être ici, au Parlement, en 2018, à un moment où nous reconnaissons certains torts historiques et où nous tentons de les réparer avec le projet de loi C-66. Pendant les 125 — près de 126 — années qui se sont écoulées depuis, le Canada a beaucoup appris au sujet des valeurs de la diversité, de l’égalité et de la justice. J’ai l’espoir sincère que le projet de loi C-66 n’est que le début d’une série continue d’efforts en vue de mettre fin...
Je dirai en terminant que le Canada a beaucoup appris au sujet des valeurs de la diversité, de l’égalité et de la justice. J’ai l’espoir sincère que le projet de loi C-66 n’est que le début d’une série continue d’efforts en vue de mettre fin à toutes les formes de discrimination, surtout lorsqu’elles entraînent une judiciarisation injuste et d’autres formes d’injustice.
L’honorable René Cormier : La sénatrice Pate accepterait-elle de répondre à une question?
La sénatrice Pate : Oui, bien sûr.
Le sénateur Cormier : Je vous remercie de ce discours stimulant et intéressant.
À la lumière des questions que vous venez de souligner, il semble que vous ayez davantage de préoccupations en ce qui concerne l’état et la nature du régime de pardon au Canada qu'en ce qui concerne ce qui est mentionné dans le projet de loi C-66. Ainsi, suggéreriez-vous un examen élargi du processus de pardon actuellement en place au Canada? Pourriez-vous expliquer votre point de vue à ce sujet?
La sénatrice Pate : Oui.
C’est très perspicace de votre part. En effet, de nombreux problèmes entourent le processus de pardon, l’un d’eux, et non le moindre, étant les frais de demande, qui deviennent exorbitants et que bien des gens n’ont pas les moyens de payer. De plus, beaucoup de gens sont alors dans l’impossibilité de poursuivre leur réinsertion dans la communauté. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles j’estime que nous devons réexaminer le processus de pardon dans son ensemble. Je crois que les mesures proposées dans le projet de loi C-66 offrent une excellente occasion d’aller encore plus loin et d’améliorer le processus. Je vous remercie de votre question.